Dejarme lejos

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Michèle Revault


Entre José et moi, le courant passe. On est ami depuis toujours, depuis les beaux-arts, lui arts plastiques, moi département photo vidéo. J’ai toujours connu son atelier, immense entrepôt sur les docks, dans une pagaille désespérante entre les blocs de marbre, de granit, des cartons, des papiers, des morceaux de tissu, des accumulations d’objets tous plus hétéroclites les uns que les autres, s’entassant au gré de ses trouvailles, sans compter les machines, les outils. Qui plus est, le tout est recouvert d’une couche de poussière blanche qui se répand partout quand il utilise les disques de la surfaceuse ou le marteau pneumatique relié au compresseur. Je me demande comment José s’y retrouve dans tout ce désordre. En outre sa sculpture qui est terminée occupe maintenant une bonne partie de l’entrepôt. Je suppose que tous les ateliers d’artistes sont comme ça, aussi brouillons. Estce la nécessité qui fait naître le désordre, ou alors l’impérieux besoin de créer qui occulte toutes les contingences environnantes ? Bah ! Après tout ça m’est égal, c’est pas mon atelier et José est mon ami, alors… – Hé Willis, t’es sourd ou tu dors ? – Excuse-moi, José, qu’est ce qui se passe ? – Rien de spécial, mais ça fait une heure que t’es là et que tu rêvasses. Dégrouille pour tes prises de vue, j’ai encore du boulot, le transporteur arrive dans deux heures et demain on part à l’aube !

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José avait fait appel à moi pour réaliser un documentaire et un reportage photos sur son œuvre et comme j’avais du temps libre avant un prochain reportage, je n’y ai pas vu d’inconvénient, bien au contraire. La sculpture est pour une cliente collectionneuse d’art et partira chez elle par transporteur spécialisé dans ce type de mission. Ça ne sera pas une mince affaire, mais José à l’habitude, tout est organisé : la sculpture en granit rose, immense portique qu’il a baptisé «Torii» s’assemble tenon et mortaise comme un puzzle en volume. Bon, en fait c’est un peu plus compliqué que ça, le côté technique c’est pas trop mon domaine, mais c’est sans importance, je ne connais pas cette région, alors je suis plutôt content d’associer balade et boulot avec lui. José ne connaît pas cette femme. Un jour, il a reçu un appel téléphonique où elle lui disait qu’elle avait vu ses sculptures lors de son exposition au musée d’art contemporain. Elle désirait en acquérir une et l’invitait à venir chez elle, voir l’espace où elle souhaitait que l’œuvre soit placée. Elle lui laissait carte blanche. Bien sûr Il fit le déplacement et sur place fut reçu par un type qui, tout en excusant l’absence de «Madame», le conduisit vers l’endroit. Situé dans une sorte de jardin des arts, il sut que sa sculpture serait comme un diamant dans son écrin. Il trouva le jardin tellement beau, qu’il se demande encore s’il n’a pas rêvé tout éveillé. Il n’en savait pas plus, elle lui avait envoyé l’argent prévu et ils étaient convenus du jour de la livraison. – Classe ta groupie ! dis-je à José, lorsqu’il me raconta l’histoire.

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– Que veux-tu Willis, il n’y a pas de secret, il n’y a que le talent ! Sur quoi il avait éclaté de rire, satisfait de sa réplique. – Et tu sais même pas comment elle est ? Ni à quoi elle ressemble ? Ça alors, peut-être que vous allez vous plaire, t’imagines, une riche collectionneuse amoureuse d’un artiste : rentier à vie, mon vieux. En plus elle serait ta première admiratrice. Génial le plan ! Dis donc, tu penseras à moi, elle pourrait sponsoriser mon court-métrage. – Arrête de déconner, j’ai pas ça dans ma tête. Et puis je préfère être libre. Les femmes c’est pas dans mon actualité. Ça c’est à cause de Séléna, j’ai envie de dire cette salope de Séléna, tant elle lui en avait fait voir de toutes les couleurs. Malgré le temps, la blessure subsistait. À l’époque j’avais été très présent auprès de lui, comme un infirmier au chevet d’un malade. C’est seulement à partir du moment où il avait décidé de ne plus la revoir qu’il avait repris du poil de la bête se jetant corps et âme dans sa création d’où l’amour semblait exclu. Nous ne sommes plus très loin de l’arrivée. Après la route sinueuse qui longe les falaises abruptes nous traversons maintenant un paysage d’une rare beauté. Les orangers, citronniers, pins, eucalyptus offrent une incroyable palette de verts tranchant sur le bleu des profondes rias. L’air embaume des parfums mêlés d’atlantique et de vergers ensoleillés. Nous prenons une petite route à travers les bois, José m’indique que la propriété de la collectionneuse est isolée et qu’autour de sa demeure, elle a fait couper tous les arbres sur plusieurs centaines d’hectares.

