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PASCAL RAMBERT DE MORT VIVE

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ÉPILOGUE

ÉPILOGUE

AUTEUR ASSOCIÉ AU THÉÂTRE NATIONAL

DE STRASBOURG DEPUIS 2014, PASCAL RAMBERT

Y OFFRE CETTE FOIS MON ABSENTE, INSCRIVANT

L’INDICIBLE DANS LA POSSIBILITÉ DU DIRE.

Vous dites que lorsque vous écrivez, le seul sujet qui vous intéresse, c’est la langue. Paradoxalement, nous sommes dans un monde où la déficience du langage, donc de la pensée, se vit de manière importante.

La déficience, c’est un beau mot. Dans une de mes pièces, Perdre son sac, le personnage (interprété par Lyna Khoudri) parle de ce qu’elle voit dans la rue, les ongleries ou bars à ongles, et dit à propos du langage qui y a trait : « Tout ça me coupe les lèvres. » Pour dire que j’ai un mauvais pressentiment sur la forme et la tenue de la langue. Et comme je m’intéresse à tous les langages, que ce soit celui de l’art contemporain, celui de la lumière, des volumes, des espaces, des corps et bien sûr de l’oralité des pièces que j’écris, le sentiment que j’ai, c’est que parler mal, c’est penser mal, avoir un vocabulaire réduit, c’est avoir un monde réduit. Je tourne constamment autour de ces questions dans mes pièces et je peux moi-même être attaqué sur ma manière d’écrire, on attend peut-être de mes pièces quelque chose de plus littéraire, même si c’est à dire. J’ai aussi ce mauvais pressentiment qui me dit qu’en passant beaucoup de temps sur des langages de loisir comme tout ce qui est proposé sur un smartphone, d’autres travaillent à réorganiser le monde comme ils le pensent. On le voit avec la tentation du repli nationaliste partout dans le monde, et toute ma pensée est en œuvre autour de cela. Je colporte cette idée d’inquiétude du rabougrissement de la parole. Ce n’est pas très étonnant que je sois auteur associé au Théâtre national de Strasbourg. Avec Stanislas (Nordey), nous avons le même rapport à la langue. Quand il travaille avec Falk Richter ou Claudine Galea, il a les mêmes préoccupations devant le fait de lâcher la langue et moi je la tiens comme je peux.

En même temps, Strasbourg est une ville où visiblement, parler est encore essentiel. Proportionnellement à New York, c’est tout de même la ville où il y a le plus de psychanalystes. Je n’ai jamais fait d’analyse, peut-être que ma souffrance n’était pas assez forte pour que cela réclame d’aller voir quelqu’un. À vrai dire, je suis assez heureux. J’écris ce que j’aime, je fais un métier merveilleux, je suis en bonne santé, je suis amoureux.

Ça fait 44 ans que j’écris et que je mets en scène mes textes. J’accumule et je vide. Il y a un effet de transvasement très clair. Mon lien avec la psychanalyse n’est ni universitaire ni clinique mais clairement très poétique. Lacan, comme Wittgenstein en philosophie m’ont aidé à percevoir les limites du langage et en même temps son infinie richesse. Lacan a cerné à un tel niveau la psyché humaine… Mais je le lis comme je lis Rimbaud, c’est-à-dire comme une pure énigme. Et si j’écris, c’est parce que je passe mon temps à repousser les limites de la langue tout en pensant qu’il n’y a pas lieu d’arriver à dire exactement ce qu’on veut comme on veut arriver à le dire. Mais j’en connais la puissance déflagrationnelle. Ce que j’ai fait à vingt ans comme maintenant à soixante, c’est la même chose, simplement, plus le temps passe, plus je me rapproche de moi. Et je n’entends n’y en dévier, ni plaire ou déplaire à quiconque. C’est long d’arriver à être soi-même. Le terrain de cohérence, c’est rester dans une identité artistique extrêmement tenue.

« Ce que je cherche dans la parole, c’est la réponse de l’autre. » Votre extrême activité, soit à peu près dix productions par an dans le monde entier, n’est-ce pas aussi une forme d’imminence devant vous-même ?

