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Les Éditions Zulma
éDiter Les Littératures Du monDe
Par Nicolas Querci ~ Photo : Delphine Ghosarossian
De L’inDe au souDan, Du sri Lanka à L’isLanDe, Du Ghana au mexique, en passant par L’iran, La Corée Du suD, et tous Les espaCes De La franCophonie… Les éDitions ZuLma, qui viennent De franChir Le Cap Des 30 ans, ne Cessent D’expLorer Des Contrées souvent DéLaissées par L’éDition française. renContre aveC Leur DireCtriCe Laure Leroy, pour Le Cinquième épisoDe De La série ConsaCrée aux éDiteurs.
En 1991, Laure Leroy n’a que 23 ans lorsqu’elle cofonde les éditions Zulma, dont le nom fait référence à Zulma Carraud, la fidèle amie de Balzac, et rappelle un poème de Tristan Corbière, « À la mémoire de Zulma ». Son expérience dans l’édition se limite alors à quelques stages effectués en marge de ses études de lettres et de linguistique.
C’est au cours des 15 premières années d’existence de la maison qu’elle apprendra le métier d’éditeur, sous tous ses aspects : outre le travail sur le texte, il faut aussi s’intéresser à la gestion, au droit, à la fabrication, à la commercialisation et à toutes les questions auxquelles est confrontée une maison d’édition, quelle que soit sa taille.
En 2006, l’entreprise est au bord du dépôt de bilan et les deux dirigeants ne sont plus d’accord sur le chemin à suivre. Laure Leroy a une idée précise de ce qu’elle veut faire et refonde entièrement la maison, avec une production limitée à douze titres par an, une ouverture affirmée sur les littératures du monde, une nouvelle identité visuelle, très forte, confiée à David Pearson, et un effort porté sur les relations avec les libraires. Très vite, le public adhère, les ventes progressent et la maison connaît une nouvelle jeunesse.
Quinze ans plus tard, les éditions Zulma sont toujours reconnues pour la qualité, l’exigence et l’originalité de leurs choix éditoriaux. Laure Leroy n’a pas pour ambition de ne publier que
Créées par David Pearson, les couvertures de la maison sont immédiatement reconnaissables : triangle blanc sur fond aux motifs abstraits, un simple « Z » sur le premier plat (ici, Les Portes de la Grande Muraille, traduit du chinois et publié sans nom d’auteur, début avril). À l’origine, il n’y avait pas de texte sur la 4e de couverture – la présentation se trouvait sur les rabats. La maquette de la collection de poche diffère par l’absence de rabats. Les couleurs peuvent varier par rapport aux grands formats (ici, Qui a ramené Doruntine ? de l’Albanais Ismaïl Kadaré, paru en février).
des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, mais de continuer de proposer aux lecteurs des livres auxquels ils ne s’attendent pas, qui les toucheront et leur permettront d’élargir leurs horizons. Alors que les trois quarts des romans traduits en français ont pour langue originelle l’anglais, le catalogue de Zulma affiche une réelle diversité, avec des traductions issues de plus de 20 langues et de 30 pays différents.
La maison a connu quelques beaux succès, comme Rosa candida, de l’Islandaise Auður Ava Ólafsdóttir, et a remporté de nombreux prix littéraires, dont le Médicis en 2008 pour Là où les tigres sont chez eux, de Jean-Marie Blas de Roblès, le Femina en 2016 pour Le Garçon, de Marcus Malte, ou bien encore le Médicis étranger en 2019 pour Miss Islande, d’Ólafsdóttir. Au fil du temps, les éditions Zulma se sont aussi diversifiées, en créant une collection de poche en 2013 et une collection d’essais en 2019, ou en lançant une revue littéraire, Apulée, en 2016. La maison a même eu l’idée de créer une collection d’œuvres francophones traduites en wolof qui, si elle n’a pas eu l’écho escompté, témoigne bien de son orientation.
Malgré la notoriété de Zulma, Laure Leroy n’a pas cherché à agrandir la maison, qui emploie quatre personnes, et n’a pas changé de mode de fonctionnement ou de ligne directrice. Elle continue de se laisser guider par sa curiosité, son plaisir et son intuition.
La première chose que l’on remarque en voyant les livres publiés par Zulma, ce sont les couvertures, immédiatement reconnaissables, alors qu’elles sont toutes différentes. C’était ce que vous aviez à l’esprit lorsque vous avez pris seule la direction de la maison ?
