Afganistan, la guerre inconnue des soldats français

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Nicolas MINGASSON

AFGHANISTAN La guerre inconue des soldats franรงais


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Nicolas MINGASSON

Avertissements Pour des raisons de sécurité et à la demande de l’état-major des armées, sauf exceptions, les noms des soldats ne sont jamais mentionnés. Les citations que je rapporte sont donc anonymes même si elles correspondent effectivement et exactement à des réflexions ou remarques entendues. Toujours pour des raisons de sécurité, mon texte a été soumis à relecture à l’état-major des armées. C’est un engagement que j’avais pris en débutant mon travail auprès du 21e RIMa. Cependant, aucune coupe n’a été demandée.

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De la même manière, j’ai soumis ma sélection de photos. Il m’a été demandé de ne pas publier certaines de celles que j’avais pu récupérer concernant le matériel de fabrication d’Improvised Explosive Device (IED), saisi lors de fouilles de compounds.

Ouvrage publié avec le concours de l’association GMPA, Groupement Militaire de Prévoyance des Armées. Crédits photos : © Nicolas Mingasson, sauf p. 137 haut © D.R., p. 170 à 173 © D.R. (photographies prisent par les soldats lors du séjour à Chypre). Conception graphique : Olivier Caldéron © Éditions Acropole, 2012 Tous droits réservés. ISBN : 978-2-7357-0364-7 Numéro d’éditeur : 114 Retrouvez-nous sur Internet : www.editions-acropole.com

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Sommaire

À mes parents, Qui m’ont fait le plus beau des cadeaux : celui de la liberté.

Préface du général d’armée Jean-Louis Georgelin. . . . . . . . 6 Introduction de Nicolas Mingasson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 Portraits de soldats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10

À Nadira, Téo, Sasha et Kio, sans lesquels rien ne serait possible.

2001 : l’Occident entre en guerre . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Prépa Afgha’ ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Dernière ligne droite .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Bagram, le début de l’aventure. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Tagab : premier mois .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Un été à Tagab. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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L’illusion du retour. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Le retour en France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Tourner la page. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Devenir soldat

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Annexes Équipement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 184 Glossaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186 Soldats morts au combat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188

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Préface

La guerre est assez largement étrangère à la société française contemporaine. Cela fait maintenant soixante-sept ans – depuis 1945 – que nous ne l’avons pas connue sur le sol national, avec son cortège de destruction, de violence, de mort, de souffrance. Certes, les conflits de la décolonisation (Indochine, Algérie) étaient des conflits durs, coûteux en vies humaines1 mais ils se déroulaient hors de la métropole, ailleurs. Les nombreuses opérations extérieures qui se sont enchaînées sans discontinuer depuis lors, si dures qu’elles furent à certains moments2, n’ont que momentanément retenu l’attention. La fin de la conscription, largement justifiée par la situation stratégique inédite de la France et de l’Union européenne, a changé le regard du pays sur son armée. Il la voit plus moderne, mieux entraînée, mieux équipée, mais il ignore finalement ce qui se passe vraiment dans ces opérations extérieures où elle est engagée. Les débats sur l’emploi de la force dans la résolution des crises, les règles d’engagement de nos soldats, la nécessité d’opérations civilo-militaires combinées, la complexité des chaînes de commandement dans des opérations internationales, la problématique des « caveat3 » , tout cela lui est assez largement étranger. Et lorsque la mort frappe nos soldats, la nation s’interroge sur l’utilité de ces opérations et refuse de voir le lien qu’il peut y avoir entre la sécurité de la France et la participation de son armée à ces coalitions déployées dans des contrées lointaines.

1. On dénombre 60 000 soldats tués en Indochine, 25 000 en Algérie. 2. 380 morts en opérations extérieures depuis 1962, dont 82 en Afghanistan (janvier 2012). 3. Restrictions mises par les nations à l’emploi de leurs unités dans les opérations internationales.

L’Afghanistan est venu nous rappeler un certain nombre de vérités. D’abord, on ne déploie jamais sans risque une unité militaire sur le terrain : « soldats de la paix », « zéro mort », c’est très bien, mais le monde est tragique. Ensuite, lorsqu’une intervention militaire est décidée, qu’on l’appelle guerre ou non, il faut toujours avoir présent à l’esprit que l’on ne sait jamais comment les choses évolueront. Il faut être prêt à toutes les éventualités et y préparer l’opinion publique sans le soutien de laquelle il ne peut y avoir de succès.

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Enfin, mais l’ignorait-on vraiment, le « nation-building » n’est pas qu’affaire de concepts diplomatico-militaires raffinés et de haute technologie. À nous autres Français, l’Afghanistan a révélé que nous avions une armée solide, formée de soldats jeunes et moins jeunes qui savaient prendre des risques, affronter le danger et se dépasser avec leurs camarades au sein de leur unité, pour l’honneur de la France, c’est-à-dire le respect de ses engagements et de sa parole dans la solidarité avec ses alliés. Ils ont souvent le sentiment que l’on ne parle pas assez d’eux et que le sacrifice de leurs camarades n’est pas justement reconnu. Nicolas Mingasson, qui a partagé pendant plusieurs mois leur vie, leurs risques, leurs joies, leurs interrogations, a rédigé ce livre précisément pour leur rendre hommage, sans fard. Il contribue ainsi à mieux faire connaître nos armées et les subtiles problématiques de l’emploi de la force dans le monde contemporain. Il fait sortir de l’ombre ces jeunes Françaises et ces jeunes Français qui ont choisi de servir avec enthousiasme leur pays sous l’uniforme et pour lesquels la patrie mérite toujours que l’on puisse risquer le sacrifice de sa propre vie. Pour que leurs concitoyens puissent continuer à vivre libres.

Jean-Louis Georgelin, Général d’armée, ancien chef d’état-major des armées

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Introduction

J’ai consacré la majeure partie de mon travail aux régions polaires et, notamment, à l’Arctique russe. Je ne suis donc pas un spécialiste de la chose militaire ni même ce que l’on peut appeler un photographe de guerre, même si j’ai effectué plusieurs séjours en Bosnie-Herzégovine durant la guerre qui ravagea le pays de 1992 à 1995. Le regard que j’ai porté sur les soldats français engagés en Afghanistan était donc un regard simplement curieux, pas très éloigné finalement de n’importe quel Français qui se demanderait : « Qui sont donc ces jeunes Français qui combattent en Afghanistan, et que font-ils là-bas, si loin de chez eux, de chez nous ? »

Pourtant, nous avons rapidement appris à nous connaître et, au bout de quelques semaines, je faisais presque partie du groupe. Semaines après semaines, je participais aux mêmes entraînements, dormais dans les mêmes « piaules », subissais les mêmes marches, de nuit et sous la pluie, pas moins fatigué ni trempé qu’eux. Un petit coup de pouce acheva de sceller notre destin lorsque la foudre s’abattit sur notre section lors d’une marche. En ce petit matin de février nous avions frôlé le drame et si deux hommes perdirent connaissance, personne ne fut blessé. Je n’avais d’autre mérite que d’être là mais cela était beaucoup pour eux. Nous avions partagé une difficulté.

En rejoignant pour la première fois ce qui allait devenir ma compagnie en Afghanistan, ma seule expérience concrète aux côtés de soldats français remontait au service militaire. J’étais photographe. Je travaillais alors au ministère de la Défense. Autant dire que de l’armée française je ne savais rien.

Mois après mois, nous avons, presque, tout partagé. Je regrettais de rentrer en France et n’attendais qu’une chose : retourner à Tagab pour retrouver les gars du groupe, de la section, de la compagnie, mon box où j’avais laissé mes affaires, des soldats dont plusieurs, déjà, étaient devenus des amis. À chacun de mes retours, tous me disaient avoir l’impression de retrouver un membre de la compagnie.

Les populations placées dans des situations extrêmes m’ont toujours passionné. Leurs histoires sont à chaque fois bouleversantes, et les instants de vie partagés auprès d’elles restent parmi les plus forts de mon existence. Partager le quotidien des soldats français engagés dans la guerre est donc, peu à peu, devenu une évidence à mesure que la guerre s’éternisait en Afghanistan. J’aime prendre mon temps et je déteste la précipitation qui ne mène qu’à une chose : survoler les choses. J’aime prendre mon temps pour comprendre et pouvoir faire comprendre la vie de ceux que j’ai côtoyée mais pas seulement. J’aime aussi me donner le temps, car mon plus grand plaisir, ma vraie joie, le moteur de mon engagement est avant tout partager des moments de vie. J’ai donc demandé du temps et de la liberté à l’état-major des armées qui seul pouvait me permettre de réaliser mon projet : suivre un soldat d’une compagnie de combat, en France, pendant les entraînements, puis en Afghanistan, pendant les opérations. Le temps et la liberté m’ont été accordés par l’état-major des armées comme par le colonel de Mesmay, chef du corps du 21e RIMa, le régiment d’infanterie marine au sein duquel j’allais réaliser mon travail. Parmi la quinzaine de soldats sélectionnés par le colonel de Mesmay, seul le sergent Christophe Tran Van Can a répondu favorablement à ma proposition. Formidable paradoxe puisque je n’allais pas tarder à découvrir leur terrible frustration née d’un manque de reconnaissance. Je découvrirai bientôt ses motivations : montrer et faire comprendre aux Français qui ils sont, ce qu’ils font et les sacrifices auxquels conduit le métier de soldat. Cela nous faisait déjà pas mal de choses en commun ! Le sergent Tran Van Can est à la tête d’un groupe de huit soldats qui, eux, n’accueillirent pas la nouvelle avec enthousiasme, bien au contraire. Pour tout dire – ils me l’avoueraient bientôt – ils m’attendaient au tournant, traquant les faux pas. Les journalistes n’ont pas toujours bonne presse dans les régiments !

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Ce que j’ai gagné en empathie et même en amitié, je l’ai peut-être perdu en recul et en indépendance d’esprit. Peut-être, mais puisque rien ne se perd, je sais avoir beaucoup gagné. En me rapprochant d’eux, je gagnais en profondeur, en intimité. Les barrières tombaient et eux me confiaient, le plus souvent, le fond de leurs pensées. J’entends d’ici les esprits chagrins qui pensent qu’être embedded au sein d’une troupe, c’est vendre son âme au diable. Or, nous, journalistes ou photographes, sommes toujours les hôtes de quelqu’un, qu’il s’agisse d’un chef de milice bosniaque, qui accepte de me conduire à Gorazde à travers les lignes de front, ou d’un éleveur de rennes Dolgan de la péninsule de Taïmyr. Mais, curieusement, il ne m’a jamais été reproché d’être embedded de ceux-ci. Ce livre est le résultat de mon expérience personnelle au sein du groupe 42, de la 4e section de la 2e compagnie du 21e RIMa. Il relate des événements que j’ai vécus directement ou qui m’ont été racontés par les soldats eux-mêmes. Mais il est aussi le reflet de ce que tous les soldats ayant été engagés en Afghanistan ont vécu, que ce soit en France, lors de leur préparation, ou en Afghanistan. C’est dans cet esprit que j’ai souhaité publier, en début d’ouvrage, une série de portraits en noir et blanc de quelques soldats sélectionnés au hasard. Ce livre est un mélange de style, un patchwork de photographies, d’informations factuelles et de ressentis personnels. Je n’ai, en aucune manière, cherché à produire un travail d’analyse. J’ai seulement souhaité partager mon expérience – unique auprès de ces jeunes soldats, qui sont, sans même que nous en ayons conscience, des voisins que nous croisons quasi quotidiennement.

Sarajevo, le 3 janvier 2012

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2001 : l’Occident entre en guerre NEW YORK 11 SEPTEMBRE 2001

11 septembre 2001. Un mardi. Soudain, la planète s’est arrêtée de tourner. En quelques minutes, le monde entier pose son regard, à la fois fasciné et horrifié, sur ces images inconcevables, presque incompréhensibles, qui passent en boucle sur toutes les télés du globe.

Réaction immédiate : Enduring Freedom

dis que Bush déclare : « On est contre nous ou avec nous » ? Dans les faits, cet élan de solidarité internationale se traduit par l’adoption, le 12 septembre 2001, de la résolution 1368 des Nations unies autorisant ses États membres « à combattre, par tous les moyens, les menaces à la paix et à la sécurité internationales causées par les actes terroristes ». Dès lors, les événements s’enchaînent très vite. Le 14 septembre, trois jours seulement après les attentats, le Congrès américain autorise le gouvernement à recourir à la force armée ; 50 000 réservistes sont appelés sous les drapeaux. Le 19 septembre, après que le mollah Omar, chef suprême des talibans, a refusé de livrer Ben Laden sans preuve de sa culpabilité dans les attentats, l’opération « Justice sans limite » est déclenchée. Les forces américaines se déploient dans le Golfe. Quelques jours plus tard, l’opération est rebaptisée Enduring Freedom. L’objectif de cette opération, entièrement sous commandement américain, est clair : lutter contre le terrorisme, capturer Oussama ben Laden et détruire Al-Qaïda. C’est une guerre d’un

La réaction de Bush est immédiate et sans appel : pour lui, c’est la guerre ! Un sentiment que partage l’ensemble des Américains. C’est la guerre, oui ! Les États-Unis ont été attaqués, comme ils le furent soixante ans plus tôt à Pearl Harbor. Le peuple américain va se lever, riposter, emmené par un Président transfiguré en chef de guerre. Dès le lendemain, Bush qualifie les attentats d’« acte de guerre », une guerre qu’il déclare dès lors au terrorisme. La machine est lancée… Il réclame la formation d’une coalition internationale. L’Europe et l’OTAN, évidemment solidaires, affichent leur soutien à l’action militaire, confondant peut-être, sous le coup d’une émotion trop forte et mal maîtrisée, le devoir de compassion envers un peuple meurtri et une adhésion quasi aveugle à l’élan guerrier américain. Mais peut-il en être autrement tant la douleur est vive ? Les dirigeants européens peuvent-ils inviter leur allié américain, même atrocement blessé, à prendre un peu de recul, tan• 13 •

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2001 : l’Occident entre en guerre

A Des soldats de l’ANA patrouillant au nord de Bedraou.

nouveau genre que déclarent les Américains, qui s’autorisent désormais à traquer et à éliminer les terroristes partout dans le monde. La guerre qu’ils déclenchent en Afghanistan dès le 7 octobre n’est donc qu’un des volets de cette opération, qui en comptera bien d’autres aux Philippines, dans la Corne de l’Afrique, dans le Golfe ou encore dans le Sahara occidental… En Afghanistan, les Américains lancent une intense campagne de bombardements contre les talibans, allant jusqu’à utiliser des bombardiers géants B-52. Ces tirs sont efficaces mais provoquent, dès les premiers jours, d’importants dégâts collatéraux : des hangars du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) sont pris pour cibles, des dizaines d’enfants et de civils sont tués. Au sol, un premier groupe de forces spéciales américaines pénètre dans le sud du pays, le 19 octobre, rapidement suivi par des soldats anglais, canadiens, français et allemands. Les troupes françaises engagées sont discrètes et modestes : 200 hommes des forces spéciales sont déployés dans le sud et l’est du pays, dont 40 sont affectés à l’entraînement de l’Armée nationale afghane (ANA).

Aidée par les forces de la coalition, l’Alliance du Nord, encore dirigée par le mythique commandant Massoud quelques semaines plus tôt1, reprend rapidement le contrôle de la majeure partie du pays. L’opération Enduring Freedom en Afghanistan est un succès incontestable. En quelques semaines seulement, les talibans abandonnent le pouvoir, que les Américains confient à Hamid Karzaï le 4 décembre. Le 7, la ville de Kandahar, dernier bastion taliban dans le sud du pays, finit par tomber. Le règne des talibans a vécu.

Installer la démocratie : International Security Assistance Force L’armée américaine ne quitte pas le pays pour autant. En effet, les accords signés lors de la conférence de Bonn du 5 décembre 2001 prévoient le déploiement 1. Le commandant Massoud est assassiné le 9 septembre 2001 à Khwadja Bahauddin, dans la province de Takhar, au nord-est de l’Afghanistan, par deux Tunisiens se faisant passer pour de faux journalistes belges.

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d’une force internationale de 5 000 hommes. Cette nouvelle intervention doit agir sous le nom d’International Security Assistance Force (ISAF). Les objectifs de l’ISAF diffèrent totalement de ceux de l’opération Enduring Freedom. Il ne s’agit plus, cette fois, de lutter contre le terrorisme mais de conduire des opérations civiles et militaires avec les forces de sécurité afghanes, afin de permettre à l’administration Karzaï d’asseoir son pouvoir et d’installer la démocratie dans le pays. Les objectifs sont ambitieux. Trop, sans doute ! Et sont-ils seulement réalistes ? Prisonniers d’un esprit de revanche, les Américains ne prennent pas le temps de tirer des leçons de l’histoire pourtant éloquente des Britanniques, puis des Soviétiques en Afghanistan. Sur le terrain, trois types de missions sont menés : la formation de l’ANA, un soutien armé lors des opérations et, enfin, une aide au dévelop­ pement local à travers des actions aussi diverses que la construction de puits, d’écoles, la distribution de matériel scolaire, etc. Modestes en 2001, les effectifs de l’ISAF ne cessent de croître à mesure que les talibans reprennent le combat et développent une véritable insurrection à travers le pays. En 2009, la coalition compte 70 000 hommes. En 2010, le gouvernement Obama double le nombre de soldats dans l’espoir de stabiliser la situation avant de se retirer.

à ses alliés après son refus de participer à la coalition contre Saddam Hussein. Par ailleurs, l’État français souhaite conserver sa place dans le concert des nations et justifier son siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, ce qui passe, dans l’esprit de tous les gouvernements, par une capacité à intervenir militairement. Les enjeux géopolitiques l’emporteraient donc sur toute autre justification ? Nos soldats tomberaient en Afghanistan pour que la France « tienne son rang » ! Oui, mais pas seulement. La lutte engagée contre le terrorisme à travers le monde a donné des résultats, et nul ne peut objecter que

La France bascule dans la guerre De 2001 à 2007, la présence française en Afghanistan est symbolique, mais à partir de l’élection de Nicolas Sarkozy, les choses évoluent. Le Président nouvellement élu, atlantiste convaincu, souhaite que la France réintègre rapidement le commandement de l’OTAN. Il faut donner des gages aux alliés, au premier rang desquels les Américains, qui pressent la France d’accentuer ses efforts en Afghanistan. Sarkozy répond favorablement à cet appel et, malgré une opinion française très largement opposée à ce conflit lointain qu’elle ne comprend pas, il engage le pays sur la voie de la guerre. Toutefois, le retour de la France dans le giron de l’OTAN n’est sans doute pas la seule raison qui a conduit Nicolas Sarkozy à renforcer la présence armée en Afghanistan. La France, en effet, ne peut une nouvelle fois tourner le dos aux Américains et • 15 •

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2001 : l’Occident entre en guerre

18 août, la France et les états-majors militaires, qui n’ont pas pris la mesure de la montée en puissance de l’insurrection talibane, se réveillent sous le choc : dix soldats viennent de perdre la vie à proximité du col d’Uzbin, en Surobi, une région du Nord-Est de l’Afghanistan dont tout le monde ignorait encore le nom la veille au soir. L’embuscade, tendue par un groupe d’insurgés sous les ordres du commandant Farouki, a duré près de huit heures. Les détails qui proviennent du pays sont terribles : certains soldats sont morts dans des conditions effroyables, tandis que deux d’entre eux, on l’apprendra plus tard, ont préféré se donner la mort plutôt que de tomber aux mains de l’ennemi. L’illusion d’une guerre propre, électronique, « vue du ciel », vendue par les stratèges en communication, principalement américains, vole en éclats. Les Français redécouvrent une réalité qu’ils avaient oubliée : la guerre tue. Tous réalisent dès lors que les jeunes Français qui se battent en Afghanistan sont bien engagés dans une guerre. Ce jour-là, à Uzbin, quatre des neuf soldats tués avaient 19 ou 20 ans. L’année 2008 marque aussi un tournant dans le conflit. Les talibans ont repris du terrain et mènent désormais une guérilla meurtrière contre les troupes de la coalition. C’est l’escalade militaire, le macabre décompte des soldats tués ne cesse d’augmenter : 295 en 2008, 521 en 2009, 711 en 2010 et 566 en 2011. Pour les seules troupes françaises, on déplore 11 morts en 2009, 16 en 2010 et 26 en 2011. Un chiffre qui se stabilise après que les militaires français ont reçu l’ordre de lever le pied et de réduire le nombre des opérations sur le terrain. En d’autres termes, depuis que les politiques ont cantonné les militaires à leur base.

l’Afghanistan ne constitue plus aujourd’hui une base arrière pour le terrorisme mondial, comme ce fut le cas sous le régime taliban. Mais pour combien de temps ? Alors que le retrait des troupes de l’ISAF est programmé pour 2014, de nombreux officiers reconnaissent à demi-mot que le risque de voir le pays plonger de nouveau dans la guerre civile est extrêmement élevé. Nous sommes loin des justifications avancées par les communicants des états-majors américains et des politiques de tous bords qui vendent l’idée d’une guerre au seul profit de la liberté, de la démocratie, du peuple et des femmes afghanes ! Qui acceptera de croire que les États-Unis ont dépensé 460 milliards de dollars dans le seul but de libérer le peuple afghan de l’horrifiante folie talibane ? Pour libérer les femmes du joug des hommes ? Pour permettre aux petites filles de retourner sur les bancs de l’école ?

