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LA FRÉNÉSIE DES ÉLÉMENTS
Par Emmanuel Abela
AVEC DES OUVRAGES SOMPTUEUX, CLÉMENT VUILLIER S’ATTACHE
À LA NAISSANCE ET À LA DESTRUCTION DE TOUTE CHOSE.
On trouve une fulgurance chez Clément Vuillier : une évidence frappante. Dès la parution de L’Année de la comète en 2019 chez l’éditeur strasbourgeois 2024, on savait qu’on se situait ailleurs, dans quelque chose que la BD n’avait peut-être pas totalement exploré : de grandes images pleine page, muettes, avec un séquençage ample qui prend le temps d’une narration contemplative. Venue tout droit du fin fond de l’univers, une comète irradiante de mille feux déchaîne les éléments : les paysages s’embrasent, les tremblements de terre se multiplient, des volcans se déclenchent et des raz-de-marée dévastent les rivages. Tout cela le temps du passage furtif à proximité de la Terre, avant de retourner à une forme de quiétude cosmique. Comme si la plénitude naissait d’un bouleversement total.
On se croirait perdu dans certaines planches du Livre des Miracles, cet ouvrage du xVie qui recensait tous les signes divins – comète, épée de feu et croix – présages heureux ou malheureux selon la perception de chacun. « Je me suis interrogé sur ce qui se passait quand les éléments se déchaînaient ainsi sans que l’humain ne soit menacé : ça devient un pur spectacle ! Rien de plus réjouissant que de regarder un orage ou une tempête derrière sa fenêtre. En fait, le seul humain présent dans L’Année de la comète, c’est le lecteur lui-même qui peut, à l’abri derrière la page, jouir de ce spectacle », nous explique Clément à l’occasion d’une exposition de ses œuvres sur papier à L’Oiseau rare, un charmant café-librairie sur les quais à Strasbourg. On surprend chez ce jeune auteur, par ailleurs graphiste et ancien étudiant en école d’art appliquée à Toulouse et de la prestigieuse École Estienne à Paris qui a rejoint l’école des arts décoratifs de Strasbourg en troisième année d’illustration – actuelle HEAR –, un trait vibrant, hors-temps. Son dessin méticuleux, précis, vif et décidé renvoie autant à la gravure du x V i e d’Albrecht Dürer qu’à certains traitements végétaux de Matthias Grünewald, le peintre du célèbre retable d’Issenheim dans la scène de la visite de saint Antoine à saint Paul l’Ermite. « Oui, confirme-t-il, Dürer fait partie de mon corpus d’images tout comme certaines gravures du xixe, mais je puise également chez mes pairs, Mœbius ou Druillet par exemple. Je m’inspire beaucoup des Japonais en général, que ce soit les maîtres des estampes ou des artistes plus contemporains. Pour moi, ils sont tous époustouflants ! » dit-il avec beaucoup d’admiration dans le regard. Et de nous citer l’œuvre de Yūichi Yokoyama, le merveilleux auteur du chef-d’œuvre La Terre de glace , dont, selon lui « le travail de séquences en a inspiré plus d’un ! »
Il faut beaucoup de maîtrise pour faire tenir un tel sujet en BD, même dans un grand format (28,5 x 38,5 cm). « Un format préexistant chez l’éditeur pour l’une de ses collections », nous rappelle-t-il. Clément n’en était pourtant pas à son coup d’essai. Il nous livrait la suite d’une première belle tentative, Le Voyage céleste extatique, publié en 2015, réédité entretemps chez 2024. « J’ai repris ce livre d’Athanasius Kircher et lui ai emprunté ses deux personnages : Cosmiel et Theodidactus, que j’ai renommé Jean. »
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Avec un brin de jubilation, il nous relate le parcours de Kircher, ce prêtre jésuite allemand, philosophe, théologien, d’une érudition phénoménale, qui a publié une bonne vingtaine de traités dans des domaines aussi variés que la géographie, l’astronomie, les mathématiques, la médecine ou la musique. Certains se souviennent qu’il apparaît en bonne place dans le récit choral de Jean-Marie Blas de Roblès, Là où les tigres sont chez eux, une tentative facétieuse de réhabilitation du génie baroque. Un brin taquin, Clément nous rappelle que Kircher a certes écrit une somme dans toutes les disciplines de l’époque et fait des découvertes brillantes, mais qu’« une fois sur deux, il s’est planté ! Il partait d’un axiome faux ; de fait, toute la déduction qui découlait de cet axiome était fausse elle aussi. Il pouvait