NOVO N°70

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Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer

Rédacteur en chef : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr

06 22 44 68 67

Secrétaire de rédaction : Aude Ziegelmeyer

Relecture : Manon Landreau

Direction artistique : Starlight

Ont participé à ce numéro :

RÉDACTEURS

Nathalie Bach, Nicolas Bézard, Valérie Bisson, Benjamin Bottemer, Alma Decaix-Massiani, Emmanuel Dosda, Caroline Châtelet, Lucie Chevron (bienvenue à Ezra !), Nicolas Comment, Coralie Donas, Dominique Falkner, Christophe Fourvel, Clo Jack, Bruno Lagabbe, Fanny Laemmel, Pierre Lemarchand, Lucas Le Texier, Guillaume Malvoisin, Stéphanie-Lucie Mathern, Luc Maechel, Myriam Mechita, Martial Ratel, Mylène Mistre-Schaal, JC Polien, Nicolas Querci, Aurélie Vautrin, Nathanaelle Viaux, Clément Willer, Gilles Weinzaepflen, Aude Ziegelmeyer.

PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS

Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Bearboz, Nicolas Bézard, Sébastien Bozon, Mar Castañedo, Tanguy Clory, Nicolas Comment, Caroline Cutaia, Richard Dumas, Romain Gamba, Alicia Gardès, Delphine Ghosarossian, Teona Goreci, Anne Immelé, Nicolas Leblanc, Benoît Linder, Anne Marzeliere, Renaud Monfourny, Zélie Noreda, Arno Paul, Bernard Plossu, JC Polien, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Nicolas Waltefaugle.

COUVERTURE

Femme aux cheveux violets, fête des fleurs, Jardin d’hygiène naturelle, Mulhouse, 2023. © Aglaé Bory

IMPRIMEUR

Estimprim – PubliVal Conseils

Dépôt légal : septembre 2023

ISSN : 1969-9514 – © Novo 2023

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PROLOGUE 7

REBECCA MANZONI 8-13

FOCUS 15-40

La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

SCÈNES 43-58

Julie Berès 44-47, Thymios Fountas 48-51 , Héla Fattoumi & Éric Lamoureux 52-55, Maëlle Poésy 56-58

SONS 59-72

Sébastien Etienne 60-61, NCY Milky Band 62-63, Météo 64-65 , Matsutake 66-67, Rodolphe Burger 68-72

ÉCRITURES 73-82

Clément Camar-Mercier 74-77, Peter Stamm 78-82

ARTS 83-100

Bernard Plossu 84-88, Jean Pierre Raynaud 89-91, Aglaé Bory 92-95 , Sélest’art 96-97, Christophe Urbain & Michel Bedez 98-100

ÉCRANS 101-104

Entrevues 102-104

IN SITU 105-120

Les expositions de l’automne

CHRONIQUES 123-138

Nicolas Comment 124-127, Stéphanie-Lucie Mathern 128-129 , Myriam Mechita 130-131, Dominique Falkner 132-133 , Nathalie Bach 134, Bruno Lagabbe 136, JC Polien 138

SELECTA

Livres 140

Disques 142

ÉPILOGUE 144

SOMMAIRE OURS
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LA TARTE AUX QUETSCHES

J’avais passé la journée allongé sur mon canapé, les volets fermés. J’étais en train de passer en revue tout ce que j’aurais pu faire dans une autre vie, quand la voisine a sonné. J’ai enfilé un tee-shirt en allant lui ouvrir. Elle attendait derrière la porte avec une tarte aux quetsches encore fumante. J’ai préparé un café, même si ce n’était plus l’heure depuis longtemps. La voisine s’est assise dans la cuisine, elle était de nature intrusive. Elle n’aimait pas que je reste cloîtré toute la journée. J’ai tenté de la rassurer tout en découpant la tarte aux quetsches.

— Je faisais le point. Tout va trop vite, mais rien ne change.

— Par ce beau temps ?

— J’avais besoin de souffler, de faire une pause.

— Pour réfléchir, il n’y a rien de mieux que la marche.

— J’ai failli aller en montagne, mais les motos me font peur.

Elle m’a regardé avec de grands yeux. J’ai attendu quelques minutes avant de verser le café. Sa tarte aux quetsches était délicieuse.

— Je peux fumer ?

Je me suis levé pour ouvrir la fenêtre et lui chercher un cendrier.

— Tu as du feu ?

Je me suis relevé pour chercher des allumettes.

— Tu ne fumes toujours pas ?

Je ne fumais plus depuis des années, mais j’étais entouré d’amis qui s’entêtaient à téter comme des pompiers malgré leurs problèmes cardiaques, leurs AVC et leurs artères bouchées.

— Seulement quand je suis soûl.

— Tu ne bois pas souvent.

Je ne buvais presque plus. Une bière de temps en temps. Une bouteille de rouge dans les grandes occasions.

— Tu ne trouves pas ça ennuyeux d’être si raisonnable ?

J’ai bu mon café. Sans sucre. J’étais devenu affreusement raisonnable. Dans un sursaut d’amourpropre, j’ai eu envie de lui prouver que je n’étais pas complètement fini. Je me suis levé pour chercher une bouteille de schnaps dans le placard. Ça faisait des années qu’on me l’avait offerte. Je n’y avais jamais touché.

— T’en veux une goutte ?

Elle a tendu sa tasse. Je n’avais pas vraiment envie de boire, mais je m’en suis servi aussi. On a

bu d’un trait en rejetant nos têtes en arrière pour que ça descende plus vite. Dans la foulée, je nous ai resservi en augmentant la dose. Cette fois, on a vidé nos tasses cul sec sans pencher la tête en arrière. C’est elle qui a rompu le silence.

— Tu vois ma tarte ?

— Oui.

— Tu la trouves jolie ma tarte ?

— Oui, très.

— Et mes quetsches, tu les aimes ?

— Oui, énormément.

— Qu’est-ce que tu préfères, mes quetsches ou la pointe de mes quetsches ?

— Je ne sais pas, c’est pareil. Elle nous a resservi en rigolant bêtement. Elle s’en fichait pas mal de Godard. La bouteille était déjà vide. Cette fois, on a bu lentement. Quand j’eus fini mon verre, je me suis levé. Je commençais à ne plus marcher droit, mais j’ai réussi à atteindre le canapé en m’appuyant contre les murs. J’avais la tête qui tournait. J’ai fermé les yeux pour retrouver mes esprits. J’étais un minuscule grain de poussière, perdu au fin fond de l’univers. Je survolais un paysage multicolore. Plus je m’approchais, plus il y avait de fleurs. J’étais lancé à une vitesse folle. J’étais un noyau de quetsche voyageant à la vitesse de la lumière. Impossible de freiner, ne serait-ce que pour cueillir une fleur au passage.

— Tu veux une cigarette ?

Je suis retombé brutalement dans mon enveloppe charnelle. J’ai ouvert les yeux. Ma voisine souriait, penchée au-dessus de moi. J’ai refermé les yeux.

— J’y vais. Fais de beaux rêves.

J’aurais voulu lui dire de bien refermer la porte derrière elle, mais j’avais du mal à articuler ne serait-ce qu’un mot. Je flottais au-dessus de mon canapé. J’étais un grain de poussière, égaré au fin fond de l’univers. J’étais un noyau de quetsche en voyage vers le plan astral. Je slalomais entre les satellites à la dérive, les anges déchus et les météorites en fusion. J’ai essayé de me souvenir de ce qui m’avait donné envie de rester enfermé toute la journée dans le noir.

— Merci pour le café.

J’ai rouvert les yeux péniblement, mais il n’y avait plus personne. J’ai entendu la porte claquer. Puis, à travers le plancher, Donna Summer s’est mise à gémir comme au bon vieux temps du disco.

Par Philippe Schweyer
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REBECCA MANZONI LA RADIO A TOUJOURS ÉTÉ LÀ

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Par Pierre Lemarchand ~ Photos : Delphine Ghosarossian

AU FUR ET À MESURE

QUE REBECCA MANZONI

que je tourne en extérieur – un exercice que j’affectionne. J’ai adoré, cette saison passée, animer Totémic dans sa version quotidienne, car cela m’a permis d’aller sur des terrains d’écriture radiophonique très différents : faire du direct, faire des reportages, faire une émission en public. Ce sont trois pratiques différentes et le recueil de la parole n’y est pas le même. C’était galvanisant. Ce n’était pas mon choix d’arrêter la quotidienne, c’est pourquoi j’étais très émue le jour de la dernière. Et on m’a fait cette proposition de reprendre Le Masque et la Plume, que j’ai acceptée avec trouille et enthousiasme. Trouille, car c’est la plus ancienne émission de la radio française, vieille de 70 ans, un lieu de mémoire. De grandes figures se sont succédé pour l’animer : FrançoisRégis Bastide, Michel Polac, Pierre Bouteiller, Jérôme Garcin. Et moi qui arrive… Une heure durant, que des hommes et des femmes puissent rire et s’engueuler en toute indépendance à propos de cinéma, de littérature, de théâtre et peut-être de musique : je trouve que c’est exceptionnel. Une telle parole critique sur l’art, libre, indépendante, est devenue rare. Il y a un enjeu politique à la faire exister. Je prends la mesure de la tâche et j’en suis honorée, mais il me faut aussi garder une certaine dose d’inconscience !

En sa compagnie, une heure semble filer telles les quatre minutes de Tubes N’ Co, qu’elle anima sur les ondes de la matinale de France Inter durant sept années. Parler avec elle, c’est bien sûr évoquer son actualité – les fantastiques Music Queens, série animée se déclinant aussi en vignettes radio et une BD, qui raconte comment des chansons se font l’écho de l’émancipation des femmes ; sa rentrée sur Inter avec la deuxième saison de son émission culturelle Totémic et la prise en main du légendaire Masque et la Plume. Il est d’autres projets encore qui animent cette travailleuse infatigable. S’entretenir avec Rebecca Manzoni, c’est rapidement plonger avec elle dans son amour fou de la radio. De cette dernière, elle explore tous les possibles et épouse les lignes : la culture qui élève et rassemble, la grandeur que dévoile la modestie, l’exigence d’un artisanat passionné et une ouverture totale aux sons du monde. Rencontre dans son bureau de la Maison de la radio, par une chaude soirée d’août.

Votre rentrée se profile. Sur France Inter, vous produirez Totémic, qui était quotidienne et passe au rythme hebdomadaire, mais double sa durée pour passer à une heure. Et puis en janvier, vous animerez le mythique Masque et la Plume… Quel est votre état d’esprit ?

Totémic est à présent constituée de deux parties. Tout d’abord, un commentaire de l’actualité par des journalistes étrangers. Ensuite, un portrait

En ce moment est diffusée sur Arte votre série animée Music Queens, Une histoire du girl power et de la pop… en chansons. Une BD, son pendant graphique, vient d’être publiée chez Bayard. Cela fait plusieurs années que vous portez ce projet Music Queens . Pourquoi s’est-il passé tant de temps ?

Il s’est passé six années. Six années à ne pas lâcher le morceau, six années d’opiniâtreté. Mais au bout d’un moment, j’ai cessé de compter, tant cela me minait. L’obtention des droits musicaux a pris beaucoup de temps. La forme du projet dans l’animation a évolué, car Arte a décidé de nous donner plus de moyens pour fabriquer du dessin animé plutôt que du stop motion. Ce processus décisionnel a pris du temps. Quand on fabrique, en équipe, un tel objet, c’est long : il y a la rédaction du projet, sa présentation, la fabrication elle-même, la co-écriture des textes, la co-mise en scène, le montage, les voix, etc. C’est un travail inquantifiable ! Mais qui n’a pas été continu, car je ne veux en aucun cas arrêter de faire de la radio.

Dès la naissance de ce projet, vous avez cultivé le désir de mêler récit, images animées et figures féminines qui ont marqué l’histoire de la pop ?

Cette idée de faire du dessin animé avec de la chanson est bien antérieure à la chronique matinale Tubes N’ Co que j’ai démarrée sur France Inter en 2013. Je désirais également faire de Tubes N’ Co un objet visuel. J’ai pensé avoir recours à des

S’INSTALLE DANS NOTRE CONVERSATION, SA VOIX RETROUVE CES TRAÎNES, QUI TANTÔT S’AGGRAVENT, TANTÔT S’AMUSENT, ET CONCOURENT À EN
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FAIRE L’UNE DES PLUS ÉCOUTÉES DU PAYSAGE RADIOPHONIQUE.

comédiens : c’est ainsi que j’ai contacté Alexandre Astier, que je savais être un mélomane et bon musicien. Je lui ai envoyé une maquette de Tubes N’ Co, avant même que je ne le fasse à l’antenne, et il a été emballé. C’est lui qui m’a dit que ce devrait être, plutôt que des images réelles, du dessin animé : cela me donnerait plus de liberté ! Ainsi est née l’idée d’associer une chanson avec du dessin animé. L’histoire des femmes et du féminisme dans la pop est arrivée ensuite.

Ces femmes, comment les avez-vous choisies ? Vous avez dû d’abord dresser une liste pléthorique, non ?

Oui, pléthorique, et il n’y a que vingt épisodes ! Il y a forcément, dans la série animée, de grandes absentes. Dans le livre, qui en est une déclinaison, nous avons tenté de pallier des absences, telles celles de Madonna, Patti Smith, Beyoncé, Bikini Kill – des artistes pour lesquelles, au moment de la réalisation, nous n’avions pas obtenu les droits des chansons que nous souhaitions. Le choix de ces figures, j’en ai défini les grandes lignes puis nous avons travaillé en concertation avec Émilie Valentin qui a co-écrit les textes avec moi. Ce choix s’est d’abord opéré avec ce principe de réalité de l’obtention des droits et ensuite selon trois critères, pour répondre à l’ambition et aux objectifs que j’avais pour cette série. Ce devaient d’abord être des femmes de générations différentes, car je souhaitais raconter que le féminisme pop n’est pas né de manière spontanée dans les années 2010, qu’il y avait eu des pionnières qui avaient ouvert la voie à toutes ces artistes qui advenaient alors, qu’elles en aient conscience ou pas : Angèle, Pomme, Clara Luciani, Juliette Armanet, Yseult, etc. Je désirais dessiner une généalogie du féminisme dans la pop. Ensuite, il était question d’avoir des chansons appartenant à des registres musicaux différents : le R’n’B, le rap, la pop, le rock, le jazz… Enfin, je souhaitais raconter une féminité multiple : il y a bien sûr plus de vingt façons d’être femme. Mais chaque femme de la série et chaque chanson permet d’aborder un enjeu différent du féminisme : le choix d’avoir un enfant ou pas, l’inceste, le body

positivisme, la fluidité entre les genres, la sexualité, l’expression d’une sensibilité adolescente dans les années 60… Il y avait donc ces trois choses : les générations, les registres musicaux et des angles différents.

Music Queens raconte l’histoire de « chansons qui ont changé le monde », selon la 4e de couverture de la BD. Comment une chanson peut-elle changer le monde ?

Dire qu’une chanson peut changer le monde pourrait être pris, plus encore que pour de l’optimisme, pour une naïveté un peu bêta. J’ai beaucoup travaillé ce sujet qui m’est cher – la façon dont la musique raconte une époque. Une chanson ne fait pas de révolution, du jour au lendemain et de façon radicale. Une chanson peut néanmoins changer le monde d’une façon très concrète comme « Hurricane » de Dylan ; mais la plupart du temps, elle façonne les gens, même s’ils n’en saisissent pas le sens et la portée. C’est l’idée de « dis-moi ce que tu écoutes et je te dirai qui tu es ». On n’est pas la même personne selon qu’on a grandi avec Patti Smith dans les oreilles ou pas. Une chanson peut changer le monde, car elle change les vies. Elle change les regards, pas seulement les oreilles. Elle infuse, comme un sachet de thé, très longtemps. Je suis persuadée qu’il y a plein de gens qui ont manifesté contre le mariage pour tous, qui ont, un jour dans leur vie, fredonné « Sans contrefaçon » de Mylène Farmer. Et qu’ils aient un jour fredonné cette chanson, sans savoir ce qu’elle voulait dire, ça signifie pour moi qu’ils ne sont pas totalement perdus ! Une chanson peut changer le monde parce qu’avec le temps, elle peut faire bouger les lignes, ouvrir le regard, faire entrer de l’imaginaire. L’influence de « Sans contrefaçon » n’a été comprise qu’a posteriori. Snobée en son temps par la critique qui la taxait de mauvais goût, elle s’est révélée pionnière. C’est une des raisons pour lesquelles les tubes de la musique populaire, ces objets modestes, me sont infiniment chers.

La jeune Rebecca a-t-elle été façonnée par des chansons qui lui sont tombées dans l’oreille ?

Bien sûr. Cela va d’une façon de se tenir, un look, une attitude, à des changements plus profonds. Voir PJ Harvey sur scène en talons aiguilles avec une guitare en bandoulière, se dire qu’une telle chose est possible, cela change le regard qu’on pose sur le monde – ça change la vie, pour reprendre un slogan qui n’a pas tenu ses promesses ! Voir Patti Smith sur scène, ça peut changer une vie, oui.

Quand la voyez-vous, Patti Smith ?

Assez tardivement. Je viens de Lorraine – j’ai grandi à Longwy – et quand j’étais adolescente, je n’avais pas l’occasion d’aller aux concerts. Ces artistes n’y passaient pas et ce n’était pas non plus

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— Une chanson peut changer le monde, car elle change les vies. Elle infuse, comme un sachet de thé, très longtemps. —

dans la culture de mes parents d’aller au concert. C’est plus l’écoute – car on se fait son film en écoutant – et la télévision. L’image a toujours été liée à la culture pop. L’attitude de Debbie Harry de Blondie, ou l’attitude de Patti Smith, pour prendre deux opposées, m’ont bouleversée. J’ai un souvenir très vif de Lio chantant « Amoureux solitaires » avec un tee-shirt à l’effigie de Mickey, une jupe hyper courte, une queue de cheval et cette insolence : ça m’a énormément marquée gamine.

« Amoureux solitaires », c’est un de vos premiers 45 tours ?

Oui, l’un des premiers que je me suis achetés. Je l’ai ici d’ailleurs ! [Elle montre un panneau de liège sur lequel il est punaisé. ] J’aime le regard insolent de Lio, sa voix mutine et maligne, pas dupe ! J’en aime la typographie, signée Elli Medeiros, une femme qui me fascine. J’aime les paroles, que je connaissais par cœur, et qui sont reproduites au dos de la pochette. Et la musique signée Jacno… Dans ce seul 45 tours, il y a ces trois grandes figures et, plus tard, je remonterai ces connexions. Je découvrirai qu’Elli et Jacno ont contribué à l’émergence du punk avec les Stinky Toys et qu’Étienne Daho, qui deviendra l’une de mes idoles, était fou d’Elli [Jacno produit le premier album de Daho, Mythomane , en 1981]. Il y a un côté magique dans cette découverte a posteriori d’une sorte de cohérence dans ce qui nous guide.

Ces découvertes culturelles, en particulier musicales, ont été fondatrices dans votre enfance ?

Oui. J’étais fille unique et j’étais très proche de mon père qui écoutait beaucoup de musiques très différentes. La chanson française – Brel, Ferré et Brassens que j’ai subis avant de les aimer, bien plus tard. De la bossa-nova, les Beatles… Mais il en est resté à cette période : au-delà de 1977, point de salut ! Je me suis construite ainsi : en épousant certains de ses goûts musicaux et les rejetant ensuite, pour me forger mes propres goûts au gré de découvertes personnelles. J’ai été élevée dans un milieu où la culture était première, synonyme d’épanouissement, de curiosité, d’ouverture d’esprit. D’élévation sociale aussi. Mon père, fils d’Italiens, était le pur produit de l’école laïque et républicaine, il avait foi en la méritocratie. La culture était pour lui sacrée.

C’est cet appétit de culture et le désir de devenir journaliste qui vous poussent à quitter la Lorraine pour « monter » à Paris ?

Il me faut partir ! Pour vivre, avoir la sensation que je suis là où tout se passe. Mais ce n’est pas le journalisme qui me pousse, c’est la radio. Car la radio a toujours été là. Mes parents l’écoutaient beaucoup, il y avait un poste de radio dans chaque pièce de la maison. C’était France Inter…

J’en ai fait quelque chose à moi : j’avais mes propres émissions que j’aimais écouter. C’était l’imaginaire, l’évasion déjà : je me faisais un film en écoutant une voix.

Que permet la radio, qu’aucun autre média ne permet, et qui vous touche tant ?

D’être à la fois dans la sensualité et la pudeur. La sensualité d’une voix qui vous touche et qui excède le texte, et la pudeur, car il n’y a pas l’image. Ces deux réunies permettent l’évasion et de développer une sensibilité singulière, un imaginaire.

Le pouvoir de votre voix, sa sensualité propre, en avez-vous eu conscience tôt ?

Oh non, pas du tout. J’ai pris conscience de l’importance de la voix quand on m’a dit que la mienne n’allait pas. C’était un directeur des programmes, à mes débuts. J’étais stressée, j’avais une voix de tête, elle partait dans les hauteurs, car je ne la posais pas. Je n’avais pas encore trouvé ma voix. Et je n’ai d’abord pas compris sa remarque – je ne l’ai comprise que bien des années plus tard. En sortant de son bureau, j’étais mortifiée. J’ai pris des cours de chant, me suis posé la question de la respiration… mais tout ça n’a pas été probant !

C’est en prenant de l’assurance au micro que ma voix a changé, sans que ce soit un travail conscient. Ce directeur des programmes, c’était Bernard Chérèze, et je lui dois beaucoup. Il m’a fait confiance, quand je n’avais aucune confiance en moi-même.

Votre voix, quand l’avez-vous finalement trouvée ?

C’est en faisant mes chroniques matinales, Tubes N’ Co et Pop N’ Co [ en 2013 puis 2014 ] , que j’ai appris à maîtriser ma voix. Quinze ans après avoir commencé à faire de la radio ! C’était un format très court, je m’inscrivais dans cette autoroute qu’est la matinale, où tout va à toute blinde. Et au cœur de l’info, il y avait la singularité de ce moment musical qu’il me fallait amener le plus justement… Quand on n’a que quatre minutes, chaque mot, chaque intonation compte. Tout fait sens. Un mot de plus et le rythme change – l’intention change ! Ces sept années de chroniques matinales ont été extrêmement formatrices – sur le plan de la voix comme de l’écriture radiophonique.

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La singularité de la radio est d’être à la fois dans la sensualité et dans la pudeur. —

Une chose me semble caractériser votre travail journalistique : votre art de l’interview. Vous l’avez cultivé de 2004 à 2014 lors d’Eclectik sur France Inter, ainsi que chaque matin de cette dernière saison avec Totémic. Cette pratique de l’interview découle-t-elle d’une appétence pour l’écoute ?

J’aime écouter les gens, oui. Mais on fait du micro aussi pour une question d’ego – car parler dans un micro, c’est amplifier sa voix ! Une fois qu’on a dit ça, tout devient une question de curseur : quelle place prend l’ego ? Il peut en prendre beaucoup et les questions sont alors formulées pour se mettre en valeur, non pour révéler quelque chose de celui ou celle qu’on a en face de soi. J’ai lu un jour un papier d’Emmanuel Carrère qui parlait d’une interview catastrophique qu’il avait faite avec Catherine Deneuve. Il y raconte à quel point il avait voulu, à travers ses questions, faire comprendre à Deneuve qu’il était un type qui valait le coup, un mec bien. Évidemment, ça s’est soldé par un échec, car, Catherine Deneuve étant une femme intelligente, son attitude a produit bien plus de mépris que d’estime ! Si j’aime tant écouter les gens, c’est parce que je pense que je cherche quelque chose. Dans beaucoup d’interviews que j’ai faites, je suis repartie avec des viatiques. On a une conversation et on repart avec une phrase qui vous accompagnera pour la vie. Je me souviens d’une interview de Depardieu qui était invité dans l’émission de Synergie. Ce n’était pas à mon micro, c’était à celui de Jean-Luc Hees. Il avait dit : « Faut pas prétendre. » Cette phrase-là, elle m’a fait des années ! Ces trois mots disent énormément de notre façon d’être dans la vie, de quel jeu on joue et jusqu’où, de l’importance d’être soi-même. Lors de mes interviews, les viatiques, ce peuvent être des phrases mais aussi des moments. Ça va être la comédienne Valérie Bonneton qui, dans le flux de notre conversation pour Eclectik, me dit avec émotion : « Quand je joue, on me fiche la paix. J’existe pleinement, je peux m’exprimer, je ne suis pas humiliée ni piétinée. » Pour des raisons personnelles, ça a fortement résonné en moi, pour longtemps. Au cours de la conversation, les gens vont avoir des fulgurances, qui s’imposent comme des évidences. Et qu’on garde ensuite avec soi.

Repartir d’une interview avec quelque chose pour soi : l’ego est aussi là ?

Oui. En se disant que plein de gens s’y reconnaîtront aussi. Plus ce qui se dit est personnel

– je ne parle pas d’intime, de vie privée – et plus cela parlera aux gens. Dans cette singularité qui s’exprime, cette humanité qui se révèle, les auditeurs peuvent se retrouver.

Lors de ces interviews, êtes-vous à l’aise ou au contraire tendue, sur le qui-vive ?

J’adore ça. À partir du moment où j’ai pu travailler comme je le souhaitais, que j’ai un scénario dans la tête, je suis à l’aise. Ce scénario, je ne le suivrai d’ailleurs peut-être pas, car là est aussi le plaisir, quand on se laisse porter par le courant. Ce courant, cet échange, ça peut être un moment très précieux, c’est une chance de faire ces rencontres, d’entrer dans ces humanités-là. Mais cela nécessite du temps. Le temps de celui que l’on rencontre, et le temps de la préparation. Je ne suis pas une dilettante, je suis quelqu’un de laborieux. Et c’est un plaisir d’entrer dans un univers, que cet univers fasse émerger des questions qui permettent ensuite un moment partagé fait d’étonnement, de complicité. Mais ce n’est qu’à partir du moment où je me sens prête que je peux prendre du plaisir ; sinon je suis anxieuse.

Quand estimez-vous qu’une interview est réussie ? Quand il s’est passé, dans la relation que j’ai établie avec la personne, quelque chose d’indicible mais qui passe à la radio. Qui filtre des silences. Quelque chose qui ne passe pas par les mots. Je suis persuadée que la radio, c’est des mots, du son et du silence, mais c’est aussi autre chose… Je vais sembler un peu mystique ! Mais il s’y passe quelque chose de l’ordre de la sensation ; c’est pour cela que je parlais de sensualité. La radio est connectée aux sens : quand on écoute une conversation à la radio, on peut saisir immédiatement, sans la formuler, la nature de la relation qui est à l’œuvre. C’est aussi pour cette raison que la radio peut parler à tout le monde : elle est un mélange de singulier et de pluriel. Et plus c’est singulier, plus ça peut devenir pluriel : une interview réussie, c’est une interview personnelle. Il y a des questions qui ont déjà été posées des centaines de fois et puis il y a des questions que l’on pose en suivant son propre ressenti, le fil d’un sujet qui nous touche profondément. Et ce sont des questions qui vont toucher à son tour celui que l’on interviewe, qui le surprennent et l’emmènent ailleurs.

Une seconde chose me semble caractériser votre travail : le souci d’une « écriture radiophonique ». Vous n’envisagez pas la radio comme le seul moyen de retransmission d’une parole ou d’une conversation mais comme un objet propre, une fin en soi, une matière qu’on sculpte comme le ferait un artisan – un artisan qui sculpterait le silence… Êtes-vous d’accord si j’avance que vous êtes une styliste, comme on le dit d’un écrivain qui soigne la forme ?

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— Une interview réussie, c’est une interview personnelle. —

Je suis d’accord, oui… et je prends le compliment, qui me touche énormément. Car pour moi, la radio, c’est exactement ce que vous dites. Je me suis mise à la radio par amour du son et de l’écriture radiophonique, et pas tant par amour de la voix. Ce ne sont pas des voix qui m’ont donné envie de faire de la radio. C’est le fait de créer un film sonore, un tremplin vers l’imagination. A posteriori, je comprends que ce qui m’a avant tout touchée à la radio, c’est l’écriture radiophonique – le choix des mots. La radio n’est ni de l’écriture ni de la conversation. C’est une zone passionnante entre les deux, entre le parler et l’écrit. L’écriture radiophonique emprunte à l’écrit sa concision, la justesse et le rythme des mots et emprunte au parler son accessibilité, un partage immédiat, une spontanéité. Cette dernière, il ne faut surtout pas la perdre : ce qui est beau dans la radio, c’est aussi l’imprévu. Il compte dans toutes les disciplines : tant de chansons ont été conçues sur des hasards magnifiques, tant de musiciens aguerris vénèrent l’accident ! Ce qui nous échappe, ce peut être très beau. La radio est à la jonction de l’imprévu et de la maîtrise, du contrôle et du lâcher-prise. Je peux parfois trouver la littérature intimidante ; je me sens proche de la radio pour son côté artisanal, éphémère.

On retrouve cette modestie que vous évoquiez au début de notre conversation et qui semble compter beaucoup pour vous…

Cela permet une certaine accessibilité. C’est aussi pour cela, je crois, que j’ai toujours travaillé dans une radio de service public. Imaginez : vous habitez Longwy, vous ne pouvez pas vous rendre à Rock en Seine pour voir Billie Eilish en concert [elle se produira le lendemain de notre entretien, le 24 août 2023, et le concert sera retransmis sur France Inter] ; mais le service public va capter Billie Eilish et vous pourrez l’écouter de chez vous. Ça fait vingtcinq ans que je fais de la radio, j’ai réalisé le rêve d’y entrer et de pouvoir en fabriquer, et je ne suis absolument pas blasée de ça. Je continue à trouver ça fantastique ! Cette accessibilité, cette modestie portent en elles une grandeur.

Pourquoi la modestie vous touche-t-elle autant ?

Ça fait partie de mon éducation. Les choses qui me touchent artistiquement sont souvent empreintes de modestie. Enfin pas toujours : je peux adorer des choses tonitruantes et spectaculaires – Beyoncé au Stade de France ! Mais la modestie demeure très importante pour la femme et la journaliste que je suis. C’est incontestable. Et ça devient politique cette histoire : on est tellement dans une époque de la gagne, de la réussite, dans une célébration des premiers de cordée…

Vous êtes attachée aux perdants magnifiques ?

Ils ont toute mon affection.

— REBECCA MANZONI en 8 dates

1972 : naissance à Villerupt en Lorraine

1999 : premiers pas à France Inter

2004 : démarrage, pour dix années, de l’émission culturelle Eclectik

2007 : rédaction en chef de l’émission Metropolis sur Arte

2013 : arrivée dans la matinale de France Inter avec les chroniques

Tubes N’ Co puis Pop N’ Co

2022 : production de Totémic

2023 : création de Music Queens (série animée, BD, podcasts)

avec Émilie Valentin et Leslie Plée

2024 : animation du Masque et la Plume

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f oc - u s

Un demi-siècle de pulsations

Le Nancy Jazz Pulsations fête ses 50 ans ! Au total, une centaine de rendez-vous éclectiques vont ambiancer la grande scène du chapiteau de la Pépinière, la salle Poirel, le Théâtre de la Manufacture, l’Opéra ou encore L’Autre Canal. Disiz, Erik Truffaz, Marcus Miller, Zaho de Sagazan, Acid Arab, Émilie Simon ou encore les DJ du projet NJP All Stars font partie des invités. Et vous ? (B.B.)

Du 7 au 21 octobre à Nancy nancyjazzpulsations.com

Densités

Depuis 1994, le village de Fresnes-en-Woëvre, dans la Meuse, se transforme quelques jours durant en plate-forme accueillant les formes les plus audacieuses de la musique d’aujourd’hui. Un griot et deux punks, un bluesman accompagnant un poète médiéval, un batteur et son instrument mécanisé… voici quelques-unes des rencontres à faire lors du festival Densités. Les musiques électroacoustiques et improvisées, mais aussi le mouvement du spectacle vivant sous des formes insolites, rythmeront un week-end sous le signe de la fusion et d’une créativité sans bornes. (B.B.)

Du 20 au 22 octobre à Fresnes-en-Woëvre, en Meuse vudunoeuf.com

Refaire le match

Une double décennie après sa fondation, la galerie nancéienne My monkey, dédiée à la création graphique, bat le rappel pour l’exposition rétrospective « Refaire le match ». Designers, typographes et artistes passés par la rue Charles-III collaborent pour une installation qui rassemble quelques fragments de l’histoire de la galerie, avec un beau catalogue en prime. Un anniversaire qui sera aussi marqué par une future exposition à la galerie Poirel, baptisée Xtrême Sport, en collaboration avec l’École nationale d’art et de design de Nancy. (B.B.)

Jusqu’au 27 octobre à la galerie My monkey, à Nancy mymonkey.fr

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Feuillage, performance arborée - Cie Du O des branches © Denis Couvet Studio LESBOITESNOIRES
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Snarky Puppy © Sam And Max

Trois fois Fred Poulet

Le Séchoir poursuit sur sa belle lancée avec, entre autres invités, le cinéaste Fred Poulet et son projet Départementale 985 (vidéo rurale et crépusculaire en dix épisodes à voir jusqu’au 22 octobre), le chanteur Fred Poulet accompagné du guitariste Gilles Coronado pour un concert « Golden Retrieval » le 14 octobre (précédé par le légendaire Didi Kaiser) et l’écrivain Fred Poulet, auteur du remarqué 21 virages, qui présentera son nouveau livre Des hommes qui savent footballer édité par Médiapop dans la collection « Le club des écrivains ». (P.S.)

Jusqu’au 22 octobre

Au Séchoir, à Mulhouse lesechoir.fr

The Prisoners

Le groupe de rock The Prisoners est de retour avec un nouvel album (pochette sublime signée Micka) qui dépoussière avec une classe folle une série de génériques TV du bon vieux temps en mode rock’n’roll survitaminé à la sauce garage, psyché punk ou surf. À force de jouer dans le sillon de compositeurs comme John Barry ou Lalo Schifrin, The Prisoners ont fini par se lancer un nouveau défi en composant eux-mêmes une série de génériques originaux. Rendez-vous au Noumatrouff à Mulhouse le 30 septembre pour la release party la plus hot de l’automne. (P.S.)

www.mediapop-records.fr

LIP – Les Instants Précieux

Comme un écho incarné des événements d’il y a 50 ans, LIP version 2023 c’est trois semaines de spectacles, de rencontres, de débats, d’ateliers, d’expos (…), mêlant ingénierie de la bonne idée, théâtre de rue, droit du travail, utopie et répartition des richesses culturelles. Parmi les temps forts : un ciné-concert monumental projeté sur les façades d’immeubles, créé par Rodolphe Burger et Fred Poulet à partir d’extraits de films sur les LIP. (A.V.)

Du 12 au 29 octobre Place des Tilleuls, à Besançon

www.lesinstantsprecieux.com

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Départementale 985
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Coup de ballet dans les musées

Le Ballet de Danse Physique Contemporaine a été créé en 2015 par le chorégraphe David Llari. Avec un dispositif innovant de médiation culturelle par la danse, récompensé par le prix Art Explora de l’Académie des beaux-arts, « Coup de ballet dans les musées » a vu le jour. La première édition s’est créée avec les musées de Marseille, de Strasbourg et le Clark Art Institute de Williamstown (Massachusetts) pendant l’année scolaire 2021-2022. Une trentaine de jeunes de ces trois villes, âgés de 13 à 17 ans ont produit une chorégraphie qui sera restituée au musée Unterlinden dans le cadre de ses 170 ans. Un premier spectacle du Jeune Ballet Urbain engageant des jeunes Strasbourgeois aura lieu le 2 novembre au Centre chorégraphique de Strasbourg. (V.B.)

Le 15 octobre au musée Unterlinden, à Colmar, et le 2 novembre au Centre chorégraphique de Strasbourg bdpc.fr ; www.musee-unterlinden.com danse.strasbourg.eu

FORMAT(S)

Le festival FORMAT(S), initié par Central Vapeur, se déploie dans la ville avec une série d’expositions, de conférences, de projections et d’événements consacrés aux divers aspects du design graphique flirtant parfois avec les frontières de l’illustration (Fanette Mellier, Gargarismes ou l’Espace Européen Gutenberg), mais toujours avec des pratiques et des perspectives différentes. Au cœur du festival : l’exposition essentielle et incontournable d’affiches « Des Suisses à l’Aubette ! Le graphisme suisse de 1924 à 2021 », une introduction à la simplicité et à l’efficacité visuelle qui caractérisent les compositions helvètes reposant parfois sur une structure mathématique. Une recette qui a offert notoriété et rayonnement international à cet art de la composition. (V.B.)

