Jeux d'enfants

Page 1

Michèle Revault


C’était le jour favori. Le jour accordé au jeu. « À quoi rêves-tu ? Je voudrais voler, très haut très loin, Oui, je voudrais voler… » Jeudi, jour favori, plus que le dimanche où il y avait la messe, où l’on ne devait rien manger depuis le réveil, pour pouvoir communier. Pendant tout l’office, j’entendais mon estomac gargouiller, impatiente d’en finir avec ces prêchi-prêcha d’adultes auxquels je ne comprenais rien, rien de ce péché originel qui avait entaché ma vie déjà bien avant ma naissance. Péché que je devais racheter jusqu’à l’infini par une conduite exemplaire pour me faire pardonner. D’abord c’est quoi originel ? Souillée, je ne savais comment cela avait pu arriver et surtout comment faire pour me purifier de cet honteux fatras originel. Alors je voulais le monde du ciel, celui des oiseaux joyeux et libres. Je voulais voler. Nous, les quatre enfants, nous ne savions rien, nous faisions seulement comme on nous disait de faire. « Vos enfants sont très sages, disait-on à nos parents ». Comment raconter nos secrets à fleur d’irréalité, nos jeux éclos au plus clair de nos rêves, nos impatientes demandes à vouloir transcender le réel si peu aimable ?

1


Comment raconter que c’était un jeu d’enfants ? Que j’étais moi-même une enfant du haut de mes dix ans, une enfant bien que je sois née la première : « tu es l’aînée, tu dois donner l’exemple à tes frères et sœurs ! ». C’était mon idée. Pourquoi ils n’ont pas réussi à voler ? Il y avait pourtant assez de hauteur pour s’élancer ! Trois étages, c’est pas assez ? Toute l’après-midi du jeudi à fabriquer des ailes dans de grandes feuilles de papier blanc que notre père avait ramené de l’imprimerie. Des ailes de toutes les couleurs avec le plumage dessiné aux Caran d’Ache. Des ailes de paradisier, oiseau tropical que nous avions trouvé dans la mine aux trésors du Petit Larousse illustré. C’était ça le secret, pour pouvoir voler : réaliser des ailes identiques à celles du paradisier. Nous nous appliquions, même la petite qui avait quatre ans nous aidait. Mon frère râlait, il n’était pas content d’elle à cause de ses gribouillis. L'autre sœur était concentrée, indifférente à leurs chamailleries. « C’est bien, vous êtes sages », disait notre mère en passant la tête par l’entrebaillement de la porte. L’œuvre touchait à sa fin, mais question technique, il me fallait trouver le moyen d’attacher les ailes à nos vêtements. Dans la boîte à couture de notre mère, quatre épingles de nourrice servirent d’attaches sur nos chemisettes, et puis du scotch, des kilomètres de scotch pour nos quatre paires d’ailes. Ils étaient beaux, tellement beaux en oiseaux mon frère et mes sœurs ! Sous ma responsabilité, puisque c’était mon idée, nous essayâmes d’abord depuis une chaise. 2


Le cœur battant, sautant chacun à notre tour : « A toi, vasy, vole ! ». Quatre enfants volants qui terminaient cul par terre. J’ai vite pensé que la hauteur d’une chaise n’était pas suffisante pour prendre réellement son envol, qu’une table serait mieux appropriée. Hélas, impossible de voler même depuis la table, chacun atterrissant inexorablement sur le parquet, comme un poids mort. Il manquait de l’élan. Un vrai élan, avec de l’air tout autour de nous, tout l’air du dehors, qui nous permettrait de voler tous les quatre ensemble. Ce serait tellement merveilleux de regarder toutes les choses d’en haut, notre immeuble, notre rue et même notre école, et sûrement extraordinaire de traverser les nuages, de frôler les oiseaux, d’aller voir le soleil de très près et puis de passer derrière les étoiles, puisqu'on nous apprenait qu'elles brillaient même en plein jour, bien qu’invisibles depuis la terre. On en riait de bonheur. On en aurait hurlé de joie, si nous avions osé. Le rebord de la fenêtre m’apparut alors comme le meilleur des tremplins. Trois étages seraient largement suffisants pour nous élancer. Installer la chaise pour pouvoir grimper sur le rebord. Ils étaient tous les trois côte à côte, debout sur le bord. Je devais sauter la dernière. « Maintenant allez-y ! Volez ! Volez ! ».

3


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.