Le vieux qui est mort de peur

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Michèle Revault

Le Vieux qui est mort de peur


La tour de six étages avait été bleue. Elle ne l’est plus que sur la façade nord. Des autres côtés, le soleil a écaillé la peinture et maintenant ça fait gris sale. Cet été, quand Marcellin B. est venu habiter à Bellevue, le quartier populaire dans la périphérie de Brest où se mêlent pavillons et petits immeubles, il n’a pas vu les murs aux couleurs passées. Ce côté-là des choses, il ne les remarque pas, ce n’est pas ça qui changerait sa vie. Il loge dans un deux pièces, le reste, la couleur du ciel ou des murs… À 68 ans, Marcellin n’est pas vieux, mais il est en proie à des soucis de santé avec son corps aussi mal-en-point que celui d’un vieillard. Ça fait longtemps qu’il a mal aux jambes et qu’il peut juste marcher à petits pas malaisés en traînant ses pieds qu’il n’arrive qu’à grand peine à soulever. Longtemps aussi qu’il sait que sa tête tourneboule comme si elle cherchait à s’envoler hors de son crâne. Encore plus depuis qu’il vit dans la solitude, depuis que sa petite Hélène a été croquée à l’âge de quatre ans par la voiture d’un chauffard et que sa femme s’est laissée mourir de chagrin. Pendant des années, il a pleuré des millions de larmes si bien qu’aucune maintenant ne peut plus couler de ses yeux, même par mégarde lorsque le soleil l’éclabousse ou que le nordet déploie son souffle glacial. Les larmes, comme les mots, il n’en a plus, juste ceux qu’il faut pour faire les commissions ou consulter le docteur Rey qui lui recommande toujours de faire marcher ses jambes et de


bien prendre ses cachets pour sa tête. Une existence perdue depuis longtemps, banale puis douloureuse. La seule chose qui le relie à la vie ce sont les enfants. Il ne saurait en parler parce que les mots pour dire ça ne sont pas bien accrochés à ses pensées, mais les enfants, spécialement les plus petits, c’est le seul plaisir qui lui reste. Par chance, l’école se trouve à une cinquantaine de mètres de chez lui. Alors, tous les jours depuis la rentrée, il fait ses commissions en prenant bien garde de ne pas rater l’heure de la récréation. Son filet à la main, il passe devant l’école avant de rentrer chez lui. Rien ne ravit autant Marcellin que regarder les gosses qui jouent à courir jusqu’à perdre haleine, que les écouter s’égosiller comme des hirondelles folles. L’après-midi, il ne manque jamais la sortie des classes. Posté sur le trottoir en face du portail de l’école, quand la sonnerie retentit et que les gamins se ruent dehors, souvent il l’aperçoit. Oui, au milieu des autres enfants, il voit sa petite Hélène courir vers lui. À ce moment-là, un sourire efface ses rides et allume le vert de ses yeux. Sourire brusquement estompé parce très vite il la perd de vue. Il ne prête guère attention aux mamans qui viennent chercher leur progéniture, pour ainsi dire il ne les voit même pas. Évidemment, elles ont remarqué ce vieil homme qui est devant l’école depuis la rentrée des classes de septembre, il y a une dizaine de jours. Ces mères de famille habitent toutes le quartier Bellevue. Groupe de jeunes femmes plutôt en surpoids, rondeurs accentuées par leur jogging, elles ont une coupe ”coiffeuse”, c’est-à-dire les cheveux méchés et effilés qui tombent comme des queues de rats sur la nuque. Pour