Du 27 septembre au 4 novembre en divers lieux, à Strasbourg formats-festival.org

Maldoror (Tome 3), Autrenuit

Le plus international des auteurs jeunesse strasbourgeois, Philippe Lechermeier, sort ces jours chez Flammarion jeunesse le troisième tome de sa saga Maldoror, la palpitante et rocambolesque aventure de cinq amis liés par un destin qui les dépasse. Leurs péripéties aux confins d’une Europe bouleversée les mènent sur le chemin d’un royaume disparu… Maldoror. Prix du Salon du livre et de la presse jeunesse 2022, cette saga pleine de poésie et de fantaisies fait état d’un monde, le nôtre, et invite l’adulte que nous sommes devenus à voyager encore un peu dans les méandres jubilatoires de nos imaginaires. (V.B.)

Philippe Lechermeier, Flammarion jeunesse

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Affiche BD © Atelier Tout va bien Jeune Ballet Urbain
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Qu’on me donne l’oubli

Un joli village de pêcheurs au charme rocailleux. De la poiscaille en veux-tu en voilà déversée à la conserverie où tout le monde s’active pour la mettre en boîte. Le train-train quotidien… perturbé par une naufragée amnésique échouée sur la côte. Zarra vient de la mer, pour sûr, mais d’où exactement ? Qu’importe finalement, Zarra a tout oublié et se plaît bien dans cet univers pastel délicatement décrit par l’illustrateur Gaëtan Dorémus (ex-HEAR). L’héroïne de cet ouvrage (dès 6 ans) a perdu la mémoire, mais c’est salvateur… (E.D.)

www.lapartie.fr

L’Amor fou

On ne sait jamais sur quel pied danser avec Amor Blitz, groupe alsacien porté par Emmanuel Szczygiel qui, casquette vissée sur la tête, slalome entre pop indé, soft rock (façon Fleetwood Mac) et variétoche eighties avec une aisance aussi déconcertante que celle de l’écoute de son dernier album, Hypermondes (October Tone). Sur ce disque de chanson pop orchestrale, Emmanuel chante l’amour (toujours), des étoiles plein les yeux et un arc-en-ciel lui transperçant le cœur, sur des riffs de guitar hero, sans se brûler les ailes. Le feu sacré n’est pas prêt de s’éteindre. (E.D.)

En concert le 24 octobre au Rétro, lors du OFF OFF OFF du festival des Nuits de Champagne

www.octobertone.com nuitsdechampagne.com

Un bijou !

On songe à Otto de Tomi Ungerer : ours en peluche qui passe de main en main, sur fond de Seconde Guerre mondiale, avant de revenir, bien plus tard, dans les mains de son propriétaire. La vie sait parfois être miraculeuse… Les Strasbourgeois Anne-Margot Ramstein et Matthias Arégui racontent les mésaventures d’une perle trouvée dans l’océan et offerte par un enfant à sa bien-aimée. Elle est ensuite volée par une pie, accrochée sur une couronne royale ou dénichée par un castor… La Perle (dès 4 ans) se passe de mots. Seules les magnifiques planches – qui pourraient être autant de carrés Hermès – narrent l’histoire de ce joyau. (E.D.)

www.lapartie.fr

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Zarra La Perle
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© Gabin Henry

Les Petites Fugues

Comme chaque année depuis plus de vingt ans, le festival littéraire itinérant Les Petites Fugues propose des rencontres entre auteurs et lecteurs sur les routes de campagne de Bourgogne-Franche-Comté, dans des bibliothèques et des librairies, des collèges, des lycées, mais aussi en maison d’arrêt, à l’hôpital ou au cœur d’espaces inattendus. Parmi les invités, Gaëlle Nohant et Véronique Ovaldé notamment. (A.V.)

Du 13 au 25 novembre

Sur les routes de Bourgogne–Franche-Comté www.lespetitesfugues.fr

Festival du Film Arabe de Fameck et Val de Fensch

Pour sa 34e édition, le Festival du Film Arabe de Fameck met le Maroc à l’honneur, avec plus de 110 projections dans la ville et hors les murs : quarante longs et courts métrages, de fiction ou documentaires, qui soulignent l’apparition de nouveaux talents dans le panorama des cinémas arabes… « Des films impertinents, dérangeants, qui renversent le regard », comme le rappelle Leïla Kilani, réalisatrice d’Indivision, en lice pour remporter le Grand Prix d’un jury présidé par Zinedine Soualem. (A.V.)

Du 5 au 15 octobre, à Fameck et alentour www.festival-fameck.com

Chemins de lumière

Depuis 2018, délaissant l’acrylique et la toile, Élisabeth Bourdon travaille sur des fonds rétroéclairants qui enluminent d’anciennes diapositives devenues matière première de ses créations. Avec ou sans cache, elle manipule la pellicule, l’abrase, joue des perforations, s’autorise d’audacieuses superpositions qui dissolvent les sujets photographiés et magnifient la transparence pour d’autres vibrations, d’autres imaginations. Magie du lieu : ses œuvres dialoguent avec les vitraux du xive et transfigurent les bas-côtés du temple en exubérants chemins de lumière ! Comme le souffle Christian Bobin : « L’âme naît au point de rencontre de notre néant avec la lumière qui nous en sauve. » (L.M.)

ÉLISABETH BOURDON. QUAND DIX MILLE VUES ENTRELACÉES APPRIVOISENT LA LUMIÈRE, exposition jusqu’au 21 octobre au temple Saint-Étienne, à Mulhouse sermulhouse.blogspot.com

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Indivision © Leïla Kilani Véronique Ovaldé © Pascal Ito
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Tous les chemins…

À La Chambre, quelques têtes ne nous sont pas inconnues : Geneviève et Robert se roulant une galoche, le photographe Benoît Linder faisant l’ours mal réveillé ou Marie de Kaleidoscoop dans l’ancienne Cave à vins de la Coop. Les images de Jean-Marc Caimi & Valentina Piccinni montrent surtout un Strasbourg des marges, des quartiers périphériques, de l’underground. Cette année, durant une résidence printanière, le duo romain alerte a parcouru la cité, parfois aidé par des « fixeurs », se rendant autour de la cathédrale (titre donné à l’expo, jusqu’au 12 novembre) ou du Conseil de l’Europe, mais aussi au Polygone, au Port du Rhin, au Wagon Souk où dans un squat du Neuhof. Des visages (parfois familiers comme celui de Roger Siffer de La Choucrouterie) et des parcelles de ville. Un ensemble de photographies qui « vise à mettre en lumière l’essence humaine qui se cache dans les replis du paysage urbain », selon le tandem italien donnant une vision archibrute et hyperpanoramique de Strasbourg. (E.D.)

Jusqu’au 12 novembre à La Chambre, à Strasbourg

www.la-chambre.org

Là-eau

Le mioche dont Laurent Moreau illustre les aventurettes n’aime pas que le chocolat chaud. Il apprend à apprécier se prendre une bonne saucée et à aimer Le Goût de la pluie (édité chez Hélium). Avec ses doubles pages colorées gouachement chatoyantes, l’ex-HEAR décrit un garçonnet adorant que ça dégringole : tant mieux si ça mouille, il fait des patouilles. Écrit à la première personne, l’ouvrage incite le jeune lecteur (dès 3 ans) à éveiller tous ses sens. Si l’eau de pluie est le sujet central du livre, Laurent n’a pu s’empêcher de glisser quelques bestioles sous la rincée, son péché mignon… Un très bel album, une bonne paire de flaques ! (E.D.)

helium-editions.fr

Néo-future !

Que se passerait-il si les profils Tinder étaient assortis de notes et de commentaires ? Si les policiers étaient remplacés par des mousquetaires affublés de chapeaux à plumes ? Si Internet et la technologie s’effondraient ? Si le ciel devenait rose bonbon ou si l’État encourageait le célibat choisi ? Dans Le Livre Oracle (2024), le dessinateur Xavier Bouyssou s’adonne à la BD-prophétie en imaginant 26 projections aussi désopilantes qu’absurdes. Le futur qu’il dépeint est d’autant plus inquiétant qu’il paraît tout à fait plausible… (N.Q.)

www.editions2024.com

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© Paul Lannes
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Edgar Allan Pop

Grand coup de show sur le romantisme goth littéraire. Les Tiger Lillies griffent d’une patte fauve leur Palais hanté d’Edgar Allan Poe. Les noirceurs de l’auteur du Corbeau et des Histoires extraordinaires prennent une strie de lumière crue, une teinte glauque et jaunâtre berlinoise, une gueule de carnaval. Maquillée comme une voiture volée, peinturlurée comme un Brecht fuyant la CIA, gaulée comme un Tom Waits bramant sous la lune, la musique des Lillies, c’est la filiation des cabarets d’Odessa, du petit théâtre sombre de Kurt Weill, des entresorts à facettes et des vaudevilles trash. Distinguée et sournoise, ironique et rampante. Trop dense pour Poe, sans doute. Et c’est ce qui est bien. Pour cette adaptation, le trio londonien déambule dans l’ombre joyeuse et dans les songes cornus. Fantastique exalté, labyrinthe poétique. Tout s’ouvre et se referme à mesure que les musiciens franchissent les images vidéos XXL et les miniatures jouées à l’accordéon ou à la scie musicale, tranchant dans l’âme damnée de Poe. Le fondateur des Tiger Lillies, Martyn Jacques, ayant longtemps vécu audessus d’un bar malfamé de Soho, les shadows de l’Américain hyper anxieux dansent avec le souvenir des maquereaux, des prostituées et des toxicos familiers des chansons du trio. La condition humaine n’a plus de frontières, mais un territoire aussi vaste qu’une nuit sans étoiles. Qu’un Palais hanté ouvert à tous les vents.

— LE PALAIS HANTÉ D’EDGAR ALLAN POE, opéra les 18 et 19 octobre à l’Opéra de Dijon, à Dijon www.opera-dijon.fr

Seule en scène

Fini le temps de l’irrévérence et des polémiques en tout genre : deux ans après la combustion spontanée de Therapie Taxi, Adé trace désormais sa route en solo quelque part entre Paris, Bruxelles et Nashville. Pour les non-initiés, Adé, c’est le diminutif d’Adélaïde Chabannes de Balsac, membre iconique du groupe pop abonné aux paroles crues et aux « hits sales », qui prit la douloureuse décision de splitter en pleine course à 160 sur l’autoroute – histoire d’éviter l’éventuel crash du temps qui passe. La demoiselle n’a pas quitté la voie pour autant, d’ailleurs, elle nous dévoile depuis lors un spleen façon country girl avec Et alors ?, son premier album sorti il y a un an, dont le titre volontairement provocateur nous rappelle qu’elle n’a toujours pas l’intention de garder sa langue dans sa poche. Loin des vibrations effrontées de Therapie Taxi, la chanteuse a trouvé son style, à cheval entre pop luxuriante et folk futuriste, en se rendant du côté des States où elle a enregistré ses futurs hits – comme le chamarré « Tout savoir », le fleur bleue « Solitude imprévue », ou encore « Q » le bien nommé. C’est léger, entêtant et mélodieux à la fois quand on l’écoute au casque – et une véritable expérience en live, tant Adé déborde d’une énergie fulgurante sur scène. Dans une atmosphère de saloon perdu sous la Lune, elle chante « les cœurs brisés vous souhaitent une bonne année », gageons que les années qui s’ouvrent pour elle seront assurément radieuses.

Par Aurélie Vautrin

— ADÉ, concert le 28 octobre à La Rodia, à Besançon, et le 9 décembre à L’Autre Canal, à Nancy larodia.com lautrecanalnancy.fr

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Adé © Fanny Latour-Lambert
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Tiger Lillies @ Thor Brodreskift

Fragile comme une bombe

À la mi-novembre, le CDN de Besançon organise « Des femmes et des œuvres », trois jours d’expo, de débats, de rencontres, de concerts, de mise à l’honneur des femmes dans l’ère post-#metoo. Avec l’idée de témoigner, d’échanger, de lutter contre les VHSS – violences et harcèlement sexistes et sexuels – dans le spectacle vivant et les arts visuels, tout en abordant la place et les difficultés rencontrées par les femmes dans ce même milieu artistique. En partenariat avec le Frac, le musée des Beaux-Arts ou encore la Rodia, l’événement débutera avec la présentation de Ceci est mon corps, une pièce de la compagnie La Vie Grande, dans laquelle l’autrice et metteuse en scène Agathe Charnet retrace l’histoire du corps d’une femme née dans les années 1990, en mêlant autofiction, enquête anthropologique et pop culture. Suivra le concert explosif de Pearl Earl, quatre musiciennes à l’énergie folle venues tout droit de Los Angeles, ou encore l’inauguration de l’immense fresque du photographe Marc Melki, quarante portraits de victimes de violences conjugales. Il vous sera également possible de participer à une rencontre avec le réseau Astrea, qui a pour mission le soutien et la promotion des femmes artistes, créatrices et autrices du spectacle vivant ; ou encore d’assister à une performance hautement visuelle des artistes Saskia Edens & Hoka autour de l’histoire d’Henriette de Crans, première femme accusée de sorcellerie à Besançon et brulée vive. À ne pas manquer également la soirée

FRACABARET, soirée degenrée, déjantée et fabuleusement queer, sans oublier un DJ set démoniaque de Virginie Descente. Vous avez dit explosif ? Fragile comme une bombe, on vous a dit.

— SEMAINE « DES FEMMES ET DES ŒUVRES », rencontres, concerts, exposition du 14 au 16 novembre au CDN Besançon Franche-Comté, à Besançon www.cdn-besancon.fr

Outil citoyen

Après seize mois de travaux, le musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon vient tout juste de rouvrir ses portes au public : un nouvel écrin complètement rénové et totalement repensé du sol au plafond, tant dans sa scénographie et son accessibilité, que dans son rôle de témoin de l’Histoire. Si l’exposition permanente et l’exposition temporaire ont fait peau neuve, la grande nouveauté posttravaux est la création d’un espace entièrement consacré au fonds d’art en déportation. Environ 600 dessins, petites peintures, sculptures et statuettes réalisés clandestinement par les déportés dans les camps de concentration et les prisons du Reich, soit une collection unique en France et l’une des plus importantes d’Europe. Des trésors rares et exceptionnels, jusqu’alors inaccessibles au grand public, qui offrent l’opportunité d’appréhender différemment l’expérience de la déportation. Car l’ambition désormais affichée de l’établissement est d’être à la fois musée d’Histoire et outil citoyen au service de l’éducation civique, ancré dans son époque et tourné vers la transmission aux générations futures. Fruit du travail d’une rescapée des camps, Denise Lorach, et d’un historien, François Marcot, ce musée n’a jusqu’alors pas d’équivalent en France. Un incontournable à visiter absolument.

Par Aurélie Vautrin

— LE FONDS D’ART EN DÉPORTATION : TRÉSOR DU MUSÉE DE LA RÉSISTANCE ET DE LA DÉPORTATION, exposition du 23 septembre au 15 octobre au musée de la Résistance et de la Déportation, à Besançon www.citadelle.com

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© Jean-Charles Sexe
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Ceci est mon corps, Cie La Vie Grande © Virginie Meigne

Au commencement…

Le corps, ses gestes, sa capacité à ressentir et à se mettre en lien, c’est par cet axe que se déploie Kamuyot, créé par le chorégraphe Ohad Naharin pour Batsheva, The Young Ensemble, et entré au répertoire de l’OnR. Le maître de ballet de la compagnie CCNBallet de l’OnR, Adrien Boissonnet, a reçu l’enseignement d’Ohad Naharin et a orchestré les répétitions de cette pièce fantasque et jubilatoire. Son dispositif singulier a été pensé pour le contexte israélien où travaille Ohad Naharin. Un pays chaud, lumineux, jeune, où l’on compte plus de gymnases que de salles de spectacle ; le public est donc assis sur de simples bancs en bois, sans rideau, décor ou éclairage particulier, cette proximité se jouant de la relation conventionnelle entre un public et ses artistes. Élaborés en collaboration avec les étudiants de la HEAR, les costumes servent de point de repère entre danseurs et spectateurs. Évoquant un univers rock’n’roll, une imagerie et une énergie punk, ils sont autant de signes distinctifs puissants puisqu’impasse est faite sur les autres éléments scéniques. Ohad Naharin a rapporté du Japon une pile de vinyles de rock nippon, auxquels il a ajouté des titres rock ou contemporains plus identifiables. Une bandeson qui ne manquera pas de vous faire vibrer sur la surprise finale et de vous entraîner dans les feux de la danse…

Hors calibrage

Comme le disait un grand philosophe publicitaire dans les années 90, petit à petit, on devient moins petit – et cette sage parole résonne encore aujourd’hui avec Microsiphon, mini-festival mulhousien dédié à la micro-édition qui fête cette année son… septième anniversaire ! Ou comment réussir à mettre en avant d’autres formes culturelles, à l’heure de l’uniformisation du grand tout et de la consommation de masse, à travers un événement ultra-festif, riche en pépites en tous genres et autres découvertes étonnantes. La micro-édition s’entend ici au sens large : on y croise évidemment du papier, mais également d’autres objets, textiles, productions sonores, etc., histoire d’agrandir le champ des possibles et la proposition de formats alternatifs. Une fois encore, la quinzaine d’artistes illustrateurs, sérigraphes et graphistes viennent de la France entière (Paris, Lyon, Poitiers, Lille, Bordeaux…), les univers se répondent, se bousculent, et l’on bascule en une micro-seconde de la noirceur étincelante de JeanLuc Navette aux poupées ultra-colorées de Jaky la Brune, en passant par les affiches hors normes des éditions de la Poule Rouge ou le Bibliobuste – et c’est justement ce qui fait toute la force de cette manifestation hors calibrage. Expositions, salon de micro-éditions, ateliers plastiques, stands de disquaires, mais également concerts et DJ sets pour ponctuer la fête, des post-punks parisiens de Frustration précédés par les Combinaisons et leur rock incandescent, furieux, radical, lyrique et poétique aux platines de Sister Midnight. Ça va guincher sévère – ceux qui savent, savent. À bon entendeur !

— MICROSIPHON #7, festival du 6 au 8 octobre à Motoco et au centre-ville de Mulhouse www.microsiphon.net

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Festival Microsiphon © Pierre Bader
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© Agathe Poupeney

September Song

Avant d’entamer notre Winterreise annuel, l’Opéra national du Rhin nous offre un moment d’entre deux, délicat et suave, avec une reprise de Danser Schubert au xxie siècle. Danseurs et danseuses du Ballet de l’OnR déploient leurs univers chorégraphiques dans un décor monumental, les panneaux du peintre Silvère Jarrosson évoquant l’atelier en construction et le mouvement de la matière sur la toile, symbole de la mise à l’épreuve du désir créatif et de son indéfini inconfortable. La dramaturgie musicale imaginée par le pianiste Bruno Anguera Garcia structure les douze pièces qui composent ce cycle schubertien auquel se joignent deux jeunes chanteurs de l’Opéra Studio, Bernadette Johns et Bruno Khouri. Ce cinquième programme du cycle musical du CCN - Ballet de l’OnR fait se rencontrer la jeune création chorégraphique et les grands classiques, après Bach, Mahler, Chostakovitch et Mozart. Une ligne directrice souhaitée par Bruno Bouché, qui offre aux jeunes créateurs-danseurs une partition vierge où exprimer leur singularité et leur potentiel créatif. Un moment romantique sur des partitions en quête d’absolu ; amour, espoir, déception, tristesse, sentiment de la nature et errance vers un ailleurs inaccessible pour nous faire entrer dans les demi-teintes mélancoliques de cette saison d’automne.

Pas un jour sans Ponthus

Quiconque a eu entre les mains À la ligne, unique roman de Joseph Ponthus (éd. La Table Ronde), a certainement senti une part de luimême vriller devant la certitude d’être en face d’un très grand livre. Ces mots énoncés à nu sur ce que l’on nomme le monde ouvrier, sont posés sans plainte et sans jugement. L’auteur rémois, de son vrai nom Baptiste Cornet est né en 1976. Après hypokhâgne, khâgne, il devient éducateur spécialisé à la mairie de Nanterre avant de suivre son « épouse amour » à Lorient. Mais voilà, dans cette région il n’y pas de travail à pourvoir dans son métier, pas de place à prendre auprès de jeunes gens en difficulté ni d’ateliers d’écriture à diriger. Nécessité oblige, il intègre les usines d’agro-alimentaire et devient non pas ouvrier mais « opérateur de production », il ne travaille pas à la chaine mais « à la ligne ». Euphémismes sournois quand il s’agit de survivre financièrement là où la possibilité de la parole et de la réflexion sont proscrits par le temps et le labeur. Alors chaque jour ou chaque nuit, malgré l’épuisement, Joseph Ponthus écrit et décrit. Les tonnes de bulots à ramasser à la pelle, le sang des abattoirs, les carcasses exsangues, les corps cassés des travailleurs, le sien… De ce mortifère sublimé en un long poème pétri de fraternité, d’amour et d’humour, Mathieu Létuvé a décidé de faire un spectacle. Seul en scène, le comédien et directeur de la Cie Caliband Théâtre habite intensément le texte de Ponthus, accompagné des lumières d’Eric Guibaud et de la musique electro live conçue par Olivier Antoncic. Une belle révérence au doux Joseph disparu à quarante-deux ans, dont la pensée vitale nous réunit ici.

Par Nathalie Bach

DANSER SCHUBERT AU XXIE SIÈCLE, danse du 5 au 8 octobre à l’Opéra national du Rhin, à Strasbourg ; et le 9 novembre à La Sinne, à Mulhouse www.operanationaldurhin.eu

— À LA LIGNE, théâtre du 19 au 21 décembre au TAPS-Scala, à Strasbourg www.taps.strasbourg.eu

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© Paul Lannes
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© Arnaud Bertereau

Jolis, jolis monstres

Si la pièce de la compagnie Munstrum fut créée en 2021 au Festival Momix puis présentée au Off d’Avignon l’année suivante, l’histoire des Possédés d’Illfurth remonte, quant à elle, au milieu du xixe siècle. La légende raconte en effet qu’à cette époque, dans un petit village du sud de l’Alsace, Joseph, sept ans, et Thiébaut, neuf ans, furent soudainement atteints d’un mal mystérieux. Les autorités religieuses s’accordèrent alors pour déclarer les deux enfants possédés par des esprits démoniaques, et décidèrent de pratiquer un exorcisme… De la légende contée aujourd’hui encore par les habitants de son village d’origine, le comédien et metteur en scène Lionel Lingelser a tiré un solo puissant dans lequel il convoque ses démons, ses blessures et ses espoirs, en mêlant mythe, fiction et souvenirs. « Ce spectacle rend hommage à la part d’enfance et d’innocence où tous les fantasmes sont possibles, commente-t-il. Celle qui aide l’imaginaire à se transformer en un refuge, une forteresse inébranlable face aux assauts du réel. » La performance est à la fois visuelle, sensorielle et physique, la mise en abîme profonde et le récit initiatique diaboliquement poétique. Un véritable tour de force largement salué par le public depuis ses tout débuts, comme un cri d’amour au théâtre qui bouleverse partout en dedans, devant lequel on pleure autant que l’on rit, et parfois même les deux simultanément. Incontournable.

— LES POSSÉDÉS D’ILLFURTH,

théâtre du 4 au 6 octobre au TJP, à Strasbourg ; le 28 novembre au Nouveau Relax, à Chaumont ; les 30 novembre et 1er décembre au CCAM, Scène nationale de Vandœuvre-Lès-Nancy ; et les 5 et 6 avril à l’Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône tjp-strasbourg.com

Mon roi

« Oui, je vais me lever, et, tourner dans la ville par les rues et par les places, je vais chercher celui que mon âme aime. » En fond sonore, le Cantique des cantiques mis en musique par Rodolphe Burger pour ses amis Alain Bashung et Chloé Mons lors de leur mariage. Le couple chante tandis que nous contemplons, religieusement, une minuscule Bible hébraïque, « ancêtre du livre de poche 10/18 », s’amusent les conservateurs de l’exposition de la Bibliothèque nationale et universitaire. Imprimée à Strasbourg au xvie siècle, elle est – comme les Cantiques – attribuée à Salomon, fils de David, tous deux rois d’Israël au xe siècle av. J.-C. Ce duo royal est sanctifié à la Bnu avec « Sacrés Rois ! David & Salomon à travers les âges ». Les faits de ces souverains sont connus, car largement documentés : David versus Goliath ou l’union de Salomon et de la reine de Saba. « Pas de roi sans reine », insiste le commissariat de l’expo. Figures emblématiques, ils sont célébrés tout au long d’un parcours qui nous fait traverser les continents et les religions – pas plus œcuménique que David & Samson – grâce à eaux-fortes (le Songe de Salomon de Chagall), céramiques (des carreaux en faïence alsaciens du xviie siècle), lithos (d’Otto Dix) ou illustrations par Kupka. Légendaires…

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Les Possédés d’Illfurth © Jean-Louis Fernandez
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Otto Dix, Saul und David, 1958

Toujours aussi Tenace

Dire que l’on se prend un sacré coup de vieux (façon coup de pied circulaire dans la mâchoire et les chicots qui volent) quand on se rend compte que Mass Hysteria vient de fêter ses trente ans, est un doux euphémisme. On les revoit hurler leur recherche du « bien-être et (de) la paix » les dreads au vent comme si c’était hier… Sauf que, non, en fait, ça remonte aux années 90 et le temps s’est envolé. Et pourtant. Pourtant, le metal, lui, est resté. Et a grandi, encore, encore, et a mué, muté, évolué en fusionnant les styles, jusqu’à laisser son empreinte dans la pierre et les têtes et les tripes. Grâce notamment à un retour en force, il y a dix ans, avec L’Armée des ombres, album de la résurrection, suivi par deux autres opus (Matière noire puis Maniac) tout aussi cataclysmiques. Et si Mass Hysteria est toujours considéré comme « l’un des pionniers du metal français », le groupe fait bien partie de ceux qui pérennisent, capables de nous faire bouger les cheveux avec un seul riff bien senti. Toujours aussi énergique – voire complètement enragé –, leur nouvel album en deux parties, Tenace, appelle une fois encore à la révolution de la pensée, au réveil des consciences, avec un premier volet relativement sombre illuminé par une suite chargée d’espoir. Et comme c’est évidemment en live que l’expérience prend tout son sens, on ne peut que vous encourager à ressortir vos baggys de l’armoire pour profiter du moment.

Par Aurélie Vautrin

— MASS HYSTERIA, concert le 6 octobre à la BAM, à Metz ; le 7 octobre à La Laiterie, à Strasbourg ; le 8 octobre Chez Narcisse, au Val-d’Ajol ; et le 8 décembre au Moloco, à Audincourt www.citemusicale-metz.fr

www.artefact.org

cheznarcisse.fr

www.lemoloco.com

Être éphémère

Éloge du mouvement et de la vie, le ballet met en scène un moment d’existence, un cycle, et le sens que le corps peut lui donner. C’est le propos central de Corpus, imaginé par la chorégraphe allemande Silvana Schröder, directrice depuis 2011 du Staatsballett de Thuringe. Une nouvelle création pour l’Opérathéâtre de l’Eurométropole de Metz et son corps de ballet, parmi les trois que la structure messine proposera cette saison. Le ballet de Silvana Schröder nous raconte l’histoire d’un individu de sa naissance à sa fin : sa connexion physique avec les éléments naturels, mais aussi son appartenance à un corpus social qui donne à chacun un rôle actif à jouer dans la société. S’ouvrant sur une éclosion entre chair et végétal, Corpus se poursuit comme une suite d’expériences menées par les corps sur leurs propres capacités, jusqu’aux impressionnantes scènes de groupe annonçant le déclin physique. Le parallèle entre l’organisme humain et celui de la plante, soumis tous deux au cycle de la vie et au flétrissement, est constant. Sur une musique empruntant aux répertoires de Max Richter, Frankie Chan ou encore Les Tambours du Bronx, Corpus est porté par un souffle puissant et sensuel. La fascination de voir ces corps bouger, mais aussi lutter, n’a d’égale que la volonté d’exister qui transpire de chaque pore.

— CORPUS, ballet les 10, 11 et 12 novembre à l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz opera.eurometropolemetz.eu

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© Ronny Ristok (Theater Altenburg Gera)
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Mass Hysteria © Audrey Wnent

Hémorragie extrême

Sa dernière pièce créée au Théâtre de la Manufacture, Carte noire nommée désir, a fait couler beaucoup d’encre, notamment lors d’un passage très remarqué à Avignon l’été dernier (#tontonfacho en frissonne encore). Après le succès et les polémiques, Rébecca Chaillon est de retour à Nancy avec Plutôt vomir que faillir, sa pièce – forcément radicale – sur l’adolescence. Et, comme on pouvait s’y attendre, l’autrice-comédienne-metteuse-en scène tire à balles réelles, mixant sans ménagement âge ingrat et nourriture(s), performances organiques et paroles décomplexées, poing levé et majeur dressé face à la stigmatisation automatique – des corps, des classes, des genres, races, religions, sexualités… Le tout pour un nouveau public cible : les ados eux-mêmes, qu’elle choisit ici de mettre en scène. « Du collège, je garde le souvenir amer de n’avoir rien compris à ce qu’il m’arrivait, explique-t-elle. De prendre de pleine face et sans casque les codes d’une société nouvelle. D’avoir vécu mille violences et perditions dans l’enceinte de mon corps et de la cour. C’est de loin la période où j’aurais voulu qu’on mette sur ma vie des mots, des images à la hauteur de mes émotions. » C’est donc ce qu’elle a choisi de faire, les yeux dans les yeux, frapper fort, le verbe haut, la liberté comme étendard et la métaphore comme arme de poing. Utiliser son art, utiliser le théâtre, pour appeler à l’éveil des consciences, au rejet d’une société inadaptée, des assignations, de la bien-pensance, en mêlant bouffe et odeur de soufre, télé-réalité et ciné-trash, caricatures et traumas partagés. « J’ai envie de parler premières fois trop tôt et trop tard, boutons sur le front, poils partout et nulle part, seins qui poussent trop et pas assez, genre à l’envers, apprentissage de son corps, communication impossible avec la famille, famille sans passé nommé, fratrie décomposée, silence, silence, silence, coming out, foi de nos parents, foi à soi, dépendances et prises de risque, engagement militant numérique, jets de pensée, jets d’émotions, rejet de tout. » Une œuvre protéiforme, polymorphe, excentrique, bulldozer qui écrase tout sur son passage, mais qui malgré tout, par la poésie, l’insolence et le talent, répare et rassemble. Déjà incontournable.

— PLUTÔT VOMIR QUE FAILLIR, théâtre du 8 au 11 novembre au Théâtre de la Manufacture, à Nancy ; du 27 novembre au 1er décembre au CDN Besançon Franche-Comté, à Besançon www.theatre-manufacture.fr www.cdn-besancon.fr

Jeu sans frontières

Le festival Loostik propose au jeune public de traverser les frontières géographiques et créatives. L’événement, coopération entre le Centre dramatique national du Carreau à Forbach et la Fondation pour la coopération culturelle franco-allemande à Sarrebruck, propose ainsi des spectacles côté français et côté allemand, dans les deux langues ou sans paroles. Au Carreau, on retrouvera notamment Un petit chaperon rouge, lauréat du Molière jeune public en 2006, qui revient dans une nouvelle version signée Florence Lavaud, voulue « adaptée à la jeunesse actuelle », où le loup féroce et séducteur et la jeune fille naïve se livrent à un ballet de scènes aux images saisissantes. Le spectacle de danse Jusqu’à l’os, de la compagnie KiloHertZ, propose une remuante leçon d’anatomie, tandis que le Ballet de l’Opéra national du Rhin interprète la pièce Kamuyot du célèbre Ohad Naharin dans un show survolté, ode à la joie et à la jeunesse. Le théâtre d’objets de Johanny Bert invite à jouer avec un matériau fabuleux, la mousse, dans un joyeux et poétique corps-à-corps, tandis que Goupil et Kosmao rend hommage aux numéros de cabaret avec un spectacle de magie nouvelle. Ateliers et rencontres jalonneront le festival, fort de 40 représentations pour neuf spectacles en tout, entre Forbach, Hombourg-Haut et Sarrebruck ; la programmation côté sarrois sera dévoilée le 5 octobre.

Par Benjamin Bottemer

— LOOSTIK, festival jeune public de spectacle vivant du 7 au 12 novembre au Carreau à Forbach, à Hombourg-Haut et à Sarrebruck loostik.eu

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Plutôt vomir que faillir © Marikel Lahana
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Le Petit Bain (Rémy Bénard) © Jean-Louis Fernandez

Voyage sans frontière

Du solo à l’orchestre, de l’Asie aux États-Unis, de l’Europe au Moyen-Orient, de l’ancienne à la nouvelle génération : la 38e édition du Festival Jazzdor-Strasbourg fait fi des différences d’espace, de rythme et de temps pour nous offrir un voyage au cœur d’une planète en perpétuel mouvement. Plus de cent-cinquante musiciens venus du monde entier vont en effet faire résonner l’Alsace et l’Allemagne de toutes les sonorités du jazz d’hier et d’aujourd’hui – et même de demain, hors des sentiers battus, et autres conventions. D’ailleurs, quitte à franchir les limites des pays et des continents, Jazzdor embarque carrément le public dans les étoiles en proposant cette année une série de concerts au Planétarium du Jardin des sciences de l’université de Strasbourg ! Côté programmation, on retient pêle-mêle le trio américain guitarecontrebasse-batterie de Bill Frisell en ouverture, le projet Ex Machina de l’Orchestre national de jazz et des concepteurs scientifiques de l’IRCAM, les trios de Samuel Blaser et de Pierre Boespflug, le quintet India de Louis Sclavis ou encore le duo David Murray-Kahil El’Zabar, qui explore les formes de la musique noire depuis l’Afrique de l’esclavage jusqu’aux États-Unis du xxe. Enfin, notez que le dispositif Jazzpassage fête cette année ses 20 ans avec Thérapie de couple du sextet franco-allemand du saxophoniste Daniel Erdmann, une œuvre tout en symboles qui s’inspire du dialogue, parfois complexe, entre nos deux pays voisins.

— FESTIVAL JAZZDORSTRASBOURG, festival du 10 au 24 novembre en divers lieux, à Strasbourg jazzdor.com

Entrez dans la transe

Après y avoir présenté It’s going to get worse and worse and worse, my friend, puis Lisbeth Gruwez dances Bob Dylan, We’re pretty fuckin’ far from okay et The Sea Within, la compagnie belge Voetvolk revient à POLE-SUD pour Into the Open, une performance à nouveau brulante comme de la lave en fusion, où corps et musique se mêlent dans une anarchie parfaitement contrôlée. Un véritable « concert dansé » dans lequel sept interprètes, quatre danseurs et trois musiciens vibrent au rythme du krautrock, sorte de croisement hybride entre la polyrythmie répétitive de Can et les beats endiablés des Chemical Brothers… Est-ce que l’on assiste à un bon gros concert de rock, une pièce de théâtre ou un spectacle de danse contemporaine ? Voetvolk ne se pose même pas la question et fait valser les limites à grand coup d’air guitar, de riffs surpuissants et de poses de rockeur complètement déjantées. La musique est bruyante, les mouvements du corps sauvages. Ça pulse, ça saute, ça part dans tous les sens, et voilà que ce joyeux bordel se transforme en un moment purement festif et débridé, du genre à galvaniser les esprits – devant comme sur la scène. Et pour pousser l’expérience encore un peu plus loin, notez que vous pourrez également rencontrer les protagonistes de l’affaire – Lisbeth Gruwez, danseuse et chorégraphe, et son complice Maarten Van Cauwenberghe, musicien, compositeur et DJ – le 30 novembre à l’université de Strasbourg. Sacré programme !

