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THE MURDER CAPITAL SOMETIMES EMOTIONS GET TOO REAL
THE MURDER CAPITAL, À LA LAITERIE. DIVIN.
We lie
To keep Alive
Samedi 11 février, 16 h 30. Un doux soleil traverse les portes vitrées de la Laiterie, nimbant les affiches des mythiques concerts passés : Motörhead, Ko n et Radiohead nous occupent, le temps que le tour man, George, rassemble le quintet dublinois.
The secret
La veille, les n°1 irlandais faisaient la couv’ de l’hebdo du Rolling Stone. Mains entremêlées, corps superposés, en symbiose – unis par ce second opus new wave fort différent de leur premier album, When I Have Fears (2019), flambeau postpunk exacerbé par la rage du deuil. La rage reste, toujours, mais faire l’expérience de Gigi’s Recovery, c’est être saisi par la nuque et plongé sous l’eau glacée, c’est se noyer, et refuser de remonter à la surface. La noirceur est acceptée, sublimée, les ténèbres familières. Les eaux du Styx amènent les morts aux Enfers, les vivants à l’invulnérabilité. À condition de s’y glisser intégralement, sans omettre le talon.
To hold The Past
In place
16 h 40. Traversée de passerelle, descente d’escaliers d’où émane un rythme puissant, un tambour battu par les murs, George nous guide jusqu’au groupe. Enfin, non. Des cinq prévus, seuls Damian Tuit et Cathal Roper, les guitaristes, se prêteront au jeu de l’interview. Manquent à l’appel le chanteur James McGovern, le bassiste Gabriel Paschal Blake et le batteur Diarmuid Brennan. L’un fait son jogging, les deux autres sont introuvables. Soit, ce sera donc deux contre deux. Fair match.
Une poignée de main échangée, Cathal nous tire poliment des chaises pour nous installer face au canapé qu’ils occupent. NOVO glisse entre nous, que Damian feuillète d’une main, l’autre serrée sur la canne finement torsadée sur laquelle il s’appuie pour marcher. On s’attend à ce qu’il l’abatte sur les pages pour exprimer son assentiment, mais non, un hochement du menton sans ambages clôture son examen et lance l’entretien.
Bazardées, nos questions sur la poésie romantique de Gigi , sur les penchants de leur chanteur et songwriter pour Paul Éluard, Albert Camus, Jim Morrison ou T.S. Eliot. Suspendues, celles sur le surréalisme invoqué jusque sur la pochette, une création de l’artiste Peter Doyle. Écartées également leurs influences musicales. Les n°1 sont las de s’entendre rappeler leur filiation à Joy Division, Radiohead ou leurs compatriotes, les Fontaines D.C. On retient de ces quelques instants avec eux que la musique vient toujours avant les mots, qu’ils aiment notre capitale, où ils ont enregistré ces douze morceaux texturés, qu’ils ne suivent pas le rugby ni le match IrlandeFrance qui se tient en ce moment, et que ce n’est pas leur premier séjour à Strasbourg. Outre l’architecture allemande de la Neustadt, « the big rats ! », à comprendre les ragondins, les fascinent. S’ensuit un bref échange sur la ressemblance entre nos rongeurs alsaciens et les castors, sur la possibilité de les déguster (« the big rats ! », bien sûr) en ragoût ou en terrine à condition d’en attraper un, lorsque Pascal Bastien nous interrompt, séance photo oblige. Elle se tiendra à l’entrée de la salle de pause, dans un coin au mur incliné. Malgré un flash capricieux, les Irlandais se laissent capturer, les traits baignés d’une lumière bleu roi qui, nous l’ignorions alors, les auréolera sur scène.
Aussi sonores que sur les planches d’un théâtre, des pas résonnent dans les entrailles de la Laiterie. Talonnant George le tour man, notre poète absent fait son entrée. En sa qualité de chanteur, il est absolument nécessaire qu’il se repose les cordes vocales pour le concert à venir, c’est donc sans nous saluer, les mâchoires crispées, rejouant la colère d’Achille, que James McGovern rejoint ses camarades. Presque aussitôt, Gabriel Paschal Blake dévale les escaliers avec un sourire de garnement chopé à faire l’école buissonnière. Les trois autres se décrispent, se permettent des rictus en coin, avant de décamper le plus vite possible.