Les réalités d’une guerre

Une génération de soldats français à la guerre

Ce lundi 18 août 2008, la France est en vacances. La nouvelle qui s’étale à la une des journaux et passe en boucle sur les chaînes de radio et de télévision sort les Français de leur torpeur. Ce lundi

En dix ans de guerre, plus de 50 000 soldats français se sont battus en Afghanistan, certains y ayant effectué plusieurs séjours. Sans que personne dans la société civile française ne s’en rende • 16 •

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réellement compte, une génération de jeunes soldats a fait, depuis 2001 et comme avant eux leurs aînés, l’expérience à la fois fascinante et douloureuse de la guerre ; 82 d’entre eux, à l’heure où ces lignes sont imprimées, y sont morts. Des centaines resteront à jamais marqués dans leurs chairs, et des milliers d’autres porteront longtemps encore les blessures invisibles du stress post-traumatique occasionné par les combats menés. Les soldats français qui se sont battus et qui se battent toujours en Afghanistan ne regrettent rien de leurs choix et de leur engagement. Ils sont même, pour l’immense majorité d’entre eux, fiers et heureux d’avoir rempli la mission que la France leur a confiée. Mais ils sont amers. Amers du manque de reconnaissance de la nation française. Ils rêvent de drapeaux français agités à leur retour, d’un peu plus que les trente secondes tra-

ditionnelles consacrées par le journal télévisé de 20 heures lors du décès d’un des leurs. Ils rêvent d’une nation qui les soutienne, d’une nation qui reconnaisse les sacrifices qu’ils font pour elle. Car ils ont raison. Le fossé entre eux et la population est immense. Pourtant, paradoxalement, le soutien des Français à leur armée est important. Il n’est qu’à voir l’enthousiasme déclenché par le défilé militaire du 14 Juillet. Mais d’où vient ce sentiment, profond, que partagent tous les soldats ? De ce que j’ai pu comprendre depuis deux ans, on peut l’attribuer au fait que les Français ignorent globalement tout de qui sont leurs soldats et des missions qu’ils mènent en Afghanistan. En raison, sans doute, d’un manque d’information de la part de l’armée et des médias, les citoyens français reconnaissent les armées mais ne connaissent pas les soldats.

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Devenir soldat Ils se battent en Afghanistan ou s’y sont battus. Ils sont jeunes, ont souvent moins de 20 ans. Sans que l’on s’en rende vraiment compte, ils font l’expérience de la guerre, une expérience tout à la fois exaltante et mortifère, dont ils ne reviendront pas indemnes. Des motivations variées

De reconnaissance aussi, eux que l’école n’a cessé de stigmatiser. Face à un avenir incertain, l’armée se présente comme une alternative, un moyen de tracer son chemin. La solde est bonne et l’emploi garanti ? Tant mieux, quand on sait que, dans certaines régions urbaines, le chômage chez les jeunes atteint 35 %. Alors ils s’engagent…

Les racines de cette guerre remontent si loin que nombre d’entre eux étaient encore enfants ou adolescents lorsque les vols AA11 et UA175 se sont abattus contre les tours du World Trade Center. Aujourd’hui soldats, ils sont tout à la fois des garçons ordinaires et des hommes exceptionnels. Ne serait-ce que parce qu’ils sont les seuls citoyens français de cette génération à avoir fait l’expérience de la guerre. Comment et pourquoi sont-ils devenus soldats ?

… et vocation Tous, bien sûr, ne présentent pas ce profil. Guigui et Jonathan, le pilote du véhicule de l’avant blindé (VAB) et le tireur de précision (TP) du groupe du sergent Christophe que j’ai suivi pendant neuf mois, ont toujours rêvé de devenir soldats. Pour ces fils de militaire, l’armée est une véritable vocation. Leur avenir, ils l’ont toujours vu en vert. Kaki. Guigui est même passé par un lycée militaire, comme tant d’autres dans son cas. Et s’ils s’engagent en bas de l’échelle, c’est qu’ils en ont manqué quelques barreaux à l’heure de l’école. D’autres, déjà bien engagés sur le chemin de la vie, profitaient, comme VDB, d’une vie plutôt facile et confortable, mais ennuyeuse, sans mordant ni piquant, sans perspectives non plus. Dans le groupe, VDB est grenadier voltigeur (GV). Posté à l’avant, il ouvre le chemin, renseigne son chef, lui sert de sentinelle. Avant de s’engager, il était représentant de commerce, et les affaires semblaient marcher correctement. Il se souvient de cette époque

Entre porte de secours… Rares sont ceux qui s’engagent par vocation. Au contraire, dans les troupes et jusqu’au sein des sous-officiers, peu avaient imaginé devenir soldats. Ce sont, le plus souvent, les hasards et les aléas de la vie qui les poussent vers cette voie. Une vie parfois cabossée… Des difficultés scolaires, familiales, un quotidien déjà parsemé de petits délits qui pourraient les conduire à la case prison… Comme S. qui me confiera un jour avec un brin de malice : « Tu sais, je n’ai quand même pas attendu l’armée pour manier une arme ! » Ils ont 18, 19, 20 ans, parfois un peu plus, et leur avenir ne se présente pas exactement comme un long fleuve tranquille. Ils sont à l’heure des choix, passionnés de sport et sans aucun goût pour les études. Ils ont envie d’exister et soif d’aventures. • 19 •

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quelque peu triviales qu’ils ne sont pas de bons soldats. Car ce dont je suis sûr, c’est que beaucoup de ceux qui nous ont précédés se sont souvent engagés pour suivre un copain, par mimétisme, sans trop réfléchir ou pour mettre leurs pas dans ceux d’un homme particulièrement charismatique. Au service de qui ceux-là se mettaient-ils ? De la France et d’un idéal ou de celui qui allait devenir leur chef, leur guide, leur modèle ? » Jean-Paul Sartre résume admirablement cette situation dans L’Âge de raison lorsqu’il fait dire à Brunet, dont l’ami Mathieu refuse « pour l’instant » de s’engager au sein du Parti communiste pour soutenir l’Espagne déjà en feu : « Plus tard ? Si tu comptes sur une illumination intérieure pour te décider, tu risques d’attendre longtemps. Est-ce que tu t’imagines que j’étais convaincu quand je suis entré au PC ? Une conviction, ça se fait. » Les jeunes Français qui s’engagent devront, eux aussi, se faire leur conviction. Le caporal-chef Jonathan, chef d’équipe 300 du groupe du sergent Christophe et référent moral de la section, le résume à sa façon : « On a quel âge quand on s’engage ? 18, 19, 20 ans peut-être ? On est des gamins à cet âge-là. Personnellement, j’étais nul et je m’emmerdais à l’école. Je ne me voyais pas poursuivre ma scolarité, et faire des études relevait de la science-fiction. Je n’avais pas non plus une idée claire de ce que je voulais faire de ma vie. Ma mère avait un ami capitaine qui me parlait souvent de l’armée. Ça me paraissait sympa, une bonne option en tout cas : du sport, plus de cours ! Ça n’a pas été plus compliqué que ça ! La France, le patriotisme et tout le reste ? Je n’y pensais pas. Qui y pense vraiment à cet âge d’ailleurs ? Tu en connais beaucoup des jeunes de 20 ans patriotes ? Je veux dire, patriotes au point d’engager leur vie pour la France ? Moi, non. »

A Les soldats, des jeunes comme les autres.

pas si lointaine, un an et demi à peine. Belles fringues, belle voiture, la fête des samedis soir… Il sort une photo de son portefeuille. Il n’a pas menti ! Il en jette en costard cravate. Mais il n’en pouvait plus de cette vie trop facile, trop convenue, et rêvait de partir en Afghanistan.

« Une conviction, ça se fait. » Lorsqu’ils se décident à pousser les portes d’un centre de recrutement, les mots « engagement », « sens du devoir », « nation » ne représentent pas grand-chose pour eux. Ils sont, comme tous les jeunes de leur génération, assez éloignés de ces valeurs, qu’ils ignorent ou trouvent d’un autre temps. Ils aiment le foot et les jeux vidéo, passent leurs samedis soir en boîte et traînent une partie du week-end dans le centre commercial du coin. Non, vraiment, ils ne s’engagent pas pour la France, comme l’ont fait peut-être certains de leurs grands-pères. Désolant ? Sûrement pas ! D’ailleurs, leurs illustres aînés qui se sont battus à Verdun, sur les plages de Normandie ou dans le maquis étaient-ils tous mus par un même sentiment patriotique ? C’est la question que pose le capitaine Aurélien, le commandant de la 2e compagnie à laquelle appartient le groupe du sergent Christophe : « Je ne crois pas qu’il faille dévaloriser leur engagement. Leurs raisons ne sont pas plus mauvaises que d’autres, et ce n’est pas parce qu’elles peuvent paraître, vues de loin,

et surtout en passant des heures devant leur console de jeux vidéo à tirer sur tout ce qui bouge. Leur vie de soldat commence par un entretien avec un officier recruteur dans un centre d’information et de recrutement de l’armée de terre. Un moment important, parfois intense, à tel point que, bien des années plus tard, certains conservent un souvenir prégnant de cette rencontre. En signant leur contrat, ils acceptent un certain nombre de règles qui les engagent, y compris dans leur vie civile. Ils se soumettent ainsi à de nouvelles obligations stipulées dans l’article premier du statut général du militaire : « L’état militaire exige, en toutes circonstances, esprit de sacrifice pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité. » L’article précise également que « les devoirs qu’il comporte et les sujétions qu’il implique méritent le respect des citoyens et la considération de la nation ». Mais c’est une autre histoire, sur laquelle nous aurons l’occasion de

revenir. Ces obligations sont reprises dans le Code du soldat, un document plus accessible et rédigé à l’attention des futurs combattants. Concrètement, cela signifie que le soldat ne dispose plus de vacances mais de « permissions », qui lui sont accordées, ou non, aux dates qui conviennent à son unité plutôt qu’à sa famille ou à ses amis. Il peut également être rappelé à tout moment, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an, où qu’il se trouve. « Accomplir la mission au péril de sa vie »… le sens de ces mots est fort et a un effet très concret : la mission prime sur le soldat ! Aussi celui-ci est-il prêt à donner sa vie pour qu’elle soit assurée. Ce ne sont pas que des mots : tous, quels qu’ils soient et quel que soit leur grade, en sont parfaitement conscients. Enfin, si être ambassadeur de l’armée de terre a une portée plus anecdotique, cela accentue toutefois cette idée qu’en s’engageant, les soldats renoncent à une partie d’eux-mêmes, qu’ils ne s’appartiennent plus entièrement.

L’engagement Quand ils s’engagent, la plupart d’entre eux ignorent tout du métier de soldat. La guerre, ils la connaissent comme tous les jeunes de leur âge : à travers la télé • 20 •

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A Peu à peu, devenir fier d’être soldat. • 21 •

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La compagnie

est équipé le VAB. Tous deux ne quittent jamais le véhicule. Les chefs d’équipe, quant à eux, ont pour fonction de commander leurs deux équipiers et de faire le lien avec le sergent. Ils ne disposent pas, comme le chef de groupe, le pilote et le RT, d’autre armement que le Famas, dont tous les soldats sont équipés quelle que soit leur fonction. Les équipiers sont organisés selon de la portée de leurs armes : 300 mètres, 600 mètres et même, parfois, 800 mètres. L’un des équipiers « 300 » dispose en plus d’un lance-roquettes antichar AT4-CS ou LRAC. Quant aux « 600 », l’un d’eux est armé d’une Minimi, une mitrailleuse très puissante, capable de tirer près de cent cartouches par minute ! L’autre équipier est armé d’un lance-grenades individuel (LGI), une sorte de petit mortier que l’on manipule à la main, en appui sur le sol. Enfin, il est courant que l’un des « 600 » dispose d’une spécialité de tireur de précision, embarquant son fusil FR-F2 selon les besoins spécifiques des missions. À ce stade, formés mais inexpérimentés, les soldats ne sont pas encore autorisés à participer à

À l’issue de ces six mois de l’infanterie, les soldats intègrent une compagnie, leur compagnie. Ils vont y poursuivre leur formation et apprendre non seulement leur métier de soldat mais aussi ce qu’est un groupe, la cohésion. Ce passage est un moment crucial dans la vie d’un militaire. Des années plus tard, ils sont nombreux à évoquer avec nostalgie leur « compagnie de cœur » et, bien souvent, des liens particuliers sont maintenus malgré les affectations nouvelles. En fonction des besoins, les soldats acquièrent une spécialité qu’ils vont exercer au sein de la plus petite entité militaire, l’unité de base : le groupe. Neuf hommes. Neuf fonctions précises. Le chef de groupe, sergent, commande l’unité. Il est garant de ses hommes comme du matériel. Une lourde responsabilité pour un jeune garçon, qui bien souvent n’a pas 25 ans. Le pilote conduit le VAB. À ses côtés, au poste de pilotage, le radiotireur (RT) assure les liaisons radio avec le reste de la section et sert la mitrailleuse lourde dont A L’ancre, symbole de l’infanterie de marine.

Les classes

Au-delà de ces habitudes nouvelles, qui déjà forgent les esprits, l’armée manie les symboles. L’uniforme, la présentation devant le fanion ou le drapeau du régiment… autant d’actes symboliques qui font entrer les jeunes soldats dans la grande famille militaire, pétrie d’histoire et de traditions. Peu à peu, ils vont devenir, eux aussi, un maillon de cette longue tradition. Des années plus tard, le souvenir de ces moments forts, sinon sacrés, est encore gravé dans leur mémoire. Un soir, dans la popote bruyante de la 2e compagnie, le caporal-chef Jonathan se souvient du jour où il a passé son treillis pour la première fois : « C’est peut-être un peu idiot, mais, la première fois que j’ai enfilé mon uniforme, il s’est passé quelque chose. Ça m’a filé un coup ! J’étais fier de porter ce treillis, vraiment ! Parce que j’avais de la gueule avec, parce que nous avions tous de la gueule. J’avais peut-être aussi le sentiment d’appartenir désormais à un groupe. En revanche, avec le temps et du recul, je réalise que je n’avais pas la moindre idée de ce que porter l’uniforme impliquait et allait exiger de moi. »

Vient le temps de franchir les portes du régiment qu’ils ont choisi. Désormais, plus rien ne sera exactement comme avant. Toutes les jeunes recrues, hommes du rang comme officiers, débutent leur carrière militaire par une période de formation initiale de six mois. Ce sont les fameuses classes. Ils y apprennent les bases du métier : obéir, se tenir au garde-à-vous, s’habiller, saluer, marcher au pas, plier son lit au carré, se lever à 5 heures du matin, manier les armes, maîtriser les bases du combat… Du sport, des marches « treillis-rangers-sac à dos », mais aussi beaucoup de cours théoriques sur l’armement, la tactique du combat, les risques nucléaires, bactériologiques et chimiques, etc. Pour ceux qui voulaient fuir les bancs de l’école, la surprise et la déception sont grandes ! Néanmoins, la formation est rapide et, au bout de deux ou trois semaines, ils entrent enfin dans le vif du sujet. Ils ont toutefois pu se faire une idée claire du métier pour déterminer si cette nouvelle vie est vraiment faite pour eux. Et mesurers’ils pourront se plier à la rigueur militaire, ou pas… • 22 •

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Le groupe 42 du sergent Christophe devant la vallée de Bedraou, à quelques jours de leur retour en France. De gauche à droite, en partant de la deuxième rangée : 1re classe D., caporal A., sergent Christophe, sergent E., caporal-chef L., 1re classe VDB, 1re classe F., caporal G., caporal L. • 23 •

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A Le groupe du sergent Christophe, à l’exception du pilote et du radio-tireur, à l’entraînement.

L’unité de base : le groupe

A E., le tireur LGI.

A F., le tireur Minimi.

A Le radio-tireur (à gauche) et le pilote Guigui.

A B., le tireur de précision.

A Bob, chef d’équipe « 300 ». • 24 •

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une opération extérieure (Opex). Mois après mois, ils vont donc poursuivre leur formation et, surtout, découvrir la famille militaire, tout en développant un fort sentiment d’appartenance, de cohésion. Pour un grand nombre d’entre eux, amers des souvenirs difficiles de l’école, la compagnie est un lieu où ils se sentent à la fois utiles et valorisés. Un sentiment qui comptera beaucoup dans la construction de leur engagement militaire. En intégrant une compagnie, ils mettent aussi leurs pas dans ceux des soldats qui les ont précédés. Partout, sur les murs de la caserne, à la popote, dans les bureaux des chefs…, s’affichent les souvenirs qui rappellent les heures de gloire de la « 2 », comme l’appellent les hommes de la 2e compagnie : photos des précédentes Opex, objets ramenés des opérations passées… La popote fait office de petit musée : un casque datant de la Seconde Guerre mondiale, des reliques tribales

Devenir soldat

ramenées d’Afrique, un panneau routier récupéré sur la route de Bagdad, un portrait de Saddam Hussein… Et, à l’abri d’une vitrine, objet sacré, le drapeau de la compagnie. Le 21e RIMa est l’un des régiments les plus anciens et les plus décorés des troupes de la Marine. Les jeunes sont fiers d’avoir été acceptés par ce groupe et espèrent, à leur tour, écrire une page de l’histoire de la compagnie et du régiment. Le sentiment d’appartenance et de cohésion qui en découle est d’une importance capitale. Il est le ferment même de la compagnie, une source de motivation et de courage pour le soldat, une raison de se surpasser. La force qui les anime désormais est celle du groupe. Mois après mois, la cohésion n’aura de cesse de se développer, et la compagnie va devenir leur seconde famille. Pour elle, pour leurs camarades, ils sont prêts à de nombreux et lourds sacrifices.

A La marine recrute de nombreux Polynésiens.

A Entraînement au camp de Canjuers. Le sergent Christophe et l’adjudant C., son chef de section. • 26 •

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A L’uniforme, le chant de la compagnie, un défilé… autant d’éléments forts de cohésion. • 27 •

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Prépa Afgha’ ! Février 2012. Camp militaire de Canjuers, dans le sud de la France, à quelques kilomètres des gorges du Verdon. En mai, tous ces soldats s’envoleront pour six mois pour la Kapisa, l’une des régions les plus instables d’Afghanistan, où l’armée française déplore le maximum de ses pertes. Avant de plonger dans la guerre, ils doivent suivre une préparation spécifique, presque aussi longue que le temps qu’ils passeront sur le terrain Le groupe

chef Jonathan, chef d’équipe 600, le caporal-chef Bob, chef d’équipe 300, le caporal Guigui, pilote de VAB, le caporal K., radio-tireur, le première classe F., tireur Minimi, les premières classes H., tireur LGI, et K., tireur AT4, et enfin Q., tireur de précision. Et bien sûr tous les autres : 40 dans la section, commandée par l’adjudant Cédric, et 140 dans la compagnie, dirigée par le capitaine Aurélien. En tout, 80 hommes composent le grou-

Je retrouve Christophe, le sergent qui a accepté le principe du reportage, et je découvre son groupe, ainsi que le reste de sa section. Les neuf hommes du groupe sont : le sergent Christophe, le caporal-

A Armes, cartouches, huile… se mélangent aux affaires des soldats.

A Le sergent Christophe équipe son CIRAS d’entraînement. • 29 •

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Temps libre… La journée de travail terminée, les hommes sont laissés libres de gérer leur temps comme ils le veulent. Leur double facette se mélange alors, passant naturellement d’un coup de fil aux copains ou à la famille au nettoyage de leur armement, de la préparation de l’entraînement du lendemain à une lecture moins… catholique, d’une série de pompes à une bonne tranche de saucisson à l’heure de l’apéro.

A Légende à venir…

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Prépa Afgha’

semaines importantes et symboliques, puisque c’est la première fois que les 850 soldats qui composent désormais le GTIA sont rassemblés. C’est là que commence la mission Afghanistan. Trois semaines plus tard, assis sur le même lit de camp que celui des soldats, le colonel de Mesmay m’explique n’avoir rien cherché à cacher à ses hommes, et surtout pas les dangers de la mission. « Lorsque, pour la première fois, j’ai rassemblé mes 850 soldats à Mailly-le-Camp, il était important pour moi de bien cadrer les objectifs et les dangers de cette mission. J’ai voulu leur expliquer que nous étions rassemblés parce qu’une mission nous avait été confiée, celle de défendre les intérêts sup­érieurs de la nation. Je n’ai cherché à leur cacher ni la longueur de la mission, ni sa difficulté, ni les risques élevés. Nous savions, eux comme moi, que tous ne reviendraient pas. » La première semaine au Centac est consacrée à la cohésion. Celle-ci se développe jour après jour à travers des exercices d’entraînement classiques mais qui présentent déjà une forte composante

période de l’année. Des dizaines d’exercices sont organisés, le plus proche possible de la réalité du terrain afghan et des missions qu’ils auront à mener : fouilles de compound à la recherche d’armements, déminage, opération de récupération d’un groupe en difficulté, check point… Mais, pour lui comme pour ses hommes, cette longue période d’entraînement va aussi leur permettre de se découvrir, de travailler ensemble et de se connaître. Car, comme l’explique le colonel de Mesmay, « là-bas, nous aurons l’obligation d’être opérationnels dès le premier jour ». Ces six mois d’entraînement vont lui permettre d’évaluer ses troupes, de détecter les failles, de corriger les points faibles et d’améliorer les points forts, mais aussi de développer les fondamentaux du combat.

