Michèle Revault
J’ai failli devenir révolutionnaire bolchévique, mais le destin en a décidé autrement. Je n’ai jamais su à quoi mes parents rêvaient pour mon avenir. Docteur ? Professeur ? Ou plus modestement aide soignante, secrétaire ? Ils ne me l’ont jamais dit. En vérité, je crois qu’ils souhaitaient que je sois honnête et propre, que je trouve un bon mari qui ramène toute sa paye, que je fasse deux ou trois enfants dont au moins un garçon, que je sois propriétaire d’un appartement avec des rideaux aux fenêtres. Et surtout, chose essentielle, que je ne fasse pas parler de moi, rapport aux voisins. La vraie vie quoi ! J’ai sûrement dû les décevoir, parce que je n’ai rien fait comme ça. Rien fait comme eux, mes parents. Depuis toute petite, je ne supportais pas ce repliement sur soi, ces jours et ces nuits passés entre soi, tout ce temps à ne tourner qu’autour de soi. Alors, forcément, quand j’ai connu Lysiane, j’ai tout de suite été fascinée parce qu’elle savait beaucoup de choses. Elle savait ce qu’était un homosexuel, une prostituée, elle parlait de politique, plus précisément de Staline, de Tito et de Waldeck Rochet comme si elle les connaissait, elle n’allait jamais au catéchisme ni à la messe et à ce titre, devait encore moins passer l’épreuve de la retraite avant la communion. Nous avions douze ans. Pourquoi m’avait elle choisi pour amie ? Moi qui ne savais rien de rien, enfermée dans une hypothétique destinée qui 1
se devait d’être grandiose grâce à mon imagination fertile. Par chance, Lysiane habitait la même rue, presque en face de chez moi. En me penchant un peu depuis la fenêtre de ma chambre, je voyais la fenêtre de leur cuisine, habituellement allumée tard dans la nuit. Et quelle cuisine ! J’adorais y aller. Le prétexte des devoirs à faire ensemble ayant fonctionné auprès de mes parents, jusqu’à ce qu’ils apprennent la vérité sur sa famille, et que du jour au lendemain je sois interdite d’amitié pour elle. Tout d’abord, dans la cuisine de mon amie, il y avait une petite cheminée dont le feu crépitait les soirs d'hiver. Lysiane savait faire du feu. Lysiane avait le droit de faire du feu. Chez elle, l’hiver, on buvait du thé, à n’importe quelle heure de la journée, et les jours de très grand froid, on y ajoutait une lichette de rhum « pour se réchauffer », disait sa mère. Alors, la chaleur du feu et la lichette de rhum faisant leur effet sur mes jeunes années, je devenais exubérante, bavarde, vivante, je devenais comme Lysiane. Sa mère ne se mêlait jamais de nos conversations, nous demandant seulement de parler moins fort pour lui permettre d’écouter les informations qui sortaient du poste de radio. Ses parents lisaient des journaux, il y en avait plein dans l’appartement. Lysiane avait aussi le droit de mettre des disques sur le pick-up. De grands trente-trois tours avec des pochettes écrites en russe où l’on voyait la photo de groupes d’hommes et de femmes qui marchaient fièrement au milieu des champs, l’air tellement heureux. Ces chants me réjouissaient, me donnaient envie de me lever et de marcher. Je ne comprenais pas les paroles, Lysiane non plus mais son père lui avait dit que ça parlait de révolution, de bonheur, de lutte des classes, d’égalité des travailleurs. 2
Je trouvais ça vraiment formidable ! Après le thé, nous faisions nos devoirs, sur la table de la cuisine, au milieu de cette musique vibrante qui emplissait, me semblait-il, tout l’espace du monde. Ces petites heures passées dans la cuisine avec mon amie étaient mon bien le plus précieux, mon trésor, et lorsque je rentrais chez moi, je n’en disais rien à mes parents, parce que je savais qu’ils m’auraient réprimandée, parce que ça n’était pas “ comme il faut ”, pas comme ils voulaient que soient les choses. Jamais ses parents n’apportèrent une seule critique sur ma famille. Ni sur le fait que je devais faire ma communion, alors que Lysiane en était exempte et malgré notre amitié, jamais ils cherchèrent à se rapprocher de mes parents. Et comme chez moi les rapports étaient empesés et que je n’avais rien d’exceptionnel à offrir à Lysiane, sûrement pas de thé avec du rhum, après quelques visites, nous préférâmes aller chez elle, sans que cela se