— LISBETH GRUWEZ & MAARTEN VAN CAUWENBERGHE, concert dansé les 29 et 30 novembre à POLE-SUD, à Strasbourg pole-sud.fr

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Daniel Erdmann - Thérapie de couple © Romu Ducros
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Lisbeth Gruwez et Maarten Van Cauwenberghe - Into the open © Danny Willems

Affranchies

Cet automne, la scène révèle le besoin vital qu’a notre société de tendresse au TNS, celui de dire, penser et toucher le corps au Maillon, de vivre ensemble à VIADANSE, et de rêver l’Histoire pour mieux l’écrire au théâtre DijonBourgogne.

MASCULINE CONDITION

EN DÉCRYPTANT

LE DISCOURS DES

HOMMES, LE SPECTACLE DE JULIE BERÈS CAPTE L’ENJEU D’UNE ÉPOQUE DE FAÇON ESSENTIELLE. DEPUIS SA CRÉATION EN 2021, LA TENDRESSE N’EN FINIT PAS D’EMBRASSER UN SUCCÈS À

LA HAUTEUR DE SON AMBITION.

À quoi attribuez-vous particulièrement ce formidable engouement pour La tendresse ?

Il s’agit d’un sujet qui concerne les jeunes générations, mais transverse aussi les plus âgées, la constitution et la construction de l’homme ou de la femme en devenir. Simone de Beauvoir a su le dire : « On ne naît pas femme, on le devient », il en est exactement de même pour les hommes. Quelle sorte d’hommes veulent-ils ou voudraient-ils être, quels sont leurs héritages et quelles infidélités ou fidélités ont-ils envie d’avoir par rapport à la communauté à laquelle ils appartiennent, que ce soit d’ordre social, culturel, religieux. Ce sont des questions qui nous constituent tous profondément dans notre identité. Et puis notre époque a été profondément marquée par le mouvement #metoo qui marque une vraie bissectrice dans l’histoire. Il y a un avant et un après, et cette génération d’après est évidemment sans arrêt traversée par ces questions. Comment se comporter dans la tribu, bien sûr avec l’autre sexe, mais également entre les hommes eux-mêmes. La génération précédente était bien moins préoccupée et moins consciente de ces questions sociales et intimes qui touchent au désir, au lien qu’on a à la conquête, à la séduction, à la drague. C’est un spectacle qui comporte beaucoup d’humour, qui est aussi très performatif. Il donne de l’espoir. Il est politique certes, mais sans être militant et en plus, signé par une femme. Il n’y a pas juste

une colère, ou une haine, ou une plainte exprimée aux hommes. Il ne s’agit pas de dire qu’ils sont violents, violeurs, odieux, misogynes même si les chiffres nous rappellent que ni le culte du viol ni la violence ne baissent en France. Dans La tendresse, il s’agit de donner à voir les hommes dans leur puissance certes, mais aussi dans leur fragilité, leurs injonctions contradictoires et leur difficulté à se construire.

Pourquoi, selon vous, il n’aurait pas été possible de faire ce spectacle avant #metoo ?

Disons qu’il aurait été tout autre à cause de cette prise de conscience chez les hommes. Même si paradoxalement, ils continuent à avoir leur carnet de chasse et que les conquêtes amoureuses sont fondamentales, essentiellement pour obtenir le respect des autres hommes plus finalement que pour les femmes elles-mêmes.

Juridiquement, les choses ont assez peu évolué. Tout de même, il n’y a pas si longtemps, notamment en Italie et dans beaucoup de pays européens, le crime passionnel n’était pas reconnu. Il l’est maintenant à part entière, les avocats n’osent plus plaider ce genre de crime, la folie amoureuse n’est plus excusée. De la même façon, les plaintes pour viol sont mieux écoutées. On se souvient de Délits flagrants , le documentaire de Raymond Depardon réalisé en 1994 et tourné dans les bureaux du palais de justice de Paris où une jeune femme venue porter plainte pour un viol s’entend répondre que c’est peut-être sa faute si son mari a passé une mauvaise soirée et qu’elle devait rentrer chez elle…

Déconstruire les clichés n’est pas sans le risque de tomber dans un autre forme de caricature, comment avez-vous agi ?

Essentiellement par le procédé d’écriture luimême puisqu’en amont, avec les autres auteurs et autrices, Kevin Keiss, Lisa Guez et Alice Zeniter,

JULIE
BERÈS
Par Nathalie Bach ~ Photos : Axelle de Russé (comédiens) et Vincent Arbelet (Julie Berès)
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pendant près d’un an et demi, nous avons fait un travail d’immersion sociologique, philosophique, politique en réunissant des textes, des essais, pour nous permettre de comprendre notre sujet. Après je suis allée sur le terrain en rencontrant énormément de personnes concernées par les problématiques en question. On a hésité et puis on a choisi d’interroger la jeunesse, des hommes entre vingt et vingt-cinq ans parce qu’aussi cela faisait suite à mon précédent spectacle Désobéir

La tendresse est le second volet de ce diptyque. Est-ce pour autant une réponse à Désobéir qui explorait l’émancipation féminine ?

Non, simplement une évolution naturelle. C’était quatre jeunes femmes toutes issues de l’immigration dont la principale difficulté était de se construire dans une société raciste et misogyne comme la nôtre et que la seule possibilité était la désobéissance, à leur communauté, à leurs pères, pour se construire et trouver le territoire où devenir la femme non pas attendue, mais celle qu’elles avaient envie d’être. La curiosité était d’interroger cette fois des jeunes hommes, huit acteurs issus de cultures et de milieux sociaux très différents pour éviter la stigmatisation sur la misogynie. Puis nous sommes rentrés dans un rapport de confidence et d’intimité avec chacun d’entre eux, une façon idéale d’accéder à leurs contradictions qui peuvent générer de l’humour, ce qui évite tout didactisme. Par exemple, on a pu se rendre compte qu’il était possible de ne pas être homophobe, mais d’être en réaction sur le fait de voir sa femme gagner plus d’argent… Sur le plateau, je voulais un groupe puisque bien souvent le masculin est défini comme ça. Le programme des hommes, c’est la tendresse, dans le sens ou bien souvent, aujourd’hui, ils n’en peuvent plus de ces injonctions à la force physique, au courage, à la réussite. Et aussi de ne pas pouvoir confier leurs faiblesses à leurs camarades, avouer leurs échecs, leurs peurs, leur sentiment de médiocrité après une rupture. La hantise de passer pour un raté. Un homme est très vite disqualifié par rapport au groupe et en plus je trouve qu’il y a encore un niveau moyen d’homophobie tout à fait toléré dans le groupe des hommes qui est

insupportable. Les femmes peuvent être très violentes entre elles, c’est évident, mais une femme homosexuelle ou une femme prostituée ne devient pas une non-femme alors que les hommes peuvent se faire littéralement « sortir » de la tribu des hommes, et ce, dès l’enfance. L’importance de la danse dans La tendresse est là pour créer une sorte de battle, comme un nouveau combat de cape et d’épée sur la place publique. Avec un gagnant et un perdant…

Qu’est-ce qui vous a le plus surprise en créant ce spectacle ?

À quel point le masculin avait besoin d’être adoubé par le masculin pour exister. Et ce qui est terrifiant c’est que comme le féminin a encore besoin de l’être par le masculin, il serait temps que le féminin accepte que la reconnaissance de ses sœurs pourrait lui suffire. Il m’a fallu quarante ans pour accepter l’idée de déplaire à mon père et aux hommes en général, physiquement et intellectuellement. C’était difficile à assumer alors que maintenant le compliment d’une femme me semble dix fois plus important que celui d’un mec. En ce qui me concerne, la maternité a été une étape qui m’a permis de lâcher prise notamment avec la représentation du corps, la relation à l’enfant étant tellement plus importante. Il y a d’ailleurs un certain nombre d’objets de torture que j’ai arrêté d’utiliser, dont les talons qui sont pour moi maintenant de l’ordre du déguisement.

Quel est le discours des pères à leur fils puisque le premier discours entendu par l’enfant est essentiellement féminin, et souvent reproducteur bien malgré lui du schéma patriarcal ?

Il est vrai que la misogynie est aussi beaucoup constituée par les mères et il faut qu’on s’interroge sur notre participation souvent inconsciente au patriarcat. C’est aussi le cas dans les écoles où l’encouragement à la force physique et la honte de pleurer pour les petits garçons sont encore de mise. Quant au discours masculin par rapport à la paternité, il y a toujours un vrai fantasme quant à la vie quotidienne, et même en toute sincérité, lorsque les hommes pensent s’occuper pleinement de leur enfant, ils sont rattrapés par le réel. De toute façon il y a des discours à ajuster et des contradictions auxquelles les femmes elles-mêmes n’échappent pas.

Quand Le deuxième sexe a paru, les interviews de Simone de Beauvoir à ce moment-là n’étaient pas optimistes pour autant.

On sait que les femmes font encore quatre heures de tâches ménagères par semaine de plus

— C’est finalement peut-être
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ça, la vraie raison du succès de La tendresse, le discours manquant. —

que les hommes. Et encore, c’est le discours officiel des couples. C’est la question du temps dont la philosophe Claire Marin dit bien à quel point la femme crée toujours l’espace-temps et la durée dans les familles. C’est aussi à l’État de changer profondément certaines règles, comme les congés de maternité et de paternité, en Suède par exemple, ce sont les couples qui choisissent. En fait, ces jeunes hommes d’aujourd’hui ne veulent plus être ni comme leurs pères ni leurs grandspères, mais ne savent pas encore très bien quels hommes ils veulent devenir et à quel pré carré et à quels privilèges ils sont prêts à renoncer, parce que c’est de ça dont il s’agit. Et puis, il y a un grand travail à faire sur les religions, elles sont le pilier du patriarcat, avec un archaïsme incroyable. Quant à la question de la violence, l’identification des hommes en reste encore aux maffieux, aux hommes armés qui sauvent le monde, le héros reste le mec ultra-violent. Donc, on dit aux hommes de ne pas se battre, mais que quand même, c’est mieux.

Comment se fait-il qu’il y ait si peu de textes émanant d’hommes sur leur condition ou leur émancipation, je parle essentiellement du théâtre et de la littérature ?

Ils sont peut-être paumés ou ne savent pas comment prendre la parole après ce qu’ils se sont pris ! La question du consentement par exemple pour la génération de mon père n’est pas évidente à appréhender. Ce sont des questionnements qui vont à la fois très vite et très lentement. Ce sont des siècles à faire bouger. C’est finalement peut-être ça la vraie raison du succès de La tendresse, le discours manquant.

Votre compagnie Les cambrioleurs créée en 2001 connait un rayonnement remarquable. Quels changements avez-vous pu observer dans votre parcours ?

Beaucoup de choses ont énormément évolué, surtout à l’endroit artistique, les femmes sont moins considérées comme des rivales, enfin on dérange finalement moins les mecs que si c’était d’autres mecs ! Mais il reste la question de l’argent.

Le nerf de la guerre.

Oui, mais l’autre nerf de la guerre, c’est quand même la pensée !

— LA TENDRESSE, théâtre du 4 au 14 octobre au TNS, à Strasbourg www.tns.fr

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THYMIOS FOUNTAS ALL ABOUT LOVE

Par Nathalie Bach ~ Photos : Margot Briand (spectacle) et DR (portrait)

INVITÉ AU THÉÂTRE DU MAILLON À L’OCCASION DU FOCUS

« PREMIÈRES, LA SUITE », LE COMÉDIEN BELGO-GREC

THYMIOS FOUNTAS SIGNE SA PREMIÈRE MISE EN SCÈNE. UNE BELLE OCCASION DE DÉCOUVRIR SA PIÈCE SAUVEZ BÂTARD (ÉD. L’ARBRE DE DIANE).

Vous êtes parti d’une réécriture très libre de la pièce de Brecht. À l’image de Baal, êtes-vous vous aussi ce jeune homme sans illusion ?

Je pense que je l’ai été ! Mon parcours artistique a été guidé non pas par une forme de nihilisme, mais plutôt par une désillusion active. C’est-àdire, comment détricoter les fictions dont j’avais hérité et créer mon propre lien avec la réalité. Ce qui amène quelquefois à un grand désespoir, notamment pendant l’écriture de cette pièce en 2015.

Vous étiez peut-être proche de l’état de Brecht lorsqu’il a écrit Baal.

C’est vrai et, en même temps, j’ai écrit Sauvez Bâtard en contrepied parce qu’il y avait énormément de choses qui me révoltaient dans la pièce de Brecht. Je ne me suis jamais identifié à Baal, je voulais surtout tordre le cou à cette image du poète maudit qui vit dans la souffrance et la provoque par la même occasion. Ça fait partie des fictions que j’évoquais, celle du génie créateur, et c’est devenu le pivot d’écriture. Le personnage de Bâtard que j’ai inventé est beaucoup plus minable, transposé dans un univers où il est sans notoriété, où la nature et le ciel ont disparu.

Pourtant, Baal rêve de jouissance physique « sous les ciels bleus, violacés ».

Mais son plaisir physique est un plaisir qui détruit, c’est un assassin dans la pièce originale. Il tue les personnes qu’il aime ou elles se tuent elles-mêmes. Après un amour avec Baal, il n’y a pas de vie.

Quelle est votre définition du mot « bâtard », qui n’a pas toujours eu une connotation péjorative ?

Dans mon écriture, le mot vient de l’insulte. Mais l’ambiguïté vient du fait qu’on ne sait pas si c’est un prénom choisi par lui-même ou une insulte donnée par les autres, en tous cas, il s’en fait une armure. Il y a beaucoup d’humour dans cette pièce, il y a aussi

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peut-être quelque chose d’enfantin, je joue avec les sonorités, les autres personnages s’appellent Clochard, Clébard, Cafard… Mais bien sûr il y a cette notion d’hybride, celui né du mélange et l’illégitime. Bâtard est celui qui n’a pas de place, enfin quasiment une figure queer, en fait.

Chez Brecht, Baal est bisexuel.

Oui, mais vraiment la pièce de Brecht est pour moi un tremplin, et non une référence. Une fois de plus, je suis contre beaucoup de choses écrites dans Baal, notamment le rapport aux femmes, au désir qui détruit. Dans Sauvez Bâtard , le plaisir est plutôt lié à une forme d’inquiétude, il y a du désir qui transparait dans tous les personnages, de l’admiration. Oui, tous mes personnages sont extrêmement désirants.

Vous parlez d’inquiétude.

Bien sûr, comme tous les gens de ma génération et les suivantes. Pourtant, en huit ans, j’ai vraiment vaincu beaucoup de mes peurs. J’ai toujours peur pour l’avenir, mais ce n’est plus une peur constante. Nous savons que cela va être difficile, nous savons les difficultés climatiques, les inégalités sociales, mais je pense qu’il y aura toujours quelque chose à faire, la possibilité de construire un monde enviable même dans les difficultés les plus fortes.

Le mot « queer » est mouvant, que représente-t-il pour vous, aujourd’hui ?

Je me considère comme une personne queer, c’est le mot que j’utilise et qui pour moi a une forme de blessure puisqu’avant, il a été une insulte. Mais c’est une blessure qui s’est transformée et la question de la transformation est inhérente à cet élan queer que j’ai en moi. Il y a un devenir queer, c’est de toute façon un mouvement de libération, d’émancipation qui est justement celui de se donner une place. Ce qu’il y a d’étonnant avec ce mouvement, c’est qu’il évolue sans cesse avec dans le même temps des résurgences des années 70/80 aux États-Unis, mais aussi en France, qui sortent enfin au grand jour. Tout ce qui était très marginal et minoritaire est devenu central avec dans le même temps une réflexion pour l’ensemble de la société. Il y a forcément une profondeur ontologique derrière ce mot.

Vous avez une fascination pour les corps. Là aussi, d’une certaine façon vous rejoignez Brecht qui déplorait le jeu souvent très cérébral des acteurs de théâtre de son époque.

Oui, et c’est ce qui est étonnant lorsqu’on écrit une pièce, justement, l’absent, c’est le corps. Pour autant j’avais envie d’écrire une langue qui soit charnelle, physique, qui se dit et doit s’incarner, l’oralité du corps. Je ne sais pas d’où ça vient, j’observe tout le temps les corps, c’est peut-être aussi une façon d’être dans un état de spectateur permanent. Je crois aussi que cette fascination des corps est une fascination pour le langage des autres.

C’est une des raisons qui vous a fait choisir l’angle de la science-fiction ?

J’adore la science-fiction et j’ai été baigné d’œuvres qui m’ont bouleversé, Matrix notamment. Effectivement, ce sont des corps marginaux qui sont représentés. Parler d’un monde qui n’existe pas, créer un monde différent permet d’inventer de nouvelles façons de faire. C’est aussi un peu la pratique d’Ursula Le Guin, une autrice américaine féministe qui a beaucoup écrit à la lisière de la science-fiction et de la fantasy pour inventer et expérimenter des sociétés plus ou moins enviables, ce ne sont pas toujours des utopies. Elle est aussi la première à avoir écrit de la science-fiction à partir de sciences sociales, anthropologiques, et pas forcément technologiques.

Depuis que vous avez écrit Sauvez Bâtard, quelles sont vos observations sur ces années écoulées ?

Je fréquentais déjà des milieux alternatifs, militants, LGBT, surtout des personnes de cinq ou dix ans de plus que moi qui avaient déjà beaucoup milité, avec beaucoup de courage. Mais c’était encore marginal. Durant ma scolarité de théâtre, j’ai souffert d’homophobie et de stéréotypes de genre, très forts. Aujourd’hui, les oppressions sont encore présentes, mais il y a plus de verbalisation et de visibilisation des personnes et des problématiques. Les questions sont sur la table et ça donne beaucoup de puissance. Quand j’abordais ces questions, il y a huit ans, soit on me tournait le dos, soit on me riait au nez. Il est bien plus agréable de vivre à l’époque d’aujourd’hui et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai bien plus de foi. Par contre, il y a plus de réactions avec beaucoup de libertés sur les discours homophobes, transphobes, un grand mouvement réactionnaire, et la montée de l’extrême droite en Europe, et de façon générale en Occident, n’est pas du tout rassurante.

On en revient à Brecht.

Il y a des similarités en un siècle, mais la place des réseaux sociaux est le siège d’une grande lutte d’idéologies. Les conservateurs parlent beaucoup de wokisme qui est juste du progressisme social contemporain et qui a toujours existé, mais on

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— Je crois aussi que cette fascination des corps est une fascination pour le langage des autres. —

parle beaucoup moins des idées réactionnaires et de la désinformation qui se répandent comme une trainée de poudre. Il y a une culture de la peur vis-àvis de ces avancées de droit, un peu moins présente en Belgique, mais quand même, cette peur que toute la société se transforme.

Comme si l’hétérosexualité continuait d’être un destin.

On dit peu que l’hétérosexualité est aussi une construction. Il y a des périodes de l’histoire où on ne parle pas d’hétérosexualité, c’est récent comme concept. C’est en quelque sorte la mini-usine de la société de production, donc il faut promouvoir l’hétérosexualité, reproductive.

« La provocation est une façon de remettre la réalité sur pied. » C’est une citation de Brecht et je pense que vous n’allez pas l’approuver.

Exact ! Disons que la provocation me pose question, pour moi, ce n’est pas une fin en soi, c’est un concept extrêmement bourgeois. Judith Butler a beaucoup écrit sur la définition du genre, mais aussi sur la violence. Elle donnait l’exemple de deux femmes qui se tiennent la main dans la rue, qui vivent leur vie donc. La violence est dans l’intolérance éventuelle de l’œil de la personne qui regarde. La violence, c’est que deux personnes n’osent pas se toucher alors qu’elles en ont envie.

Qu’est-ce qui vous donne envie de créer ?

C’est très difficile de répondre, mais je puise beaucoup dans mon expérience intime. Sauvez Bâtard est aussi une façon de régler mes comptes avec des histoires d’amour passées, une tentative de traverser une histoire d’amour malade et de voir ce qu’il y a après. J’y vois quelque chose de politique dans la trajectoire dans le sens où en tant que personne queer on a rarement appris à aimer, à bien aimer. On n’a pas toujours de modèles ou, en tous cas, pas toujours la possibilité d’apprendre à aimer. C’est l’autrice et militante afroféministe bell hooks qui dit que l’amour n’est pas un sentiment, mais une action. Aimer n’est pas juste ressentir de l’amour, mais c’est participer activement à l’épanouissement et au bien-être de l’autre.

Elle rejoint Cocteau.

Elle va plus loin parce qu’elle en fait un artisanat et donc il faut une éducation, un apprentissage à aimer.

— SAUVEZ BÂTARD, théâtre du 10 au 11 novembre au Maillon, à Strasbourg www.maillon.eu

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VOYAGE EN UTOPIE

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Par Valérie Bisson ~ Photos : Laurent Philippe

DIRIGEANT VIADANSE, LE CENTRE CHORÉGRAPHIQUE

NATIONAL DE BOURGOGNE

FRANCHE-COMTÉ À

BELFORT, DEPUIS 2015,

HÉLA FATTOUMI ET ÉRIC

LAMOUREUX POURSUIVENT

LEUR QUÊTE COMMUNE,

INLASSABLEMENT RELANCÉE, DE MISE EN RELATION DES IMAGINAIRES.

Motivés par la circulation des projets et la constitution de réseaux allant de la Franche-Comté à la Bourgogne, du Grand Est à la Suisse et bien audelà, Héla Fattoumi et Éric Lamoureux tracent un chemin de diversité et d’entrecroisement culturels. Leur dernière création Tout-Moun témoigne avec force de cette tendance à s’affranchir des frontières, à rendre poreuses les limites, à essayer de vivre tous ensemble. Un spectacle qui chemine avec la pensée de l’écrivain et philosophe Édouard Glissant, poète de la créolisation.

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Lors de votre arrivée à Belfort, avec VIADANSE, VIAREZO ou OPENVIA, le ton était donné… Cette idée de voies, de routes, de réseaux est le fil rouge de vos projets et créations.

VIADANSE génère une dynamique qui permet les rencontres, les traversées, un mouvement qui est toujours curieux de coïncider avec les autres, humains, cultures ou disciplines. Depuis 2015, nous trouvons ici une culture du « travailler ensemble » très forte et singulière. Le Covid a remodelé pas mal de choses, mais nous continuons à nous mouvoir dans la transformation des forces en présence, il y a toujours des intentions et des tentatives de rencontres avec les acteurs d’un territoire qui sont

dans un partage de pensée. VIAREZO a pu s’étoiler dans une multitude de concrétisations telles que Quint’Est ou Tour de danse(s) avec le DancingCDCN de Dijon qui se déploie en résidences de diffusion dans huit scènes régionales. Le grand projet Territoires « Dansés en Commun » mené avec les partenaires suisses des cantons du Jura et de Bern s’est clôturé en 2021, mais les projets s’actualisent sans cesse au gré des rencontres.

En 2019, vous accueilliez en résidence les Compagnies Chatha et Labkine, et je vous demandais alors s’il vous restait un peu de temps pour engager des projets plus personnels.

Nous avons mené de très beaux projets avec Aïcha M’Barek & Hafiz Dhaou et Valeria Giuga. Aujourd’hui, nous avons deux artistes associés pour trois ans, Taoufiq Izeddiou qui vient du Maroc et Léo Lérus de la Guadeloupe. Et nous sommes restés concentrés sur nos projets. Nous entamons la tournée de notre dernière création Tout-Moun, une locution empruntée à Édouard Glissant qui veut dire « tout le monde ». Nous avons senti le besoin et la maturité pour parler de cet auteur qui nous est cher. Face au repli identitaire et à ce qui s’enkyste dans nos sociétés occidentales, il nous paraissait urgent de faire connaître cette vision utopique du monde, tout convergeait vers le projet de cette pièce.

Comment êtes-vous parvenus à mettre en forme cette idée d’entrecroisements, de rassemblement dans la diversité ?

Nous avons tenté de croiser les langages : celui de la scène, de la danse, de la musique, en restant proche de chaque identité. La musique, celle chère à Glissant, le jazz et le blues, en partie improvisée, est élargie par Benjamin Lévy aux commandes d’une palette musicale numérique et harmonique. Les images, références à la puissance des paysages tropicaux et luxuriants de la Martinique, sont des vidéos projetées sur de grands voiles translucides et mobiles. L’image devient une matière qui se mélange avec la lumière. Ce paysage mouvant crée une métaphore en 3D de la créolisation, de l’enfouissement. Les dix interprètes sont la substance originale du travail, par leurs parcours divers, par la puissance de leurs dissemblances, ils viennent de France, d’Égypte, de Tunisie, du Maroc ou des Caraïbes, ils incarnent cette idée d’identité-relation qui s’horizontalise. Chacun est un vecteur d’élargissement et d’enrichissement de l’imaginaire du groupe, véritable « bloc d’humanités aux singularités entremêlées  », qui se lance dans un flux relationnel, alternant les porosités, les interférences, les complémentarités. Ils se déploient dans un espace immersif où tout semble

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s’inventer en temps réel, faisant surgir des niveaux de perceptions différenciés. Ces notions d’identitérelation, en rhizome, sont au cœur de notre travail depuis le début, le creuset commun dans lequel nous nous inscrivions. L’identité est en mouvement, elle se construit sans cesse à travers un passage de relais et un entrelacement des imaginaires.

Pourrait-on parler de spectacle polyphonique ?

La voix d’Édouard Glissant est présente avec des bribes de textes sélectionnés, les mots les plus percutants. Et, oui, les voix s’y entrecroisent, les langages aussi, cela a fait partie de nos recherches. Les huit langues maternelles des danseurs nous ont déplacés vers des histoires de rapports au monde, de corps multiples pour tisser un imaginaire collectif. Nous avons travaillé le rythme, la sonorité, la prosodie de chaque langue, une expérience inédite, afin d’aborder la composition et l’écriture de la danse à travers ces sonorités. Nous avons mis en place un protocole de recherche autour de l’émergence du mouvement et de la langue, nous avions déjà abordé cette question du rythme percussif dans Akzak mais

nous l’avons totalement creusé, aménagé et adapté au propos de Tout-Moun . De cet élan complexe émane une «  danse chorale hybridée  », imbriquée à la partition du saxophoniste Raphaël Imbert et aux chants polyphoniques. Nous avons toujours eu un mode d’être au monde, une identité différente qui se réaffirme dans une identité-relation de trente ans et qui permet une dynamique de croisements renouvelée. Nous insistons sans cesse sur le dialogue. C’est toujours un combat.

— TOUT-MOUN, théâtre les 12 et 13 octobre aux 2 Scènes, Scène nationale de Besançon ; le 18 novembre au Théâtre du Jura, à Delémont, en Suisse ; le 23 novembre au Théâtre, Scène nationale de Mâcon ; les 10, 11 et 12 janvier au ChaillotThéâtre national de la Danse, à Paris ; et le 12 mars à la Quinzaine de la Danse à La Filature, à Mulhouse www.viadanse.com

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MAËLLE POÉSY,

ESPACE ET TEMPS

POUR SA NOUVELLE CRÉATION, LA METTEUSE EN SCÈNE, AUTRICE, COMÉDIENNE ET DIRECTRICE DU TDB, MAËLLE POÉSY, EMBARQUE LE PUBLIC DANS UNE FRESQUE REPLAÇANT LES FEMMES AU CŒUR DE LA CONQUÊTE SPATIALE.

Par Caroline Châtelet ~ Photo : Vincent Arbelet
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Écrit avec Kevin Keiss – collaborateur de longue date de Maëlle Poésy – Cosmos entremêle fiction et documentaire. S’appuyant sur un travail de recherche autour des Mercury 13 (des pilotes d’avion américaines promises à un départ dans l’espace) et d’entretiens avec des astrophysiciennes, le spectacle entremêle les témoignages des cinq interprètes réunies. Qu’elles soient comédiennes ou circassiennes, ces artistes portent ensemble ce récit qui, en balançant entre fable et réel, nous invite à (re)considérer les questions des limites – personnelles comme structurelles – et du dépassement de celles-ci.

RENCONTRE AVEC MAËLLE POÉSY.

Vous avez écrit Cosmos à quatre mains avec Kevin Keiss. Comment avez-vous procédé ?

C’est une construction longue. J’avais au départ très envie de travailler sur l’astrophysique, le rapport au temps et à l’espace d’un point de vue féminin. D’interroger ce que les cycles de temps existant dans l’univers nous racontent et nous disent de notre échelle terrienne. Je voulais réfléchir sur la façon dont le regard que nous pouvons avoir sur l’espace raconte quelque chose de nos fragilités et de nos décisions, en cours comme à venir. Nous avons commencé par un temps de recherche qui s’est étalé sur quasiment deux ans, au cours duquel nous avons, d’une part, réalisé des interviews avec des astrophysiciennes. Nous avons rencontré des femmes comme Claudie Haigneré, astronaute française partie dans l’espace ; Fabienne Casoli, directrice de l’Observatoire de Paris, spécialiste du cycle de vie des étoiles ; Françoise Combes, directrice de recherche au CNRS, astronome et spécialiste de la matière noire et avons échangé avec elles sur des sujets très différents. D’autre part, nous nous sommes plongés dans les archives des années 60 portant sur la conquête spatiale et le début de la course aux étoiles. C’est lors de cette recherche historique que nous sommes tombés sur l’histoire des Mercury 13 : un programme clandestin ayant dans les années 60 réuni des femmes américaines pilotes d’avion entraînées pour partir un jour dans l’espace. C’est à partir de ces différents éléments que nous avons écrit une fiction, entremêlant ces récits et paroles.

Comment avez-vous articulé ces divers éléments ?

L’ensemble tisse des réseaux de correspondances. Les thématiques que nous avons décidé de traiter pour les astrophysiciennes parlent d’histoires de cycles : le cycle de la vie et de la mort des étoiles et dont dépend le vivant, l’existence d’une vie sur Mars il y a longtemps, les futurs possibles nés des recherches actuelles sur la matière noire, etc. Ces enjeux abordés par le parcours des astrophysiciennes se frottent avec l’histoire de ces femmes ayant participé au programme Mercury 13.

Le spectacle pose la question de qui a le droit de rêver, qui ne l’a pas, pourquoi. Et comment les rêves d’une génération – même s’ils demeurent à l’état de rêves – posent les conditions d’un changement à venir pour les générations suivantes. Cosmos parle de la puissance des passions comme force de libération et cela se retrouve dans tous les parcours de ces femmes : pour les astrophysiciennes, nous avons été saisis par l’entremêlement de leurs sujets de recherche, de leur passion pour leur métier et de la façon dont ce tissage transcende les possibles.

Cette question de « qui a le droit de rêver ? » est présente dès le début du texte, Cosmos s’ouvrant avec des paroles poétiques rendant compte de ce que charrie en puissance imaginaire l’espace, avant d’évoquer progressivement et de manière plus concrète la conquête spatiale…

Ce qui me plaît infiniment lorsque l’on parle du ciel, c’est que ce sujet ouvre à de vraies questions philosophiques, sur notre rapport à notre inscription dans le monde et dans des cycles plus vastes. La démesure de l’espace physique et temporel nous replace dans un cycle excédant largement l’échelle de nos vies. Mais il s’agit aussi de traiter les correspondances entre macro et micro. Se confronter aux rêves d’une génération de femmes qui se battaient pour pouvoir réaliser leurs rêves comme ceux auxquels les hommes avaient droit crée un recul sur des faits de société contemporains et des luttes actuelles.

Cosmos évoque par ses questionnements féministes le documentaire de Silvia Casalino. Dans No Gravity (2011), l’ingénieure en aéronautique interroge le sexisme et la place des femmes dans la conquête de l’espace…

Ce documentaire a été un grand coup de foudre pour moi par sa manière de reconstruire et transformer les imaginaires qu’on peut avoir sur l’espace. L’un des pans de Cosmos porte sur la passion, la façon dont la science nous amène à des questions philosophiques sur le vivant, le temps. L’autre cœur du spectacle interroge le fait qu’un domaine portant une force symbolique de libération, de transcendance, d’aventure soit

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L’un des pans de Cosmos porte sur la passion, la façon dont la science nous amène à des questions philosophiques sur le vivant, le temps. —

demeuré si longtemps l’apanage des hommes et un impensé pour les femmes. C’est aussi pour cette raison qu’il était également essentiel que les interprètes du spectacle aient des origines, et donc des rapports au ciel, divers – cela ouvre à d’autres perspectives. Le ciel se raconte de façon complètement différente selon les cultures et les pays. Les mythologies du ciel sont d’une grande richesse et elles ont de tout temps permis aux personnes, selon leur culture, de se raconter le monde. Notre imaginaire a été complètement bouleversé par l’imaginaire spatial et scientifique actuel, mais il y a un tissage à faire avec la poésie et la mythologie des cultures qui expliquent le ciel.

Comment avez-vous construit la distribution ?

Il y avait, donc, cette question d’avoir une distribution dont les artistes (qui viennent d’Autriche, de Centrafrique, du Chili ou… de Normandie !) ont un rapport propre à « leur » ciel. Mais j’avais aussi la volonté de chercher des interprètes travaillant pour certaines l’aérien. Dans leur pratique circassienne, Dominique Joannon et Liza Lapert explorent toutes les deux ce rapport à la gravité. Qu’est-ce que le fait de voler, d’être suspendue dans les airs suscite comme sensation de liberté, qu’est-ce que cela amène physiquement ? Quelle perception de la terre, quelle force cela déploie-t-il ? Il est essentiel que des corps puissent raconter, porter ces enjeux de manière organique, physique.

Ce projet a-t-il modifié leur place ?

Complètement. Certaines découvrent un rapport au texte, au théâtre, tandis que d’autres sont au croisement de leur pratique puisque de comédiennes, elles se mettent à danser. Cette porosité m’intéresse en ce qu’elle nous amène elles et moi – qui travaille ici au croisement de plusieurs disciplines – à nous déplacer. Le fait que le texte du spectacle soit écrit par Kevin Keiss et moi-même amène également une particularité : nous travaillons avec des partitions qui évoluent beaucoup au cours des répétitions, qui sont réécrites au fur et à mesure. Pour ma part, je ne les dirige pas de la même manière que s’il s’agissait d’un texte préexistant – pour l’écriture d’un projet tel que Cosmos, les questions de ton, de narration, d’écriture au plateau avancent ensemble. Ce sont des allers et retours entre le texte, la structure, le travail au plateau. Donc cela leur demande une grande adaptabilité et un travail de longue haleine.

Vous parlez de partition. Pourquoi ce terme ?

J’utilise ce terme d’abord, car je suis sensible au rythme. Le rythme du plateau doit se retrouver dans le texte et le texte va créer, également, le rythme du plateau. L’idée de partition inclut également pour moi la présence d’images plastiques. La création musicale, la création lumière, la scénographie, la chorégraphie dans l’espace : tout cela dialogue et participe de la partition qui est composée d’une écriture scénique et d’une écriture du texte. Et puis il y a notre travail avec Kevin, nous concevons ensemble la structure du texte, son histoire, ses enjeux, ses personnages. Kevin écrit seul, mais cette partition est le fruit de nos échanges passionnants et passionnés avant et pendant les répétitions.

En mars 2021, vous disiez, pour votre projet de direction du TDB, souhaiter donner à voir des « histoires [qui] nous aident à traverser l’époque, la questionner, la comprendre », proposer des « récits manquants d’aujourd’hui  ». Cosmos s’inscrit totalement dans cette lignée…

Quand on dirige une institution, on porte un projet artistique global. Ce que je défends en tant qu’artiste est évidemment poreux avec le travail de programmation, avec les valeurs défendues et le travail de terrain mené. L’un nourrit l’autre, forcément. Cette démarche s’est affirmée artistiquement pour moi et j’ai d’autant plus envie de la défendre que je vois qu’elle trouve un écho du côté des spectateurs.

Y a-t-il d’autres traits saillants dans ce que vous avez pu découvrir, renforcer, amender depuis votre arrivée à la tête du TDB ?

