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Aller contre le vent 94-95, Espace Multimédia Gantner

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The Wooden Wolf

The Wooden Wolf

live DigiTal Die young?

Par Cécile Becker

Tabita Rezaire, Premium Connect, œuvre de la collection de l’Espace multimédia Gantner, 2017 © Tabita Rezaire

avec 70 œuvres qui composenT sa collecTion, l’espace mulTiméDia ganTner (emg) esT le seul cenTre D’arT français à avoir enTamé un Travail De conservaTion De l’arT numérique. les insTiTuTions De l’hexagone rechignenT à s’y meTTre vraimenT, effrayées par l’obsolescence, l’insTabiliTé eT une supposée impermanence. De l’auTre côTé De l’écran, les nfT ne les onT pas aTTenDues pour générer Des milliarDs…

La France aurait-elle trois trains de retard sur l’art numérique ? C’est ce que la publication Documents – Collectionner l’art numérique, Tome 2, édité par l’Espace multimédia Gantner (EMG), sous-entend en revenant sur l’émergence de cet art, sa place au sein des collections des institutions et sa relative invisibilisation au sein de l’art contemporain. À l’image de l’art vidéo, l’art numérique a longtemps été méprisé et subit encore une certaine méfiance du milieu. Compréhensible ? À certains égards tout du moins : par son essence même, l’art numérique est lié à ses outils et techniques de production. Autrement dit, ses composants sont susceptibles de devenir défectueux, obsolètes ou incompatibles rendant difficile son appréhension, sa conservation et par extension, sa restauration. Sans compter que l’art numérique a longtemps été fabriqué, regardé, montré et critiqué par des spécialistes, passant difficilement la barrière généraliste et que l’intérêt pour certaines structures d’acheter une œuvre reproductible à l’infini reste limité.

Cécile Dazord, conservatrice chargée de l’art contemporain au département Recherche du C2RMF et autrice d’un texte publié dans l’ouvrage de l’EMG, explique en partie cette difficulté : « La restauration est conçue et pensée pour les beaux-arts traditionnels (peinture, sculpture, arts graphiques, arts décoratifs) et non pour l’art contemporain. Il y a donc dès l’origine une inadéquation ou une désynchronisation du cadre et des outils de la restauration qui la rend inapte à aborder l’art contemporain et notamment la présence d’objets techniques doués de fonctionnement machinique. » Alors que « tout semble opposer les œuvres d’art et les objets techniques », elle milite pour « examiner les effets des uns sur les autres, observer comment les œuvres modifient les objets techniques et comment ces derniers modifient les œuvres en retour ; comment ces deux types d’artefacts s’hybrident ». La fin d’un dualisme ? Abolir les frontières entre le monde réel et le monde virtuel semble encore philosophiquement ardu pour la patrie des Lumières, même si l’art numérique, en tout cas lorsqu’il est montré, se manifeste sous des formes physiques : se déballe, se branche, se construit et se regarde.

LA CONSERVATION à L’ÉPREUVE DU NUMÉRIQUE

Valérie Perrin, directrice de l’EMG qui a récemment acquis cinq nouvelles œuvres d’art numérique grâce à l’aide de l’État, via le plan France Relance, poussant à 70 le nombre des œuvres de sa collection, est loin de circonscrire cet art à une forme absolue. « Les 35 premières œuvres que nous avons acquises en 2004 étaient sur CD Rom, aujourd’hui nous avons des installations génératives, des sites Web, des dessins, des vidéos qui interrogent Internet… En fait, ce qui nous intéresse c’est davantage de nous demander comment cet art construit le monde d’aujourd’hui, comment une œuvre va interroger l’évolution du Web. » D’une clé USB en or recelant l’œuvre Premium Connect de Tabita Rezaire à un écran de 200 kilos dont l’une des surfaces est un miroir imaginé par Yann Beauvais pour Tu, Sempre abordant l’histoire et l’évolution de la représentation du Sida, l’on constate bien que les médiums s’accumulent, posant pour le centre d’art de Bourogne « un vrai problème de stockage ». Il a même récemment été contraint de refuser le don d’un artiste… « De fait, on limite notre sélection, même si financièrement on est déjà limités… Ce n’est pas un petit centre d’art comme le nôtre qui va sauver l’histoire de l’art numérique français… » En tout cas, littéralement, il en « sauvegarde » une partie. Les solutions existent, dont certaines sont pratiquées par l’Espace multimédia Gantner : acquérir le code source des œuvres (quand c’est possible, certaines œuvres sont liées à leur support), acquérir des œuvres sur logiciel libre et documenter largement les œuvres. « La documentation technique et la documentation historique sont les meilleurs gardefous face à l’évolution constante des techniques, prône Cécile Dazord. Contrairement à une idée reçue, la conservation et la restauration ne se jouent pas au futur mais au présent. Si l’on est capable de présenter et documenter une œuvre correctement ici et maintenant – avec une reconstitution au mieux de son histoire matérielle – alors on donne toutes les clefs pour qu’elle puisse être maintenue, voire réinterprétée ou rejouée à l’avenir. » N’est-ce d’ailleurs pas déjà le cas des pièces de théâtre ? LE SALUT DANS LES RÉSEAUX ?