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– Elle est pas un peu grave, ta bonne femme ? Tu imagines en plein été avec le cagnard qu’il doit faire ici, elle doit cuire, et aussi la maison avec tout ce qu’il y a dedans. C’est étrange de couper tous les arbres, non ? – Tu verras, dis José, ça fait bizarre quand on arrive, on dirait qu’il y a eu un cataclysme et que tout a été détruit, sauf la maison. Le type que j’ai vu l’autre fois m’a dit que c’était un ancien castel avec domaine agricole, donc qui dit ferme dit des prés, des arbres, des vergers ! Et ben, j’ai rien vu de tout ça, sauf un immense espace désertique, de la terre et de la caillasse, rien que de la caillasse tout autour. Pour faire ça pensais-je, il faut avoir des raisons. Peutêtre que tous les arbres avaient été atteints d’une maladie incurable, ou alors… non, décidément je ne voyais pas ce qui pouvait pousser quelqu’un à rendre un endroit désertique alors que toujours et de tout temps, l’humain cherche à planter de la végétation, même dans des pots sur de modestes balcons. Effectivement, arrivés sur un plateau au détour d’une petite route boisée, soudainement plus rien : ni arbre, ni route goudronnée, on entre dans une sorte de désert aride, à peine si on devine le chemin sur la caillasse. C’est encore plus étrange que dans l’imagination que je m’étais faite de l’endroit. Après quelques centaines de mètres, le castel apparut, sorte de manoir blanc impressionnant au milieu du silence. À peine le véhicule stoppé non loin du porche de l’entrée principale, qu’un type plus très jeune vint à notre rencontre. – J’espère que vous avez fait un bon voyage. Madame vous attend, laissez-moi vos bagages. Il n’était, bien entendu, pas question que nous laissions nos sacs à cet homme déjà âgé, mais il insista.

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– Excusez-moi, mais c’est mon travail. Messieurs si vous permettez, donnez-moi vos bagages, je vais vous conduire à vos chambres. Au fait mon nom est Camillo. Il prit les sacs et nous le suivîmes vers une aile jouxtant le corps principal où vivait, je le supposais, la propriétaire des lieux. Il nous installa au deuxième étage dans deux chambres contiguës, et nous indiqua que Madame nous recevrait dans un quart d’heure, si nous étions disponibles. Rendez-vous au rez-de-chaussée. À peine franchi le seuil, je crois que n’importe qui aurait été aussi étonné que moi par l’aspect de la chambre. Murs et plafond blancs chaulés, lit recouvert d’une cotonnade blanche, petite armoire ancienne, chaise et point final. C’était le plus grand dénuement. Il n’y avait ni décoration ni fioriture, pour le moins c’était dépouillé, pour le plus c’était monacal. Seul, sur le sol, un candélabre avec des bougies donnait un air vivant à la pièce, constatant par là même qu’aucun luminaire n’était accroché au plafond, pas plus qu’un interrupteur n’était installé au mur. Il n’y avait donc pas d’électricité. La salle d’eau était elle aussi spartiate. Une pierre légèrement incurvée pour lavabo, le sol dallé en pente pour la douche avec, posés par terre, deux brocs d’eau remplis. Il n’y avait donc pas l’eau courante. Après un rapide brin de toilette, je changeai chemise et jean et fourrai mon sac dans l’armoire. La fenêtre donnait sur un paysage qui m’apparut encore plus alarmant que lorsque je l’avais découvert en voiture. Aucune végétation, aucune plantation. Rien. Absolument rien à portée de vue et du coup aucune ombre portée sur le sol. C’était ça qui faisait l’étrangeté du lieu, le fait qu’il n’y avait rien à se mettre sous les yeux, seulement au loin d’imperceptibles ombres de col-

