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David Sala 43-45, Julia Deck

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Maëlle Poésy

Maëlle Poésy

vivre miLLe vies

Par Antoine Jarry ~ Photo Anne Immelé

invitée par La LiBrairie 47° norD à muLhouse, JuLia DeCk nous parLe De son Goût Des personnaGes et Des Lieux, De sa reLeCture Des romans D’aGatha Christie ou enCore De son pLaisir D’enDosser Des vies autres que La sienne.

En cinq romans, Julia Deck se joue des genres romanesques et des attentes du lecteur, creusant dans une langue précise et brillante un univers indécis et mouvant à travers des géographies extérieures et mentales. Avec son nouveau roman, Monument national, l’autrice de Viviane Élisabeth Fauville et de Propriété privée signe une comédie sociale jubilatoire et enlevée où l’on retrouve tout son art romanesque.

Dans vos cinq romans, vous endossez différents métiers comme autant de rôles à jouer qui apparaissent comme un prolongement de l’activité de romancière : actrice, architecte, psychanalyste, cinéaste ou encore espionne. Être romancière, c’est avoir la possibilité de vivre mille vies et mille identités ?

Il y a effectivement peu de métiers et d’activités qui permettent de ne pas choisir. Je me suis posée très jeune la question de la vie professionnelle et je continue à me la poser. Je ne fais pas qu’écrire et je ne souhaite pas faire que ça. Mais ça reste la ligne dominante. Sinon c’est terrible, car il faudrait choisir, c’est-à-dire exercer un rôle, un métier, une identité sociale, et toujours se satisfaire de ça. Peutêtre que finalement c’est une manière de ne pas grandir et de rester une enfant qui peut s’en amuser. Quand le jeu est fini, on passe à un autre. On a fini d’incarner tel personnage, on peut incarner tel autre. Je prends toujours un plaisir intense à le faire.

Dans votre troisième roman, Sigma, on trouvait clairement cette figure de l’espion. Le roman s’ouvrait avec une citation de John Le Carré : « Je n’étais pas un très bon espion. Je réfléchissais trop et posais trop de questions. Quand j’ai découvert l’écriture, j’ai eu le sentiment de pouvoir voler. Le but de mon travail est de rendre cette épouvantable réalité intelligible. Le rôle de la fiction est de rendre la réalité crédible. » Auriez-vous fait une bonne espionne ?

C’est possible, je l’espère. Pour se mettre à la place d’un personnage, on utilise ce qu’on a observé dans la vie de tous les jours, ce qu’on a retenu de scènes privées et publiques, de l’actualité. Tout est dans le regard. John Le Carré soulève le problème qu’être espion est très ennuyeux. C’est terriblement bureaucratique. On a l’impression qu’espion, c’est semblable à James Bond. Mais ce n’est pas le cas. Quand il était espion, John Le Carré racontait qu’il devait écouter des conversations à n’en plus finir. Être espion est l’une de ces activités qui sont plus romanesques dans la fiction que dans la réalité.

John Le Carré indiquait qu’il fallait par la fiction rendre la réalité crédible. Y a-t-il chez vous ce souci de la crédibilité, associé au souci du détail ?

Le détail est essentiel. Le roman n’est pas fondé sur de grandes idées même s’il peut y en avoir. La Montagne magique de Thomas Mann, roman que j’adore, fait intervenir la théorie. Fondamentalement, le roman repose sur l’illusion de la réalité. Pour rendre les personnages crédibles, vous sélectionnez des éléments du réel qui vont faire sens par rapport au personnage, au décor et à la situation dans laquelle il évolue. Je crois beaucoup plus à la description des personnages à travers des objets quotidiens ou toutes sortes de choses auxquelles le lecteur va pouvoir s’identifier qu’à travers de grandes généralités sur son caractère ou sur son physique. On définit le personnage par ses attitudes et ses relations sociales.

Outre le détail donné aux objets, vous accordez beaucoup d’importance aux lieux. Dès votre premier roman, ce qui comptait, c’était la manière dont la protagoniste évoluait et se déplaçait dans les rues et les avenues parisiennes. C’est une topographie quasi mentale. Comment travaillez-vous les lieux ? N’y a-t-il pas aussi une attention donnée dans Propriété privée, et Monument national, aux lieux plus fermés ?

Ce travail sur les lieux, ce n’est pas quelque chose de réfléchi. C’est vrai que dans chaque livre les lieux sont différents et importants, car ils agissent en miroir du personnage. Dans le premier roman, les lieux sont pareils à des dédales. Dans le deuxième, j’avais souhaité faire quelque chose de complètement opposé. Il y avait quelque chose de très enfermant dans ces rues parisiennes, très étroites et très polluées. Le Triangle d’hiver, qui est mon deuxième roman, se situait donc dans des décors portuaires, par essence ouverts. J’ai ensuite resserré sur différents habitats. Les lieux nous définissent tout autant que nous contribuons à définir les lieux dans lesquels on vit. On ne prête pas assez attention au fait que les lieux modèlent et déterminent notre personnalité. Pour ma part, j’ai une hypersensibilité aux lieux. Mon état mental est tributaire du lieu où je me trouve.

L’incipit de Monument national frappe par son aspect visuel et cinématographique, empruntant au cinéma ses mouvements de caméra. Le lecteur devient spectateur et observe de loin un très beau château. Ce roman est-il né de ce procédé d’écriture très cinématographique ?

