Michèle Revault
Déjà, je savais que la journée commençait mal. Vers sept heures, je l’ai entendu se lever en ronchonnant pour aller fermer la porte des W.C. qui battait à cause de ce satané mistral qui souffle depuis hier. Soi-disant je ne l’avais pas fermée correctement et que ça faisait des appels d’air. Après je l’ai entendu trifouiller dans un des tiroirs de la salle de bains, j’ai supposé qu’elle cherchait de l’aspirine. Elle a toujours de sacrées migraines lorsqu’elle boit et hier soir, bon sang, qu’est-ce qu’on a éclusé chez les Guérin ! Rien que des mélanges, champagne, vin rosé et rouge et pour finir calva. C’est ça qui nous a mis le sang à l’envers, les alcools durs il faudrait toujours refuser, parce que quand on commence… D’ailleurs la bouteille y est passée en entier. Vers deux heures du matin, quand on est rentré, j’avais pas la tête bien fraîche. Je suis quasiment tombé raide dans le lit. Pour ma part, j’ai dormi comme un bloc de béton, sauf qu’à sept heures elle a commencé son ramdam. Je sentais que la journée commençait mal, surtout que j’avais encore sommeil. Quand elle s’est recouchée, j’ai fait semblant de dormir. Elle remuait d’un côté puis de l’autre, et vas-y que je tourne et que je vire… Au bout d’un moment, elle a allumé le radio-réveil sur sa station préférée “Love F.M”. D’accord le son n’était pas fort, mais ce matin avec le manque de sommeil et les excès de la veille, entendre débiter une fois de plus ces pubs débiles, c’était trop me demander : « avec les magasins Rondpoint je
1
positive… Au Crédit Cradoc votre conseiller financier vous connaît, vous pouvez lui faire confiance, il sait quoi faire pour votre argent… Vite, n’hésitez plus, voici les trois jours fouououous de chez Bagnolên… » Que sais-je encore, ça m’a foutu les boules. « Baisse un peu ça, lui ai-je dit d’une voix pâteuse ». Elle a fait comme si je n’avais rien dit et Cocciente à pousser sa rengaine : « j’ai attrapé un coup de soleil, un coup d’amour, j’dors plus la nuit… ». C’est dingue cette radio pendant des mois, ils nous ont farci la cervelle avec Notre dame de Paris et les mièvreries de ce rital, à croire qu’il n’y avait que deux disques dans cette station. Ça c’était un peu tassé, mais voilà qu’ils en remettent une couche parce qu’il paraît que la comédie musicale entame une tournée en Angleterre. Du reste, j’ai entendu ou lu quelque part que ça a fait un bide à Londres. Bien fait ! Mais elle, ma femme, évidemment elle adore Notre dame et tout le saint-frusquin qui va autour, d’ailleurs elle aime tout ce qui brille. Je lui dis qu’elle est une pie. Je sais bien qu’elle n’a pas lu Victor Hugo tout comme les milliers de ploucs qui sont allés voir cette comédie musicale, enfin si on peut appeler ça comme ça ! Moi je refuse d’aller voir ce genre de truc, c’est pas pour moi ! Elle, par contre, elle y est allée avec sa collègue de bureau, Odile Guérin, chez qui nous avons passé la soirée hier. Les Guérin sont sympas, ils nous ont très bien reçu. Odile avait promis à ma femme que dès les travaux de leur maison terminés, ils nous inviteraient pour un dîner barbecue. Déjà, lorsque nous sommes arrivés ma femme s’est poussait des oh ! et des ah ! admiratifs disant que c’était magnifique. Odile nous a accueilli en nous faisant
2
faire le tour du propriétaire. « Super ! Formidable ! Répétait ma femme complètement ébaubie. Tu as une de ces chances d’habiter là ! ». Je savais qu’elle avait toujours rêvé d’une maison comme ça, bien neuve avec une pelouse vraiment verte et parfaitement tondue, avec des pas chinois en pierre qui mènent jusqu'à la piscine et une cuisine d’été aussi grande que notre chambre et notre salon réunis. Deux nains de jardin étaient posés sur l’herbe, près du barbecue, j’ai fait comme si je ne les voyais pas. Elle n’en revenait pas que sa collègue ait une maison comme ça. Elle regardait tout, s’étonnait des moindres détails, répétait : « c’est super, vraiment super ! ». Pendant le dîner, vers vingt-deux heures, l’arrosage automatique s’est déclenché. Un genre de Versailles pour citoyens aisés avec les spots qui allumaient les arbres. Là, j’ai tout de suite su que c’était la meule de foin en trop qui allait faire verser la charrette. Ma femme qui avait déjà passablement bu a commencé à m’agresser, à me chercher des poux dans la tête, comme quoi je n’étais pas ceci, que je ne faisais pas cela. À mots détournés, je la connais, elle me reprochait de ne pas avoir le pognon du mari d’Odile. Comme je ne voulais pas nous donner en spectacle avec une scène de ménage comme nous savons si bien les réussir, je ne sourcillai pas à ses reproches, essayant tant bien que mal de raccrocher une conversation avec les Guérin. Au bout d’un moment, s’apercevant qu’elle parlait toute seule parce que je faisais la statue, l’air renfrogné elle entreprit Odile sur des futilités de bonne femme, où j’entendais couleur de cheveux, Stéphane c’est le meilleur pour les brushings, sandales de Paul Smith, top de Prada et patati et patata, tandis que