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lines, trop éloignées pour qu’elles laissent des traces dans la rétine. Au moins dans le désert, il y a un paysage avec des dunes qui créent des ombres noires, des plateaux écrasés de lumière, des contours, des pistes, des oasis. Mais ici, rien, pas même un mirage, et un silence assourdissant. Du coup comme il n’y avait aucun arbre, il n’y avait pas d’oiseau. Une sensation d’étouffement me saisit, j’aurais voulu boire un verre, mais où ? Je n’avais rien sous la main pas même une fiole. Je frappai à la porte de José. Dans la pièce où nous attendions d’être reçu, tout était du même acabit que dans la chambre, à part qu’ici il n’y avait vraiment rien, aucun meuble, aucune trace d’une quelconque installation, ni sur les murs ni sur le sol, si ce n’était l’immense tapis visiblement de valeur. Pourtant l’endroit n’était pas poussiéreux, ni à l’abandon, une lumière claire entrait par les hautes fenêtres aux carreaux impeccablement nettoyés. José et moi étions là, déconcertés par le lieu quand un léger froissement de tissu se faufila dans l’espace. C’était elle. Elle entrait dans la pièce, José se présenta en lui tendant la main. Elle ne répondit pas à son geste, mais le salua gracieusement puis se tourna vers moi en plantant ses yeux dans les miens avec une intensité à peine tolérable. Je déclinai mon nom et balbutiai une formule pour dire que j’étais enchanté, m’étant bien gardé de lui tendre la main. Avec beaucoup d’élégance, elle s’assied sur le tapis et nous invite à en faire autant. Le type qui nous avait accueillis entre avec un plateau sur lequel est posé deux coupes et une bouteille de champagne fraîche à souhait. Je ne peux m’empêcher de me demander comment la bouteille pouvait être dans cet état de fraîcheur vu qu’à priori il n’y avait pas l’électricité. Une étrangeté de plus. Il

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nous sert et elle nous fait signe de boire, sans donner d’explication sur le fait qu’elle ne boive pas et entame la conversation sur la sculpture. José décrit et donne des détails, en long, en large et en travers, comme il se doit sur son travail. Elle le questionne, désire des précisions techniques, demande des détails… Le dialogue dure un bon moment. De temps en temps le type entre et remplit nos coupes, puis elle m’interroge sur mon occupation. Sans en faire des caisses parce qu’elle m’intimide je parle de cinéma, du film que je souhaite réaliser, l’informe que je suis là pour filmer le montage de la sculpture et que, bien entendu, je lui ferai parvenir une copie du film et des tirages photo. Elle décline mon offre, indiquant qu’elle ne veut aucune photographie parce que d’une manière générale elle n’en a et n’en souhaite pas. Elle ajoute, en m’en priant, de ne pas photographier la maison ou quoi que ce soit du lieu, seulement la sculpture. Là, je me retrouve à court de mots, paralysé par ce qu’elle vient de dire, me demandant si je n’avais pas gaffé. Heureusement, elle nous invite à la suivre pour voir le lieu où serait posé le «Torii». Nous la suivons au fond du vaste bâtiment, à travers un sombre couloir qui débouche sur un immense patio intérieur d’au moins mille mètres carrés, peut-être plus. Dès l’entrée, je reste interdit devant ce que je vois : un jardin enchanté comme mon imagination n’aurait jamais pu en fabriquer. Une quantité incroyable d’œuvres d’art est installée. Je n’ose pas demander de qui est telle ou telle sculpture, mais je suis certain qu’il y a là les œuvres d’artistes célèbres. Et puis aussi des pièces exceptionnelles, sculptures de l’Inde, d’Afrique. C’est une caverne d’Ali Baba, un véritable coffre-fort à ciel ouvert, ceinturé de hauts murs en

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pierres sèches où sont installés par intermittence des vélums tendrement balancés par l’air. Le sol est recouvert de sable fin, blanc et immaculé, dont le grain brille de mille reflets perlés avec, aux quatre cardinaux, un ordonnancement de traces géométriques dessinées sur le sable et si parfaitement composées qu’elles sont certainement recommencées chaque jour. Ébloui, je poursuis ce parcours, passant vers des espaces de repos aménagés au milieu d’arbres et d’arbustes aux essences odorantes où chuintent tranquillement des sculptures d’eau, admirables de beauté et d’ingéniosité. À d’autres endroits, sont organisées des ponctuations carrées d’herbes odorantes : bouquets de sauge, romarin, thym, menthe, citronnelle… dont les modestes feuillages délivrent toutes sortes de verdoiements et de parfums. Les milles et une nuit, me disais-je. Comment tout cela est-il possible ? Qui est cette femme, pourquoi vitelle là, de toute évidence comme une recluse avec un tel trésor pour elle seule ? J’étais fasciné, je me sentais heureux au milieu de cette harmonie qui m’était donnée. À l’autre bout du jardin, je vois leurs deux silhouettes et les gestes que fait José, ils parlent. À cette distance, je n’entends rien et m’en veux presque d’avoir badé et de n’être pas près d’elle. – La hauteur du plan est parfaite, dit José, vous avez eu raison de vouloir la sculpture à cet emplacement, au soleil couchant, ce sera une invitation au voyage. – Je l’ai souhaitée ici, dit-elle, plein ouest, parce que votre sculpture est une porte, symbole du passage entre la lumière et les ténèbres, une porte qui conduit du connu vers l’inconnu, du trésor au dénuement. Effectivement, c’est une invitation qui a une valeur dynamique et psychologique car