Six mois d’entraînement intensif Cette période est découpée en quatre grands entraînements, réalisés dans des camps spécifiques. Le premier se déroule en pleine Champagne, au Centac, le Centre d’entraînement au combat. Trois A Le sergent Christophe donne ses ordres aux hommes de son groupe.

pement tactique interarmes (GTIA) rassemblé à Canjuers depuis une semaine. Ils sont installés dans une sorte de grand hangar, près d’une centaine à s’être entassés avec leur matériel. On est loin de l’ambiance rangée d’un régiment : section par section, groupe par groupe. Quand je passe la porte du hangar, ma première impression est celle d’un vaste bazar. Il y en a

dans tous les sens ! Des caisses de matériel, des armes, des sacs et, accrochés aux murs, des teeshirts et des serviettes au milieu des cartes d’étatmajor. Au pied de chaque lit, leurs armes côtoient leurs effets personnels : ordinateurs, iPod et quelques magazines à ne pas laisser traîner dans les mains des jeunes filles en fleur. Matériel militaire et objets personnels se mélangent naturellement, comme les deux faces de ce qu’ils sont : des soldats maniant des armes de guerre, et des jeunes gens comme les autres dans la vie civile. La journée est déjà bien avancée, les gars sont libres. Chacun s’occupe à des activités personnelles ou militaires. Tchat sur Internet, préparation du dîner, révision d’une phase tactique, nettoyage des armes, visionnage de films sur l’ordinateur…

Les objectifs Dans sa chambre particulièrement rustique – un lit de camp, une table et un tabouret –, le colonel de Mesmay m’explique rapidement les objectifs de cette préparation. Ils sont divers et variés, mais le premier d’entre eux est de bénéficier du retour d’expérience des soldats qui les ont précédés pour le même mandat, mais un an auparavant à la même

A Chaque matin, la compagnie se rassemble. • 32 •

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A Le caporal Jonathan lors d’un exercice de désengagement au camp des Garrigues. • 33 •

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Une journée en entraînement Chaque jour, les soldats s’entraînent sur des scénarii nouveaux, préparés d’après le Retex (le retour d’expérience) des soldats, qui les ont précédés en Afghanistan. Pour les aider dans ces entraînements, quelques hommes du 3e RIMa sont venus les encadrer, les conseiller et même « jouer » les insurgés afghans. Au programme ce jour-là : un assaut sur un compound (en fait, une ferme abandonnée) soupçonné d’abriter des chefs insurgés et de l’armement. Les officiers préparent la manip’ sur plusieurs jours. Pour les soldats, elle commence la veille, au moment des ordres, puis se déroule le lendemain. A 18 h 00, la veille au soir. Les ordres pour la mission.

A 8 h 00. Christophe lance l’attaque sur le compound.

A 8 h 20. Les soldats investissent le compound.

A 8 h 30. Puis maîtrisent les pièces une à une.

A Les hommes avancent prudemment, prêts à riposter.

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A 18 h 30, la veille au soir.

A 6 h 30. La mission est lancée.

A Pièce après pièce, les soldats investissent la ferme comme ils devront le faire dans les compounds afghans des vallées d’Alasay ou de Bedraou. • 35 •

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Une journée en entraînement

A 8 h 50. Un insurgé est soigné par le médecin chef.

A 9 h 00. Les insurgés faits prisonniers sont gardés en joue.

A Le caporal-chef Bob monte la garde.

A Un « insurgé » est rattrapé et neutralisé sans ménagement.

A 9 h 40. Désengagement. La section est attaquée.

A 9 h 50. Le sergent Christophe note sur le casque du caporal Bob, blessé, l’heure de la pose du garrot. • 36 •

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A 9 h 10. Un insurgé tente de s’enfuir.

A Quel Afghan se cache derrière ce soldat déguisé ?

A La compagnie est attaquée lors du désengagement. Un soldat protège son prisonnier et l’empêche de fuir en le fixant au sol.

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Le temps des manœuvres La préparation Afgha’ inclut une bonne partie de travail sur les fondamentaux du combat. Un contrôle des acquis et de remise à niveau : tirs, de jour comme de nuit, sur tous les types d’armes, déplacements, observation, appuis, déminage… Cette révision générale avant le départ permet de réparer les lacunes, de renforcer les acquis, mais permet aussi aux soldats d’apprendre, encore et encore, à travailler ensemble.

A Le groupe du sergent Christophe sous l’œil d’un instructeur revenant d’Afghanistan.

A Exercice de tir au camp des Garrigues. Tireur Minimi.

A Tirs de nuit sous un ciel illuminé par des fusées éclairantes. A Séance de tir au lance-roquettes AT4 au CEITO.

A Recherche d’IED par les soldats de la légion.

A L’adjudant Cédric donne ses ordres à ses chefs de groupes. • 38 •

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A Une fois les armes remisées à l’armurerie, les hommes peuvent souffler. • 39 •

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AFGHANISTAN : la guerre inconnue des soldats français

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A Le nettoyage de l’armement est systématique après chaque séance de tir et occupe une bonne partie de leur temps libre.

afghane. En fin de journée, les cadres assistent à des réunions d’information sur l’Afghanistan : l’histoire du conflit, les spécificités ethniques, les modes opératoires des insurgés, la géographie… Les deux semaines suivantes sont dédiées à l’évaluation des compagnies. Le Centac est un centre ultramoderne : les soldats s’entraînent équipés de capteurs électroniques qui permettent au centre de commandement d’obtenir une vue d’ensemble très précise. Chaque soir, les commandants de compagnie sont débriefés par les responsables du centre.

retours d’expérience dans le jargon militaire. Les stratégies des talibans et les menaces évoluant en permanence, les militaires doivent donc s’y adapter sans cesse. Une section du 3e RIMa1 de Vannes est ainsi venue faire profiter de son expérience, jouant parfois le rôle des insurgés pour mieux entraîner ceux qui s’apprêtent à partir. En mars, nouvel entraînement dans le camp des Garrigues. Au programme : combat et renforcement physique lors de marches. Deux semaines plus tard, nouvelle session de quinze jours en plein cœur du plateau du Larzac, à quelques kilomètres de la commune de Millau, au centre d’entraînement de l’infanterie au tir opérationnel (CEITO). Les hommes s’exercent spécifiquement au tir, de jour comme de nuit, sur tous les types d’armes dont ils disposent.

En février, nouveau rassemblement du GTIA à Canjuers, pour une quinzaine de jours d’entraînement avec, notamment, la présence de soldats ayant déjà combattu en Afghanistan. Dans ce camp immense de 35 000 hectares, le plus vaste d’Europe, les exercices sont précisément calqués sur les opérations qu’ils devront mener sur le terrain. Ils sont montés en fonction des Retex, les

1. Le 3e RIMa a été déployé en Afghanistan de juin à novembre 2009. Cinq soldats de ce régiment ont été tués pendant leur mandat.

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Entre deux périodes de terrain, la vie continue normalement au régiment : séances de tir, exercices physiques, etc. « C’est trop, me confie quelques semaines plus tard le sergent Christophe. Depuis que nous sommes rentrés du Sénégal, nous n’avons pas vu le jour, ni pu profiter de nos familles tranquillement. Et bientôt, nous serons repartis en Afgha’ ! » Tous les hommes de son groupe acquiescent. « C’est un peu comme si la mission durait un an ! » Mais je soupçonne des sentiments plus complexes. Impatients comme des fauves en cage, ils rêvent d’y être déjà, mais voudraient aussi pouvoir reculer le jour de la séparation. Ces semaines d’entraînement sont pour eux des voleuses de temps. Du temps passé auprès de leur famille et du temps qui les sépare encore des vallées poussiéreuses et brûlantes d’Alasay et de Bedraou, les deux principales vallées où interviennent les Français dans le sud de la Kapisa, depuis la base avancée de Tagab.

semble. Volonté farouche qui se mêle intimement au sens du devoir. Et n’est-ce d’ailleurs pas de là que leur vient cet étrange sentiment d’un acte égoïste, que Christophe résume pour tous les autres : « On est prêts à tout pour aller vivre cette expérience ! C’est d’un égoïsme effroyable. » Finalement, l’ordre donné, le devoir d’obéissance, derrière lesquels ils peuvent se cacher, les arrangent bien. Mais la nouvelle reste difficile à annoncer. Certains mettront plusieurs jours avant d’appeler la maison, leur femme, leur mère ou leur copine. Il va leur falloir trouver les mots, rassurer, désamorcer, contenir comme ils peuvent la vague d’angoisse qui va déferler sur la maison. Mots maladroits ou faux… Comment rassurer quand, quelques jours plus tôt, les médias annonçaient la mort du trentedeuxième soldat français en Kapisa !

Annonce de la mission

Recalés ou refusés : l’exception afghane Certains ne sont pas retenus. D’autres renoncent d’eux-mêmes et ne s’en cachent pas, exposant clairement leurs motivations. En théorie, un militaire ne peut refuser aucune opération. Il est tenu à l’obéissance en toutes circonstances. Cependant, pour cette opération, l’armée instaure clairement une exception, ne souhaitant pas embarquer dans des combats des garçons fragiles. Le colonel de Mesmay avait indiqué une date limite au-delà de laquelle les hommes ne pourraient plus renoncer.

Tous ne partiront pas

On meurt en Afghanistan plus qu’ailleurs. Les hôpitaux militaires se remplissent toujours plus de garçons fracassés. Autant de vies à reconstruire. Et pourtant ! Et pourtant, c’est la mission dont ils rêvent tous. C’était en septembre, près de six mois plus tôt, mais ils se souviennent comme si c’était hier du jour où ils ont appris, alors en Opex au Sénégal, que leur prochaine opération les conduirait en Afghanistan. Ils me racontent pêle-mêle le bonheur de cette nouvelle, l’angoisse de ne pas être retenu et la difficulté à l’annoncer à leurs proches. Comment expliquer à sa femme que « c’est le pied de partir à Tagab » ? Comment faire comprendre qu’ils vont enfin avoir l’occasion de se confronter à la guerre, au combat ? Et savoir enfin ce qu’ils valent comme soldats ou, tout simplement, comme hommes ? Nous y voilà, au pied du mur des raisons qui les poussent à partir. De l’un à l’autre, les motivations peuvent varier, mais à la marge seulement. Et je ne me trompe pas en leur faisant dire qu’ils partent parce qu’ils en reçoivent l’ordre, parce qu’ils en crèvent d’envie et aussi parce qu’ils sont dans la dynamique du groupe. « C’est tous ensemble ! Même pas la peine d’y réfléchir. » S’ils partent, j’en suis maintenant intimement convaincu, c’est pour eux et pour le groupe, la section, la compagnie. En-

A Les hommes de la 2e compagnie face au capitaine Aurélien. • 41 •

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AFGHANISTAN : la guerre inconnue des soldats français

Les raisons invoquées ont été diverses. Dans la compagnie du capitaine Aurélien, deux hommes ont refusé à la demande de leurs compagnes qui ne supportaient pas l’idée de ce départ. D’autres, n’assumant pas, se sont retranchés derrière de fausses raisons médicales. « Personne n’est dupe, me confie le caporal-chef Jonathan. On n’en pense pas moins, mais on s’en fout. Moi, en tout cas, je m’en fous. Je préfère que ces gars renoncent maintenant plutôt que de les voir flancher là-bas, en plein merdier. Personnellement, je pense qu’ils se sont plantés et qu’ils n’ont pas leur place dans une compagnie de combat. » Moins banal, un soldat de confession musulmane n’a pas caché le problème de conscience que celui d’aller se battre dans un pays musulman. Toutefois, en raison de ses résultats et de son implication dans l’armée, sa hiérarchie a accepté de le maintenir à Fréjus. Quelques mois après le retour en France, le capitaine Aurélien me confirme l’étrangeté de cette situation, mais m’explique aussi qu’il est utile de conserver de bons soldats en base arrière pour faire tourner le régiment. La période d’entraînement est également utile aux cadres pour détecter ceux qui ne feront pas l’affaire, que ce soit pour des raisons techniques, physiques, psychologiques ou personnelles. C’est aussi la tâche du sergent Christophe. Continuellement en contact avec ses hommes, il est celui

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qui les connaît le mieux, y compris dans leur vie personnelle. Le groupe, « c’est un peu une autre famille, explique-t-il. Je ne sais pas si je suis leur “papa”, mais je vois mes gars un peu comme mes enfants. » Le chef de groupe joue un rôle capital et peut déceler, mieux qu’aucun autre, ceux qui pourraient ne pas supporter la pression en Afghanistan, lorsqu’ils se trouveront sous la menace permanente des insurgés.

S’équiper

Une motivation de fer À Tagab, il faudra pouvoir compter sur tous les hommes, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pendant les six mois de la mission. Pour Christophe, la qualité principale est la motivation. « C’est une mission dont tu dois avoir envie, et l’envie, je ne peux pas l’avoir à leur place. Je peux les former, les aider sur les plans technique et tactique, physique même. Mais pas sur l’envie. Un soldat qui n’a pas envie, c’est mort, foutu ! Il ne faut pas qu’il parte ! » Et Christophe sait de quoi il parle : il nourrit de sérieux doutes sur l’un de ses hommes. Il m’en parle un soir alors que nous nous sommes isolés pour réaliser l’une de nos interviews vidéo régulières. Il ne me faut pas longtemps pour comprendre de quel soldat il s’agit. Effectivement, je ne l’ai jamais senti investi, même si mon peu d’expérience militaire ne m’autorise sans doute pas ce jugement. Néanmoins, je vois la différence avec les autres soldats, toujours partants, enthousiastes, vivants, combatifs… Christophe hésite, il sait à quel point la décision qu’il prendra pourra être lourde de conséquences pour le garçon en question. « Tu te rends compte ! Annoncer à ta femme que tu n’es pas pris… C’est la honte ! En tout cas, moi, je le vivrais comme ça et je ne pourrais pas supporter cette idée. » Christophe discutera avec lui pour comprendre, le secouer… mais la réaction viendra trop tard. Leur motivation, les soldats ne la montrent pas uniquement sur le terrain, pendant les exercices et les entraînements. Ils sont tellement motivés qu’ils « bouffent » A Le terrain, l’Afgha’, ils les découvrent aussi à travers des films et des vidéos. de l’Afghanistan à longueur de

Se préparer, c’est aussi s’équiper. Depuis dix ans, depuis que la France est engagée en Afghanistan, les progrès techniques ont été considérables. Il suffit, pour s’en convaincre, de replonger dans les photos des premiers marsouins du 21e RIMa, débarqués dans le pays en 2001. Hormis l’armement de base, tout a changé, ou presque. En dix ans, l’armée française a effectué une petite révolution, rattrapant son retard sur les autres contingents occidentaux, notamment américains et britanniques qui avaient mis à profit la guerre en Irak pour faire évoluer leur matériel. L’armée française, elle, n’était pas montée dans ce train-là. Ce mouvement de modernisation avait débuté avant l’embuscade d’Uzbin, mais il est certain que le choc provoqué par ce drame, jusqu’aux états-majors, a permis d’accélérer considérablement le déploiement de nouveaux équipements au sein des unités de l’armée de terre. En ce sens, les soldats qui répètent que leurs frères d’armes du 8e RPIMa ne sont pas tombés pour rien n’ont pas tort. Une partie de l’équipement est fournie aux soldats quelques semaines avant leur départ. Ce jour-là, c’est un peu la fête : les gars sont férus de matériel et mesurent vite la différence, même si tout ne leur A Un équipement modernisé que les soldats complètent tout de même. semble pas parfait. Pourtant, tous ou presque investissent dans journée. Le soir, je les retrouve régulièrement en du matériel personnel. Une pratique en théorie train de regarder, seuls ou à plusieurs, des vidéos interdite mais largement acceptée. Les cadres euxtournées par d’autres soldats sur le terrain, des mêmes, y compris des officiers, cèdent à cette hareportages, des documentaires… Scrutant chaque bitude. Certains, comme le chef M., sont de vrais image, ils s’imprègnent de la mission en même passionnés de matériel et y consacrent des sommes temps qu’ils cherchent le moindre détail qui leur folles, parfois plusieurs milliers d’euros. C’est une permettra de mieux se préparer : comment les passion qui peut les mener très loin. Dans mon hommes sont équipés et ont disposé leurs munigroupe, les hommes ont décidé d’investir dans de tions, la configuration du terrain, des villages petites radios VHF pour remplacer les postes de afghans, comment ils ripostent… Je regarde avec radio individuels (PRI) réglementaires. Un grand eux ces vidéos, comme un aveugle. Je ne vois rien nombre d’entre eux s’est également acheté des de ce qu’ils voient, je ne comprends pas l’imporchemises de combat américaines dernier cri. À tance de ce qui me paraît être d’infimes détails. 80 euros la chemise, les femmes ne comprennent Pourtant, pour eux, ces mêmes détails constituent pas ces dépenses, qui provoquent de violentes ce qui, peut-être, les sauvera. crispations au sein de certains couples. Manque 1 ligne

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Dernière ligne droite À un mois du départ, la prépa Afgha’ est terminée. Les compagnies ne retourneront pas sur le terrain avant de s’envoler pour l’Afghanistan. C’est le retour à la vie régimentaire habituelle.

Le compte à rebours est lancé !

pas un « théâtre d’opération » mais bien un pays en guerre. Les fils, maris, frères… ne partent pas en Opex mais à la guerre. Comment ne pas en être conscient, comment ne pas y penser quand onze soldats sont morts, dont huit en Kapisa, dans les mêmes vallées où ils seront déployés d’ici quelques semaines ? Les soldats aussi y pensent, depuis le jour où ils ont appris leur départ pour l’Afghanistan. Sérieusement et souvent, pour ne pas dire tout le temps. La mission Afgha’ est dans leur tête depuis plus de six mois. Et ils réfutent ces discours qui les disent trop jeunes pour partir, pour comprendre où ils vont. Peu importe qu’ils aient 20 ou 25 ans. Ils sont lucides, conscients des risques au-devant desquels ils avancent. Et ils avancent sans trembler, les yeux grands ouverts. Depuis qu’ils ont appris qu’ils allaient partir, la liste des soldats tués en Afghanistan n’a cessé de s’allonger. Le nombre d’assurances complémentaires auxquelles ils souscrivent auprès de compagnies privées est d’ailleurs révélateur : la plupart d’entre eux cumulent les contrats. Mais ils font bien plus qu’accepter les risques de la mission. Ils assument leur devoir de soldats qui exige d’eux qu’ils aillent jusqu’au « sacrifice ul-

La date de départ des containers est fixée. Entre les dernières séances de tir, les soldats conditionnent le matériel comme leurs affaires personnelles. Dans les caisses d’allégement – de vastes caisses en bois ou en carton fort –, ils entassent tout ce qui pourra améliorer leur confort à Tagab. La liste est longue comme un jour sans pain : consoles de jeux, machines à café, ordinateurs, disques durs, livres, jeux de société, autres effets personnels… Ça s’active dans les chambres et les couloirs. On négocie un peu de place dans la caisse d’un autre groupe, on se demande aussi ce qui est autorisé ou non. Mais aucun officier ne venant mettre son nez dans la préparation des caisses, la question reste assez théorique… Les caisses d’armement bouclées avant le départ, les hommes ont droit à quelques jours de permission. Ils en profitent pour faire le tour de la famille, des copains. Échanger des au revoir qui ne ressemblent à aucun autre. Car, cette foisci, le risque n’est pas le même, et le spectre d’un drame est dans tous les esprits. La terminologie officielle, toujours habile à présenter pudiquement les choses, ne dupe personne : l’Afghanistan n’est • 45 •

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time » selon la terminologie officielle. Ils ont cette abnégation. Ils sont disposés à mourir pour la mission et pour les copains, parce qu’ils savent que tous dans le groupe, la section, la compagnie… sont prêts au même sacrifice. Un contrat implicite les unit, et la possibilité de ce don est pour tous une évidence, comme elle l’a toujours été au sein des troupes depuis que les hommes se font la guerre. C’est une telle évidence pour eux qu’ils ne mesurent pas bien ce que leur attitude peut avoir de noble et d’exceptionnel dans un monde sans cesse plus individualiste. Leur abnégation leur paraît normale, évidente. Que ce soit Christophe, Jonathan ou Guigui, tous me font les mêmes réponses : « C’est notre boulot », « On l’a accepté en signant », « Tous les autres gars feraient la même chose. Toi aussi, tu le ferais »… Ce dont je ne suis pas sûr.

Les familles et les amis restent Beaucoup de leurs copains ne comprennent pas. Ils partagent une même jeunesse, jouent ensemble au foot le week-end, vont en boîte et au McDo… Mais n’y a-t-il pas un monde qui les sépare ? Jonathan n’a pas perdu ses amis d’avant l’armée, qui ont toujours respecté son choix. Mais respecter n’est pas comprendre. « La majorité de mes copains ne comprend pas que je parte en Afghanistan, expliquet-il. Plusieurs m’ont demandé pourquoi je n’ai pas essayé de me défiler. Ils n’arrivent pas à envisager que je puisse avoir envie d’y aller, que je puisse être heureux de cette mission. Ils ne conçoivent pas non plus que je le fasse même si je n’en avais pas envie, parce que c’est mon métier et mon devoir de soldat. Et ils ne comprennent pas que l’armée envoie des soldats si jeunes, ni ce que la France fait là-bas. J’essaie parfois de leur expliquer, mais ce n’est pas facile. Ils n’ont pas les clés pour comprendre. Qu’il faut être jeune pour faire ce boulot. Que oui, la guerre, ça tue et que ce n’est pas nouveau. Mais aussi que, finalement, le nombre de soldats français tués en Afghanistan reste limité. » Les familles, quant à elles, sont plus pudiques et se montrent compréhensives. Elles ne veulent pas retourner le couteau dans la plaie. Elles se sont habituées depuis longtemps à l’idée que le tour de leur fils ou de leur mari viendrait. Ils ne sont pas soldats dans une compagnie de combat pour enfi-

A La section rassemblée, Melyssa et Alycia regardent leur père partir.

A Stress et tendresse.

ler des perles ! Les plus proches se protègent aussi de manière inconsciente. Une sorte de réflexe de survie leur permet de ne voir ou entendre que ce qu’ils sont capables de supporter pour continuer à vivre, sans que l’idée d’un mari en Afghanistan devienne paralysante. Le lendemain du départ, les familles apprendront le décès du 42e soldat français, tué par un engin explosif. La femme d’un des soldats de la compagnie m’expliquera, quelques semaines après le retour de son mari, qu’elle avait tout lu sur l’Afghanistan, qu’elle suivait les informations, surfait sur Internet. Et pourtant… Et pourtant, elle avait accepté les discours rassurants de son mari avant son départ et pendant tout le temps de son séjour sur le terrain. Comment expliquer cela autrement que par un réflexe autoprotecteur ? Les systèmes d’autodé• 46 •

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fense dont dispose l’être humain sont particulièrement efficaces ! À moins que ce ne soit un moyen d’éviter de mettre les pieds dans le plat, de tout déballer et de déclencher une crise inutile, car il faudra bien partir, quoi qu’il arrive. Il y a de cela aussi, bien sûr, mais pas seulement.