Si ce n’est que notre deuxième saison, il y a un vrai enthousiasme à construire une saison, à avancer dans cette découverte. Le désir de créer une maison de rencontre qui essaie de dépasser ou de rendre poreux tout ce qui ressemblerait à une frontière, de créer le dialogue avec des récits pas toujours visibles sur les plateaux, est toujours aussi joyeux et présent. J’ai la chance d’avoir de très bonnes relations avec les tutelles et sentir que le projet est soutenu, qu’il y a une responsabilité commune, est essentiel pour que les actions se développent sereinement et avec envie. Après, l’une des découvertes est la question du temps : le temps qu’il faut pour mettre en place réellement le projet dont on rêve ; pour être au plus juste de ce qu’on souhaite faire…

— COSMOS,

théâtre du 17 au 21 octobre et du 7 au 9 novembre au théâtre Dijon-Bourgogne

TDB est le centre dramatique national de Dijon www.tdb-cdn.com

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Le spectacle pose la question de qui a le droit de rêver, qui ne l’a pas, pourquoi. —

En chœur

Que serait la musique sans scène pour les santiags, sans fosse pour les Docs, sans tous ces lieux qui font son identité ? Elle ne serait pas, et ils l’ont compris : démultipliant son champ des possibles, L’Autre Canal édifie des passerelles, générationnelles et territoriales ; le NCY Milky Band dépasse les frontières terrestres et atteint une galaxie groove, où tourbillonnent des planètes jazz, hiphop et electro. À Mulhouse, évidemment, le festival Météo fête ses quarante ans d’engagement ; en Haute-Saône, la matière chante le passé, avec Matsutake ! Et à Sainte-Marie, pour C’est dans la vallée, Rodolphe nous raconte Rachid.

VIVA LA REVOLUCIÓN

CHANGEMENT DE CAP, MISSIONS RÉINVENTÉES, PORTES (TOUJOURS)

OUVERTES : L’AUTRE CANAL EST EN PLEIN BOULEVERSEMENT, ET CE N’EST QUE LE DÉBUT ! UN GRAND CHAMBARDEMENT QUE L’ON DOIT

À SON NOUVEAU DIRECTEUR, SÉBASTIEN ETIENNE, FRAÎCHEMENT

DÉBARQUÉ DE SON ARDÈCHE NATALE ET BIEN DÉCIDÉ À TOUT CHANGER

OU PRESQUE — MAIS EN TOUTE SOBRIÉTÉ.

Par Aurélie Vautrin ~ Photo : Arno Paul

« L’Autre Canal doit être la synthèse entre musiques actuelles et service public. Dans les représentations, c’est avant tout une salle de concert, or, en vérité c’est un projet extrêmement étendu, avec beaucoup de missions, et l’enjeu pour moi est de les faire valoir toutes au même niveau d’importance. » Dès son arrivée en novembre dernier, Sébastien Etienne a tenu à remettre les pendules à l’heure : « Tellement plus que des concerts » est d’ailleurs devenu le nouveau leitmotiv de l’établissement. Éducation et émancipation artistique et culturelle, accompagnement et transmission au plus grand nombre, exploration territoriale, enjeux de sobriété et d’inclusion, lien fort entre les différentes associations, nouveaux imaginaires – sa priorité, c’est de faire de l’Autre Canal « un lieu d’échanges, de rencontres, qui doit servir à une diversité d’initiatives dans le champ de la musique évidemment, mais aussi culturel, social, sportif, bref, un véritable lieu de vie pour tous ».

Il a quarante-deux ans, le sourire aux lèvres, le verbe haut et l’accent chantant. Est intarissable sur l’Amérique du Sud qu’il a traversée de part en part, notamment sur l’Argentine, pays auquel il voue une véritable passion. Et rappelle dès les premières minutes de l’interview son attachement à son Ardèche natale, « (s)a terre » , où il a œuvré pendant vingt ans à faire évoluer les pratiques et les consciences. « Nous étions dans un contexte de ruralité où il n’y avait absolument pas d’évidence, notamment au point de vue des politiques publiques, que tout cela advienne. J’ai grandi sur un territoire sans bibliothèque, sans salle de concert, sans musée, sans école de musique. Tout ce qui pouvait exister un peu tenait à l’associatif, avec une fragilité complète et très peu de moyens. J’ai eu à cœur de changer cela. » Parmi ses faits d’armes, il y a notamment la création de la SMAC 07 du côté d’Annonay, une structure multiculturelle qu’il a sortie de terre, puis pérennisée jusqu’à la faire devenir essentielle sur son territoire. Douze ans plus tard, en 2015, il est nommé directeur de la culture du département de l’Ardèche, et plonge la tête la première dans le grand bain de la gestion et de la construction de politiques publiques. Ce qui l’amène en 2022 à prendre la tête de l’Autre Canal, à la suite d’Henri Didonna, en place depuis quinze ans. « Ce qui m’a amené ici, c’est une appétence aux enjeux des musiques actuelles, et une autre extrêmement prononcée aux services publics. J’ai longtemps été musicien, j’ai été directeur programmeur, j’ai géré seul la ligne éditoriale de la SMAC 07, mais je crois qu’aujourd’hui je me sens plus l’âme d’un développeur de projets, sur des enjeux de territoire, de mise en réseau, sur le fait de travailler la connexion entre des mondes qui ne se connaissent pas. D’autant qu’ici, on est complètement sécurisé niveau programmation, avec l’équipe en place et l’arrivée de Clément Mijadec, le nouveau programmateur, à la mi-octobre. Je peux donc me détacher complètement du quotidien de l’artistique, car j’ai pleinement confiance en mes collègues sur ce volet-là. »

À présent, les portes de l’établissement sont toujours ouvertes – pas uniquement lors des concerts, comme ça l’était jusqu’alors. Comme un symbole concret de cette volonté de faire de la structure un lieu de confluence, où l’on démultiplie le faire-ensemble, la transmission, l’éveil. Un lieu ouvert avec un champ des possibles pour tous, de la toute petite enfance aux seniors, avec un rayonnement géographique beaucoup plus étendu, et une mise en cohérence de tous les échelons, de la ville à l’Europe, notamment sur les questions de transition écologique. « Comme beaucoup de structures culturelles actuellement, l’Autre Canal rencontre de fortes turbulences. Les ressources n’augmentent pas (voire baissent), et les charges ne cessent d’augmenter à tous les niveaux. Nous sommes en situation de déficit, il faut donc repenser le modèle économique, trouver des perspectives d’avenir qui soient à la fois constructives et positives. »

Finies les grosses productions comme au lancement du festival Bon Moment : désormais, on travaille les « circuits courts artistiques », on valorise l’échelle locale en inventant de nouveaux réseaux de diffusion. « Le public est complètement prêt à tout ça. Nous l’avons vu avec la formule de Bon Moment cet été, qui a été une vraie réussite à tout point de vue. Et puis dire qu’on fait un événement sobre dans sa mise en production, ça ne veut pas dire que les contenus ne sont pas intéressants, juste que l’on travaille de manière extrêmement fine les coûts de production. On compose avec de la contrainte, mais c’est un champ des possibles exploratoires considérable. » Il faut dire que les années passées nous ont prouvé, une nouvelle fois, que l’avenir de la culture de manière générale était relativement fragile – un virus, et la voilà taxée de « non essentielle ». « Les prochaines élections seront déterminantes sur le sujet. On voit ce qui peut se passer dans des régimes populistes, comme en Italie, où les impacts de certaines décisions politiques sur le champ culturel sont immédiats. Alors il faut se poser la question, qu’est-ce que l’on veut pour notre pays demain en matière culturelle, un recul extrêmement important, ou conforter un modèle certes fragile, mais qui permet son existence même ? Il faut aussi certainement que les acteurs culturels sachent réinvestir le champ politique, savoir raconter l’importance de la culture aux élus qui ne la considèrent pas du tout comme une priorité. » D’où un quotidien davantage tourné vers la politique, l’administratif et l’avenir pour aider au développement, à l’évolution et à l’écriture d’un futur approprié à tous.

Défaitiste, Sébastien Etienne ? « Pas du tout. Je crois au contraire qu’il faut absolument se mobiliser sur toutes ces questions-là. » Et c’est exactement ce qu’il a prévu de faire pour l’Autre Canal. Raz-de-marée en vue !

lautrecanalnancy.fr

— Ma priorité, c’est de faire de l’Autre Canal un lieu d’échanges qui doit servir à une diversité d’initiatives musicales, culturelles, sociales, sportives — un véritable lieu de vie pour tous. —
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Le 08.09, à l’Autre Canal, Nancy

RENAISSANCE DU COOL

AVEC UN SENS DU FEELING ALLIÉ À UN GROOVE EUPHORISANT, LE NCY MILKY BAND ENVOIE SUR ORBITE FUNK, JAZZ, HIP-HOP, ELECTRO… DANS SON ALBUM DE REPRISES OUR GURUS VOL. 2, LE GROUPE NANCÉIEN FAIT VALSER LES ÉTIQUETTES.

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Par Benjamin Bottemer ~ Photo : Iris Mathieu

Après avoir écouté quantité d’albums jazz bourrés de solos ultra-techniques, la musique du NCY Milky Band est une vraie bouffée d’air frais. Le terme n’a rien de réducteur : la sensation est salutaire, et a tout à voir avec l’histoire du groupe. Celui-ci est né dans le quartier des Trois-Maisons, au sein d’une coloc’ de musiciens où s’enchaînent les jams. Un beau jour, Louis Treffel, fondateur du label Black Milk Music, soumet l’idée d’un backing band capable de jouer live et d’enregistrer avec les artistes du label. Au sein de son catalogue, BMM records mêle hip-hop, electronica, electro-funk… il fallait donc des zicos polyvalents et ouverts. L’alchimie fonctionne si bien que les colocs décident de créer un « véritable » groupe. « Quand tu écoutes le Milky, tu ne dois pas t’ennuyer : c’est notre seule ligne directrice ! annonce Louis. C’est l’alliance de deux cultures : l’enseignement des conservatoires et un esprit plus libéré, créatif et éclectique. »

AIRS DE FAMILLE

L’aventure débute en 2020 avec un album de reprises baptisé Our Gurus , qui sonne comme une profession de foi. On y croise les papes de l’electronica Boards of Canada, le savant fou du hiphop Madlib, l’arrangeur de Gainsbourg Jean-Claude Vannier ou encore George Clinton. Une sorte de grand mix d’influences, idéal pour mettre le doigt sur l’identité du NCY Milky Band… si tant est que ce soit possible au vu de la diversité des morceaux et de leur interprétation débridée. Enregistré en deux jours dans les conditions du live, Our Gurus veut plonger l’auditeur dans l’état d’excitation ressenti dans ce moment de communion. «  On ajoute quelques touches électroniques en post-prod, mais celle-ci n’est pas destinée à corriger quoi que ce soit  », explique Louis, également claviériste du groupe. «  On ne cherche pas la performance, Our Gurus, c’est plus quelque chose d’immersif, d’organique, ajoute Quentin Thomas, le saxophoniste. C’est aussi une respiration entre les albums, où on essaye plein de choses. » Les deux albums Burn’IN et 100 Ans, sortis en 2021 et 2022, sont plus produits, plus écrits, avec des compos originales. Mais on y déniche des éléments esquissés dans le premier Our Gurus. « Le Milky c’est plus une atmosphère qu’un style, sans être fourre-tout », glissent Louis et Quentin.

CÉLÉBRATION COME ON

Après la sortie des albums, la formation a «  la dalle » : plein de sons dans la tête et de nouveaux maîtres à célébrer. Le volume 2 de Our Gurus, sorti début septembre, réunit Aphex Twin, Giles, Giles et Fripp, ancêtre de King Crimson, la légendaire

Messe pour le temps présent de Pierre Henry, une pépite funk du Bobby Boyd Congress… « On revisite des morceaux souvent méconnus, ça crée de petites histoires : pour Charles Stepney, on a reçu un mot de remerciements de ses filles pour avoir fait revivre sa musique , raconte Louis. On a aussi repris une piste que le compositeur Laurent Petitgirard a sortie quand il avait 18 ans, avant de faire de la musique symphonique. Il nous a envoyé une vidéo très sympa, avec des corrections au clavier. » Le NCY Milky Band rejoue aussi des musiques déjà issues de samples, comme celles du batteur et producteur Karriem Riggins ou du beatmaker Ohbliv. Une démarche qui accentue encore l’effet mixtape, la philosophie du « crate digging » chère aux producteurs hip-hop se nourrissant d’extraits de vieux vinyles.

SONNER LA RÉCRÉ

L’amateur de pop retrouvera dans la musique du Milky l’élan et les couleurs qu’il apprécie ; le fan de hip-hop, de funk ou d’electro un beat et des boucles entêtantes ; et le jazzeux le son doux à ses oreilles. Le tout avec peu de solos et beaucoup de feeling.

« Les instruments qu’on utilise (basse, batterie, sax et claviers) et notre parcours nous ont catalogués jazz, mais il y a plein d’autres possibilités avec ces instruments », indiquent les membres du groupe. Oui, ils ont gagné le tremplin Nancy Jazz Up! en 2020, organisé par le Nancy Jazz Pulsations ; oui, la culture jazz, en tout cas celle qui fait la part belle à une liberté sans bornes, imprègne la plupart des membres du Milky. Mais ceux-ci ne se reconnaissent dans aucune étiquette : la joie de jouer ensemble, l’amour de la mélodie accrocheuse et la soif de groove transcendent toutes les définitions poussiéreuses. Ne reste que le plaisir, qui atteint des sommets à l’écoute de Our Gurus vol. 2 : une « récréation » qui donne envie de ne plus jamais retourner en classe pour mieux faire l’école buissonnière dans le vaste monde.

— OUR GURUS VOL. 2, disponible en digital et K7 concerts avec Agoro (NCY Milky Band + cinq MCs) le 13 octobre aux NJP à Nancy, le 14 octobre à la Salle des Fêtes de Vandœuvre-lès-Nancy, et le 20 octobre à l’Espace Django, à Strasbourg ncymilkyband.bandcamp.com

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MÉTÉO VELOURS ET GRAND CHAHUT

FIN AOÛT, LE FESTIVAL MÉTÉO

A EU QUARANTE ANS. C’EST

JEUNE QUARANTE ANS ?

ASSEZ POUR RESTER

AMICAL ET INSOLENT. LA PROGRAMMATION

MULHOUSIENNE FAISAIT

DANS LE PARITAIRE ET L’ORGANIQUE.

Point Météo. Très chaud. Point de Météo sans touffeur, humide et dense. C’est ainsi, c’est le mois d’août. Corps ramollis par l’été, cervelles en jachère. Plus au sud, la Vuelta espagnole fait tomber ses idoles cyclistes de leur piédestal, les gregarios abreuvent leurs leaders. Au bout de la diagonale nord-est, le Sud-Alsace chauffe et, lui aussi, libère ses podiums des figures encombrantes. On s’abreuve à l’avant-garde qui a, elle, le teint frais.

Météo avance ainsi, avec l’héritage en bandoulière, et la tête pleine d’équations jolies. C’est ancien de la jeunesse du monde, c’est radicalement tourné vers le futur. Plutôt féminin, le futur. Édition parfaite, pour cet anniversaire à quatre dizaines. À quatre ingrédients notables. Le velours, le groove, le sulfure et la fraternité. Le velours, c’est celui des voix et des sax à gros son. C’est le violon de Clara Lévy. Les scansions rougeoyantes de Marvin Tate secouant la Separatist Party de Mike Reed, les appels rituels de Ben LaMar Gay pour son solo à l’empreinte durable, le sax de Sakina Abdou, plein d’incendies volontaires, celui de [Na], trio alsaco-oumpa-punk se recomposant un éthio-jazz sur le vif. La voix de Sofia Jernberg,

Par Guillaume Malvoisin ~ Photo : Alicia Gardès
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en prise avec le piano d’Alexander Hawkins dans un hommage déférent au même registre, ou la même voix deux jours et deux avions sournois plus tard, en sueur dans The End, où Mats Gustafsson s’autoparodie, jaillissant de graves telluriques.

Mais le velours n’a de prise que s’il est menacé par une lame. Et Météo, en la matière, a toujours su en affûter quelques-unes. Pas d’exception pour cet anniversaire, on fait dans le tranchant. C’est le sulfure. Ce qui gratte et vient vous chercher dans vos contraintes persos, dans votre intimité récalcitrante. Les musiques, qu’on nomme aventureuses, ont ceci de salvateur et de consolateur. Un peu comme l’huile de foie de morue, pour Tom Sawyer. Mais avant la menace, il y a l’histoire, le rebond et la Great Black Music. Présence discrète et humble de Damon Locks, au fil du festival, jusqu’à The Hatch Ensemble, combo cadeau offert par une paire de

musiciens dont Mette Rasmussen et Julien Desprez. Locks et ses excavations d’Histoire et ses beats hiphop. Long solo sinueux. Sinueux comme ce Deeat Palace, plein et dense, accueillant comme une tombe et chaleureux comme un brasier aimable. Aimable bien entendu, cette impression dernière, celle de la fraternité lentement déployée sur quatre journées. C’est le violon de Clara Lévy se confondant aux percussions d’Alexis Degrenier. C’est le trio final, sublime, immense, foutrement dextre. Mariam Rezaei, Victoria Shen et Maria Chavez ont le bruit véloce, balancent les oreilles dans le haut du mercure. C’est un grand chahut punk, pirate et tout à fait pesé. Une communauté d’âmes qui rassemble quarante ans d’expérimentations dissidentes, qui en annonce quarante autres inconvenantes.

www.festival-meteo.fr

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Victoria Shen

MÉTAL !

FAIRE CHANTER LA MATIÈRE…

DONNER LA PAROLE AU PASSÉ ET FAIRE CHANTER LES RUINES. DONNER LA

PAROLE À CEUX QUI FONT CHANTER LES FANTÔMES ET ÉCOUTER UN MORCEAU DE MUSIQUE, UNE CHANSON NOSTALGIQUE.

La Haute-Saône est un département rural où naissent des initiatives qui sortent du terrain. Noël Barbe et Aurélie Dumain, ethnologues de l’Ethnopôle des musées du département, et Echo System ont eu comme idée de faire vivre ce territoire qui, selon eux, a un réel avenir malgré l’extinction des forges et de la métallurgie. « Faire vivre l’histoire du territoire à partir de ruines, c’est créer de la vie. »

L’origine du projet « Métal ! Faire chanter la matière… » était de rapprocher les musées de Haute-Saône d’une structure de musiques actuelles. Et puis, il y eut l’envie de créer quelque chose de plus profond : ouvrir les musées hors les murs, comme installer des scènes dans une grange. Et surtout, y associer les habitants de ces territoires métallurgiques qui disparaissent et tombent dans l’oubli. Pour Noël Barbe, « c ’est une idée fausse selon laquelle nous sommes toujours face au présent et c’est une illusion que la ruine se définit seulement par son côté matériel. Il y a une véritable circulation, un mouvement de récit de rapport au temps… Allons-y, faisons chanter la matière avec les musiques actuelles ! »

Par Nathanaelle Viaux ~ Photo : Anthony Pergaud
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C’est par leur rencontre avec les musiciens

Côme Rothé et Jérémy Vieille (Zerolex) que naquit le groupe Matsutake. Un projet qui interroge le présent : comment mobilise-t-on le passé pour travailler sur le monde qui est le nôtre ? En interprétant Bach au goût du jour. En laissant, par le biais de la musique, le vivant jouer l’ancien.

Côme Rothé et Jérémy Vieille ont choisi le nom Matsutake en référence au livre d’Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde . Un titre qui leur permettra d’exister encore, même après ce beau projet départemental. Dans son livre, Anna Tsing évoque la place des ruines dans notre monde : il n’y a pas de mort, il n’y a que de la vie, on y vit depuis la nuit des temps. Ces champignons sont capables de pousser dans des lieux abimés, décimés, oubliés. Ici, Matsutake a poussé sur les sols de la métallurgie de Haute-Saône et nous offre une œuvre collective où se mêlent jazz, esthétique expérimentale, manuelle et organique. Chaque titre est en lien avec la métallurgie : « 1538 », soit la température où le fer fusionne. Ce morceau, assez singulier, dure neuf minutes et représente le travail d’improvisation. Il

raconte une histoire, on y retrouve des ambiances jazz, voire bruitistes. Et le dernier titre, « Ce qu’il reste du monde », est un morceau contemplatif qui représente leur nouvelle manière de travailler : une plage d’improvisation qui a été très peu retouchée. Cet album fait ressurgir les fantômes du passé qui attendaient d’être réveillés. Leur histoire se mêle soudain à la nôtre et tout se mélange, passé, présent, futur. Matsutake sera à voir sur scène lors de la 20e édition du festival de musique émergente Novosonic à Dijon le 21 septembre.

— 1538, MATSUTAKE concert le 21 septembre à Novosonic, à Dijon zerolex.bandcamp.com

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TA CASBAH EST MA MAISON

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Par Emmanuel Abela ~ Photo : Christophe Urbain

SANS LE SAVOIR, RACHID TAHA ET RODOLPHE BURGER SE SONT CROISÉS LORS DE LEURS JEUNES ANNÉES À SAINTE-MARIE-AUX-MINES, LONGTEMPS AVANT DE DEVENIR DES AMIS TRÈS FRATERNELS ET DE BEAUCOUP COLLABORER. À L’OCCASION D’UNE ÉDITION HOMMAGE DU FESTIVAL C’EST DANS LA VALLÉE, RODOLPHE SE SOUVIENT.

Rachid Taha et toi-même, vous étiez loin de soupçonner votre passé commun à Sainte-Marieaux-Mines. Comment se fait la rencontre ?

La rencontre se fait à la fin des années 80 et début des années 90 par l’intermédiaire de Bernard Meyet [manager du groupe Carte de Séjour et fondateur du label lyonnais Mosquito]. Rachid le considérait comme un mentor, il lui avait fait découvrir entre autres Artaud et Pasolini.

Bien sûr, je connaissais Carte de Séjour. J’étais très admiratif de la démarche et je me souviens parfaitement de ce moment avec Jack Lang [ un commando pacifique comprenant l’ancien ministre de la Culture, Charles Trenet lui-même et Rachid Taha avaient distribué un exemplaire de Douce France par Carte de Séjour aux députés] : distribuer ainsi un 45T à l’Assemblée nationale, c’est tout de même assez impensable aujourd’hui ! Je me souviens également de la beauté de la pochette avec les costumes, Rachid en était très fier : « C’est moi qui en ai assuré la direction artistique », affirmait-il. Il faut resituer les choses : c’était un événement, musical tout d’abord avec ces rebeus qui faisaient du rock, politique ensuite.

Quand tu finis par le rencontrer, il évolue déjà en solo.

Oui, mais je le suivais aussi. On s’est rencontrés au bar de l’Industrie, près de Bastille – il était pote avec le patron. On discute au comptoir et on découvre, mais tout à fait par hasard, qu’on a vécu l’un et l’autre dans cette toute petite ville d’Alsace : Sainte-Marie-aux-Mines. Pour moi, il était Lyonnais. Mais il y a une « préhistoire » à son passage par Lyon, la Vologne [à Lépanges-surVologne où il passe une partie de son adolescence] et plus tôt encore Sainte-Marie-aux-Mines [ entre l’âge de 11 et 13 ans]. C’est une coïncidence assez incroyable. C’est pourquoi je l’ai invité à jouer dès la deuxième année du festival C’est dans la vallée. Après, il y est venu à presque chaque édition.

Dans son autobiographie, Rock la Casbah , il te dédie quelques lignes très touchantes : il y a la reconnaissance artistique, mais au-delà de cela, on sent un lien fraternel.

Tout à fait, nous avions un lien fraternel très fort, c’est évident. Cette coïncidence de Sainte-Marie a-t-elle joué ? Oui, sans doute un peu, mais pas seulement. Entre nous, on ressentait énormément d’affect. Il faisait des déclarations et exprimait facilement son attachement. Nous avons enregistré et joué ensemble. Je me souviens d’un concert acoustique fantastique aux Dominicains à Guebwiller –  very churchy ! –, et avant cela, nous avons donné un concert mémorable au Bataclan : je me souviens qu’il m’avait invité pour jouer un morceau, je l’avais répété et j’attendais sagement, mais au bout du deuxième morceau de son set, le backliner entre en loge et hurle : « Hey, Rachid t’appelle ! » Il voulait que je vienne le rejoindre. Je ne connaissais pas les titres, mais je suis resté tout le concert… J’ai pu constater que pour la plupart de ses titres, c’était du modal, sans trop de changements d’accords, et que j’éprouvais un plaisir énorme à les jouer. J’appréciais ces compositions orientales très rock avec cette grande place laissée à la dynamique et à l’improvisation. Il aimait bien m’inviter comme guitariste. Bien au-delà de ces collaborations, il y avait ces nombreux coups de téléphone nocturnes : ce temps passé, nous ne le consacrions pas forcément à parler, mais à transmettre cet affect. De l’affection aussi. Bernard Meyet faisait le lien, beaucoup, très souvent.

Avec Rachid, on imagine bien des pérégrinations nocturnes. Oui, il m’emmenait dans des endroits où je ne mettais jamais les pieds. Il aimait les boîtes de nuit à Paris, le Baron par exemple, des cabarets et d’autres endroits comme ça. Il adorait ça. C’était un mec de la nuit, il se faisait ouvrir tous ces lieux – ils étaient ouverts pour lui ! – qui pouvaient sembler horribles, show-biz à mort, mais qui, avec Rachid, devenaient très drôles. Sans lui, je ne m’y serais jamais rendu. Après le Bataclan, je me souviens que nous sommes allés au Baron justement, ce spot où tu croisais les petites stars de la télé. Lui, il arrive et après avoir commandé la bouteille, il me dit qu’on va jouer là. Nous nous lançons dans une jamsession – ce que je ne fais jamais – et là, il sort son chapeau pour faire la quête : « 50€ minimum, messieurs ! » [Rires.] Il aimait bien rançonner les mecs friqués du 16e… Peu de temps après, il a connu son dernier amour, Barbara, une grande blonde, photographe et mannequin, très belle. Il était fier, il me disait : « Tu les vois, tous ces petits blancs, ils me regardent et se demandent ce qu’elle fout avec ce rebeu. » On lui connaissait cet aspect, chez lui, à la fois de la provoc’ mais aussi cet esprit de revanche sociale… Oui, c’était drôle de sortir tard avec lui, avant de croiser Christophe au petit matin, vers 6 h, au Mathis – oui, Christophe, c’était le Mathis –, tout près des Champs…

Votre collaboration prend la forme d’« Arabécédaire » sur ton album No Sport.

C’est le morceau qui a scellé quelque chose entre nous. J’adore cette histoire : il m’envoie un message à 4 heures du mat’ : « Habibi, t’es où ? À Paris ? » Là, il me dit : « Il faut que tu chantes un morceau en arabe ! » Je lui

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réponds que je veux bien, mais qu’il va me servir de prof d’arabe. Il raccroche, puis oublie. Moi, je n’oublie pas ! À l’époque [ en 2008 ], j’étais en résidence au Conservatoire de Strasbourg et comme j’enregistrais beaucoup avec les élèves – la classe d’impro notamment avec des percussions et des ondes Martenot –, j’ai posé un instrumental qui était ma propre version de la musique orientale, mais sans être un pastiche pour autant. On y trouvait le frère de Pierre Moerlen au xylophone [Benoît], j’avais rajouté une piste de stylophone sur une base rythmique posée par les élèves. J’aimais beaucoup cet instrumental et il était prêt pour la leçon d’arabe que devait me donner Rachid. Je le retrouve en studio, avec Barbara. Il se pointe avec un petit manuel d’apprentissage de l’arabe – en fait, il ne le parlait pas si bien que cela, en tout cas pas l’arabe classique et encore moins littéraire. Pour plus de sécurité, il apporte ce manuel avec les règles de base. Je découvre tout cela : « Il n’existe pas d’infinitif en arabe », « pour présenter un verbe, on le met au passé », etc. On y trouve de nombreux exemples grammaticaux, dont la phrase : « Les enfants étaient dans la rue. » J’ai décidé d’inverser les choses : moi, j’énonce les règles de grammaire et lui, il est le bon élève qui prononce les lettres et les phrases correspondantes ; on se retrouve tous deux sur ce refrain qui ne constitue pas un slogan, mais qui résonne fortement avec l’Intifada, « les enfants étaient dans la rue », le toit avec un fond musical qui évoque cette insurrection. Nous en sommes contents, très fiers même ! Et même si nous n’arrivions pas à l’adapter sur scène – il était difficile à mettre en place –, nous le diffusions en intro du Couscous Clan, le groupe qu’on a fini par former ensemble. C’est avec ce morceau que nous avons inauguré le « backstage à vue », un principe que nous avons repris par la suite lors des concerts autour du Velvet Underground : nous installions des canapés sur scène, une table, des boissons, des cendriers ; le groupe était là, picolait et fumait, les gens se demandant ce qui se passait ; on diffusait « Arabécédaire », la lumière baissait et on démarrait le concert. Ça devenait notre indicatif en quelque sorte, notre hymne.

D’où est venue l’idée du Couscous Clan ?

C’était d’abord une blague – une des bonnes blagues de Rachid comme le Kebab-A-Lula. Il en avait plein sa besace, des jeux de mots comme ceuxlà, ça faisait partie de son génie. Je me souviens bien : je reviens d’Égypte – j’avais joué à Alexandrie. Pour des questions d’organisation, je m’y suis rendu deux jours plus tôt. Alors que je m’inquiétais de savoir avec qui je devais jouer, on m’a rétorqué qu’« il n’y a pas de musicien à Alexandrie ! Ils sont tous au Caire. » Le soir même, je suis parti en vadrouille et j’ai trouvé le bistrot des homos, des marginaux et des musiciens. J’en ai trouvé de géniaux, dont un accordéoniste aveugle. Le lendemain, je me rends au Caire pour un rendez-vous devant la Pyramide

de Khéops – ça tombe bien, je ne l’avais jamais vue… Là, je découvre un dispositif de dingue : un concert d’IAM pour Canal+ pour le vingtième anniversaire du groupe, avec l’Orchestre national de l’Opéra du Caire – ces gens qu’on retrouvait avec Oum Kalsoum ou sur des compositions comme « Kashmir » de Led Zeppelin. Ils avaient fait venir le public en charters et à un moment Akhenaton a lancé : «  Faites du bruit pour les pharaons !  » La punchline d’enfer. À mon retour, je raconte tout cela à Rachid, écroulé de rire. On en fait le premier morceau du Couscous Clan lors de notre première répétition, grâce à IAM !

Après, le Couscous Clan a vite pris de l’ampleur. Par la suite, on a donné un concert à Nanterre. On a également joué dans un bar, où l’on a pu visionner des scopitones. Rachid aimait en voir – il avait le souvenir d’en avoir découvert à Sainte-Marie, je sais que j’en ai vu, moi aussi. Certains de ces petits films étaient financés par la femme de Bruno Coquatrix, le directeur de l’Olympia à l’époque, avec parmi les figurantes, les Claudettes. Dans ces scopitones, tu trouvais à la fois des films super kitsch mais aussi l’image du gars accoudé au comptoir d’un bar qui te racontait la nostalgie du pays et noyait son chagrin dans l’alcool. C’était saisissant. Dans le bar, on a diffusé cette collection. Le bouche-àoreille a fonctionné : des familles sont venues, des femmes pleuraient parce qu’elles revoyaient des images de leur enfance – leur « madeleine » à elles –, et tous ils étaient très heureux de voir Rachid sur scène. Pour l’occasion, on a mixé nos répertoires, sans répéter. Peu de temps après, on s’est produits dans un foyer de jeunes femmes – on était les seuls mecs – c’était dingue ! Je me souviens des youyous et de ces femmes qui nous ont apporté des gâteaux ; elles étaient belles, c’était magnifique ! Puis, on a fait le concert chez Mehdi, pour l’édition de 2013 de C’est dans la vallée. Je l’avais annoncé dans le programme, mais personne ne savait ce que c’était. À la fin du concert de Psychopharmaka avec Stefan Eicher et Olivier Cadiot au théâtre de Sainte-Marie, j’ai précisé au public qu’il s’agissait de notre groupe avec Rachid et qu’on jouait juste à côté. Rachid m’y attendait, entouré d’un petit groupe de personnes, si bien que, quand on est arrivés, on a dû passer par la fenêtre. C’était une sorte de soulèvement, quelque chose de très émouvant.

Certains d’entre nous s’en souviennent, avec Izia debout sur le bar : un moment de folie pure… Oui, c’est arrivé aux oreilles de Vincent Baudriller qui, avec Hortense Archambault, du Festival d’Avignon, venait d’être nommé à la direction du théâtre Vidy-Lausanne. Il voulait marquer le coup. « Est-ce jouable ? » me demandaitil. Après repérage sur site, nous l’avons fait sur le toit du théâtre devant 2 000 personnes. Avec la présence de Couleur 3 et la RTS [la Radio Télévision

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Suisse], la chose a pris de l’importance : nous avons même dû répéter. Rachid détestait pourtant répéter, mais avec le Couscous Clan il s’est montré très sérieux. Ça avait beau être une blague au départ, ça lui rappelait quelque chose qui devait sans doute s’apparenter à Carte de Séjour : une forme d’engagement. Le seul fait qu’on joue ensemble et qu’on mélange nos répertoires faisait sens pour lui et racontait quelque chose.

Ce n’était plus un projet solo.

Non, c’était notre projet. Comme « Arabécédaire », qui valait pour manifeste sans qu’on le dise, le Couscous Clan racontait tout pour lui, même si on jouait des morceaux avec la recette du couscous et le fait qu’il fallait faire tremper les pois chiches la veille – notre grand tube !

Et pourtant, on sentait parfois des difficultés dans la relation qu’il entretenait avec la communauté algérienne.

Même s’il restait très fortement attaché à l’Algérie, Rachid était anti-communautariste. Je me souviens que la veille du concert sur le toit du théâtre Vidy-Lausanne, l’Algérie joue un match de football [le match de qualification qui lui a permis de se hisser en 1/8e de finale de la Coupe du Monde 2014 contre la Russie 1-1]. Lui, il joue l’indifférence : « De toute façon, on perd à chaque fois ! » Il se dit fatigué et souhaite se coucher de bonne heure. On dîne, il interroge son entourage sur le résultat et là, il comprend que les Algériens sont qualifiés. Il devient fou ! Il rejoint les Algériens de Lausanne qui avaient sorti les drapeaux et klaxonnaient partout dans la ville. On l’a retrouvé sur le bord de la route en train de faire un de ses ramdams ! Il n’a pas dormi, c’est la catastrophe et, en même temps, c’est génial de le voir comme ça. Il était très éloigné de tout cela, et pourtant ce soir-là, quelque chose s’était réveillé en lui. Ç a ne l’empêchait pas cependant de se situer en dehors de toute communauté, quelle qu’elle soit. C’était un librepenseur qui passait son temps à battre en brèche les préjugés. Il trouvait des arguments contre les idées acquises, les lieux communs. Il était acharné contre cela ; ça l’a amené à se teindre les cheveux en blond, il buvait de l’alcool et à ce titre n’était pas perçu comme un bon musulman, alors que les autres buvaient aussi, mais sans le montrer. Il n’était pas dans cette hypocrisie-là.

Avec Sofiane Saidi et Mehdi Habbab, vous avez créé le trio Mademoiselle. Quel lien établis-tu entre ce projet et Rachid ?

Ce lien est une évidence, le disque est dédié à Rachid. Mademoiselle constitue une suite au Couscous Clan. Je ne sais pas quel album nous aurions fait avec Rachid tout compte fait. Quinze jours avant sa mort, il m’en parlait encore : « Il faut qu’on aille là et là, et qu’on enregistre. » C’est ce qu’on

avait prévu… La trace qu’il en restera, c’est un disque live – un bon disque qui rend bien l’atmosphère de nos concerts –, mais en studio je suis incapable de dire ce qui se serait passé… Mademoiselle est bien sûr lié à Rachid, mais c’est différent.

