Collection privée

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Michèle Revault


À cette époque, Martin et moi avions une agence d’aménagement de paysages sur la Côte d’Azur. Nous étions heureux, cette agence était un peu notre « bébé » et avec la clientèle argentée qui vit dans ces coins-là, nous faisions notre beurre et même plus, autrement dit nous vivions sans souci et pouvions nous offrir suffisamment de superflu pour avoir une belle qualité de vie. Bien sûr, au début rien n’avait été simple. D’abord la brouille avec mon père quand je lui avais annoncé mon intention de vivre avec Martin. Je suis sûr que si ma mère avait encore été de ce monde, elle m’aurait compris, mais lui, avec son esprit “ tête cousue ” de petit fonctionnaire, c’était une chose qu’il ne pouvait admettre. Bon d’accord, dans la famille c’était la première fois que quelqu’un affichait son… Comment dire…, son goût pour des personnes du même sexe. Alors je suis parti ou, plus exactement, nous sommes partis, Martin et moi, pour la Côte d’Azur où nous pensions que les gens étaient plus ouverts, plus tolérants, ce qui s’est avéré. Martin avait fait des études d’horticulture et moi, les beaux-arts, passionné par tout ce qui touche à la création artistique, au grand dam de mon père qui avait dit, à cette époque, et là je le cite : « je démissionne de mon rôle de père puisqu’il ne veut en faire qu’à sa tête ! ».

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Au début, donc, nous avions échafaudé de nombreux plans afin de déterminer ce que nous allions faire, notre pécule étant suffisant pour réfléchir et vivre pendant quelques petits mois avant de nous lancer. Au bout du compte, j’ai tout de suite opté pour l’idée d’ouvrir cette agence de création d’espaces paysagés. Bref ! Tout démarra très vite, notre agence était bien située. Petit à petit, notre appartement nous parut quelconque et nous nous mîmes en quête d’acheter une maison avec, pour nous aussi, un jardin-vue-sur-la-mer-piscine. De nous deux c’est Martin qui était l’homme d’affaires, moi je suis plutôt artiste. Du coup, les choses se sont faites naturellement pour la décoration de notre maison. Nous étions d’accord pour qu’il y ait peu de meubles au profit d’un espace très ouvert, et je voulais des peintures, des sculptures, des objets de créateurs. « Dans la mesure de nos moyens, occupe t’en, je fais confiance à tes goûts », m’avait dit Martin. Aussi, dès que j’en avais le loisir je partais en chasse pour dégoter l’artiste encore inconnu dont l’œuvre saurait m’enthousiasmer. J’écumais les galeries, lisais en abondance des revues d’art et de décoration, tendais l’oreille au moindre écho qui m’aurait permis de trouver la perle rare. J’étais rempli de désir d’art, obsédé à vouloir posséder des pièces uniques et, si possible, inconnues. Bien sûr, et même si cela m’énervait, Martin me ramenait à la raison quand je lui parlais de tel objet, telle sculpture ou peinture qui serait tellement bien, chez nous, dans notre nid. Il est vrai, que parfois j’exagérais. Les prix, souvent conséquents pour des œuvres d’artistes quasi inconnus, devenaient de plus en plus annexes, par rapport à ma soif d’art. Déjà beaucoup d’œuvres étaient entrées dans la

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maison et apparemment cela aurait dû suffire. Ou alors, pour que cela ne fasse pas accumulation, il aurait fallu en vendre pour en acheter d’autres. Mais j’étais contre. J’y étais attaché et cela m’aurait brisé le cœur de devoir m’en séparer. Oh ! Ça n’était pas une question d’argent, nous en gagnions assez pour assumer ce genre de dépenses, mais plutôt une question de passion débordante qui commençait, je le voyais bien aux remarques de Martin, par créer des problèmes dans notre vie. Un soir, par exemple, il m’a dit : – Écoute, François, il faut qu’on parle. J’ai l’impression de ne plus beaucoup exister dans ta vie, qu’il n’y a rien d’autre que tes objets d’art qui t’intéressent. C’est bien, mais je me demande où cela va nous conduire. Tu ne parles que de ça, visiblement tu ne penses qu’à ça, ne fais pratiquement que ça dès que tu as un moment. Ça devient un peu obsessionnel, tu ne crois pas ? Et puis ce téléphone qui sonne à tout moment pour dire qu’il y a telle chose à tel endroit, telle exposition à un autre. C’est trop ! Je ne sais pas si tu t’en rends compte ? En plus ça devient un vrai capharnaüm ici, il y a trop de choses et pas toujours à mon goût. Jusque-là ça va, mais maintenant il faut que tu arrêtes. Ou alors c’est une maladie et il faut te faire soigner. Je me suis défendu contre ce qu’il appelait obsession, maladie, mais dans le fond - ça je ne lui ai pas dit - peutêtre qu’il n’avait pas complètement tort. Son speech m’avait un peu fait l’effet d’une douche froide, d’autant que Martin n’était pas un homme mesquin et qu’il ne lui serait jamais venu à l’idée de me reprocher quoi que ce soit s’il n’y avait pas eu du vrai là-dedans. En plus je l’aimais et n’avais aucune intention de le peiner. Je promis d’y réfléchir, et

