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L’AMOUR À VUE
DANS SA MISE EN SCÈNE DE L’ARMIDE DE LA PAIRE LULLY/ QUINAULT, DOMINIQUE PITOISET S’ATTAQUE DE FRONT AU MÉTAVERS, À L’ABSOLUTISME ET À L’AMOUR IMPOSSIBLE. DENSE PROGRAMME, RENCONTRE FOURNIE.
Vous dites entrer dans l’Armide, par son livret. Pour moi, le livret de Quinault, c’est l’entrée dans le projet. J’étais a priori assez peu destiné à ce type de tragédie lyrique française, assez peu sensible à la musique de Lully. Je n’ai jamais oublié que ma première mise en scène de petit gars de province a été Le Misanthrope , que ce qui a fait humanité chez moi passe par ces grands classiques, que je qualifierais presque de chroniqueurs.
La mise en scène avec le dindon, non ? Oui. Dans un long couloir. C’était le point de vue d’un petit gars de province sur Paris et le système de Cour. Je ne connaissais pas encore Quinault. J’ai lu ensuite les grands tragiques, puis je suis passé assez vite au xViiie siècle. Ça m’a ouvert la porte des Lumières. Après il y a eu le Sturm und Drang, les romantiques allemands… Ça a été très important pour moi, c’est par ces lectures que je me suis sorti de ma condition sociale. Parfois pour sourire un peu, je lis Saint-Simon, ces Mémoires finissent par être drôles. C’était quand même une basse-cour, Versailles, avec l’exercice d’un contrôle sur la noblesse française dû au traumatisme de la Fronde, vécue par le jeune Louis XIV qui avait échappé à un attentat. Cette société du contrôle, je dirais presque de la webcam permanente et des lois de l’étiquette, ça m’a permis d’être dans la lecture de Quinault. [Un temps.] Quel auteur… Sa langue est magnifique, elle est droite, elle est simple, elle est puissante, il n’y a pas un mot de trop.
Il y a souvent chez vous, un sous-texte géopolitique, ici aussi ?
C’est au carrefour de beaucoup de raisons. Par exemple, mon manque d’empathie pour ce Grand Siècle français…
Ce qui rend cet exercice complexe. Nous sommes en République depuis quelque temps désormais, dans une période post-coloniale, bientôt postpatriarcale…
Et nous allons jouer à Versailles…
Ce qui doit imposer un certain twist intellectuel. La grande difficulté, c’est le prologue. J’ai choisi de le conceptualiser pas du tout Grand Siècle. Alors, on essaie de me convaincre que les costumes d’époque, c’est très bien à l’opéra, qu’on ne le fait plus assez. Mais nous sommes dans un temps où ce qui est explicite doit se démasquer, où nous devons entrer en relation à l’œuvre au-delà de sa représentation formelle. Déjà que Lully est très bavard, voire même un peu long, que la part de la danse et de la chorégraphie est très conséquente. Les parties chorales sont difficiles à mettre en scène sans que ce soit cucul la praline. La structure suit toujours le même principe : dialogue, entrée du chœur et de la chorégraphie. Ça se spectacularise avant de trouver une résolution momentanée en établissant un suspens pour l’acte suivant. En fait, c’est une série. Je vais donc faire un prologue et cinq épisodes d’une mini-série.
Souvent dans votre travail, la structure littéraire est d’abord recomposée dans la structure de l’espace de représentation. La scénographie n’est jamais décorative, elle est toujours le résultat de la relation analytique au texte et, à l’opéra, des contraintes induites par certaines figures obligées par la partition comme le nombre, certaines entrées, vitesse de sorties, etc. Avec Christophe, mon frère, on a dû faire une douzaine de projets différents. Le problème principal était de trouver la place du chœur qui induit une manière d’entrer en jeu de façon très ponctuelle pour renforcer la dynamique du récit avant de se retirer très vite. Il fallait créer des ouvertures un peu partout, ce qui faisait que la force de l’espace était détruite. Mais ça m’a fait comprendre que certains protagonistes devaient être assis au premier rang et pouvaient intervenir à n’importe quel moment. C’est une résurgence du post-brechtien. Je me suis dit ensuite que c’est comme dans le théâtre grec, les choristes sont à mipente. On entrait dans le choix non plus d’un décor mais d’une scénographie. Ça m’a ainsi libéré un grand espace vide à l’avant-scène, avec des entrées latérales avec des rideaux. On entre avec cela dans une sorte d’espace dystopique, renforcé par la volonté de ne pas me condamner à représenter Louis XIV. Mais alors, si ce n’est pas lui, qui estce ? Ceux qui d’une certaine manière célèbrent leur messe secrète. Et là, j’ai beaucoup pensé à la scène masquée et orgiaque d’ Eyes Wide Shut . Le phénomène sectaire est intéressant pour son secret et ses relents d’aristocratie mortifère.
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Armide , c’est justement un choix de monarque absolu.
Pour célébrer une guerre de conquête, pour célébrer la victoire sur l’Espagne et la Prusse. Louis XIV vient d’annexer l’Alsace, la Lorraine et les Flandres, ce n’est pas rien. Il décide comme à chaque fois de festoyer. Le prologue qui le célèbre a la durée d’un acte entier, propose d’assister au plaisir et au jeu du roi. Le jeu, c’est d’avoir choisi de mettre en scène pour lui, et devant lui les amours d’Armide et de Renaud, tirés de la Jérusalem délivrée du Tasse.
