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VERS L’APOCALYPSE

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ÉPILOGUE

ÉPILOGUE

Il faisait bien trop beau pour enterrer un ami. Nous n’étions pas très nombreux autour de sa tombe, mais ceux qui s’étaient déplacés jusqu’au cimetière n’auraient raté ça pour rien au monde. Quand les quatre employés des pompes funèbres, qui me faisaient penser aux frères Dalton, se sont mis au travail pour descendre le cercueil, Manu s’est approché d’eux afin de ne rien rater du spectacle. On aurait pu craindre qu’il aille se jeter dans la fosse, mais il s’est contenté d’attendre patiemment que le cercueil soit bien en place, avant de tirer un vieux bouquin d’Allen Ginsberg de son cartable et de se mettre à lire d’une voix habitée : « Centre-ville Manhattan, midi d’hiver clair, ne me suis pas couché de la nuit, ai parlé, ai parlé, ai lu le Kaddish à haute voix, ai écouté Ray Charles gueulant son blues à tuetête comme un sourd sur le pick-up / rythme rythme – et ton image trois ans après dans ma mémoire – Ai lu tout haut les dernières strophes triomphantes d’Adonaïs – ai pleuré me disant comme nous souffrons / Que la mort est remède dont rêvent les chanteurs, qu’ils chantent, qu’ils rappellent, qu’ils prophétisent comme l’Hymne Hébreu ou le Livre Réponse des Bouddhistes – ma vision à moi, une feuille fanée – au petit jour – / Rêvant à l’envers du courant de la vie, ton Temps – le mien, en accélération vers l’Apocalypse… »

Alors que je commençais à perdre le fil et que mon esprit vagabondait comme un cabri, mon téléphone s’est mis à vibrer avec insistance. J’aurais pu l’ignorer, on ne téléphone pas dans un cimetière, mais je me suis empressé de répondre tout en faisant quelques pas en arrière.

— Allô ?

— Monsieur Chouière ?

— Je suis occupé.

— Monsieur Chouière, vous avez toujours votre imprimante Samsung ML-2165W ?

— C’est pas le bon moment.

— Monsieur Chouière, si si, c’est tout à fait le bon moment d’acheter une nouvelle cartouche pour votre imprimante Samsung ML-2165W.

Mon ami était au fond du trou. Ses amis s’approchaient à tour de rôle pour lui lancer une poignée de terre fraîche. Je n’avais pas été très présent auprès de lui pour ses derniers moments. Je savais juste qu’il avait terriblement souffert. Il était temps de raccrocher si je voulais me rattraper.

— Monsieur Chouière, c’est toujours vous qui vous occupez de l’achat des cartouches d’encre pour l’imprimante Samsung ML-2165W ?

— Je n’ai pas la tête à ça.

— Moi non plus je n’ai pas la tête à ça, mais je travaille. Il me reste deux ans de plus que prévu à m’occuper de votre imprimante.

— Bon courage.

— Monsieur Chouière, c’est pas avec la retraite que je vais toucher que je pourrai faire des folies.

Une femme s’est approchée du trou pour y jeter une rose. Elle pleurait discrètement.

— Monsieur Chouière, écoutez-moi. Si je ne vends pas de cartouche, je n’ai pas de salaire et si je n’ai pas de salaire, je n’ai pas de retraite.

— Je n’ai pas le cœur à penser à la retraite.

La femme en pleurs est passée à côté de moi. Elle m’a tapoté l’épaule sans s’attarder. Je lui ai répondu par un petit signe de tête en faisant mine de la reconnaître. Je commençais à perdre la mémoire des visages.

— Monsieur Chouière, j’ai travaillé dur toute ma vie. Je ne m’en fiche pas du tout de ma retraite. Si vous commandez tout de suite, ça ira plus vite.

J’étais en train d’enterrer un vieil ami qui n’avait pas eu la chance d’atteindre l’âge de la retraite. Je n’arrivais pas à remettre un nom sur le visage de la femme en pleurs. J’ai essayé de me l’imaginer dans la fleur de l’âge. Je ne l’avais vu parler à personne.

— Monsieur Chouière, vous êtes toujours là ? Vous voulez que je vous dise combien je vais toucher quand je serai à la retraite, moi qui ai travaillé dur toute ma vie ?

La femme s’est retournée une dernière fois en quittant le cimetière. J’ai eu l’impression qu’elle me faisait un dernier petit signe avant de disparaître.

— Il faut que je raccroche.

Monsieur Chouière, qu’est-ce que vous avez contre moi ? Elle n’était pas bonne la cartouche d’encre que vous m’avez commandée la dernière fois ?

Les amis de mon ami commençaient à se disperser. Tout s’était passé très vite. Personne ne semblait avoir envie de prolonger la cérémonie par un dernier verre. Manu a rangé son livre dans son cartable. Il ne buvait pas une goutte d’alcool. La poésie lui suffisait. Je n’avais rien à faire d’autre que de rentrer chez moi pour m’absorber dans la lecture des journaux, à la recherche d’une bonne nouvelle.

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