Michèle Revault
Un léger vent d’est berce paisiblement le ressac de la mer jusqu’aux pieds du rocher qui tombe en pente douce dans l’eau. C’est l’été, la matinée s’annonce délicieuse, l’eau invite à la baignade, le soleil à lézarder avec le bonheur de constater qu’aucune personne n’est là. Et puis tu es arrivée. Ombre incertaine, prisonnière d’un obscur pouvoir, ensevelie sous ton épaisse abaya brune avec ton foulard blanc barrant ton front jusqu’à tes sourcils, emprisonnant ton menton et tes joues. De toi, rien ne dépasse. Pas une mèche de cheveux, pas une once de peau, pas un bras, pas une cheville, tes pieds sont séquestrés dans d’épaisses chaussettes en nylon noir sous des sandales en plastique. Seule la face de ton visage est nue comme une lune ainsi que le bout de tes doigts, libres. Quel âge as-tu ? Dix-sept, dix-huit ans ? J’ai tout de suite compris que le petit garçon qui t’accompagne est ton frère. Du haut de sa dizaine d’années, avec toi, il a déjà des manières d’homme dominant. On dirait que tu n’as jamais marché hors des routes macadamisées. Sur le rocher, tes pas sont incertains, tu as peur de tomber. Alors ton petit frère te guide, tenant fermement ta main pour te conduire jusqu’à cet endroit où le rocher est presque plat et où tu t’assieds. Lui, il a aussitôt quitté sa chemisette et, torse nu, a filé comme une anguille vers l’eau où il s’est mis à nager.
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Tu l’as appelé : « Mohamed ! Mohamed ! Ne va pas trop loin ! Installée dans ton pré carré, tu enlèves tes sandales et ton épaisse abaya brune que tu plies et poses soigneusement sur le rocher. Dessous tu portes une autre abaya, plus légère celle-ci, en tissu synthétique couleur jaune moutarde. Exactement comme les dessus-de-lit que l’on trouve dans les hôtels ordinaires qui ne brillent ni par leur confort ni par leur décoration chaleureuse. Et puis tu t’es levée pour t’approcher de l’eau. Pour ne pas te prendre les pieds dans ton “dessus-de-lit”, tu relèves légèrement le bas. C’est là que j’ai vu que dessous cette longue robe jaune, tu portes encore un autre vêtement : un pantalon en gros drap de laine bleu marine. J’ai sauté dans l’eau et nagé pendant de longues minutes. Je n’ai pas osé retirer le haut de mon maillot de bain afin de te suggérer le plaisir qu’il y a à être nue dans l’eau, au soleil… Revenue sur ma parcelle de rocher, j’observe ton manège. Tu es au bord de l’eau, les vagues mouillent le bas de ton abaya jaune et de ton pantalon, l’épais nylon de tes chaussettes ruisselle à chaque retrait de vague. - Nage, Nadja, nage, tu peux y aller, elle est chaude ! crie ton petit frère. Va savoir pourquoi, j’imagine ton désir d’aller dans l’eau supposant que ce plaisir t’est interdit. Et toi, Nadja, recouverte de cette multitude d’accoutrements sur ton corps, tu restes là, immobile, campée les pieds dans l’eau, face à un monde attirant auquel, me semble t-il, tu n’as pas accès. Puis, d’un seul coup, tu te jettes à l’eau, tu plonges la tête la première pour réapparaître quelques mètres plus 2
loin. Boursouflée au contact de l’eau, ton abaya se répand autour de toi, métamorphosée en une corolle jaune flottante. Tu nages, disparaissant, ressurgissant, crawlant. Tu es une excellente nageuse. Revenu sur le bord du rocher, ton petit frère surveille ta baignade. Finalement tu sors de la mer, tes vêtements dégoulinants, emmêlés, plaqués contre toi. Tu saisis le bas de ta robe jaune pour l’essorer et je vois, subrepticement, que dessous tu portes aussi un sous-pull noir. Dis, Nadja, combien de “barrières” portes-tu ainsi, chaque jour, pour cacher ton corps impur ? Sais-tu qu’ici, dans ce pays, il n’y a pas de police religieuse armée de bâtons pour taper sur le moindre bout de chair qui dépasse ? Ton petit frère est retourné se baigner et toi, après avoir recouvert entièrement ton visage d’un carré de tissu blanc afin que le soleil ne le hâle pas, tu t’allonges sur le dos, jambes serrées, bras parallèles à ton corps. Bientôt, une grande flaque s’échappe de toi, s’écoulant au milieu des gerçures du rocher comme un infini sanglot. Ton petit frère est beau. Il a le corps délié, les gestes vifs et un intense regard noir. Il dit : « J’ai faim ! » . Prestement tu t’assieds. Tu n’as pas attendu qu’il te le répète pour sortir une boîte en plastique renfermant votre déjeuner.
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