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non seulement elle indique un passage mais elle invite à le franchir. Derrière, et bien derrière je dirais qu’il y a le mystère. Vous voyez, votre « Torii » ce sera tout cela. C’est aussi beaucoup plus, cependant pardonnez-moi de ne pas en dire davantage, cela m’appartient en intime. Et moi je suis là, comme un con place de la Concorde. Absorbés par leur conversation, ils n’ont pas prêté attention à mon arrivée. Je la regarde. Je suis dans un état à la fois béat et impatient, fasciné par cette femme, par ce qu’elle représente à mes yeux, bien que cela soit de l’ordre de l’imaginaire puisque je ne sais rien d’elle. J’émets un discret raclement de gorge afin que son attention à elle se porte vers moi, ce qui ne manque pas d’arriver. Je ne peux m’empêcher de faire l’apologie de l’endroit. – C’est extraordinaire, tant d’éléments fabuleux sont ici réunis, ce jardin existe et pourtant il est invisible si l’on n’est pas invité à y entrer, j’ai du mal à croire ce que je vois. Peut-être suis-je en train de rêver, peut-être suis-je soudainement au Paradis, alors que dehors, derrière les murs, serait l’enfer… – Willis, vous croyez au Paradis ? me demande t-elle. – Heu… non, en fait je n’y crois pas, en tout cas pas de la manière dont on nous le propose traditionnellement. Mon Paradis à moi je le pense et l’espère dans la vie, au cœur de la réalité, là je le crois possible, enfin si les conditions sont réunies, ce qui est rarement le cas, je dirais si tous les gars du monde voulaient bien se donner la main… – Si j’entends ce que vous dites, dit-elle avec son regard intense, votre Paradis, c’est le désir de dépasser la condition humaine. Ne serait-ce pas, alors, un devenir surhumain ?

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Je ne me sens pas très à l’aise dans cette conversation. Cette femme m’entraîne vers des réflexions subtiles, vers des connaissances où je suis limité et l’idée que je puisse être à court, éventuellement pris au piège, me panique vaguement. Pourtant je ne cherche pas à briller, je suis même persuadé qu’elle ne cherche pas à me planter. N’empêche, elle m’intimide. De toute évidence je vois bien qu’elle est dans la pensée, dans le rassemblement alors qu’étant plutôt porté vers l’épicurisme, je ne peux lui tenir la dragée haute. C’est José qui vient à mon secours, avec ses tournures de pensées qui sont souvent sans appel, des sortes de points finals : – Le paradis sur terre, c’est moins de lieux qu’il s’agit que d’états personnels. Arrêtant la conversation et, en quelque sorte, me sauvant la mise, il manifeste son désir de réfléchir à l’installation de la sculpture qui arrive le lendemain matin. Il est déjà tard, l’Ouest rougeoie des éclats du soleil couchant, l’air devient plus frais, nous ne sommes qu’en mai. Pour sortir de ce Paradis, il n’y a aucune échappatoire que de retourner sur nos pas. Chemin faisant, elle nous présente les arbres et les plantes, explique leur histoire et leur provenance, nomme chacun par leur nom botanique, tandis que j’aurais aimé qu’elle me raconte aussi l’histoire des œuvres d’art qui sont là. Je n’ose la questionner. Elle nous demande comment nous nous sommes organisés pour la soirée, précisant que si nous souhaitions dîner ici, cela ne posait aucun problème, qu’il lui suffisait de donner les ordres nécessaires, mais que dans tous les cas elle ne dînerait pas en notre compagnie. José me regarde et je comprends qu’il souhaite dîner dehors, ce qu’il lui annonce tout

