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Sam Shepard, Rodolphe Barry et Dominique Falkner
sam sheparD, la parT Du silence
Par Emmanuel Abela
belle coïnciDence : paraissenT simulTanémenT un roman sur la vie De sam sheparD eT la TraDucTion De la corresponDance qu’il enTreTenaiT avec son ami Johnny Dark. l’occasion De DavanTage s’aTTacher au célèbre coméDien américain que l’on méconnaîT encore en france en TanT que DramaTurge, poèTe eT écrivain.
LES ÉCLATS DU MYSTÈRE Avec Une lune tatouée sur la main gauche, Rodolphe Barry consacre une merveilleuse fiction à Sam Shepard. Entretien.
Pour vous, comment se fait la rencontre avec Sam Shepard ?
J’ai découvert Sam Shepard à l’âge de dix-sept, dix-huit ans. J’avais vu Les Moissons du ciel, mais c’est à la sortie de Paris-Texas, en 1984, que j’ai commencé à m’intéresser à lui. Le film m’avait impressionné, et découvrir qu’il en avait écrit le scénario à partir de son recueil Motel Chronicles m’a fait me précipiter sur ses livres. À l’époque, seuls Motel Chronicles et son tout premier livre, Lune Faucon, étaient traduits, mais c’était déjà beaucoup ! J’ai trouvé dans ces livres tout ce qui me fascinait, l’Amérique sauvage, ses grands espaces, ses souffles de liberté, la route, le voyage, le rock’n’roll, mais aussi une voix singulière et profonde qui évoquait la solitude, les mirages de l’amour, l’incommunicabilité entre les êtres.
Qu’est-ce qui vous a séduit dans son écriture ?
L’écriture de Shepard, entre prose et poésie, était nouvelle, spontanée, nerveuse, c’était celle d’un type qui parle d’emblée sa propre voix. J’ai commencé à glaner ici et là des informations le concernant, essentiellement dans les revues de cinéma. Internet n’existait pas, c’était peu de choses, mais suffisantes pour être accroché. Il a fallu attendre dix ans pour voir la parution de son recueil de nouvelles, Balades au Paradis, mais Shepard était toujours dans un coin de ma tête. Je l’ai ainsi attendu de livre en livre, toujours plus fasciné d’autant que son écriture gagnait en maîtrise et en épaisseur. Comme je l’écris dans le livre « Que Sam Shepard existe sur terre était une pensée réconfortante. L’air de l’époque ne convient pas à tous les poumons, ses livres distillaient ces bouffées de liberté qui réveillent, libèrent, et même inspirent. »
Avec le temps, j’ai découvert que sa vie et son œuvre étaient d’un seul et même tenant, que l’écriture était pour lui un instrument d’exploration intérieur afin de mieux se connaître, de se libérer de ses limites et de ses manques. Un être profond, cultivé, tourné vers une recherche spirituelle, loin du cliché du cow-boy renvoyé par Hollywood. Un homme tourné vers l’essentiel qui a voué sa vie à l’écriture. Je l’ai ainsi formulé : « J’hésite à lui avouer que parmi ceux de ma génération qui apprécient la littérature américaine, pas mal portent Fante, Kerouac et Bukowski dans leur cœur, une sainte trinité parfois élargie à la poésie foudroyante de Cormac McCarthy et à la phrase nue de Raymond Carver, et que ses livres recèlent le meilleur de ces feux qui nous guident dans la nuit, qu’ils représentent une sorte d’idéal d’écriture. »
D’où l’idée de lui consacrer un livre…
J’en m’en rends compte aujourd’hui, mais peutêtre devais-je écrire Devenir Carver puis Honorer la fureur, qui raconte la vie de James Agee, avant de me consacrer à celle de Sam Shepard… Il fallait être prêt et armé pour ça. Sa mort en 2017 a été le déclic. En France, beaucoup l’ont admiré dans L’Étoffe des héros, beaucoup louaient sa belle gueule, d’autres connaissaient sa relation avec Patti Smith ou Jessica Lange, la plupart ignoraient qu’il était un écrivain de premier plan et que sa vie était un roman.