Le soir du départ Le jour du départ finit par arriver. Espéré depuis des mois par les soldats, redouté par les familles. Un fossé les sépare. Une à une, les voitures se garent sur le parking de la compagnie ; les familles sont venues accompagner un père, un mari, un fils. La section de l’adjudant Cédric est l’une des premières à partir. Une joie et une fierté, même si ce choix n’est pas le reflet de qualités particulières, puisque le 21 calque l’envoi de ses troupes sur l’ordre de désengagement du 13e bataillon de chasseurs alpins (BCA).

A H -1 : Quand le temps de la parole est passé.

Une compagnie de combat est remplacée par une compagnie de combat, une compagnie d’appui par une compagnie d’appui, et ainsi de suite. Mais peu importe : ils sont fiers d’être les premiers à partir, et ceux qui restent sont un peu jaloux. • 47 •

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L’ambiance est curieuse au régiment, ce soir. Ni tout à fait militaire ni tout à fait civile. C’est une sorte d’entre-deux qui reflète bien l’appartenance des soldats à deux familles : la leur et l’armée. Deux familles soudées autour des mêmes hommes, dont l’une exige d’eux de rentrer à tout prix, leur faisant promettre de revenir, et l’autre d’être fiers et à la hauteur de la mission qui leur est confiée. À une heure du départ, les hommes savent bien que ces exigences ne seront pas toujours compatibles… Mais, pour le moment, ils profitent de ces derniers instants, basculant d’un univers à un autre. Ces moments d’intimité familiale sont brutalement interrompus par un : « Rassemblement compagnie ! », qui résonne comme un coup de canon ! Le capitaine Aurélien, qui ne part pas avec eux ce soir, tient à leur dire une dernière fois qu’ils sont prêts et qu’il compte sur eux. Il leur rappelle la chance qu’ils ont de partir, combien il aurait aimé monter dans le car avec eux. En jean et polo de rugby, il ne cache pas son émotion à ses hommes. Cette fois, ce sont les adieux… On s’isole pour un dernier baiser, les femmes cachent plus ou moins leurs larmes. Les enfants ne comprennent pas toujours où part leur papa, ni pour combien de temps. Comment parler de la guerre à un enfant ? Comment lui expliquer qu’être soldat, c’est aussi un métier de mort, qu’on la reçoive ou qu’on la donne ? Les adultes ont du mal à comprendre. Alors

les plus jeunes… J’ai eu plusieurs fois l’occasion d’en discuter avec eux. Qu’ils soient déjà pères de famille ou pas encore, tous refusent l’idée que leurs enfants (encore petits compte tenu de leur jeune âge, même pour des officiers) soient conscients qu’ils peuvent être amenés à tuer, que cela fait partie de leur métier. Une scène du documentaire Papa part à la guerre les a particulièrement frappés, dans laquelle les fils d’un capitaine jouent à la guerre en Afghanistan et tuent des talibans « comme papa ». S’ils ont aimé le documentaire, cette scène les a fait bondir ! Christophe, qui a trois enfants, plus que les autres : « Je ne veux pas qu’ils puissent imaginer que je vais tuer des gens. Comment me regarderaient-ils après ça ? Tuer, ce n’est pas un truc normal, même si je suis prêt à le faire parce que c’est mon boulot. Mais ces histoires de guerre ne sont pas des histoires pour les enfants. »

Décollage immédiat Sur l’immense place d’armes du camp Lecoq, les hommes attendent. Le colonel de Mesmay, qui ne part pas non plus ce soir, déambule parmi eux avant de les rassembler une dernière fois. Il connaît individuellement les 80 hommes placés sous ses ordres. « En tout cas, jusqu’au grade de caporal, oui, je les connais tous. » Il passe entre les groupes, adresse quelques mots à chacun d’eux. Étrange confrontation… Cet officier supérieur a reçu un ordre du chef des armées, à savoir le chef de l’État. Il s’agit d’un ordre concret mais désincarné qui est arrivé sur son bureau après une longue chaîne hiérarchique. Mais lui est en contact direct avec ses hommes. C’est lui qui les emmène à la guerre, qui va leur donner l’ordre de remplir des missions au cours desquelles ils risqueront leur peau. Et quand cela se passera mal – ce qui arrivera un jour ou l’autre –, c’est encore lui qui devra assumer la mort de ces jeunes garçons, affronter le regard de femmes ou de mères effondrées, ou de garçons estropiés à vie. Mais il ne tremble pas, convaincu de l’importance de cette mission « pour les intérêts supérieurs de la France » et certain que tous ses soldats adhèrent pleinement aux contraintes et aux sacrifices qu’exige leur métier. Le colonel débarque sans pré-

A Le colonel de Mesmay, chef de corps du 21e RIMa. • 48 •

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venir au beau milieu des conversations pas toujours très fines. Les gars ne sont pas forcément à l’aise mais apprécient et mesurent l’importance du geste. Ce soir, ils sont tous gonflés à bloc, jusqu’à leur chef de corps. Que l’un se mette à trembler et tout l’édifice tremblera. Mais, parce qu’ils ont été formés pour cela et qu’ils croient en leur mission, ils ne tremblent pas. Sur la route qui les mène à l’aéroport militaire d’Istres, les uns s’isolent, les autres envoient une dernière flopée de SMS ou jouent machinalement avec leur « plaque à bœuf », l’un des signes concrets qui montrent que, cette fois, la mission n’est pas la même. Ils s’extraient du monde normal pour basculer peu à peu dans celui de la guerre. Je m’étais fait cette réflexion, l’après-midi même, en me promenant sur les plages de SaintRaphaël et voir ces voitures nous doubler sur l’autoroute renforce cette impression étrange : ici, rien ne va changer. Mois après mois, les mêmes personnes se promèneront sur les mêmes plages, emprunteront le même tronçon d’autoroute pour rentrer du tra-

vail. Et, cet été, pour la plupart, les vacances seront joyeuses et reposantes. Mais pour eux ? Ce soir, ils ne s’extraient pas seulement physiquement du monde commun. Ils en sortent aussi psychologiquement. Même s’ils n’en ont pas encore vraiment conscience, ils vont au-devant de l’indicible, de l’inénarrable.

A Base militaire d’Istres. Le sergent Christophe avec les caporaux Émilie et Teva. • 49 •

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Bagram, le début de l’aventure Fin mai. Istres, base US d’Al Dhafra à 30 kilomètres au sud d’Abou Dabi aux Émirats arabes unis, puis, enfin, Bagram. Un long vol à bord d’un Airbus A340 de l’escadron de transport Esterel. L’ambiance y est la même qu’à bord de n’importe quel vol commercial. Seul l’équipage, militaire, diffère.

Une base de transit

et agrandir la base. Aujourd’hui, les plus gros porteurs y atterrissent et laissent échapper de leurs entrailles des milliers de tonnes d’armements. Pour l’heure, alors que les pilotes ont entamé leur descente, la densité du trafic aérien préoccupe l’équipage. Entre avions de chasse, avions cargos, hélicoptères de combat ou de transport de troupes qui décollent et atterrissent à un rythme infernal, les systèmes anticollisions sont inefficaces. À 10 000 mètres d’altitude, dans son cockpit, le pilote m’explique : « Les alarmes sonnent en permanence. Au décollage comme à l’atterrissage, l’avion est toujours dans une situation d’impact potentiel de moins de 30 secondes, souvent moins de 5 secondes. Dans ces conditions, les alarmes ne servent plus à rien. Nous les avons remplacées par un contrôle visuel. À l’atterrissage et au décollage, un troisième pilote reste dans le cockpit uniquement pour observer les parages immédiats de l’avion. »

Bagram, principale base américaine en Afghanistan, située à une cinquantaine de kilomètres au nord de Kaboul, est la porte d’entrée de tous les soldats de la coalition en Afghanistan. La descente est sublime. La vallée est encadrée de sommets crevant les cieux, à plus de 5 000 mètres d’altitude. Collés aux hublots de l’appareil, nous voyons l’avion surfer le long des pentes arides qui ferment la vallée. Tout est presque dit : l’incroyable densité des zones habitées, la « zone verte » tant de fois décrite dans les présentations PowerPoint… Pour l’instant, les soldats profitent du magnifique spectacle, comme s’il s’agissait d’un film du National Geographic. Dans quelques jours, ils auront les pieds et le nez dans la poussière, à patrouiller sous la menace permanente des insurgés. Construite en 1976 par les Soviétiques, Bagram rassemble plus de 45 000 personnes, civils et militaires, hommes et femmes, qui y travaillent. À l’abri de gigantesques fortifications, ils y vivent reclus du monde, isolés du reste du pays, même si, parfois, les talibans tentent des attaques désespérées. Depuis leur arrivée en 2001, les Américains ont investi des centaines de millions de dollars pour moderniser

La vie à Bagram Les soldats sont installés dans une tente plus vaste qu’un terrain de foot. Des centaines de lits superposés alignés jusqu’à l’infini, des hommes de tous • 53 •

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les coins de la planète. Des Turcs, des Croates, des Allemands… Chaque nationalité occupe une partie de la tente. Chez les Français, les sections et les groupes se sont installés ensemble. Lorsqu’il le peut, Christophe laisse ses hommes libres. L’univers qui les entoure est totalement surréaliste. C’est la démesure américaine dans toute sa splendeur. Dès la descente de l’avion, l’alignement des chasseurs, des hélicoptères de combat, des drones avait fait son effet. Il doit y avoir ici plus d’avions que n’en compte toute l’armée de l’air française !

Bagram, le début de l’aventure

Le spectacle ne s’est pas arrêté là, bien au contraire. Les cantines, ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ont leur succès. Les gars s’empiffrent littéralement, se servent et se resservent. Cinq entrées, cinq plats, un kiosque à glaces… une opulence jamais vue. Ils en profitent tout en la trouvant ridicule. Ils goûtent le gigantisme américain comme un touriste français à New York, à la fois fasciné mais pas certain de vouloir vivre cette vie. Ce choc de culture, pour ne pas dire de civilisation, souligne ce qui sépare l’armée américaine de l’armée française, et ils le reconnaissent : « On

ne joue pas dans la même catégorie ! » Ils ne sont pas jaloux pour autant et restent fiers des soldats qu’ils sont. Et, si leur armée ne peut rivaliser sur le plan du matériel, ils savent en tirer un bénéfice. Guigui explique : « On n’est pas les mieux équipés, c’est sûr. Mais nos petits moyens nous obligent à être “rustiques”, à savoir nous débrouiller avec pas grand-chose, à savoir trouver des solutions. » Ces dernières heures à flâner dans la base leur permettent de profiter, une fois encore, d’une certaine forme de civilisation et de tranquillité. Ceux qui ne retournent pas au PX ou au kiosque à milk-shakes passent le temps dans la tente. Jeux vidéo, magazines… Être soldat, c’est aussi savoir attendre, attendre, attendre… tout en étant disponible à chaque instant.

A Une à une, les caisses venant de Fréjus sont déchargées.

Mais les hommes du groupe, à qui je fais part de mon agacement, s’en moquent cordialement. « Si ça peut leur faire plaisir de montrer qu’ils sont les patrons ici… Ils font leur numéro, c’est normal et on s’en fout. De toute façon, on sait comment bosser et on bossera comme on a appris. » Guigui, qui aime plus que les autres me tacler gentiment (ça deviendra un jeu entre nous), conclut l’affaire en me disant que « j’enc… les mouches ! » De son point de vue, il a sans doute raison. Le temps n’est plus aux questions philosophiques. Je ne le sais pas encore mais nous aurons, plus tard, l’occasion d’en discuter de nouveau. Cette formation les barbe sévèrement. Bagram est une sorte d’eldorado dont ils ont souvent entendu parler dans des reportages : PX gigantesque, bazar afghan aux affaires en or… Ils veulent vérifier si tout cela est bien vrai. Il y a aussi l’armement à sortir des caisses et à préparer, les nouveaux équipements à percevoir… Mais, surtout, il y a cette impression de déjà-vu, de devoir écouter, parce que les Américains en ont décidé ainsi, des choses déjà entendues cent fois. Et le cours qui les attend cet après-midi-là ne promet pas d’être plus passionnant que les autres. Les mines, les Improvied Explosive Denice (IED) et les engins explosifs, ils ne savent même plus combien de fois ils ont planché sur le sujet.

Le temps d’une formation Les hommes transitent environ soixante-douze heures à Bagram, temps imposé par les Américains, qui obligent tous les soldats de la coalition à suivre une courte formation dès le lendemain de leur arrivée.

A À l’intérieur du Bachman, l’énorme tente qui abrite les soldats en transit. • 54 •

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Cours magistral Réunis dans un immense hangar, les marsouins du 21 doivent subir un cours magistral en anglais sur les règles d’engagement. C’est un soldat français, choisi à la volée, qui est chargé de traduire comme il peut. Je suis sidéré d’entendre cet Amércain, manifestement plein de bonne volonté, déballer une série d’évidences, dont les soldats américains sont très certainement les moins convaincus ou respectueux au vu du nombre de bavures dont ils sont responsables. Je serai d’ailleurs conforté dans mon sentiment deux jours plus tard, à quelques heures du départ vers Tagab, en discutant avec un officier français, témoin, quelques semaines plus tôt, d’une scène forcément dévastatrice : devant ses yeux, un officier américain s’était retourné pour s’essuyer les mains avec une lingette alcoolisée après avoir serré la main d’un Afghan ! La paix n’est pas gagnée… • 55 •

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Les IED, en vrai Dans un coin du camp qu’ils rejoignent à pied, un immense hangar, comme il y en a tous les cent mètres ici. Au bout de l’allée poussiéreuse qui y mène, trois cabanes de chantier qui ne paient pas de mine. Si eux n’apprennent pas grand-chose, moi, je m’ennuie ferme. Pas de photos à me mettre sous la dent et, comme eux, je traîne les pieds quand il s’agit de passer dans le bungalow suivant. Mais cette fois-ci, ce n’est plus la même chose ! Eux aussi ont compris. Les regards s’éveillent soudainement, les esprits se réveillent. Aux murs, des dizaines d’engins explosifs improvisés, ces fameux IED dont on leur parle depuis des mois. Ils sont enfin là, devant leurs yeux. Un vrai petit marché. Ou un musée, c’est au choix. Les gars s’avancent, à la fois curieux et interloqués, sous le regard blasé du soldat américain qui ne doit pas en être à sa première fournée de frenchies. La violence qui s’étale sous nos yeux est inouïe. Des dizaines d’objets de la vie courante sont transformés en objets de mort aveugles. Radios, magnétoscopes, Cocotte-Minute, poupées, arrosoirs, bidons d’eau… Un peu plus tard dans l’après-midi, ils découvriront également des vélos, des motos et

des voitures piégées. L’imagination de ceux qui inventent ces engins semble sans bornes. Cette violence n’est en tout cas pas limitée par les risques qu’ils font courir à la population afghane, qui est la première touchée. Ils savent, pourtant, que les soldats français sont des professionnels formés et qu’ils mettent en place des mesures de sécurité. Qui peut imaginer l’un de ces soldats ramasser un magnétoscope dans un village ou partir avec un vélo abandonné contre un mur ? Mais comment un gamin, lui, peut-il résister à un tel trésor ? Dehors, il fait une chaleur à crever, mais personne ne songe à se protéger d’un soleil qui écrase tout. Seuls les soldats américains, blasés par le nombre de mois passés ici et un spectacle quotidien, restent à l’ombre du bâtiment. Les carcasses de blindés et de Hummer gisent sur le sol poussiéreux. Triste amas de tôles torturées et silencieuses, mais qui en disent long sur la tragédie qui s’est déroulée à bord. Sur le côté de l’un des véhicules, dont l’avant n’est plus qu’un vide béant, des centaines d’impacts de balles. Nous supposons que les hommes ont survécu, mais personne ne réussit à imaginer ce qu’ils ont pu vivre à bord.

A Le soir même de leur arrivée, l’adjudant Cédric fait le point sur le matériel avec ses chefs de groupe.

portée de main, un soldat peut se prendre en charge tout seul en attendant l’arrivée d’un infirmier ou d’un médecin. La distribution de la trousse produit son effet. Tenir cette trousse dans ses mains oblige à se projeter, à s’imaginer sur le terrain dans une posture difficile, voire dramatique.

Préparation à l’armement Bagram est comme une oasis plantée au milieu du désert de la guerre. Nous sommes isolés du reste du pays, et il faut bien le chant du muezzin et le hurlement des turbines des avions de combat américains, qui décollent à intervalles réguliers, pour nous rappeler que nous sommes en Afghanistan et que ce pays est en guerre. Mais Bagram n’est qu’un mirage, une illusion, où les soldats vont et dont ils veulent sortir rapidement. Dès le premier soir, les caisses sont ouvertes, et les armes, remontées. Entre deux formations, les gars continuent de s’équiper : optiques de nuit, transmissions, chargeurs, baïonnettes… Certains équipements sont spécifiques à l’Afghanistan.

Cynisme, humour ou pragmatisme ? On ne saura jamais ! Cette mosquée réveil devait servir de déclencheur pour un IED. Les hommes du 21 découvrent cette réalité nouvelle. • 56 •

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Des équipements adaptés à la mission afghane Depuis 2009, tous les soldats sont équipés d’une trousse individuelle de combat et d’un garrot, dit « tourniquet ». Ces équipements simples ont été distribués aux troupes suite aux résultats d’une étude menée par les Américains en Irak selon laquelle les hémorragies constituent la principale cause de décès chez les soldats. Avec ce matériel toujours à

A Optiques de nuit, batteries, antennes… un patchwork d’équipement à distribuer. • 57 •

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Les engins sont bricolés. Vieux bouts de câbles électriques, adhésif, vieilles plaques métalliques. Pas besoin de grand-chose, finalement, pour tuer un homme. Les gars ne disent plus un mot, perdus dans leurs pensées. Certains posent toutefois une question précise au soldat américain ou échangent quelques remarques entre eux. Ces armes du pauvre leur sont destinées, et ils le savent bien. J’ai l’impression que leur guerre commence ici. Depuis que des soldats français sont engagés en Afghanistan, dix-huit ont été tués par l’explosion d’une mine ou d’un IED. Derrière ces engins, derrière ces murs, derrière les bastion walls, à quelques kilomètres seulement de la base où ils seront stationnés après-demain, des hommes se préparent, chaque jour ou presque, pour bricoler puis poser ces armes. J’allais écrire « se cachent ». C’est vrai pour ceux qui conçoivent ces engins. Mais pour les autres ? Dans un pays ravagé par trente années de guerre, qui connaît un chômage endémique, où le salaire moyen ne dépasse pas les 50 dollars par mois, les talibans ne peinent pas à recruter parmi une population civile qui se montre au mieux indifférente, au pire hostile aux soldats de la coalition.

A Un instructeur américain présente une mine antichar.

Les IED, objets de mort aveugles

Ces poseurs d’IED intérimaires, les « journaliers » comme les appellent les militaires, les soldats les rencontreront tous les jours dans les villages, au marché, autour d’un puits.

A Cachés sous la selle de cette moto, des obus de mortiers, reliés à un système de déclenchement à distance.

A Reconstitution d’un IED caché dans un amas de bouteilles abandonnées.

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A Radio, magnétoscope, VHF… autant d’objets usuels transformés en IED, que les soldats découvrent pour la première fois. • 59 •

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Les enfants, premières victimes des IED À l’heure du café, quatre gamins arrivent en urgence au poste de santé, grièvement blessés par une mine. On le sent, la situation de ces enfants est dramatique, mais les soldats n’y prêtent guère attention. La scène est banale. Atrocement banale. Que dire de plus ? ! Une des fillettes mourra quelques minutes après son arrivée. Son grand frère perdra au moins un œil et sa sœur aura peu d’espoir de conserver ses deux jambes. Ils seront évacués vers Kaboul en hélicoptère pour y être soignés. La plus grande s’en tirera avec quelques blessures légères. Le père est là, silencieux, spectateur impuissant.

Des pertes civiles Pour la seule année 2011, 3 021 civils ont été tués, dont un millier environ par des mines artisanales, faisant de cette année la plus meurtrière depuis le début de la guerre en 2001. Depuis 2007, près de 12 000 personnes ont péri dans le conflit. Selon la Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (Manua), les insurgés, dont les talibans, sont responsables de 77 % des pertes, contre 14 % pour les forces progouvernementales.

A Légende à venir…

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Bagram, le début de l’aventure

A Un à un, les soldats récupèrent leur Famas. Chaque arme est numérotée et attachée à un homme.

L’autre équipement spécifique à l’Afghanistan est le Ciras, un gilet pare-balles très différent de la Frag, la protection utilisée dans l’armée française. Contrairement à ce que l’on entend souvent, le Ciras n’offre pas une meilleure protection balistique mais autorise surtout une plus grande liberté de mouvement. Bien que beaucoup plus lourd –  le Ciras pèse à lui seul 18 kilos alors que la Frag environ 10,5 –, ce gilet permet aux soldats d’évoluer et de tirer naturellement. En outre, il dispose d’un système qui permet de le retirer en quelques secondes, ce qui facilite considérablement les premiers soins sur le terrain.

quera pas d’être arraché. Ils en discutent ensemble, observent comment a fait le copain. Ils essaient, défont ce qu’ils viennent de faire, recommencent, encore et encore, jusqu’à ce que cela leur convienne parfaitement. Christophe passe chaque homme en revue, de manière presque chirurgicale, portant une attention particulière au réglage du Ciras et au positionnement des plaques balistiques en céramique.