Ah ah ! Je ne sais pas ! En réalité, je n’ai toujours fait que ça, je n’ai jamais travaillé de ma vie, au sens où je l’entends. Je n’ai même pas mon permis de conduire, je ne connais pas ma droite et ma gauche. Je n’auraisï jamais pu être baby-sitter ou serveur dans un bar, je ne sais vraiment rien faire. Je suis handicapé sur tout, je ne sais pas monter un jouet ni une étagère je ne sais qu’écrire et essayer d’y trouver des moments de grâce. De la langue, j’en connais aussi la réversibilité, son pouvoir et son inanité. Je recommence à chaque nouvelle pièce ce projet fou de croire en quelque chose qui ne va pourtant pas m’aider à formuler ce que je veux dire. C’est une entreprise presque vouée à l’échec mais quel bonheur ! Ça produit du poème et chez l’autre un imaginaire qui se déclenche. la recomposition de la figure de cette personne, une femme puissante qui a été écrivaine, dont la reconnaissance sociale a été très longue. Dans mon imaginaire s’est mis en place un mix entre Annie Ernaux qui a énormément influencé les jeunes générations et la mère de Marguerite Duras, un personnage très complexe. Yves Godin a imaginé des noirs comme on en a rarement au théâtre. C’est comme si on était à l’intérieur d’un cerveau, de toutes ces paroles qui se murmurent et qui s’adressent à ce cercueil fermé. Mon absente, c’est le contraire de la profération. C’est une plongée en soi qui a certainement beaucoup à voir avec l’inconscient et ce que permet merveilleusement le théâtre, c’est d’avoir cette pensée intérieure verbalisée.

Un lien entre la vie et la mort, une sorte d’inframonde ?

En 2020, vous avez écrit et mise en scène Desaparecer pour le Teatro Juan Ruiz de Alarcón (Mexico City – création UNAM). Un titre qui sonnait comme les prémices de Mon absente ? En fait, c’est proche. C’est l’histoire d’un jeune cinéaste de vingt ans qui disparaît dans le désert de Sonora dans le nord du Mexique et dont toute la famille, amis, etc., se retrouvent autour de ce portrait évaporé. Pas un mort, mais une disparition comme il y en a tant dans ce pays. Et quand Stanislas m’a commandé ce qui allait devenir Mon absente , écrite pour les acteurs associés du Théâtre national de Strasbourg, je lui ai dit, il y a une personne qui manque sur cette liste d’acteurs, c’est ta mère. (Véronique Nordey, 1939-2017). Et je suis parti de cette idée-là, d’un groupe de gens qui essaieraient de refaire un visage d’une absente. Bien sûr, le projet a beaucoup évolué depuis 2019, il y a eu la pandémie, j’ai eu un petit garçon, pour beaucoup de gens le monde a été extrêmement bouleversé. J’ai souhaité écrire la pièce plus entre l’Afrique et la France parce que Stanislas et sa mère ont du sang africain dans les veines. Je ne parle jamais de la vie privée des gens mais cette énergie est entrée en moi. Il y a au centre du plateau un cercueil fermé entouré de fleurs et c’est une sorte de ballet entre ces acteurs et actrices autour de cette femme qui a eu six enfants, de six maris différents. C’est dans ce reposoir, cette chambre mortuaire que se joue une histoire de famille très serrée, une famille finalement pas très sympathique et acrimonieuse. Je n’avais pas envie de quelque chose de lisse comme l’époque voudrait que tout soit. Et lorsqu’on fait les comptes, on s’aperçoit que ce que l’on a à dire à un mort n’est pas forcément agréable et peut être très dur. Mon absente tourne autour de

C’est tout à fait ça et c’est quelque chose qui n’est pas éloigné de ce que le Japon ou l’Asie produit sur moi. On est dans un rapport à l’invisible quasi proche.

Comment se fait-il que l’Occident ait tant de mal à considérer la psyché quantique ?

Je ne sais pas, je travaille en ce moment en Roumanie, dans les Carpates et en parlant avec les acteurs, je suis frappé par un certain sens du merveilleux, mais j’ai toujours senti la coupure avec le cartésianisme de la France. Notre histoire nous singularise. Et ce merveilleux est très important, ça me sort de ce que j’ai appris ici.