ainsi consacrer 2 000 pages à déduire des choses fausses. » Mais au-delà « des aberrations scientifiques et de quelques délires cosmogoniques », il s’est laissé séduire par cette « sorte de road-trip interstellaire » et a brodé pour son adaptation libre un récit fascinant par bien des aspects, aussi bien sur le fond que la forme. On l’interroge sur le fait d’utiliser le nom de l’apôtre Jean, auteur – pressenti – à la fois de l’Évangile qui porte son nom et de L’Apocalypse, pour figurer l’un des personnages. « Oui, la présence de Jean se justifie. Je l’associe plus à la notion de “révélation” [allusion au titre Le Livre de la Révélation, ndlr] qu’à la notion d’“apocalypse” au sens où on l’entend aujourd’hui. Je trouvais intéressant de le placer au côté de Cosmiel. » On ne peut s’empêcher de penser à un autre voyage céleste, celui du Petit Prince, Saint-Exupéry étant expressément cité comme une référence : même candeur, même délicieuse poésie philosophique. La fluidité du récit est magnifiée par une certaine légèreté dans le trait d’un artiste en acquisition de son propre langage graphique. Une forme qui tranche avec la décision formelle qu’on trouve dans son dernier ouvrage en date, Terre rare , paru en 2022. Il nous l’annonce avec gravité : « Si on devait mentionner la notion d’“apocalypse”, on la trouverait plutôt dans Terre rare. Mais cette apocalypse-là on la doit à l’intervention humaine ! »
En effet, pour ce nouveau récit muet, des modules sphériques blancs sont lâchés sur une planète ; ils se nichent partout dans la roche avant de provoquer des déflagrations en cascade. De l’implosion naît la possibilité pour le module-mère de capturer le cœur de la planète. De l’instant décisif de cette capture de ce qui constitue l’essence – « sa dimension matricielle », selon les mots de Clément –de cette planète, naît un éparpillement organique inquiétant.
En s’inspirant des planches anatomiques de JeanBaptiste Marc Bourgery et Nicolas-Henri Jacob au xixe, l’auteur nous plonge dans un univers viscéral qui n’est pas sans rappeler le célèbre film de sciencefiction Le Voyage fantastique de Richard Fleischer en 1966. À cette différence que plutôt que d’évoluer dans le corps, c’est le contenu même de ce corps qui vient à se répandre dans tout l’Univers. En supposant éventuellement qu’il puisse se reconstituer quelque part. « Oui, nous dit-il, je m’attache à la destruction et à la régénérescence des choses. »
Pour ceux qui auraient vu une éventuelle intervention extraterrestre dans ce récit, Clément leur accorde part d’interprétation. « Je sais qu’il y a d’autres lectures possibles, et je laisse la porte entrouverte à ces lectures-là. Ça peut être un élément extraterrestre, quelque chose d’exogène en tout cas ! » Il insiste cependant sur « l’extractivisme outrancier d’une démarche qui vise à se saisir ailleurs comme on le fait trop souvent de ce dont on a besoin sans chercher à se soucier des conséquences sur l’écosystème. » Sujet d’actualité, s’il en est. « Oui, concède-t-il, nous sommes les prédateurs de notre propre monde. » Avec lui, nous constatons une gradation dans son approche graphique et narrative, qui le conduit à développer encore davantage la vaste étendue de paysages : Le Voyage céleste extatique mêle des séquences en noir et blanc à du texte, L’Année de la comète privilégie des séquences muettes en couleur et Terre rare, à l’exception de la couverture magnifique, réduit la couleur au minimum, à quelques planches quand il s’agit de figurer des motifs minéraux ou charnels. On assiste à la disparition de la présence humaine, puis à celle de la végétation. Il admet que « ce processus est à l’os » et rit de bon cœur quand on lui dit qu’on se fait du souci pour la suite… « Il faudra sans doute que je ré-épaississe tout cela par la suite », s’amuse-t-il. Nulle inquiétude cependant, la sobriété de son approche, adossée à la subtile mise en page de sa compagne, Lysiane Bollenbach et aux sublimes éditions toilées de 2024 font de ces albums des petites merveilles dont on se délecte, image par image. Indéfiniment, avec le sentiment de vivre en phase avec notre temps, que ce soit dans l’expression de nos inquiétudes, mais aussi de nos espoirs les plus rayonnants.
— TERRE RARE, Clément Vuillier, éd. 2024