Alors qu’on lui en propose trois. Et il choisit cette histoire de la première croisade menée par Godefroy de Bouillon. La chrétienté est « invitée » par le pape de l’époque à aller délivrer Jérusalem de l’occupation sarrasine et musulmane. Et voilà cette horde sauvage partie, en traversant les territoires de la Belgique au Moyen-Orient. Les troupes sont bloquées sous les murs de Damas par les armées du roi Hidraot. Sa nièce, la belle Armide, se rend au camp des croisés pour se plaindre des abus dont elle serait victime de la part des siens. Son mensonge finit par séduire les chevaliers et dix volontaires acceptent de protéger Armide, avant d’être rejoints la nuit par beaucoup d’autres. Et tous tombent dans ce piège qui anéantit toute perspective de victoire. La conscience froide d’Armide, qui la place en mission pour la cause de son peuple, est contrariée par le seul élément réticent à sa séduction. C’est Renaud, devenu électron libre et lâché dans la pampa libyenne après avoir tué un chevalier. Il se retrouve en commando et va réussir à libérer les prisonniers et triompher d’Armide. D’une manière singulière, car il est d’abord subjugué par des narcotiques qu’Armide lui administre, c’est le palais enchanté.
Vous évoquez ce palais comme une sorte de prologue du Métavers actuel.
C’est intéressant, car Renaud se fait balancer dans une réalité virtuelle et devient l’avatar sexuel du combattant qu’il était et l’amant de l’enchanteresse qui, plutôt que de le tuer, en tombe amoureuse et fuit dans le désert avec lui. Armide fait l’expérience du sentiment pour la première fois, dans son corps. Elle se dégage de toutes ses protections, soit son armée et la Haine. Tout est soutenu par la question de savoir si Renaud, à son réveil, va garder mémoire des ébats érotiques et des sensations éprouvées avec Armide, sur le bord du lit défait. C’est ce qui la préoccupe, elle. Lui choisira le devoir et la Gloire. Il choisit donc l’autre femme, celle de l’ambition au détriment de l’amante impossible.
Il s’agit souvent de vertus, dans le baroque, comme ici la sagesse ou la Gloire, mais plus rarement d’émotions comme la Haine. Idée géniale de Quinault, cette Haine qui devient un personnage. On a alors un théâtre dans le théâtre avec Louis XIV qui célèbre une chose : même avec 99 % de triomphe du camp ennemi, 1 % peut inverser le cours de l’histoire. Et, la puissance de Louis XIV devient celle de la vérité, celle du monde chrétien et de la légitimité de l’incarnation du dieu sur terre.
Il proclame aussi la défaite du sentiment amoureux.
Il se permet, vraisemblablement, dans cette société très close de régler des comptes et de s’en amuser. Là, on sent qu’il met à genoux, qu’il abat, une femme : « Eh bien, regardez comment en regardant un peu en arrière, je triomphe. Je ne suis pas seulement le dieu sur terre, je suis aussi celui qui porte toute l’histoire de la légitimité du monde chrétien sur les musulmans et les femmes. » C’est un ouvrage qui est hyper sulfureux.
Une fable sur la défaite du corps et de la sensation.
Le pragmatisme l’emporte sur l’élan amoureux. C’est une œuvre féroce de ce point de vue. Un des paradoxes de cette tentation vient du fait que Quinault et Lully sont séduits par Armide, par la créature qu’ils mettent en scène. Toute l’empathie lui revient alors qu’elle est celle qui tend un piège au héros. La pièce pourrait s’arrêter là. Renaud est offert à elle, quasi, elle est armée et vient pour le tuer. Si elle n’éprouve pas le vertige face à ce corps, et qu’elle le perce, tout est fini. La deuxième partie s’appuie sur cette faiblesse de deux ennemis attirés par le vertige des sens.
C’est le dernier opéra de la paire Lully/Quinault. Ce dernier entre en religion.
Plutôt à la correction de son âme… Ils avaient une vie très très dissolue.
Est-ce qu’on sent une forme d’ultime ferveur ?
C’est le chef-d’œuvre, avec Atys , mais je ne suis pas certain que ce soit prémédité. La disgrâce de Lully, suite à cette vie dissolue, a dû les alerter. C’est énorme que le roi ne vienne pas et que l’œuvre ne soit pas représentée à Versailles. Disgracié, on est jeté aux hyènes. Lully ne se remettra pas d’un coup de bâton sur le pied ou la jambe, puis de la gangrène. Il y en a une autre, son temps est passé. Mais on le voit partout, ce système de cour, avec les vaniteux, avec l’excitation qu’il y a à devenir un satellite de l’astre. Nous vivons dans des systèmes où la liberté est un mot qu’il faut constamment réinterroger parce que les systèmes de dépendance sont bien en place. Notre propre société a son système centralisé. On se rend compte que malgré la Révolution, malgré le Code civil, Versailles est toujours un modèle. Ce qui fait notre République, c’est aussi un président monarque. C’est intéressant d’interroger ça parce que le ferment conservateur, de ce qui fait aujourd’hui dans notre pays l’extrême droite, est déjà là avec Godefroy de Bouillon massacrant les Sarrasins.
— ARMIDE, opéra les 25, 27 et 29 avril à l’Opéra de Dijon opera-dijon.fr