Espèce de salaud !

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Michèle Revault


J’ai vu trente-six chandelles, un trou noir, puis je me suis affalé dans l’herbe. Je suis sûr qu’une enclume m’a percuté la figure. J’ai mal, je dois avoir le crâne ouvert et les connexions du cerveau à vif. J’ai le nez à la place d’une oreille, le menton sur le front, et j’ai comme un goût de ferraille dans la gorge mélangé avec l’odeur de l’herbe que je suis en train de renifler comme un goret. Je dois pisser le sang. À portée d’yeux, je vois des pieds en sandales ou en tongs. Une femme n’arrête pas de remuer les orteils, son vernis à ongles est tout écaillé. J’arrive pas à sortir un mot, je pèse trois tonnes. – Ça y est, il ouvre les yeux. Jo, ça va Jo ? T’inquiète pas, mon vieux, bouge pas, Isa va s’occuper de toi, t’en fais pas, ça va aller. Je reconnais la voix de Francis, mon copain Francis… Bon, je commence à reprendre mes esprits. Je voudrais me lever, je peux pas, je vais attendre un peu, je suis k.o. Près de moi, Isa se met à tamponner mon visage avec une serviette de toilette qu’elle plonge dans un saladier rempli d’eau, mais bon sang, ça fait mal ! Je gémis un peu, elle me traite de mauviette dit qu’elle ne peut quand même pas me laisser comme ça, avec du sang plein la figure. Après elle me tartine de crême à base d’Arnica. Tout d’un coup, elle pose un sachet plastique de chez

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Auchan rempli de glaçons sur mon visage. Avec ce truclà sur la tronche, j’y vois rien du tout, comme avec une cagoule sans trous pour les yeux. Et puis elle me fait boire un Doliprane. Soudain une image traverse mon esprit, je fais un effort surhumain pour l’exprimer : – Le Béézzchvoui… – T’inquiète pas pour le méchoui, répond Isa, tout va bien, Francis a prit la relève, il s’en occupe. Comment tu te sens ? Savoir que tout va bien du côté de l’agneau me rassérène, je m’assois dans l’herbe puis me lève avec le soutien d’Isa. La tête me tourne un peu, mais je sens que je vais mieux. En m’asseyant sur un fauteuil de jardin, je me sens quand même un peu chiffonné. Isa me regarde, l’air mi-attendri mi-inquiet. – Je suis gonfle ? J’ressemble à Cassius Clay ? – Non…, enfin si, un peu, t’es pas mal enflé, ta lèvre est fendue, c’est ça qui saignait. Ce que j’espère surtout c’est que t’as pas le nez cassé, demain il faudra quand même faire des radios à l’hôpital. Laisse les glaçons sur ton visage ! – Tu te rends compte, me faire ça aujourd’hui, en plein été, le jour de notre anniversaire de mariage, devant tous nos invités. C’est vraiment un con ce Lionel, depuis le temps qu’on se connaît ! – Qu’est-ce qui s’est passé au juste ? Il avait bu ? Tu lui as dit un truc particulier ? – Non, rien de spécial, on discutait, on était même en train de parler de son camping-car. Il me disait qu’il en

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était content mais que sa femme en avait marre, qu’elle voulait passer des vacances dans une vraie maison. Il se demandait s’il allait pas le revendre. Un coup d’œil pour m’assurer que le méchoui tourne tranquillement, ouille ça me lance dans le nez si je baisse la tête, qu’est-ce que je disais, oui, il m’a demandé si les toilettes étaient toujours à la même place et il s’est éloigné. J’ai même pas fait gaffe à lui quand c’est arrivé : « Espèce de salaud, tu te crois marrant, t’as aucun respect? », qu’il m’a dit en me filant son poing dans la gueule. – Tu te rends compte, me traiter de salaud ? Qu’est-ce qui lui a pris à cet enfoiré de Lionel. Il est devenu dingue ou quoi ? Me foutre sur la gueule… J’enlevais ma poche de glace pour parler, mais tel un balancier, Isa la repoussait sur mon visage. Tout d’un coup, ça a fait tilt dans ma tête. – Isa, je crois comprendre, donne-moi un coup à boire ! – Jo, dans ton état, c’est pas très prudent, me réplique Isa, tu ferais mieux de boire de l’eau ! – Quel état ? Je vais pas boire de l’eau le jour de notre anniversaire ! Comme si de rien n’était, je me dirige direct vers la table où est installé l’apéro, plantant Isa. Je me sers un verre de rouge, coteau d’Aix, Château Beaupré, que je bois presque cul sec. Ça me fait du bien. Même si j’ai le portrait comme une patate, je suis persuadé que j’ai rien de cassé parce que je commence à avoir faim. Isa a préparé le buffet avec salades composées, cakes salés de toutes sortes, des tas de farcis provençaux, des tartes sucrées aux mille fruits d’été que les gens, nos invités, 3