La première question était éditoriale. Je voulais publier au maximum douze livres par an. C’est ce que je peux publier moi, en étant vraiment l’éditrice de ces livres. Je voulais aussi qu’ils soient une ouverture sur les littératures du monde. Avec un tel choix éditorial, la meilleure solution était d’avoir un graphisme très identifiable. Si on publie peu de livres et si on veut qu’on les reconnaisse, il faut qu’ils se ressemblent un peu. Ensuite, le fait est que l’on est dans une logique d’offre : il n’y a pas de demande a priori pour l’œuvre d’un auteur soudanais ou sri lankais. Très vite, on se rend compte que certains titres et noms d’auteurs étrangers peuvent être difficiles à retenir. La notion de catalogue est aussi très importante : chaque livre est unique, mais il s’inscrit dans un ensemble. Il fallait qu’il y ait une vraie cohérence. Et je voulais que la littérature étrangère ne soit pas distinguée de celle d’expression française. Je voulais également créer un pacte de confiance avec le lecteur. Enfin, je voulais que nos livres soient beaux, avec un design à la fois contemporain et faisant référence à la tradition des maîtres imprimeurs. Pour toutes ces raisons-là, je voulais une maquette très identifiable. La couverture est une porte vers l’imaginaire d’un livre. Donc je ne voulais pas de couvertures figuratives. J’ai découvert David Pearson grâce à son travail pour la collection « Great Ideas » de Penguin Books. Quand j’ai vu la beauté et l’intelligence de ce qu’il faisait, qui correspondait aux critères que je m’étais fixés, je me suis dit que c’était à lui qu’il fallait que je m’adresse. Je lui ai expliqué le projet. Trois jours plus tard il m’a proposé la maquette que l’on connaît aujourd’hui. C’est lui qui réalise toutes nos couvertures.
Comment est-ce que vous faites, avec David Pearson, pour créer les couvertures ?
Comme il ne lit pas le français, nous lui faisons un petit descriptif. Nous lui racontons l’histoire, nous décrivons l’ambiance, nous traduisons le titre, nous lui donnons quelques éléments. Puis il nous fait des propositions. Certaines sont immédiatement acceptées. D’autres fois, même si le projet est magnifique, on se dit qu’on ne le sent pas, sans que l’on sache pourquoi. Mais il se peut qu’il convienne à un autre livre et qu’on l’utilise plus tard. Il y a quelque chose de très subjectif, de très intuitif dans le fait de dire si la couverture correspond au livre ou pas.
Vous publiez beaucoup de littérature étrangère, notamment venant de pays d’Asie, d’Afrique ou des Caraïbes, que l’on a peu l’habitude de voir en France. Comment est-ce que vous faites pour trouver ces textes ?
Il y a d’abord une démarche active. Par exemple, je peux me dire que je vais publier des auteurs indiens qui n’écrivent pas en anglais. Là, je me mets à chercher. Mais c’est pareil avec n’importe quelle région du monde. Je lis ce qui a déjà été traduit en anglais, la seule autre langue que je lise. Je contacte des traducteurs. Prenons le malayalam, une langue parlée dans le sud de l’Inde. À part les nôtres, il y a peut-être deux autres livres écrits en malayalam et traduits en français. Nous n’avons que l’embarras du choix. Ce qui peut être compliqué, c’est que l’on a accès à des traductions qui ne sont pas toujours très bonnes, ou à des bouts de traductions. Et parfois, je ne trouve pas. Parce que j’ai mal cherché, parce que je n’ai pas d’affinités avec telle ou telle culture, ou bien parce que comme je m’astreins à publier des livres que j’ai lus, il se peut que tel ou tel auteur avec lequel j’aurais pu avoir des affinités n’ait pas été traduit du tout. Il y a des contraintes, mais le choix reste très vaste. Ensuite, puisque la maison est connue, nous recevons beaucoup de propositions de traducteurs ou d’agents.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans le fait de publier ces textes étrangers ?