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en la remerciant pour son invitation. Elle suggère un restaurant, dans la ville la plus proche, à une huitaine de kilomètres, ajoutant que demain matin, Camillo nous servira le petit-déjeuner dans nos chambres. Une fois restaurés, nous prenons un dernier verre dans le seul café ouvert, sur la place du village. Il n’est pourtant pas tard, aux environs de vingt et une heures, mais comme souvent en province et peut-être du fait de la saison, il n’y a personne dans les rues. Seul le bistrot accueille les quelques âmes perdues d’une nouvelle nuit qui s’annonce, des jeunes pour qui il n’y a rien à faire le soir, mis à part être là et d’autres, moins jeunes, dont j’imagine les heures sombres passées au bar avec des verres d’alcool leur permettant de trouver un faux sommeil. Il n’y a pas un grand choix de whisky, pour tout dire il n’y a qu’une seule marque, plutôt ordinaire. Je préfère boire ça, plutôt que m’aventurer avec un verre de vin, sorti dont ne sait qu’elle bouteille avec des étoiles sur le goulot. En nous servant, le patron tente d’engager la conversation. Normal, deux nouvelles têtes dans le paysage, ça intrigue. Nous n’avons pas envie de raconter notre vie, répondant juste ce qu’il faut pour être polis : « oui nous sommes de passage, non nous n’habitons pas à l’hôtel, non ça n’est pas des vacances, oui c’est la première fois, etc., etc. ». Finalement, je pense que si j’avais été seul, j’aurais sans doute aiguillé la conversation vers cette femme chez qui nous étions, pour savoir un peu qui elle est, ou du moins pour connaître ce que les gens pensent d’elle. Mais avec José à côté, je ne pouvais entrer dans ce type de discussion, ça lui aurait déplu. Et puis, je me dis qu’il a raison et que je devrais, moi aussi, ne rien avoir à en fiche de savoir qui elle est et qu’on me dise ceci

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ou cela sur elle. Néanmoins mes pensées ne la quittent pas. Elle m’a subjugué. J’en parle à José. – Elle est étonnante, cette femme, t’es d’accord ? C’est bizarre, je ne sais même pas comment elle s’appelle, c’est quoi son prénom ? – Eh… Arrête de faire l’imbécile Willis. Si tu veux mon avis, tu es en train de faire fausse route, elle n’a rien d’une femme qui se donne au premier venu. Et puis tu sais même pas qui elle est. Ce que je t’en dis, c’est uniquement mon point de vue pour pas que tu te plantes. C’est le genre de femme qu’on n’approche pas, elle est d’un autre monde, elle vit sur une autre planète, j’espère qu’au moins tu t’en es rendu compte ? – Tu crois qu’elle me fait peur ? – Je ne sais pas si elle te fait peur, en tout cas je t’ai jamais vu comme ça, t’as l’air d’un idiot devant elle, tu trouves même plus tes mots, on dirait qu’elle t’a marabouté. Allez, c’est pas grave, mais reviens sur terre, de toute façon après demain on n’est plus là. Je trouvais bizarre que José s’énerve, il n’y a pas de quoi, ou du moins je ne vois pas contre quoi il cherche à me mettre en garde… Qu’est-ce que ça peut bien lui faire que je tombe amoureux d’elle, de toute façon je sais par avance qu’il ne se passera rien. Où alors, peut-être est-il lui aussi tombé sous le charme de cette femme et qu’il est jaloux, qu’il me juge comme un rival. – Tu n’es pas un peu amoureux d’elle, dis-je sur un ton anodin. – J’ai d’autres chats à fouetter que de penser au cul. Je suis là uniquement parce qu’elle m’a acheté une sculpture. En plus, ça t’a peut-être échappé, mais elle sait de quoi elle

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parle quand il s’agit d’art, c’est suffisamment rare pour que j’aie envie de lui en parler. Elle me comprend. Elle comprend mon travail. Les paroles avaient fusé, son visage avait blêmi, c’était suffisant pour que je comprenne que lui aussi… J’écrasai le sujet pensant d’autre part qu’il devait quand même avoir des soucis avec l’installation de sa sculpture. – Écoute, José, on va pas s’énerver, t’as raison, elle est pas de notre monde et ça c’est plutôt comme une barrière infranchissable. Je parle d’elle seulement parce que c’est pas quelqu’un d’ordinaire comme on peut en rencontrer à tous les coins de rue, c’est tout. Au fait, tu me fais signe demain matin, j’ai oublié mon réveil. Tout ça, le voyage et par-dessus tout cette femme divine dans cet univers étonnant, cette femme qui m’interroge à son insu, tout ça m’empêche de trouver le sommeil. Allongé dans le lit avec la flamme des bougies qui vacille dans le dénuement de la chambre, je fantasme et la vois, nue, m’attendre dans le jardin d’éden près des orangers parfumés, et moi sitôt arrivé, tel l’homo sapiens de base, me jeter goulûment sur elle, m’agglutiner avec elle, m’agglomérer en elle. Dans ma divagation, elle est demandeuse, insatiable, elle adore faire l’amour avec moi. Je commence à être franchement excité avec mes imaginations puériles, quand je crois entendre un bruit minuscule venant du couloir. Je prête l’oreille. De nouveau, un petit bruit cette fois plus proche. Quand la porte s’ouvre, je soupçonne que la maison soit hantée et qu’un fantôme vient me visiter. En la voyant entrer dans la chambre, encore plus effrayé que par la vue d’un fantôme, mon cœur se met à battre à tout rompre et par instinct je remonte le drap jusqu’au menton.