« Le dialogue avec les morts n’a pas le droit de se rompre tant qu’il ne restitue pas la part d’avenir qui a été enterrée avec eux . » Heiner Müller pose la question de savoir s’il est nécessaire de rompre vraiment ce dialogue.

Je n’ai pas beaucoup eu affaire à la mort, excepté celle de mon père il y a trois ans à l’âge de 93 ans. Et il y a eu la mort d’Antoine Vitez, ma famille choisie lorsque j’ai commencé le théâtre. Quand Claude Régy est mort, je n’ai jamais cru vraiment qu’il l’était. À chaque première, il est là. Pour tout vous dire je ne crois pas à la mort, ça ne m’intéresse pas, je ne veux pas mourir d’ailleurs, je n’ai pas le temps, je veux que ça continue tout le temps, tout le temps. Marguerite Duras n’est pas morte et me fait toujours tant de bien.

Elle disait que pour l’écriture, il fallait non pas forcément un sujet, mais un point de départ. Mes pièces ont l’identité des interprètes pour lesquels j’écris. Je ne lis pas les critiques et il vaut mieux parce que je me fais allumer depuis quarante ans. C’est un sport de haut niveau, il faut être costaud [rires]. Par exemple pour Clôture de l’amour, l’identité c’est Stanislas Nordey et Audrey Bonnet. Mais toutes les versions données à travers le monde me démontrent que les mots peuvent battre dans d’autres corps. C’est aussi une preuve que la langue peut être flexible et s’incorporer dans d’autres cultures. Même si un corps japonais n’a rien à voir avec un corps mexicain, les corps sont culturels et c’est important de les réunir dans le choix de mes acteurs. Mes plateaux ont aussi changé grâce à ça. Mon absente réunit onze acteurs, c’est un mélange de générations et d’acteurs formidables

Pour reprendre la dernière phrase de Desaparecer :

« C’est quoi un être humain ? »

Une énigme mais un être de langage. Connaît-on vraiment ses parents, ses enfants ? Les choses ne se joignent pas toujours et pas toujours à travers le temps.

Et ce langage, vous avez la velléité de le bousculer ?

Oui. Même si on s’illusionne soi-même souvent beaucoup. Je pense que par endroits j’y suis parvenu. Ceux qui m’ont permis de le faire, c’est Thomas Bernhard, Proust.

Si Samuel Beckett arrivait avec son premier manuscrit, serait-il édité ?

Non. L’explosion langagière artistique qu’il y a eu entre 1970 et 1990 ne se retrouve pas. Il y a des formes très éclatées mais aussi une frilosité. Les choses qui sont demandées sont des injonctions qui viennent du ministère de la Culture et du milieu lui-même qui consiste à être dans un rapport, on ne va pas dire marchand, mais de rentabilité. Le métier a considérablement changé depuis quarante ans.

Quels sont les changements les plus flagrants ?

Déjà cette professionnalisation de partout et en même temps on est passé du « tout est possible » à un moment très dur que nous vivons notamment pour les jeunes générations. Monter des projets est très difficile en ce moment. C’est très canalisé. Lorsque j’étais chez Antoine Vitez au Théâtre national de Chaillot en 1982, on n’avait rien, juste Antoine qui nous faisait travailler. Nous n’avions aucune rémunération, aucune aide, ni de tickets de métro ni assurance. Je travaille beaucoup dans des écoles nationales en France et à l’étranger, la jeunesse d’aujourd’hui est très préoccupée par la validation des diplômes, des aides dont elle peut disposer. Ça peut très mal se passer et on peut se retrouver du jour au lendemain en n’étant plus du tout en train de faire ce métier, mais j’en aime les incertitudes. On ne risque pas de s’y enrichir comme on peut le faire dans l’art contemporain ou en étant cinéaste. On peut très bien gagner sa vie mais ce n’est pas un métier d’enrichissement financier personnel. C’est un art que l’on peut faire avec rien. Ça ne m’empêche pas d’avoir une admiration folle pour Julien Gosselin qui travaille avec des décors immenses, de la vidéo, etc. Ce que j’écris est centralement autour de la langue et du corps, ce qui facilite les choses. La présence humaine. Sur un plateau vide. Avec de la parole. Et là, je suis heureux.

— MON ABSENTE, théâtre du 28 mars au 6 avril au TNS, à Strasbourg www.tns.fr

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