tous des copains et amis, ne se privent pas de manger déjà alors que les circonstances sont quand même particulières avec ce qui vient de m’arriver un instant auparavant. Mais les gens ne font guère attention à moi, et ça me fait bizarre d’y penser. Je me dit que je serais tout aussi bien dans le coma ou à l’hôpital entre la vie et la mort, qu’ils continueraient à boire et à manger. C’est marrant les gens, quand ils sont invités, ils sont différents, insoucieux… Isa me rejoint au buffet et se verse un fond de verre. Je sais qu’elle a beaucoup travaillé pour l’organisation et la préparation de cette fête. Même si je l’ai aidée, je suis conscient que c’est à elle qu’en revient tout le mérite. Elle aussi a compris, elle est contrariée, je vois son regard qui me lance de sombres éclairs. – Je t’avais dit, de pas le faire, me dit-elle tout bas. Le pire c’est qu’on l’a oublié ! – C’est sûr, dis-je, ça l’a vexé. Il est quand même un peu soupe au lait, tu crois pas ? Il aurait pu rigoler, qu’est-ce qu’il s’imagine ? Qu’il est un peintre de génie ? Si c’était le cas, ça se saurait, depuis le temps. Le pauvre à son âge, il devrait savoir que les talents méconnus n’existent pas, qu’on n’est plus au siècle dernier et que les peintres maudits comme Modigliani c’est fini. Tant mieux pour lui s’il peint tous les dimanches, mais je ne veux pas qu’il m’impose ses tableaux ! Franchement, je ne l’ai pas détruit son portrait ? Je ne lui ai fait ni lunettes ni moustaches avec un feutre indélébile ? Bon d’accord, j’ai écrit “peint avec les pieds” et je l’ai accroché dans les

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chiottes du bas. C’est quand même pas dramatique. Les W.C. aussi ça se décorent ! – Tu n’as peut-être pas dessiné de lunettes au feutre, mais tu as écrit sur la toile, c’est pas mieux ! Tout d’un coup, Isa parlait fort, elle m’en voulait. J’étais pas d’accord, tu te souviens ? Pas du tout d’accord avec toi. T’avais qu’à planquer son tableau, le mettre à la cave, dans un cartons, avec les vieilleries. Tu te crois toujours le plus fort et le plus drôle, tu vois où ça te mène tes blagues douteuses ? Avec mauvaise foi, je refusais d’admettre que je n’aurais pas dû faire ça, argumentant que ça devenait vraiment grave si on ne pouvait plus s’amuser chez soi. Les peintures de Lionel sont des croûtes sans intérêt, mais comme souvent avec les “peintres du dimanche“, il reste persuadé que ça viendra, qu’il exposera, vendra…, et qu’il quittera son boulot chez Costamara. En attendant, cette année encore, il n’avait rien trouvé de mieux que de nous offrir une de ses nouvelles créations comme cadeau d’anniversaire de mariage : un couple enlacé au milieu d’arbres en fleurs, « évidemment Isa et toi », m’a-t-il dit en m’adressant un clin d’œil. Oui, c’est sympa, lui ai-je répondu tandis que je faisais mine de regarder le tableau avec attention pour trouver des mots afin de le remercier, mais je ne voyais rien, ne pensais rien en regardant sa croûte. Je sais qu’Isa était tellement soucieuse que tout se passe pour le mieux, qu’elle m’en voulait de cet épisode. Mais 5


comme je ne voulais pas lui faire de peine je suis allé près d’elle et lui ai demandé d’oublier, que c’était pas grâve du tout. Après, je suis allé voir le méchoui qui, ma foi, semblait prêt, croustillant à souhait, exsudant des goutelettes, odorant la guarrigue avec tout le romarin et le thym que je lui avais fourré dans le ventre. Oui, il est prêt ! J’ai récarté les braises trop rouges pour le laisser au chaud ai appelé Francis pour qu’il m’aide à le porter jusqu’à la table. En même temps j’ai demandé à Francis s’il avait vu Lionel. Non que je voulais le voir, bien au contraire, mais ne l’apercevant pas je voulais savoir s’il se cachait où s’il était parti. – Jo, tu rigoles pas un peu, m’a dit Francis, tu croyais qu’il allait resté ici après votre storia ? Furax comme un boulet de canon, il a tiré sa femme par le bras jusqu’au camping-car et a démarré en trombe. – Bon, tu veux que je te dise, dans le fond on n’était plus très proches, il a toujours eu un sale caractère maintenant ça devenait de pire en pire. Tu sais, je crois que j’ai une idée pour la peinturlure qu’il m’a offerte : je vais l’installer dans les chiottes du bas, à côté de l’autre, et là j’écrirai « peint avec la bouche ». Ça fera un ensemble !

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