L'épreuve

Page 1

Michèle Revault


C’est avant 1975, avant la loi Veil sur l’IVG dépénalisant l’avortement.

Melle Berger, la jeune femme qui habite au 3ème, est jolie et très gaie. En fin d’après-midi, l'autre jour, on s'est rencontrées dans l’ascenseur de l'immeuble. C’est elle qui a parlé en premier : - Bonjour Mademoiselle Bouissin, il fait beau, ça sent bientôt les vacances. Ah ! les vacances, ça c'est du travail ! - Heu… que j'ai dit, vous travaillez pendant les vacances ? - Mais bien sûr que non, elle a répondu, je dis ça pour plaisanter. Et vous, vous partez ? - Oui enfin pas vraiment, comme d'habitude, avec mes parents on va à la campagne, chez mes grands-parents… - Voilà, je suis arrivée, vous voulez entrer, je vous offre un verre. - Oh, je ne… j'ai pas…. J’ai… - Une autre fois alors, ça aurait été un plaisir de bavarder quelques instants avec vous, mais si vous ne pouvez pas… - C'est que… si si je peux, mais pas longtemps. Voilà, ai-je pensé, en entrant chez elle, voilà un appartement comme je voudrais habiter plus tard. Et toute seule, en célibataire, moderne quoi ! Je pensais que Melle

1


Berger était une personne vraiment formidable, avec sa vie à elle, à faire ce qu'elle voulait quand elle le voulait, personne pour lui reprocher ceci ou cela. L'appartement était décoré, coquet, il lui ressemblait. - On va dans le salon, mettez-vous à l'aise, je reviens dans trente secondes. Tout de suite après, elle était revenue avec un plateau, des verres et une bouteille de guignolet kirsch. Elle était pieds nus et avait passé un kimono noir. On aurait dit une photo de magasine. Et puis elle a mis un 45 tours de François Deguelt, une belle chanson d'amour qui parlait du soleil et de la mer… - Vous aimez le guignolet ? - C'est que… j'ai pas l'habitude de boire, Mademoiselle Berger…, peut-être avec un peu de limonade… - Oh, par pitié surtout pas de Mademoiselle entrenous, appelle-moi Lucie. On se tutoie, d'accord ? C'est comment ton petit nom ? - Élise, mes parents m'appellent Lili. - À la nôtre Élise, trinquons à l'été et à toutes les bonnes choses qu'apporte cette saison. Elle n'avait pas de limonade. À peine avais-je bu deux gorgées que j'étais complètement paf. J'avais les joues en feu et la vie m'apparaissait merveilleuse. Jamais je ne m'étais sentie aussi bien. À tel point que pendant un instant j'oubliai mon problème. Nous bavardions, Lucie et moi, comme si nous étions des amies de longue date. Je trouvais drôle, et lui en fit part, que cette pièce soit son salon alors que chez nous, un étage au-dessous, c'était la chambre de mes parents. Je trouvai chic d'avoir un salon, j'avais l'impression de jouer dans un film. Elle m'a resservi,

2


mais au bout de deux verres, toutes mes idées se sont embrouillées, je ne sentais plus mes jambes. D'un coup je me suis effondrée en larmes. Je crois que Lucie a été surprise. Elle m'a vite apporté un verre d'eau fraîche et un mouchoir, je reniflais comme une locomotive. Elle me tenait la main doucement en me demandant ce qui se passait. Je ne voulais rien lui dire, il m'avait fait jurer de n'en parler à personne. Pourtant, au bout d'un moment, j'ai vidé mon sac et lui ai tout raconté. Thierry, mon amoureux avec qui j’avais couché, et moi qui me retrouvais enceinte, dans la mouise la plus complète, et mes parents qui ignoraient tout, et la peur de mourir parce que le lendemain j'allais chez quelqu'un qui… - Bon, Lili écoute-moi et arrête de pleurer. D'accord tu es encore une enfant, au fait quel âge as-tu ? - Bientôt seize, en décembre… - Eh bien, tu n'as pas perdu de temps ! Ton Thierry, tu es sûre de lui, sûre qu'il peut t'accompagner dans cette épreuve, tu peux compter sur lui ? - Ben je crois… Oui… De toute façon j'ai pas le choix… À moins de me suicider… - C'est ça, fais encore une bêtise de plus. Ce que je peux te dire c'est que tu n'es malheureusement pas la première à qui ça arrive. Regarde-moi, j'ai vingt-quatre ans, je ne suis pas mariée, je te l'avoue parce que je n’ai pas encore rencontré le mari idéal, pourtant j'ai connu plusieurs hommes. Alors tu peux imaginer que moi aussi, je suis passée par cette épreuve. Oh, pas de gaieté de cœur et plutôt comme on va à un enterrement. Avant tout il faut que tu prennes toutes les précautions du point de vue médical. Dès que ce sera fait, si tu ne te sens pas bien, si tu as mal