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Elle pose un doigt devant sa bouche en signe de silence, elle ne sait pas que je suis dans l’incapacité de bouger et de dire quoi que ce soit, d’émettre un son quelconque, fut-il incontrôlé. Je suis paralysé. Pire que si on m’avait asséné un coup d’enclume sur la tête. En un instant, laissant tomber son vêtement, sorte de longue tunique fine portée à même la peau, elle pénètre dans mon lit. Son corps doux et délié, mon corps aussitôt animé, nos corps qui entrent dans la folle danse du désir. Un grand chaos et mon nom qui résonne en écho. Mes paupières sont deux blocs de béton impossibles à soulever. J’aperçois José dans l’embrasure de la porte, la lumière du soleil fuse comme dans une apparition. Tout d’abord je ne comprends rien, mais alors rien du tout, ni où je suis, ni qui je suis, ni ce qu’il vient faire ici. – Où suis-je ? dis-je d’une voix cotonneuse. – C’est l’heure et tu es dans le palais des mille et une nuit. Allez Aladin, debout, Camillo va apporter le petit-déjeuner. Là-dessus il referme la porte. À cet instant, tout me revient en mémoire. Cette nuit. Elle. Elle dont je ne vois aucune trace visible dans la chambre. Bien sûr j’avais fini par m’endormir. Bien sûr elle était retournée dans ses appartements. – Monsieur, c’est le petit-déjeuner, dit Camillo en frappant à la porte. Je me lève d’un bond, nu comme un ver ouvre la porte et me saisissant du plateau, je le salue et le remercie. À ma vue Camillo ne bronche pas, il me souhaite une bonne journée et referme la porte. Tu parles, Charles si la journée sera bonne ! Elle va être d’enfer oui ! Déjà, et pour com-

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mencer, je meurs de faim, café et brioches chaudes, après douche, heu… Douche… Froide, o.k. pour la douche froide, ça me réveillera et puis après j’irai dire bonjour à… Ça, alors, je ne connais même pas son prénom ! Un peu plus tard, je retrouve José. Il est tout étonné de me voir dans une telle forme le matin, moi qui ai besoin d’un certain laps de temps avant d’être complètement réveillé. Il met ça sur le compte de la campagne, l’air pur, le calme et tout le couplet. – T’as raison, y’a rien de mieux que la nature pour se requinquer. La nature et puis l’amour. José me regarde d’un air évidemment interrogatif et me semble-t-il soupçonneux. – Me regarde pas comme ça, je veux dire que ce sont deux choses excellentes pour la santé physique et morale des êtres humains, c’est tout. À quelle heure arrive le camion ? – Il ne devrait pas tarder. Lorsque le camion arrive, José le fait se ranger à l’extérieur, juste derrière le mur ou sera posée la sculpture. Trois ouvriers plus le chauffeur sont à disposition pour cette opération délicate qui demande concentration, force et habileté. Plusieurs heures seront nécessaires pour la pose, dans le bruit assourdissant du moteur qui fait fonctionner la grue actionnée par le chauffeur. Arrimés à de gros câbles, les blocs de granit rose, numérotés par ordre d’installation, s’élèvent dans l’air, chacun à leur tour, avec lenteur. Ils oscillent en fréquences constantes tels des balanciers soumis à la pesanteur, avant de passer les hauts murs du jardin pour redescendre, gravement et le plus délicatement possible, guidés, poussés, aidés par les bras de José et des ouvriers, jusqu’au point exact de leur pose.