soit décidé formellement. Nos familles semblaient vivre dans deux mondes différents, nos parents se saluaient lorsqu’ils se croisaient dans la rue ou chez l’épicier, se disaient bonjour lors de la fête de fin d’année de l’école, mais ne se fréquentaient pas. Pour elle et moi, cela n’avait aucune importance, nous n’en parlions jamais. Depuis le mois de Mai, je savais que Lysiane partirait en colonies de vacances en Ardèche. Submergées par la tristesse de nous séparer pendant un aussi long temps, nous avions fomenté la possibilité que je parte avec elle, sa mère et son père nous encourageant. Cette idée m’enthousiasmait d’autant que mon amie m’avait raconté que ses cousins seraient aussi de la partie, que ce serait 3
alors des jours et des jours d’activités, de découvertes, de jeux collectifs, de baignades dans la rivière. Elle m’avait aussi parlé des feux de camp, le soir, et des chansons que tout le monde reprenait en chœur. Plus l’été approchait, plus j’étais dans un état euphorique en pensant à ces vacances, dont la seule évocation me serrait le sang tout au fond du cœur. La seule question, certes de taille, était de convaincre mes parents. Mais, ayant eu, tout au long de l’année de bonnes notes et un carnet des plus prometteurs quant à ma scolarité présente et future, j’étais dans l’option qu’ils ne pouvaient me refuser de partir en colonies de vacances. Donc, pour arranger les choses, les parents de Lysiane me firent passer un formulaire d’inscription avec le descriptif du lieu. À première vue, mes parents n’avaient pas paru étonné outre mesure de ma demande, trouvant même cette idée excellente, tandis que j’arguais mes bonnes notes pour motiver encore plus leur décision. Voyant leur position plutôt favorable quant à la colonie de vacances, d’un cœur léger j’informai Lysiane dès le lendemain. Ce fut une journée heureuse. Ça, c’était à première vue, car peu après, peut-être deux ou trois jours, les choses prirent une tournure différente. Mes parents s’étaient renseignés sur la colonie de vacances. Aujourd’hui si cela me semble plus que légitime, à l’époque je ne voyais pas pourquoi ils le faisaient puisque Lysiane y allait et que cela devait suffire à offrir toutes les garanties. Mais non ! Il a fallu qu’ils se renseignent. Et la colonie, qui avait pourtant pignon sur rue, me fut refusée, 4
stricto sensu interdite, au motif que ça n’était pas pour moi, que c’était dangereux et qu’il y allait de ma vie tout entière. Je n’y comprenais pas grand-chose, mais j’entendais mes parents parler à voix basse entre eux : « …Ils sont partout, faut faire attention, ils enrôlent les enfants et après il n’y a plus rien à faire, ils les envoient en Russie et les forment pour faire leur révolution ici… ». En vérité, il s’agissait d’une colonie de vacances pour les enfants des membres du PCF. Il est vain, ici, de raconter ma déception d’alors, et ma tristesse, et mes larmes et mon incompréhension devant leur décision. Lysiane me disait qu’elle aussi était triste, qu’on s’écrirait pendant les vacances que, pour ma part, je passerais, comme chaque été, à la campagne chez mes grands parents. Bien sûr, durant l’été mon amie ne quittait pas mes pensées. Je crois lui avoir écrit presque tous les jours. Elle beaucoup moins. Dans sa dernière et deuxième lettre, elle me disait qu’elle n’avait pas le temps de m’écrire, qu’elle était toujours occupée à faire ceci et cela, mais qu’elle pensait à moi du fond du cœur. Pourtant, l’ennui de l’été sans elle ne fut rien à côté de ce qui m’attendait à la rentrée. Pris d’une peur panique que je puisse être “ recrutée ” pour la révolution bolchevique, mes parents me changèrent d’école et sans que je puisse donner mon avis m’inscrivirent à Sainte Bernadette, une école privée. Du coup je ne voyais plus Lysiane. Quelquefois, nous nous croisions dans la rue. On s’embrassait comme avant, mais ne sachant quoi nous dire, 5
on restait là, plantées l’une devant l’autre, puis on s’en allait. Longtemps, le soir avant d’aller me coucher, j’ai regardé par la fenêtre de ma chambre. Je voyais la fenêtre de la cuisine de Lysiane, habituellement allumée tard dans la nuit.
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