Sofiane, je l’ai rencontré au festival Rush, que j’ai programmé une année [en 2018] à Rouen. C’est le principe même du festival d’inviter un artiste à programmer une édition : j’avais fait venir Tricky, mais j’avais aussi choisi Ammar 808, le projet électronique du producteur Sofyann Ben Youssef qui marie les boucles électroniques avec des thèmes d’Afrique du Nord ou d’Inde du Sud. C’est de la musique de transe, littéralement. Sofiane en était à la voix. Il est venu me voir à la fin du concert pour me dire qu’il adorait le Couscous Clan et qu’il rêvait d’y jouer et chanter. Nous étions peu de temps avant la mort de Rachid. Après sa disparition, nous avons été conviés par Radio Nova à un plateau en guise d’hommage en présence de Steve Hillage [ex-guitariste de Gong et producteur de Rachid], Sofiane et moi-même – Brian Eno avait fait parvenir un mot. Je me souviens de ce que se disait Sofiane à propos de Rachid. J’aurais pu le contresigner tant je trouvais cela pertinent. De même, quand Rachid avait besoin de se ressourcer en écoutant du raï, pour lui le bon chanteur de raï c’était Sofiane – tout le monde le sait ! –, ce que n’était pas Rachid. Le respect était mutuel. Sofiane est de Sidi Bel Abbès, il chante depuis tout petit et il a la culture rock par son oncle d’Amérique, en plus de la culture electro. Mehdi, lui aussi, avait joué avec Rachid qui disait de lui que c’était « un diable ». Et Mehdi disait la même chose de Rachid. Les deux se jugeaient diaboliques, mais quand ils se retrouvaient, ils s’entendaient trop bien – ils ont fait une escapade mémorable à Moscou.

Sofiane est-il apparu comme celui qui pouvait prendre le relais ?

Après la mort de Rachid, il me paraissait évident de solliciter Sofiane pour intégrer le Couscous Clan. Sofiane est un producteur, il a cette culture complète, raï, rock et electro. En ce sens, il est peut-être plus musicien que Rachid, avec sa capacité à réaliser lui-même ses sons. Même s’il était pionnier – notamment en tant que DJ –, Rachid était dans l’instinct, dans l’impro, il n’était pas dans le travail d’élaboration de la composition. Il fallait être là au bon moment, avec le bon micro… C’est pourquoi il était toujours entouré de musiciens et de producteurs, dont Steve Hillage et Justin Adams. Pour moi, Sofiane était le seul à même, non pas de prendre sa place, mais de prendre en charge le chant. Nous avons fait quelques concerts sous cette forme-là du Couscous Clan. Après, c’est Sofiane qui, à l’occasion d’une résidence à la Dynamo de Banlieues Bleues à Pantin, nous a sollicités, Mehdi et moi, pour un concert-création de ce qui est devenu Mademoiselle. Ça aurait pu rester un concert d’un soir, mais c’était tellement énorme qu’on en a fait un disque.

Que disait-il de Rachid à Nova ?

Sofiane relatait qu’à chaque fois que Rachid débarquait à un de ses concerts les deux se serraient dans les bras, mais qu’il n’en craignait pas moins certaines de ses réactions : Rachid prenait le micro et il foutait le bordel. Pour le meilleur et parfois pour le pire.

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— Ce temps passé, nous ne le consacrions pas forcément à parler, mais à transmettre de l’affect. —

On se souvient du pauvre Rubin Steiner qui en a fait les frais à Sainte-Marie.

Oh oui, une vidéo atteste de la chose. Pour moi, c’était pareil : s’il venait à un de mes concerts, il ne tenait pas en place : il hurlait dans le public et parfois il montait sur scène. Il m’a quand même fait le coup de se pointer à la Foire aux vins de Colmar lorsque j’ouvrais pour Neil Young – la seule première partie que j’ai acceptée de ma vie. La nuit qui précède le concert, il m’interroge : « T’es où ? » Je lui réponds que je suis en Alsace et que je vais jouer en première partie de Neil Young. « J’arrive ! » me dit-il. Je me dis qu’il va oublier, mais pas du tout ! Généralement, il se faisait accompagner – il était déjà malade, avec son souci à la main –, mais là, il prend le train tout seul, il arrive à Strasbourg, téléphone à ma sœur qui me l’amène à Colmar. Il faut resituer le contexte : Neil Young tourne avec Live Nation, avec des règlementations très strictes – interdiction d’assister à la balance, interdiction de fumer, déplacements limités, secteur sécurisé, etc. – et des équipes qui s’apparentent à des GI, à l’américaine donc. Neil Young, j’espérais bien le croiser, au moins lui serrer la pince, mais walou, je ne l’ai jamais vu. Dans ce contexte, mon Rachid débarque. «  Tu veux qu’on fasse un truc ?  » Je lui réponds que c’est serré, avec un timing d’une demiheure, montre en main. Et nous n’avons pas répété. Il me dit : « Tu as raison. » Je monte sur scène et au bout d’un moment je me rends compte que Rachid est là sur scène avec un grand chapeau ; il me dit : « On fait “Ya Rayah !” » alors que je suis en train de jouer « Moonshiner ». Puis, il se rend à l’arrière et chante les chœurs. Au moment de sortir de scène, il s’approche : «  Tu as vu, on était bons !  » Du pur Rachid… C’est ce qu’évoquait Sofiane : un mélange d’énorme affect et ce côté totalement imprévisible.

Comment explique-t on cela ? On sent tout de même quelque chose de l’ordre de la blessure chez lui.

Dans les dernières années, il a ressenti une vraie frustration. Cette frustration liée à la méconnaissance en France de ce qu’il était vraiment. Et puis, il s’était pris dans la figure des articles incendiaires sur un concert à Helsinki : les journalistes ont fustigé son attitude, l’accusant de manquer de respect au public. On ne peut pas nier qu’il lui est arrivé d’être ivre sur scène, mais beaucoup moins que ce qui a été écrit ici ou là. Il s’en défend dans son livre. J’ai joué avec lui à l’Olympia, il n’avait rien bu. Mais il est tombé à cause de fils mal placés, les gens pensaient qu’il était bourré. Il avait cette démarche claudicante que les gens attribuaient aussi à de l’ivresse. Lui, sa réaction c’était : « Ah bon ? Vous pensez cela ? Fuck you ! » Mais tu le disais : il y avait quelque chose de l’ordre de la blessure, effectivement.

Pourtant, à Londres, lors de votre concert au Jazz Café en 2009, il était reconnu comme le rocker absolu.

Oui, mais même à Londres où nous avons joué trois fois, au Jazz Café, au Barbican et au Koko avec toute l’organisation de Damon Albarn de Blur qui faisait découvrir la musique africaine aux Anglais, il estimait qu’il n’était pas reconnu à sa juste valeur. Bien sûr, il avait le soutien de Mick Jones du Clash, Robert Plant, Brian Eno et autres qui voyaient en lui le rocker – le public aussi –, mais son tourneur le maintenait dans une case « world » à l’international, qui n’était pas la bonne. Pareil pour la maison de disque, Barclay, qui attendait un disque de lui en français, mais ça n’était pas Rachid. Le dernier très bon album qu’il a fait, c’était Zoom [en 2013, avec des contributions de Mick Jones et Brian Eno], produit en anglais par Justin Adams.

Sa fierté, il l’exprimait de manière parfois étonnante avec sa théorie sur la « babouche devenue santiag et la santiag qui redeviendra babouche ».

Oui, il échafaudait parfois des théories abracadabrantes, d’autres fois très pertinentes. Avec sa bague, il tapait du poing sur la table, sûr de son fait, étayant son propos avec toute sa connaissance des cartes ou des biographies des uns et des autres – ses idoles au cinéma par exemple, comme Omar Sharif. Ça donnait cette chose sur l’asperge qui vient d’Algérie et la merguez qui vient d’Alsace, et ce propos sur le rock pour lequel il mêlait toujours Algérie, Alsace et Amérique.

Avec toujours l’Alsace au cœur.

Oui, l’Alsace comme plaque tournante. Ce qui est marrant, c’est qu’elles n’ont pas dû être drôles, ces deux premières années en Alsace : le père est à l’usine, le climat n’est pas bon, ils sont mal logés… Il aurait pu garder des souvenirs amers. Mais en l’occurrence, ça n’est pas le cas du tout. Chez lui, c’était moins ambivalent que pour Alain [Bashung]. Rachid revendiquait son Alsace ! Il me demandait de chanter en alsacien pour le Couscous Clan et que j’interprète l’Hans im Schnockeloch sur « Abdel Kader », il était ravi. Son couscous préféré, c’était celui au chou – ce qui nous donnait le Choucroute Clan. On a eu droit à toutes les blagues sur le sujet. [Rires.]

— CARTE BLANCHE À RODOLPHE BURGER, concert avec Mademoiselle le 11 octobre à La Filature, à Mulhouse www.lafilature.org

— HOMMAGE À RACHID TAHA, dans le cadre de C’est dans la vallée, festival du 19 au 22 octobre, à Sainte-Marie-aux-Mines www.cestdanslavallee.fr

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Retrouvailles

Avec Le roman de Jeanne et Nathan pour le premier et Les Archives des sentiments pour le second, Clément Camar-Mercier et Peter Stamm écrivent l’amour, celui qui enferme et qui libère.

REQUIEM FOR A DREAM.ER

CLÉMENT CAMAR-MERCIER

ON LE CONNAISSAIT TRADUCTEUR DE SHAKESPEARE, LE VOICI DÉSORMAIS

AUTEUR. AVEC LE ROMAN DE JEANNE ET NATHAN, PUBLIÉ CHEZ ACTES SUD,

CLÉMENT CAMAR-MERCIER NOUS RACONTE DEUX ÂMES ÉCORCHÉES VIVES

NOYÉES DANS LES TRÉFONDS D’UNE SOCIÉTÉ EN MORT CÉRÉBRALE.

Elle est actrice porno, lui agonise en prof de cinéma à l’université ; les deux pansent leurs plaies ouvertes avec de la poudre et des cachetons de toutes les couleurs, pourvu qu’il y ait la montée et les mirages et l’oubli. À leur rencontre, ils rêvent du monde d’après, d’un ailleurs, échappée sauvage aux allures d’échappatoire du purgatoire. Un livre qui raconte l’addiction, sous toutes ses formes, drogue, sexe, réseaux sociaux, politique, religion, consommation – amour. Le style est lapidaire, radical, féroce ; les phrases sont courtes, les balles réelles, la forme singulière, étonnante, jouissive – doigt d’honneur fièrement dressé face à la bienpensance nécrosante, aux conventions et à la décence. Un premier roman qui lui vaut les honneurs du Renaudot ou encore du Prix de Flore, et une place sous les projecteurs brûlants du Livre sur la Place, à Nancy. L’occasion pour nous de croiser l’auteur un samedi matin, au bar de son hôtel. Nous sommes le 9 septembre, il est 9 h 30, il fait 30°C dehors ou presque – certains appelaient ça l’été indien, on y verrait plus le symptôme d’une société malade depuis trop longtemps. Le ton est donné.

Dans votre bio, il est indiqué « dramaturge spécialiste du théâtre élisabéthain » , mais votre premier roman semble avoir été écrit avec du vitriol à la place de l’encre. Cela vous plaît de passer d’un extrême à l’autre ?

Je crois au contraire que mon livre doit beaucoup à Shakespeare, et pour ceux qui connaissent vraiment bien son œuvre (ce qui est rare en réalité), ce n’est pas si étonnant. Je suis fou de cet auteur – c’est d’ailleurs parce que je voulais le lire dans sa langue originale que j’ai appris l’anglais élisabéthain. La traduction est venue par la suite, de manière autodidacte, mais à l’origine il y a une vraie passion pour son œuvre. Sa manière tout à fait adroite de mélanger les genres, la tragédie, la comédie… Et puis Shakespeare c’est très violent, très sexuel, très philosophique, bourré de références, avec aussi cette idée de distanciation : chez lui, les personnages ont conscience d’être joués par des acteurs. J’ai repris ce procédé dans mon livre, je ne voulais surtout pas que le lecteur puisse imaginer une minute que cette histoire puisse être vraie, même si elle était ancrée dans le réel. C’est pour cette raison que le narrateur s’adresse parfois directement au lecteur : la distanciation permet d’être plus ému par ce qui arrive au personnage, paradoxalement. Au cinéma l’équivalent, ce serait un regard caméra – c’est Godard qui fait dire à Belmondo : « À qui tu parles ? / Au spectateur », dans Pierrot le fou. Attention, je ne me compare pas du tout à Godard, mais c’est la même idée : je vous démontre que c’est un livre. En tout cela, je pense que Le Roman de Jeanne et Nathan est très shakespearien.

Pourquoi un roman, et pas une pièce de théâtre ?

C’est une bonne question, à laquelle je n’ai pas de réponse, c’est venu naturellement. Ça aurait pu être une pièce de théâtre ou un scénario de film. Les personnages sont les premières choses qui sont venues – j’avais envie de raconter leur histoire, avant même de savoir quelle forme cela prendrait.

J’ai lu qu’à l’origine, votre livre faisait le double de pages. Vous confirmez ?

Tout à fait. Ma première version était énorme. Je ne l’avais fait lire à personne, je l’ai envoyé à plein de maisons d’édition… Et le manuscrit a été complètement refusé de partout. [ Rires .] À ce moment-là, deux possibilités. Soit, vous vous énervez en vous disant que votre génie est incompris (cela dure un mois à peu près), soit vous comprenez qu’il faut retravailler le texte en étant entouré. J’ai eu la chance d’avoir des gens de tous bords, des amis, des connaissances, des regards très différents. Et pendant un an j’ai coupé. Un mot, une virgule. Parfois dix mots, parfois dix pages. Je voulais un roman brut, addictif, avec un certain rythme, il fallait accepter de retirer tout ce qui n’était pas réellement nécessaire. La trame, en revanche, a toujours été la même.

Par Aurélie Vautrin ~ Photo : Arno Paul
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Les auteurs ont souvent un souci avec l’autocensure. Ça n’a pas l’air d’être votre cas !

[Sourire.] Je travaille justement sur un second livre en ce moment, et je me pose beaucoup plus la question du regard des autres. Parce que j’ai un éditeur, et peut-être même des lecteurs qui m’attendent. Alors que pour Le Roman de Jeanne et Nathan, c’était différent, j’ai écrit ce que j’avais envie d’écrire, en me disant que je n’avais rien à perdre, qu’un manuscrit sur 100 000 était publié ou pas loin, alors tant qu’à y aller autant y aller jusqu’au bout.

Globalement, n’ayons pas peur des mots, votre livre est assez « trash ». Maintenant qu’il n’est plus entre vos mains, mais entre celles des lecteurs, il n’y a rien que vous regrettez ?

Non. La seule chose qui me touche, ce sont les remarques sur la gratuité de la violence, car c’est vraiment l’opposé de ce que j’ai voulu faire. Je ne regrette absolument rien sur le texte – simplement le fait qu’il puisse être ressenti de cette manière, du style « pourquoi nous imposer cela ? »

Alors, « pourquoi nous imposer cela » comme vous dites ?

[Rires. Un temps.] Ma priorité c’est la narration, l’histoire, la fiction. Assez vite est venu le métier de Jeanne, actrice pornographique, qui me semblait être une bonne métaphore de notre société et qui allait me permettre de raconter à la fois les aspects cocasses et les choses terribles liés à ce milieu. Il était alors nécessaire selon moi de décrire le métier, les tournages et le reste, non pas comme une enquête journalistique, mais tout simplement pour servir la narration. C’est pour cette raison que les 100 premières pages sont consacrées à la vie des personnages avant leur rencontre : afin de permettre au lecteur de comprendre leur état d’esprit et leur état physique au moment où ils se croisent pour la première fois. D’un autre côté, on ne peut pas non plus se détacher du fait qu’en écrivant un roman, on raconte également une époque. Et il y a ce chiffre, que j’ai lu dans un rapport de l’ARCOM [ Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique], quand j’ai commencé l’écriture : 74 % des mineurs de moins de 14 ans regardent du porno régulièrement. C’est un fait, je ne suis pas là pour juger – il n’y a d’ailleurs aucun jugement ni aucun message dans le livre. Ce qui m’intéresse c’est le chiffre d’après : 7 % des parents de mineurs de moins de 14 ans disent que leur enfant regarde du porno. Dans la différence énorme entre ces chiffres, il y a ce déni, que je trouve incroyable et dont le livre parle aussi, et pas que sur le porno d’ailleurs. Il y a actuellement un vrai déni de réalité : on essaye d’oublier l’absurdité du système dans lequel on vit. Ce chiffre a été le dernier déclic : c’était décidé, je n’épargnerais rien. Et puis si un ado lit mon livre, il n’apprendra pas grand-chose puisque de toute façon il regarde déjà ce type de vidéo – en revanche, il me semble important que les parents, les adultes se confrontent vraiment à la réalité au lieu de se la masquer. Mais je trouve quand même, et je le défends aussi, que je n’ai pas fait un compte-rendu chirurgical de tout ce qui se passe, un truc froid sans style. Au contraire, j’ai essayé avec une certaine distance, avec de l’humour, du grotesque, de rendre tout cela un peu plus ludique.

Chirurgical, quand même un peu, non ?

Oui, par certains aspects c’est sûr, mais dès que c’était le cas, j’ai fait en sorte de glisser une blague du narrateur, une pensée un peu décalée, une citation loufoque… Ce n’est pas juste de l’horreur.

Ni juste de la provocation.

Ah non, d’autant que je le répète, le fait que ce soit un premier roman, cela influe sur le style d’écriture. J’ai simplement écrit sans retenue parce que je n’avais pas du tout en tête l’idée d’être publié.

Pourtant dans votre histoire, tout y passe, de l’écriture inclusive aux colorants dans le jambon, les religions, l’université, le féminisme, le patriarcat, l’hyperconsommation ou le vide absolu de nos vies actuelles. Il n’y a rien à sauver ?

Je pense qu’il n’y a surtout rien à effacer : il faut construire au-dessus en repensant énormément de choses, car l’Histoire s’écrit par strates. Comme je suis quelqu’un qui théorise beaucoup, j’ai reporté ça sur mes personnages – cependant toutes leurs pensées ne sont pas forcément les miennes. Ça me plaît beaucoup d’imaginer leur avis sur tout et n’importe quoi ; même des petits détails… Et ici le narrateur s’amuse en plus à donner son avis, qui n’est pas forcément le même que celui des personnages, et qui n’est peut-être même pas le même que le mien. Ce que j’aime c’est le dialogue, c’est la démocratie, et s’il fallait finalement jeter quelque chose de notre époque, ce serait l’absence de dialogue politique complet. Les adversaires sont devenus des ennemis, les gens ne traînent plus qu’avec ceux qui pensent exactement la même chose qu’eux. Il n’y a plus de possibilité d’échanges, et cet entre-soi me semble être une résultante de l’addiction, parce que l’on est complètement accro au fait d’être conforté dans ses propres théories. Et les réseaux sociaux évidemment n’aident pas, puisque les algorithmes ne nous font voir que des choses qui sont susceptibles d’aller dans notre sens. Tout cela est l’essence même du complotisme, dont Jeanne parle dans le livre : refuser de mettre en question sa propre idée. C’est aussi ce qui va la pousser à aller se confronter à la politique. Je pense d’ailleurs que, de manière générale, les gens en ont marre du monde politique tel qu’il est, et que des figures comme Jeanne vont émerger dans les années à venir.

Vous êtes pessimiste pour le futur ?

Je ne suis pas pessimiste. Disons lucide. Je suis persuadé que l’on peut toujours changer les choses. [ Un temps .] Enfin… Mieux vaut se presser quand même.

Parmi les nombreuses punchlines de votre livre, il y a celle-ci : « Pour créer du lien, si artificiel soit-il, il fallait de la drogue. Ou TikTok. » Une addiction en remplace forcément une autre ?

À partir du moment où vous refusez qu’il y ait un manque dans la vie, une absence de réponse, une inconnue – pourquoi on est là, comment la physique marche, etc. – à partir du moment où vous refusez ce fait, ce creux, cet ennui, oui une addiction en remplacera toujours une autre. Voire même, accumuler toutes les addictions. Quand il y a un manque, qu’on veut le remplir, c’est là que l’addiction commence. En naissant, on est déjà en cure de désintoxication d’une certaine manière ! Il y avait cette phrase de l’ancien président de TF1, « ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de

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cerveau humain disponible ». Là ils nous le disent, même pas besoin de parler de complot ! [ Rires .] Évidemment, ça profite au secteur économique, mais pas que. Je crois que l’on a de plus en plus peur de la mort - cela vient du recul de la religion, mais aussi, je crois, d’une mésinterprétation de Nietzsche, tout le monde cite « Dieu est mort », on le met sur des tee-shirts et des tote-bags, mais on oublie qu’il dit aussi qu’il faut réfléchir à remplir ce vide, à remplacer la religion par autre chose. Mais il faut trouver par quoi. Sinon, on va nous prendre nos temps de cerveaux disponibles justement.

Cela me fait penser à une autre phrase de votre livre : « La peur arriva, leur peur à eux, la peur terriblement contemporaine, pas la peur de la faim ou de la mort, celle inébranlable du temps. »

C’est ça. C’est quand même fou que l’on ne soit plus capable d’attendre sans sortir son portable, sans faire un truc… Et je suis le premier concerné, je ne m’exclus pas du tout. Je m’en rends compte, c’est tout. Encore une fois, je ne juge pas, mon livre n’est pas politique, n’est pas là pour véhiculer un message, je ne dénonce rien.

Cela fait deux fois que vous dites ça, « il n’y a pas de message dans mon livre »…

C’est encore une question de goût. Personnellement, je pense que l’art est diminué quand il véhicule un message politique. Ici, j’appelle simplement à un décentrement du regard, après c’est à vous de le faire si vous le souhaitez. Disons que l’art peut être politique dans le sens où il parle de la société, mais il ne doit pas selon moi dire aux gens quoi penser politiquement.

Vous faites quand même dire à votre personnage, « ceux qui nous gouvernent n’ont simplement aucune idée de ce qu’ils font »…

[ Sourire. ] C’est une boutade de Jeanne, mais je la trouve assez amusante c’est vrai. D’ailleurs, la période Covid a été assez révélatrice à ce sujet : on essaye des trucs, on ne sait pas trop, on verra, alors en temps de pandémie, on peut pardonner des trucs évidemment, mais la vérité est que c’est tout le temps comme ça. Le nombre de lois qui viennent simplement changer les précédentes, du style le bac, c’est en juin, non, en mars, et puis finalement on remet en juin. Tout cela n’a aucun sens et ne mène nulle part.

Concernant l’art, il y a cette pensée de Nathan : « Cela lui rappelait que l’on ne créait rien, que l’acte artistique consistait juste à trier, à distinguer, à assembler les choses déjà existantes en une nouvelle disposition. » C’est ce que vous pensez ? Que toute tentative de nouveauté est forcément vaine ?

Je le pense moins radicalement que Nathan, mais je le pense oui d’une certaine manière.

Le 09.09, à l’hôtel Best Western, dans le cadre du Livre sur la Place, à Nancy

C’est assez désespérant, non ?

Je trouve ça beau au contraire. Ce que je trouve triste, c’est d’avoir la prétention de croire que l’on fait vraiment quelque chose de nouveau. Ça ne veut pas dire qu’on ne fait pas quelque chose de personnel – d’ailleurs ce livre doit à tous les livres que j’ai lus. En fait, Nathan essaye de se rassurer en se disant que les artistes n’existent pas parce qu’il a raté sa vie, mais je pense qu’il y a quand même quelque chose de vrai là-dedans. Cependant, votre livre est bourré de références littéraires, philosophiques, cinématographiques, et cela va de Tristan et Iseut à Pier Paolo Pasolini et E.T., l’extraterrestre. Sacré éventail !

J’aime beaucoup les références de manière générale, cette idée qu’un livre peut aussi nous faire découvrir des choses si l’on a envie d’en apprendre plus. Et je ne fais aucune distinction entre la culture populaire et la culture élitiste. Ça m’amuse beaucoup de faire une référence à Dragon Ball et une autre à Heidegger la page suivante, et je ne pense pas que l’un soit meilleur ou moins bien que l’autre, au contraire je déteste hiérarchiser les cultures, ça fait beaucoup de mal, ça laisse des gens sur le côté et participe justement à créer cet entre-soi dangereux dont on parlait tout à l’heure.

Enfin, que votre roman soit en lice pour le Renaudot, le Prix de Flore, le Monde et d’autres encore, cela change quelque chose dans votre quotidien ?

De par son sujet, c’est un livre qui fait peur à vendre, à lire, à acheter – ça peut faire peur de prendre le risque de choquer quelqu’un. Pour le moment, ma plus grande joie, ma plus grande espérance dans ces prix, c’est qu’ils vont aider les libraires à se sentir moins seuls, car ils pourront dire « regardez, il est sur ces listes prestigieuses ». Ce n’est pas que je veuille absolument vendre des livres – ce que je veux surtout, c’est que les gens lisent l’histoire de Jeanne et Nathan finalement.

— LE ROMAN DE JEANNE ET NATHAN, Clément Camar-Mercier, Actes Sud

— Quand il y a un manque, et qu’on veut le remplir, c’est là que l’addiction commence. En naissant, on est déjà en cure de désintoxication d’une certaine manière.
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LES RÊVES ÉVEILLÉS DE PETER STAMM

APRÈS S’ÊTRE ABSENTÉ DU PAYSAGE

LITTÉRAIRE FRANCOPHONE PENDANT QUELQUES ANNÉES, L’AUTEUR DE AGNÈS, VERGLAS OU UN JOUR COMME CELUI-CI REDONNE DE SES NOUVELLES

À TRAVERS LES ARCHIVES DES SENTIMENTS, ROMAN SUR L’AMOUR EN FUITE ET LA DOUCE INDIFFÉRENCE

QUE LE TEMPS SEMBLE DÉPOSER EN CHACUN DE NOUS.

Cinq ans se sont écoulés depuis la parution de La Douce Indifférence du monde, son précédent roman traduit en français, mais Peter Stamm n’est pas resté inactif pour autant. L’écrivain suisse a, entre autres, signé un conte de Noël, un recueil de nouvelles et deux romans qu’il restait à publier sous nos latitudes. C’est au moins chose faite avec Les Archives des sentiments, premier de ces quatre opus inédits à faire l’objet d’une traduction chez Christian Bourgois, et il est à espérer qu’il en sera bientôt de même pour les trois autres. Ce roman arrive chez nous au cours d’une année particulièrement dense pour Peter Stamm, qui a vécu outre-Rhin les sorties simultanées d’un film documentaire intitulé Wechselspiel

– Wenn Peter Stamm schreibt [Quand Peter Stamm écrit] et d’un nouveau roman, In einer dunkelblauen Stunde [ Par une heure bleue foncée ]. Deux œuvres unies par des liens étroits. Le duo de cinéastes aux commandes du film a proposé à l’auteur de le suivre durant toute la période de gestation d’un texte. Avec la malice qu’on lui connaît, celui qui est passé maître dans l’art de brouiller les cartes et de dédoubler métaphysiquement ses intrigues a accepté le principe en posant cette condition singulière : pendant que les documentaristes tourneraient leur film, lui écrirait un roman sur deux réalisateurs qui tentent de faire un film sur un écrivain ressemblant à s’y méprendre à… Peter Stamm.

De retournement du point de vue et de reflet trompeur, il est encore question dans Les Archives des sentiments, texte qui met en scène la captivité d’un homme ayant substitué au monde réel celui des archives qu’il accumule chez lui et tient à jour de manière compulsive. Dans une langue qui confine à l’épure, Peter Stamm interroge la relativité du sentiment amoureux lorsque celui-ci n’est plus vécu que par le truchement du souvenir. Rencontre avec cet homme au charme discret devenu en vingt-cinq années d’écriture un auteur européen de première importance.

On s’est donné rendez-vous en gare de Zurich. Cela vous arrive toujours d’écrire dans les trains ?

J’ai perdu cette habitude depuis le Covid. Je me sens désormais plus à l’aise à la maison ou dans une chambre d’hôtel. Parfois, je dois changer quelque chose dans ma façon de travailler. Par exemple, j’ai arrêté d’écrire en écoutant de la musique, ce que je faisais toujours avant. Depuis trois ou quatre livres, j’écris dans le silence.

Qu’écoutiez-vous ?

Plutôt du jazz ou de la musique contemporaine, mais rien de trop complexe. J’entendais la musique sans l’écouter vraiment. Elle existait autour de moi, mais n’entrait pas dans ma tête. L’un l’autre est le dernier livre que j’ai écrit avec un accompagnement musical. J’avais choisi du Bach, et cela correspondait bien à l’histoire de ce roman qui est une sorte de fugue à deux voix. Et depuis, c’est le silence. D’ailleurs, après Bach, peut-il y avoir autre chose que le silence ? [Rires.]

Dans votre travail, êtes-vous aussi discipliné que votre personnage des Archives des sentiments ?

Je suis loin d’avoir sa rigueur. J’écris le matin, quand l’esprit est au clair. L’après-midi, mon cerveau est déjà encombré de trop de choses.

Pour vous avoir déjà vu à la tâche, je vous sais doué d’une grande capacité de concentration. C’est quelque chose que vous avez travaillé ?

Pas spécialement. Enfant, j’arrivais déjà facilement à m’abstraire des choses autour de moi, et c’est toujours le cas aujourd’hui. Je peux plonger instantanément dans un autre monde et oublier celui qui m’entoure. C’est une concentration différente de celle que demande la résolution d’un problème mathématique. Disons qu’elle ressemble davantage à une rêverie. Quand j’écris, j’ai l’impression de faire un rêve éveillé.

N’est-il pas difficile de rester concentré dans une époque où les tentations de se distraire sont nombreuses ?

C’est fou, mais quand j’écris, je peux répondre à un appel téléphonique puis retourner aussitôt à mon travail. J’ai des amis écrivains qui pour s’y

Texte et photo par Nicolas
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mettre doivent s’enfermer dans une pièce, couper leurs smartphones, etc. Ce n’est pas le cas pour moi.

Vous ne ressentez jamais l’angoisse de la page blanche ?

Pas vraiment. J’adore écrire, et je suis triste quand je ne peux pas le faire. La seule chose, c’est que je dois faire abstraction du reste, des obligations de la vie domestique. Ne serait-ce que penser à ce que je vais devoir cuisiner pour mon déjeuner est une distraction de trop.

Écrivez-vous en ce moment ?

Non, et ce n’est pas si évident, car du temps a passé depuis que j’ai terminé mon dernier roman. Je viens d’envoyer à mon éditeur une série de textes sur l’écriture pour un recueil qui sortira l’année prochaine, et maintenant je ne sais pas vers quoi je vais aller. Parfois, trouver l’idée est plus difficile que de la réaliser.

Écrivez-vous contre ce que vous avez écrit avant ?

Il y a un peu de ça. In einer dunkelblauen Stunde, mon dernier livre qui n’est pas encore sorti en France, est assez différent des précédents. On y retrouve les mêmes thèmes, mais la langue a changé. Elle est plus souple, disparate. Il y a davantage d’humour et de légèreté peut-être. Et maintenant, je me retrouve face à un choix : poursuivre dans cette nouvelle direction, où revenir à des choses proches de ce que j’ai fait avant. C’est un moment assez excitant.

Depuis quelques livres, j’observe une porosité plus grande entre votre imaginaire et ce que vous vivez. Je pense à vos discussions avec une actrice qui ont inspiré en partie La Douce Indifférence du monde.

Dans le dernier roman, je faisais entrer des choses de mon quotidien comme des faits d’actualité que je venais de lire dans les journaux, au moment même où j’écrivais. J’utilisais aussi le temps qu’il faisait : s’il pleuvait, il se mettait à pleuvoir dans le livre. Et si j’écrivais en automne, c’était également l’automne pour mes personnages.

Qu’est-ce que cela vous a apporté ?

Une ouverture sur le monde. Le texte est moins fermé. Auparavant, j’utilisais de la matière issue de mes expériences ou de mes recherches, mais toujours après coup. Par exemple, le village norvégien de Paysages aléatoires est un lieu que j’avais découvert lorsque j’étais journaliste, et je m’en suis servi plus tard pour écrire une histoire. Désormais, le réel peut entrer directement dans le texte pendant que je l’écris, et plus seulement par le biais de souvenirs que je convoque.

Dans le récent film documentaire qui vous est consacré, on apprend que vous faites appel à un relecteur, Oliver Vogel, et que cette collaboration est essentielle pour vous.

Oui, il m’accompagne depuis 2005. C’est le deuxième relecteur avec qui je travaille. Le premier venait d’une autre maison d’édition.

C’est quelqu’un que vous avez choisi ?

C’est plutôt lui qui m’a choisi, en me demandant de venir le rejoindre aux éditions S. Fischer, qu’il dirige désormais. Entre nous le courant est tout de suite passé et nous sommes devenus amis.

Certains écrivains ne font jamais relire leurs textes.

Je pourrais faire comme eux, mais ça n’aiderait pas mes livres. Au fond, ce n’est pas un long travail, juste une histoire de petits réglages, de détails. Le texte ne change pas radicalement après cette phase. Pour le dernier roman, Oliver m’a envoyé ses suggestions de modification, et dans 90 % des cas, j’étais d’accord avec lui. Il est ensuite venu chez moi, et pendant

l’heure où nous avons parlé des 10 % restants, j’ai essayé de comprendre son point de vue. Ce n’est jamais arrivé qu’il me dise qu’il faudrait enlever une centaine de pages. Ou plutôt si, c’est arrivé une fois, et il avait raison, donc nous l’avons fait.

Pour Tous les jours sont des nuits ?

Voilà. C’était un livre assez problématique. Je l’ai écrit, puis abandonné. Après cinq ans je l’ai repris en ajoutant des éléments. Au final, ces ajouts sont ce que Oliver m’a suggéré d’enlever. Il avait dû ressentir que ce n’était pas du matériel d’origine. Vous n’avez pas été tenté de garder ce matériel pour un autre texte ?

Non. Je n’aime pas les conserves. J’aime cuisiner avec des produits frais.

Qu’exigez-vous d’un relecteur ?

Qu’il m’aide à devenir l’écrivain que je suis. Qu’il comprenne ce que je fais, et ce que je veux faire. Qu’il ne veuille pas faire un livre de lui, mais m’épauler dans mon projet d’écrire le meilleur livre possible.

Écrit-il lui-même ?

Il m’a promis qu’il n’écrira jamais de fiction. Ce n’est pas si courant, beaucoup de relecteurs sont également écrivains. Je voulais que son nom apparaisse dans le dernier roman, mais il a insisté pour que ce ne soit pas le cas.

Comment fait-on, lorsqu’on a plus d’une quinzaine d’ouvrages de fiction à son actif, pour ne pas tomber dans le piège du conservatisme d’une langue que l’on a soi-même inventée ?

D’abord, en essayant de nouvelles choses. Dans In einer dunkelblauen Stunde, j’utilise pour la première fois le passé composé, qui n’est pas un temps très littéraire, mais qui me permet de m’approcher d’une sorte d’oralité de la langue. J’aime toujours changer des petites choses dans mon style, même s’il reste reconnaissable. Je dis souvent que le style, c’est comme la personnalité, on ne peut pas en changer sans que cela ne devienne vite artificiel ou douteux.

Qu’est-ce qui motive chez vous l’acte d’écriture ?

Le fait de trouver des choses. Pas de les fabriquer. La fabrication, je laisse ça aux auteurs de littérature commerciale, qui sont très bons dans ce domaine et qui utilisent toujours les mêmes recettes d’écriture. Avant les premiers agriculteurs, il y avait les chasseurs-cueilleurs. Je suis un chasseur-cueilleur. Je me déplace dans le monde et si je trouve quelque chose qui m’intrigue, je l’examine en essayant de comprendre comment il fonctionne, et en quoi il pourrait m’être utile.

Cela résonne avec la célèbre phrase de Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve. »

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Moi, je cherche. Parfois je trouve, mais parfois aussi je ne trouve pas, et ce n’est pas si important. Souvent, je trouve autre chose, et quand je ne trouve rien, cela décuple encore plus mon envie de chercher. Cézanne, qui a beaucoup cherché, mais pas toujours trouvé, est à mes yeux bien plus intéressant que Picasso.

N’écrit-on pas un livre pour trouver ce qu’il y a dedans ?

Certainement. C’est là que le mot reconnaître devient important. Il ne suffit pas de trouver une chose, il faut la reconnaître, c’est-à-dire savoir quoi faire avec. C’est un processus sans doute plus excitant que de mettre un point final à sa création. Chercher et trouver, le bonheur de trouver. Un jour, avec mes enfants, nous étions en montagne, on cueillait des myrtilles sauvages, et mon fils aîné qui n’aime pas du tout manger ces fruits s’est mis à adorer le fait d’en cueillir. La simple action de chercher et de trouver des choses le rendait heureux.