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pour notre bien à tous les deux, de modérer mes inclinaisons. Pendant quelque temps, en vérité seulement quelques semaines, je ne parlais, ni ne cherchais, ni n’évoquais ce qui touchait ma passion. Je rongeais mon frein. Mais comme le naturel revient toujours à fond de train, je commençais à m’ennuyer. Martin m’avait dit combien il était content que notre espace à tous les deux soit enfin retrouvé et voulu fêter ça en m’invitant au Moulin de la Richère, situé sur les hauteurs de la ville. Un endroit si fameusement renommé que, paraît-il, il n’y avait déjà plus aucune table de libre pour le réveillon. C’est en entrant dans le salon très cosy précédant la salle à manger du restaurant, que se produisit l’inéluctable ! L’irréfutable ! L’incroyable ! Oui, tout cela à la fois. Le propriétaire de la Richère, Monsieur Marsac, que nous connaissions fort bien pour lui avoir créer un patio jardiné pour la salle à manger d’été, avait organisé une exposition de peintures dans le salon. C’était une jeune artiste très prometteuse, de celles dont on sait, en voyant les œuvres, qu’elle sera en haut de l’affiche et qu’il est urgent d’acheter avant que les prix ne deviennent inaccessibles. Je n’arrivais pas à comprendre comment j’avais fait pour ne pas être au courant de cette exposition, malgré ma période de jeûne artistique. Il me vint à l’idée que, peut-être, Martin y était pour quelque chose et qu’il avait voulu m’en faire la surprise en subtilisant le carton d’invitation. Je n’ai jamais su, ne lui ayant jamais demandé. Est-ce parce que j’étais en manque ou plus précisément parce que ce que je voyais là était

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magnifique ? Exceptionnel ? Rare ? Je sentais que j’étais fait comme un rat. Je savais que je ne pourrais jamais résister à vouloir posséder au moins une œuvre de cette artiste, mais par respect pour Martin et pour ne pas désavouer mes engagements de pseudo sevrage, à aucun moment je n’évoquai la possibilité d’acheter quoi que ce soit. Pendant tout le dîner, et Dieu m’est témoin qu’il fut sublime entre un « écrevisses pattes rouges » au coulis de noisette, une caille des Dombes en gâteau de girolles, une caramelline à la mangue, agrémenté d’un côte-Rotie, mon vin préféré, je veillai à ne pas éveiller de soupçons, prenant soin de faire échapper notre conversation vers des contrées où il n’était pas question d’art. Et puis, patratas, c’est arrivé ! J’ai franchi le pas, poussé par une force indépendante de ma volonté. Monsieur Marsac du Moulin de la Richère a été très heureux que j’achète cette peinture. Quant au prix, certes un peu élevé, je n’en parle pas, je n’allais tout de même pas marchander. Il faut dire que j’ai toujours eu en horreur ces gens qui discutent les prix comme s’ils étaient dans le souk. Sitôt rentré à la maison, Martin était absent, j’examinai longuement la toile avant de l’emballer dans du papier bulle. Je la rangeai, debout, derrière des piles de draps dans une des énormes armoires de la buanderie, là où Gilda, notre femme de ménage, place le linge de maison. Revenant dans le salon, j’avais l’impression d’avoir commis un forfait. C’était la première fois, du moins pour une chose d’extrême importance, que je cachais quelque chose à Martin, qu’en quelque sorte, je lui mentais. Pourtant j’étais heureux, la vie m’apparaissait

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soudainement facile même si, tout au fond, j’avais comme une boule dans l’estomac lorsque j’y pensais. Bientôt, vint le temps où je m’étais habitué à ce mensonge qui ne me perturbait plus du tout : la boule avait disparu de mon estomac et lorsque je songeais à la toile, par exemple en présence de Martin, j’étais content de savoir que tôt ou tard, en son absence, je pourrais à nouveau la revoir. Un jour, je fis une découverte qui m’enchanta. J’étais parti dans la petite ville de A. voir un pépiniériste qui avait, disait-on, réussi la mise au point d’une nouvelle espèce d’orchidée, issue de plusieurs variétés sauvages, telles que Orchis brûlé, Ophrys abeille et surtout l’Ophrys d’aymonin. J’y allais afin de me rendre compte, de visu, de la véracité de la création. En arrivant, comme j’étais un peu en avance, je déambulais dans le centre ville. Bien m’en a pris car j’y découvris une galerie spécialisée dans les objets d’art en verre qui proposait des créations étonnantes. Des sculptures dont la réflexion et la transparence du verre permettaient de multiplier les angles de vues, de dédoubler les volumes en créant des espaces dont on ne savait plus, à force de regarder, s’ils étaient réels ou virtuels. Je fus immédiatement conquis et en achetai une dont la taille était raisonnable, je veux dire par rapport à l’armoire à linge. Dans la voiture, je dénudai la sculpture de son emballage et la posai à côté de moi sur la banquette avant droit, à la place du passager. Ainsi, tout en conduisant, je pouvais la regarder et me complaire dans ses reflets, toucher ses