3


au ventre, si tu as de la fièvre, tu ne dois pas hésiter à aller à l'hôpital. Tu m'entends bien ? Et tu te fiches de ce qu’on te dira, tu comprends ? À l'hôpital, ils sont obligés de te soigner. Tu le feras, n'est-ce pas ? Allez, tu vas te calmer, je vais te faire un bon café et puis tu monteras chez toi te reposer. Il faut que tu dormes pour être en forme demain. Elle a fait du café, a tamponné mon visage avec de l'eau fraîche, je me suis un peu calmée. En la quittant, elle m'a demandé de lui donner des nouvelles, quand ce serait fait. Quand je suis rentrée chez moi, j'avais l'impression que tout mon visage était en feu, entre le guignolet et les pleurs, mes yeux brillaient comme des boules de Noël. Mes parents rigolaient dans la salle à manger en regardant l’émission de la caméra invisible, le père Bellemare annonçait la prochaine personne prise au piège. Sans me regarder mon père m'a dit : - Où t'étais encore passée ? - J'étais avec une copine, on révisait ; j'ai mangé un morceau chez elle. Je vais dans ma chambre. Au fait, demain soir m'attendez pas, je rentrerai pas avant sept heures, on va encore réviser. - C'est quoi ces histoires, a répliqué mon père, tu révises sans arrêt et t'as toujours des mauvaises notes ! J'ai l'impression que tu es sur la mauvaise pente ! Je t'avertis, si tu n'as pas ton C.A.P., je te colle à l'usine ! - T'énerve pas, Georges, t'énerve pas, on peut rien en tirer de celle-là, a lâché ma mère.

4


Le problème avec cette histoire, c'est que sans Thierry j'aurais pas su quoi faire. Quand je lui ai annoncé la nouvelle, il s'est mis en colère, disant qu'il n'en voulait pas, que c'était pas dans ses plans, qu’on verrait plus tard. Puis il m'a dit qu'il connaissait quelqu’un, qu’il s'occupait de tout, même de l'argent que j’aurais qu’à le rembourser plus tard, que j'avais qu'à faire comme il dirait, mais surtout que je devais en parler à personne. Personne, t’a compris ? Alors j'ai rien dit, personne n'est au courant, à part lui bien sûr, et Melle Berger, depuis tout à l’heure. T'as qu'à m'attendre chez Jaladier, m'avait dit Thierry. Au fond, ça me contrariait, mais j'avais pas osé lui dire que j’étais jamais allée toute seule dans un café. J’attends Thierry, il est en retard. Au début, quand on s'est connu, il était toujours à l'heure, il disait qu'en amour, on doit jamais attendre, que chaque seconde perdue est une éternité. Et là, ça fait au moins trois quarts d'heure que je patiente au café Jaladier. C'est pas gentil de me faire attendre un jour comme aujourd'hui. S'il savait la frousse que j'ai d'aller me faire charcuter par quelqu'un que je connais même pas ! Il m'accompagne, mais la peur s'est faufilée partout jusque dans les veines de mon cerveau. Et si ça se passait mal ? Mes parents apprendraient que je suis une fille pas comme il faut, une Marie couche-toi là, comme ils disent. Lui, il veut m'installer un chez-moi. Il dit que j'ai qu'à quitter l'école, que dactylo, ça rapporte rien, que quand on est comme moi, aussi mignonne, on se débrouille partout dans la vie. Mais ça, je peux pas le dire à mes parents. Thierry, je sais pas

