Gabriel a dit la vérité

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Michèle Revault


Quand j’ai raccroché le téléphone, je tremblais comme une feuille. En claquant la porte de mon bureau j’ai lancé à la secrétaire que je partais de toute urgence, qu’il était arrivé quelque chose au petit, à l’école. Dans le parking pour récupérer ma voiture, j’ai appelé Corrine pour la prévenir que le petit avait un problème, que c’était arrivé pendant la récréation. J’ai pris sur moi pour ne pas laisser paraître mon inquiétude, lui disant que je l’appellerai dès que je serais là-bas, que Gabriel était un gosse costaud. Au téléphone Corrine est restée calme, elle ne peut pas se permettre de hurler dans la librairie, devant les clients, alors elle se contrôle, mais elle ne pouvait dissimuler sa voix étranglée d’émotion. Je la connais, et pour cause, nous vivons ensemble depuis bientôt dix ans. À l’heure qu’il est, elle doit se ronger les sangs, tout autant que moi d’ailleurs. Gabriel c’est notre gosse, notre petit gamin à nous deux, l’enfant qu’on a désiré, qu’elle a porté dans son ventre, malgré toutes les difficultés qu’il nous a fallu franchir pour l’avoir. L’angoisse exacerbe mes réflexes, je roule comme une bombe à travers la ville, les doigts rivés sur le clackson, passant aux feux orange bien mûrs, slalomant pour doubler les voitures qui n’ont qu’un but : m’infliger d’interminables attentes aux feux rouges, démarrer le plus lentement possible, rouler au pas, freiner à tout bout de

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champ. Au pied d’un feu rouge que je n’ai pu passer, je prends quand même conscience que je dois faire gaffe, que ça n’est pas le moment qu’il m’arrive un accident. Mais bon dieu, dans mon état, sans savoir comment va Gabriel, traverser la ville du Vieux Port à la Pointe Rouge relève de la performance. Je rumine l’appel téléphonique, repasse les phrases, chaque phrase, remâche les mots, chaque mot, essayant de me persuader que ça n’est pas trop grave puisque Gabriel est à l’école. Sinon la directrice l’aurait fait transporter à l’hôpital, non ? ! J’entends les pompiers, je pense que c’est pour lui. Dans mon rétro, la voiture rouge approche, gyrophares et alarme en action, elle remonte la rue sens contraire à la circulation, double les voitures qui s’immobilisent un peu sur le bas-côté. La camionnette rouge prend la direction du Roucas. C’est pas pour Gabriel. J’appelle Corrine pour lui dire que je ne suis pas encore à l’école parce qu’il y a beaucoup de circulation et surtout pour savoir comment elle va. Elle me répond qu’elle est nerveuse, qu’elle a du mal à se concentrer avec les clients qui sont, comme par hasard, nombreux en ce moment. Elle se reproche de ne pouvoir quitter la librairie, voudrait être avec moi. Je la rassure comme je peux, elle raccroche. Corrine a toujours eu confiance en moi et cela parce qu’elle sait que je ne lui ai jamais fait d’entourloupes. De toute façon je l’aime et depuis la naissance de Gabriel, je la protège encore plus, c’est naturel. Nous sommes très heureux tous les trois. Corrine est une femme attentive, secrète, silencieuse, peutêtre plus sereine que moi surtout depuis que notre vie se conjugue avec le petit. Mais que de difficultés nous avons

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dû vivre pour concrétiser notre désir d’enfant ! Que de barrières à franchir, de séjours en clinique hors de nos frontières, d’espoirs déçus, d’interventions médicales, de repos absolus, de déprimes sombres… Et puis un jour, le bout du tunnel, l’espoir en marche, le ventre de Corrine qui s’arrondit, le partage de la plénitude. Notre cher petit Gabriel a sept ans. Bien sûr, il est superbe, d’ailleurs tout le monde nous le dit. Bon, j’y suis presque ! Encore faut-il que je trouve à me garer. Je tourne, cherche, m’énerve, fini par apercevoir une place un peu douteuse, mais je n’ai pas le choix. Je mets le warning et sors précipitamment de la voiture. Je pique un sprint jusqu’à la porte de l’école, sonne avec insistance, décline mon identité dans l’interphone. La porte s’ouvre dans un lourd déclenchement et à peine ai-je franchi le seuil que la directrice est là. Je la presse de me dire comment va Gabriel, tout en la suivant le long des couloirs qui distribuent les classes. Il va bien, me rassure telle, il a un émathome au front, quelques égratignures sur les bras, mais rien de grave, ses camarades l’ont pas mal bousculé pendant la récréation, ils se sont battus. Bien sûr nous sommes intervenus tout de suite pour faire cesser la bagarre. Nous l’avons mis en salle de repos, il pleure. À priori, poursuit-elle, il n’a pas de blessure grave, ce ne sont que des enfants… Il nous a dit que ses camarades l’avaient attaqué à cause de vous. Je vais convoquer les petits qui l’ont agressé ainsi que leurs parents. Au bout du couloir, c’est enfin la salle de repos. La porte s’ouvre sur mon petit Gabriel qui se précipite dans mes bras en criant : « Maman ! Maman Dany ! ».

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Dans la voiture, en rentrant, Gabriel, qui heureusement n’a jamais eu sa langue dans sa poche, me raconte qu’à la récré “les autres“ se sont moqués de lui parce qu’il a dit qu’il avait deux mamans. Ils lui ont dit qu’il était rien qu’un gros menteur parce qu’une maman ça peut pas mettre une graine dans le ventre d’une autre maman. Lui, il a dit si ! C’est vrai ! J’ai deux mamans ! Alors “les autres“ l’ont attaqué. Gabriel me dit qu’il s’est défendu. Gabriel dit que c’est la vérité. - Hein, Maman Dany, c’est la vérité, j’ai deux mamans ? - Oui, mon petit chéri, tu as dit la vérité.

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