Vous adoptez le parti-pris de la fiction, mais au final vous nous livrez une biographie fournie. Pensez-vous que la fiction était le seul moyen d’aborder ce personnage complexe ?
Si j’ai choisi de mettre en scène un narrateur qui part rejoindre Sam Shepard sur le tournage d’une série TV, c’est dans un but d’« identification » à ce personnage, il fallait qu’il soit incarné, vivant, pour entraîner le lecteur. Un simple dispositif romanesque que je n’ai pas inventé, beaucoup s’en sont servi depuis Hunter Thompson et ses reportages Gonzo. Ce narrateur qui rencontre Shepard et comprend qu’il doit se pencher sur la vie de cet écrivain qui le fascine m’a semblé le moyen le plus juste. Ses interventions au cours du long récit de la vie de Shepard sont l’occasion de faire part de ses interrogations, de l’avancée de ses recherches et de ce qu’elles suscitent chez lui. Le lecteur le suit dans son enquête, ce qui donne par exemple : « Johnny ne répond pas à mes appels. Peut-être a-t-il déménagé… En désespoir de cause, j’envoie un message à Lizzy dont je n’ai plus de nouvelles depuis un bail. Silence radio. M’ont-ils donné tout ce qu’ils pouvaient ? Je me remets au travail. Je ne suis pas Shepard depuis le ciel, je marche dans ses pas, j’écoute son souffle, je l’observe patiemment jusqu’à voir par ses yeux. Je deviens son ombre. » Dans son Limonov, Emmanuel Carrère procède un peu de cette façon. Mais il me faut préciser qu’en dehors de ce choix narratif, la majeure partie de la vie de Shepard relatée dans ce livre est authentique. Même si une réflexion de Hunter Thomson comme « aligner des faits ne vous mènera pas pour autant à la vérité » me parle. Contrairement à l’idée reçue, un trait de fiction peut agir comme un « révélateur » de vérité. Pour le dire simplement, peu importe les moyens utilisés, ce qui compte est de s’approcher au plus près d’un homme, d’un cœur, d’une âme, et de le donner à ressentir aux lecteurs.
Votre fiction relate la construction d’un ouvrage sur Sam Shepard, il en résulte des effets de mise en abyme vertigineux où l’on ne sait plus détricoter ce qui est du réel du récit inventé.
L’essentiel est que le livre soit vivant, qu’il transmette une expérience. J’aimerais que le lecteur ait l’impression d’avoir vraiment rencontré Sam Shepard. D’avoir entendu sa voix. Ses silences.
On suppose un travail documentaire très conséquent. Une approche méthodique.
D’abord, lire et relire l’œuvre de Shepard pour en tirer la substance biographique, mais aussi en capter l’énergie, le « souffle ». Puis un long travail de recherche : documents en tout genre, photos, interviews, critiques, notes biographiques, témoignages, thèses universitaires, essais sur le théâtre américain, articles de journaux du Kentucky… Chercher jusqu’à épuiser l’occurrence « Shepard » sur Internet. En résulte un puzzle gigantesque et incomplet qu’il faut reconstituer et compléter autant que possible. Ce qui dans le livre donne : « Je me suis replongé dans l’œuvre de Sam Shepard avec l’avidité d’une première fois. Après des mois de recherche, des piles de documents susceptibles de m’apprendre quelque chose à son sujet ont formé mon décor quotidien. Ma pièce de travail, avec ses murs recouverts de pages punaisées, a pris l’allure d’un bureau de détectives cherchant à identifier un serial killer. D’une certaine façon, je menais une enquête. J’avais mes sources, j’accumulais et recoupais des informations. Je voulais des faits, des preuves. J’ai poursuivi mon investigation, plus persuadé de jour en jour d’avoir à faire à un véritable héros de roman ou du moins à celui de sa propre histoire, et plus anxieux à l’idée que ces témoignages, bribes d’interviews, photos, articles de journaux amoncelés n’étaient que des papiers morts, des cendres sur lesquelles j’allais devoir souffler un sacré coup pour lui donner vie. Et par l’écriture, consumer la distance entre nous. »
Au cœur de votre documentation se trouve la correspondance entre Shepard et son ami, Johnny Dark. Quelle place lui accordez-vous ?
