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WAYNE THIEBAUD SUCRE AMER
PEINTRE DES PLAISIRS DÉVITALISÉS ET DU SPIRITUEL ÉVAPORÉ, WAYNE THIEBAUD FAIT L’OBJET D’UNE GRANDE RÉTROSPECTIVE À LA FONDATION BEYELER. SON ŒUVRE INTERROGE AVEC MALICE CE DILEMME
PROFONDÉMENT MODERNE DE L’ÊTRE ET DU PARAÎTRE.
«
Les tableaux d’Edward Hopper semblent nous dire que les choses ordinaires de la vie quotidienne sont habitées par une force particulière. Il faut seulement les regarder assez longtemps pour les voir. » Ces mots de l’architecte Peter Zumthor – dont on attend impatiemment de découvrir le projet d’extension de la fondation Beyeler – pourraient s’appliquer à merveille aux œuvres de Wayne Thiebaud. Né 38 ans après l’auteur de Nighthawks, Thiebaud est beaucoup moins connu en Europe que son illustre compatriote, mais après tout, il a fallu attendre les années 1980 et les premières expositions d’envergure consacrées à Hopper pour que les images de ce dernier deviennent métaphores d’une vision rêvée de l’Amérique. On découvre donc l’art de Wayne Thiebaud avec un enthousiasme mêlé de stupéfaction, tant il paraît évident que l’on tient là un protagoniste majeur de la peinture figurative américaine du xx e siècle, au même titre que Georgia O’Keeffe et que Hopper donc, deux artistes mis à l’honneur ces dernières saisons à Riehen.
Hopper excellait à dépeindre les scènes d’intérieur, regardées sous un angle voyeuriste à travers des lucarnes, fenêtres et autres vitrines de bars ou d’échoppes. À sa façon, l’œil de Thiebaud prolonge cette cartographie de l’espace domestique américain. Dans un mouvement cinématographique de zoom avant, il traverse la vitre et resserre le cadre sur les produits disposés sur les présentoirs, les tables garnies de friandises ou sur les clients en train de consommer. Chez Thiebaud, les promesses de l’American Way of Life prennent la forme de généreux cornets de glace, de pâtisseries onctueuses et multicolores, et plus largement de tout ce qui est susceptible, dans cette société puritaine et prospère de l’après-guerre, de procurer du plaisir immédiat et bon marché : machines à sous, distributeurs de bubble-gum, accessoires de mode ou de maquillage, etc.
Portée par une scénographie intelligente et épurée, l’exposition reconstruit le cheminement d’un artiste qui va peu à peu délaisser le motif isolé, cadré en plan serré, pour élargir son champ de vision et proposer une interprétation très personnelle du paysage états-unien. Car Thiebaud ne peint pas des paysages fluviaux baignés de silence, des montagnes placides ou des mégapoles étincelantes de lumière sans y glisser quelques tensions, dissonances, vertiges, et la sensation qu’un drame – inondation, chute ou sortie de route accidentelle – pourrait s’y jouer. Avec une pointe d’humour et beaucoup d’acuité, Thiebaud gratte la surface d’un monde en apparence accueillant mais finalement inhabitable – à l’image de ces villes à la topographie délirante, hérissées de rues en pentes raides. Il en montre la vaine prodigalité, et saisit ce moment de bascule civilisationnelle où le besoin de jouissance se mue en écœurement. Là encore, la contiguïté avec l’art faussement calme de Hopper est manifeste, les deux peintres entremêlant dans leurs univers respectifs le doux et l’inquiet, des sentiments qui affleurent notamment en présence des portraits de femmes pensives et statuesques, marquant le désintérêt de Thiebaud pour la figure humaine en action, au profit de celle qui est, ditil, « sur le point de faire quelque chose, ou qui a fait quelque chose, ou qui ne fait rien ».
Mais à la question cruciale : que peindre lorsqu’on est un artiste américain du xxe siècle ?, Thiebaud apporte une réponse plus tranchée que son aîné : la peinture elle-même. Par la peinture, entendons ici la couleur, la matière, la substance épaisse, appliquée sur la toile comme on étalerait un glaçage ou de la crème sur un gâteau. Constitués de multiples fragments colorés réalisés à l’empâtement, auréolés de contours iridescents, les objets et figures semblent littéralement sortir du champ de la toile et projeter sur nous leur physicalité puissante, impossible à reproduire sur un écran ou sur les pages d’un magazine. S’il représente ses motifs ou modèles avec réalisme et force détails, Thiebaud réduit les arrière-plans à des fonds neutres exempts de profondeur. Espace et plan, figuration et abstraction se fondent au sein d’une seule et même image, témoignant de la dissolution des machines, des denrées ou des figures sujettes au dépérissement dans le grand vide métaphysique qui travaille à les absorber.
— WAYNE THIEBAUD, exposition jusqu’au 21 mai à la fondation Beyeler, à Riehen, Bâle fondationbeyeler.ch
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