VILLA LA ROCHE
LE CORBUSIER ET PIERRE JEANNERET(1923/1925)
Étude de maison remarquable. Martin Genet. TD P4. ENSA Paris-Malaquais. Enseignant : M. Magendie
AVANT-PROPOS La Maison La Roche, construite entre 1923 et 1925 par
le Corbusier et Pierre Jeanneret, représente aujourd’hui’ l’un
des témoignages, parmi les plus éloquents, de la présence de l’architecture moderne en France. Elle appartient comme la
Villa Stein de Monzie (1926) et la Villa Savoye (1928) à la série de maisons expérimentales, édifiées tout au long d’une décennie par l’architecte suisse*, à Paris et dans ses environs.
Indissociable dans sa morphologie de la Maison Jeanne-
ret qui abrite désormais la Fondation Le Corbusier, elle s’en distingue toutefois par la typologie particulière de son programme : une maison de collectionneur.
* : naturalisé français en 1930.
LE CORBUSIER ET LE PURISME Un programme atypique
HABITER LA ROCHE Architecture du dedans
VERS UNE NOUVELLE SPATIALITÉ Promenade en milieu moderne
LE CORBUSIER ET LE PURISME Le peintre architecte et le client mécène.
La jeunesse de Charles-Édouard Jeanneret, né le 6 octo-
bre 1887, se déroule dans la province paisible de La Chaux-de-
Fonds, en Suisse. La formation qu’il y reçut est d’une influence
considérable quant au Le Corbusier que nous connaissons.
Pendant quelque temps, Jeanneret voulu être peintre, mais Charles L’Eplattenier, alors son professeur de dessin, l’orienta
vers l’architecture, l’une des composantes du “Cours supé-
rieur”, qu’il fonda en 1906. Toutefois, l’étudiant ne s’est pas arrêté de peindre, bien au contraire.
En octobre 1918, Amédée Ozenfant et Jeanneret pu-
blient leur opuscule, manifeste du purisme, intitulé : Après le cubisme. En jetant les base de ce nouveau mouvement artistique, les deux artistes sont à la recherche de l’invariant dans la forme, de “l’art pur”.
En publiant ses premiers articles sur l’architecture en
créant la revue L’Esprit nouveau, Jeanneret formule les premiers principes synthèses de sa réflexion. Il adopte alors le
fameux pseudonyme de ”Le Corbusier” à la fin de 1920. Ozenfant, pour sa part adopta le nom de Saugnier. Ils s’étaient apparemment attribué ces pseudonymes pour distinguer leurs articles sur l’architecture de ceux sur la peinture.
Raoul Albert La Roche, banquier d’origine suisse ins-
tallé à Paris six ans auparavant, rencontre Jeanneret en 1918. Séduit par l’expérience de la peinture puriste que celui-ci revendique avec Ozenfant, il se lie d’amitié avec les deux artistes
et s’entoure de leurs conseils. Ces derniers le guident dans la constitution d’une importante collection de tableaux cubistes
et puristes, parmi lesquels figurent des oeuvres de Picasso, Braque, Gris Lipchitz et bien entendu Jeanneret et Ozenfant.
La Roche adhère complètement aux thèses défendues par les
deux artistes, au point de devenir actionnaire de la revue L’Esprit Nouveau.
Pour abriter sa collection, il passera commande à Le
Corbusier et Pierre Jeanneret d’une maison/galerie à Paris.
Ci-contre : Braque, Violon, 1911. Ci-dessous : Ozenfant, Mural, 1918`
“La Roche, quand on a une belle collection comme vous, il faut se faire construire une maison digne d’elle.” Le Corbusier
Intérieur de la galerie. Ci-dessus : R. La Roche dans la galerie.
Un programme atypique.
Le Corbusier et Pierre Jeanneret doivent satisfaire une
double demande : d’une part, construire une maison pour le
frère de l’architecte, Albert et sa famille et, d’autre part, une maison/galerie pour un collectionneur, célibataire. Le maître
d’oeuvre répondra à ces multiples contraintes en dissociant les fonctions : tous les espaces d’habitation sont regroupés sur la même bande de terrain et traités sur un mode de façade
indifférencié ; a contrario, la galerie est mise en exergue dans l’axe de l’allée desservant l’ensemble.