C’est d’abord une magnifique correspondance. Vivante, drôle, touchante, hilarante autant que déchirante parfois. Shepard et son ami Johnny s’y livrent sans filtre, se mettent à nu, sûrs d’être compris l’un par l’autre. Ces centaines de lettres échangées depuis 1972 jusqu’à la mort de Sam ont été pour eux un soutien et une stimulation permanente qui les a parfois sauvés du désespoir. Un exutoire. Cette correspondance intime, preuve d’une confiance absolue, est aussi l’histoire d’une sublime amitié qui rappelle le lien sacré qui unissait Jack Kerouac et Neal Cassady. Bien sûr, j’y ai appris beaucoup de choses, des lieux, des dates, des événements intimes, mais aussi leurs peurs, leurs addictions, leurs états d’esprit et leurs secrets. J’y ai senti ce « souffle » que je devais faire passer.
Au final, le portrait que vous livrez, même s’il est complet, garde pleinement sa part de mystère : qui est Sam Shepard ?
Toute sa vie, Shepard a cherché à le savoir, à s’approcher de lui-même. À travers sa longue quête de connaissance de soi − commencé par l’intermédiaire du Centre Gurdjieff de San Francisco −, il a mis au jour certains manques, certaines limites qui jouaient sur son caractère et lui pourrissaient la vie. Il vivait mal. Se sentait paumé. Le rapport difficile à son père avait causé pas mal de dommages. C’est pourquoi le besoin de s’affranchir de ce qui empêche de voir clairement, de penser clairement, d’agir en toute conscience était présent chez lui. Je crois qu’à la fin de sa vie, malade, condamné, il a atteint cet état de grande clarté. Son dernier livre, dicté en partie à son amie Patti Smith, L’espion en moi, en témoigne. Comme je le fais dire à son ami Johnny Dark : « Je me demande encore quelle lumière resplendissait dans son âme pour qu’il soit ainsi ? Celle d’un type qui a placé son besoin de liberté au-dessus de tout. Un homme qui ne craint pas son destin. Qui a atteint ce détachement qui permet la vision pure. Comment te dire, le type avait la grâce. C’est juste une question de grâce. » Je dois préciser que mon ambition n’a pas été de percer le « mystère Shepard », mais d’en saisir les éclats.
Lui qui s’attache à la citation shakespearienne « être ou ne pas être » manifeste visiblement des difficultés à « être », voire une impossibilité. Qu’est-ce qui l’empêche ?
C’est un vaste sujet ! Parvenir à être, c’est-àdire à « être soi », n’est pas donné. Ça réclame un long travail. Shepard l’a compris. Longtemps, il a senti en lui une confusion et un mal être, c’est pourquoi il a entrepris d’éliminer une personnalité de surface pour partir à la découverte de celui qu’il était profondément. Il a cherché à éliminer les obstacles, les écrans, ses peurs d’enfant, une image de lui-même, son égo… Tout ce qui viciait ses perceptions et donc son comportement. Se dégager de son enfance ne présente rien d’évident.
Ce qui l’empêche le plus, c’est peut-être la figure du père. Il se rend compte tardivement qu’il reproduit les mêmes mécanismes autodestructeurs que lui, alcoolisme, goût pour l’isolement, irascibilité, au point que la journaliste Treva Wurmfeld l’interroge : « Êtesvous votre père ? » Nous savons qu’il ne l’est pas,
mais qu’il conserve quelque chose de cela au fond de lui. Est-il vraiment ce qu’il combat ?