Ce qui m’intéresse, c’est de trouver une voix d’écrivain qui me parle et qui apporte quelque chose de différent au paysage littéraire. Un écrivain dont on se dit, après l’avoir lu, qu’il nous ouvre de nouveaux horizons, qu’il enrichit notre espace imaginaire. Chercher ce genre de voix partout dans le monde, c’est passionnant. Mes choix se portent sur des écrivains ayant des imaginaires très puissants, y compris avec la littérature d’expression française. L’imaginaire d’un écrivain est aussi structuré par la langue dans laquelle il écrit, par la culture, la poésie, les métaphores qui vont avec. Il y a des modes de narration, une manière de raconter les histoires propres à chaque écrivain, mais qui sont aussi influencés par une tradition, une culture, une histoire littéraire données. Je reviens sur l’exemple du malayalam, que l’on parle dans le Kerala, un État du sud de l’Inde où vivent entre 30 et 40 millions d’habitants. Il y a des universités, des écrivains, des débats littéraires... Tout ce que l’on connaît ici existe là-bas, dans cette langue. Je m’offusque toujours quand on parle de « petit pays » ou de « langue rare ». Il s’agit simplement d’une langue minorée dans le paysage littéraire français et mondial. Il n’y a aucune raison pour que ce qui est écrit en malayalam soit moins intéressant que ce qui est écrit dans n’importe quelle langue.
Est-ce qu’il y a des langues plus difficiles à traduire que d’autres ? Ou des univers plus hermétiques pour des lecteurs français ?
C’est un autre critère de choix. Il y a par exemple des livres très ancrés dans un quotidien, qui sont difficilement traduisibles, parce qu’ils comportent trop d’éléments qui échappent aux lecteurs français. Il y a la qualité intrinsèque d’un livre, mais parfois, la problématique ou la manière de raconter me font penser qu’on ne va pas pouvoir le publier. En 2020, nous avons publié De la forêt, un roman écrit à la fin des années 1930 par un merveilleux écrivain bengali, Bibhouti Bhoushan Banerji. J’ai découvert ce texte il y a 15 ans. J’aimais ce livre. J’aurais pu le publier, mais à l’époque, je n’étais pas certaine de réussir à le défendre et à le vendre. Je me suis dit que les gens n’allaient pas comprendre cette histoire d’un homme amoureux de la nature. Or je ne veux pas publier des livres pour les vendre à 200 exemplaires. Ça n’a aucun sens. Publier des livres, c’est les partager avec le plus grand nombre. Donc je ne l’ai pas fait. Puis j’ai eu une sorte de flash, et je me suis dit que c’était le bon moment. Le livre a été traduit par France Bhattacharya et a été très bien reçu. On a dû en vendre 4 ou 5 000 exemplaires, on le ressort bientôt en poche. C’est un livre extraordinaire, l’un des premiers grands romans de l’écologie.
Il serait sans doute plus simple de puiser dans les best-sellers étrangers… Les Filles d’Égalie, de la Norvégienne Gerd Brantenberg, que vous avez publié en début d’année, est un classique de la littérature féministe. Ce texte, qui a connu un immense succès, a pourtant paru… en 1977 ! Il n’avait jamais été traduit en français…
Tant mieux si ça a été un best-seller ! Mais ce n’est pas la raison pour laquelle nous l’avons publié. C’est le traducteur Jean-Baptiste Coursaud qui nous l’a proposé. Je pense que s’il n’a pas été publié en France plus tôt, c’est à cause de la complexité de la traduction. Il y a beaucoup de livres qui auraient pu être traduits et qui ne l’ont pas été, ou qui l’ont mal été. Je pense au roman de Zora Neale Hurston, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, que nous avons publié en 2018. C’est un classique de la littérature américaine qui date des années 1930, le roman « mère » de toute la littérature féminine noire américaine. L’auteure était une personnalité importante du mouvement Harlem Renaissance. Elle se situe au même niveau que James Baldwin. Le livre avait déjà été traduit il y a plus de 20 ans. En le relisant, je me suis dit que la traduction avait beaucoup vieilli. J’ai proposé à Sika Fakambi de le retraduire. Pourquoi la première édition du livre est passée inaperçue en France alors que c’est un
Laure Leroy et Marcus Malte, en 2016, après l’annonce du prix Femina. Photo : DR.