Quitter le monde : de Bagram à Tagab Les deux tiers des effectifs du GTIA Hermès vont être stationnés à Tagab, dans le sud de la Kapisa, à une quarantaine de kilomètres seulement à vol d’oiseau de Bagram. Autant dire rien. Mais, dans ce pays de hautes montagnes et de hauts plateaux désertiques, les vallées sont les seuls axes de communication possibles, obligeant à de longs détours dangereux. En effet, les convois restent toujours sous la menace des insurgés : IED, embuscades, tirs de roquettes… Plusieurs soldats français sont ainsi morts sur la route qui conduit de Bagram à Nijrab, puis Tagab.

Faire et refaire Ils vont passer des heures sous la tente à se préparer, à s’équiper. À vingt-quatre heures du départ, cette fois, ils ne sont plus à l’entraînement. Dehors, derrière les bastion walls de la base, ils sont attendus. Je suis littéralement fasciné par leur souci du détail. Ils peuvent passer dix minutes à se demander si telle poche aura mieux sa place à droite ou à gauche, si elle n’est pas trop basse, si le câble de la radio ne gênera pas un mouvement ou ne ris• 62 •

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grilles qui nous séparent du Tarmac, le balai de centaines d’avions et d’hélicoptères pouvait s’interrompre ne serait-ce que quelques instants. Les gars se sont installés partout autour des bâtiments ou se sont réfugiés à l’intérieur, dans la salle d’attente où une télé diffuse des matchs de base-ball. Dans la pièce d’à côté, VDB, L. et Christophe préfèrent jouer au Baby-foot ou au ping-pong. Ils sont calmes et détendus. Je suis surpris par le contraste entre ces instants de jeux et le fait que dans une heure, deux ou trois peut-être, tout aura changé pour eux. L’explication tient en quelques mots, la même pour tous : « Pourquoi voudrais-tu qu’on se prenne la tête ? On est prêts et on a envie d’y aller. Tu ne vas pas trouver un gars pour douter de ça ici. Pour l’instant, on est ici, on en profite. Mais tu verras, tout va changer d’un coup quand on va nous appeler pour former le stick. » Ce qui n’empêche pas d’être superstitieux. Après avoir promis à sa femme de revenir, Christophe échange avec Téva, l’un de ses amis de la 4, une pièce de 25 cents en carton en se promettant de la garder tout au long du mandat pour se la rendre au retour. Ce qu’ils feront. Pour être tout à fait précis, Christophe n’a pas promis à sa femme de revenir, ou alors sous la menace, puisque c’est elle qui lui a promis de le tuer s’il ne revenait pas ! Aux murs de la salle où les garçons jouent, figurent une grande fresque à la gloire de l’armée

L’envol Les sections seront projetées en hélicoptère et de nuit, à bord de Chinook américains. L’armée française, qui ne dispose que de six hélicoptères de transport de troupes, n’est pas en mesure d’assurer elle-même ce type d’opération. Et ce, d’autant moins que les capacités des hélicoptères sont réduites d’environ 40 % du fait de l’altitude et de la chaleur ! Rien, ici, ne se fait sans les Américains. Rassemblement à 16 heures. Départ de la tente à 22 heures. Décollage à 23 heures. Cette fois, les dés sont jetés. La dernière porte de leur long parcours va s’ouvrir. En la franchissant, ils vont quitter le monde pour s’enfoncer dans la guerre, pour laquelle ils ont été préparés mais dont ils ignorent tout. C’est une porte, pas un sas. Et c’est ce que Christophe explique une dernière fois à son groupe rassemblé autour de lui : « Cette fois, nous y sommes, les gars ! En montant dans l’hélico, tout à l’heure, vous allez faire la bascule et passer en mode “guerre”. C’est zéro ou un. Il n’y a pas de position intermédiaire. Il faut que ce soit très clair dans votre tête. Les connards d’en face vont pas vous laisser le temps de vous habituer au paysage. Alors vous faites la bascule. Maintenant ! » Et c’est vrai. Les insurgés ne leur feront pas de cadeaux. Pas de période de relève chez eux, mais une guerre qui dure depuis dix ans. Ou trente ans. Et ici, il n’y a pas de tour pour voir. On mise tout et tout de suite. Une soirée presque comme les autres La nuit tombée, l’air devient respirable. Ce pourrait être une soirée agréable si, de l’autre côté des • 63 •

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une vague submerge une digue. Et c’est peu de dire que l’ambiance n’est plus la même. Peu à peu, les gars s’enfoncent dans leurs pensées, plus personne pour parler. Ils sont secoués, se mettent à gamberger. C’est Christophe qui finit par sortir la section de sa torpeur, balançant une gigantesque connerie à Guigui. Il a réussi son coup, les gars reprennent le dessus. Je commence à comprendre que l’une de leurs forces est de savoir dresser des barrières autour de leurs émotions pour se concentrer sur l’essentiel : la mission. Et je continuerai de découvrir, dans les mois qui vont suivre, la force de caractère, la volonté que cela exige d’eux…

américaine et l’inévitable drapeau américain. Dans un autre coin, tracés sur un long papier blanc, une nappe en rouleau peut-être, les dessins d’enfants de soldats américains. « Tu nous manques », « Reviens vite à la maison »… Autant d’espoirs d’enfants, d’épouses, de mères ou de copains. Des espoirs de plus en plus souvent déçus.

La dure réalité rattrape le groupe Dans quelques heures, un foyer américain pleurera son soldat, quelque part en Alabama ou en Arizona. À moins que ce ne soit dans le Kansas. Du Black Hawk qui vient de se poser, des Marines extraient le corps d’un soldat. Soudain, le temps se fige autour de nous, les pales de l’hélico semblent tourner dans un vide immense et silencieux… Plus rien n’a d’importance que ce soldat qui ne rentrera pas à la maison. Autour de moi, les gars se redressent un à un et se mettent au garde-à-vous. Un soldat reconnaît un autre soldat. Depuis 2001, cette scène s’est répétée 2 880 fois, à l’heure où j’écris ces lignes. La réalité du monde extérieur vient de leur sauter à la gueule, comme

L’ordre est donné ! Une fois de plus, l’ordre claque d’un coup. Trois heures qu’ils attendent, mais trois minutes pour embarquer. Un groupe en remplace un autre. À peine les chasseurs alpins du 13e BCA ont-ils débarqué du Chinook que les marsouins du 21 les remplacent. Ça va vite, très vite. Mon groupe est le dernier à monter à bord, tard dans la nuit.

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du gunner en arrière, geste de la main pour indiquer aux gars de rester assis. L’hélico roule doucement vers la piste. À bord, toutes les lumières ont été éteintes, le gunner relève partiellement la rampe arrière, bascule la visière blindée de son casque, ses optiques de vision nocturne, et s’installe pour redonner vie à sa mitrailleuse lourde. Quelques minutes plus tard, la base n’est plus qu’un halo de lumière crevant la nuit afghane. Le vol n’est pas long, une vingtaine de minutes tout au plus. La pleine lune accrochée au ciel laisse se découper les sommets, au ras desquels nous volons. Pour le reste, tout n’est qu’un océan de ténèbres. Bagram est bien cet îlot que j’imaginais, comme pourrait l’être une base lunaire. Le pilote épouse le terrain au plus près, mais impossible de s’accrocher au moindre repère. Les plus habitués aux vols en hélicoptère comprennent que nous approchons lorsque le bruit des pales se transforme en un ronflement sourd. À peine l’appareil posé, le gunner fait signe aux hommes d’y aller. Ils descendent la rampe à petites foulées et s’enfoncent dans la nuit.

Le gunner les encourage à embarquer rapidement. Avec leurs sacs énormes posés au milieu de la carlingue, la machine semble petite. Coup d’œil

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La vallée de la Kapisa Province : 1 842 km2 située au nord-est de l’Afghanistan.

Mission : Résolution 1386 des Nations unies. « Elle conduit des opérations de sécurisation et de contrôle de zone, des missions au profit de la population (neutralisation d’IED, soutien direct à la population avec des actions civilo-militaires), ainsi que des opérations conjointes avec les forces de sécurité afghanes conseillées par des militaires français. » Pacifier les vallées et permettre à l’ANA d’en assurer le contrôle.

Habitants : 360 000, principalement des paysans vivant dans les zones humides. Taux d’alphabétisation : 5 %. Géographie : Vallées verdoyantes irriguées par des wadi, de larges rivières peu profondes aux méandres nombreux, appelées « zone verte » par les militaires, et immense désert montagneux, dont les sommets culminent à plus de 3 000 mètres.

Présence de l’armée française : Août 2008 pour relever 200 soldats américains. La brigade Lafayette est créée en novembre 2009, placée sous l’autorité américaine et commandée par un général. Conduit deux GTIA déployés en Kapisa et, plus au sud, en Surobi. Les troupes basées à Tagab ont pour principales zones d’action les vallées de Tagab, d’Alasay et de Bedraou.

Économie : Agriculture prospère grâce aux karezes, un astucieux et ancestral système de canaux d’irrigation sous-terrain, et bois de chauffage. Grenier et bois de chauffage de Kaboul, 5 000 tonnes d’excédents agricoles/an. Ethnies : Pachtounes, Tadjiks, Pashais. Citation d’un diplomate en poste à Kaboul : « C’est une région incontrôlable. »

A 3 heures du matin : débarquement à la FOB de Tagab.

La FOB

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Tagab : premier mois 26 mai 2010. En débarquant à la Forward Operating Base (FOB) de Tagab, les soldats s’enferment dans un camp retranché, dont ils ne sortiront jamais pendant six mois si ce n’est pour mener des opérations sur le terrain. Désormais, leur seul horizon, se limite aux murs de la FOB et à la bulle de sécurité qu’ils forment autour d’eux lorsqu’ils sortent en opération. Le reste n’est que paysages sublimes ou civils suspects. La FOB

qui surplombent la FOB. Ce qu’ils font. À moins qu’il ne s’agisse réellement de jeunes bergers conduits là par leur maigre troupeau… Comment savoir ? Le doute est permanent.

La base est située sur la rive ouest de la vallée de Tagab, en face du village du même nom, de l’autre côté de la Main Supply Route (MSR), l’axe goudronné qui parcourt la Kapisa du nord au sud. Le camp est immense, près d’un kilomètre carré. Depuis sa construction en 2008, des travaux d’agrandissement et de modernisation permanents l’ont transformé en une base confortable. Pas loin de 600 hommes, principalement français mais aussi américains et afghans, y sont positionnés en permanence. L’enceinte de la base est formée par des murs de 4 à 5 mètres de haut. Elle est protégée vingt-quatre heures sur vingt-quatre par des postes de garde accrochés au sommet des bastion walls. Je ne vais pas rentrer dans les détails des infrastructures pour des raisons évidentes de sécurité. Pourtant, il est facile pour les insurgés de se renseigner eux-mêmes. Il leur suffit de grimper ou d’envoyer des bergers le long des hautes pentes • 69 •

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Tagab : premier mois

A À l’ouest de Tagab, face aux vallées d’Alasay et de Bedraou, la FOB, où vivent près de 600 hommes

Lieu de vie Deux compagnies sont stationnées à Tagab, chacune installée dans une zone différente. Comme en France, au régiment, elles sont autonomes. La 2 est installée dans des bâtiments récents et résistants aux tirs de Chicom, tandis que les soldats de la 4 ont hérité de grandes tentes. Le confort d’un côté, le charme d’un mini-camp retranché derrière des murs de sacs de l’autre. Mois après mois, année après année, les centaines de soldats qui ont transité par ce camp de toile l’ont amélioré. Une fois à l’intérieur des tentes, on découvre un environ­ nement encombré de planches et de fines cloisons de bois. Chaque soldat ou presque dispose ainsi de sa propre petite « chambre ». Ils y mettent les souvenirs emportés de France. L’espace est maigre et confiné, il y a quelque chose du sous-marin dans cet univers où la lumière du jour ne pénètre pas : à peine deux fois la superficie d’un lit, encombré par tout le matériel de combat qu’ils conservent avec eux et leur fourbi personnel.

L’état-major est concentré dans un vaste bâtiment protégé des tirs de Chicom par une couverture de plus de 60 centimètres de sable. C’est le Tactical Operations Center (TOC) régimentaire, depuis lequel commande le colonel de Mesmay entouré de ses officiers. Chaque compagnie dispose également de son propre TOC, installé plus modestement dans une longue enfilade de tentes. C’est là que le capitaine Aurélien prépare les opérations et gère l’ensemble des activités de la compagnie. Le camp est formé d’allées parallèles recouvertes de larges cailloux, qui évitent la poussière et fixent le terrain lors des pluies violentes qui peuvent s’abattre sur la région. Le long de ces allées, à intervalles réguliers, sont positionnés de solides blocs de béton en U inversés. Ces U walls sont des refuges anti-Chicom. L’invention est aussi simple et évidente qu’efficace. En cas d’alerte, signalée par une sirène, tous les hommes doivent s’y réfugier, équipés de leurs casque et gilet pareballes. • 70 •

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Le tarif est le même pour les sanitaires. Douches de campagne pour les Scorpions de la 4, avec de simples cabines en toile, et bâtiment flambant neuf pour les Loups de la 2. L’eau est chaude et si aucune restriction n’est imposée aux soldats, les cadres appellent régulièrement à une consommation raisonnable. À cette époque, le camp est ravitaillé quotidiennement par des camions-citernes. Un puits a depuis été creusé dans l’enceinte même de la base. À quelques pas du TOC A Les soldats dans la chaîne de l’ordinaire. de la compagnie et en face de l’ordinaire – la cantine –, où près de 200 hommes peuvent manger en même et de toute contrainte militaire, si ce n’est celle temps, se trouve le foyer Black Rock, du nom du liée à la conduite des opérations sur le terrain. GTIA des chasseurs alpins. C’est le point central Le capitaine Aurélien compare sa compagnie à de la FOB, le lieu où tous les soldats, quel que une famille : « Une famille un peu à l’ancienne, soit leur grade, peuvent se retrouver pour boire peut-être année 1920, dans laquelle l’autorité du un verre, regarder la télévision sur l’un des grands père ne se discute pas. Une famille dans laquelle écrans plats accrochés aux murs ou faire quelques le père est un patriarche à la fois moralisateur et petits achats. Pas de mess des officiers, et si le garant de son unité. Ce qui n’empêche pas des chef de corps dispose d’une petite salle personliens d’amour. Et, de même qu’on ne choisit pas nelle à l’ordinaire, il ne l’utilise que lorsque les sa famille, le soldat ne choisit ni son unité ni son circonstances l’exigent, lors de la visite d’un rescapitaine. » Je trouve son parallèle assez juste. Et ponsable militaire ou politique par exemple. en repensant aux verres qu’il savait boire ou payer Chaque soir, et encore plus lorsque la journée à ses hommes, je me dis que sa compagnie était a été longue et compliquée, le foyer grouille de sans doute moins années 1920 que les modèles monde. À tel point qu’il est parfois difficile de refamiliaux auxquels il se compare. joindre le bar. Les officiers côtoient les soldats, et Car d’autres liens que celui de la famille (mililes commandants d’unité rejoignent leurs hommes taire) unissent les hommes entre eux. Ils partagent dans un cadre moins formel. Les échanges sont en effet le même sentiment d’être des soldats, le différents, plus souples, et, tout en respectant la même amour pour leur métier, la même passion du hiérarchie, les gars se permettent parfois de brovoyage, le même bonheur de vivre cette mission. carder gentiment leur chef de section, voire leur Ils partagent d’avoir surmonté ensemble de nomcapitaine. Il n’est jamais question de complicité, breuses épreuves, d’avoir connu les mêmes doumais je suis tout de même frappé de la proximité leurs physiques et morales. Ces expériences, ces qui existe entre tous. valeurs, ils les partagent tous, du chef de corps, à Difficile pour moi de décrypter cette sociologie la tête de près de 1 000 hommes, à VDB, le soldat militaire, et ce, malgré les mois passés au sein du de première classe. D’ailleurs, l’un comme l’autre régiment. J’y suis trop proche de tous, de VDB au ont commencé leur vie de soldat par des classes chef de corps, et en dehors de toute hiérarchie en tout point identiques. • 71 •

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Quelques semaines après leur arrivée à Tagab, dans un mouvement quasi spontané, la section tout entière s’est mise à bricoler pour aménager le bâtiment. Un bâtiment totalement impersonnel, parcouru par un long couloir central séparant, à droite et à gauche, une série de box. Les soldats y dorment à deux. Un lit superposé, deux armoires métalliques, rien de plus. Un confort spartiate. En quelques heures, tout a changé. L’espace libre derrière la bâtisse est transformé en terrasse, sur laquelle les hommes ont installé une table qui servira à la fois de table de travail, de ping-pong et pour les repas improvisés.

Installation des box Chacun a participé en fonction de ses compétences. Guigui ne se trompait pas : à Tagab, c’est le système D à grande échelle, ils font beaucoup avec peu. Certains patrouillent dans la base à la recherche de matériaux, d’autres négocient avec l’intendance pour grappiller quelques planches ou clous supplémentaires. Ils inventent une deuxième vie à de vieilles pièces laissées à l’abandon dans un coin de la FOB. Les plus anciens ou les plus bricoleurs prennent en charge les plus jeunes et leur apprennent à scier droit. En fin de journée, l’intérieur du bâtiment n’a plus la même physionomie. Dans les box, des étagères, des tables… Dans la zone vie, des « canapés » et une table basse.

La FOB, c’est encore une salle Internet, une gigantesque tente-garage, une station de essence pour les blindés, une zone totalement bunkerisée sous des tonnes de béton pour stocker les munitions, un centre de soins, une chapelle, un pressing tenu par des Afghans et, un peu à l’écart, un petit bazar. Deux containers, des boissons fraîches et deux patrons afghans ayant appris le français sur le tas. On y trouve de tout, du plus utile (des cartouches de cigarettes à des prix défiant toute concurrence) au plus superflu, comme un réveil en forme de mosquée. En souvenir de leur dernière opération au Sénégal, les marsouins surnommeront rapidement l’endroit le « boubou ». Ils découvrent la base, véritable camp retranché, dès le lendemain de leur arrivée, accompagnés par des chasseurs alpins du 13 qui leur font la visite. L’accent est évidemment mis sur les aspects militaires, dont la garde. Dans quelques jours, ils devront assurer eux-mêmes la sécurité du camp : les postes de garde, les caméras, les contrôles à l’entrée de la FOB, où se présentent à longueur de journée des civils afghans.

complète pour eux tous. Jamais ils n’auraient imaginé mener une mission aussi rapidement.

Objectif : reconnaître une zone de hot spot le long de la MSR La zone de hot spot est à quelques kilomètres au nord de la FOB. Une mission qu’ils connaissent par cœur pour s’y être préparés en France, l’avoir répétée plusieurs fois au cours des exercices. Mais cette fois, rien n’est plus pareil… La mission est menée en tandem avec des cadres du 13e BCA. Christophe pilote lui-même sa mission, accompagné d’un autre sergent du 13e BCA. Surprise, excitation, anxiété, plaisir… les sentiments sont à la fois confus et variés. Dès la veille de l’opération, tout change radicalement au moment de la perception des munitions. C’est un véritable arsenal qui leur est confié, qu’ils porteront sur eux pour la moindre sortie de la FOB, même la plus insignifiante dans les abords immédiats de la base. La dotation varie selon les spécialités des hommes, mais tous sont équipés de douze chargeurs de Famas et de deux grenades APV, des sortes de petites roquettes qu’ils peuvent tirer avec leur Famas. Le poids de leur Ciras grimpe encore. Les hommes se retrouvent avec une trentaine de kilos sur le dos. Une chape de plomb qui leur écrase les épaules.

J +1 : déjà une mission ! Devant eux, trois semaines d’appropriation, durant lesquelles ils vont apprendre à maîtriser le terrain et attendre que les effectifs soient au complet. Appropriation ne veut pas dire inactivité, bien au contraire ! Dès le lendemain de leur arrivée, une sortie sur le terrain est prévue. C’est une surprise

Pour fêter cette longue journée de bricolage qui leur a permis de s’approprier leur bâtiment, un pot est organisé. Chacun donne quelques euros, et des volontaires ramènent du « boubou » quelques dizaines de cannettes. Ce travail collectif, auquel tous les soldats ont participé, aura aussi été un moment important de cohésion.

La MSR : danger Il faut bien comprendre : la FOB est un cocon protecteur qu’ils abandonnent à l’instant même où ils franchissent la limite de la lourde grille métallique qui en ferme l’entrée, que ce soit à pied ou en VAB. Les armes sont chargées bien avant de sortir de la FOB, les réseaux radio sont testés. Et puis, il faut bien se lancer dans la grande inconnue de cette guerre étrange, qui se mène au cœur de la vie afghane, de la population. La MSR grouille déjà de vie ! Des femmes en burqa se pressent vers le marché de Tagab, et des Toyota Corolla Breaks circulent, nombreuses, sur l’axe goudronné qui traverse la vallée. Une foule tranquille et affairée, la vallée qui reprend vie comme chaque matin depuis des décennies,

A Famas, ANF1, munitions… un armement souvent lourd. • 73 •

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autre monde. Impossible d’y pénétrer du regard. C’est à pied qu’il faut s’y enfoncer pour la découvrir. Les chemins qui la parcourent sont étroits et bordés de murets en terre, si bien qu’il est impossible d’y circuler avec des blindés. Leur sentiment d’oppression ne fait que croître à mesure qu’ils s’y infiltrent. C’est un véritable labyrinthe au milieu duquel la population les observe. Les visages sont impénétrables, dénués de la moindre émotion apparente. Qui est qui ? Qui fait quoi ? Comment le sauraient-ils ? Un seul rôle est clair, celui des soldats. Et ils sont la seule cible non seulement visible mais clairement identifiée. En face d’eux, au contraire, tout est trouble, c’est un véritable brouillard. Insurgé ? Paysan ? Informateur ? Les deux à la fois ? Ça gamberge sévère… Les gars se souviennent d’une tension permanente et presque étouffante. Le sergent du 13 qui accompagne le groupe de Christophe est à l’opposé de ça, détendu, habitué à ce terrain cent fois parcouru, à cette opacité permanente.

