Michèle Revault
Sois sage et tais toi
Bientôt elle aura six ans. C’est une petite fille gentille. Elle dit rien mais elle aime pas être aujourd'hui parce que sa maman va voir le docteur. Non, ça elle aime vraiment pas aller dans cette maison. Elle trouve que c’est trop haut tous ces escaliers, pas comme chez eux, dans leur maison avec son papa où il y a un ascenseur. Quand elles arrivent, sa maman gratte à la porte puis, tout de suite, un monsieur ouvre et disparaît aussitôt. Elle le voit presque pas parce que le vestibule est tout sombre. Elle a peur de ce monsieur. Elle croit que c'est pas un docteur mais un fantôme, que c'est pour ça qu’il se cache, mais elle le dit pas. D'ailleurs, chaque fois sa maman l’avertit : surtout tu dis rien, je veux pas t’entendre, sinon gare à toi ! Alors elle parle pas. De toute façon pendant que sa maman est avec le docteur-fantôme, elle est toute seule, elle voit pas avec qui elle pourrait parler. Les après-midi où elles vont chez le docteur, sa maman lui achète un paquet de bonbons avec un livre d’images ou des perles, ou un cahier de coloriage avec des crayons de couleurs, ça dépend des jeudis, mais toujours un paquet de bonbons. Dès qu’elles arrivent, sa maman l’emmène tout de suite aux cabinets, disant que comme ça elle aura plus envie de faire pipi, qu’elle sera tranquille pendant un bon bout de temps. Après elle l’emmène dans la salle à manger du docteur et lui donne ce qu’elle lui a acheté. Et puis elle sort très vite de la pièce et juste avant de fermer la porte, elle dit : tu bouges pas, tu m'attends, je reviens. Tu es sage, tu t'amuses, je ne veux pas t’entendre, c’est compris ? Une fois la porte fermée, elle entend qu’elle dit quelque chose au docteur et tout de suite une autre porte se 1
referme. C’est long tout ce temps dans cette salle à manger. Elle reste assise. Elle mange les bonbons. Tout le paquet. Et puis elle joue un peu, regarde un livre… Elle s’ennuie. Surtout elle a peur que sa maman revienne pas et qu’elle sois obligée de rester dans la salle à manger du docteur-fantôme. Elle a envie de pleurer, mais si sa maman l’apprend, elle se fera gronder. Alors, elle ferme les yeux très fort et arrête de respirer jusqu’à ce que ça l’étouffe. Après elle respire très fort. C’est comme ça qu’elle fait passer son envie de pleurer. Qu’est-ce que tu fais… Qu’est-ce que tu fais maman ? Maman ! Elle l’appelle. Elle sait bien que personne peut l’entendre parce qu’elle parle avec une voix qui vient de l’intérieur de son ventre. Y’a que sa maman qui peut deviner qu’elle l’appelle, même si elle parle pas avec sa vraie voix qui sort de sa bouche. Elle s’applique : Maman ! Maman ! Elle attend. Rien. Elle recommence. Maman ! Viens me chercher ! T’es où ? Quand même c’est long ! À ce moment, elle entend un bruit. Une porte. Sa maman est là devant elle, radieuse, toute calme. Elle est contente parce qu’elle n’est pas en colère contre elle. Elle le savait bien que sa maman entendrait sa petite voix qui vient du fond de son ventre. Pour rentrer à la maison, elles prennent le bus n°6. La petite aimerait se serrer contre sa mère. Lui dire que quand elle est là-bas elle a peur, peur du fantôme et peur d'être oubliée dans la salle à manger. Elle n'ose pas le dire à sa maman qui regarde à travers la vitre. On dirait qu’elle sourit à quelqu’un. À un moment elle parle : à la maison tu dis rien à papa, ni à ton frère et tes sœurs, n’est-ce pas ? Sinon gare à toi ! Si papa te demande ce qu’on a fait, tu dis qu’on est allé voir le docteur. T’as compris, le docteur !. À la maison, avant de préparer le repas, sa maman fait un thé qu’elle boit avec une lichette de rhum, c'est l'hiver, ça la ravigote. Son frère et ses sœurs 2
arrivent du cours de musique. Maintenant elle sait que son papa va pas tarder à rentrer du travail. Son ventre se serre. On dirait qu’elle a des coliques. Elle a peur qu’il devine qu’elle doit pas dire quelque chose. Mais elle ne sait plus ce que c’est. Ah oui ! Il faut pas qu’elle dise que maman a vu le docteur ? Non ! Elle se trompe. Il faut qu’elle dise qu’elles sont pas allées voir le docteur ! Elle sait plus. Elle sait plus ! Aujourd’hui c’est un autre jeudi. Elle est chez le docteurfantôme. Sa maman lui a donné son sachet de bonbons et aussi un nouveau jeu. Ça s’appelle les dessins magiques ! Il y a comme des allumettes de toutes les couleurs et plusieurs feuilles de papier avec des dessins imprimés dessus. Elle choisit une feuille, la pose sur le cadre de la boîte et plante des allumettes, des bleues, des rouges, des jaunes ou des vertes, en suivant le modèle du dessin imprimé. C’est fini quand tout est rempli et là elle vient de terminer un vase avec des fleurs. Elle veut que sa maman le voit parce que c’est pour elle qu’elle a fait ce dessin magique, c’est son cadeau. Elle trouve que c’est très joli. Qu’on dirait un tableau. Elle attend que sa maman vienne la chercher. Qu’est-ce qu’elle fait… C’est long… Elle aimerait bien faire un autre dessin, mais elle veut pas défaire celui-ci, alors elle attend ! Tout à l’heure elle a fait tomber une allumette bleue. Elle a roulé jusque sous le buffet du fantôme. Elle est vite allée la récupérer. Ça lui a fait bizarre de voir une valise là, dessous le buffet. Chez eux, les valises sont placées sur les placards. Elle a eu envie de l’ouvrir et de regarder ce qu’il y avait dedans, mais elle a eu la frousse que sa maman arrive et qu’elle la gronde. Elle lui aurait dit : espèce de petite curieuse, t’a pas honte, je peux pas te laisser un moment toute seule sans que tu fasses des bêtises. Ne recommence plus, sinon je serais obligée de me fâcher !