parfaire le côté commun, presque toutes se font poser de faux ongles bien longs en résine, avec au bout un bandeau de vernis blanc qu’on appelle “french”. La plupart se pointent à l’école avant l’heure de la sortie. Prétexte à la rencontre, elles sont entre voisines et copines, discutent du temps, des faits-divers, des enfants, du mari quand il vit encore dans la famille. La politique n’est pas leur fort, mais elles adhèrent avec conviction aux discours sécuritaires qui distillent la peur de l’étranger. Elles font des petits boulots, organisent des réunions genre Tupperware pour de la lingerie ou des produits de beauté. Elles sont caissières au brico de la zone commerciale du coin, font des ménages, gardent des gosses, bref, elles ne roulent pas sur l’or et à propos d’un voisin qui est employé à la mairie, elles disent : « il est plein de tunes ». Chez elles il y a écran plat, lecteur Blu-Ray, frigo américain et plein de gadgets superflus. Pour les gosses, la D.S. et autre Game Boy avec leurs jeux idoines, des jouets en plastique qui mangent tout l’espace du F 3, des housses de couette Car’s pour les garçons ou Hello Kitty pour les filles. Natives du Finistère, que ce soit de Plouzané, Gouesnou, Landerneau, Plabennec…, elles sont venues à Brest pour le travail ou pour suivre leur mari et ont la suspicion ancrée au corps. Une espèce d’atavisme, sans doute lié à l’océan qui les entoure du nord au sud jusqu’à l’ouest, comme ces îliennes d’autrefois qui redoutaient l’arrivée des pirates. Alors un étranger ! Qui plus est un vieux ! Devant l’école ! Sûr que c’est pas catholique. Sûr que c’est un pervers sexuel. Avec tout ce qu’on voit à la télé ! Lundi 12 septembre


L’allure négligée, les cheveux tombant sur un vieux pull marron, son regard tourné vers le portail de l’école, aujourd’hui Marcellin s’est adossé au poteau, tant il est épuisé. Il mange une banane dont il a fourré la peau dans la poche de son pantalon. Il sait que les bananes donnent de la force parce que le docteur Rey lui a dit : « si vous n’avez pas faim, mangez au moins une banane, ça glisse tout seul et c’est énergétique ». Depuis, il n’oublie jamais d’acheter des bananes. Quand la sonnerie a retenti une amorce de sourire teinté d’inquiétude a éclairé son visage. Promesse et crainte mêlées : l’apercevoir et comme d’habitude la perdre à nouveau au milieu des autres gamins ? Toujours, c’est comme ça : il la voit et puis tout d’un coup, pfft, Hélène disparaît. Tout à ses pensées, il ne remarque ni n’entend les mamans. Hélas ! car s’il était attentif, il prendrait ses jambes à son cou, une façon de parler puisqu’il marche avec difficulté et ne peut courir. Il se méfierait des regards qu’elles lui décochent par en dessous, il se douterait que leurs messes basses sont malveillantes et que tout dans leur attitude n’est qu’hostilité. Pourtant, personne ne s’approche de lui pour lui demander ce qu’il fait là, devant l’école. Marcellin est loin de ces animosités, il n’est que dans l’espérance de sa petite fille vivante qui se dérobe sans cesse, mais dont il est certain qu’elle se jettera un jour dans ses bras à la sortie des classes. Dernier à quitter les lieux, comme il s’en retourne, il remarque devant lui une petite fille esseulée, qui semble être égarée. Il voit que ce n’est pas Hélène, malgré cela il lui prend la main et l’entraîne jusqu’à l’école. Ils passent le portail, entrent dans


la cour et voyant une dame, sans doute un membre du personnel, il lui remet la fillette. Durant tout ce temps, Marcellin n’a rien dit, ni à la petite ni à la personne dans l’école. Il repart sans se poser de question. En fait, quand Marcellin et la petite sont entrés, une maîtresse venait pour fermer le portail avant de rejoindre la réunion que les parents très remontés avaient sollicitée auprès du directeur. « Avant on l’avait jamais vu dans le quartier… On le connaît même pas… Depuis la rentrée, il est là tous les jours… Il n’a pas l’air normal… Je vois bien qu’il a une attitude bizarre… Il n’est pas net… On n’a pas confiance… Moi je cache ma fille derrière moi, j’ai peur pour mes enfants… Il est louche… Il regarde les enfants… On n’est plus tranquille… Aujourd’hui, il s’est appuyé contre le poteau et il a mangé une banane… J’ai trois enfants dans cette école, c’est pas normal d’avoir peur comme ça… Je me fais du souci, j’en dors plus… J’ai dit à mon garçon de courir s’il s’approchait de lui… Avec ses claquettes aux pieds et sa dégaine, il me fait peur… Il est dégoûtant… C’est sûrement un malade sexuel… Un pédophile… Mon mari va s’en occuper… Le mien aussi… Vous devez le faire partir… Vous êtes le directeur quand même… On va appeler la police… Oui, on va porter plainte… ». – Je vais parler à ce Monsieur, intervient le directeur et je lui demanderai de ne plus venir ici, de ne plus rester devant l’école. D’une part parce qu’il n’a rien à faire devant une école dès l’instant où il n’a pas d’enfants scolarisés et, d’autre part, parce que son attitude inquiète les parents. Je pense qu’il n’y aura pas de problème, il n’y en a jamais eu ici, à Bellevue. Je suis persuadé que ce Monsieur comprendra. Vous avez raison Mesdames et Messieurs


