Michèle Revault
MĂŞme au prix de la mort
Dans la nuit, la pirogue remplie de jeunes gens laboure sa route entre les vagues, vers les Canaries. Ibrahima Fall enfonce un peu plus son bonnet sur ses oreilles et rabat la capuche de son blouson. Assis à même les planches du fond, il se recroqueville comme un fœtus, mais la houle qui heurte la coque fait valdinguer les hommes les uns contre les autres. Depuis le départ, il y a quelques heures, des gerbes d’eau froide le détrempent. Ses muscles et ses os sont glacés jusqu’au sang. Les mâchoires ankylosées d'avoir été tellement serrées, il ne parvient pas à retenir le claquement de ses dents. Ses yeux épient la nuit épaisse. Aucune source de lumière à laquelle se raccrocher. Ibrahima a peur. Ibrahima a froid. Rien ne peut réchauffer sa peau tendre couleur miel sombre. Ibrahima est un homme. Il a dix-neuf ans. Il sait qu’il oubliera tout ce chagrin, le froid, la peur, la faim, quand il sera arrivé sur le continent d’espérance. Ça faisait un moment qu’il avait entendu parler de ces hommes qui embarquent en masse à bord de pirogues de pêche à destination de l’Europe. Tout d’un coup, tout le monde s’était mis à parler de ça dans le pays. On disait que les propriétaires de ces bateaux gagnaient beaucoup d’argent, qu’avec 80 passagers, un voyage leur rapportait au moins dix millions de francs CFA(1). Quelqu’un avait dit à Ibrahima que le frère d’un ami de son cousin avait rejoint Ténérife :
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« Il a passé quarante jours en prison et maintenant il est libre, il est à Barça(2) ! ». Ça l’a conforté dans son projet. Quand il en a parlé à sa mère, elle a pris peur. Elle a dit non. Il a insisté. Elle a convoqué la famille. La causerie s’est prolongée tard dans la nuit, et puis la solution a été trouvée : ils se cotiseront et malgré trois autres enfants qu’elle élève seule, sa mère demandera de l’argent à Madame Toni, la libanaise propriétaire du grand magasin au centre ville. Elle savait pourtant qu’emprunter à un particulier signifiait des intérêts extravagants, mais à la banque, elle n’avait aucune chance qu’on lui fasse crédit du moindre sou. Et puis, a-t-elle déclaré, Ibrahima m’aidera, nous aidera tous, parce qu’en France il aura un bon travail et qu’il enverra de l’argent pour rembourser toute la famille ! Les négociations abouties, Ibrahima est parti à la recherche d’un passeur, ce qui n’était pas difficile à trouver. Même au prix de la mort, Ibrahima Fall veut sortir de son pays. De toute façon, il n’a pas peur de mourir, il croit en Dieu. Originaire du village de Sébikotane, il a arrêté de faire le maçon, travail pour lequel il était sous payé, attiré par l’Europe parce qu’il croit dur comme fer que c’est là-bas que se trouve le vrai bonheur. Le mauvais temps n'a pas suffi à le dissuader. La surveillance des côtes renforcée par les patrouilles des marines sénégalaise et européenne, mises en place depuis quelque temps pour barrer la route maritime aux immigrants, n'a pu également le décourager. Il avait même vu à la télé des images d’immigrés échoués à Lampédusa, et d’autres tellement épuisés, qu’ils étaient transportés sur des brancards. Ça ne l’a pas arrêté.
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Les quatre cent mille francs CFA pour le passage et les quinze ou seize jours de traversée pour naviguer sur mille cinq cents kilomètres jusqu’à Ténérife ne l’ont pas plus retenu non plus. Arrivé à M’Bao bien avant le départ fixé à 23 heures, il a rejoint un groupe de garçons qui attendait au fond de la plage, près des cahutes des pêcheurs. Une pirogue bleue tanguait sur l’océan. Le croissant de lune montante donnait des allures de feux follets aux ombres qui allaient et venaient sur le sable, celles de trois hommes en train de charger des dizaines de jerricanes remplis d’essence ou d’eau, un moteur et des sacs plastique neufs remplis jusqu’au collet de riz et d’oignons et aussi d’un peu de poissons séchés. Les repas seront sommaires, aucun n’a de réserves personnelles. La tambouille se fera au feu de bois, sur un petit fourneau placé à même les planches du fond de la coque, non loin des jerricanes d’essence. Au fond de la plage, là où la mer montante tente de lécher encore quelques centimètres de sable sec avant de redescendre, quatre-vingt-trois jeunes gens attendent en silence le signal pour monter à bord. Ils ont entre dix-sept et vingt-six ans, ils ne parlent pas, trop pris par l’angoisse du départ. La nuit est devenue noire, le croissant de lune s’est déjà volatilisé à l’Ouest, Ibrahima est assis sur le sable. Dans une poche en tissu fabriquée et cousue par sa mère à l’intérieur de son pantalon, son trésor est plié dans deux petits sachets en plastique noir pour que les cent mille francs CFA en billets soient protégés de l’humidité. Cet argent sera utile pour qu’il puisse voir venir quand il arrivera
