3 minute read
LE STRAVA DE LA DÉCONNEXION
mots :: Guillaume Rivest
photos :: Mathieu Dupuis
Sur mon canot, j’ai l’impression de voler. En solo sur un lac miroir, je glisse dans un silence quasi absolu. Chaque coup de pagaie me propulse sur une eau complètement calme tel un patineur sur une glace complètement vierge. À ce moment, la seule chose qui existe pour moi est le présent. Le poids du passé s’est effacé tranquillement au fur et à mesure que je faisais aller ma pagaie. Celui du futur a disparu en même temps que le signal cellulaire qui m’a quitté depuis plusieurs dizaines de kilomètres.
Dans ces moments, je relaxe, je reconnecte avec quelque chose d’immensément plus grand que moi : la nature. Les expéditions en canot me permettent cela. Loin du bruit constant qui anime nos vies, loin des notifications incessantes qui polluent nos existences, je décroche totalement.
Je ne suis pas exempt des impératifs du monde moderne. Je suis aussi connecté que n’importe qui. J’ai aussi un compte Strava qui enregistre la quasi-totalité de mes entraînements et les diffuse à large échelle. Je pousse parfois plus fort sur mes pédales lorsque j’arrive sur un segment dont le record me semble atteignable. Pourtant, cet exercice me semble parfois d’une grande futilité, comme si chaque entraînement non enregistré était un entraînement qui n’avait jamais eu lieu. Les records, les statistiques, les likes comme autant de distractions qui m’empêchent de vivre le moment présent. Je m’amuse parfois, sur des rivières très éloignées, à démarrer mon GPS sur certains portages afin de créer des segments qui sont uniquement accessibles après plusieurs jours de canot. Pour y détenir un record ? Non, les autochtones, des centaines d’années auparavant, étaient sans doute beaucoup plus rapides. Je le fais simplement pour attirer l’attention vers ces endroits que personne ne regarde, dans l’espoir naïf peut-être d’y attirer un pagayeur curieux.
Dans ce monde où presque tout est cartographié, où l’on s’arrache des FKT (Fastest Known Time), où l’on court après les premières mondiales, j’ai la chance de vivre dans un endroit relativement anonyme aux possibilités d’aventures sans fin. Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est une gigantesque étendue d’eau. Avec ces 22 000 lacs et rivières, l’Abitibi-Témiscamingue me donne souvent l’impression d’être le seul humain sur la terre. Ce sentiment est rare de nos jours.
Par ailleurs, je mentirais si je vous disais que je n’ai pas d’idées de grandeur. Je rêve, comme plusieurs, aux grandes expéditions polaires ou à ces traversées épiques qui nous laissent des souvenirs indélébiles en tête. Pourtant, on oublie trop souvent que le plein air est beaucoup plus large que sa dimension sportive. Le plein air a aussi cet aspect introspectif, quasi spirituel, alors que le temps semble s’arrêter. L’espace d’une expédition de canot, les seules considérations sont : pagayer, manger, dormir. Bien sûr, j’aime me dépasser, mais j’aime aussi partir avec beaucoup trop de temps pour la distance à parcourir. J’aime m’arrêter en milieu de journée pour monter mon campement et apprécier la simple vue des silhouettes d’épinettes qui se détachent en contrejour du coucher de soleil et de ses couleurs flamboyantes. J’adore partir en canot à l’aube avec pour seul objectif d’écouter et d’observer. Après quelques heures, la nature s’anime tranquillement. Le castor retourne sur ses pas en quête de nourriture, le huard appelle son partenaire de vie au loin. Avec de la chance, j’entendrai peut-être un orignal et celui-ci viendra peut-être manger les plantes aquatiques au fond du lac devant moi. Parmi mes plus beaux moments : le cri d’une meute de loups au fin fond de nulle part dans le Témiscamingue profond.
La connexion avec la nature ne s’acquiert pas facilement. Elle prend du temps. Or, le temps est aujourd’hui de plus en plus rare. Les aspects sportifs et techniques du plein air empiètent malheureusement sur ceux de la relaxation et de la contemplation. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce qu’on peut s’acheter une meilleure pagaie, mais on ne peut pas s’acheter une meilleure capacité d’introspection. Les équipes marketing font bien leur travail. Elles réussissent à nous vendre l’idée que la connexion avec la nature s’achète grâce à l’équipement approprié. Pourtant, les coureurs des bois et les autochtones expérimentaient ce lien avec leur environnement bien avant l’avènement des pagaies en carbone ou des voitures à traction intégrale. La connexion avec la nature se vit avec le temps, et le temps libre ne s’achète pas.