C’était là sa grande peur ! Tout faire pour ne pas ressembler à un père violent et irascible et le voir apparaître dans les traits de son visage ou sentir sa présence bouillonner dans son sang. Son alcoolisme le renvoyait à son père, son caractère difficile le renvoyait à son père, certains échecs… C’est pourquoi le thème de l’hérédité est au cœur de toute son œuvre. Peut-on échapper à ses origines ? Peut-on s’affranchir de ce qui nous détermine ?
Au final, Sam Shepard n’a-t-il pas cherché qu’une seule chose : rester « libre » ?
Il préférait le retrait, le silence, la contemplation à n’importe quoi d’autre. Et l’écriture, bien sûr. Et les chevaux qui le renvoyaient à une part sauvage et pure. Se sentir libre dans sa vie ne va pas sans l’acquisition d’une liberté intérieure.
Finalement, le sujet de votre livre n’est-il pas l’écriture justement que Sam pratique, quelles que soient les circonstances, nourrissant ses pièces de ce qu’il vit au quotidien ?
Alléluia ! L’écriture est au centre de sa vie. C’est une façon de vivre. Un rapport au monde. Malade, diminué, il a écrit jusqu’au bout. L’écriture maintenait vivant son sentiment d’exister.
On sent bien chez vous le lien qui existe entre ce qui est vécu par Sam Shepard et ce qui en résulte sur le papier. Le passage le plus troublant c’est quand on retrouve des éléments du monologue de Nastassja Kinski dans le film Paris Texas dans ce que Sam formule à sa femme au moment de la quitter.
Quitter sa femme, son fils, ses beaux-parents, Johnny et Scarlett, a été un déchirement pour Shepard. Il a beaucoup souffert de cet épisode, et cette culpabilité ne l’a jamais quitté. Mais rejoindre Jessica Lange était plus fort que tout, son chemin passait par elle. Lorsque Wim Wenders lui a demandé d’écrire un long monologue pour Nastassja Kinski, il s’est souvenu de ces instants déchirants quand il a annoncé à O-Lan qu’il partait. Quelle que soit sa forme, poésie, théâtre, scénario, prose, l’écriture est pour lui le moyen de se livrer. Et de se délivrer.
Vous nous livrez également un portrait de l’Amérique par le biais de ce personnage hautement américain, qui embrasse les doutes, la culpabilité, le génie aussi du pays.
On traverse les époques, et il est important de donner des repères sur la vie politique et culturelle dans laquelle les personnages évoluent. S’il est un pur produit américain, je pense que Sam Shepard a également une sensibilité « européenne ». Il aimait Samuel Beckett et Peter Handke autant que Cormac McCarthy. François Truffaut et Ingmar Bergman autant que John Ford. Les Rolling Stones autant que Johnny Cash. En y réfléchissant, c’est peut-être ce qui en fait sa singularité… Qui se douterait que Sam Shepard a lu Marguerite Duras ?
Parmi les passages les plus saisissants, je relève la description de son état amoureux quand il s’éprend de Jessica Lange. Là, toutes les barrières s’effondrent, il est à nu comme il ne l’a peut-être jamais été.
Il l’a dit lui-même, rencontrer Jessica lange a été l’événement le plus important de sa vie. Le coup de foudre a été réciproque, et la passion qui s’en est suivie on ne peut plus fiévreuse. « Lorsqu’ils étaient ensemble, ils dégageaient un feeling particulier qui sautait aux yeux, comme s’ils s’éclairaient l’un l’autre. » Une histoire d’amour dont sont nés deux enfants et qui a pris fin après vingt ans de vie commune.
Concernant Shepard, il y a forcément des malentendus qui s’installent, ils sont tenaces : on connaît sa carrière d’acteur, mais beaucoup moins celle de dramaturge et de scénariste.