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Toute la matinée, j’espère la voir. Espérance vaine, elle ne s’est pas montrée. Pas plus à l’heure du déjeuner, lorsque Camillo apporte un copieux pique-nique pour nous restaurer. Installés à l’extérieur, dans l’ombre du mur, discutant de tout et de rien, les ouvriers sont intrigués par le fait qu’il n’y a aucun arbre alentour alors qu’ils sont dans la campagne. Leurs questions restent sans réponse, nous n’avons pas envie d’épiloguer sur le pourquoi du comment. Comme ça c’est plus simple, même pas la peine de raconter des bobards. À peine le repas terminé, le travail reprend. Il faut encore les heures de l’après-midi pour que la sculpture soit installée. Mais tout se passe le mieux du monde. José ne s’était pas trompé en faisant appel à cette entreprise dont les ouvriers sont rompus à ce genre de travaux délicats. Espérance infiniment vaine. Elle ne s’est pas montrée de toute l’après-midi. Mon moral va de pair avec le jour, fatalement déclinant. J’aimerais boire un verre, prendre un bain avec elle, dans tous les cas elle avec sa bouche sur le verre, elle avec sa bouche sur moi dans un bain à bulles, un bain à mousse, un bain d’amour ! Cependant je dois continuer mon travail sur la sculpture, ce que je fais avec sincérité. C’est la moindre des choses par rapport à lui et à son œuvre qui prend ici toute sa dimension. Son œuvre à elle, devrais-je dire. Désormais la sculpture est chez elle, est à elle, est pour elle seule. Nous ne sommes là qu’encore le lendemain matin, et puis hop ! Au revoir, Madame, terminé et encore merci pour tout ! À moins que… Que quoi au fait ? Qui suis-je pour elle ? Je ne le sais pas. Tout ce que j’imagine avec elle n’est que pure fiction vu que nous n’avons pas échangé un mot, la nuit dernière, ni

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avant, ni pendant, ni après. J’ai vu ses yeux à la lueur des bougies, ses yeux… – Tu l’as vu, aujourd’hui ? – Qui ça, répliqua José, comme s’il atterrissait. – Ben, elle, de qui crois-tu que je parle, du messie ? – Non, je ne l’ai pas encore vu. Camillo m’a dit qu’elle serait ici vers 17 h, que nous devions l’attendre. J’essaie d’extrapoler son apparition, me demandant ce qu’elle me dira, ce qui se passera si elle laisse paraître notre relation devant José. J’imagine le plan, partagé entre le souhait qu’elle lui laisse comprendre, et ma déception qu’elle n’en laisse rien deviner. Je sens bien que je suis à sa merci, cela m’est délicieusement accablant. Au fond, j’ai souvent remarqué que lorsqu’elles me concernent de près, les choses se passent rarement comme je les prévois. Évidemment, c’est parce que mes hypothèses sont échafaudées à chaud, sans recul. Accroupi, en train de filmer, j’ai un coup au cœur en voyant deux pieds nus et hâlés sur le sable blanc, à quelques pas de mon nez. – Votre œuvre est magnifique, c’est l’harmonie, c’est grandiose. José, vous m’avez fait un cadeau extraordinaire. Je suis heureuse. Et moi et moi et moi… Je supporte mal qu’elle s’adresse à lui après ce qui s’est passé entre nous, qu’elle me nie comme une chique amollie sur le bitume. J’en oublie pourquoi je suis là, sa vue m’aveugle. – Willis, comment allez-vous ? – Bonjour ou bonsoir, que préférez-vous ? Je choisis bonjour parce que le soleil est encore présent sur nos têtes. J’avais pris un ton enjoué, quoi que sincère, un ton qui me faisait paraître au-delà des contingences bassement humaines.

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C’est vrai qu’elle a l’air heureux, tout son corps reflète la paix. Je me remémore la nuit passée, tant de passion. Mon estomac se noue à cette évocation, un désir sauvage me prend. Son visage est rayonnant, son regard intense appréhende chaque parcelle de l’œuvre. Elle fait connaissance avec le « Torii », va à sa rencontre, cherchant à se l’approprier jusqu’au fond de l’âme. Elle reste silencieuse, comme absente, et nous étions là, tous les deux suspendus à elle, certes pour des raisons différentes, du moins le pensais-je. Au bout d’un moment, sortant de son éclipse intérieure elle se tourne vers nous, souriante. – Si vous êtes d’accord, j’ai organisé de quoi nous rafraîchir et nous restaurer, de quoi fêter ce moment incomparable qu’est l’avènement du « Torii ». Sur ce, Camillo vient lui dire que tout est prêt, lui demandant si elle avait besoin de lui. Elle le remercie avec ce sourire à damner un poisson mort et qui me déchire l’âme en mille éclats. Camillo s’en retourne. Elle nous regarde, l’un après l’autre et d’un signe imperceptible sur son visage nous invite à la suivre. La suivre… Sans que je m’en sois rendu compte, Camillo avait installé une sorte de buffet vers la fontaine de bambous, près des arbustes odorants dont je ne me souviens plus du nom, en tout cas, là d’où l’on voit plein pot la sculpture avec plein pot le soleil dessus, soleil qui ne manquera pas de passer derrière. Trois fauteuils en bois clair nous attendent autour d’une table tirée à quatre épingles avec nappe immaculée, verreries élégantes, plateaux sur lesquels sont disposées différentes nourritures miniatures qui semblent exquises. Du champagne rafraîchit dans un sceau en cristal. J’aurais pu passer un agréable moment si je n’étais pas dans cet état de dépendance, si seulement elle m’avait