A La sortie de la FOB.

pour ne pas dire des siècles. Mais pour Christophe comme pour F. ou VDB, qui la découvrent depuis les trappes du VAB, toute cette vie n’est qu’une menace oppressante et continuelle. La MSR est un axe à deux voies, large et dégagé. À quelques mètres seulement, vers l’est, la lisière de la zone verte est comme un rideau tiré sur un

A Ci-contre : La FOB et la vallée de d’Alasay.

A La MSR est une simple bande goudronnée, qui traverse la vallée. • 74 •

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A Dans les ruelles du village de Joybard. Le sergent Christophe fait signe à ses hommes d’avancer tandis qu’à l’arrière-plan le sergent E. garde le périmètre.

A Une fin de patrouille tendue autour du village de Tartakhel. Les TE ont annoncé des mouvements insurgés. À chaque halte, les hommes, comme ici le 1re classe D., se postent, prêts à riposter.

Six mois qu’il parcourt ces ruelles, traverse ces vergers, croise ces regards fixes et insondables. L’anxiété dévorante que vivent ce matin-là les marsouins du 21, il l’a connue bien sûr. Mais, mission après mission, il l’a transformée en vigilance.

tous plus ou moins égaux, soldats ou pas, la première fois que l’on nous tire dessus. Et encore, ce jour-là, les tirs n’étaient pas pour nous ! En revanche, nous avons rapidement repris le contrôle de nous-mêmes, parce que nous avons été entraînés pour ça, parce qu’on avait un job à faire. » Dans les VAB qui les ramènent à la FOB, les chasseurs du 13e BCA soufflent. « Putain, se faire défoncer à quelques jours du retour, fait chier ! » L’ambiance dans le VAB du groupe 42 est radicalement différente. Les gars contiennent une joie profonde, qu’ils laissent éclater de retour à la FOB. « On était comme des fous ! Première sortie, premier TIC ! C’est vraiment con à dire, mais on était heureux. Ouais, heureux ! C’était une véritable joie, on se repassait le film de la journée encore et encore. » Ce jour-là, ils viennent de découvrir ce que la guerre peut avoir de fort, les décharges d’adrénaline, la lutte au milieu du chaos, ce qu’il peut y avoir de terriblement grisant à se planquer derrière un muret de terre au passage d’un F-18 à quelques mètres de leur tête. La fureur des réacteurs, la poussière, les copains que l’on voit dans la même position…

nous n’avait jamais reçu autant de munitions de sa vie, même ceux qui étaient déjà venus en Afghanistan au début de la guerre. À cette époque, la situation n’avait rien à voir. Et la manière dont nous nous étions préparés contrastait sérieusement avec les gars du 13. Ils étaient dans la routine et, surtout, avaient envie de tout sauf de sortir une nouvelle fois, à quelques jours du retour. Ils savaient trop bien que n’importe quelle mission, même la plus banale, pouvait partir en vrille en quelques secondes. Et là aussi, notre vision des choses était diamétralement opposée. Eux redoutaient un TIC de trop. Nous, nous espérions le contact ! »

La mission commence À 4 heures du matin, la vallée de Tagab, qui s’éveille doucement, est déjà baignée d’une douce lumière. De là où ils finissent de s’équiper, entre leur bâtiment et les VAB, les soldats embrassent facilement du regard toute la vallée. Le bazar d’où émerge la mosquée et, partout ailleurs, cette fameuse zone verte qui semble tout engloutir. Une véritable marée verte. Non, un lac plutôt. Un lac aux eaux faussement calmes, dont ils n’ont vu pour l’instant que la surface paisible. Mais qu’en est-il plus bas, dans les profondeurs des vergers, dans les ruelles étroites des villages ? Malgré tous les films, toutes les photos mille fois observées, c’est la grande inconnue. Au-delà des rives de ce lac de verdure, un amas de roches et de terre s’élève, abrupt et désertique. « Ce matin-là, depuis la veille même, nous étions tous excités comme des dingues. Aucun de

Première attaque Aussi incroyable que cela puisse paraître, dès ce matin-là et dans le cadre de cette opération, une section du 13 se fait prendre à partie par des insurgés postés à quelques centaines de mètres. L’occasion pour eux de répondre à une question que chacun se pose : « Suis-je vraiment prêt ? » « On a eu un moment de surprise, c’est sûr, quand on a entendu les premiers tirs. Un mouvement réflexe, comme n’importe qui. Je pense que nous sommes • 76 •

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Prise de fonction du colonel de Mesmay À chaque arrivée d’une nouvelle section du 21, une autre du 13 rentre en France. La coalition est une gigantesque machine qui ne s’arrête jamais de tourner. Un soldat en remplace un autre. Mi-juin, le colonel de Mesmay prend officiellement les commandes dans la région. Le général Chavancy, qui dirige la brigade Lafayette, a fait le déplacement depuis Nijrab. Tous les hommes présents sur la base sont rassemblés sur l’immense Dropping Zone (DZ) qui surplombe la FOB. Les représentants politiques locaux sont aussi venus, comme les responsables de l’ANA et de l’ANP, la police afghane. Dans un acte symbolique, les deux chefs échangent leur place. Le colonel de Mesmay et le colonel Pons se croisent devant leurs hommes, l’un prenant le poste, l’autre le quittant. Les chefs locaux et le colonel de Mesmay se congratulent sincèrement à l’issue de la cérémonie. L’enthousiasme de ce dernier ne fait pas l’ombre d’un doute, et je le sens réellement investi par cette mission, en laquelle il croit sincèrement. Mais ceux à qui il fait l’accolade, y croient-ils ? • 77 •

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Insigne du groupe 42 détourer le dessin Merci

Au régiment, les hommes se soudent au niveau de la compagnie, plus qu’au niveau des sections ou des groupes. Depuis la prépa Afgha’, et encore plus depuis qu’ils ont quitté la France, les soldats se sont rassemblés au niveau du groupe. Bien qu’ils interviennent toujours au sein de leur section et de leur compagnie, que leur chef soit le chef de section et le commandant d’unité, les gars gagnent en autonomie et se réunissent plus qu’avant autour de leur chef de groupe. Christophe est convaincu de l’importance de cette cohésion et veut lui donner une existence presque physique en dotant rapidement le groupe d’une identité. Il y pensait en France déjà, mais a préféré attendre

d’être à Tagab pour faire de ses hommes les Lions du groupe 42. Je le vois, un soir, dessiner à traits fins la gueule d’un lion à la crinière vaste et puissante. Le lendemain, pendant les ordres, il soumet son travail à ses gars. Le dessin leur plaît, ce signe d’appartenance aussi. Pour L., « un lion, ça le fait bien ! » Mais, par principe, les hommes se moquent de leur sergent. Son lion est trop comme ci, pas assez comme ça. Tout le monde se marre. Le lion des 42 sera peint à l’avant du VAB, sur la table de la terrasse, et je repartirai en France pour imprimer des tee-shirts et des autocollants pour chacun des gars du groupe.

A Tout juste nommé à la tête du GTIA, le colonel de Mesmay salue ses hommes.

Les autorités locales Les plus anciens ont combattu les Soviétiques, parfois farouchement, voire sauvagement. Ne dit-on pas d’un des maleks de Bedraou qu’il embrochait les soldats soviétiques capturés ? C’est un colosse aux mains immenses, et je veux bien croire qu’il lui était possible de soulever un jeune homme de Moscou ou d’Omsk pour le punir d’une guerre dont il n’était pas responsable. Finalement, rien ne change vraiment en Afghanistan, si ce n’est les protagonistes d’une histoire qui se répète sans cesse. Quel jeu jouent-ils aujourd’hui en ayant fait le choix de collaborer avec la coalition ? Coopèrent-ils réellement ou cachent-ils quelques secrets ? Comment le savoir… Les vallées sont petites, le tissu social est extrêmement dense, et tout le monde est le cousin de quelqu’un. Au sein des mêmes familles, les opinions divergent, et des amis ou des cousins ayant grandi ensemble se retrouvent aujourd’hui fâchés à mort. Mais, comme dans toutes les guerres civiles, et peutêtre plus encore en Afghanistan où la famille est

A Le colonel de Mesmay avec le colonel Pashagul, chef de l’ANP du district de Tagab (en haut), et Shirin Agha, malek de Joybar (en bas).

d’une importance capitale, ses frères ennemis se retrouvent parfois à l’occasion, lors d’un enterrement par exemple. Quelques mois après son retour, un soldat me montrait une vidéo incroyable, dans laquelle tous les chefs locaux, y compris des insurgés, priaient ensemble devant le corps d’un soldat taliban. Ce jour-là, la famille primait sur le reste.

Les maleks : une histoire afghane À Tagab, les Français collaborent plus particulièrement avec Shirin Agha, le malek du village de Joybar, à quelques kilomètres au nord de la FOB. Comme tous les anciens ici, il a le visage émacié, le regard perçant et haut. La peau déjà parcheminée par le soleil brûlant, il est impossible de lui donner un âge. À lui seul, cet homme raconte une page de • 78 •

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Une situation à réévaluer en permanence Dans son bureau, plus rustique qu’austère, au fond d’un étroit couloir encadré par des panneaux de bois un peu bancals et gondolés, le colonel de Mesmay m’explique que, sur le terrain, « l’objectif n’est pas de rentrer dans le tas, de mettre le feu. Je ne suis surtout pas venu faire la Troisième Guerre mondiale ! Si je peux remplir la mission sans faire tirer un coup de feu et par la seule négociation avec les insurgés, alors tant mieux. » Négocier avec les insurgés ? « Discuter, en tout cas. Et si l’un des chefs de l’insurrection me demande de le recevoir, je le ferai. Il pourra repartir comme il est venu. Ça vous étonne ? Mais c’est ce que les chefs militaires font depuis la nuit des temps : négocier avec leur ennemi quand cela est possible. L’objectif du soldat est avant tout de montrer sa force. Et s’il n’a d’autre alternative que d’utiliser la force, alors… »

A Shirin Agha, le malek de Joybar.

l’histoire afghane. Lutte contre les Soviétiques dans les rangs de l’armée du commandant Massoud, haut fonctionnaire durant la période post-soviétique, puis homme heureux de voir les talibans prendre le pouvoir en 1996, comme une bonne partie de la population afghane qui y voyait la fin d’une guerre civile qui ravageait le pays depuis 1992. Shirin Agha me raconte… « Outre la fin de la guerre civile, je trouvais positif que les talibans replacent l’islam au cœur de notre société. Mais, très vite, j’ai découvert qu’ils nous entraînaient vers la folie et que leur lecture du Coran était erronée. J’ai rapidement compris que je mettais toute ma famille en danger lorsque je me suis opposé à eux dans la vallée. Alors j’ai quitté le pays. Je suis revenu pour prendre la suite de mon père au village. Mais je ne veux pas négocier avec eux. Je peux parler avec mon ennemi mais pas avec eux, parce qu’ils ne sont même pas des hommes. Ce sont des animaux et je ne discute pas avec des animaux ! » À l’été 2009, les talibans ont tué son fils lors d’un attentat en plein centre de Tagab. Lui y a laissé l’usage d’un bras. Depuis, une lutte meurtrière et sans fin s’est engagée. Opérations armées contre la Road Maintenance Teams (RMT) commandée par son fils, tirs contre son compound… Certaines nuits, la vallée était illuminée de centaines de tirs de balles traçantes et de tirs de roquettes, à tel point que l’armée française devait parfois intervenir en soutien à Shirin Agha. Le jour où les soldats français quitteront Tagab, celui-ci n’aura que deux choix : rester et mourir ou s’exiler en suivant le dernier contingent de soldats. (–1 LIGNE)

Limit of Fire Dans les vallées, la situation évolue régulièrement. Au gré des alliances entre groupes insurgés, des objectifs ou des moyens des uns et des autres, une ligne invisible se dessine entre les zones que les insurgés estiment inviolables et celles qu’ils abandonnent à la coalition. Cette frontière, audelà de laquelle ils n’acceptent aucune incursion et engagent le feu, est appelée Limit of Fire (LOF). Et puisque cette ligne est mouvante, il faut sans cesse la redessiner, notamment au début de l’été : les insurgés peuvent profiter de nouveau de la densité de la zone verte pour mener des opérations de harcèlement en restant presque invisibles. Alors il faut « tester » les insurgés, voir jusqu’où il est possible d’avancer sans déclencher la riposte. Et peu à peu, cette ligne se dessine, le colonel de Mesmay et ses officiers se font une idée de la température. Le « chef », comme le désignent tous les hommes du régiment, sort lui aussi sur le terrain. Pour prendre le pouls des vallées, voir et sentir lui-même. Par plaisir aussi. Chef de corps, il reste un soldat. Au printemps 2010, la situation dans la vallée d’Alasay est très instable, avec une insurrection très installée et combative. Le nom d’Alasay est devenu célèbre en 2009 suite à une opération qui • 80 •

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A Alasay, vu depuis l’hôtel Alasay, où stationnent parfois les soldats français.

restera dans les mémoires sous le nom de « bataille d’Alasay ». Quant à la vallée de Bedraou, à seulement 2 kilomètres à vol d’oiseau vers le sud, elle demeure totalement hors de contrôle. Au printemps 2009, les insurgés verrouillent totalement l’accès de la vallée. Trois ans que cette situation dure. Il est donc décidé d’y mettre un terme en menant une gigantesque opération avec pour objectif de réduire l’insurrection et d’installer deux

Combat Outpost (COP), des petites bases avancées dans la vallée : 800 soldats sont engagés pour cette mission. La population civile a été alertée et doit quitter la zone. Le message est clair : ceux qui choisissent de rester seront considérés comme des combattants insurgés. Au terme de trois jours d’offensive, la vallée est reprise. Mais le bilan est lourd : un soldat français tué par un tir de roquette et six soldats afghans blessés. Côtés talibans, c’est une hécatombe : entre 37 et 70 morts et de 40 à 80 blessés.

A Un tireur Minimi posté à l’hôtel Alasay, face au village du même nom.

Le COP et le village Alasay Depuis, la situation s’est dégradée et les soldats du COP Alasay, comme les soldats afghans qui opèrent avec eux, ne sortent quasiment plus de leur base. Au fond de cette vallée encaissée, à plus de 1 500 mètres d’altitude, deux camps se font face, figés dans leurs positions. La rive nord de la vallée est sous le contrôle des insurgés. Sur la rive sud, les Français restent libres de leurs mouvements, mais sur une route militaire continuellement soumise aux tirs insurgés et régulièrement piégée.

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village est minuscule, les habitations sont ramassées les unes sur les autres. Tenter une opération en force serait possible. Mais à quel prix ? Pour les soldats, mais surtout pour la population civile parmi laquelle les insurgés se fondent en permanence. La force seule ne peut libérer un village comme Alasay, et c’est bien là toute la difficulté. Pourtant, comme dans toute guerre, comme sur toutes les lignes de front, de petits arrangements facilitent le quotidien des belligérants. À Alasay, les insurgés accordent, chaque matin, un cessez-le-feu aux soldats de l’ANA afin de leur permettre d’acheter leur pain au village. A Le colonel de Mesmay observant la ville depuis le COP Alasay.

Seulement 3 kilomètres à vol d’oiseau séparent la FOB du village d’Alasay. Autant dire rien ! Mais c’est toute une compagnie, 140 hommes, qui est mobilisée pour effectuer le trajet sans pour autant garantir une sécurité totale. La seule garantie qui vaille ici est d’avoir mis en place tous les dispositifs nécessaires, de n’avoir rien laissé au hasard. Pour le reste… Le village est là, sous nos yeux. À 200 ? 300 mètres ? Pas plus ! Accroché à ses jumelles, le colonel de Mesmay scrute chaque mètre carré de terrain, chaque maison. À son côté, le jeune capitaine qui commande le COP Alasay, lui fait la visite. Je n’en crois ni mes yeux ni mes oreilles. Il connaît chaque maison par cœur, indique les points de rencontre des insurgés, sait où loge la famille de l’un des chefs de l’insurrection à Alasay, décrit le chemin emprunté par les renforts qui descendent des montagnes. Un peu plus à l’est, vers Shpe, on peut apercevoir le COP Belda du nom du caporal Nicolas tué lors de la bataille d’Alasay, Des mois que les militaires français n’empruntent plus la piste poussiéreuse qui mène au village. La dernière tentative s’est soldée par plus de six heures de combats acharnés et une semaine de représailles durant laquelle les insurgés ont arrosé les positions de l’ANA à intervalles réguliers. Le jeune capitaine explique au colonel : « Je n’ai pas bien compris quand j’ai reçu cet ordre. Je savais que c’était une très mauvaise idée… » La situation est aussi surréaliste que compliquée. Le

A Ci-contre : Vers la vallée de Shpe. • 82 •

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La vallée de la Shpe Plus à l’est, une piste s’enfonce vers d’autres vallées, que l’on devine à peine derrière des sommets toujours plus hauts et lointains. À quelques kilomètres seulement, une demi-heure peut-être en pick-up, se trouve la vallée de la Shpe. C’est le bout du bout du monde, une région jamais soumise à aucune autorité centrale. C’est là qu’ont été retenus Stéphane Taponier et Hervé Ghesquière pendant 547 jours. La lecture que font les militaires des événements qui ont conduit à cet enlèvement est très différente de ce que l’on a pu entendre dans les médias ; mais pour eux, c’est le petit côté de l’histoire. Ce qu’ils déplorent et regrettent est ailleurs. Plusieurs officiers me le confirment en off : « Suite à l’enlèvement des deux journalistes, une fracture s’est opérée entre nous et la population. Nous avons perdu en quelques jours des mois, sinon des années de travail en menant des opérations de fouilles quasi systématiques, en installant des check points aux quatre coins de la vallée. L’ensemble de la population est devenu suspect, et nous avons bien senti une perte de confiance de cette dernière à notre encontre. Par ailleurs, nous avons dû lever le pied, renoncer ou différer des opérations. Une aubaine pour les insurgés. » Dans la section, les hommes font un autre calcul. Ils savent, lucides, que les otages seront libérés un jour contre une rançon. Beaucoup d’argent, sans doute, qui permettra aux insurgés

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roquettes antichar. Les hommes ne sont pas autorisés à monter sur le toit de l’hôtel. « Faut pas trop tenter les insurgés d’en face non plus. Se balader là-haut pour observer la vue, c’est une vraie provocation », m’explique l’adjudant M. L’hôtel est transformé en une véritable forteresse. Systèmes de détection infrarouge, de vision nocturne, VAB-TOP et char 10-RC positionnés en batterie. Les tours de garde sont distribués. 17 heures. La nuit tombe déjà, et nous nous enfonçons dans un silence seulement interrompu par les moteurs des véhicules qui doivent recharger les batteries de leur système de surveillance. Des ombres furtives apparaissent sur les écrans de contrôle des blindés. Joystick à la main, le radio-tireur suit chacune de ces silhouettes avec sa caméra. Les chiffres qui défilent sur l’écran lui indiquent les distances de tir, les munitions restantes… L’homme qui s’est arrêté, en bordure d’un champ, n’est qu’à 300 mètres. Toujours cette même question : paysan ou insurgé en train d’observer les soldats français ? « Quand le

d’acquérir de l’armement, des munitions, rendant la vallée encore plus instable et dangereuse pour eux. Leur équation est on ne peut plus simple.

À l’abri des tirs Plutôt que de rentrer à la FOB alors qu’une mission est menée dans la vallée le lendemain, il a été décidé de passer la nuit à Alasay, dans l’hôtel Alasay, une large carcasse vide surplombant le village. Il n’a jamais été prévu d’hôtel ici, mais une école. Les soldats lui ont donné ce nom, et les enfants de ce bout de vallée perdu attendront encore longtemps avant de monter jusqu’ici. C’est à quelques mètres de là qu’est mort le caporal Belda. Pas un soldat qui ne se souvienne. Personne ne connaissait ce jeune garçon de 23 ans, mais son souvenir est en chacun d’eux. On ne reste jamais à découvert dans le vent d’une fenêtre éventrée. Toute la section s’est installée derrière l’hôtel, à l’abri des tirs insurgés. Ça peut partir à n’importe quel instant. Un tir de kalach’ ou de RPG, un lance-

A La nuit, les radio-tireurs se relaient aux commandes de la 12,7 du VAB TOP. Équipés de dispositifs de vision nocturne, ils peuvent identifier un homme à plus de 1 000 mètres. • 84 •

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doute est trop grand, il arrive que l’on envoie une bastos ou deux à quelques mètres du gars. Si c’est un civil, il ne reviendra pas. Si je revois le mec dans les parages quelque temps plus tard, c’est qu’il n’est pas clair et, là, on envoie une rafale à quelques mètres de lui, histoire de bien lui faire comprendre qu’on l’a dans le viseur. En général, ça suffit. Une balle de 12.7, c’est quelque chose qui leur parle très clairement. Si le mec revient, c’est qu’il est suicidaire ou qu’il veut vraiment nous en foutre plein la gueule. Mais là, je vais le couper en deux ! » 20 heures. La majeure partie des gars dort déjà, installés par terre dans la poussière. Encore quelques murmures, quelques ombres à peine visibles, quelques clopes fumées avant de se poser sur son sac de couchage. Pas la peine de s’y enrouler tant la nuit reste douce. Le colonel de Mesmay aussi est là, en train de discuter avec ses hommes. La nuit est d’une profondeur inouïe, à ne pas reconnaître qui est en face de soi. La moindre lumière est interdite.