À l’étranger tout du moins. Shepard était reconnu pour son théâtre aux États-Unis. Ce qui lui a valu le prix Pulitzer pour L’Enfant enfoui. À une époque, il était même considéré comme le dramaturge américain le plus important. Ses pièces sont montées en continu depuis leur création et jouées


par les plus grands acteurs. Malheureusement, à l’exception de trois ou quatre pièces, son théâtre n’a pas été traduit en France. La parution de ses recueils de textes en prose disséminés chez différents éditeurs a brouillé leur réception. Un livre aussi magnifique que Chroniques des jours enfuis, aujourd’hui indisponible, n’a même pas été repris en édition de poche. Alors évidemment, pour le grand public, il est l’acteur « sex-symbol » incarnant malgré lui le mythe américain.
Vous vous êtes attaché à l’homme, beaucoup moins à son œuvre même si on suit le processus de création de ses pièces au fil du récit. Vous n’entrez pas dans le style ni la forme de ses œuvres. Avez-vous craint l’analyse littéraire ?
Oui, bien sûr, je tenais à ne pas ennuyer le lecteur. Certaines pièces sont évoquées en détail, de leur conception à leur mise en scène, mais je voulais garder un rythme, un souffle romanesque, donner à percevoir la teneur des œuvres sans pour autant en proposer une analyse fastidieuse.
Il est un ami que vous mentionnez dans l’ouvrage sans le nommer à propos d’un autre Sam, Beckett, c’est Charles Juliet, auteur notamment de Rencontres avec Samuel Beckett. Au-delà de la simple allusion, on sent une importance particulière de cette présence-là dans l’ouvrage ?
Il se trouve que Charles Juliet est le premier écrivain que j’ai rencontré. J’étais jeune, confus, je n’avais encore rien écrit. Je crois que j’avais besoin de me faire confirmer certaines intuitions, que je ne faisais pas fausse route. Au gré de nos rencontres, de nos échanges, est née une forte amitié qui perdure aujourd’hui. Charles m’a encouragé, écouté, et par le biais de bien des lectures permis de gagner du temps. C’est à lui que je dois la découverte de Raymond Carver et de James Agee. Des conseils comme : « Entre deux adjectifs, choisis toujours le moindre. Le moins pour le plus, tu dois avoir ça en tête », « Dès la première phrase, veille à être crédible, c’est essentiel ! » ou encore « Quand on a travaillé et travaillé, qu’on a éliminé tout ce qui n’était pas nécessaire, et même un peu plus, qu’on pense en avoir terminé, c’est là que le vrai travail commence ! » étaient précieux. Je lui dois beaucoup. Il se trouve que dans une lettre, Sam Shepard cite des propos qui figurent dans le récit que Charles Juliet a fait de ses Rencontres avec Samuel Beckett. Imaginer Shepard en train de lire le livre de mon ami m’a ému. Deux mondes importants à mes yeux se rejoignaient. La rencontre pourrait sembler étonnante, elle ne m’a pourtant pas surpris. Les deux hommes partagent bien des préoccupations…
Un mot pour conclure sur votre éditeur, Finitude ?
J’ai la chance d’être soutenu par des éditeurs exigeants et passionnés. Emmanuelle et Thierry Boizet animent une structure à taille humaine qui permet des échanges et un travail soutenu sur les manuscrits. Parce qu’ils ont l’œil et l’oreille, ils perçoivent très vite ce qui peut faire progresser un texte. Ce n’est pas forcément facile à vivre sur le moment, il y a parfois pas mal à revoir, mais ça en vaut toujours la peine au final. S’il ne leur échappe pas qu’un livre tel qu’Une lune tatouée… n’a que peu de chances de se voir propulsé en tête des ventes, ils le défendront avec la même énergie que s’il en avait le potentiel. J’ajouterais qu’un « visuel » est créé pour chacune de leur parution, ce qui rend leurs livres à la fois uniques et élégants. Qui fait ça aujourd’hui ?
— UNE LUNE TATOUÉE
SUR LA MAIN GAUCHE,
Rodolphe Barry, Finitude
SAM & JOHNNY, CHERCHEURS D’âME Constatant l’absence de traduction française de la correspondance entre Sam Shepard et Johnny Dark, Dominique Falkner s’est lancé dans l’aventure qui aboutit à une édition française. Récit.