classique américain ? Zora Neale Hurston était anthropologue. Sa langue est habitée par l’anglais parlé par les Afro-Américains. Comment traduire cette langue aujourd’hui ? Une langue très marquée par une époque, une zone géographique, une culture. C’est très complexe. Et c’est certainement pour la même raison que Les Filles d’Égalie n’a pas été traduit plus tôt. Les systèmes linguistiques sont déjà radicalement différents, et en plus, il a fallu recréer en français toutes les inventions auxquelles l’auteure a eu recours pour imaginer une société matriarcale où les femmes occupent une position dominante. Il y a aussi une autre raison : de plus en plus, l’édition est dans une logique de temps court. Dès qu’un livre a paru il y a plus d’un an dans son pays d’origine, il sort des radars. Et il y a encore des éditeurs pour croire que le succès d’un livre dans un pays va se dupliquer dans un autre pays. Mais ce n’est pas parce qu’un livre s’est vendu à 100 000 exemplaires en Espagne qu’il va connaître le même succès en France. Le succès d’un livre tient à un milliard d’éléments qui nous échappent encore. Ce qui est intéressant, c’est d’avoir une proposition. Que l’auteur soit connu ou pas, que ses livres se vendent bien ou pas, qu’il ait été publié l’année dernière ou il y a 50 ans, je crois que les lecteurs s’en fichent. Ils veulent juste lire quelque chose qui leur plaît.
Est-ce que vous arrivez facilement à entrer en contact avec les éditeurs, les auteurs étrangers ou leurs ayants droit ?
C’est parfois compliqué. Prenons le cas Pramoedya Ananta Toer, un auteur indonésien. J’ai découvert un de ses livres il y a très longtemps et j’ai immédiatement eu envie de le publier. Sauf que son traducteur est mort à ce moment-là. Après c’est l’auteur qui est mort, en 2006. Puis son œuvre n’était plus représentée chez son agent précédent. Finalement, je suis tombée presque par hasard sur un agent qui le représentait, des années plus tard. À ce moment-là, j’avais presque renoncé. Et d’un coup, tout a été résolu. Si ça s’est résolu, c’est aussi parce que mon envie de publier cet auteur était suffisamment forte pour tenir sur 15 ans. Si quelqu’un m’avait fait une fiche de lecture pour me dire que c’était un auteur intéressant, je l’aurais oublié. Je ne l’ai pas oublié, puisque je l’avais lu et que je voulais le publier. Il a fallu deux ans à Dominique Vitalyos pour traduire les quatre tomes du Buru Quartet, ce qui était pour nous une vraie prise de risque.
Est-ce que les droits sont plus élevés pour un auteur africain ou asiatique que pour un auteur européen ou américain ?
Pour évaluer les droits, on regarde ce qu’on peut raisonnablement espérer vendre la première année, et on fait une offre à l’auteur en fonction de ça, pas en fonction du niveau de vie supposé du pays dans lequel il vit. Après, si on rentre dans le jeu des enchères, on sort de ce paradigme, parce qu’on est plusieurs à vouloir le même livre. Ça nous est arrivé pour l’essai de Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance. On a gagné l’enchère. Parce que notre offre était à la hauteur de celle de notre confrère, mais aussi parce que l’auteure préférait être chez un éditeur indépendant plutôt que chez un éditeur appartenant à un groupe.
Est-ce qu’il y a des auteurs qui étaient peu connus, y compris dans leur pays d’origine, et que vous avez contribué à faire connaître ?
C’est le cas d’Auður Ava Ólafsdóttir, qui était relativement connue en Islande quand elle a eu un succès phénoménal en France. Quand on a publié Rosa candida, en 2010, il y avait très peu de littérature islandaise traduite en France. Et d’un coup, la France a découvert Ólafsdóttir. On s’est pris au jeu et depuis, on a publié cinq ou six auteurs islandais. Il y a aussi une particularité, chez Zulma, que l’on trouve chez peu d’éditeurs : parfois, nous devenons l’agent d’auteurs étrangers que l’on publie. Ce qui est le cas d’Ólafsdóttir, sauf pour l’Islande et l’Italie. C’est vraiment le succès français
qui a l’a fait rayonner dans le monde, et par rebond, en Islande. Rosa candida est le plus grand succès de la maison. Le livre s’est vendu à 100 000 exemplaires en grand format, et 200 000 en poche.
Est-ce que, malgré la distance, vous arrivez à tisser des liens avec vos auteurs étrangers ? Ou bien est-ce que ça passe par les traducteurs ?
Ça passe initialement par les traducteurs. Ce qui est chouette, c’est que le lien se tisse au fil du temps. On a envie de continuer de publier un auteur, que l’aventure se poursuive. Même s’il y a des auteurs que je n’ai jamais rencontrés. En 2019, on a publié Le Clou de Zhang Yueran, une romancière chinoise. J’ai eu un coup de foudre pour son livre. On l’a fait venir pour une tournée, ce qui n’est pas toujours le cas. C’est quelqu’un que j’aime beaucoup.