A Départ pour une mission d’appui autour du village de Tartakhel. Le caporal F. équipé de son Famas et d’une mitrailleuse AN-F1. • 85 •

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Soldats de l’ANA à l’hôtel Alasay

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Le rythme des missions

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sions. Mais toujours pas de vrais combats. Ils rongent leur frein, en discutent régulièrement sur la terrasse qu’ils se sont aménagée derrière le bâtiment, à l’abri d’un bastion wall qui les sépare d’une des deux DZ du camp. Tous n’ont pas le même tempérament, mais c’est sûr, ils s’ennuient ferme. Guigui, F. et VDB sont les plus frustrés : « On n’est pas venus là pour faire du tourisme ! » « Putain, qu’ils approchent, les connards, pour qu’on leur montre ce qu’on sait faire ! » Ils ont l’impression d’être tout près de ce pour quoi ils sont venus mais ont le sentiment de ne pas plonger dans la mission, dans l’expérience de la guerre, qu’ils veulent enfin connaître. Je comprends leur frustration. Des mois, des années de préparation, un armement comme ils n’en ont jamais eu, l’envie de « faire le boulot ». Ils sont jeunes, téméraires, tout en muscles et bourrés d’hormones. Ils n’ont peur de rien, sûrs d’eux et de leur technique. Ils ont un côté chiens fous mais ne sont pas dupes, il ne s’agit pas de jouer avec le feu. « On fait les malins à vouloir y aller, mais c’est vrai que c’est complètement con. Quand on reviendra avec un gars dans un sac ou avec une patte en moins, on fera moins les finauds. » Mais c’est plus fort qu’eux ! L’envie de vivre l’emporte sur l’envie de survivre. Et vivre, pour eux, à 400 mètres des premières positions insurgées, c’est combattre.

Mi-juin, la chaleur est étouffante. La température atteint déjà 30°C à 8 heures du matin. Un tireur d’élite a fait un malaise sur le terrain, il y a quelques jours ! Xavier, le médecin-chef, a décidé de prendre des mesures, en interdisant, par exemple, le footing après 7 heures du matin. Les chefs de section et de groupe s’assurent que leurs hommes partent avec leur CamelBak – une gourde souple portée dans le dos, équipée d’un tuyau – rempli à bloc. Christophe est clair avec ses gars : « Je vous préviens ! Si je vois un mec sortir sans flotte, c’est un BP ( bulletin de punition) direct ! » C’est aussi ça s’adapter.

Entre missions et attente du « vrai » combat Les soldats s’habituent aux conditions climatiques et découvrent peu à peu la palette de leurs mis-

A Le caporal Guigui et le sergent Christophe s’entraînaient chaque jour. • 88 •

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Toujours rester sur le qui-vive Ce mois de juin est étonnamment calme. Je me rappelle les paroles du capitaine Aurélien, quelques mois plus tôt, au cours d’un entraînement. « C’est vrai que les gars ont parfois le sentiment de s’emmerder ou s’emmerdent réellement. Mais être un soldat, c’est aussi savoir attendre, beaucoup, en restant prêt et réactif. » La saison des moissons explique en partie le calme qui règne dans les vallées. Les paysans se seraient plaint auprès des maleks : ils ne veulent plus moissonner au milieu des combats. Le message a été relayé auprès des insurgés et des Français, qui partagent au moins un objectif commun : gagner le cœur et les esprits de la population locale. Alors tout le monde lève le pied. Les moissons

A Dans la salle vie du bâtiment de la section, les gars jouent en réseau.

privent aussi les insurgés d’une partie de leur main-d’œuvre, les « saisonniers », ces paysans qui vont faire le coup de feu contre les soldats français pour quelques dizaines de dollars. Mais le combat viendra, personne n’a le moindre doute là-dessus. Patrouilles au marché de Tagab, flancs-gardes autour du village de Tartakhel, missions de reconnaissance à Shekut, à l’entrée de la vallée d’Alasay… les opérations s’enchaînent. Toujours calmes. Ils peuvent en tout cas mesurer la distance qui les sépare de la population locale. Chaque semaine, une section fait le tour du bazar. Pour se montrer, prendre la température, permettre au capitaine de rencontrer des notables collaborant avec l’ISAF… C’est une mission classique, plusieurs fois répétée. Pourtant, chaque veille de patrouille, les cadres redonnent les consignes, indiquent l’itinéraire précis à suivre, mentionnent les derniers renseignements récupérés. Christophe n’a de cesse de me l’expliquer : « Il n’y a pas de petite mission. Il peut y avoir des missions chiantes, qu’on n’a pas envie de faire, mais “petite mission”, ça ne veut rien dire. Tu confonds les deux. Tu as vu que ça peut péter à

100 mètres de la FOB. L’année dernière, des mecs du 13 se sont fait tirer dessus au RPG, au moment où ils rentraient à la FOB ! »

De retour de mission À chaque retour de mission, le même geste : décharger son arme. À peine un pied à terre s’ils sont rentrés en VAB ou avant d’arriver au bâtiment de la compagnie, Christophe, tel un métronome, rappelle la consigne : « Les gars, je vous rappelle les mesures de sécurité. » C’est le geste qui peut sauver. À Tagab, les armes ne sont pas stockées à l’armurerie. Chaque soldat garde la sienne avec lui, dans son box, avec toutes ses munitions. Plus rien à voir avec le régiment. Ici, ils sont en zone de combat, en opération vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les hommes se dépêchent ensuite d’ôter leur Ciras, qui leur coupe les épaules depuis des heures. Certains, comme F., ont bricolé des coussinets en mousse. Une invention qui lui a valu le surnom de Maya l’Abeille. La mousse jaune et l’adhésif noir qui l’entoure pour la faire tenir sur les sangles du Ciras forment des bandes jaunes et noires, comme une abeille. • 89 •

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La vie à la FOB

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garde, c’est la première des missions. C’est parce qu’elle est assurée vingt-quatre heures sur vingt-quatre que l’on peut se reposer à la FOB, récupérer après les opérations et préparer les suivantes. Pas de garde, pas de mission. Et si les mecs d’en face n’avaient pas la certitude que la FOB est bien gardée, je ne me fais pas beaucoup d’illusion : ils tenteraient des actions contre nous. Et regarde ! Même à Bagram, ils ont tenté une action deux jours avant notre arrivée. »

Supprimer le point rouge sous le nez du mec au premier plan

A La FOB est entourée de caméras de surveillance pilotées depuis le poste de sécurité.

Une opération comme les autres, et pourtant…

chouffer (c’est-à-dire surveiller) quoi qu’il arrive, que tu sois crevé ou pas, que la “Sophie” (le nom des jumelles) t’arrache les yeux ou pas. Mais tu le fais parce que tu sais que la vie des autres dépend de toi, que d’autres l’ont fait pour toi auparavant et le feront encore après toi. » Je pensais que la garde était une mission mineure. Christophe m’explique le contraire : « La

Fin juin. Jusqu’à présent, la compagnie a été incroyablement épargnée. Ce calme apparent est un piège pour les hommes, une illusion qui pourrait les amener à baisser leur vigilance. Pour lutter contre ce risque mortel, les cadres imposent et s’imposent de respecter strictement les règles du combat, apprises et répétées des centaines de fois à l’entraînement, y compris dans les actes les plus simples.

A Dans le VAB, les soldats en profitent pour se reposer.

La garde à la FOB Après une mission sur le terrain, les hommes profitent en général d’au moins vingt-quatre heures de repos ou enchaînent sur la garde de la FOB. « Passer d’une sortie sur le terrain à la garde, c’est vraiment la galère. On rentre crevés, dégueulasses, souvent en retard et on n’a même pas le temps de souffler qu’il faut déjà partir relever les gars. » Même pas toujours le temps de prendre une douche. Les hommes changent quand même de treillis. Celui qu’ils portaient lors de la mission est littéralement trempé de sueur, comme la chemise de combat. Le sable et la poussière leur collent à la peau. Mais à choisir, s’ils n’ont pas le temps, ils préfèrent aller manger, histoire de ne pas partir à la garde le ventre creux. Il va falloir tenir, de poste en poste. Des heures. Un tour de garde dure vingt-quatre heures ! Le chef de groupe est responsable de la garde. Une grosse responsabilité, car c’est lui qui déclenchera, au besoin, l’alerte. Dans le poste central, les écrans lui renvoient les images des différentes caméras installées autour du camp. À l’aide d’un joystick, il peut

A Passage de consignes au poste de sécurité.

zoomer à l’infini, ou presque. « Dans ces momentslà, tu te sens vraiment responsable. La sécurité de la FOB est entre tes mains, comme celle des gars du groupe. Quand A. a vu le départ d’un tir de Chicom, il a juste fait son boulot mais, ce jour-là, il a sans doute sauvé des vies en étant vigilant et en déclenchant l’alerte. Ça n’a l’air de rien de monter la garde, mais je peux t’assurer que c’est un boulot difficile, surtout la nuit. Tu es seul dans ton poste et tu dois • 92 •

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A Chaque jour, l’adjudant donne à ses chefs de groupe les ordres pour les prochaines missions. • 93 •

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Flanc-garde à Shekut Ce 28 juin, aucune erreur de commise. Pourtant, pour la première fois depuis qu’ils ont débarqué à Tagab, un homme de la compagnie a été sérieusement touché. La mission avait commencé comme toutes les autres. Par les ordres donnés la veille, un coucher tôt, un réveil dans la nuit et un départ de la FOB avant le lever du jour. Une flanc-garde de plus, pendant que les légionnaires doivent reconnaître une zone de hot spot le long de la route qui mène à Alasay. Des flancs-gardes, les gars en mènent régulièrement et s’y sont préparés plusieurs fois en France pendant la prépa Afgha’. L’objectif de la mission est simple : établir un bouclier entre la zone verte, où se cachent les insurgés, et la route où évoluent les légionnaires. Dans la pratique, l’opération est bien plus compliquée qu’il n’y paraît. À l’extérieur de la zone verte, des champs dégagés, le regard qui porte loin, jusqu’aux sommets qui encadrent les vallées, un soleil écrasant, une chaleur inhumaine dès 7 heures du matin. En s’enfonçant dans la zone, on quitte ce monde

Les civils se font une idée fausse et déformée de la guerre. Pour la plupart d’entre nous, la seule expérience de la guerre se limite à de bons films, américains le plus souvent, vus et revus depuis nos canapés. Mais, comme souvent, la réalité en est très éloignée. Le combat obéit à des règles très précises, et chaque action du soldat est codifiée. Dans son box, où je suis aussi installé, à l’étage supérieur du lit superposé, Christophe me sort les différents manuels du soldat. Tout est noté en détail. Comment se déplacer, comment se poster, comment tenir un secteur… Rien n’est le fait du hasard. Il le répète d’ailleurs sans cesse à ses gars : « Le hasard, c’est à la Française des Jeux ! » Pour lui, c’est une évidence : si ça se passe mal, c’est qu’une erreur a été commise quelque part. « Bien sûr qu’il y a aussi des moments où tout a été fait selon les règles et malgré cela, ça tourne mal. Mais, dans 90 % des cas, c’est vrai. » Dans un univers où tout est flou, où tout peut basculer en quelques instants, s’appuyer sur des règles et des procédures strictes et maîtrisées est le seul moyen de s’en sortir.

A Face à la zone verte, les soldats doivent faire preuve de vigilance et gérer l’incertitude : insurgé ou allié ?

A Au cœur de la zone verte, la visibilité est toujours réduite à quelques mètres…

A Les soldats ne savent jamais ce qui les attend au bout des ruelles… • 94 •

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A Partout des murets à franchir. • 95 •

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en seulement quelques mètres pour plonger dans un univers sombre, dans un méandre de ruelles étroites, de murets et de murs infranchissables, de vergers quasi impénétrables. La visibilité tombe à quelques dizaines de mètres, souvent beaucoup moins. Presque un monde souterrain. Les hommes, rendus presque aveugles, naviguent dans ce monde étouffant à l’aide de leur GPS.

À quelques mètres, un autre groupe s’est déjà enfoncé dans ce bourbier depuis dix minutes, et un autre nous suivra. Sur les hauteurs qui surplombent le village, les tireurs d’élite (TE) et les Milans surveillent la zone et sont prêts à tirer. Les légionnaires ont commencé leur progression sur la longue bande noire qui ondule. Lisse et dégagée, à l’est du village ; ici, c’est tout le contraire. Tous les vingt mètres, la ruelle dans laquelle nous évoluons débouche sur d’autres. VDB est toujours en tête du groupe. Il est fier de ce poste, « l’un des plus dangereux » d’après lui. « L’espérance de vie du GV, c’est dans les cinq minutes ! » Mais, plus encore que d’occuper un poste dangereux, VDB est les yeux de son chef de groupe et lui décrit sans cesse, à la radio, le terrain sur lequel il avance.

Avancer coûte que coûte… Et pourtant, il faut progresser quoi qu’il arrive, quels que soient les obstacles et la fatigue. Sur la route, les légionnaires sont des cibles faciles, et les soldats qui « flanc-gardent » constituent leur principal rempart contre les insurgés. En bout de champ, VDB s’enfonce dans un chemin encadré de murets en pierres, si étroit que je le devine à peine. Il disparaît en quelques secondes, suivi par E., qui se volatilise à son tour. Puis vient celui de Christophe, que je sers de près. Quelques secondes pour s’adapter à la pénombre nouvelle. E. est dix mètres devant nous. Derrière, F. nous talonne.

… encore et toujours À chaque carrefour, VDB avance doucement. S’arrête. Passe une tête, le Famas pointé. À droite, à gauche. Il ne continue pas tant que E. n’est pas là, si près de lui qu’il se colle contre son dos avant de prendre sa

A À chaque extrémité de ruelle, les hommes doivent se couvrir contre un tir insurgé. C’est en sortant d’un « couloir » de ce type que P. a été touché. • 97 •

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place. Sur le secteur à surveiller, cette ruelle qui part vers le nord, le canon d’un fusil est pointé en permanence. Je suis le mouvement, cette espèce d’ondulation régulière qui traverse les villages, les vergers, qui descend dans le wadi, escalade les murets… Au bout de leurs canons, les ruelles sont souvent vides. Nous apercevons parfois quelques enfants – des garçons, rarement des fillettes, qui, déjà, suivent le destin de leur mère enfermée dans les compounds –, des vieillards assis au centre d’une placette, qui nous regardent sans la moindre surprise ni émotion. Chaque civil croisé est une menace, un informateur potentiel. Lequel de ces enfants, de ces

hommes ou de ces vieillards indiquera précisément où se trouvent les Français, vers où ils se dirigent, combien ils sont ? Impossible à savoir. Comme il est impossible de savoir ce qu’il se trame derrière les portes et les murs des compounds. Un soldat peut se trouver, sans même en avoir conscience, à quelques mètres seulement d’un groupe d’insurgés, cachés dans un bâtiment ou accroupis derrière un muret. La végétation est si dense par endroits que même l’utilisation de drones ou l’observation continuelle des TE et des Milans peut s’avérer inutile. Lorsque, pour une raison ou une autre, la colonne s’arrête, chacun se poste instantanément. Debout contre un muret un peu haut, assis par terre, allongé dans un fossé, coincé contre un arbre. Se poster, surveiller… être prêt à riposter. Parfois, lorsque nous nous approchons de la route, nous pouvons apercevoir les légionnaires effectuer leur lent travail. Trois ou quatre hommes devant, avec leurs « poêles à frire », (des détecteurs de métaux), et, derrière eux, les VAB, dont les radiotireurs pointent leur 12.7 vers la zone verte. Devant VDB, une placette d’à peine 40 mètres de large, 40 mètres à franchir à découvert. À chaque extrémité de la place, une ruelle s’enfonce. D’où il se trouve, VDB n’en aperçoit que les deux ou trois premiers mètres. Derrière, c’est l’inconnu. Des gamins en train de jouer ou un groupe insurgé en embuscade, impossible de le savoir. Mais il va bien falloir s’avancer, traverser en courant. Cette fois, ça passe sans problème.

Premier blessé Quelques heures plus tard, à l’ouest de la position du groupe de Christophe, P., un gars de « rouge 10 » ne connaît pas la même chance. Au moment où il s’engage sur une place identique, il est fauché par un tir parti de nulle part. Les autres hommes de son groupe ont à peine le temps de se planquer dans la ruelle, quelques mètres en arrière. P. reste à terre, toujours à découvert. Lorsqu’il se précipite hors de sa planque pour récupérer son copain, M. sait très bien que le ou les tireurs sont toujours là, à seulement quelques dizaines de mètres d’eux, toujours à l’affût. La technique est d’une banalité effroyable : toucher un homme puis attendre les autres. Il faut une sacrée dose de courage pour aller s’exposer à d’autres tirs. M. n’hésite pas. Parce que c’est son copain qui est à terre, parce que c’est son boulot,

A Des apparitions toujours furtives, plus curieuses que craintives. • 98 •

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A Y a-t-il un insurgé derrière cette porte ? Cette incertitude oblige souvent les soldats à mettre les civils en joue, accentuant ce sentiment d’armée d’occupation.

parce qu’il y a ce contrat tacite qui les unit et qu’ils résument tous à peu près ainsi : « Ce que je fais pour un copain, je sais que lui le fera pour moi. » M. attrape P. par la poignée située à l’arrière de son Ciras pour le tirer sur le sol et le ramener dans la profondeur de la ruelle. Il pèse une tonne. Un homme blessé ou mort est plus lourd que du plomb. P. est touché au ventre. Quelques centimètres plus bas et la balle passait sous la plaque balistique de son Ciras. Il ne s’en serait pas sorti et aurait vu le monde s’éteindre là, dans une ruelle poussiéreuse de Shekut. Les derniers visages qu’il aurait vus auraient été ceux de ses copains en train de le sauver… Mais, cette fois, il a eu de la chance. Quelques secondes plus tard, les gars s’affairent autour de lui, le temps que le médecin rejoigne le groupe et qu’il soit évacué. Des gestes souvent répétés à l’entraînement mais, cette fois, le treillis de P. est rougi par le sang qui s’échappe de son Ciras. L’info a déjà circulé sur le réseau radio. Dans les autres groupes, c’est la stupeur. Ils sont en plein dedans. Ils ne jouent plus. « Quand l’adjudant Cédric m’a annoncé que nous avions un blessé Alpha, ça m’a vraiment foutu un sacré coup. Et aux autres gars du groupe aussi. On a beau s’y

attendre, savoir que cela doit arriver, quand ça te tombe dessus, tu te dis que “merde, fait vraiment chier cette saloperie”. C’est aussi très étrange de ne pouvoir rien faire. Chaque groupe reste là où il est, pas question d’aller aider les copains. On attend les ordres, on suit l’évacuation à la radio. »

Poursuivre la mission… La mission est bien avancée. Les sections sont disséminées à travers la zone verte et, sur la route, les légionnaires sont toujours à l’ouvrage. Impossible d’arrêter l’opération, de plier tout et de rentrer à la FOB. Pourtant, l’ambiance n’est plus la même. Le capitaine Aurélien explique : « J’ai bien vu le regard du lieutenant Thomas quand je lui ai donné l’ordre de reprendre la flanc-garde ! Mais on ne pouvait pas arrêter la mission et laisser les légionnaires seuls sur la route. Bien sûr, il y avait un risque à poursuivre l’opération, mais c’est elle qui prime, pas la vie des soldats. C’est un risque que nous assumons tous, les hommes, comme moi. Nous aurions pu subir d’autres tirs ce jour-là, j’aurais pu perdre un gars. J’étais pleinement conscient de ces risques mais je n’aurais pas pu me reprocher de perdre des hommes en menant une mission qui avait son • 99 •

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importance. Par contre, je m’en serais voulu pour le restant de mes jours si, en renonçant à poursuivre la mission selon les règles tactiques, j’avais causé la mort d’un des légionnaires qui comptaient sur nous. Les hommes aussi auraient eu le droit de me le reprocher. La guerre ça tue, c’est une idée à laquelle nous nous sommes faits et ce n’est pas cette perspective, cette réalité qui doit conduire notre manière de faire. C’est un postulat de base qu’il faut avoir bien en tête avant de partir, voire même au moment de choisir d’exercer le métier de soldat dans une compagnie de combat. » Alors oui, quand il s’agit d’y retourner, de poursuivre la mission, de se relever et de franchir à nouveau des placettes identiques à celle où P. a été touché, les hommes sont anxieux et tendus. S’ils n’ont pas peur. Car, souvent, la peur est là. Qu’ils étouffent par la maîtrise technique de l’opé-

ration. Christophe me confie : « Sur le terrain, je n’ai peur que lorsque j’ai le sentiment de ne plus maîtriser la situation. »

Maîtriser sa peur La peur, ils n’en parlent pas. Par pudeur, par fierté, mais aussi parce que c’est une émotion qu’il ne vaut mieux pas partager. « La peur, c’est un phénomène de masse, un sentiment qui peut se répandre à travers les soldats en quelques heures, comme une traînée de poudre. C’est pour ça que les cadres doivent observer leurs hommes et en détecter les signes. Un gars qui transpire met tout le groupe en péril, tu ne peux pas rester sans rien faire. Quant à un autre qui refuserait une mission ou même hésiterait, je ne peux pas le laisser passer. Parce que je n’aurais plus confiance en lui, mais aussi parce que son attitude distillerait le doute. Un gars comme ça ne peut pas poursuivre la mission. C’est dangereux pour lui. Et pour tout le groupe. Je le renvoie en France. » Le capitaine Aurélien continue de m’expliquer combien il est important de donner du sens à la mission. « Tu ne peux pas demander aux hommes de te suivre aveuglément, uniquement sur la base de l’obéissance, même si l’obéissance est l’une des vertus cardinales du militaire. Pour qu’ils me suivent, il est impératif qu’ils comprennent le sens des ordres que je leur donne. Derrière un ordre, il y a toujours un objectif concret, souvent simple au niveau d’une compagnie : sécuriser la MSR pour un convoi logistique, c’est permettre le ravitaillement de la FOB ; assurer une action Coopération civilo-militaire (CIMIC) à Joybar, c’est gagner la confiance des habitants pour obtenir un reflux de l’insurrection dans cette zone, etc. C’est aussi ça qui nous permet de lutter contre la peur. » La peur est une émotion qui se maîtrise. C’est même pour beaucoup la définition même du courage. La contenir au point de pouvoir repartir de l’avant en sachant que des insurgés sont dans la zone, qu’un copain est entre la vie et la mort. Être capable de sortir d’une ruelle, de s’exposer pour récupérer P., de le mettre à couvert et lui sauver la vie. Quand je leur parle de courage, ils me répondent : « On fait notre job. »

A Un tireur AT-4 en appui dans le village de Tartakhel. • 100 •

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A Le sergent Christophe profite d’une pause pour faire le point sur la situation avec certains de ses hommes.