Menant une vie plutôt austère, malgré son aisance fi-
nancière, Raoul La Roche ne souhaitait pas que sa maison pré-
sente un caractère ostentatoire. Cette volonté de discrétion, la rationalité et l’austérité de Purisme la représente bien et imprègne totalement l’atmosphère de l’ouvrage architectural à l’ésthétique “pauvre”, épurée.
HABITER LA ROCHE Architecture du dedans
Le volume aérien de la galerie. L’asymétrie.
L’architecte privilégie la mise en forme de l’envelop-
pe externe et la qualité des volumes intérieurs de la galerie “ventrue” et du hall éclaté. La galerie de tableaux de la villa La Roche marquant l’axe de l’impasse où elle coïncide avec le
point de fuite principal devient, bien qu’en dehors de la volumétri générale du reste du bâti, le centre de la composition.
Elle n’est plus, dans ce contexte, cet appendice butant sur un
mur aveugle, mais une aile subtile et légère. Les pilotis, qui apparaissent pour la première fois dans la villa du banquier bâlois, permettent à Le Corbusier de faire apprécier le volume
généreux de la galerie de tableaux. En contre point, le balcon qui jaillit au-dessus du vide, est le point fort d’un espace dont
il rompt la rigueur par sa position asymétrique. Un balcon d’ailleurs, que Le Corbusier avait d’abord pensé centré.
“Le dedans prend ses aises et pousse le dehors qui forme
des saillies diverses.” L’adoption d’une ossature de poteaux
porteurs apporte la souplesse qui permet de dessiner sans problème le plan complexe de la villa La Roche. Cependant,
aucune notion de trame continue n’apparaît encore dans ce projet où la structure répond point par point aux exigences de
la forme et aux contraintes du site. Le travail sur les masses et les volumes, l’utilisation des notions de vide et de transparence rapprochent le travail de Le Corbusier de celui des
sculpteurs. Et cela se comprend dans sa quête de la forme pure. Il s’oppose ainsi aux préceptes de l’architecture classique, qui prônait la symétrie comme valeur absolue de beauté.
Il travaille la forme, libéré de toute contrainte structurelle, et de points en contre-points construit l’enveloppe et conçoit les volumes qu’elle abrite.
3 2.1
1 4
2
9 7 6
8
PLAN 1er ETAGE
PLAN 2eme ETAGE
11 12
1. Hall 2. Concierge 2.1. Chambre d’amis 3. Cuisine 4. Garage
5. Galerie 6. Passerelle 7. Office 8. Salle à manger 9. Terrasse
5
10
PLAN RDC
13
10. Bibliothèque 11. Garderobe 12. Salle de bain 13. Chambre puriste
Le Hall, espace de l’entre-deux.
Avec le projet de la Maison Citrohan (1922), l’usage de la
double hauteur acquiert une valeur conceptuelle dans le langage architectural de Le Corbusier. La réalisation du hall de la Maison La Roche traduit aussi cette intention. Véritable coupe
stratigraphique, dévoilant sur trois niveaux les espaces de la
maison, le hall étonne par son caractère paradoxal. Le traite-
ment de l’espace affiche la volonté d’échapper au superflu du décor et, dans le même temps, le désir de donnerà voir de l’architecture comme le montrent, par exemple, le découpage à
plat des différentes parois qui se font face, ou le jaillissement du volume du petit balcon en porte-à-faux.
L’autre trait significatif de ce hall sans ouverture directe
sur l’extérieur, se situe dans le rapport de lumière naturelle,
dont la source indirecte provient du grand pan vitré qui longe
la passerelle servant de liaison entre les deux univers de logis. Le Hall est l’espace transitoire de la maison. Symbole du mouvement, sa dynamique est dû, non seulement au fait que le
regard le traverse par le fait des multiples cadrages intérieurs, mais aussi car c’est la pièce où l’on ne fait que passer.