Il est probablement plus facile de tisser des liens d’amitié avec des auteurs français, notamment ceux que vous publiez depuis très longtemps, comme Hubert Haddad, Marcus Malte ou JeanMarie Blas de Roblès…
Évidemment. L’engagement d’un éditeur vis-àvis de ses auteurs est très fort. Je suis leur éditrice depuis des années. Certains éditeurs disent que l’auteur est le seul maître à bord, qu’ils discutent à peine du manuscrit… Moi, je pense que chaque livre doit être lu avec beaucoup d’attention. Le lien entre un auteur et son éditeur repose d’abord sur la qualité du travail éditorial qui est fait dans la maison. Pour cela, je ne suis pas toute seule, nous sommes trois. Chacune de nous va avoir un regard, un avis différent. Nous menons un travail de lecture très aigu. La confiance se bâtit sur ce travail. Elle se bâtit aussi sur la promesse tenue. Je ne dis pas aux auteurs qu’ils auront le Goncourt ou que leur livre se vendra à 300 000 exemplaires. En revanche, ils doivent savoir que la maison est vraiment là pour eux.
Vous intervenez beaucoup sur les textes ?
Intervenir n’est pas le terme adéquat. Ce n’est pas une intervention au sens « d’opération chirurgicale ». C’est une conversation avec l’auteur. Il y a toujours une base de discussion possible. Prenons le cas de David Toscana. Quand on travaillait sur Un train pour Tula, nous trouvions, François-Michel Durazzo, son traducteur, et moi, qu’il n’était pas allé au bout du travail éditorial lors de la première édition espagnole. Nous avons discuté avec lui comme si c’était la première fois qu’il le publiait. Le livre est sorti en français, et finalement, l’auteur a reporté le fruit de nos discussions sur la réédition espagnole. Très souvent, quand je lis un texte, je vais dire à l’auteur
Les deux premières couvertures réalisées par David Pearson (Comment va la douleur ? et La vie rêvée des plantes, parus en 2006) ont immédiatement séduit le public. La maison a ensuite connu plusieurs succès, comme Rosa candida (2010) et Le Garçon (2016).
qu’il y a un problème ici ou là. Maintenant, la solution lui appartient, ce n’est pas moi l’écrivain. C’est parfois agaçant, mais c’est pour le bien du livre. Plus l’auteur est aguerri, plus il a de recul et son ego va pouvoir s’effacer au profit du texte. C’est parfois plus compliqué avec un jeune auteur qui s’accroche à chaque virgule… Si vous faites lire le même texte à plusieurs éditeurs, je suis sûre qu’on va tous relever la même chose. La différence, ça va être combien de temps on y consacre, et la façon dont on l’exprime. Le résultat final sera peut-être différent selon l’éditeur.
Vous publiez très peu de premiers romans. C’est un choix, ou c’est simplement parce que vous publiez peu de livres ?
C’est plutôt ça. On reçoit dix manuscrits par jour, et on publie douze livres par an. Nous avons une politique d’auteur qui fait que la priorité va à ceux de la maison. Il reste peu d’espace pour des premiers romans.
Dès qu’elle a pris seule la direction de la maison, Laure Leroy s’est attachée à développer les relations avec les libraires. Ici, la vitrine réalisée par la librairie Le Failler, à Rennes, à l’occasion des 30 ans de la maison, en 2022. Photo : Le Failler.
Comment est-ce que vous faites pour transmettre aux lecteurs ce que vous avez ressenti en lisant un livre ?
Il n’y a pas de méthode. On essaye d’exprimer le goût qu’on a eu pour chaque livre. Ce qui fait débat, c’est de savoir quelle est la meilleure porte d’entrée. Qu’est-ce qu’on dirait à quelqu’un pour lui donner envie de lire ce livre ? Nous avons chacun des manières différentes de le faire, qui varient aussi selon la personne à laquelle on parle. Nos meilleurs alliés, ce sont les libraires indépendants. Il y a un vrai dialogue avec eux. C’est grâce à eux, à travers leurs choix, que l’on peut réussir à exister et à faire émerger des livres et des auteurs. Ce dialogue permanent avec les libraires a aussi été un apprentissage de la façon de présenter un livre. Dès 2006, j’ai créé un poste de chargé des relations libraires, ce qui était nouveau à l’époque. Si on veut vraiment se faire entendre, c’est bien d’ajouter la voix de l’éditeur, en allant vers les libraires, pour les connaître et nous faire connaître. Pour leur raconter pourquoi on publie ce livre, comment on l’a découvert. Ce dialogue est plus direct quand il vient de l’éditeur plutôt que du seul représentant. Cela nous permet aussi de tisser une relation de confiance. Des libraires me disent que même s’ils n’ont pas le temps de lire tous nos livres, ils connaissent notre degré d’exigence et savent qu’ils peuvent les conseiller.