3
nous parlions travaux maison entre hommes avec le mari d’Odile. Au retour, elle a voulu conduire. Étant donné que je n’avais pas les yeux en face des trous, je n’ai pas insisté pour prendre le volant. - Tu parles d’une maison, me dit-elle au bout d’un moment en cherchant mon approbation. - Vouais… Moi j’aime pas, c’est une maison de parvenus, mais l’endroit est bien, à seulement quinze kilomètres du centre ville, être déjà à la campagne… Même si on me la donnait, j’en voudrais pas ! - J’aime pas, j’aime pas… Comment peux-tu dire une chose pareille ? Avec toi, il n’y a jamais rien de bien ! C’est pourtant pas la baraque dans laquelle nous vivons qui peut me laisser penser que tu as un penchant pour l'architecture, ça non ! - Je te signale que la baraque dans laquelle tu vis appartenait à mes parents et que je fais ce que je peux avec les moyens que j’ai pour qu’elle soit confortable ! J’en connais qui seraient bien contents d’habiter dans cette baraque, comme tu dis ! Tu m’emmerdes à la fin, avec tes remarques désagréables, si t’es pas contente, t’as qu’à aller vivre chez eux ! - Allez… Vas-y… Tout de suite les grands mots, je peux pas dire que c’est beau sans que tu te sentes visé, ma parole t’es complètement parano ! - Beau ! Elle trouve ça beau ! Ma pauvre fille, mais t’as un goût de chiotte, c’est quoi leur baraque ? Hein ? Tu peux me le dire ? C’est quoi à part du “sur plan” quatre étoiles ? Rien que le terrain, ils l’ont payé trois cent mille. Avec la maison, la piscine et le toutim, ça a dû leur revenir à plus
4
de huit cent mille ! Ma pauvre fille mais avec ce fric-là t’as une bastide avec un parc, et en plus on t’offre le jardinier pour ce prix ! Tiens, je suis sûr que tu n’as pas vu les nains ? Ha ha ha ! Des nains de jardin ! Ma parole, je sais pas ce que tu as dans la tronche ? - Et alors, qu’est ce que ça peut te faire ? S’ils aiment les nains de jardin c’est leur droit, c’est mignon, ça fait une présence. Ils ont quand même le droit d’avoir des nains, c’est dingue ça, tu voudrais que tout le monde vive comme toi… Odile, tu veux que je te dise, Odile elle travaille uniquement pour son argent de poche, t’es content ? - Ah ! Nous y voilà. Il y avait longtemps. Mais t’as rien compris, je ne suis pas courtier en assurances comme l’autre, moi, je suis un artiste, tu sais ce que ça veut dire ? Un C-R-E-A-T-E-U-R et ça, tu vois, je n’échangerais pas ma place pour tout l’or du monde parce que je suis libre moi ! Je ne travaille pas, je m’amuse, moi ! Je ne suis pas un bureaucrate de merde, moi, je n’ai pas le cul aplati à force de passer mes journées sur une chaise à gratter des papiers qui ne servent à rien ! Et puis arrête avec leur maison de merde, tu me gonfles ! - Je te gonfle ? Maintenant, voilà que je gonfle Monsieur ! Non mais j’aurais tout entendu avec toi, je gonfle, ça alors, ça m’étonnerait que le mari d’Odile lui parle comme ça. On dirait que je suis rien pour toi, la dernière roue de la charrette, juste bonne à faire le ménage et la bouffe ! J’en ai marre ! Marre ! T’entends, marre ! Je préfère me taire ! Sur ce, elle s’était mise à pleurnicher. Je préférai cette échappatoire-là, au moins je n’avais pas à lui répondre. Nous arrivâmes à bon port chez nous, le trajet m’avait paru
5
interminable. En pleine nuit, dans notre quartier aux anciennes petites maisons, les jardins alentour embaumaient des parfums de roses et de seringas mêlés et, au loin, on voyait le phare du Planier appeler au bon sens ceux qui perdaient la boussole. Elle larmoyait vaguement comme une madeleine molle. Elle ne me faisait pas pitié. Pire, je la trouvais grotesque et commune. Je savais que dès le lendemain matin, elle recommencerait avec ses frustrations et que la maison des Guérin reviendrait sur le tapis comme un reproche interminable. Du moins, jusqu’à ce qu’une autre chose vienne l’éblouir. Je savais que le lendemain matin, elle aurait mal à la tête, tandis que moi, dès le café avalé, j’irais dans mon atelier pour travailler. Plus précisément, pour m’amuser.
6