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à destination. Sous ses vêtements, il garde une main sur la peau nue de sa taille, au contact du grigri qu’un marabout lui a confectionné contre de l’argent : trois liens noués portant une petite enveloppe en cuir renfermant quelque chose pour le protéger pendant la traversée. Le chargement terminé, la sonnerie d’un téléphone mobile retentit. L’un des chargeurs de la pirogue répond. « Wao ! na ! Dañu dem leegi ! »(5) Il est minuit. Deux hommes arrivent. Le signal d’embarquement est donné. À la queue leu leu, leurs sacs bagages sur la tête, les jeunes hommes se dirigent vers la mer dans laquelle ils doivent entrer avant de rejoindre la pirogue pour se hisser à l’intérieur. Certains ont retiré leurs chaussures et retroussé leur pantalon, mais les vagues mouillent jusqu’à l’aine et même jusqu’à la ceinture pour les plus petits. En montant à bord, les candidats à l’immigration sont déjà trempés d’eau froide. Malmenée en tous sens par d’horribles secousses, la pirogue trace obstinément sa route dans la mer agitée. Avec des seaux, il faut écoper l’eau qui s’amoncelle dans le bateau. La peur n’est pas l’amie du sommeil, Ibrahima Fall est éveillé. Transi de froid, engourdi par l’inconfort, il ne peut dormir et croit que l’intérieur de son ventre est en train de se déchirer. Il s’accroche à son grigri. Certains de ses compagnons d’infortune n’ont eu ni l’espace ni le temps de s’isoler un peu pour vomir sans souiller leurs voisins, la pirogue n’offrant aucune commodité. Soudain, un des candidats à l’exode entonne une chanson de El Hadji N’Daye, puis un autre, et un autre encore. Bientôt tous chantent cette ballade aux modulations poignantes : ils ont
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trouvé comment mettre la peur à distance, malgré le bruit tonitruant du moteur qui avale leur complainte. Puis les voix s’éteignent, on pourrait croire qu’ils se sont assoupis, mais non, ils sont seulement trop accablés pour chanter encore. Plus de six heures à se faire bringuebaler, à toujours soubresauter sous les coups des vagues, Ibrahima Fall a le corps meurtri. Lui qui n’était jamais allé en mer et en ignorait les hasards, lui qui ne sait même pas nager pense que lorsqu’il reviendra chez lui, à Sébikotane, ce sera en avion et qu’alors sa famille l’accueillera en héros. À force de scruter le ciel, il finit par déceler un infime claircissement vers l’Est. Le jour arrive, sa peur devient moins vive. Mais ce qu’Ibrahima n’imagine pas, c’est qu’en mer, le jour peut être pire que la nuit avec tout ce soleil qui chauffe le crâne à blanc jusqu’à la divagation. Rien ne l’abritera du soleil. Il n’y a ni voile ni auvent. Une rumeur se transmet jusqu’aux deux navigateurs “chefs” : faim. Il faut se pousser, se tasser encore plus afin de laisser un peu de place pour faire un feu dans le fourneau en le protégeant des nappes d’écume et, dans la grande marmite, cuire du riz et des oignons à l’eau de mer. Bien sûr, c’est pas du thiep bou dien(6) , mais ça cale les estomacs les plus affamés. L’eau potable est distribuée avec ration. Cinq jours en mer. Avec les conditions météo difficiles, c’est moins du tiers du chemin et de nombreux vivres et bagages ont disparu à la mer. La faim et la soif martyrisent les estomacs. La peur lessive les intestins et dévide les vessies, mais la honte n’est plus un sentiment : ça fait trop
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de jours qu’ils ne sont plus nés. Les vagues déversent des paquets de mer à l’intérieur de la coque, mais continuer à écoper cette marée inépuisable qui s’accumule relève du mythe de Sysiphe. Hallucinés, sans plus aucune résistance, des jeunes sont emporter par une vague. Autour, ce ne sont que sombres amalgames de nuages et d’eau lugubre se livrant une guerre sans merci. Des creux béants et des gerbes d’écumes submergent constamment les passagers, l’océan semble vouloir broyer la pirogue. Les vagues dérobent la vue, empêchent la conduite. À la barre, les navigateurs sont impuissants. Au milieu de cet enfer, les malheureux se rencognent les uns contre les autres, ramassis d’humains épouvantés, dont les braillements et les sanglots se perdent dans le tumulte. Un mur d’eau et l’embarcation se dresse presque à la verticale pour se rabattre violemment. De nombreux passagers sont éjectés, engloutis illico dans ce charivari. S’ensuit un silence inhabituel : plus de bruit de moteur. Lui aussi est allé pardessus bord, avalé dans les flôts. Ibrahima Fall se cramponne à son grigri. Il prie Dieu de le laisser en vie. Dans le village de Sébikotane, plusieurs mères ont perdu un enfant candidat à l’immigration clandestine. D’autres sont sans nouvelle de leur progéniture. Les jeunes sont-ils morts noyés ? Sont-ils emprisonnés en Espagne ? Ou bien sont-ils quelque part sur une route ? La mère de Ibrahima Fall n’a pas encore entendu parler de la découverte, à la Barbade, en face du Venezuela, d’une pirogue fantôme transportant onze
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cadavres d’Africains momifiés. depuis plusieurs semaines. (1)
L’embarcation
dérivait
Cent mille CFA : 150 € Barça : Barcelone (5) « Wao ! na ! Dañu dem leegi ! » : « Oui ! D’accord ! Nous partons maintenant ! » (6) thiep bou dien : plat traditionnel sénégalais à base de poisson, riz, légumes (2)
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