Est-ce que ce n’est pas la taille de la maison qui vous oblige à faire ce travail auprès des libraires ? C’est peut-être plus simple que de compter sur la presse ou les prix littéraires.
J’adorerais m’appuyer sur les prix littéraires pour faire connaître nos livres. Mais c’est très aléatoire. Et quand on a un beau dossier de presse, on est contents. Le pacte de confiance dont je parlais, c’est aussi une chaîne. J’ai un dialogue personnel avec l’auteur ou le traducteur. Les livres, je les ai lus personnellement. Après, j’en parle aux représentants. Qui vont en parler aux libraires, qui à leur tour en parleront à leurs clients. C’est une chaîne de personne à personne, où chacun engage sa responsabilité. Si le libraire conseille un livre que son client ne trouve pas intéressant, ce dernier risque de ne plus revenir. Un journaliste n’a pas ce même rapport aux livres dont il parle. Les ventes de journaux ne sont pas liées au choix de leurs pages livres. Le lecteur qui n’a pas aimé un livre conseillé ne va pas résilier son abonnement parce qu’il ne lui a pas plu. Le journaliste propose un panorama de ce qui existe. Alors que le client veut un livre pour lui. Il l’achète en s’attendant à prendre du plaisir. Et si le pacte de confiance est rompu avec son libraire, il ira acheter ses livres ailleurs. On ne peut pas se tromper dix fois. Et comme nos couvertures sont très reconnaissables, si quelqu’un n’a pas aimé trois de nos livres, il va arrêter d’en acheter. C’est le revers…
Quels sont les tirages moyens, les mises en place ?
Il n’y a pas de moyenne. Chaque livre s’appuie sur l’historique de l’auteur. Si un auteur a vendu 50 000 exemplaires après une mise en place en librairie de 10 000 exemplaires, peut-être que la fois suivante on fera une mise en place de 12 000. S’il en a vendu 3 500, et que la mise en place était de 5 000, on fera peut-être une mise en place de 2 000. Tout dépend de l’historique d’un livre similaire ou précédent. Cela dit, il est rare que l’on fasse des mises en place en dessous de 2 000 exemplaires.
Qu’est-ce qu’une bonne vente, pour vous ?
Ça dépend. Par exemple, si un roman d’Ólafsdóttir se vend à moins de 30 000 exemplaires, c’est une
catastrophe. Mais si Le Trésor de la guerre d’Espagne, un magnifique recueil de nouvelles de Serge Pey, se vend à 2 500 exemplaires, je suis très contente. Pour chaque livre, on se fixe des objectifs. En revanche, on ne commence pas en se disant que c’est mort, sinon il ne faut pas y aller du tout ! Mais ce qui est frappant, aujourd’hui, pour le créneau que l’on occupe, disons de la littérature « exigeante », c’est que les ventes moyennes des grands formats baissent, pour tous les éditeurs. C’est devenu plus difficile.
Que représentent les prix littéraires ?