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adressé un signe. Mais rien ne transpirait de son être ou plus exactement, rien de plus que ce qui se passait. Elle représentait tout ce qui me plait chez une femme et je n’avais qu’une idée en tête : l’aimer, être avec elle, la baiser et la baiser encore, infiniment. J’aurais dû la haïr pour cette distance qu’elle m’imposait, mais je n’en étais pas là, trop occupé à me perdre dans ma dépendance. Mon attitude mentale est des plus chaotiques, tantôt dans un épais brouillard, tantôt dans la lumière vive. Par moments, de longs pans de conversation échappent à mon attention, à d’autres c’est le contraire : je redouble d’acuité et crois tout comprendre des choses d’ici-bas comme de celles de l’audelà. Quand la fête prend fin, je suis presque content de pouvoir me retrouver seul avec elle dans ma tête pour peaufiner mon fantasme. En outre la nuit va revenir, j’ai l’espoir chevillé au corps que ce qui fut accompli la veille se reproduira à l’identique. Après la petite fête, je veux rentrer sans traîner, la fatigue fait son effet et José est dans le même état que moi sauf qu’il a les nerfs en moins et qu’au lit, il n’a rien d’autre à faire que dormir. Dormir. Je ne sais même plus comment ça c’est passé. Du moins je ne le sais que trop. Sitôt rentré dans ma chambre, après « les dents, pipi et au lit » j’ai rien vu, rien entendu. Je me suis endormi comme un radiateur en plomb. Ce matin, le soleil entre par la fenêtre. Je suis désespéré. Est-elle venue et me voyant dormir avait-elle rebroussé chemin ? Je savais qu’aucune autre chance de rattraper le destin ne me serait offerte : nous partions dans la journée. La route est interminable. Je suis pressé d’arriver, de me retrouver dans mon élément, loin de tout ce charivari qui me tourneboule la tête. José conduit, silencieux. Il a l’air

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renfrogné. Elle. Je la revois quelques heures plus tôt, nous dire au revoir avec des mots pour chacun, souhaiter la chance sur notre vie, puis nous remercier pour les heures passées ensemble. Elle. Dire à José l’enchantement que lui procure l’œuvre qu’il a créée. C’est tout, ou presque. Aucune invitation, rien qui puisse me laisser un espoir. À la fin, elle a prononcé quelques mots : « Dejarme lejos ». – José peut-être que tu n’as pas envie de parler mais ça veut dire quoi ce quelle a raconté quand on est parti ? – Quoi ? – J’sais pas, je crois que c’est un truc en espagnol. – Dejarme lejos ? Ça veut dire « laissez-moi loin », c’est de l’espagnol. – Si je décode, elle a dit foutez-moi la paix ! C’est ça, non ? – Possible, mais je ne crois pas qu’elle pense comme ça, elle a trop d’élégance en elle. Je pense qu’elle veut seulement être seule, vivre comme ça, loin des autres. – José, je voudrais te dire quelque chose. C’est emmerdant, mais je peux plus garder ça pour moi, ma tête va éclater. Il faut que j’en parle à quelqu’un, à toi, tu comprends. Surtout tu dis rien, pas de commentaire. Écoute, la première nuit là-bas, elle est venue me voir dans ma chambre. Et nous nous sommes aimés, oui, vraiment aimés, comme des fous ! Ça me rend complètement dingue. En parlant je regardais droit devant moi le bitume gris de l’autoroute. C’est pour ça que ça m’a surpris quand José a détourné la voiture brusquement sur la bande d’arrêt d’urgence et que d’un aussi brusque coup de frein, il l’a arrêtée. Il s’est tourné vers moi le visage pâle, les yeux embués. Il a allumé une cigarette, puis après avoir tiré une longue bouffée, il a murmuré :

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– Elle est venue me voir mais moi c’est la nuit dernière. Et on s’est aimé… Comme des fous. C’est bien comme ça que tu as dit ? Comme des fous !

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