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formes qui n’étaient ni douces, ni rugueuses, simplement d’une puissance incroyable. Quand je retrouvai Martin, nous parlâmes des orchidées et lui racontai tout le bien que j’en pensais. Leur vigueur incroyable, leur floraison généreuse, leur présence étonnante, leur magnificence, l’or fabuleusement pourpre de la couleur, le génie du pépiniériste qui avait fait naître, à force de talent, une fleur exceptionnelle qui ne ressemblait en rien aux orchidées que l'on trouve ailleurs, mais à de délicates œuvres d’art, qu’il nous fallait réserver sans tarder pour nos clients. Mon engouement n’échappa pas à Martin qui mit cela sur le compte des fleurs, tandis que la raison en était tout autre, même si ces merveilles aux couleurs et aux formes exotiques me passionnaient. J’aimais passionnément la sculpture en verre et tout aussi passionnément le tableau, tous deux réunis, pensaisje, comme des amants irréguliers, dans la grande armoire de la buanderie. Pour l’heure je n’avais aucun souci, Gilda ne posait jamais de questions. Il fallait seulement que je prenne garde à lui laisser suffisamment de place pour ranger le linge. À par ça, je l’avais prévenue de faire attention aux paquets qui étaient dans l’armoire et comme c’était elle qui gérait entièrement ces sortes de choses que j’appelle intendance, je n’imaginais même pas qu’il pût arriver quoi que ce soit à ma collection. Parce que c’est de ça qu’il était question. C’était une véritable collection. Collection privée en quelque sorte. C’est à la fin de l’automne que la calamité m’est tombée dessus, soit plus de sept mois après l’achat du

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tableau au Moulin de la Richère. Entre temps, sept mois, c’est long, j’avais fait d’autres achats. D’autres tableaux, d’autres sculptures, des objets, tous magnifiques, tous tellement admirables, que je n’aurais pu m’en séparer. Dans l’armoire, ma collection s’agrandissait et mon grand plaisir, lorsque j’étais seul, était de les déballer, de leur faire reprendre vie sous mes yeux, même si l’espace de la buanderie ne s’y prêtait guère. Encore, qu’avec toutes ces œuvres « exposées », cela transformait tellement le lieu, qu’on aurait pu se croire dans un de ces musées contemporains comme il en existe maintenant, avec des carrelages blancs du sol au plafond où sont exposés n’importe quels objets usuels, même des appareils ménagers. Un jeudi, j’étais là, assis sur le tabouret de la buanderie, en train d’admirer mes œuvres, en train de me perdre dans leur magie, de me noyer dans leur force et leur beauté. Depuis combien de temps ? Certainement en avais-je perdu la notion, car soudain, comme dans un rêve, je vis Martin devant moi me fixer de ses yeux bruns, l’air à la fois stupéfait et très en colère. L’explication fut plus que pénible parce que d’abord il fallait que je revienne à la réalité de sa présence, que je reprenne pied. Oui je lui avais menti ou du moins ça y ressemblait. Oui j’étais un dissimulateur. Oui, un malade. Un type auquel il ne pouvait plus faire confiance. Un type qui l’avait trompé, qui avait bafoué son amour, comme si j’avais mené une double vie. Un type, quoi, qui n’était pas digne d’être aimé par lui. Vraiment j’étais un dégueulasse.

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Il s’avéra que nous nous séparâmes. Du moins c’est Martin qui souhaita mettre un peu de distance entre nous, prétextant qu’il devait réfléchir, savoir ce qui était encore possible pour nous deux. Du côté de l’agence, nos fonctions étant différentes, nous n’étions pas obligés de nous rencontrer tout le temps. J’étais très malheureux, mais en y regardant bien, ce qui m’a fait le plus mal dans toute cette histoire, c’est que Martin m’ait pratiquement contraint à voir un psychanalyste, comme si j’étais psychologiquement perturbé. D’ailleurs, il est déjà dix-sept heures, il faut que j’y aille. Après j’ai un rendez-vous. Je vais visiter l’atelier d’un jeune artiste qui s’est installé récemment dans le coin. Il est peintre. Ses tableaux sont, paraît-il, de pures merveilles…

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