Il y a un état requis pour trouver. La curiosité. L’ouverture. Ce n’est pas un état conscient. Certes, on est actif lorsqu’on cherche, mais ce que l’on trouve est rarement ce que l’on attendait. C’est un hasard, une surprise. Souvent, je pars randonner dans la nature et j’essaie de penser, penser, penser. Et je ne trouve rien. En revenant chez moi, j’ouvre le journal ou je regarde quelqu’un qui passe dans la rue depuis ma fenêtre et presque sans le vouloir, je trouve quelque chose qui m’interpelle.

Avec le temps, votre écriture a évolué, et cela se ressent dans votre usage de la ponctuation. Vous avez banni les guillemets et les tirets indiquant les dialogues, ces derniers étant dans vos livres intégrés dans le corps de texte.

Je n’aimais plus ces conventions qui me coupaient du texte. Dans mes livres, il est difficile de distinguer les pensées de mes personnages de ce qu’ils disent, ou du commentaire qu’en fait le narrateur. Cette incertitude me plaît. Elle enrichit le texte en lui apportant à la fois une étrangeté, mais aussi une sorte de fluidité.

Parmi les textes que vous avez écrits, y en a-t-il un auquel vous tenez plus particulièrement ?

Je dirais plutôt des personnages. J’en aime certains plus que d’autres. Par exemple Andrea, la femme du dernier livre, ou Kathrine, de Paysages aléatoires . Comme j’aime leur compagnie et ce qu’elles sont, j’aime aussi les textes dans lesquels elles apparaissent.

Il y a six ans, vous me disiez qu’un livre pouvait vous aider à vivre. La littérature a-t-elle le pouvoir de changer la vie ?

Je n’en sais rien, mais je l’espère. C’est comme si nous, les personnes qui aiment la littérature, faisions partie d’une secte, une secte sans gourou. Quand j’allais dans les écoles pour discuter de mon roman Agnès, qui était au programme du bac en Allemagne, un élève m’a écrit pour me dire que ce livre avait été le premier qu’il avait lu entièrement. Et il me demandait de lui recommander quelques romans dans la même veine, ce que j’ai fait avec plaisir, car c’était la plus belle chose qui pouvait m’arriver. Une autre fois, à la Foire du livre de Prague, on m’a demandé de faire une intervention sur l’importance de la lecture pour les enfants. J’ai dit que je n’allais pas parler de ça, mais plutôt de ce que les enfants perdent lorsqu’ils ne lisent pas. Il est possible de vivre sans jamais lire de littérature, mais à mon sens c’est se priver d’un des plus grands plaisirs que nous offre l’existence.

On dit qu’archiver, c’est oublier. Est-ce qu’on écrit des livres pour tenter de ranger, de classer définitivement les sentiments qui nous préoccupent, trouver une sorte de paix avec nos tourments ?

Oui, en partie. Quand vous rencontrez un problème, le simple fait de l’inscrire sur un bout de papier, de lui donner une forme intelligible, vous fait du bien. Vous pouvez alors le ranger dans un tiroir et il vous laisse un peu tranquille.

Parlant de la rumeur de l’eau, des oiseaux, des bruits de la circulation, votre narrateur archiviste se demande comment décrire, fixer tout cela. C’est une vraie question d’écrivain.

Et je me la pose aussi. Je partage avec lui cet étonnement devant la richesse infinie du monde, et la faiblesse de nos moyens pour l’exprimer. En cela, je crois que j’ai toujours préféré le réel à la littérature.

Ce n’est pas le cas de votre protagoniste, qui s’enferme avec ses archives comme pour se protéger du monde réel. Il sous-entend même que les plus beaux moments de sa vie sont arrivés non seulement lorsqu’il était seul, mais parce qu’il était seul.

J’ai déjà éprouvé ce sentiment moi aussi. C’est un bonheur différent de celui que l’on partage avec quelqu’un. C’est celui de l’épiphanie comme chez Joyce, du moment parfait, qui en principe survient lorsqu’on est seul. Mais il ne faut pas chercher à comparer ces deux bonheurs. Ils existent, et il faut les aimer l’un et l’autre. Les archives sont aussi une sorte de prison pour mon narrateur, et c’est pour cela qu’il lui faudra tôt ou tard les détruire. Comme beaucoup de personnes, je suis partagé entre la tentation de la liberté, avec les risques que cela comporte, et le désir de sécurité. Quand je pars plusieurs jours randonner dans la montagne, chaque matin au réveil, je pourrais choisir de rester dans mon sac de couchage, ce serait beaucoup plus agréable que de marcher pendant des heures sans savoir ce qui va m’arriver. Mais il me faut quand même dépasser cette incertitude et sortir. Et c’est ce genre de décision que nous prenons chaque jour.

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— C’est comme si nous, les personnes qui aiment la littérature, faisions partie d’une secte, une secte sans gourou. —

Le bonheur, ce n’est pas d’avoir la même chose tous les jours ?

C’est possible. Ça me fait penser à l’ homme qui dort . Mais même dans le roman de Perec, le personnage doit sortir de cette vie pour trouver un épanouissement plus profond.

Vos personnages cherchent souvent à arrêter le temps. N’est-ce pas aussi l’ambition de tout écrivain ?

Écrire permet de fixer le temps, ou de le manipuler à sa guise, c’est vrai. En cela réside aussi la beauté de la littérature. Une fois que j’ai lu un livre, je le range dans ma bibliothèque et il va rester là, comme la preuve d’un temps et d’un monde dans lesquels je peux revivre à tous moments, pour peu que je ressorte le livre et l’ouvre de nouveau. C’est un sentiment assez rassurant, je trouve.

Pour arrêter le temps, vos personnages s’adonnent à des activités répétitives. Dans votre nouvelle « La Blessure », un jeune homme se met à brûler méthodiquement des objets. Dans Les Archives des sentiments, le narrateur hachure des feuilles de papier pendant des heures avec un crayon.

En répétant ces gestes, ils annulent le temps en effet. Ils plongent dans un autre rapport à la durée qui ressemble un peu à celui de la musique sérielle, qui est un continuum sans commencement ni fin.

On retrouve des points communs troublants entre la vie de cet archiviste et votre propre biographie. Un voyage fondateur à Paris, par exemple.

C’est souvent le cas dans mes histoires. La maison où résident Thomas et sa famille dans L’un l’autre est celle de ma mère, et Thomas est comptable. Si je n’avais pas écrit des romans, j’aurais probablement vécu dans cette maison et exercé ce métier pour lequel je me destinais plus ou moins.

C’est un amusement d’imaginer ces autres vies potentielles ?

Oui, mais sans intention de dire quelque chose sur qui je suis vraiment. L’autofiction ne m’a jamais intéressé. Ce que je fais dans mes romans ressemble plus à du théâtre.

Le documentaire Wechselspiel – Wenn Peter Stamm schreibt vous montre au travail, mais aussi chez vous, avec votre compagne. Pourtant, à la fin du film, on ne sait toujours pas qui est Peter Stamm.

C’est le côté ludique et amusant de ce projet, qui est un film sur l’impossibilité de faire un film sur un écrivain. J’aime le jeu, et dans ce documentaire, ce n’est pas moi qui est important, mais ce qui se produit entre moi et les deux réalisateurs. J’utilise l’image que je renvoie pour mieux parler de ce qui m’intéresse. Dans mon dernier livre, le personnage de l’écrivain dit qu’on ne ment jamais autant que lorsque l’on parle de soi. Et effectivement, si je parlais de moi, je mentirais, car je ne veux pas me mettre à nu devant le public.

Vous mettez souvent en scène des hommes et des femmes rongés par le regret.

Mais regretter vous permet aussi de plonger dans la beauté de ce qui s’est passé, ou de ce qui aurait pu se produire, et donc d’imaginer, de rêver. Ce n’est pas forcément négatif ou nocif.

Quand et comment avez-vous compris que vous vouliez devenir écrivain ?

En lisant Hemingway, vers 20 ans. Il m’a fait prendre conscience que la littérature pouvait produire des effets inattendus, qu’il ne s’agissait pas seulement de raconter des histoires, mais de créer des mondes.

Entre cette révélation et la parution de votre premier roman, 15 ans se sont écoulés, pourquoi ?

J’ai étudié, j’ai travaillé comme journaliste, j’ai écrit des pièces radiophoniques, ce n’était pas du temps perdu. Quand j’ai commencé à écrire, je suis allé dans la mauvaise direction. Je pensais que j’avais des idées à faire valoir, un savoir à transmettre aux gens. Il m’a fallu du temps pour comprendre que ça n’avait que peu de choses à voir avec la littérature.

En matière d’écriture, le talent existe-t-il ?

Je crois, oui. Certaines personnes écrivent avec une grande aisance et ont du succès. Mais ma conviction est que l’échec est plus important que le talent. L’échec vous met face à l’obligation de changer quelque chose, de vous surpasser. Le talent ne suffit pas : il faut savoir écrire avec son cœur, ou avec ce que j’appelle son génie. Oscar Wilde disait que sa tragédie était d’avoir mis son génie dans sa vie et son talent dans ses œuvres. Et j’observe en effet que bien souvent, ceux qui ont une habileté naturelle avec l’écriture ne sont pas les meilleurs auteurs. Peut-être sont-ils efficaces pour fabriquer un livre commercial de divertissement, mais il ne leur est pas facile d’atteindre la raison d’être de la littérature, qui est de toucher le cœur des gens.

— LES ARCHIVES DES SENTIMENTS, Peter Stamm, Christian Bourgois
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— Le style, c’est comme la personnalité, on ne peut pas en changer sans que cela ne devienne vite artificiel ou douteux. —

Aux origines

La saison est faite de regards en arrière, certains remplis d’affection, d’autres terriblement affectés. Bernard Plossu revient ainsi sur son voyage au Mexique, où le langage se forme en images ; Jean Pierre Raynaud décline un an et demi d’horreur en motifs signalétiques ; Aglaé Bory capture un Mulhouse tout en décalages, tandis que Sélest’art emprunte la voie des rêves, et que Michel Bedez et Christophe Urbain dévalent le Val d’Argent.

PLOSSU, VIE OUVERTE # 2

APRÈS NOUS AVOIR CONFIÉ SES

SECRETS D’ARCHIVAGE AVEC SON

ALBUM DE TRAVAIL, BERNARD PLOSSU

REVIENT SUR LA RÉÉDITION CHEZ

CONTREJOUR DE SON LIVRE FONDATEUR, LE VOYAGE MEXICAIN, AUGMENTÉ

D’UNE PUBLICATION INÉDITE SUR SON

EXPÉDITION AU CHIAPAS, JUNGLE.

Une bonne nouvelle n’arrive jamais seule. Non content de ressusciter Le voyage mexicain dans sa livrée originale de 1979, l’éditeur Claude Nori lui adjoint un livre d’aventure haut en couleur narrant l’expédition vécue par le jeune Plossu – qui fêtera sa majorité au milieu des jaguars et des alligators – et quatre camarades à peine plus âgés que lui, de par les forêts humides et les rivières impétueuses du Chiapas. Si Le voyage mexicain est le livre du photographe que Bernard Plossu était déjà à l’âge de 13 ans lorsqu’il photographiait le Sahara au Brownie Flash, à 18 ans lorsqu’il immortalisait la beauté de sa petite amie Michèle Honnorat, et celui qu’il demeure encore aujourd’hui, Jungle est le livre du photographe que Plossu aurait pu être, mais a choisi, au retour de ces deux mois de survie à la recherche des derniers Mayas, de ne pas devenir. Je veux parler de cette figure du photographe explorateur et ethnologue telle qu’elle s’est construite au xixe siècle, attirée par les mondes et

les peuples inconnus, et de son infortuné pendant contemporain que l’essor simultané des moyens de transport et du tourisme de masse a réduit à une posture plus ou moins suspecte. Plutôt que de l’orienter vers une existence faite d’exotisme et de frisson, cette expérience picaresque, à mi-chemin entre Tintin et Délivrance, restera un moment unique dans l’itinéraire de Bernard Plossu, qui préférera épouser le mouvement de la vie dans sa forme la plus directe, intime et familière, suggérant que la véritable aventure photographique peut s’éprouver à chaque coin de rue, pour peu que l’on ait des yeux et un cœur pour la vivre.

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Pour le reste, qu’a-t-on écrit qui n’ait pas été déjà dit à propos du Voyage mexicain , livre-jalon d’un versant libre et sensoriel de la photographie moderne, entouré depuis sa parution d’une aura quasi-mythique ?

Ceci peut-être : dans sa légendaire préface au VM , Denis Roche manifeste son désaccord avec Ansel Adams lorsque ce dernier affirme qu’une photographie est «  un instrument d’amour  ». Mais l’œuvre entière de Bernard Plossu, à commencer par ce livre inclassable, n’en constitue-t-elle pas la plus belle preuve ? Ce love stream qui, depuis des décennies, circule entre et dans ses images, ne nous insuffle-t-il pas le désir de comprendre ce qui est beau, d’être libre, de vagabonder et de tomber amoureux ?

Et encore ceci : ce livre est beaucoup plus que celui d’un jeune homme de 20 ans fondu de bandes dessinées et de cinéma se découvrant un don « inadmissible » pour la photographie. C’est un livre hanté par la littérature, et sans doute celui d’un écrivain qui aurait tout aussi bien pu choisir le langage des mots que celui des images. Il n’est pas interdit de voir dans ces photographies palpitantes de vie des équivalents visuels aux meilleures pages de Jack Kerouac ou de Malcolm Lowry, que Plossu cite aux côtés de D. H. Lawrence et d’Antonin Artaud en ouverture de six pages de notes à la prose serrée, substrat d’une langue sauvage où s’écoulent de longues phrases bornées de points de suspension, stigmates de leur arrachement à l’oubli. Dans ces phrases : la voix de celui qui a su faire corps avec le soleil et les charmes vénéneux du Mexique, l’asphalte torride, le parfum des femmes mêlé aux odeurs des bêtes et des stations-service, le théâtre brutal de la rue, la poussière soulevée au passage des camions, l’infini de l’espace et la lumière, encore la lumière, avant quelques refrescos salvateurs sous les palmes d’un hôtel colonial en mal de réparation…

Le voyage mexicain est sorti près de 15 ans après la réalisation des images. Comment t’est venue l’idée de rassembler ces photographies pour en faire, des années plus tard, un livre ?

À 21 ans, je montrais les diapos de Jungle à des journaux de Paris, rêvant de devenir un photographe professionnel. Les images sont sorties dans Bêtes et nature et dans Atlas. Puis j’ai fait quatre ou cinq tirages de mes photos en noir et blanc du Mexique 1965-1966 que j’ai présentés à Alan Porter, le rédacteur en chef de la célèbre revue Camera . Il en publia une, celle du mariage dans la vieille automobile que tu peux voir sur la couverture du Voyage mexicain. Par la suite, les tirages de cette série ont été faits, mais il m’a fallu du temps pour

comprendre leur valeur, leur force. Un jour, j’ai eu envie de les maquetter ensemble, juste pour voir. J’ai offert cette maquette à Claude Nori et il a immédiatement décidé de la publier.

Quelle place tient Le v oyage mexicain dans ta bibliographie ?

Je le considère essentiel au même titre que Le jardin de poussière, Avant l’âge de raison ou French Cubism

Te souviens-tu de ce que tu as ressenti en découvrant pour la première fois le livre imprimé ?

Je l’ai reçu un matin de tempête de neige, dans ma boite aux lettres de Taos. Il y avait de la boue, de la neige. Tenir physiquement le livre dans mes mains a été un chouette sentiment, mais moins que celui de le recevoir là, dans cet endroit rude et merveilleux, loin de Paris si snob !

Dans tes notes du VM, tu évoques ces « salles de cinéma où on vous fait croire que vous êtes intelligent alors que vous êtes prisonnier… » Je sais que tu ne vas plus, depuis longtemps, voir de films en salle, et pourtant, le cinéma a beaucoup compté dans la formation de ton regard. Comment expliques-tu cette ambivalence ?

Elle est totalement assumée. J’ai appris des images de films, et même quelquefois, de leur philosophie – je pense à La Vie à l’envers d’Alain Jessua, ou La Solitude du coureur de fond de Tony Richardson. Mais ensuite, j’ai éprouvé ce besoin vital de foutre le camp de Paris, et de tourner le

, 1966 85
Jungle

dos aux salles de cinéma. J’en avais marre de ces gens qui savaient tout et ne vivaient rien, de ce vernis. L’autre soir, sur Arte, j’ai revu un western de William Wyler, Les Grands Espaces. Quel film ! Juste après, il y avait un documentaire sur Jean-Luc Godard avec des extraits de Pierrot le fou. Regarder Belmondo gesticuler après avoir vu Gregory Peck dans les paysages immenses de l’Ouest américain, ça m’a semblé un peu ridicule.

Tu es au Mexique, tu as 19 ans, et tu fais des photos de ta vie là-bas, de la rue, de tes rencontres… Te poses-tu déjà ces questions propres aux photographes de métier : le cadre, la lumière, la composition, l’instant où il faut déclencher ?

Je ne me pose aucune de ces questions. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je fais. Photographier m’est alors tout simplement nécessaire, comme de respirer. Aucune ambition à cette époque. Innocence totale de la culture photographique. L’idée est juste de profiter de cette liberté insensée, de cette aventure que promet chaque nouvelle journée là-bas.

Le voyage mexicain, c’est la découverte d’un Plossu qui fait des photos, mais aussi d’un Plossu qui écrit. Où et dans quel état d’esprit as-tu composé ces textes qui figurent à la fin du livre ?

Ils ont été écrits chez le peintre Martin Dieterle, à Porquerolles, en 1976. C’était en été, dans une petite chambre, plongée sous-marine chaque jour, sans bouteille, avec Kathy, ma première femme, la maman de Shane. Je les ai écrits d’un jet, style machine à écrire, sans but, si ce n’est le besoin de me remémorer les odeurs d’essence des routes sans fin et la sensualité des très jolies filles rencontrées là-bas. Pour moi, ces notes ont la même importance que les photos présentes dans le livre.

Elles me semblent aussi d’une autre nature que tes Poèmes du Jardin de poussière, écrits quelques années plus tard. Une énergie différente, musicale et fiévreuse, très beat. Comment as-tu trouvé cette langue singulière ?

Je n’ai pas eu besoin de trouver un style, j’écrivais spontané, et je continue encore ainsi aujourd’hui. Je ne réécris jamais, surtout pas. Ça sort tel quel, rapidement. Je déteste les corrections. Les Poèmes du Jardin de poussière, c’est autre chose. Ils ont été écrits en anglais sur le vif, au milieu du désert, par nécessité, et sans prétention.

Tu aimes lire de la poésie ?

Je ne suis pas un grand lecteur de poésie, qui m’ennuie profondément lorsqu’elle est désireuse de

faire beau, autrement dit, lorsqu’elle est le contraire de ce que doit être le langage : limpide, naturel. Les poètes que j’aime sont peu nombreux. Roberto Juarroz, un des meilleurs, et Olivier Larronde, né à La Ciotat et méconnu. Quand j’avais 20 ans, j’ai adoré Howl de Allen Ginsberg. J’ai également lu E. E. Cummings, Bob Kaufman, Gregory Corso et mon ami Robert Creeley : les Beats américains, quoi ! Et j’aime Rimbaud bien sûr, et Bernard Noël.

Je crois que tu as écrit ces textes du VM au moment où tu découvrais Au-dessous du volcan pour la première fois. On y entend d’ailleurs des accents Lowryiens.

En effet, c’est l’été où je découvrais Lowry, qui a beaucoup compté, évidemment. Pour moi, c’est le plus grand. Quelle sensibilité, et quelle écriture ! À relire cent fois.

Dans le VM, tu relates une vie sur la route « à la Kerouac ». Avais-tu lu ses livres avant de partir au Mexique ?

Non, j’ai lu Kerouac en même temps que je vivais là-bas, pas avant. Mexico City Blues, bien sûr. Cependant, ma passion du voyage n’avait pas besoin de livre pour la guider et étancher ma soif de liberté et de route ! Kerouac est à l’image de Bouvier : un bon. Mais je n’ai jamais voyagé sous son influence. À l’époque, on ne s’éclatait pas en références littéraires, mais en joie de vivre.

Dans la continuité de tes images, tes textes du VM décrivent cette charge sensuelle de la réalité mexicaine. Et des cinq sens, l’odorat tient une place majeure. Tu évoques par exemple ces nuits à Oaxaca «  où la vie sent bon  », et où «  règne une ambiance chaude, mystérieuse, parfumée…  » Cela me fait penser à quelque chose que tu as dit un jour : « Voyager n’est pas traverser les frontières, mais changer d’odeur. »

Oui, c’est vrai. Quand on passe du Mexique qui sent fort à l’odeur de savon des États-Unis, ça vous saute au nez ! Du Mexique justement, j’ai gardé l’odeur si prenante des stations d’essence le long de la grande route du nord qui file vers les USA.

Les odeurs sont peut-être ce qui reste le plus de la petite enfance. J’ai fait un livre sur l’abbaye de Jumièges qui s’intitule L’odeur du buis, car j’y ai retrouvé cette senteur caractéristique du buis qui m’avait tant plu tout petit enfant, dans un arc. C’est la même chose avec les odeurs du midi. Ma mère, ma sœur et moi, avions habité une année à Juan-lesPins. J’avais quatre ans, et elle nous emmenait sur une plage recouverte d’algues. Le souvenir de cette odeur forte est encore présent aujourd’hui. Comme je te le disais, les pays trop propres sentent le savon

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Jungle , 1966, portrait de Bernard Plossu par Michael Blair (Ed. Contrejour)

et la bougie parfumée des boutiques de luxe qui sont comme l’affreuse muzak, cette fausse musique qui pousse à consommer. J’ai même vu une pub à la télé américaine où on voyait une mamie entrer dans une pièce et dire en fronçant les sourcils : « I can smell germs! » [« Je peux sentir les microbes ! »] Faut le faire, ça, non ?

Parlons de Jungle. As-tu conscience, alors que tu es encore tout jeune, de t’embarquer dans une expédition périlleuse ?

Je n’y réfléchis même pas une seconde. Je dis oui, tout de suite, sans penser au danger. D’ailleurs, le danger, à l’époque, on aime tous ça ! Sur place, je n’ai jamais peur. Juste quelques moments de grands ras-le-bol, avec la pluie qui ne cesse de tomber sur nous, ou les fourmis si nombreuses qu’elles finissent par nous couvrir le dos.

Que t’a appris cette expédition ?

D’abord quelque chose d’important qui est la technique, le fonctionnement d’un appareil reflex avec téléobjectif de 450, très différent d’une Retinette. J’ai aussi appris à protéger les films.

Et humainement ?

Un choc émotionnel immense : s’endormir chez les Indiens Lacandons en écoutant les oiseaux de la jungle, wow !

Comment s’est passé le retour à la civilisation ?

Le premier soir, en rentrant à Mexico, j’ai avalé deux plats de spaghettis ! Plus tard, j’ai de nouveau éprouvé un besoin de rencontres ethniques. Les Peuls Bororos et les Touaregs en 1975 lors d’une expédition au Sahel avec Moussa Hamidou, un preneur de son avec qui j’ai enregistré un 33 tours d’ambiances et de musiques captées sur place.

Une époque bénie des ethnographes où l’appareil photo n’était pas encore allé partout.

Oui, mais je comprends qu’à force d’avoir été photographiés par des milliers de gens, les autochtones des villages indiens ou africains en aient eu ras le bol. Aujourd’hui, les Indiens d’Amérique interdisent toute image, photo ou dessin. Ils ont fermé leurs pueblos au touristes gringos, et basta. Imaginons des bus de Sénégalais qui débarqueraient en Provence chicos et photographieraient tout, ça créerait des salades !

Que sont devenus tes camarades d’expédition ?

Je suis en quelque sorte le survivant de cette aventure. Blair, Durand et Mercier sont déjà morts. Je ne sais pas si l’Américain Hampton George the Third est encore en vie. Il avait été sergent au Vietnam. Plus tard, je l’ai retrouvé en Californie du Sud, il était devenu policier Highway Patrol. Un grand fumeur d’herbe. On a bien rigolé ! J’ai appris qu’après avoir été flic, il a créé une usine de chapeaux de cowboy, ça ne s’invente pas.

Le titre original du Voyage mexicain était « Marijuana » !

C’était le titre naturel, puisqu’on en fumait tout le temps. Ce n’était d’ailleurs pas sans risquer des ennuis. Les buveurs d’alcools légaux considéraient cela comme de la drogue, alors que ça ne l’est pas plus que le vin, et même bien moins dangereux et macho ! Boire rend macho, fumer rend cool.

Les images auraient été différentes sans cette influence ?

Je ne sais pas. Elles sont le produit d’un mélange : l’herbe, bien sûr, mais aussi une curiosité naturelle, ou une certaine culture cinématographique. La marijuana, c’était d’abord une expérience, une curiosité qui ouvrait la perception et démultipliait les effets merveilleux de la musique par exemple, ou du sexe.

— LE VOYAGE MEXICAIN, 1965-1966 ; JUNGLE, 1966, Bernard Plossu, Contrejour

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Le voyage mexicain

JE SUIS DU CÔTÉ DU PLUS FAIBLE

RIPOSTER À LA VIOLENCE ET LA DÉMENCE DE POUTINE PAR L’ART ?

JEAN PIERRE RAYNAUD, NÉ EN 1939, N’A PAS

CETTE NAÏVETÉ, MAIS

NOUS AVONS L’INTIME

CONVICTION QUE LA BEAUTÉ PEUT COMBATTRE LA LAIDEUR DU MAL.

POUR RÉPONDRE À LA DEMANDE DE ZELENSKY, LE PLASTICIEN A RÉALISÉ

SANS TITRE – UKRAINE, SA VERSION DU GUERNICA DE PICASSO.

À DÉCOUVRIR À ST-ART.

Par Emmanuel Dosda Portrait de Jean Pierre Raynaud © Philippe Chancel
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Jean Pierre Raynaud et son vocabulaire. D’immenses pots de fleurs (il a été horticulteur), des pièces carrelées aux motifs divers : drapeaux internationaux et panneaux signalétiques en céramique, essentiellement. Drapeau cubain donné à Fidel Castro en 2000, immense Pot recouvert de feuilles d’or trônant à Beaubourg, son exposition sur les hauteurs de la Cité radieuse du Corbusier en 2017, ses colonnes mulhousiennes… Revenir sur le parcours de ce plasticien solitaire, pourtant associé au mouvement des Nouveaux Réalistes, serait un affront. L’œuvre réalisée en réaction à l’invasion russe parle de choses graves, de guerre, d’armes à feu, de mort… Nous lui proposons donc de ne pas y aller par quatre chemins. «  Allez-y , nous invite l’artiste, posez-moi toutes les questions que vous voulez, même les plus indiscrètes, enfin pas sur ma vie sexuelle, mais j’aime quand il y a de l’épaisseur ! » Durant notre entretien, aucune superficialité, que du profond. « La situation est critique, mais je ne m’engage jamais politiquement. Ce qui m’a causé quelques problèmes en 68… J’ai cédé, pour la première fois, suite à l’insistance de mon éditeur, Baudouin Jannink. Ce projet ne va pas contre mes convictions : je me situe toujours du côté du plus faible ! » Pour celui qui vit reclus (« Je ne vois jamais personne et reste éloigné du monde extérieur »), l’idée même de se mesurer à la figure ogresse de Picasso a été un « enjeu fondamental ». Ainsi, Raynaud fait dialoguer deux époques en créant un pont entre le 26 avril 1937 et le 24 février 2022, le bombardement de Guernica par les

forces allemandes et italiennes pour entraver les opposants à Franco en Espagne et le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

L’ART, INSTRUMENT DE COMBAT

«  La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements, c’est un instrument de guerre offensif et défensif contre l’ennemi » : Picasso répond à la folie fasciste avec une toile format XXL peignant la fureur aveugle, la destruction massive et les cris de douleur. Jean Pierre Raynaud est fortement choqué par la « violence de la guerre » : son père a été tué par «  cette absurdité  » alors qu’il n’avait qu’une petite poignée d’années… lors d’un bombardement. « Il n’y a pas de tyrannie qui n’essaye de limiter l’art, parce que l’art a du pouvoir », lança Zelensky lors de la Biennale de Venise en avril 2022. Pour lui prêter main forte, Raynaud réalise, dans des dimensions identiques à celles de la grande toile de Picasso (349,3 cm par 776,6 cm) une œuvre coup-de-poing, fidèle à sa signature. «  La liberté est ma colonne vertébrale  », affirme Jean Pierre Raynaud. Au nom de celleci, il imagine le pendant à Guernica en reprenant son fameux motif du panneau d’interdiction. Un rond rouge. Une barre blanche. De quoi faire rugir Raynaud. À la manière de Duchamp, il déplace ce sujet. Comme Warhol (autre personnalité avec qui il partagea des déjeuners), il en fait une icône. Le symbole de l’oppression. Le miroir de Guernica

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Soirée d’inauguration de l’exposition « 1937 – Guernica / Ukraine » – 2022 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne © Gilles de Fayet

Un « instrument fort de combat », un tremplin vers la liberté, comme l’a énoncé Viktoriia Gulenko, directrice du Centre culturel de l’ambassade ukrainienne en France, le 24 février 2023. Lors de la cérémonie de donation, dans la cour d’honneur de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, une réplique de Guernica de Pablo est exposée face à Sans titre – Ukraine de Jean Pierre. Le dialogue est fructueux même si le langage de l’un et de l’autre est très différent.

LA CRÉATION COMME RÉACTION

Raynaud confie : «  Je n’ai pas de leçon à donner, je réagis à la violence du monde, véritable poudrière, par ma pratique, c’est tout ! » Et de poursuivre, sur des notes défaitistes : « Je remercie l’art et la culture de m’avoir sauvé, mais la chose artistique n’est vraiment pas confortable et j’en paye le prix. L’existence elle-même est difficile, cruelle. Je n’ai pas fait le choix de venir au monde. Naître, c’est comme trépasser : ça te tombe dessus sans que tu ne demandes rien à personne. Ma mère a été aimante, j’ai fait des rencontres fabuleuses, mais ma vie n’a pas été faite que de satisfactions. Le bonheur m’est étranger, j’ai divorcé, j’ai connu beaucoup de cassures, me sentant sans cesse au bord du chaos. Aujourd’hui, j’attends que la mort m’emporte ! À 85 ans, je mourrai, en me disant “enfin” ! » Picasso, cet « énergumène », jouissait de la vie, quitte à largement dépasser les bornes. Il demeure une grande figure du xx e siècle pour Raynaud. Avec

Matisse comme pendant : « Il incarne la grâce. Ses papiers découpés sont merveilleux ! » L’artiste associé à ses carrés de céramique blancs est un hyperempathique, marqué au fer rouge par les désastres des guerres et les génocides. «  Il y avait du sacré chez Matisse, du religieux qui lui permettait de faire de la couleur, même en pleine période de catastrophes. Hélas, je ne suis pas croyant : je n’ai pas de bouée de sauvetage. »

— GUERNICA / UKRAINE, exposition du 24 au 26 novembre à la foire d’art contemporain et de design ST-ART, à Strasbourg

www.st-art.com

— GUERNICA / UKRAINE, Jean Pierre Raynaud, Les Presses du réel (les bénéfices issus de la vente de cet ouvrage sont reversés à l’Ukraine)

www.lespressesdureel.com

www.jeanpierreraynaud.com

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AGLAÉ BORY, DES AILLEURS EN MOUVEMENT

RÉALISÉES DANS LE CADRE D’UNE RÉSIDENCE DE CRÉATION À L’OCCASION DES 30 ANS DE LA FILATURE, LES

70 PHOTOGRAPHIES QUI COMPOSENT

L’EXPOSITION « ICI AILLEURS » DRESSENT LE PANORAMA MOUVANT ET ÉMOUVANT D’UNE VILLE ET DE SES HABITANTS.

Le sourire est doux, mais le regard est franc, déterminé. Aglaé Bory finalise les derniers détails de son accrochage dans le vaste espace d’exposition de la Filature que les muettes intensités des présences captées dans ses images – essentiellement des portraits de Mulhousiens de toutes origines socio-culturelles et générations confondues – emplissent déjà avec grâce.

Une jeune femme en ensemble rose, appuyée contre une pile de béton rose, paire de lunettes roses remontées sur sa chevelure rose, rose à lèvres brillant, mais une parure sombre tatouée dans l’échancrure de son décolleté, comme un avertissement lisible aussi dans l’expression de son visage : TRUST NO ONE

Deux jeunes gens « stylés », comme on dit aujourd’hui. Lui en manteau de cuir noir sur chemise blanche et pantalon de costume noir, une cigarette dans une main et un briquet dans l’autre – pendu à son cou, un appareil photo. Elle, veste en écailles bleues iridescentes et multiples bijoux – bague au pouce, piercing nasal, chaîne qui dépasse du col. Chacun regarde ailleurs, et pourtant ces deux-là nous apparaissent au diapason d’une mélancolie qui est aussi celle du lieu de leur coprésence, une humeur lointaine et floue de passerelle de gare – on pourrait s’imaginer à Détroit ou dans une ville des West Midlands de l’Angleterre, sauf qu’ici, tous les trains s’arrêtent à Mulhouse.

Deux fillettes, épaule contre épaule au-devant d’un rideau de fer abaissé, jean taille haute versus tee-shirt Naruto, fond de bubble tea bleu canard qu’elles aspirent distraitement dans des pailles à rayures blanches et rouges, deux presque-jumelles aux traits tout droit sortis du stylo-feutre d’un mangaka, superhéroïnes en puissance d’une histoire qu’il reste à inventer.

Parce qu’ils ont intuitivement compris qu’un territoire acquiert son identité dans « ce qu’il laisse comme possibilité à la pensée de le quitter », pour reprendre une belle formule de Jean-Christophe Bailly, les portraits d’Aglaé Bory sont des invitations à contempler l’ici et maintenant des Mulhousien·ne·s autant que des projections vers d’autres imaginaires, d’autres ailleurs. L’artiste originaire de Colmar, installée depuis vingt ans en région parisienne, porte en elle ces ailleurs et convoque dans des travaux rendant sensible la

Par Nicolas Bézard ~ Photos : Aglaé Bory
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Photographe
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et son modèle, passerelle de la gare, Mulhouse, 2023

manière dont les individus s’approprient leurs lieux de vie – son projet « Paysage(s) Fleuve » était récemment exposé au Jeu de Paume à Paris. Dans « Ici Ailleurs », les imaginaires se bousculent, dialoguent et circulent par l’entremise des regards des personnes photographiées, tournés vers un « on ne sait qui, on ne sait où » donnant corps à leur être et leur intériorité. Une conversation du regard se crée, tandis qu’émerge le portrait d’une ville dont la suavité presque irréelle des couleurs agit comme une caresse, débarrassant notre vision de tous les clichés qui pouvaient encore se rattacher à la cité du Bollwerk et à celles et ceux qui la vivent, qui la font.

L’ailleurs du titre de ton exposition, est-ce celui vers lequel la plupart des personnes que tu photographies paraissent regarder ?

Absolument. Pour moi, ce qui se passe à l’intérieur de l’image est important, mais ce qu’on ne voit pas dans l’image, c’est-à-dire cet ailleurs vers quoi les gens regardent et dont ils semblent

nous indiquer le chemin, l’est tout autant. Il est le lieu d’une rencontre, un endroit qui réunit la personne qui regarde, celle qui est regardée, et celle qui a photographié. Ce hors-champ qu’ils contemplent, c’est enfin la ville de Mulhouse qui est là sans qu’on ne puisse la ressentir autrement que de façon indirecte, ou parcellaire.

L’idée du regard dirigé vers un ailleurs, c’est quelque chose que tu travaillais déjà auparavant ?

Depuis le début, je crois. Prendre une photo suppose toujours d’opérer un choix et d’évacuer certaines choses que j’ai malgré tout l’envie de faire ressentir. Ces regards me le permettent, car ils sont une invitation à se projeter au-delà des limites physiques de l’image, et donc une façon d’augmenter l’espace de cette dernière. Par ailleurs, ils m’offrent la possibilité de concevoir des séquences en faisant dialoguer les photos, et de faire entrer du récit.

De quoi ton imaginaire photographique est-il nourri ? J’ai vu que tu avais réalisé pour Libération un portrait de Jia Zhangke et de sa compagne et muse Zhao Tao. Et je crois déceler un lien entre la vision de ce grand cinéaste et la tienne.