La tripartition, service, espace public, espace privé, est développée en hauteur.
Le hall est un entre-deux, l’architecture du vide, espace tampon entre les deux programmes différents que sont la galerie, et la maison. On voit sur ce schéma l’apparition d’une autre partition : celle qui sépare les deux programmes de la maison par l’espace transitoire du hall, reliant par le vide la galerie et la maison.
La Galerie, polychrome de la modernité.
À la verticalité radicale du hall, s’oppose l’expansion ho-
rizontale des espaces de la galerie dont l’élégante rampe cour-
be qui vient embrasser la courbe du creux de la façade constitue l’élément majeur. La rampe représente, chez Le Corbusier,
dès le début des années 1920, un dispositif que l’on va retrouver par la suite, à la villa Savoye, dans les monuments du Ca-
pitole de Chandigarh, du Carpenter Center à Harvard (1963), élément à partir duquel ces bâtiments prennent sens.
Espace majeur de la Maison La Roche, la galerie n’offre
pas de vues directes sur l’extérieur, excepté depuis le coin
cheminée au plafond surbaissé. Elle joue, comme dans un toile puriste, de ses linéaments, alternants droites et courbes où,
en contrepoint, la lumière et la polychromie se répondent. La
galerie est le seul espace qui ait connu des transformations du vivant de Le Corbusier.
La galerie se revendique avec évidence comme l’élément
principal, dans l’ouvrage, de l’expression des “cinq points de l’architecture moderne” établis par l’architecte : les pilotis, le
toit-jardin (manquant) le plan-libre, la fenêtre en bandeau et la façade libre.
La Bibliothèque, l’espace de/en retrait.
La rampe permet d’accéder au niveau le plus haut de
la maison. La mezzanine, en encorbellement au-dessus de la galerie, sert de sas vers cette bibliothèque conçu comme un
espace en retrait depuis lequel on peut voir sans être vu. Un grand meuble en béton utilise le garde-corps comme étagère pour les livres. Différentes sources de lumière naturelle viennent agrémenter cet espace d’où le regard plonge dans le vide vertigineux du hall. Le puit de lumière au centre de cette espace l’annonce depuis les niveau inférieurs. Les deux ouvertures
en arrière-plan le souligne par leur caractère physiquement contradictoire. Avec la basse hauteur de plafond de 2 mètres
26, Le Corbusier annonce les prémices du Modulor, comme une discrète expérimentation de la théorie dont il terminera la rédaction en 1948.
La Salle à Manger.
Toute en transparence sur l’extérieur grâce à sa gran-
de fenêtre en longueur, effet renforcé par la profondeur de
champ crée par les échappées visuelles sur les autres espaces de la maison, la salle à manger affiche sa radicalité. Les trois
ampoules nues qui tombent de l’axe central du plafond, sont là pour nous rappeler la rupture avec l’ornement. Et pourtant
le jeu des couleurs, le noir du sol, le Sienne brûlée claire des murs et du plafond, la terre d’ombre brûlée des menuiseries, la blancheur immaculée de la tablette filante en allège et le
coffre à rideaux, et l’abondance de la lumière naturelle, accentuent le caractère si particulier de cet espace de réception, ouvert sur une première terrasse au fond de la pièce.
VERS UNE NOUVELLE SPATIALITÉ Promenade en milieu moderne
Le visiteur est invité à découvrir l’architecture de la mai-
son selon trois axes majeurs. Le premier renvoie à l’idée de
“promenade architecturale” chère à Le Corbusier : “C’est en marchant, en se déplaçant que l’on voit se développer les ordonnances de l’architecture”. Depuis l’accès au hall d’entrée, situé au creux de l’équerre formée par les deux volumes de la
maison, le parcours s’organise selon deux circuits distincts : l’un menant aux espaces de la galerie, largement dimensionnés et mis en représentation, l’autre, plus secret, desservant
le domaine privé du propriétaire. Ces deux circuits, indépendants et cependant reliés, enchaînent des perspectives créant
une série de points de vue spectaculaires, et mettant en symbiose les espaces intérieurs et extérieurs, comme le montre la
transparence de l’angle rentrant donnée par le grand pan de verre illustrant l’idée que “le dedans est toujours un dehors”.