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Maman, je t’en prie, viens voir le dessin magique que j’ai fait exprès pour toi ? Maman, je veux rentrer à la maison ! Elle a l’habitude, chez le fantôme elle ne parle qu’avec sa voix du fond de son ventre, personne ne peut l’entendre. Elle en a tellement assez d’être là depuis si longtemps. Elle se dirige vers la porte, s’imaginant que ça la fera venir. Elle met son oreille contre la porte. Quand même elle a un peu peur de faire ça parce qu’elle devait pas bouger. Elle entend son cœur qui tape dans sa tête. Ça lui fait encore plus peur. Au bout d’un moment elle entend quelque chose. Elle distingue pas bien ce que c'est, mais petit à petit elle entend que ça fait le même bruit que Sophie, sa girafe en caoutchouc quand elle appuie dessus. Pourtant, il y a longtemps qu’elle joue plus avec. C’est un jouet de quand elle était plus petite. Elle regarde par le trou de la serrure. C’est tout noir, elle voit rien, juste du froid qui lui arrive direct dans l’œil. Elle entend toujours couiner, de plus en plus fort. Elle colle son oreille contre le trou de la serrure, ça lui fait aussi de l’air froid mais… là, c’est vrai, c’est bien sa girafe qu’elle entend couiner, même qu’elle dit des vrais mots : Oui, oui ! Encore… Vas-y… ! Aaaah… Ah Oui…Ouiiii… Oh chéériiii…Oooooh non, siiii…. Ça lui fait très peur d'entendre son jouet. Alors c’est sorti tout seul, très fort : MAMAAAAAN ! MAMAAAAAN ! MA GIRAFE !. Après elle entend plus rien. Il n’y a plus un bruit. Subitement la porte de la salle à manger s’ouvre. Ça a failli la renverser parce qu’elle était juste derrière. Sa maman est là, l'air inhabituel, avec une robe de chambre qu’elle a jamais vu. Aussitôt elle se fait gronder : Qu’est-ce que t’as ? T’es complètement irresponsable de brailler comme ça chez le docteur ! Tu te rends compte de ce que tu as fait ? Ma pauvre fille, je me demande ce que je vais faire de toi ! Allez, range tes affaires, habille-toi, on y va ! Là-dessus sa maman ressort en claquant la porte. La petite ne peut s’empêcher de pleurer pendant qu’elle 4
range la boîte avec le dessin magique qu’elle avait fait pour sa elle. Elle met sa veste. Pendant le retour dans le bus n°6, elle voit bien que sa maman fait la tête, qu'elle est fâchée. Pourtant, elle est sûre que c’est Sophie, sa girafe en caoutchouc qui a parlé. Elle comprend pas pourquoi. – Maman… – Mvouaiii… – Dans la maison là-bas, tu sais, j’ai entendu ma girafe qui parlait. Pourquoi elle était là ? – Arrête de poser des questions idiotes ! Je suis allée voir le docteur et il n’y avait pas de girafe. Personne n’a besoin de le savoir. Tu ne dis rien. Un point c’est tout. – Mais c’était quoi ce bruit ? – Arrête avec ça ! Je te dis que j'ai rien entendu, qu’il n’y avait pas de bruit ! C’était le vent. Voilà. C’est ça. C’était le vent. Maintenant sois sage et tais-toi. Sitôt arrivée, la petite fille se précipite dans la panière où sont rangés ses anciens jouets, peluches et autres. Sophie est là. Elle la prend dans ses mains, appuie dessus, oui, on dirait bien que c’était sa girage chez le docteur.
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