L’Irlande a battu la France 32 à 19. On se sent dans le même état.
We die
To keep
Our souls
21 h 30. La Laiterie Club, la petite salle, est pleine à craquer. Aussi anxiogène qu’excitant de se retrouver à nouveau dans une foule si dense, à se déplacer en collant les autres. Des autres majoritairement quadras et quinquas, des fans de Joy Division ou de New Order, sûrement. L’effervescence est palpable, l’attente insupportable, en particulier car les Irlandais n’ont pour cette tournée que deux dates en France, Strasbourg et Paris. On s’étonne derechef du choix de la salle, mais les sourires sont trop grands pour s’y attarder. Ça fait du bien d’être là. De faire corps, ensemble.
As features
On se fraye un chemin jusqu’à un recoin pour mieux voir la scène. Là, une dernière bouffée d’oxygène avant de plonger.
Guitaristes, bassiste et batteur prennent leurs marques. Surplombant les hurlements du public, les premières notes de la cadence hypnotique d’Existence, titre d’ouverture de Gigi, fusent autour d’un micro vide. La voix la première, James apparaît. Les projecteurs teintent sa veste en cuir de bleu, ce même bleu roi choisi par Pascal, puis d’un rouge sanguin : la poésie sous-marine de Gigi face à la colère éclatante de Fears. Ses mouvements sont lents, presque trop. À son oreille, une petite boucle dorée capture la lumière. On lui pardonne sa froideur. Qu’il garde sa voix pour la scène et uniquement la scène, c’est là sa juste place.
The night
Will burn
Its wax
And wick
Les mains se lèvent, les siennes se baissent. Il caresse ce corps gigantesque que nous formons, et l’enfonce dans les profondeurs abyssales.
The stars will leave their stage
L’une de nos questions posées à Damian et Cathal portait sur la manière dont ils envisageaient l’assortiment en live du premier album au second. La réponse s’était faite bredouillante. « En fonction du moment », selon Cathal. « Certaines vont mieux ensemble que d’autres », avait tranché Damian, d’un tournoiement de canne. On peinait alors à l’imaginer. En les écoutant un casque sur les oreilles, ces albums appartiennent à des catégories distinctes, un écart que de nombreux fans de la première heure leur reprochent, et que bien d’autres saluent – à juste titre. Ah, fools ! La scène engloutit cette frontière comme un raz-de-marée. Existence, Green & Blue, le rageur More is Less aux poings qui se lèvent pour tabasser une injustice outrepassant le visible, ou encore le sublime Ethel naviguent dans un même courant. Emportant tout sur leur passage, hybrident la colère à la joie.
Il devient finalement évident ce choix de la Laiterie Club, la proximité exacerbée par le volume réduit de la salle, la puissance délivrée par ce jeune groupe déjà si grand. Et alors qu’on secoue la tête à s’en décrocher les cervicales, qu’on se rougit les paumes à chaque titre, instant de bascule – le divin Achille est mortel, lui aussi.
On Twisted Ground. Six minutes et neuf secondes issues de
When I Have Fears
La lumière bleue sacre James, sa voix plaintive transcendée par la basse puissante de Gabriel. « You could’ve watched it all / You could’ve watched it all / You could’ve watched it all », sur cette litanie désespérée, son souffle s’écorche, poussé sur le micro comme sur une braise mourante. C’est la respiration d’un noyé, les poumons brûlés par l’eau de mer. La Laiterie n’a jamais été aussi calme. Même de jour, même vide. Ses sanglots flottent sur la pureté du silence. On pleure à travers lui. Il quitte la scène quelques instants, n’y revient, les joues trempées, qu’après le réconfort salutaire des bras de son bassiste. On comprend qu’On Twisted Ground annonçait Gigi, que le deuil ne se fait jamais, mais qu’ensemble, il est possible d’y nager. Just like ships in the night Promising to collide
— GIGI’S RECOVERY, The Murder Capital, Human Season Records, 2023