C’est l’histoire de deux hommes, amis pour la vie : Sam Shepard et Johnny Dark. Ils s’écrivent pendant près de quarante ans des centaines de lettres dans lesquelles ils se racontent au quotidien, sans détour : ils se disent leurs joies, mais aussi leurs doutes avec une sincérité désarmante. De leurs échanges, naît l’une des correspondances parmi les plus troublantes qui soient. Comme le titre américain l’indique – The Two Prospectors –, ils se mettent en quête, non pas d’un gisement d’or, mais plutôt l’un de l’autre. « Dans leurs lettres, ils sont chercheurs d’âme », nous précise avec poésie Dominique Falkner, restaurateur à Key West, en Floride, par ailleurs auteur de romans et d’un carnet de voyage.
Cette correspondance, Dominique la découvre dans sa version originale américaine dès sa sortie en 2013. Depuis qu’il s’est installé aux États-Unis en 1986 il s’est familiarisé avec l’œuvre de Shepard dont il lit les pièces de théâtre, nouvelles et poèmes au fil des publications. Avec le dramaturge à la renommée grandissante, il se sent une familiarité qui lui sert de guide dans son exploration du pays, à New York tout d’abord puis à Chicago, et enfin à Key West. « Auparavant, en France, je n’avais jamais entendu parler de lui, nous relate-t-il. Très vite, il devient l’un de ces auteurs que je suis avec assiduité. » La correspondance confirme son attachement. Il la lit une première fois, y revient sans cesse et en fait son livre de chevet. Prosélyte, il la recommande à un ami en France qui lui répond : « Mais le livre n’est même pas traduit ! » Dès lors, ce manque il souhaite le combler.
Comme il a déjà vécu en tant que traducteur l’aventure d’une publication en 2001, celle du poète amérindien Mark Turcotte [Le Chant de la route ; et autres poèmes, chez la Vague Verte], il soumet l’idée d’une traduction à un éditeur. Il se tourne vers les éditions Médiapop dont il apprécie « les textes hybrides, ouvrages de photos ou publications à la marge ». Sollicité spontanément, l’éditeur mulhousien se montre vivement intéressé et acquiert les droits pour cette première traduction française.
Dominique Falkner l’affirme : « Cette correspondance est primordiale pour la compréhension de l’œuvre de Sam Shepard. » Elle éclaire la genèse de ses œuvres durant quatre décennies, nous relate la douloureuse séparation d’avec O-Lan, la première femme de Sam, en l’occurrence la fille de Scarlett, l’épouse de Johnny – ce qui fait de ce dernier l’ami mais aussi le beau-père du dramaturge –, son amour éperdu pour Jessica Lange... « Sam Shepard n’a jamais écrit ses Mémoires, même si ses livres sont truffés d’allusions à sa vie. Dans les lettres, il se révèle. On le découvre en temps réel en train d’écrire ses pièces ou de jouer dans ses films. »
Au fil des pages, on sent une gradation dans les questionnements réciproques des deux épistoliers qui rivalisent d’affection l’un pour l’autre. Johnny parle à l’égal de Sam, il lui manifeste une admiration lucide, se montre compréhensif, y compris quand il sent son ami capable de multiplier les passages à l’acte. Il le renseigne sur sa famille, sa femme et son fils Jesse et lui sert parfois d’intermédiaire. On se rend compte au fil des conversations qu’il devient


Johnny Dark et Sam Shepard, 1984 Nouveau-Mexique
en quelque sorte un père de substitution pour Sam – il est de fait son beau-père –, attentionné et généreux, mais sans chercher à l’être véritablement, la différence d’âge n’étant que de quelques courtes années. Dominique le confirme : « Oui, on peut le dire ainsi : Sam a toujours souffert d’avoir ce père colérique et peu soucieux de sa personne. Johnny, l’ami, devient autant un frère qu’un père. »