Le deuxième consiste en une remise en question des co-
des traditionnels de l’architecture, notamment dans le traite-
ment du rapport entre éléments structurels et non structurels. Utilisant le “camouflage architectural”, Le Corbusier parvient à produire une structure abstraite dans laquelle surfaces et
volumes affirment leur autonomie au regard de leurs nécessités constructives (cf. Dom-Ino). En effet, le désir d’isoler les
éléments structuraux de l’architecture et d’en faire ressortir le caractère le plus idéal et le plus général. “Le plan libre”
exige que seuls des poteaux, et non des murs pleins, remplis-
sent une fonction porteuse, laissant une plus grande liberté à l’organisation de l’espace et permettant au mur extérieur d’être indépendant du système structural, d’où la façade libre.
Ces prescriptions sont justifiées par la flexibilité qu’elles permettent. Celle-ci s’exprime par exemple par la multiplication
des cadrages intérieurs et extérieurs. Mais à nouveau, nous
devinons que le but réel de Le Corbusier était d’abstraire et
d’isoler les éléments de l’édifice, suscitant comme il l’avait déclaré dès 1915, “la séparation des pouvoirs”. Le mur porteur
tracassait Le Corbusier parcequ’il remplissait deux fonctions, structure et clôture. Tandis qu’idéalement, pour lui, chaque
forme devait être l’expression aboutie d’une seule fonction. L’attitude de Le Corbusier à l’égard de la “fenêtre en longueur“
relève de la même logique. On peut considérer qu’une fenêtre verticale est d’un lecture ambiguë : est-ce un espace creux
entre deux éléments de la charpente verticale, ou bien une ouverture dans un mur porteur ? La fenêtre horizontale, elle
est conceptuellement beaucoup plus explicite et met en évi-
dence l’indépendance de la structure par rapport aux murs.
L’intérêt de Le Corbusier pour la rampe, comme substitut de l’escalier traditionnel, constitue un autre exemple d’idéalisation des éléments structuraux. Initialement prévue plus longue, celle de la Maison La Roche a été resserrée lors de la
construction, et devint si raide qu’il est difficile de la gravir ou de la descendre. Cela montre bien que les rampes nécessitent
plus d’espace que les escaliers et ne sont par conséquent ni aussi efficaces ni aussi économiques. C’est manifestement la forme abstraite de la rampe qui séduit Le Corbusier. Elle est
une sorte d’escalier idéalisé, un pur plan incliné débarrassé
de la mesquinerie des marches. Entre théorie et pratique, l’architecte prend le parti de l’idéalisme philosophique.
Le troisième axe, dans une démarche totalement expé-
riementale, vise à réaliser la synthèse entre l’art et l’architecture, préoccupation constante de Le Corbusier. On peut percevoir une certaine correspondance entre les tableaux de
Jeanneret et les volumes, les espaces et la polychromie de la Maison la Roche que Le Corbusier met en scène. Or, cette volonté de mêler ainsi les deux arts en tentant d’en faire la
synthèse, ne pourrait-elle pas se rapprocher de la manifestation d’un désir de se faire valoir comme peintre autant que
comme architecte, quand on sait que sa vocation première fut celle d’être peintre ?
Bibliographie : Le Corbusier en France, Projets et réalisations. Ragot & Dion. 1997 Éditions Le Moniteur. La formation de Le Corbusier, Idéalisme & Mouvement Moderne. Paul V. Turner. 1987 Éditions Macula. Les villas parisiennes de Le Corbusier et Pierre Jeanneret, 1920-1930 Tim Benton. Édition de 2007. La Villette.
Crédits : Photographies : Martin Genet Autres documents graphiques : Fondation Le Corbusier