La poupée

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Michèle Revault


C'est tous les jours le même refrain, soliloque Harriet McClane avec lassitude à l'adresse du balai qu'elle tient dans ses mains calleuses. Jésus, Marie, Joseph, quelle idée d'habiter cette vieille baraque. Maintenant c’est bien trop grand pour nous deux… Avant, j'dis pas, quand il y avait Rudy et Laurie, mais eux, une fois l'école terminée, ils ont pas été longs à partir… Ah ! Si Ed était seulement d'accord pour habiter en ville, dans un appartement où j'aurais qu'à appuyer sur un bouton et pff ! Mais lui avec son foutu caractère y’a rien à faire, il dit qu'il supporte pas la ville parce qu'il y a trop de mouvement, que c'est pollué, qu'on y étouffe. Il veut rester ici, dans la fraîcheur et l'espace de la campagne. Ed, il pense qu'à lui ». Par la fenêtre du deuxième étage où elle est en train de faire le ménage des chambres, elle ne voit que l'ennui des terres qui entourent la ferme. Pas une seule maison à portée d’yeux, seulement des champs à perte de vue. Dans la vitre de la fenêtre, elle voit son reflet et d'un geste maladroit, elle passe une main dans ses cheveux gris : « Mon Dieu, j'étais jeune et belle, je ne sais pas comment c’est arrivé, je suis devenue toute vieille… ». Tout d'un coup, elle sursaute en entendant la sonnette vibrer. – Un moment, je viens ! Pour Harriet, les escaliers et le couloir n'en finissent pas avec ses pauvres jambes qui ont du mal à la porter. La sonnette retentit à nouveau.

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– Oui, voilà, voilà, j'arrive ! Bon Dieu, mais pourquoi ils s'énervent autant avec cette sonnette ? Quand elle ouvre la porte, Harriet a un choc en voyant une toute petite fille devant elle. – Qu'est-ce que tu veux ? – Madame Harriet McClane ? – Oui… – Excusez-moi de vous déranger, je m'appelle Katy. – Oui, c'est pourquoi ? – Je suis Katy. Vous ne me reconnaissez pas ? Remarquez, je comprends, cela fait tant d'années, moi aussi j'ai du mal à vous reconnaître. – Qu'est-ce que tu… Heu… Qu’est-ce que vous voulez ? J'ai pas d'temps à perdre. Déconcertée par cette enfant qui s’exprimait très bien, Harriet l’avait vouvoyée. – Je voulais vous rencontrer, ou plutôt vous revoir, après toutes ces années. – Vous voulez quoi, au juste ? – Excusez-moi encore si je vous dérange… La petite fille, sur le pas de la porte, était si jolie que pendant un instant Harriet ne put s'empêcher d'être attendrie. Elle pensa qu'avec ses cheveux châtains tout bouclés, ses yeux noisette et ses taches de rousseur, elle ressemblait à une petite princesse tout droit sortie d’un conte pour enfants. – Il y a longtemps, vous savez Madame McClane, des années et des années pendant lesquelles je me demandais sans cesse pourquoi vous ne veniez pas me chercher,

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pourquoi vous m'aviez abandonnée comme ça, toute seule… – Mais qu'est-ce que tu racontes ma pauvre petite, tes parents sont dans le coin ? T’habites où ? – Nulle part, Madame McClane, j'habite nulle part. Je voulais seulement vous retrouver… – Écoute, mon petit, je ne comprends rien à ce que tu racontes, tu vas retourner d'où tu viens, et me laisser tranquille. Tu as compris ? Allez, retourne chez toi ! J'ai beaucoup de travail à faire dans cette baraque et il faut que je prépare le repas. Mon mari va rentrer avec le chien. Allez, ouste ! Fiche le camp d'ici ! Harriet s'énervait, étrangement troublée par cette petite qui ne bougeait pas d'un iota malgré ses menaces. – Mais qu'est-ce tu attends ? Pourquoi tu restes plantée là comme un piquet ? En elle-même elle maudissait que Ed soit parti à la chasse avec le chien, parce que même si la gosse lui paraissait inoffensive, si le chien avait été là, il aurait eu vite fait de la renvoyée d’où elle venait. – Tu vas rester longtemps comme ça ? grommela Harriet. – Mais pourquoi vous ne voulez pas me reconnaître, je suis Katy ! – Et alors ? Katy qui ? Je devrais te connaître ? – Je t'en prie, Harriet, prends-moi dans tes bras. Pourquoi tu ne veux pas me reconnaître ? Regarde-moi, je suis ta Katy. Tout en la tutoyant, la gosse lui tendait les bras comme le font les petits pour demander à être portés. Harriet commençait à être mal à l'aise et à ressentir une anxiété diffuse. Pour une fois, elle aurait bien voulu qu’Ed fut là. Lui, il aurait su se débarrasser de cette gosse perdue et

