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OISEAU RARE
Par Valérie Bisson
S’IMMERGER DANS LES RÉFÉRENCES DE CATHERINE MEURISSE, COMPRENDRE COMMENT L’ARTISTE SE CRÉE UNE VOIX PROPRE, SE FAIT UNE PLACE À ELLE, AVEC TENDRESSE, HUMOUR ET POÉSIE…
Dans le cadre des « Rencontres de l’Illustration » et en lien avec sa thématique sur la visibilité des femmes dans l’illustration, le Musée Tomi Ungerer, Centre international de l’Illustration, met à l’honneur l’illustratrice, dessinatrice de presse et bédéiste, Catherine Meurisse. Intitulée « Catherine Meurisse. Une place à soi », l’exposition revient sur la carrière de cette artiste prolifique et protéiforme.
Vous êtes à la fois dessinatrice de presse et d’albums pour la jeunesse, autrice de bandes dessinées, première illustratrice à être élue à l’Académie des beaux-arts et, qui plus est, vos livres sont truffés de références littéraires et picturales, comment parvenez-vous à cumuler une telle somme de travail ?
Tout part d’un manque, de quelque chose qui me tracasse. Dans chacun de mes livres se glissent et se mélangent des références littéraires et picturales qui me sont indispensables pour vivre et dont je profite pour continuer à apprendre, pour rester éveillée. Mes premiers albums, Mes hommes de lettres et Le pont des arts , partaient du même constat ; lors de mes initiales études de lettres, le dessin me manquait, l’histoire de l’art n’était pas au programme. Ensuite, je suis rentrée à l’école Estienne pour apprendre le dessin, et l’histoire littéraire y était absente. J’ai alors profité de mon métier pour réunir ces deux passions. Ainsi, chaque album me permet de fixer des choses qui m’émeuvent et me plaisent. J’y mets beaucoup de ce que je vis sans forcément me représenter. Des allers-retours se font entre ce que j’apprends, ce que je découvre chez les écrivains et les artistes, et ce que je ressens dans la vie.
Avec du recul, je me rends compte que j’aime constituer ou regrouper des familles, réelles ou imaginaires, proches ou lointaines, dans tous les cas, vivantes. Elles me rassurent et me stimulent, me donnent envie d’écrire, de dessiner, de vivre, tout simplement. Dans cette somme, apparemment érudite, il y a aussi une bonne dose de flou artistique et d’approximation, car je ne tiens pas à ce que mes livres soient doctes : l’humour s’immisce et crée un décalage indispensable pour que tout cela ne devienne pas ennuyeux ou lourd.
Malgré la tragédie et la gravité du sujet, ce regard décalé est très présent dans La Légèreté, il n’enlève rien à la douleur et à une sensibilité très personnelle. Comment alliez-vous les deux ?
L’humour est le décalage indispensable pour tenir debout dans ce monde où la cruauté et l’injustice prévalent, il peut même fournir quelques armes de résistance. Allié à la poésie, il me semble être une bonne réponse à la violence, en l’occurrence celle de janvier 2015. La Légèreté est, outre un récit de ma reconstruction post-attentat, un hommage aux copains assassinés. L’humour étant dans leur ADN, il était naturel d’évoquer leur souvenir avec malice. C’est auprès de cette équipe de dessinateurs, que j’avais rejointe assez jeune, que j’ai appris l’art de la répartie, au point d’en faire un métier. Garder et préserver cet humour dans La Légèreté, album tristement particulier, c’était rester fidèle aux disparus, tenter de les prolonger un peu, de les avoir encore un peu avec nous. C’était aussi rester fidèle à moi-même. Autre avantage de l’humour : il permet de ne pas entraîner le lecteur dans le pathos, de garder une forme de politesse. Ce qui était trop lourd et trop grave, je l’ai gardé pour moi et je l’ai soigné, ça n’avait pas lieu d’être dans un livre. L’art est le lieu de la transformation, c’est tout ce que je souhaitais montrer, pas les coulisses.
La Légèreté, Les Grands Espaces, La jeune femme et la mer, trois albums qui se distinguent par leur singularité graphique et leur licence poétique très présente, par l’alliance de la fragilité et de la force, de la BD et de l’illustration. Quel lien faites-vous entre ces différents univers ?