Je me reconnais dans le travail sur l’image de Jia Zhangke. J’aime son rapport au paysage, sa vision du monde contemplative, mais plus que tout cela, j’aime la présence et l’importance du regard dans ses films. Je ressens ses longs métrages comme des fenêtres, des invitations à regarder. Ce sont des films qui laissent des empreintes.

Pour travailler, j’ai besoin de me nourrir d’autres choses que des photographies. Le cinéma, bien sûr, mais aussi les livres, qu’il s’agisse de littérature ou de textes théoriques. Comme beaucoup de femmes de ma génération, j’ai été influencée par Marguerite Duras, sa façon de dire, de créer une temporalité avec les mots. Elle fait partie de celles et de ceux qui m’ont donné l’envie d’explorer, d’aller à la rencontre de gens qui racontent, qui pensent, qui disent, et c’est de cette manière que je me suis fabriquée. Je suis en quelque sorte tapissée de ces personnes dont j’admire le travail et ils m’aident à comprendre pourquoi je suis photographe, à mieux cerner mes intuitions et à pouvoir les nommer, les comprendre, les relier à d’autres choses tout en gardant à l’esprit la notion de simplicité, essentielle pour moi.

Comment as-tu travaillé pour cette série sur les habitants de Mulhouse ?

Je ne connaissais pas très bien la ville, donc il y a d’abord eu beaucoup d’errance. Il fallait que je découvre Mulhouse, que j’aille littéralement la chercher en comprenant où se passaient les choses. Pour cela, je devais saisir la géographie de ce territoire dans sa globalité, m’en faire une image mentale. Comprendre aussi comment elle

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Jeune femme en rose, rue des Tondeurs, Mulhouse, 2023

fonctionnait, les axes de circulation, les ambiances et les lumières qui correspondent à chaque quartier, en fonction du moment de la journée.

Et une fois tout cela fait, comment se sont mises en place les conditions de la prise de vue ?

Ce n’est pas anodin d’aller voir les gens, de se présenter, d’expliquer sa démarche et de leur demander d’y adhérer. Chaque portrait est une rencontre. Je passe du temps à regarder les personnes, à tenter de ressentir ce qu’ils sont. Et quand je suis attirée par ce qu’ils dégagent, par leur photogénie – qui n’a rien à voir avec la beauté, mais plutôt avec la présence – je vais vers eux et leur propose de faire leur portrait.

Donc ce n’est en aucun cas de la photo volée.

Non. Je les dirige tout en leur laissant une marge de liberté. Je leur indique où regarder, je décide de l’endroit où je les photographie. Mais d’un autre côté, je voudrais presque faire en sorte de disparaître de leur champ de perception, donc je leur demande d’être dans quelque chose de naturel, et non pas de prendre une pose qui pourrait sembler surfaite.

Tu les photographies sur le champ ou tu leur fixes un rendez-vous ultérieur ?

Les deux situations sont possibles. Dans tous les cas, je tâche de ne jamais trop insister, car je ne veux pas être lourde, et j’essaie toujours d’être dans un rapport direct et sincère avec les personnes, de ne pas mentir sur mes intentions. Je veux leur faire saisir l’importance que cette photo aura pour moi, qu’elle sera plus qu’une simple image, qu’il y aura quelque chose à explorer derrière et que je souhaiterais qu’elles participent à cette exploration. Quand je parviens à faire sentir à la personne cet enjeu, cette nécessité, et qu’elle accepte de me donner ce qu’elle est, alors il se scelle entre nous comme un pacte silencieux qui va au-delà de la simple relation entre le photographe et le modèle.

Tu rencontres aussi des réticences ?

Bien sûr. Mais quand je remarque une personne qui est déjà dans l’état d’esprit dans lequel je voudrais la photographier, je tâche de m’en approcher doucement, de faire éventuellement quelques photos pour voir comment elle réagit, et si je ne sens pas d’hostilité, de lui parler. Le rapport que les gens ont avec l’image d’euxmêmes est complexe et parfois violent. Certains ne comprennent pas que je veuille les prendre en photo, ils se trouvent moches.

Je trouve pourtant que le regard que tu portes sur eux fait ressortir leur noblesse, leur beauté souvent étrange ou dissonante, la vérité de ce qu’ils sont.

C’est ce que j’aimerais obtenir, et c’est pourquoi je tiens à leur dire que je vois cette beauté en eux, qu’ils le sachent au moment de la prise de vue.

Ce qui impressionne également, c’est la manière dont tu as su capter la douceur des couleurs de cette ville, et les articuler géométriquement dans chacune de tes compositions.

Plus que la couleur, c’est la lumière qui m’intéresse, ou plutôt la façon dont les corps, les espaces, les volumes, les couleurs vont exister dans cette lumière. Le choix des lieux que je photographie est toujours guidé par la lumière.

À l’issue de ce travail, comment perçois-tu cette agglomération mulhousienne ?

Comme un endroit photogénique et assez insaisissable, qui a cet aspect disparate des territoires qui m’intéressent. Mais en même temps, je suis sensible à quelque chose ici qui me sert un peu le cœur et qui vient peut-être du fait que l’Alsace est ma région natale. Une tendresse que je retrouve dans les teintes pastel de Mulhouse. Il y a aussi dans cette ville une énergie que l’on peut presque entièrement embrasser du regard, contrairement à Paris par exemple, une vision d’ensemble, comme lorsqu’on observe un paysage depuis la fenêtre d’un train. Mon souvenir de Mulhouse est désormais associé à cela : la somme des images que j’ai faites ou que je n’ai pas faites, de ces personnes et de ces choses que j’ai vues, que je garde en moi et qui créent dans mon esprit un panorama mouvant et cosmopolite de la ville.

— ICI AILLEURS, exposition jusqu’au 10 novembre à La Filature Scène nationale, à Mulhouse www.lafilature.org

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Jeunes basketteurs, foire kermesse de printemps, Mulhouse Dornach, 2023

SÉLEST’ART 2023, LE BEL ÂGE

Sélest’art 2023, Halida Boughriet, Les enfants de la République © ADAGP Halida Boughriet, Courtesy de l’artiste
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Par Mylène Mistre-Schaal

EN UN QUART DE SIÈCLE, LA BIENNALE SÉLEST’ART A

SU SE CONCOCTER UN ADN BIEN À ELLE ET EMPRUNTER

LES SENTIERS DE LA CRÉATION ÉMERGENTE.

AVEC L’AMBITION, TOUJOURS, DE FAIRE

FLIRTER L’ART ET LA VILLE.

À l’invocation de Sélest’art, les souvenirs se bousculent. Comme la présence folle d’une limousine devenue banc public, ostensiblement garée sur la place du marché. Ou cette installation sonore qui laissait retentir le cri de Tarzan, drôle et incongrue, dans les rues de la ville. Et comment oublier la sculpture somnambule qui, le temps de l’édition 2011, avait hanté les caves de l’école Froebel de sa silhouette hyperréaliste ! Le point commun de toutes ces évocations ? La conjugaison réussie entre un lieu et une œuvre.

Monuments historiques, jardins, recoins urbains délaissés, parcs… depuis 25 ans Sélest’art laisse l’art s’infiltrer partout. Dedans ou dehors, il réveille les cryptes des églises, s’affiche sur les façades des maisons, s’accroche sur le rebord des trottoirs et va même jusqu’à flotter sur l’Ill. Une manière sans cesse renouvelée de réactiver le regard des passants et d’investir des lieux souvent inédits, parfois oubliés. Mais aussi de déplacer l’art en dehors de l’espace aseptisé, intimidant pour certains, du musée ou de la galerie.

Créée en 1984 et devenue biennale en 1993, Sélest’art confirme l’ouverture de Sélestat à l’art contemporain. Pas étonnant que le Frac (Fonds régional d’art contemporain) y ait pris ses quartiers à la même époque. Précédant Lyon, Berlin ou encore Singapour, la petite ville s’affiche même parmi les pionnières du genre bien avant que le phénomène de biennalisation de l’art contemporain n’explose, courant des années 2000. Outre l’exposition de pointures de l’art d’aujourd’hui

(Daniel Buren, Agnès Varda, Ben ou Edith Dekyndt) elle n’a jamais perdu de vue la jeune création. Lors de l’édition 2021, la moyenne d’âge des artistes

exposés était d’ailleurs de 35 ans tandis qu’en 2023 plus de la moitié d’entre eux ont moins de la quarantaine.

Un quart de siècle d’art in situ plus tard, Sélest’art est plus qu’une succession de bons souvenirs. Au fil des éditions, six œuvres ont été achetées par la municipalité et laissent une empreinte pérenne dans le paysage urbain et dans la mémoire collective de ses habitants. Que ce soit l’éclat doré, quasi mystique, de la sculpture de Marc Couturier sur le parvis de l’église Saint-Georges ou la partition poétique de Sarkis à flanc de rempart, ces interventions perturbent la ritournelle du quotidien et déplient volontiers les imaginaires sélestadiens.

Pas étonnant en somme, que pour sa 25 e occurrence, Sélest’art renoue avec les territoires si essentiels du rêve et de l’imagination. Du 23 septembre au 7 novembre, cette édition anniversaire rassemble 10 artistes actuels autour de « rêvoirs », véritables dortoirs pour rêveurs éveillés. Du château d’eau à la tour des sorcières, leurs œuvres ont essaimé dans la ville, et dialoguent avec le bâti et l’architecture, le patrimoine naturel ou immatériel de la ville.

— SÉLEST’ART, RÊVOIRS, biennale d’art contemporain jusqu’au 5 novembre, à Sélestat

www.selestat.fr

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Sélest’art 2001, Florian Tiedje © Ville de Sélestat

L’ART DÉBOULE

DEUX AMOUREUX DU VAL D’ARGENT LANCENT UN PARCOURS D’ART

CONTEMPORAIN EN PARALLÈLE DU FESTIVAL C’EST DANS LA VALLÉE.

AVEC LE PHOTOGRAPHE CHRISTOPHE URBAIN, LE PLASTICIEN

MICHEL BEDEZ SOUHAITE FAIRE RAYONNER SA VALLÉE NATALE ET LES ARTISTES PASSÉS PAR LÀ.

Par Fanny Laemmel ~ Photos : Christophe Urbain
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Christophe Urbain et Michel Bedez

L’ORIGINE DU PROJET « DÉVALER »

«  Christophe Urbain et moi désirions rencontrer Rodolphe Burger pour lui proposer une déclinaison en art visuel de son festival C’est dans la vallée. On est tous les deux fans de Rodolphe et amoureux de la vallée. Peu de gens le savent, mais nombre de talents incroyables viennent d’ici. On est des fois un peu pessimistes par rapport à Sainte-Marie-aux-Mines et je voulais montrer que c’est une terre nourricière de talents artistiques. »

LE PARCOURS D’ART CONTEMPORAIN

« L’idée, c’est de proposer un programme de jour et de nuit : les gens qui se déplacent à Sainte-Marie-auxMines pourront visiter des expositions en journée et rester pour les concerts le soir. Dix lieux et quinze artistes seront présentés. Deux chapelles vont être ouvertes pour l’occasion. Des habitants nous feront visiter une maison Renaissance incroyable, en cours de rénovation. J’ai découvert un endroit : la salle des anciens patrons de l’industrie. Elle ressemble au Musée zoologique de Strasbourg avec des armoires vitrées et des collections de textiles et de minéraux. »

LA VILLE

« Sainte-Marie-aux-Mines est une ville qui a eu un âge d’or, avec les mines d’argent et plus tard le textile. Elle a été touchée de plein fouet par la crise économique et s’est dépeuplée. C’est encore palpable aujourd’hui, avec les friches industrielles, les bâtiments et commerces abandonnés. On vit là une sorte de renaissance avec l’organisation de grands événements, de nouveaux habitants qui s’installent, ça me ravit ! Les expositions permettent de faire revivre ces lieux. »

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LES ARTISTES

« Ils ont tous un lien avec la vallée… Christophe Meyer, par exemple, a été touché par les vitrines des magasins fermés. Il a proposé d’y exposer. Lui se rappelait son regard d’enfant devant ces magasins. Il part de l’envie d’apporter de la couleur, de leur faire reprendre vie. Christophe Bogula est mécanicien et artiste photographe. Il ressort des photos qu’il avait prises de la vallée dans les années 1980. Quant à mon travail, c’est une sorte de mélange entre croyance chrétienne et mythologie des Vosges, avec les fées, les nains et autres personnages étranges. Et on a la chance d’avoir le Frac Alsace comme partenaire. Sa résidence d’artistes se situe au LAC de Sainte-Marie-aux-Mines. Le parcours présentera des œuvres d’anciens résidents inspirés par la vallée et qui font pour certains partie de la collection du Frac. »

UN LIEU INSPIRANT

« C’est ce que les expositions vont démontrer. Certains artistes sont inspirés par la nature environnante, Christophe Urbain, quant à lui, par les mines. Le passé industriel étant très fort, tout respire l’histoire… mais aussi la sueur. Et puis il y a beaucoup de lieux sacrés. Lumière et désespoir coexistent dans la vallée. Les deux sont inspirants par nature. Tout est chargé, que ce soit la forêt, les monuments, les friches industrielles… une beauté qui a quelque chose de triste et d’émouvant. C’est aussi un lieu où l’on peut se reconstruire, redémarrer. Les copains d’enfance que j’ai retrouvés m’ont semblé optimistes, apaisés, vivifiants. J’ai trouvé la solidarité incroyable. « DÉVALER », c’est presque un acte de foi militant, poétique. On pourrait le décliner dans d’autres vallées qui ont ce même élan, ces mêmes envies. »

— DÉVALER, parcours du 20 au 22 octobre (avec le festival C’est dans la vallée)  et du 27 au 29 octobre en divers lieux de Sainte-Marie-aux-Mines www.devaler.fr

Benjamin Just, Respirer la forêt, collection Frac Alsace. Christophe Meyer, Tracer la route.
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Valpareisot, Les planteurs, huile et canevas sur toile libre (détail).

Absences

En novembre, dans les ténèbres lumineuses des salles de cinéma, le festival Entrevues nous projettera dans le plus présent des motifs : celui de la disparition.

COMME PAR ENCHANTEMENT(S)

EN NOVEMBRE, ENTREVUES NOUS INVITERA À SUIVRE LES TRACES DE DISPARUS MAGNIFIQUES ET DE CINÉASTES

PLUS QUE JAMAIS PRÉSENTS DANS NOS VIES, ENTRE RÉEL ET FICTION, ÉCLIPSES ET ÉCLOSIONS.

PRÉSENTATION DE CETTE 38E ÉDITION PAR LES PROGRAMMATEURS DU FESTIVAL, CÉCILE CADOUX ET CHARLES HERBY-FUNFSCHILLING.

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Luc Moullet

Vous reconduisez le pilotage collégial du festival inauguré avec l’édition précédente. Quel bilan dressez-vous de cette expérience ?

Cécile Cadoux : Un bilan très positif. Cette manière de fonctionner moins académique s’est révélée excitante et formatrice, parce que nous avions ce nouvel organigramme devant nous, mais aussi beaucoup d’acquis des éditions précédentes. Il y a eu des discussions mobilisant toute l’équipe, une grande fluidité dans les prises de décisions, de la joie, de l’écoute. Les avis de chacun, souvent tranchés, ont pu s’exprimer et être débattus, avec des poids et des contrepoids, l’équilibrage se faisant tout naturellement. Par ailleurs, l’équipe s’est renforcée, rajeunie, et ces nouveaux visages sont une richesse pour l’avenir.

Vous consacrerez la Fabbrica, cette rétrospective nous permettant d’entrer dans le laboratoire de création d’un cinéaste, à Sophie Letourneur. Pourquoi ce choix ?

C.C. : Sophie est une cinéaste chère à Entrevues. La sélection à Belfort de son premier long métrage, La Vie au ranch , a été un moment important dans notre histoire commune. Sophie travaille une forme populaire, la comédie, et elle le fait d’une manière unique, car chacun de ses films propose une approche différente de ce genre cinématographique. Elle expérimente en travaillant sur la postsynchronisation par exemple, ou en nourrissant ses scénarios d’improvisations et d’éléments autobiographiques. De surcroît, elle joue dans ses films. À ce jour, elle a réalisé cinq longs et autant de courts et moyens métrages, et cette filmographie nous saisit par sa cohérence et sa continuité, ses motifs et ses obsessions sans cesse retravaillées, approfondies. En même temps, elle s’inscrit dans une tradition qu’elle n’hésite pas à bousculer, je pense au naturalisme, présent chez elle dès ses premiers films, mais qu’elle a su emmener dans des directions extrêmement audacieuses, surprenantes et drôles.

Charles Herby-Funfschilling : L’idée était aussi de montrer une cinéaste à un moment décisif de sa filmographie. Sophie Letourneur a connu la reconnaissance des critiques et du public avec Énorme, sorti en 2020. Elle y tentait quelque chose de différent et faisait une incursion dans un circuit de production plus mainstream . Depuis, elle est revenue à un cinéma qui ressemble davantage à ce qu’elle proposait à ses débuts. Voyages en Italie, son dernier film dans lequel elle joue aux côtés de Philippe Katerine, a été produit et réalisé avec très peu de moyens. Ce long métrage inaugure une trilogie autour du couple, et il s’agissait pour nous de l’inviter à un moment où elle réinvente son

cinéma tout en explorant de nouveaux territoires artistiques, afin de montrer l’étendue saisissante de sa palette.

C.C. : Sophie est restée fidèle à la même bande artistique depuis ses premiers courts métrages. Elle présentera une masterclass en compagnie de ses plus proches collaboratrices et collaborateurs. Elle sera entre autres entourée de Laetitia Goffi, son assistante et co-scénariste, et de la monteuse Carole Lepage, deux jeunes femmes que l’on retrouve au casting des Coquillettes.

L’autre grande rétrospective du festival mettra à l’honneur Luc Moullet.

C.H-F. : Il y a une actualité forte autour de Luc Moullet dont l’œuvre pléthorique – une quarantaine de films en près de 60 ans d’activité –sera restaurée pour 2024. Il y a aussi, d’une certaine manière, des liens à tisser entre Luc Moullet et Sophie Letourneur : une même appétence pour les expérimentations et les systèmes de production modestes, tout comme une manière de faire du cinéma avec sa propre vie. Luc Moullet est une immense figure de la Nouvelle Vague, la dernière actuellement encore en vie, et pourtant il reste assez méconnu. Ses talents sont multiples : comme les Truffaut, Rohmer ou Godard, il a débuté en tant que critique aux Cahiers du cinéma , puis il a eu ce parcours de cinéaste qu’on lui connaît tout en s’adonnant à d’autres passions telles que l’alpinisme ou le cyclisme. Il a produit Jean Eustache, Marguerite Duras, zigzagué entre ses propres longs, courts ou très courts métrages. Sa compagne Antonietta Pizzorno, qui a joué dans plusieurs de ses films, l’accompagnera lors des quatre séances qui lui seront consacrées à Belfort.

Luc Moullet représente-t-il une figure tutélaire pour ce jeune cinéma français auquel appartient Sophie Letourneur ?

C.H-F. : Sophie le dit elle-même : elle ne se revendique de personne, tout en appréciant certains cinéastes auxquels on a parfois tendance à l’associer tels que Jean-François Stévenin, Jacques Rozier ou Luc Moullet justement. Les similitudes existent, mais elles ne sont pas le résultat d’une influence consciente.

C.C. : Luc Moullet est dans un cinéma tout à fait singulier et je ne lui vois pas d’héritiers dans le paysage actuel du cinéma français. Néanmoins, je suis curieuse de cette rencontre entre Moullet et Letourneur. Ils auront forcément des choses à se dire, notamment sur la question de la fabrication et de l’écriture de leurs œuvres, et plus généralement sur la liberté avec laquelle ils savent construire leurs parcours d’auteurs. Dans l’approche de Moullet

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toutefois, il y a quelque chose d’éminemment aigu et de politique, un art de capter l’air du temps de façon corrosive et d’envelopper tout cela d’une fantaisie qui participe au plaisir explosif de ses films.

Vous dédiez votre transversale au thème de la disparition, un motif essentiel de la modernité cinématographique qui, d’Antonioni à Weerasethakul, n’a de cesse de stimuler nombre d’écritures novatrices.

C.H-F. : Le point d’accroche entre le thème de notre transversale et Luc Moullet, c’est Le Prestige de la mort, long métrage de 2007 dans lequel il met en scène son propre décès dans le but de retrouver une certaine notoriété. Malheureusement pour lui, Jean-Luc Godard meurt au même moment, et cela ruine son projet de disparition organisée. À partir de ce film et du thème de la disparition se déplie cette traversée subjective de l’histoire du cinéma que nous proposons à chaque édition, un thème marqueur de la modernité en effet, mais que l’on retrouve aussi dès les origines du septième art, avec L’Escamotage d’une dame au théâtre Robert-Houdin de Georges Méliès, réalisé en 1896, soit la même année que L’Arrivée du train en gare de La Ciotat des frères Lumière. Le film de Méliès consiste en un trucage : une femme disparaît de l’écran comme par enchantement, et de ce tour de passe-passe vont s’ouvrir plusieurs pistes rattachées à ce motif narratif et visuel de la disparition : que cela signifie-t-il de disparaître à l’écran ? Comment filmer l’absence ? Comment représenter ceux qui restent et vivent à travers cette absence ? Se posent également les questions du rapt, du retrait du monde et dans une acception plus large de la disparition d’une époque, d’un lieu, d’une période de la vie ou d’un moment politique.

Que pourrons-nous voir dans cette programmation ?

C.C. : Nous ne ferons pas l’économie des œuvres emblématiques sur le sujet comme Une femme

disparaît d’Alfred Hitchcock ou L’Avventura de Michelangelo Antonioni, dont nous aurions pu montrer tous les films tant cet auteur a creusé avec intensité la question de la disparition. Néanmoins, une œuvre s’impose comme la clé de voûte de cet ensemble, c’est L’Évaporation de l’homme de Shōhei Imamura, qui s’attache à un phénomène aussi inquiétant que courant au Japon où des milliers de personnes disparaissent chaque année. Le film prend la forme d’une enquête avant de bifurquer de façon étonnante, de se réinventer à la lisière du vrai et du faux, du mensonge et de la reconstitution du mensonge. Il interroge tout cela avec la radicalité formelle du cinéma moderne et c’est la raison pour laquelle nous lui offrons une place de choix dans notre programmation.

C.H-F. : Nous aborderons aussi la disparition sous un angle historique avec le film documentaire de Carlos Echeverría : Juan : Como si nada hubiera sucedido , sous la forme d’une carte blanche conjointe avec le Festival international du film d’Amiens. Le film a été tourné de 1984 à 1987, au moment où l’Argentine sort de la dictature militaire et constate les exactions commises pendant celleci, dont de multiples cas de disparitions. Echeverría s’intéresse à celle d’un étudiant dont on n’a jamais retrouvé la trace, et par ce travail d’enquête richement documenté, il dresse un portrait édifiant de ce qu’a été l’administration pendant cette période sombre de l’histoire de l’Amérique latine.

À propos de documentaire, la section Premières Épreuves reviendra sur l’incroyable filmographie de Frederick Wiseman, figure incontournable du cinéma direct.

C.H-F. : Le film au programme du baccalauréat cette année est High School, qui est le troisième long métrage du cinéaste américain. Cette découverte de Wiseman par les lycéens est l’occasion pour nous de questionner plus concrètement ce qu’implique le fait de filmer les institutions. Nous montrerons notamment Titicut Follies, tourné dans un hôpital psychiatrique, et Welfare, qui s’intéresse à un centre d’aide sociale à New York. Wiseman s’est toujours défendu d’avoir mis au point une méthode de filmage documentaire, mais il admet qu’à partir de Welfare , quelque chose dans son cinéma a changé, et que ce film a constitué le tournant d’une filmographie qui s’apprête à accueillir un 47e volet avec Menus Plaisirs - Les Troisgros , réalisé par ce fringant cinéaste de 93 ans.

— ENTREVUES BELFORT, festival du 20 au 26 novembre au cinéma Kinepolis Belfort, à Belfort www.festival-entrevues.com

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Sophie Letourneur, Voyage en Italie, 2023
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Jérôme Zonder, Joyeuse Apocalypse !

Du bout de sa mine de plomb, Jérôme Zonder transfigure le papier en nuances de gris. Sa technique graphique flirte avec l’hyperréalisme sans pour autant perdre le grain qui fait la chair de son dessin. Dans ses œuvres, les univers s’entrechoquent, mêlant bribes de portraits, images issues de la pop culture, de l’actualité ou de l’histoire de l’art. C’est dans ce kaléidoscope que « Joyeuse Apocalypse ! » nous invite à dériver au fil d’un parcours immersif pensé à l’échelle du lieu. (M.M.S.)

Du 7 octobre au 7 janvier

Au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, à Luxembourg ville www.casino-luxembourg.lu

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© Marc Domage
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Luxembourg Art Week

En neuf éditions, cette jeune foire qui monte a su se tailler une place à part sur la carte européenne de l’art contemporain. Depuis presque une décennie, son expansion et son enthousiasme dynamisent incontestablement la scène artistique du Grand-Duché. Galeries d’envergure internationale, collectifs d’artistes et centre d’art régionaux y forment un paysage artistique étonnamment varié. Une édition de plus donc, et une nouvelle directrice, Caroline von Reden, qui ambitionne bien de faire rayonner l’événement au-delà de l’Europe. (M.M.S.)

Du 10 au 12 novembre (preview le 9 novembre)

À Luxembourg ville www.luxembourgartweek.lu

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© Sophie Margue
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Rien de nouveau sous le soleil, Pauline Beck

Vous prendrez bien une p’tite mirabelle avant de partir ? Élixir d’un terroir, la liqueur de mirabelle ne porte pas le nom d’eau-de-vie pour rien. Au travers de ses œuvres et d’un livre, l’artiste Pauline Beck explore les traditions et les savoirs qui accompagnent la production du schnaps alsacien. Du geste de la cueillette, perché sur une échelle, à la ronde blondeur du fruit mûr jusqu’au moment magique, la distillation, son travail sent la terre, le soleil et les vapeurs d’alcool. Entre le sol et le ciel, nos régions ont décidément du talent ! (M.M.S.)

Du 30 septembre au 18 novembre

Au Castel Coucou, à Sarreguemines

www.castelcoucou.fr

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Pauline Beck, Pluie de soleils © Sacha Boccara

Degrés Est : Adriann Béghin

Champignons hallucinés, gousses d’ail germinées, étranges pistils et autres courges déroutantes prêtent leurs volumes aux céramiques d’Adriann Béghin. Ses sculptures anthropomorphes, odes à la lascivité des corps, réveillent le potentiel érotique du végétal. Leurs courbes ambigües bousculent les canons de beauté et décloisonnent volontiers les genres. L’occasion pour l’artiste de creuser le sillon de l’écoféminisme et d’imaginer une humanité reconnectée à la nature. (M.M.S.)

Jusqu’au 21 janvier

Au 49 Nord 6 Est Frac Lorraine, à Metz www.fraclorraine.org

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Adriann Béghin, Lustful vegetables, 2022. Courtesy de l’artiste
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Anna Haifisch

La jeune garde de la bande dessinée s’affiche au musée Tomi-Ungerer. Anna Haifisch, dessinatrice et autrice allemande estampillée Gen Y, déroule un univers où Walt Disney, humour laconique, trait décomplexé et couleurs acidulées ont la part belle. Ici, elle raconte la vie d’un artiste maudit avec une tendre autodérision (The Artist). Là, elle invente la convalescence du père de Bambi et de Cendrillon, atteint d’un syndrome aigu de la page blanche (Clinique von Spatz). Une artiste à la griffe singulière, dont c’est la première exposition monographique en France. (M.M.S.)

Jusqu’au 7 avril Au musée Tomi-Ungerer –Centre international de l’illustration, à Strasbourg

in situ
www.musees.strasbourg.eu
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Anna Haifisch, The Artist - Ode an die Feder, 2021 © Anna Haifisch

170 ans - Ça se fête avec vous !

Quoi de plus réjouissant qu’un anniversaire ? Le musée Unterlinden voit les choses en grand pour ses 170 ans et en profite pour jeter un regard rétrospectif sur ses collections. Le musée orchestre la rencontre avec onze personnalités qui ont marqué son histoire, au fil d’un parcours ludique mêlant anecdotes et œuvres emblématiques. Et puisque la fête est plus folle quand elle est partagée, des outils de médiation et des lieux d’expression dédiés invitent le public à prendre une part active à la célébration. (M.M.S.)

Du 14 octobre au 4 mars

Au musée Unterlinden, à Colmar www.musee-unterlinden.com

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Fernand Léger, Composition (Nature morte) bleue et rouge, huile sur toile, 1938. Musée Unterlinden, Colmar. Photo © Christian Kempf
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© Christophe Bourguedieu, Saint-Nazaire, 2019.

10 ans, 10 photographes

La Biennale de la Photographie de Mulhouse fait battre le cœur de la photographie depuis 10 ans ! Après les corps célestes de l’édition 2022, qui déjà nous faisaient quitter la terre, cette exposition anniversaire nous projette dans la fascinante galaxie des mondes impossibles. Ce parcours millésime réunit 10  photographes ayant participé aux différentes éditions du festival depuis 2013. Parmi eux, Céline Clanet convoque les forces sauvages des ilôts farouches tandis que Christophe Bourguedieu saisit l’intrigante banalité des rues de Saint-Nazaire. À leurs côtés, Michel François creuse les aspérités du monde et Pascal Amoyel traque de singuliers paysages où l’homme et la nature parfois se confondent… (M.M.S)

À partir du 7 octobre Parcours photographique en plein air, Quai des Cigognes, à Mulhouse

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Maggy Kaiser, Les chemins de l’abstraction

Depuis le tournant des années 50 jusqu’à nos jours, la peintre mulhousienne Maggy Kaiser a sillonné les voies de l’abstraction avec un enthousiasme sans cesse renouvelé. Amatrice des formes géométriques pures et tranchantes, elle chemine vers des compositions à la luminosité plus éthérée avant d’entamer dans les années 90 une période cosmique particulièrement intéressante. En cinq chapitres, le musée des Beaux-Arts de Mulhouse revient sur le parcours singulier de cette artiste trop peu connue, sur ses liens avec sa ville natale et sur ses multiples influences. (M.M.S.)

Du 6 octobre au 28 janvier Au musée des beaux-arts de Mulhouse, à Mulhouse www.beaux-arts.musees-mulhouse.fr

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Maggy Kaiser © Fondation Heinrich. W. Risken

Aux futurs ancestraux, de l’art numérique aux jeux vidéo

« Aux futurs ancestraux » joue de l’oxymore pour mieux envisager les implications artistiques, éthiques et critiques du jeu vidéo. En convoquant des artistes issus du monde entier, cette exposition à haut potentiel interactif sort le gaming des sentiers battus pour l’emmener vers d’autres territoires, réels ou fantasmés. Cosmogonies oubliées, échappées caribéennes, divinités aquatiques et astrolabes 2.0 : les œuvres proposées déploient les perspectives de la culture digitale. (M.M.S.)

Du 14 octobre au 20 janvier À l’Espace multimédia Gantner, à Bourogne www.espacemultimediagantner.cg90.net

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© Liquid Forest 115

Fais-Le Toi-Même Si T’es Pas Content

On n’est jamais mieux servi que par soi-même, dit la légende populaire. C’est ce que nous prouve « Fais-Le Toi-Même Si T’es Pas Content », imaginée par Stéphane Prigent, éditeur autodidacte, dessinateur et amateur des chemins de traverse. Outre les archives de sa propre maison d’édition, il a convoqué le travail d’une kyrielle d’artistes issus de la nébuleuse alternative. Entre débrouille, microédition, fanzines et créativité hors des clous, cette exposition collective propose un grand bazar graphique totalement réjouissant. (M.M.S.)

Jusqu’au 14 janvier

Au Crac Le 19 - Centre régional d’art contemporain, à Montbéliard www.le19crac.com

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Kerozen, Fais-Le Toi-Même Si T’es Pas Content, 2023.

Lawrence Abu Hamdan, Aux frontières de l’audible

Détective audio, oreille engagée et traqueur de sons, Lawrence Abu Hamdan a les écoutilles grandes ouvertes. Ses installations et documentaires déplient les dimensions politique, juridique et sociale du son. Comme quand il s’attache aux sonorités de nos souvenirs traumatiques, aux violences acoustiques ou qu’il réinjecte une dose d’humanité dans l’algorithme des détecteurs de mensonges. Une philosophie audiophile forte de sens, qui dépasse largement le mur du son. (M.M.S.)

Du 19 novembre au 14 avril Au Frac Franche-Comté, à Besançon www.frac-franche-comte.fr

Lawrence Abu Hamdan, 45th Parallel, 2022. Autorisation de l’artiste. Vue de l’exposition au Centre d’art contemporain Mercer Union, Toronto, 2022 © Lawrence Abu Hamdan. Photo : Toni Hafkensc
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Biennale internationale de design graphique de Chaumont 2023

Avec son affiche gourmande en forme de mille-feuille géant, la biennale de Chaumont pique notre goût autant qu’elle fait saliver nos yeux. Jusqu’au 21 octobre, une belle sélection d’expositions font vivre le design graphique sous toutes ses coutures. On y découvre les paradis sérigraphiques d’Atelier 25, les papiers peints éthérés de Sarah Martinon ou l’esthétique délicieusement vintage de Joseph Le Callennec, concepteur graphique du Mille bornes. Pour sa 30e édition, l’emblématique Concours international d’affiches déplie les imaginaires avec une sélection de plus de cent affiches remarquables. (M.M.S.)

Jusqu’au 21 octobre

Au Signe, Centre national du graphisme, à Chaumont www.centrenationaldugraphisme.fr

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© Marc Domage
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À portée d’Asie. Collectionneurs, collecteurs et marchands d’art asiatique en France (1750-1930)

Le musée des Beaux-Arts de Dijon explore le tropisme asiatique des collectionneurs et marchands d’art français. 300 œuvres et objets, dont porcelaines fines, estampes, laques ou paravents ornés, disent le pouvoir d’attraction d’un Orient fantasmé depuis Marie-Antoinette jusqu’au japonisme en vogue au xixe siècle. Une plongée dans des imaginaires variés, nourrie par une série de prêts en provenance de nombreuses institutions, dont le musée Guimet, le château de Versailles ou le Cabinet des estampes de Strasbourg ! (M.M.S.)

Du 20 octobre au 22 janvier

Au Musée des Beaux-Arts de Dijon beaux-arts.dijon.fr

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Chōkōsai Eishō, Shinateru de la maison Okamoto. Strasbourg, Cabinet des estampes et des dessins © Musées de Strasbourg/M. Bertola

Delacroix s’invite chez Courbet

Si Courbet et Delacroix se retrouvaient autour d’une table, qu’auraient-ils à se dire ? Le peintre romantique, orientaliste à ses heures et chantre de la couleur, et Courbet le Jurassien, chef de file du réalisme et résolument provoc, ont-ils des points communs ? Cet automne, plus de 60 œuvres de Delacroix s’invitent au musée Courbet, créant, pour l’occasion, un dialogue inédit entre les deux personnages. Ou comment poser un regard frais sur l’œuvre de deux pointures de l’art français ! (M.M.S.)

Du 28 octobre au 5 février

Au musée Gustave-Courbet, à Ornans www.musee-courbet.fr

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Henri Fantin-Latour (1836-1904), copie d’après les Femmes d’Alger d’Eugène Delacroix, 1876, huile sur toile. Paris, musée national Eugène-Delacroix © 2015 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) Harry Bréjat

L’art des carnets

Pour finir en beauté, Nicolas Comment revient sur ce qui, de nos jours, fait un disque, Stéphanie-Lucie Mathern dépeint l’éternelle vitalité, Myriam Mechita presse les cailloux de l’apocalypse, Dominique Falkner nous raconte Robert Frank, Nathalie Bach met en garde contre les morts, les mots, les amours, Bruno Lagabbe se met entre parenthèses et JC Polien sort ses archives d’Archive.