5


trop ce qu'il fait, il m’a dit était sur un boulot avec un copain, que bientôt il serait plein aux as. S’il venait pas, je serais perdue, il me resterait plus qu'à aller tout en haut du nouveau pont… Je n'ai rien moi, pas un sou, Thierry tu dois venir avec les cinquante mille, tu l'as dit, c'est le prix à payer à l'autre, la faiseuse d'anges… Thierry, je t'en prie, me fais plus attendre… Et ces types au comptoir, ils m'énervent, ils parlent trop fort, ils me lorgnent du coin de l’œil font des pitreries pour que je les regarde, ils doivent avoir l'âge de mon père… - Thierry ! Qu'est-ce que tu fabriquais, t'es en retard, t'étais où ? - Tu vas pas t'y mettre toi aussi ! Tout à l'heure c'était pareil chez les poulets, ils posent questions sur questions chaque fois que j'vais pointer. On y va ? - Oui, on y va, j'ai répondu. Quelque temps après, je suis passée voir Melle Berger, comme promis. Elle m’a trouvé un peu pâle et m’a demandé si j’allais bien. Je lui ai dit que j’avais eu de la chance car mes parents s’étaient aperçus de rien. Je lui ai confié que depuis j’étais tout le temps triste, avec l’envie de rien, que même Thierry je voulais plus le voir. Elle m’a dit que c’était normal, que beaucoup de temps devra passer avant que cette sale épreuve s’estompe de ma mémoire. Lucie Berger a saisi mes mains et souriante m’a dit qu’elle était persuadée que ça irait mais que je devais apprendre à être forte pour ne pas me perdre dans des histoires biscornues qui risquaient de gâcher la vie qui était devant moi.

6


Sur le moment j’avais hoché la tête en lui souriant, parce que ça m’a fait pensé aux discours que mes parents me rabâchent à longueur de temps. Sauf qu’à bien y réfléchir, jamais mes parents ne m’ont parlé comme ça, avec autant de franchise et de bienveillance, sans me faire la morale. C’est bête à dire, mais du coup Mademoiselle Berger est devenue mon modèle, la personne à qui je veux ressembler. Après l’épreuve j'ai plus voulu continuer avec Thierry. Ça a été pénible, il m'a tourmenté pendant pas mal de temps. Il me faisait peur, me suivait, m'attendait en bas de chez moi, m’empêchait d'avancer et me faisait des reproches à voix basse en serrant les dents, l'air mauvais. Il disait que j'étais égoïste qu'il avait dépensé pas mal de fric pour mon affaire, et que je devais le rembourser. Je ne savais ni quoi faire ni quoi dire puisque je n'avais pas d'argent. Un jour, je ne sais pas comment c'est sorti, j'ai réussi à lui balancer que j'en pouvais plus de lui et que s'il continuait à m’ennuyer j’avertirais mes parents, qu’ils iraient à la police. Évidemment c'était du bluff, mais j'en avais tellement marre que peut-être j'aurais pu aller jusqu'à leur dire. En tout cas il m'a répondu que j'étais une salope, une roulure, et que le jour de mes vingt et un ans il me retrouverait pour me faire la peau. Bon, d'ici là, d'ici le jour de ma majorité, je me suis dit que de l'eau aura coulé sous les ponts et même si j'y ai pensé pendant pas mal de temps avec la trouille au ventre, petit à petit j'ai oublié les menaces. J’ai plus revu Thierry.

7


Aujourd'hui, j’essaye de suivre les conseils de ma voisine Lucie Berger, mais c’est pas facile, à cause de tous ces garçons qui me font les yeux doux. Au fait, j’ai eu mon C.A.P., de justesse mais je l’ai eu ! Mes parents m’ont offert un petit transistor.

8


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.