On le sait, certaines lettres ne figurent pas dans la sélection. Pour autant, l’intimité – voire l’honnêteté est là – avec des lettres livrées quasiment sans retouche. Dominique nous précise les choses : « Johnny n’a rien réécrit effectivement, Sam non plus, à quelques rares exceptions près. Il avait cependant longuement hésité à les publier ainsi. »
Pour la traduction, était-il si aisé de distinguer les deux langues ? Selon Dominique, et on le constate à la lecture, « tous deux parlaient à peu près la même langue ». Tout au plus, doit-il se familiariser avec une pratique de l’argot américain, née dans les années 50 ou 60 et des expressions empruntées à l’univers des poètes Beat que les deux hommes convoquent malgré eux. « J’ai pu le constater cependant : Sam est un peu plus dans la retenue que Johnny, mais il finit par dire les choses tout de même. On sent la confiance qui les lie, ils sont si proches depuis longtemps ! » Ce qui transparaît effectivement de la manière la plus manifeste, c’est leur amitié, une affection réciproque débordante. « Oui, c’est incroyablement fort, et ça dure jusqu’à la fin, nous confirme Dominique. Ils sont restés liés de manière indéfectible, malgré la célébrité de Shepard et les différences de conditions de l’un et de l’autre. »
Pour les bénéfices de la traduction, Dominique a eu l’occasion de s’entretenir avec Johnny à maintes reprises, parfois même à un rythme soutenu, afin de préciser le sens de l’une ou l’autre tournure et d’obtenir des informations sur les situations vécues. « C’était étonnant pour moi : j’avais la correspondance sur la table et je recevais quotidiennement des mails de Johnny. » D’où, on le suppose, une émotion particulière...
On le constate, Dominique a mené une enquête soignée pour se montrer précis et rendre ainsi un bel hommage au dramaturge disparu en 2017. Il en résulte une traduction sensible et respectueuse. Précise au point que l’on mesure combien ces échanges étaient essentiels à la vie de Sam. Johnny est l’ami, certes, mais il est plus que cela : il devient autant confident que confesseur, celui qui sans le sermonner l’amène à s’interroger, toujours avec tact et élégance. Ce qui est peut-être le plus touchant ; c’est ce qui amène Sam à se livrer comme il le fait au cours de leurs échanges nourris, dans sa plus parfaite nudité et avec une honnêteté parfois troublante. Non sans une pointe d’humour et un sens de l’autodérision qu’ils partagent ensemble.
Vu le volume conséquent de lettres figurant dans la version originale, la traduction était prévue sur une période d’un an et demi, mais Dominique l’a menée en un temps très court de « sept à huit mois ». Il nous dit aujourd’hui son plaisir – sa fierté aussi sans doute – de voir le projet aboutir, avec ce sentiment d’« avoir appris » beaucoup de choses dans l’intervalle sur la relation qu’entretenaient Sam et Johnny. Si bien qu’il s’attache désormais à un nouveau projet éditorial, très complémentaire, dans la mesure où il écrit un nouvel ouvrage sur les derniers mois de la vie de Shepard. Grâce à la complicité de Johnny et par l’intermédiaire de Jesse, il accède à de nouvelles archives précieuses, jusqu’alors inexploitées, qui suivent la publication de la correspondance au cours des années qui vont de 2014 à 2017. Il découvre des photos et de nouvelles lettres inédites et des échanges nombreux entre les deux hommes, notamment sous la forme de conversations enregistrées. De son propre aveu, cet ouvrage il l’écrit tout d’abord en anglais. Mais on suppose par avance le plaisir qu’il aura à le traduire lui-même, ce qui offrira non seulement une extension à la correspondance existante, mais une nouvelle merveilleuse plongée au cœur de l’univers shepardien. On ne peut que souligner par avance notre impatience…


— SAM SHEPARD & JOHNNY DARK.
CORRESPONDANCE 1972-2011,
Traduit de l’anglais par Dominique Falkner,
Médiapop Éditions www.mediapop-editions.fr
— RENCONTRE AVEC RODOLPHE
BARRY ET DOMINIQUE FALKNER
À la librairie 47° Nord à Mulhouse le 25 mars