La conservatrice pense que, pour être efficace, la conservation doit réunir historiens de l’art, conservateurs, restaurateurs, ingénieurs et techniciens. À l’Espace multimédia Gantner, on n’a certes pas les moyens de ces ambitions, mais, au fur et à mesure du temps, l’équipe a affiné ses process grâce, notamment, au ZKM de Karlsruhe, référence en la matière, qui, en 2010 a monté un projet international de recherche, Digital Art Conservation. À chaque acquisition, l’EMG soumet un questionnaire établi avec le ZKM à l’artiste et l’invite pour installer l’œuvre. Marie Ducimetière, actuellement en formation à l’Université d’Amsterdam pour auréoler sa formation en conservation d’une spécialisation numérique, a pu poser son regard sur la collection de l’EMG lors d’un stage. Pour elle, la théorie

Logics Of Gold, 2018 © Marie Lienhard

(l’électronique, la chimie des matériaux, les méthodes de préservation, les cours de codage, etc.) se frotte indubitablement à la réalité : « Chaque œuvre est unique. Chaque objet présente des spécificités et problématiques qui lui sont propres, explique-telle, avant de remettre le dialogue avec l’artiste au premier plan. J’essaie de rester au maximum fidèle à sa volonté. Le principe “d’intervention minimale” qui guide les conservateurs d’art plus classique est difficilement applicable lorsqu’il s’agit d’art numérique. Dans ce cas, on peut attribuer certaines valeurs à une œuvre (historique, scientifique, esthétique) et prendre des décisions en fonction de la valeur ayant le plus d’importance aux yeux des personnes concernées par la préservation de l’œuvre (le propriétaire, l’artiste, le conservateur, le public, etc.). » Fait intéressant : à ce jour, aucune formation spécifique à la conservation de l’art numérique n’existe en France, bien que des écoles d’art semblent intéressées par des projets qui s’y penchent. Résultat : les structures se sentent isolées et Valérie Perrin garde en ligne de mire un projet européen qui devrait réunir des structures voisines et transfrontalières sur le sujet…

Les blockchains, elles, n’ont pas attendu que les galeries et institutions s’intéressent au phénomène. Ces bases de données qui conservent la trace infalsifiable de biens immatériels attirent de plus en plus les créateurs d’art numérique (mais pas seulement) qui revendent virtuellement leurs titres de propriété sous forme de jetons non fongibles (les fameux NFT). Le dernier gros coup (outre l’omniprésence des NFT lors de la dernière édition d’Art Basel Miami) ? L’achat pour 69,3 millions de $ de l’œuvre de Mike Winkelmann alias Beeple, sorte de Beyoncé de l’art numérique version crypto. Ces collectionneurs d’art, dopés par la crise qui a durablement déplacé les regards vers les écrans et par le cours des cryptomonnaies, s’en donnent à cœur joie, motivés par (au choix) la spéculation, par le simple fait de soutenir un artiste ou une démarche open source, ou encore d’infinis possibles associés à ces achats. En effet, certaines œuvres (ou parties d’œuvres) deviennent activables par leur propriétaire quand d’autres NFT leur donnent accès à des contreparties (rencontre avec l’artiste, accès à des clubs privés ou événements VIP, etc.) De là à ce que les centres d’art, musées et galeries s’y mettent… La démocratisation est en revanche en marche, qui n’est pas sans poser la question de la propriété intellectuelle… Et comme le dirait Cécile Dazord : « Il y a un certain nombre de préjugés ou obstacles épistémologiques à surmonter ou plutôt à démonter, déconstruire » pour asseoir encore l’art numérique. Alors, déconstruisons. Mais faisons-le bien.

espacemultimediagantner.cg90.net

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