l’école et ses abords doivent être un lieu de sécurité pour les enfants comme pour les parents et mon rôle est de faire tout ce qui est possible pour qu’il en soit toujours ainsi afin que la sérénité persiste.

Mardi 13 septembre Venir en aide, c’est-à-dire ramener par la main à l’école une fillette égarée dont la maman n’avait pu venir la chercher est forcément un acte suspect. Poussés par les autres mères de famille, malgré le fait que rien d’anormal n’ait été constaté, dès le soir les parents de la petite écolière déposent une main courante au commissariat. Cet après-midi, à la sortie des classes, il y a beaucoup de monde. Des mères mais également des hommes qui se sont libérés de leur travail avant l’heure. Ils ne sont pas venus pour faire les beaux, non : ils là pour en découdre avec le vieux pervers. Voyant autant de personnes devant l’école, Marcellin qui a si peu de contact avec les gens est contrarié. Du coup, il ne peut se mettre sur le trottoir en face du portail, comme il en a désormais l’habitude et ne voulant pas gêner, il se tient à l’écart du groupe. C’est alors que des hommes suivis par quelques femmes foncent droit sur lui, l’invectivant à haute voix : « qu’est-ce que tu fous là vieux dégueulasse ! Barre-toi d’ici ! On veut plus te voir rôder autour de l’école à lorgner les gosses ! La police va venir te chercher, elle est prévenue ! ». Une peur panique s’empare alors de Marcellin, il ne comprend pas ce qui se passe, bafouille, ne peut parler, se met à trembler, recule, veut rentrer chez lui, tente de fuir mais avec ses jambes qui ne suivent pas il est comme une statue de pierre, il avance


à pas incertains, encerclé par le groupe qui le frôle, le bouscule, l'injurie. Des gens aux fenêtres regardent le spectacle. Plus que quelques mètres, il sera au pied de son immeuble, entrera chez lui. Il est essoufflé, son cœur bat à tout rompre, tout son être tremblote, chancelle, il atteint le hall, entend une sirène de police, des pas saccadés, des cris, des injonctions, on lui saisit les bras avec force, on contraint ses mains derrière son dos, on lui passe des menottes. Soudain, une douleur inimaginable presse sa poitrine, il a mal, très mal du côté de son cœur qui cogne comme un maillet, ses jambes ne le portent plus. Marcellin sent le sol se dérober sous ses pieds. Il étouffe, perd l’équilibre, se sent tomber comme du haut d’une montagne, quand il perçoit les sanglots d’un enfant retentir dans ses oreilles. Il a juste le temps de se dire que c’est elle, qu’il avait toujours su que sa petite Hélène saurait le retrouver. Il s’effondre de tout son poids sur le carrelage beige du hall. Effrayée par le ramdam et par les policiers, une petite fille était en pleurs dans le hall de la tour. Mercredi 14 septembre À la rubrique des faits-divers du Télégramme de Brest, on a pu lire : “Un retraité au comportement jugé inquiétant par des parents qui le voyaient régulièrement devant l'école de leurs enfants et le soupçonnaient à tort d'être "un pervers sexuel" est mort mardi en fin d’après-midi d'une crise cardiaque pendant son interpellation en "flagrant délit". Chargé de l’affaire, le commissaire de la sûreté urbaine de Brest a indiqué que la police n’avait rien à reprocher à ce retraité qui n’avait aucun antécédent judiciaire. Une méprise aux lourdes conséquences sur


laquelle la sûreté départementale mène une enquête et qui ne suscite guère d’émotion dans le quartier, telle cette mère de famille qui déclare sans sourciller : “Je pense que c'est un mal pour un bien. Maintenant, je suis tranquille”.


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