On dit souvent qu’on se rend compte du livre que l’on a fait une fois que le livre est fait. C’est le cas avec les trois albums que vous citez, je me suis aperçue après coup qu’ils formaient un triptyque. La Légèreté pose la question de l’identité (qui suis-je après une catastrophe ?), Les Grands Espaces pose celle des origines (une enfance à la campagne), La jeune femme et la mer s’interroge sur la disparition (des paysages aimés, de la nature). La conscience de la perte des êtres, des choses, de l’environnement, est prégnante. Ces trois albums proposent trois univers réels et imaginaires dans lesquels les questions se posent, plus que les réponses ne se trouvent. Pour ce qui est de la singularité graphique, c’est le récit qui me mène à l’outil. La plume et le pastel pour La Légèreté, le crayon pour Les Grands Espaces, la plume et le fusain pour La jeune femme et la mer. Je me laisse guider par l’intuition et ne cherche pas à respecter artificiellement les codes de la bande dessinée. À vrai dire, sa grammaire ne m’a jamais préoccupée. En école d’art, je rêvais de faire du livre illustré. En arrivant à Charlie Hebdo, un peu par hasard, j’ai plongé dans l’univers du dessin de presse, un tout autre métier. Les mentors, Cabu, Wolinski, Tignous, Willem, parvenaient en quelques coups de crayon à développer une idée, à faire passer un message. Auprès d’eux, j’ai appris à privilégier l’efficacité du dessin et à en ôter tout ce qui pouvait être superflu. C’est ce qui est devenu important pour moi. J’ai importé ce savoir-faire dans mes bandes dessinées.
L’exposition au Musée Tomi Ungerer est une rétrospective orientée illustration, elle s’inscrit dans le cadre des Rencontres de l’Illustration, un art récemment entré avec vous sous la coupole de l’Académie des beaux-arts. Quel est votre regard sur ce vaste univers ?
Avoir une rétrospective au Musée Tomi Ungerer est un moment très important pour moi, pour diverses raisons. J’aime beaucoup ce musée, le lieu, les collections, cet écrin « ungererien ». À chaque fois que je vois les dessins de Ungerer, cela me donne envie de dessiner, j’aime toutes ses périodes, les dessins de jeunesse, comme les Mellops, ou ceux plus violents et satiriques réalisés à New York. Le titre de mon exposition, trouvé par la commissaire Morgane Magnin, est évidemment un clin d’œil à l’ouvrage de Virginia Woolf, c’est aussi l’occasion d’aborder la place des femmes dans le domaine de l’illustration et dans le monde de l’art en général… Une place qu’il faut prendre. Par ailleurs, je suis infiniment attachée à l’illustration, c’est ce que j’ai vu et lu en premier, lorsque j’étais enfant. Le livre illustré en tant qu’objet me fascine presque autant que les dessins d’André François, de Maurice Sendak… Le rapport texte-image m’a toujours captivée, la manière dont le dessin se place, juste à côté, sans l’alourdir, c’est un univers que j’aime beaucoup, auquel je suis très attentive même si je le pratique moins aujourd’hui, j’ai cependant publié Les Fables de la Fontaine l’an dernier, dont les planches sont exposées. En outre, cette exposition-rétrospective a la particularité de faire dialoguer mes petits dessins avec quelques magnifiques œuvres extraites des cabinets d’art graphique des musées de Strasbourg : un Delacroix, un Corot, un Doré… Je sais tout ce que je dois à ces grands artistes. Sur l’affiche que j’ai réalisée pour l’exposition, je tourne le dos au buste de Minerve, l’emblème de l’Institut de France, pour faire mon petit crobar sur un coin de toile : une manière de dire que le dessin vit sans craindre le poids des maîtres ou des institutions. Se confronter à des dessins de maîtres, c’est mettre son travail en perspective, et continuer d’apprendre en permanence. On ne crée pas à partir de rien. C’est assez troublant d’avoir une rétrospective à 40 ans. La première a eu lieu à Angoulême en 2020, puis elle s’est agrandie à Beaubourg et a tourné en Suisse et en Allemagne. Celle de Strasbourg est encore différente. Ce genre d’événement permet de revoir les dessins du début, impertinents, faits à un moment où j’avais zéro lectorat, il est bon de ne pas oublier cette insouciance et de la réinjecter dans les dessins d’aujourd’hui. C’est qu’il s’en est passé, des choses, depuis 2003… [rires]
Peinture, poésie, musique, philosophie… Il semblerait que la nature soit aussi un de vos éléments fondamentaux et constitutifs…
S’il fallait porter une figure au pinacle, il s’agirait bien sûr de la nature. Dans mes albums, elle est une protagoniste à part entière, autonome et indomptable, elle déploie ses horizons sur des pages entières ou des doubles pages, débordant des cases de BD. J’ai passé mon enfance à la campagne, une chance, un terrain de jeu et de découvertes sans fin, que j’explore dans Les Grands Espaces. La jeune femme et la mer met la relation nature/homme au cœur du récit et propose la peinture sur le motif et la constitution d’un herbier comme recours à la disparition des paysages. La Légèreté met en scène une quête de beauté salvatrice, qui va du bord de l’océan aux sentiers creux des Deux-Sèvres en passant par les cyprès de Rome. Force créatrice, la nature est une source d’inspiration infinie, un modèle de liberté, d’intelligence, de résilience. Elle a la générosité de nous offrir quelque chose de très précieux : la vie et la conscience de notre finitude.
— CATHERINE MEURISSE. UNE PLACE À SOI, exposition du 17 mars au 3 septembre au Musée Tomi Ungerer, Centre international de l’Illustration, à Strasbourg www.musees.strasbourg.eu