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pensait-elle complètement givrée. En son for intérieur elle ne se sentait pourtant pas le courage de la laisser comme ça, comme un animal qu'on envoie balader d’un coup de pied, mais ne voulant surtout pas avoir de problèmes, Harriet lui asséna un argument de choc. – Je te préviens, je vais appeler la police ! C'est comment ton nom de famille ? – Mais Harriet, tu sais très bien que je n'ai pas de nom, tu m'appelais Katy. Ta Katy, c'est tout. – Tu sais que tu commences sérieusement par m'énerver Katy. Qui es-tu à la fin ? – Je suis K-A-T-Y, ta poupée ! Tu n'as pas pu oublier ta poupée que tu aimais tant et avec qui tu jouais lorsque tu étais petite fille ? Dis, Harriet, pourquoi m’as-tu laissée toute seule pendant si longtemps ? J'ai eu froid moi.

À soixante-treize ans, Harriet en a terminé avec la maison trop grande et les tâches ménagères sans cesse répétées. Désormais, autour d'elle, tout est blanc, propre et vide. Un peu trop peut-être, mais elle ne peut s’en plaidre vu que depuis l’histoire de la poupée Katy, elle ne sait plus où elle est. Alors elle vit là, enfermée dans cet univers aseptisé, perdue dans sa tête aux heures du jour, perdue dans un sommeil chimique pendant les longues heures de la nuit. Elle ne parle plus. Même pas à ses enfants où à Ed quand ils viennent lui rendre visite. À son mari, elle ne lui fait plus le reproche de ne pas aller vivre dans un appartement en ville. Du reste elle ne parle à personne, pas même aux médecins qui s’occupent d’elle, à l'hôpital.

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Harriet n'a plus qu'une seule question qui tourne en boucle dans sa tête, une obsession à laquelle elle cherche désespérément une réponse. Une seule question. La même depuis des mois et des mois : « Pourquoi, se demande-t-elle, pourquoi lorsque j'ai reconnu ma poupée Katy et que j’ai voulu la consoler et la prendre dans mes bras, pourquoi je me souviens plus de rien ? »

Ce jour-là Ed était rentré de la chasse plus tôt que prévu. Comme à chaque fois qu’elle se retrouvait seule, Harriet s’était enfermée à clé dans la maison, une habitude parce qu’elle disait qu’on ne savait jamais qui pouvait passer par là. Ed avait oublié de prendre sa clé et avait sonné à la porte d’entrée. Harriet avait mis du temps à venir lui ouvrir. Impatient, il avait titillé la sonnette plusieurs fois puis était allé dans la remise à côté, préparer quelques bûches pour le poêle. Au moment où elle avait finalement ouvert la porte, elle avait ressenti un drôle de truc dans sa tête, une espèce de fulguration brève, un grand éclair bariolé. Le chien sur le palier voulait entrer, mais elle lui barrait le passage croyant être en prise avec une gamine qui disait être sa poupée. Le chien aboyait puis Harriet tomba de tout son long sur le palier. Elle avait eu une attaque. Une attaque dont elle restait paralysée et à jamais perdue dans sa tête.

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