BLASON (DIX CHANSONS

Par Nicolas Comment
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Brisa Roché et Milo McMullen, Paris (2023)

PUBLIÉES COMME DU TEXTE)

POUR NOVO, NICOLAS COMMENT NOUS OUVRE SES CARNETS

« Qu’est-ce qu’un disque de nos jours ? » se demandait déjà, il y a plus de dix ans, Rodolphe Burger, tandis que je lui avouais m’apprêter à sortir mon premier album Nous étions Dieu (2010). Voulait-il signifier par-là que ce qui fut tout pour nos adolescences, n’était plus rien ? Possible… Toujours est-il qu’une décennie plus tard, alors que je l’informais récemment de la parution prochaine d’un cinquième disque, Philippe Schweyer à son tour, me posa exactement la même question. J’ai plus ou moins tenté d’y répondre par écrit dans un livre qui parait en octobre prochain chez Médiapop : Blason (dix chansons publiées comme du texte). Je complète ici ma réponse par quelques mots et images.

J’y note mes idées – paroles, plans de guitare – sous forme de tablatures basiques, comme le faisait l’adolescent dont je parlais plus haut.

D’abord, c’est un cahier, en l’occurrence celui-ci, offert par Milo : Fantasmes
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Lionel Limiñana, Cabestany, 2021

Puis, c’est la rencontre, grâce à Michel Duval (mon éditeur chez Because Publishing), de Lionel Limiñana, avec lequel je commence à travailler sur quelques titres.

Ensuite, celle de Brisa Roché, qui fera tous les chœurs du disque avec Milo.

Patrick Bouvet, Romain Guerret, Maxence Cyrin et Éric Simonet me proposent quelques musiques qui complètent le tracklisting de l’album.

Entre alors en scène le producteur Marc Collin qui décide de produire l’album sur son label : Kwaidan records.

Il nous ouvre les portes du studio Alphaville à Châtelet-les-Halles (Paris) où, avec Éric Simonet – réalisateur de l’album – nous convoquons quelques musiciens supplémentaires : Olivier Legall (guitare électrique), Max Darmon (basse) et Freddy Koella au violon.

C’est Hugo Bracchi qui effectue les prises de son additionnelles et une partie du mixage avec Éric. L’album est masterisé par Benjamin Joubert (et son chat) au studio Biduloscope (Paris).

Christophe Acker, invité à réaliser les futurs clips s’occupe également des photographies de la pochette que le graphiste Juan Clemente met en page.

Enfin le disque est pressé en version CD, vinyle et digitale.

En le refermant, je me rends alors compte que la dernière page de mon carnet se termine par la première phrase prononcée dans l’album.

Et tout le reste est littérature…

Le livre Blason (dix chansons publiées comme du texte) parait aux éditions Médiapop conjointement au disque éponyme chez Kwaidan records. En outre, 10 exemplaires de tête, signés et numérotés seront accompagnés d’un tapuscrit original des chansons disponible uniquement sur le site de Médiapop et à la Polka Factory (14 rue Saint Gilles, Paris).

—BLASON, Nicolas Comment, Médiapop éd.

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JEAN-MARIE GÉRARD

Jean-Marie aime Proust et les fictions qu’on peut se faire. Marcel avait osé dire que nous n’arrivions pas à changer les choses selon notre désir, mais que peu à peu notre désir changeait.

Le fantasme et les intrigues de chambre ont le charme de l’inavoué. Il y a la mélancolie de Tolède du Greco, les paysans de Lunéville de Georges de La Tour, les couleurs lumineuses de Vermeer et d’Hockney, les singeries de Bacon et ses logiques de sensations, le sentiment mystique de la nature

de Caspar David Friedrich ; mais aussi le mélange et la préciosité des fragments. La littérature fait écho à l’image. L’image est la synthèse. On l’appréhende d’un seul regard. Le texte, bien que chair, demande plus de temps.

Le court texte veut-il devenir grand ? Il y a l’éternel désir de trouver l’unique, de se libérer, tout ce qui donne à sa vie un sens inaltérable. On navigue entre le grand bain de merde et le trou noir. Et je l’entends d’ici me dire : « Vous exagérez, Stéphanie-Lucie. »

Par Stéphanie-Lucie Mathern ~ Photos : Benoit Linder
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J’ai eu des discussions touchantes avec JeanMarie, de celles qui dépassent l’âge, les conditions, l’identité profonde. Jean-Marie est, comme moi, un diariste. Il consigne et s’analyse. Il aime le vin sucré d’Alsace, l’opéra et les bonnes manières. Les imprévus ont tendance à le contrarier. Sa sœur et lui s’appellent régulièrement, assez tard. Son père était militaire et sa mère a fini par perdre la tête en réfléchissant trop au repas de midi. Le doute, c’est la tension. Ne pas céder au doute et prendre un chemin pourrait être la solution.

À toutes ses questions, j’ai répondu par : « Vous avez la réponse. »

La culture est la juste jonction entre éros et thanatos. On évacue de plus en plus après avoir jonglé entre actualité et classicisme. Le sujet est le temps, la perte et les entrées des êtres chers. Nous avons perdu Jean-Luc, son mari, l’année dernière. Il avait l’élégance de la simplicité et nous partagions l’amour de la mode et de la tarte au fromage.

Le sujet, c’est aussi la beauté. Elle densifie les sensations et le sentiment. Elle nous fait exister. Et on en arrive à oublier – temporairement – la fragilité de la vie.

Aujourd’hui, nous mangeons des chips de maïs en buvant de la San Pellegrino autour des boules de Meisenthal. Nous sommes entourés de livres. JeanMarie est un ancien professeur de lettres. Il aime dater les ouvrages et indiquer la ville de lecture ou d’achat. Le livre voyage et a peu de frontières.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux

Jean-Marie partage certainement avec Roland Barthes – qu’il a eu la chance de fréquenter – l’idée selon laquelle les lecteurs apportent leur propre signification à leur lecture et co-créent les œuvres avec leur interprétation.

Nous parlons de l’évocation des noms de gens ou de villes. Il est bon que le nom cohabite avec la chose, remplisse la féerie. Il vit aux Étangs. Les étangs existaient au xviiie siècle, c’étaient des viviers où les moines élevaient du poisson. Plus tard, ceux-là ont été asséchés.

Aujourd’hui, il n’y a plus d’étangs, plus de moines, plus de monstre du loch Ness. Ne reste que le nom qui permet l’invitation au voyage.

Il porte, pour l’occasion, un col roulé, « un col roulé gouvernemental », plaisante-t-il. Il n’aime pas beaucoup parler de lui et préfère rebondir.

Le premier achat de Jean-Marie était la bibliothèque blanche qui était dans Les Choses de la vie de Claude Sautet. Puis, une pointe sèche à 20 ans. Il a œuvré pour la peinture en proposant un texte à la faveur d’une rétrospective à Onville – vallée perpendiculaire à la Moselle – d’Adrienne Jouclard, peintre femme, matiériste, injustement oubliée.

Jean-Marie reste fidèle au Renaud Camus de la première période, celle de la juxtaposition des registres, des collages et des réflexions.

La jeunesse semble éternelle au milieu de l’art et de la franchise à hauteur humaine, qui ressemble à l’amitié.

— Ne soyez plus angoissé, vous l’avez déjà perdu(e). —
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UNE HISTOIRE D’APOCALYPSE OU DE CAILLOUX

Et si je commençais ce texte en disant que ce monde dans lequel nous sommes ne me convient pas, je ne sais pas s’il a déjà été acceptable par le passé, mais là j’avoue que je m’en détache de plus en plus. J’aime pas comment il se détériore et comment il franchit des limites d’incorrection de plus en plus impensables.

J’ai toujours eu cette image de la grenouille dans une marmite d’eau, à laquelle on rajoute un degré, puis un degré jusqu’à ébullition, jusqu’à ce qu’elle explose enfin. Superbe apologie de la résistance… Je me demande à quel degré nous sommes désormais, peut-être avons-nous encore un peu de marge avant l’explosion finale. Peut-être pas…

Bon autant le dire, j’en ai marre… marre de voir tous les ans l’été se napper d’incendies en tous genres et de catastrophes que nous ne pouvons pas éviter. Constater que rien ne change, même si des activistes se collent à des œuvres d’art, ou se jettent sous les trains. Voir ma vie organisée à chercher de l’argent sans fin, encore et encore me perdre dans ce monde capitaliste qui détruit tout ce qui reste d’humanité. Marche ou crève, disaient-ils… eh bien, je suis pas loin de crever, pour être sincère.

le livre des sacrifices #1 le livre des sacrifices #11 le livre des sacrifices #6 le livre des sacrifices #16
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Peut-être allons-nous tout simplement tout détruire et revenir dans une grotte, ce serait drôle, assis à même le sol. Après avoir rêvé à des chaises Eames ou Starck, le cul dans la terre et des cailloux pour oreillers.

Après avoir rêvé à des taxis volants, à pouvoir se téléporter, à manger de la nourriture fusion ou déstructurée, ou même pouvoir devenir immortels… Si c’est dans ce monde-là, franchement, non merci… Je pense qu’il vaut mieux tirer sa révérence dans ce cas et laisser ceux qui le fantasment nous détruire encore un peu plus.

Mettre des puces dans nos cerveaux, laisser les intelligences artificielles penser à notre place, croire qu’on va pouvoir vivre dans la haine de l’autre, pour se protéger, protéger le minimum pour tenir une heure de plus, ou même une semaine.

Qu’allons-nous devenir ? Vraiment, je me pose la question. Je suis sérieuse… Qu’allons-nous devenir ?

Alors on me dit, «  les seules personnes qui n’ont aucun problème et ne sentent pas la crise les traverser sont les ultras riches, ceux qui ont des comptes à plus de six chiffres ».

Très bien, me voilà rassurée pour eux. Moi je suis sous la limite tous les mois, et pourtant je travaille, je ne fais que ça. Mais pas sûre que je tienne encore longtemps.

Cet été, je suis restée amarrée à mon gouvernail à l’atelier, comme je refuserais de prendre le large et de laisser couler ce navire sans son capitaine.

Parce que, ne nous mentons pas, ça y est, le bateau coule.

Le Covid a été la raison de pas mal de tourments, et jusqu’à y a quelques jours, je subissais tous les travers de ce foutu virus sans jamais l’avoir eu dans mon corps.

Ça y est, c’est fait, j’ai rejoint le club sélect des gens qui y sont passés.

Premier jour, picotement dans la gorge, deuxième jour, nez bouché en plus, et bim  !, troisième jour, fièvre de cheval. Ce sentiment très troublant que mon corps a pris le relai, «  laisse, je m’en charge, il va pas gagner ce salopard  », et c’était émouvant que de rejoindre la plus grande communauté mondiale. Ce groupe très éclairé des covidés en tous genres.

Et pendant deux jours, j’ai lutté, jour et nuit, malgré des prises de paracétamol, avalées comme le Saint Graal… Et le cinquième jour, je me suis réveillée, comme on voit une terre promise qu’on espérait atteindre depuis des jours.

Le soleil se levant à nouveau du côté des jours heureux.

Heureux, c’est vite dit… mais vivante, ça oui, on ne peut pas me le retirer.

Je me suis dit… ok, c’est ça le Covid ? Heureusement, je n’ai pas vraiment ressenti les tourments des jours et des semaines, des Covids longs à te bousiller la vie.

En même temps, je pourrais dire que je souffre d’un Covid long qui me bousille tous mes espoirs… Ça compte, ça ? Pas de remède, juste de la souffrance, je me réveille en sueur en me demandant comment je vais continuer mon activité le mois prochain. Comment on va stopper cette destruction…

C’est mon Covid long à moi, pas reconnu par la Sécu, ni même par les gens qui m’entourent… Pourtant l’impact est gigantesque. Je jette des sculptures au feu et à mesure, je fais le vide, pour quitter mon atelier dans quelque temps sans me retourner.

Après 30 ans de travail acharné, accompagnée de galeries, ou pas, des expos tous les mois, ou pas… J’en ai traversé des tourments et des moments de joie intenses.

Et peut-être que c’est la fin.

Ou un début.

Si la beauté est convulsive alors l’apocalypse sera lascive, lente, et profonde.

J’ai un goût infini pour les histoires improbables, la nôtre l’est devenue, et je ne suis plus sûre d’aimer ça.

Je me trompe souvent, parce que je n’ai aucune mémoire, et peut-être que celle-ci me sauvera de tout. Dans une grotte, assise à même le sol, sans aucune mémoire de rien… Je ne me souviendrais de personne. Quel soulagement… Je ne me souviendrais pas d’avoir été sur les genoux toute une vie à tenter de flirter avec le bonheur. À regarder tous ces gens sur les réseaux qui sont heureux en apparence, dans leurs maisons gigantesques avec leurs millions…

Je serais du côté des sans-dents, de ceux qui ont lutté toute leur vie pour tordre le destin et faire reculer les idées reçues.

De celles qui disent que quand on part de rien, on ne va nulle part… Je confirme… On ne va pas bien loin.

Parce que la majorité des gens sont dans ce chemin-là, seules quelques exceptions font rêver les petits qui regardent quelques Queen B ou autres remuer leurs culs sur des rythmes endiablés, ou vendre leurs peintures sans intérêt a coups de montants indécents.

On s’en tirera peut-être pas aussi simplement… Heureusement que le départ s’accompagne d’un flash de lumière, quelle aubaine, il nous reste au moins ça.

Dans l’auge amère des chevaux de l’apocalypse, seul le pouvoir y demeure comme dernier aliment.

Dans un des cahiers de mon fils, lorsqu’il était à la maternelle, la maîtresse avait écrit deux questions… et, en dessous, elle avait écrit la réponse donnée par mon fils.

La première : pourquoi aimes-tu ton papa ?

Réponse : parce qu’il me donne à manger.

Deuxième question : pourquoi aimes-tu ta maman ?

Réponse : parce qu’elle trouve toujours des solutions…

Mais peut-être pas cette fois, mon amour…

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L’AMÉRIQUE DANS LE RÉTRO

MISE AU POINT

Frank is Dead. Robert Frank est mort. Rien à dire, l’auteur du livre comète  Les Américains , 800 000 exemplaires vendus, opus majeur de la photographie mondiale, le plus influent et certainement le plus triste, est effectivement bien mort, le 9 septembre 2019, précise le sous-titre.  83 clichés tirés de 767 bobines prises entre 1956 et 1957 sur les routes américaines. 27 000 photos capturées jour après jour pour n’en retenir que 83. Des cowboys, des cercueils, des juke-box, des ascenseurs, des voitures, un défilé, des motards Hells Angels, des femmes en fichu, des hommes en marcel, des cimetières, des accidentés morts étendus sur le bord de la route, des autocars qui filent vers le sud, d’autres à l’arrêt, le grand spleen américain en noir et blanc révélé comme jamais avant. Immensité de l’Ouest, pompes à essence à l’abandon, motels désertés, drugstores, drapeaux en berne et partout le vide immense qui déborde des tirages pour éclairer la souffrance des hommes aux visages abîmés de fatigue et d’angoisse derrière les vitres sales d’un car, d’un tramway, d’une fenêtre de quartier ou d’une vitrine d’échoppe qui reflètent en demi-teinte un pays éreinté loin de l’Amérique flambant neuve qui veut éblouir le monde de modernité fun.

« J’ai toujours eu de la sympathie pour les perdants. » Riches, pauvres, vieux, jeunes, col blanc, col bleu, WASP, Blancs, Noirs, femmes au foyer, Témoin de Jéhovah, prostitués, fermiers, ils sont là, désespérés, broyés, le regard absent, perdu.

« Vous regardez ces images, et à la fin, vous ne savez plus du tout quel est le plus triste des deux, un juke-box ou un cercueil », écrivait Jack Kerouac dans la préface à l’édition américaine puisque le livre paraît d’abord en France en 1958 avec des textes d’Henry Miller, de John Dos Passos et de Simone de Beauvoir.

En attente de correspondance à DIA, l’aéroport de Denver, alors que je presse le pas vers la porte d’embarquement de mon vol pour Durango, mon regard accroche la couverture d’un magazine photo en devanture d’un kiosque à journaux :

«  Frank, tu as l’œil  », lui dit Kerouac et c’est l’Amérique d’après-guerre qu’il mitraille inlassablement de son regard d’outsider européen que le conformisme américain répugne et qui rejette le clinquant yankee dont le monde raffole déjà, sillonnant pendant deux ans et à son rythme

Robert Par Dominique Falkner ~ Photo : DoDo Jin Ming
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48 États au volant de sa Ford Business qu’il surnomme Luce, avec parfois femme et enfants, le plus souvent seul. On ne comprend rien à son accent zurichois, lui demande s’il est communiste, s’il parle yiddish, ce qu’il cherche, ce qu’il veut.

« Il faut s’en tenir aux petites routes, éviter l’autoroute, sinon faut payer. »

Drive-in, jungle urbaine, sortie d’usine, piquenique sur fond de terrain vague, casinos de Las Vegas et ligne Mason-Dixon immortalisés à coups de Leica 35 mm. La face B de l’ American Dream . Loin de l’esthétique léchée du temps. Le livre est très mal reçu, taxé d’anti-américanisme. « L’œuvre d’un homme sans joie qui déteste son pays d’adoption », titrent les journaux.

Susan Sontag écrit qu’il photographie l’Amérique comme le tombeau de l’Occident.

« J’ai toujours préféré marcher sur les bas-côtés. »

Robert Frank passe à autre chose, fait du cinéma.

Pull My Daisy  en 1959 avec Jack Kerouac en voix off,  Me and My Brother,  puis  Cocksucker Blues en 1972 où il suit les Rolling Stones en tournée ,  documentaire toujours interdit par le groupe qu’il filme en train de baiser, de s’injecter de l’héroïne ou de se branler devant la caméra. Suivent d’autres courts, moyens et longs métrages que visionnent religieusement John Cassavetes, Jonas Mekas ou encore Jim Jarmusch pour s’imprégner de ce même noir et blanc aux dégradés sans fin dont ils ne peuvent plus se défaire.

Son mariage implose et il quitte sa femme pour la meilleure amie de sa femme, peintre et sculpteuse. Puis, c’est une tragédie plus grande encore quand sa fille Andréa meurt dans un accident d’avion au Guatemala. Son fils Pablo ne s’en remet pas, sombre progressivement dans la schizophrénie et se suicide en 1994. «  Je fais toujours les mêmes images… pour essayer de trouver quelque chose de vrai, mais peut-être rien n’est-il vrai. »

Robert Frank vivait entre New York et Mabou, un trou perdu de la Nouvelle-Écosse où il avait sa résidence d’été avec June Leaf, sa compagne.  Sa maison est à l’écart, il voit venir les curieux de loin. Son ami Rudy Wurlitzer avec qui il avait codirigé le road-movie Candy Mountain où Tom Waits, Joe Strummer et Bulle Ogier se partagent la vedette y vit aussi une partie de l’année. Sam Shepard y avait une maison, ainsi que Phillip Glass et l’artiste Richard Serra.

L’ami d’Allen Ginsberg, William Burroughs, Raymond Depardon, Walker Evans, Willem de Kooning, John Giorno, Gregory Corso et tant d’autres est donc bien mort à Inverness sur l’île du Cap-Breton il y a quatre ans déjà comme le rappelle l’article. Il avait 94 ans.

Le  shutterbug de la Beat Generation. L’empêcheur de tourner en rond. Le premier photographe de rue. Le malcontent grognon qui bougonne qu’on lui fiche la paix, raille les clichés faciles, le commerce, la société du spectacle, loin des poètes beats dépenaillés qu’il aimait tant, ses potes, tous morts eux aussi. Le démerdard de première. « En Amérique, faut se réveiller, on ne te donne rien. » Le premier Européen à décrocher la bourse de la Fondation Guggenheim. « Je veux révéler la nature de la civilisation américaine. » Le Suisse qui fuit son pays trop étriqué à 23 ans pour s’installer aux ÉtatsUnis. Tiens, 23 ans lui aussi. Même s’il n’y a pas d’âge pour aller voir ailleurs si j’y suis.

«  Je pars pour l’Amérique. Comment peut-on être Suisse ? »

« J’ai l’impression d’être dans un film , écrit-il à ses parents. Les portes s’ouvrent toutes seules et les Américains se lavent les dents avec des brosses électriques. Seul compte le moment présent. Les gens ne se soucient pas du lendemain. Les contacts sont faciles. On est tout de suite accepté. »

Il déchante vite. « La situation est épouvantable pour les personnes âgées qui n’ont pas de quoi. C’est chacun pour soi. »

Il écrit soap, savon, blind, aveugle, love, amour, faith, foi sur ses négatifs et les re-photographies épinglés sur un fil d’étendage comme des vêtements en train de sécher.

« Il n’y a pas d’instant décisif. Il faut le créer, chercher, expliquer, fouiller, regarder, juger, effacer, faire semblant, déformer, mentir, juger, enregistrer, pleurer, chanter, espérer, crier, courir, ramper, tendre à la vérité. »

« La photo, c’est un voyage solitaire. » La mort aussi, mais voyager en solitaire, il connaît, c’est son affaire.

«  Alors comme ça, tu penses que c’est difficile la photographie, hein ? Ben, tu devrais essayer la baise, mon petit gars  ! » lançait-il au jeune photographe Ralph Gibson qui lui demandait conseil.

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REGARD N° 20

Ne croyez pas les morts

Ni ceux qui ont tout dit

Ni ceux qu’on aime encore

Ils auront toujours raison

Surtout s’ils ont eu tort

Ne croyons que les corps, de vivace ou d’éreinte

Témoins ténus mais vierges

De toute peur de tout cierge

Alors nous pourrons rire

De ce qui n’est pas à maudire

Ma belle allure vos beaux atours

Vrais les fantômes

Vrais nos atomes

En nous

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Par Nathalie Bach ~ Photo : Mar Castañedo

TOUT FOUT LE CAMP

Le Colonel (c’est moi) vous propose aujourd’hui d’aborder la nostalgie comme constat négatif du présent ! Un ronchonnement modulé par Marcel Mouloudji en 1972 augmenté aujourd’hui de mes commentaires (entre parenthèses). L’idée de départ était d’atténuer le propos et pourquoi pas apporter la contradiction, mais voilà… on ne se refait pas. C’est tipar !

Y a plus d’jeunesse (et y a toujours trop de vieux)

Y a plus d’saison (mais y a la clim’)

Y a plus d’printemps (y a des tendances)

Y a plus d’automne (mais y a foire aux vins au magasin)

Y a plus d’façons (de toute façon)

Tout fout l’camp

Y a plus d’enfant (y a plus lardons)

Y a plus d’famille (dit mon épouse)

Y a plus d’morale (j’ai plus l’moral)

Y a plus d’civisme (connard !)

Plus d’religion (ah bon ?)

Tout fout l’camp

Y a plus d’pognon (ça dépend où…)

Y a plus d’pitié (pour les non-vaccinés)

Y a plus d’moisson (mais y a du blé)

Y a plus d’charité (désordonné)

Y a plus d’joie d’vivre (avant 3 grammes dans le sang)

Y a plus d’gaieté (que du divertissement)

Y a plus d’travail (bien fait !)

Y a plus d’santé (y a des médoc’)

Y a plus d’chanson (que du bon son)

Y a plus d’chanteur (que des pleureurs)

Y a plus d’bonheur (que du bien-être)

Y a plus d’boxon (digne de ce nom)

Y a plus d’boxeur (un poing, c’est tout)

Tout fout l’camp

Y a plus de vrais hommes (que des barbus)

Y a plus de drapeau (à Bern ni ailleurs)

Y a plus d’Afrique (y a des ethnies)

Y a plus d’colonies (ça nous fait des vacances)

Y a plus d’bonniches (sans chèque emploi service)

Plus d’savoir-faire (que des compétences)

Plus d’tradition (mais du folklore)

Plus qu’des affaires (dans les ministères)

À quoi bon rêver

Quoi bon s’leurrer

Le monde n’est plus ce qu’il était

Y a plus de bon air (mais du protoxyde d’azote)

Y a plus d’soleil (y a des cancers)

Y a plus d’chevaux (sous les capots)

Y a plus d’romance (mais y a de très bons site de rencontre)

Y a plus d’essence (encore !?)

Tout fout l’camp

Y a plus d’Paris (c’est tout pourri)

Y a plus de halles (t’as pas cent balles ?)

Plus d’bords de Seine (pendant l’été)

Plus qu’des autos (et des vélos)

Plus qu’des problèmes (et des surmulots)

Tout fout l’camp

Y a plus d’amour (y a des contrats)

Y a plus d’serment (tu peux toujours te pacser)

Plus d’clairs de lune (dans les villes)

Plus d’galanterie (c’est interdit)

Plus qu’la pilule (et l’IVG)

Tout fout l’camp

Y a plus d’ferveur (que de l’hystérie)

Y a plus qu’du sexe (sans poils autour)

Y a plus d’héros (que des mutants)

Plus d’héroïne (pure)

Y a plus qu’du hasch (et d’la coco)

Et d’la morphine (pour ta fin de vie)

À quoi bon l’chanter

Puisque c’est fini

Ou c’est moi p’têt’ moi qui vieillis

— TOUT FOUT LE CAMP : CRIS CAROL/MARCEL MOULOUDJI, Orchestre : Jean Musy, label : BAM (Boite à Musique) 16011 - 1972

lepaleophone.blogspot.com

Le Colonel et ses amis réalisent « OPÉRATION KANGOUROU » un programme radiophonique de microsillons hors d’âge. 78 – 33 = 45

Le samedi à 15 h sur p-node.org

(DAB+ Mulhouse & Paris)

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Par Bruno Lagabbe ~ Photo : J. Robert

ARCHIVE

HORS CHAMPS

Par chance, en cette fin de novembre 2019, j’avais reçu l’approbation du label d’Archive de les photographier et, à l’heure de mon rendez-vous à Besançon avec le groupe, la lumière de l’après-midi légèrement voilée par un ciel laiteux restait plutôt correcte.

Comme à l’accoutumée, je m’étais prémuni d’une valise remplie de disques, de jeux de société, de jouets de tout acabit, dans l’idée d’accessoiriser le groupe qui fêtait, durant cette tournée, ses 25 ans d’existence ! De plus, on m’avait prévenu que, durant les balances, Archive ne porterait pas son costume de scène. Dès leur arrivée sur la grande terrasse de la Rodia où j’avais fixé la séance et, tout en leur exposant le bric-à-brac bombant ma valise, je leur expliquai mon intention première, à savoir une photo du groupe en plan large. D’aucuns se sont récriés qu’ils préféraient le plan serré, voire le portrait, vu qu’ils n’étaient pas accoutrés de leur vêtement pour le concert.

Nous avons alors réussi à négocier ensemble un plan américain individuel avec mon idée reconditionnée : qu’ils jouent la pose avec un

disque. J’ai pris mes marques, en fixant le pied de mon appareil, en inscrivant des marquages au sol, afin que chacun soit plus ou moins à la même place. La séance a démarré à sa mesure jusqu’au moment où un membre du groupe m’annonce : « Il serait bon qu’on se dépêche parce qu’on a piscine ! »

Un peu éberlué, je l’ai regardé en me demandant si c’était du lard ou du cochon, mais une personne de la production qui était sur les lieux m’affirma, qu’effectivement, le groupe avait réclamé dans leur planning une plage piscine… J’ai donc œuvré aussi vite que possible. En rentrant, je me suis appliqué à détourer chaque disque sur lequel j’avais promis aux membres d’Archive d’appliquer le nom du groupe, lettre par lettre, en rajoutant le fameux nombre 25, date anniversaire de leur création.

Cette image de portraits juxtaposés ne comporte donc pas de chronologie, elle est juste assemblée en fonction du mouvement que produisent les gestes et les disques, cette espèce d’ondulation qui la rend susceptible de posséder du caractère…

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31, C’EST PEU. STIG DAGERMAN (1923-1954)

De Christophe Fourvel — La fosse aux ours

« Stig Dagerman est mon ami. Il est le seul écrivain mort avant ma naissance que je puisse qualifier d’ami. » Cet auteur qui aurait eu 100 ans en 2023 mais préféra mettre fin à ses jours à 31 ans, est entré dans la vie de Christophe Fourvel un jour de l’automne 1990 et n’en est jamais sorti. Avec ce livre hommage, qui mûrissait en lui depuis trente ans, Christophe Fourvel espère « secourir le jeune homme à peine trentenaire des vapeurs létales qui l’inondent depuis soixante-cinq ans dans son garage. » Il y parvient si bien, en évitant l’embaumement, qu’on se retrouve consolé : Stig Dagerman est vivant. (P.S.)

PAUVRE FOLLE

De Chloé Delaume — Éditions Seuil

Après Le Cœur synthétique (prix Médicis 2020) Chloé Delaume creuse dans cet opus la question des relations amoureuses après #metoo. Pauvre folle déplie dans une autofiction aussi brillante par la richesse de son écriture que passionnante par sa distance à l’humour parfois féroce l’amour de Clothilde, sans condition et dysfonctionnel, pour un homme gay. Le temps d’un ParisHeidelberg en train, Clothilde (re) – traverse les étapes marquantes – voire tragiques-de sa vie et de cette histoire, déconstruisant ses propres travers. Ce cheminement aux diverses échappées –telle la « petite typologie du mâle hétérosexuel post #metoo » – n’oblitère ni le sensible, ni l’intelligence stimulante de la langue, ni la réflexion sur les impasses de l’hétérosexualité comme les limites de la poésie. Cette dernière suffit-elle « pour que vive une histoire d’amour ? » Apparemment, non… (C.C.)

CONQUEST

Qu’est-ce qui pousse des êtres brillants et sensés à croire à des théories délirantes ? Frank, un jeune codeur passionné par Jean-Sébastien Bach (stupéfiante conversation sur l’influence extraterrestre du compositeur !), est persuadé qu’une guerre interstellaire se prépare, guerre prophétisée par un vieux roman de SF. Lorsqu’il disparaît, sa petite amie demande à une détective privée de faire la lumière sur son sort. Celle-ci cherche à saisir la personnalité du disparu et à retrouver les gens avec lesquels il dialoguait sur un forum ufologique, au cours d’une enquête qui l’amènera à interroger son propre passé et à revoir ses certitudes. Dans cette œuvre composite, l’autrice britannique combine les genres et les formes avec une grande maîtrise (le petit roman de SF qui obsède Frank, la critique de concert…) pour livrer une étude fascinante du phénomène complotiste. (N.Q.)

L’INVITÉE

D’Emma Cline — La Table Ronde

Héroïne salingerienne égarée dans un monde à la Bret Easton Ellis, Alex passe la fin de son été entre les villas et les plages huppées de Long Island avec pour seuls effets sa beauté fauchée, quelques antalgiques et un téléphone qui a pris l’eau. D’un rejet initial – un fortuné quinqua l’a fichue à la porte après qu’elle ait flirté avec un homme plus jeune – et de l’errance qui s’en suit, Emma Cline tire un texte limpide en surface, mais travaillé par des courants de fonds féroces et traitres, à l’image de ces piscines d’ultra-riches où la jeune femme pense encore un temps nager incognito. Seulement les reflets sont ici trompeurs et le fond sans doute plus vaseux qu’il en a l’air. Redoutable de précision, la langue inventée par Emma Cline passe à l’acide le clinquant d’une époque, et conforte la jeune auteure au premier rang des lettres américaines. (N.B.)

lectures
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I Inside the Old Year Dying / Partisan Records

Le dixième album de PJ Harvey porte en lui la saison de l’été et les vastes espaces de l’enfance, ceux de son Dorset natal. En s’inspirant de son long poème en prose, Orlam, elle mêle évocation poétique et romanesque dans un fascinant et insaisissable idiome local. Album palimpseste d’une œuvre pas encore au bout d’elle-même, I Inside the Old Year Dying porte en creux la puissance du désir, de la vie à la mort, et audelà. Portée par sa voix offrant désormais autant d’espaces de modulations que la nature offre de paysages, Polly Jean rentre à la maison, dans un mouvement de retour à la terre et à la langue. Un joyau d’érosion et de ciselage à la fois mélancolique et totalement affranchi. (V.B.)

SLOWDIVE Everything Is Alive / Dead Oceans

Murs de sons vaporeux, réverbérations subtiles et voix planantes ont toujours constitué la recette gagnante des albums de Slowdive. La voici reconduite avec brio dans le cinquième opus de la formation britannique tenante du shoegaze, revenue brillamment aux affaires en 2017 après un black-out de près de 22 ans. Plus lumineux et ouvertement pop que le précédent album, Everything Is Alive fait la part belle à tout ce qui nous émeut tant dans la musique du groupe originaire de Reading : des arrangements inspirés, une sensibilité mélodique qui touche au cœur, une énergie adolescente que ces quinquagénaires ont su garder en eux et qui jaillit dans chaque note de cette dream pop qui n’a jamais aussi bien porté son nom. (N.B.)

Bryan / Belting Bronco Records

Énorme star aux USA, Zach Bryan pourrait se promener incognito de ce côté de l’Atlantique. Il faut dire que sa musique porte en elle toute la culture américaine si éloignée de la nôtre. Enrôlé très tôt dans la Navy, le jeune homme originaire de l’Oklahoma écrit ses chansons pendant son temps libre et les poste sur YouTube. Sa voix plus que parfaite devient virale et la Warner lui déroule le tapis rouge. Après le succès explosif de son premier album l’an dernier, il revient avec cet album éponyme qui enfonce les portes des billboards en seulement quelques semaines. Quand on l’écoute, on admet volontiers que c’est mérité tant sa country folk est maîtrisée. (C.J.)

MITSKI

The Land Is Inhospitable and So Are We / Dead Oceans)

Aux antipodes du titre « Nobody » qui l’a, paraît-il, fait connaître sur TikTok, le nouvel album de Mitski délaisse les ambiances electrosynthétiques pour revenir à un mood plus intimiste. Dès le premier morceau « Bug Like an Angel », on est saisis par la beauté de la voix de l’Américano-Japonaise qui glisse comme du miel dans nos oreilles. Flirtant de très près avec les sonorités country-alternative, Mitski nous offre un septième album absolument idéal pour entrer le plus sereinement possible dans l’automne. Des titres aussi chaleureux que « My Love Mine All Mine » ou « I Don’t Like My Mind » seront d’ailleurs l’accompagnement parfait pour votre chocolat chaud de fin d’aprèsmidi. Délicieux. (C.J.)

sons
ZACH BRYAN Zach
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ÉPILOGUE

Avant de refermer ce numéro, impossible de ne pas penser à ceux qui nous ont quittés récemment (Albert Rauscher, Christophe Schwob, Pierre Alferi, Françoise Froehly…), avec un pincement au cœur particulier pour Alexis Delon dont les photographies ornaient les couvertures du magazine Zut depuis nos débuts en 2008 et qui réalisa quelques superbes portraits pour Novo . On se souvient de Philippe Pascal et Frank Darcel photographiés pour Novo 50 lors du passage à Strasbourg de Marquis de Sade, groupe qu’il affectionnait particulièrement, ou de ses images radieuses de la Fat White Family (Novo 55). En retombant sur un vieux numéro de Polystyrène daté de juin 2002, je me souviens de ma fierté en découvrant mes premiers textes publiés revêtus d’une couverture splendide : la tignasse d’Emma photographiée par Alexis. Une tignasse mauve, rose ou prune ? Il faudrait vérifier auprès de Myriam, sa compagne et sa complice artistique. Toujours en 2002, Alexis avait photographié un petit bolide rouge et jaune pour l’affiche des Eurockéennes, en fait un jouet de la collection Tomi Ungerer. Cette voiture de course miniature me rappelle une soirée en tête à tête dans un restau voisin de la centrale hydroélectrique de Kembs, que l’on avait prévu de visiter de nuit. Je suis arrivé au volant de ma vieille Lancia de plouc mulhousien, Alexis est arrivé en Porsche 964… On a la classe ou on ne l’a pas. Pendant tout le repas, nous avons parlé de Bruno, de Manu, de Bruno, de Sylvia, de Bruno, de Myriam et aussi de Sacha et Prune, ses enfants dont il était si fier. Alexis portait un regard attentif à nos publications, mais restait en retrait, à l’écart des turbulences. Plutôt que de se mettre dans la lumière, il braquait en douceur ses projecteurs sur les personnes et les objets qu’il photographiait, de préférence en studio. Alors qu’il luttait contre la maladie avec la détermination d’un coureur du Tour lancé à l’assaut de l’Alpe d’Huez, Alexis est resté courageux jusqu’au bout. On a la classe ou on ne l’a pas.

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