Ce n’est pas un procédé que j’avais encore beaucoup expérimenté. Avant de démarrer un roman, il y a un dispositif, une forme narrative qui s’impose. Tant que je n’ai pas ce dispositif, je n’arrive pas trop à démarrer. J’avais l’idée que tout le livre serait un flashback. La première image serait donc ce château tombant en ruines, dans lequel il s’est passé quelque chose de dramatique. Tout le livre allait expliquer ce qui s’était passé pour revenir quasiment à la même phrase et continuer encore un peu. Cette image s’est imposée, car le roman tourne autour du thème de la célébrité. Ce qui compte, c’est l’image

qu’on en a uniquement par l’apparence. Cette idée de la traversée des apparences revient dans plusieurs romans. Ce zoom matérialise tout cela.

Vous semblez vous amuser des codes en travaillant sur les apparences et les fauxsemblants, avec un rôle très important donné au lecteur. Avec un roman comme Le meurtre de Roger Ackroyd, on est frappés par le fait que dans le roman policier tous les coups soient permis. Le plaisir de l’écriture vient-il de cette liberté ?

Cette liberté fonctionne à condition que le lecteur y adhère et nous suive. On est donc soi-même très contraint. Durant l’écriture du dernier roman, j’ai relu Agatha Christie que je n’avais pas relue depuis la sixième. Je me rappelle avoir été éblouie à la lecture de ses romans, fascinée par ses constructions que je trouvais miraculeuses. Je me suis rendu compte à quel point cela a compté pour moi. J’ai tâtonné pendant très longtemps. Je pensais que la littérature passait par des choses grandioses, par des idées abstraites. Je pense qu’il faut faire confiance à ses intuitions de très grande jeunesse. Quand j’ai relu Agatha Christie, j’ai eu deux révélations : ce n’est pas forcément une grande styliste. Elle était d’ailleurs d’une modestie incroyable. Elle-même ne se prétendait pas romancière alors que ses livres se vendaient à des millions d’exemplaires. La phrase est très simple, peu de métaphores et rien d’alambiqué. L’autre révélation, c’est la construction qui est quasiment mathématique. J’ai lu avec intérêt qu’elle avait un don pour l’arithmétique et le calcul. C’est vraiment dans cet art de la construction qu’elle excelle. Ses livres sont davantage comme un jeu d’échecs que comme un élan vers la littérature en tant que tel. Ses romans offrent un système narratif incroyablement riche.

Ce qui est aussi fondamental dans vos romans, c’est le nom donné aux personnages, et cela dès le premier : Viviane Élisabeth Fauville. Dans Monument national, on rencontre le personnage de Serge Langlois, dont le nom de famille renvoie au légendaire directeur de la cinémathèque française. Dans Le Triangle d’hiver, votre héroïne devait son nom à un film d’Éric Rohmer. Ce dernier était d’ailleurs très sensible au nom de ses personnages. Comment créez-vous vos personnages et comment apparaissent leurs noms ?

Un personnage, c’est quelque chose de très composite. Quand je crée mes personnages, j’ai des références avec la vie réelle. Ce n’est jamais une personne que je connais, mais c’est un assemblage de traits de caractère, de traits physiques de gens que j’ai entraperçus qui m’évoque quelque chose. C’est aussi un mélange de projection de moi-même et de figures connues, car on peut se les approprier facilement. Tout cela constitue les éléments qui sont prélevés dans la réalité mais retravaillés à travers le prisme de la sensibilité de chacun. Et puis on les habille comme une costumière, comme un accessoiriste. Le nom fait donc partie d’un de ces accessoires. Il n’est pas anodin. Parfois, trouver le nom est facile, parfois cela peut être plus compliqué. Pour les personnages secondaires, il m’arrive d’en changer tout à la fin de l’écriture du roman.

Vos romans sont marqués par une certaine indécision, une zone grise où les choses ne sont pas encore pleinement décidées et où le lecteur a une part active. Dans Entre la vie et la mort, l’autrice Nathalie Sarraute évoque ce moment où le texte est sur le point de ne pas exister. Ressentez-vous la même chose lors de l’écriture ? Avez-vous senti être moins contrainte par cette tension de la vie et de la mort du texte ?

Les mots de Sarraute paraissent dramatiques, mais ce qu’on cherche en permanence à atteindre, c’est cette crête où le langage est suffisamment travaillé, mais pas artificiel. Il faut essayer de donner l’impression que les phrases s’enchainent avec évidence. Cela résulte de l’écriture et de la réécriture. À partir de Sigma, je me suis en partie dégagée de l’angoisse de la publication.

Est-ce étonnant que votre premier roman s’ouvre sur une citation de Samuel Beckett, auteur phare et fondateur des Éditions de Minuit ? Était-ce voulu dès le départ ?

Je n’avais pas prévu d’ouvrir mon premier roman sur une citation de Beckett. J’avais écrit le livre dans sa quasi-totalité. Je suis tombée sur cette citation qui coïncidait merveilleusement avec le personnage principal. La citation ne se trouvait pas dans le manuscrit que j’avais envoyé aux Éditions de Minuit. Ce n’était pas de la flagornerie. Il s’est passé un an entre le moment où le manuscrit a été accepté et celui où il a été publié. J’ai demandé à Irène Lindon si je pouvais mettre en exergue une citation de Beckett. Elle a accepté avec plaisir indiquant que cela fonctionnait très bien. C’était une manière de terminer de signer le livre, de boucler la boucle.

— MONUMENT NATIONAL, Julia Deck, Les Éditions de Minuit

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