C’est génial ! Quand ça arrive, honnêtement, je ne sais même pas par quel miracle cela se produit. Ça reste assez insondable… Je ne suis pas forcément quelqu’un de très sociable. C’est peut-être la seule chose que je n’ai pas faite durant toutes ces années dans l’édition : développer un réseau d’influence. Je me suis davantage concentrée sur les librairies que sur les prix, la presse. Et c’est très bien ainsi ! L’édition, c’est un petit milieu. Tout le monde est à la fois éditeur, journaliste, auteur. À la fin, tout le monde va répondre à ses propres priorités, avant de s’ouvrir au monde. À force d’avoir ramé pendant des années, je me suis tenue, à tort ou à raison, à un principe d’efficacité immédiate. Quand on est riche, on peut développer des relations qui auront peut-être un effet dans cinq ans. J’ai toujours eu le sentiment que je n’avais pas les moyens de faire ça. Je suis dans une survie de chaque instant, quoi que l’on pense de la notoriété de Zulma. Si on lâche ça, on peut vite se retrouver dans le rouge. Quand je parle à un libraire, cela a un effet immédiat, à savoir des ventes de livres. On ne peut pas se passer de ça. Après, ce que je trouve merveilleux quand on reçoit un prix littéraire… déjà c’est de l’avoir. Je suis contente pour l’auteur, de lui offrir ça, sans être un des grands éditeurs parisiens. Je suis contente de pouvoir récompenser sa fidélité à la maison. C’est le premier grand plaisir. Le deuxième, plus personnel, c’est qu’à chaque fois qu’on a eu un grand prix littéraire, on a été très efficaces. Et ce n’est pas une mince affaire de faire en sorte que les livres soient quatre jours plus tard en place partout avec le bandeau. C’est un vrai savoir-faire. Ce qui me plaît, aussi, c’est la technicité du métier que cela demande et que l’on n’a pas souvent l’occasion de mettre en œuvre à une si grande échelle. J’adore ça ! Par exemple, le Médicis décerné à Jean-Marie Blas de Roblès, en 2008, pour Là où les tigres sont chez eux… Le prix était donné le lundi, le Goncourt le mercredi, pour lequel nous étions toujours en lice. On ne savait pas si on allait avoir l’un ou l’autre, ou aucun. Dans tous les cas, il fallait anticiper, et donc, être capables d’imprimer 50 000 exemplaires pour qu’ils soient en quatre jours en librairie, et de le faire sans engager trop d’argent, puisque nous n’étions pas sûrs d’avoir de prix. En plus, c’était un livre de 800 pages. Ce qui implique d’avoir du papier chez les imprimeurs. Pour le Médicis étranger d’Ólafsdóttir, l’imprimeur avait préparé les machines. À 13 heures, si nous avions le prix, il n’avait plus qu’à appuyer sur le bouton. Après, il y a toute la stratégie de diffusion et de distribution, avec des calendriers, des agendas, presque heure par heure. Pour ça, il faut connaître le fonctionnement de la distribution. C’est l’occasion de tester si ce que l’on sait faire à petite échelle, on sait aussi le faire à grande échelle.
Est-ce que vous pensez avoir inspiré d’autres maisons d’édition ?
Là où on a fait école, c’est avec les maquettes des livres. Pour le coup, il y a vraiment un avant et un après. Il n’y avait pas cette richesse, cette diversité, cette créativité, avant. Pour les couvertures de livres, il y a eu Actes Sud dans les années 1980, qui a vraiment rompu avec les codes en mettant de l’image sur du papier vergé dans un format un peu différent. Zulma, 20 ans plus tard, a rénové le principe, en introduisant une notion de design qui n’était pas forcément présente chez Actes Sud. C’est une deuxième révolution, de se dire que le livre peut avoir une sorte de design propre, qui n’est pas celui d’une affiche. Je pense qu’on a marqué beaucoup d’éditeurs dans ce domaine-là.
Est-ce qu’on vous a déjà proposé de vous racheter ?
Oui. Mais je n’ai pas créé la maison toute seule, et il n’a pas été facile de gagner l’indépendance que nous avons aujourd’hui. J’aime cette indépendance. Je l’ai chèrement payée et je ne compte pas la céder. Je n’en ai pas le besoin. Quoi qu’il arrive, on fera avec les moyens du bord. Si je faisais ce métier pour l’argent, je publierais autre chose. Je ne suis pas lassée du tout. On a créé la collection d’essais il y a deux ans, la collection de poche il y a dix ans. On va bientôt ouvrir une petite librairie en Normandie. Une maison d’édition, c’est quelque chose qui permet d’être toujours inventif. Je n’ai surtout pas envie que quelqu’un m’explique comment faire. Ce qui a fait la force et le succès de Zulma, c’est d’avoir su imposer une chose à laquelle personne ne s’attendait et qui d’une certaine manière était contraire à toutes les règles et normes établies. J’entends conserver ma manière de travailler.
Franchement, vous arrivez à retenir tous les noms de vos auteurs ?
Je pense que je les prononce tous sans me tromper. Mais c’est vrai que parfois, je suis obligée de vérifier comment les écrire.