évacuations sanitaires sont extrêmement rapides. Chaque compagnie dispose de ses propres auxiliaires de santé, infirmiers et médecins, qui mènent les missions sur le terrain, comme tous les autres soldats. La prise en charge des blessés est quasi immédiate et se poursuit au poste de santé de la FOB, où ils peuvent, par exemple, recevoir des soins complémentaires et nécessaires avant d’être évacués en hélicoptère vers Kaia. Là, plusieurs équipes peuvent accomplir les actes chirurgicaux les plus lourds. Suivant leur état, les blessés sont soignés sur place ou renvoyés en France, en général vers l’hôpital militaire de Percy. En fin d’après-midi, des nouvelles rassurantes circulent à propos de P. Son état est moins grave que prévu et il s’en sortira sans problème. « Nous étions évidemment soulagés, mais il y avait sur nos visages quelque chose de figé. Je crois que nous venions seulement de réaliser à quel point nous sommes sous la menace permanente des insurgés. Cette fois-ci, c’était pour P., mais nous étions passés au même endroit quelques jours plus tôt, VDB en tête, suivi de tout le groupe. Le tireur aurait pu se trouver au même endroit et nous prendre à partie, exactement comme il l’a fait avec le groupe de P. Pourquoi aujourd’hui et pas la fois précédente ? À part ce connard, qui pourrait l’expliquer ? »

« N’importe quel gars ici ferait la même chose. » Ces dialogues sont à l’image de ce qu’ils sont : des garçons ordinaires qui, par les valeurs qu’ils ont acquises, par la cohésion qu’ils ont développée et par les situations auxquelles ils sont confrontés, sont capables d’accomplir des actes réellement héroïques. Dans son bureau, au TOC de la compagnie, le capitaine Aurélien revient, quelques jours plus tard, sur le comportement de M., le soldat qui a sauvé P. « Il y a une dizaine de jours, j’étais avec M. dans le bureau du chef pour une punition lourde. Il avait nettoyé son arme avec une cartouche encore dans la chambre de son arme et le coup est parti ! C’est une faute de débutant, totalement impardonnable. Il aurait pu se tuer ou tuer un autre gars. Pire que ça : j’étais déçu. En France, une telle erreur vaut plusieurs jours d’arrêt. Pas ici. Nous gardons les bulletins de punition de côté et voyons au retour ce que nous en faisons. Aujourd’hui, j’ai devant moi le même gars, mais je me dis que ce type est un héros… »

Des nouvelles du blessé Lorsque les hommes rentrent de mission dans l’après-midi, P. est déjà loin de Tagab, à l’hôpital de Kaia, en face de l’aéroport de Kaboul. Les • 101 •

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Un été à Tagab

Un été à Tagab Juillet. Deux mois après leur arrivée, le rythme des opérations s’est redoutablement intensifié. Aux missions récurrentes, comme la sécurisation des convois logistiques, des chouras, les patrouilles au marché de Tagab ou les reconnaissances de hot spot, s’ajoutent des missions plus offensives, telle la fouille de compounds soupçonnés d’abriter des insurgés et des armes. Les gars n’ont plus une minute pour souffler. Fini le temps des barbecues, des soirées sur Internet ou des verres bus au foyer. Les semaines se suivent et se ressemblent : épuisantes. Une saison particulière

locale. Une autre guerre, les prémices, peut-être, de ce que sera l’implication américaine en Afghanistan lorsque l’ISAF aura quitté le pays.

Comme prévu, l’été est chaud. Dans tous les sens du terme. L’intensité des combats connaît chaque année un pic durant cette période, pendant laquelle les insurgés profitent de la zone verte, dans laquelle ils se fondent et deviennent quasi invisibles pour harceler les soldats français comme ceux de l’ANA. En hiver, les arbres, qui ont perdu leur feuillage, donnent une tout autre physionomie aux vallées. Nulle part où se cacher, nulle part où évoluer sans être observés et menacés par les tireurs d’élite, les Milans, les drones ou les hélicoptères de combat. La partie ne vaut plus le coup d’être jouée ! Ou moins souvent en tout cas. Les Américains aussi mènent parfois des opérations dans le secteur. D’une manière très différente. En pleine nuit, le bruit de leurs hélicos survolant le village monte jusqu’à la FOB. Nous apprendrons, quelques jours plus tard, qu’un commando s’était infiltré dans Tagab ou Bedraou pour y tuer dans son sommeil un personnage clé de l’insurrection

Hermès Trophy La mission de sécurisation du convoi logistique de ravitaillement de la base est lancée. Enfin ! Plusieurs jours que tout le monde l’attend. La pénurie commençait à se faire sentir. Plus de desserts variés, plus de fromage… tous ces petits plus qui rendent la vie plus agréable, la fatigue plus supportable. Lever à 3 heures du matin pour être en place à 7 heures. Toute la compagnie prend position le long de la MSR : les tireurs d’élite et les Milans, partis tôt dans la nuit pour grimper sur leurs perchoirs à près de 400 mètres au-dessus de la vallée. Un travail de titan, avec de 40 à 50 kilos sur le dos ! Des efforts qu’ils paieront en fin de mandat, le dos décomposé, pour certains des fractures de fatigue qu’ils tenteront de cacher au maximum • 103 •

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pour ne pas laisser tomber les copains. Une fois en place, attendre le convoi et chouffer, rester en éveil, conscients que les insurgés peuvent mener une attaque à n’importe quel moment. Jusqu’au dernier. Surtout au dernier d’ailleurs. Les soldats savent bien l’importance de cette mission, même si les heures à surveiller la zone verte à travers le viseur ou coincés derrière la 12.7 du VAB sont lentes et longues. Aujourd’hui, le groupe de Christophe doit sans doute d’être encore en vie grâce à la vigilance d’un légionnaire qui a abattu un insurgé en train d’épauler son lance-roquettes au passage de leur véhicule blindé. Lorsque la nuit tombe, c’est une nouvelle épreuve qui commence. Le temps s’allonge alors à l’infini. Les mouvements sont limités, on ne parle plus, mais on murmure. Il faut se transformer en ombres silencieuses. Les gars se bricolent un dîner rapide avec leurs rations de combat et se terrent dans le sommeil. Tout le monde dort, sauf celui qui veille sur le groupe. Une véritable sentinelle qui lutte contre la fatigue et les yeux qui brûlent. Le long de la route, dans l’un des nombreux postes de contrôle qui jalonnent la MSR, les gars

du 42 s’installent aussi pour une période de chouffe. À quelques mètres de là, en contrebas, vers la route, les postes de l’ANA et de l’ANP. Français et Afghans ne se fréquentent pas. La langue est une barrière ; l’absence de confiance, un obstacle plus grand encore. Les soldats français sont déçus par une armée trop souvent en retard lors de missions qui auraient dû être communes. Mais pas seulement. Il faut assurer le mandat et, malgré la tranquillité apparente de la zone, rester à l’abri des bastion walls. C’est à quelques mètres d’un Control Point (CP) en tout point identique que cinq soldats français ont trouvé la mort le 13 juillet 2011 dans un attentat suicide.

Soldats et population : une relation complexe Semaine après semaine, à force de missions sur le terrain, de se faire prendre à partie, le regard des soldats sur la population civile évolue. Jamais franchement hostiles, peut-être deviennent-ils plus fatalistes ou encore simplement plus réalistes. La guerre est un temps de confusion, de choix souvent imparfaits, voire impossibles.

Une force militaire étrangère S’ils ont nourri des illusions concernant la population locale, ils les ont vite perdues, comprenant, au bout de quelques jours, qu’ils n’étaient ni chez eux ni les bienvenus. Juste une armée étrangère, considérée comme une force d’occupation par une bonne partie des habitants. Par une bonne partie ou par la plupart ? Comment savoir ? Les soldats se fichent pas mal de la réponse tant cette attitude leur paraît normale, naturelle. Les gars imaginent d’ailleurs qu’ils prendraient, eux aussi, les armes contre une armée étrangère pour gagner quelques dollars de plus et nourrir leurs enfants, comme tant de paysans de la région, ou même pour des raisons plus idéologiques. Du coup, leur suspicion est forte vis-à-vis de l’environnement et de la population qui les entoure. « C’est sûr que par rapport aux autres Opex, ça n’a vraiment rien à voir. C’est la première fois que je sens que nous ne sommes pas les bienvenus. En Afrique ou au Kosovo, franchement, c’était sympa, les gens étaient contents de nous voir. Mais ici, rien ! On se fait même caillasser régulièrement quand on traverse les villages • 104 •

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en VAB. Je ne sais pas si c’est un jeu con ou si c’est plus profond. Je pense que c’est plus profond. D’une vallée à une autre, ils se considèrent déjà comme des étrangers. Alors tu penses, nous ! Mais dans le fond, je m’en bas les c… Ici, on ne peut pas prendre ça en ligne de compte. On est vraiment dans une opération de combat et on a besoin d’être à fond dedans. Je n’ai rien contre les Afghans et, même, je suis désolé pour eux ; ils sont vraiment dans une belle merde. Mais je n’y peux rien et, si on veut tous s’en sortir, on ne peut pas se soucier de ça. On est là pour une mission de combat. Pas pour faire du social. C’est très clair pour tout le monde ici. »

Présence ou absence de civils : un bon indicateur Les vallées sont si étroites que population civile, insurgés et militaires français se partagent le même territoire. Les insurgés, qui ne veulent pas voir la population se retourner contre eux, préviennent les habitants de l’imminence de leurs attaques. C’est à ce point vrai que la disparition des paysans dans les champs, des enfants dans les ruelles et • 105 •

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A Chaque secteur à surveiller est repéré avant la mise en place de la garde. Les distances sont évaluées précisément afin que les hommes sachent quelle arme utiliser.

Sécuriser la MSR A Guigui, le pilote VAB, ajuste son tir selon les indications du sergent Christophe. Des mouvements insurgés viennent d’être décelés à 300 mètres de là. La MSR est l’axe principal de communication dans la vallée de Tagab, pour les civils comme pour les militaires. Située à quelques dizaines de mètres seulement de la zone verte, aucun mouvement n’y est possible sans la mise en place d’un important dispositif d’appui. Les soldats français s’y déploient donc à intervalles réguliers dans des postes de contrôle qu’ils partagent avec l’ANA et l’ANP. Leur mission consiste à détecter et à neutraliser la moindre menace. Ces missions peuvent durer jusqu’à 36 heures, les hommes dormant alors sur place.

A Le sergent Christophe et le 1re classe F. sur les bastion walls d’un poste de contrôle, face à Bedraou. • 106 •

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A Moment de détente alors que la nuit tombe sur le poste de contrôle.

A La nuit la moindre lumière est interdite. Seule l’utilisation des Cyalum est autorisée. • 107 •

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A Le jour se lève à peine mais les hommes sont en poste depuis des heures pour une mission d’appui au profit de la 4e compagnie.

ture d’explosifs, de renseigner les insurgés, toujours pour quelques dollars ou seulement pour un peu de tranquillité. Les insurgés, en effet, manient habilement le bâton et la carotte. Les civils sont, pour ainsi dire, pris dans un gigantesque étau à plusieurs mâchoires : les talibans et les Français, la pauvreté et la tradition qui, finalement, ne leur laissent qu’une liberté très relative. Alors les hommes n’ont pas d’état d’âme quand il s’agit d’empêcher un civil de rejoindre son village, de fouiller le même homme pour la quatrième fois, de garder un gamin au milieu du groupe pour qu’il ne sorte pas du dispositif. Peu importent ses larmes. Il est tellement évident qu’il parlera des soldats français croisés 5 minutes plus tôt à son père, qui en parlera à son tour… Christophe s’est déjà retrouvé dans cette situation. Le soir, à la FOB, nous en discutons. « Non, franchement, je n’ai pas eu d’état d’âme. Et pourtant, j’ai trois enfants, dont une fille qui a l’âge de ce gamin. Je vais te dire, je ne suis même pas sûr que ses larmes étaient sincères. De toute façon, je m’en fous. Ta question n’a même pas de sens ici ! Il y a des risques qu’on ne peut pas prendre. On

des hommes autour des vieux arbres de la place du village constitue des signaux très fiables. « C’est même LE signal qu’on va s’en prendre plein la gueule dans peu de temps. Quand tu vois les champs se vider, tu sais que ça va tomber ! Il faut avouer qu’on faisait plus attention au cours des premières semaines, on appliquais le règlement à la lettre. Mais, petit à petit, on avait moins de retenue, surtout après les premiers TIC. Tu te rends compte qu’à un moment, si tu veux t’en sortir, tu es obligé de t’éloigner un peu du cadre et de riposter, alors que tu as des civils dans ta zone de tir. Dans un champ qui te sépare des insurgés par exemple. C’est malheureux, mais ils sont habitués. Ils se planquent, restent à terre. Mais on ne fait pas n’importe quoi non plus, et il nous est arrivé plusieurs fois de cesser le feu pour permettre à des civils de dégager, de sortir d’un champ devant nous. Il y a toutefois des situations tellement complexes qu’il n’est pas toujours possible d’appliquer à la lettre les règles d’engagement. »

Les civils, tous suspects Alors, gamins ou vieux, hommes ou femmes, tous sont suspects. De cacher une arme ou une cein• 109 •

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applique les règles intégralement et, dans cette situation, la règle est simple : personne n’entre et personne ne sort du dispositif. Gamin ou vieillard. Personne. Il suffit d’une fois pour nous foutre dans la merde et perdre des gars. Je n’ai même pas le droit de me demander si les larmes de cet enfant sont vraies ou pas. Et puis, quoi ? Je n’y peux rien si ce gamin est né en Afghanistan, s’il traînait au mauvais endroit aujourd’hui… » Vue de loin, la réaction de Christophe peut paraître brutale. Elle l’est. Comme l’est la guerre. Et pour survivre là-bas, il ne faut pas se tromper de règle du jeu. Dès Bagram et la présentation des règles d’engagement faite par l’officier américain, les soldats savaient que de la théorie à la pratique, il pourrait y avoir un fossé. Plus ou moins large. Mais ils n’avaient pas prévu certaines situations. Comme celle de se retrouver face à un gamin armé d’une kalachnikov. C’est arrivé à F., le tireur Minimi du groupe, au mois d’août dernier. À peine suis-je revenu début septembre pour un nouveau séjour parmi eux, qu’il se met à me raconter l’histoire de

ce gamin, au bout d’une ruelle, en train d’épauler son arme dans sa direction. « Nous étions bloqués depuis pas mal de temps au même endroit. C’était une situation complètement pourrie, le jour où la 4 a perdu deux hommes. Les insurgés pouvaient nous tomber dessus d’à peu près n’importe où. J’étais posté devant une ruelle très étroite, protégé par un petit muret en terre. Nous étions tous hyper tendus à cause du temps qui passait. En gros, nous attendions que ça nous tombe dessus ; nous étions tous certains que ça nous tomberait dessus. Ma Minimi était installée sur le muret, je chouffais et j’attendais comme les autres gars du groupe. J’étais préparé à tout sauf à ça ! Tout d’un coup, un gamin a débouché dans la ruelle, à moins de 50 mètres de moi. Ça a été très vite : à peine le temps de comprendre qu’il était armé d’un kalach’ que ce petit con nous balançait une rafale. Un gamin ! Il avait 14 ans, pas plus. J’ai tiré quand même, un bon quart de bande, et le sergent Christophe a riposté avec moi. On ne l’a pas eu, il a réussi à se planquer derrière le mur d’un compound. »

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A Face à face. Peur ? Défiance ? Simple présence pour renseigner les insurgés ? Jamais aucune réponse ne vient à ces questions et les soldats voient dans chaque habitant, quel que soit l’âge, une menace potentielle.

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Deux semaines plus tard, F. est toujours un peu sidéré par ce qu’il a vécu ce jour-là, oscillant entre le choc d’avoir dû ouvrir le feu sur un enfant et le fait d’assumer totalement parce que ce gamin, armé, était aussi un combattant sans état d’âme, qui n’aurait pas hésité à tuer F. ou n’importe quel autre gars du groupe. C’est bien lui qui a ouvert le feu, du bout de la ruelle. F. reviendra plusieurs fois sur cette histoire, à la fois marqué et certain de n’avoir fait que son job : riposter pour se protéger en même temps que les gars du groupe.

Un été à Tagab

vie, de lire sur leur lit ou à la musculation, leur radio ne les quitte pas et grésille à leur côté toute la journée.

Des QFR fréquentes Les gars ont rapidement compris qu’il était rare qu’une QRF ne soit pas déclenchée. Dans la section, les hommes se relaient à la radio. Ils suivent, minute par minute, le déroulement des opérations en cours à l’extérieur et les notent sur un carnet. L’objectif est de permettre à l’adjudant Cédric, le chef de section, d’avoir une idée la plus claire possible de la situation sur le terrain, de comprendre la suite d’événements qui conduira peut-être à l’intervention de sa section. À Tagab, Alasay, Joybar, Shekut, quelle que soit la zone, le moindre incident peut rapidement prendre des proportions inimaginables. Un banal accident de la route, un VAB coincé sur le bascôté à cause d’une erreur de pilotage, une panne mécanique peuvent se terminer en une journée dramatique.

Quick Reaction Force Terrain. Garde. Repos. Et QRF. Les hommes sont en stand-by. En treillis, leur équipement prêt dans leur box. Ils peuvent aller et venir dans la base, mener les activités qu’ils veulent, mais toujours avec leurs radios VHF. Ils doivent être joignables à tout moment. Qu’ils se trouvent dans la salle Internet, en train de regarder la télé dans la zone

A Moment de détente dans le box du sergent Christophe pendant une QRF. Je prends la photo depuis mon lit situé au-dessus de celui de Christophe. • 114 •

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Des réflexes pour aller vite Quand la QRF est déclenchée, tout va très vite. Les gars sont rappelés et l’adjudant Cédric rassemble les cadres de sa section. À la musculation, les hommes posent leur barre en une seconde, ramassent leur serviette et remontent en courant la rampe d’accès qui mène à la compagnie. Il m’est arrivé de devoir les suivre. Ils donnent tout ce qu’ils ont. Même ambiance dans la salle Internet. Les gars laissent tout en plan et se ruent vers la compagnie. À cet instant, ils ne savent rien de

ce qu’il se passe dehors. Les ordres viendront plus tard. Une chose seulement est sûre : sur le terrain, des copains sont en mauvaise posture. On ne déclenche pas une QRF sur un coup de tête, sans être absolument certain que la situation justifie de faire sortir d’autres soldats. Le capitaine Aurélien aussi se rue dehors, mais dans la direction opposée à celle de ses soldats, vers le TOC régimentaire situé à l’autre bout de la FOB. « À grandes, très grandes enjambées. Vraiment, chaque minute compte. L’idée est simple,

A Quelques secondes seulement pour s’équiper dans son box, être prêt le plus vite possible, puis s’avoir attendre le top départ. • 115 •

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A L’Afghanistan tel que le voient les hommes depuis l’intérieur du VAB.

évidente : intervenir le plus rapidement possible pour empêcher la situation de dégénérer. » Mais, comme me le fait remarquer Aurélien, « il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. Sinon on rajoute du merdier au merdier ! » Au TOC, il prend connaissance de la situation auprès du chef ops et du commandant G., responsable de la conduite des opérations. Plus qu’aucun autre homme de la FOB, il est au courant des événements, car c’est lui qui centralise les communications radio et fait circuler les informations. La salle des opérations est immense. Des dizaines d’écrans et de radios. Sur un imposant moniteur accroché à l’un des murs défilent les différentes phases des missions en cours. Pendant qu’Aurélien prend connaissance de la situation, ses hommes se préparent : Ciras, armement… Les chefs de groupe rassemblent leurs gars devant leur VAB. Ils sont prêts et attendent les ordres. Les raisons d’intervenir sont très nombreuses et variées. Ce matin, la 4 est violemment prise à partie dans le

secteur du pont de Tagab. L’un des endroits les plus tendus de la vallée en ce début d’été ! Un scénario classique : les insurgés ont attendu le moment du désengagement pour les « taper » !

2 juillet : le pont de Tagab Ce jour-là, la section était de repos, mais l’intervention de la QRF n’a pas suffi à sortir la 4e compa­ gnie du bourbier dans lequel elle se trouvait. Section après section, toute la compagnie s’est retrouvée dehors. Jusqu’au tour de celle de l’adjudant Cédric.

De la FOB au pont de Tagab À peine 1 kilomètre entre la FOB et le pont de Tagab. C’est une sorte de huis clos. Les bruits des tirs montent jusqu’à la base très distinc­tement. Avec l’habitude, les gars arrivent même à distinguer la provenance des tirs. À la FOB, les hommes de la section de Cédric sont en stand-by, prêts à intervenir, mais, pour l’instant, ils ont ce sentiment étrange d’être des spectateurs impuissants.

A Ci-contre : Le sergent E. dans le VAB. La poussière est infernale et envahit tout. • 117 •

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Là-bas, dans la zone verte, les gars de la 4 se font « défoncer » presque sous leurs yeux. Ils suivent l’évolution des combats à la radio et tentent de voir quelque chose, malgré tout, par-dessus les bastion walls. Jusqu’au moment où ils doivent, eux aussi, embarquer pour se jeter dans la gueule du loup et prêter main-forte aux copains. « Enfin ! », se disent-ils tous. Rester impuissant à la FOB n’est pas dans leur tempérament. La mission débute à peine que les gars crèvent déjà littéralement de chaud. Toujours cette même pénombre dans le VAB, où ne pénètrent que quelques rares faisceaux de lumière provenant des trappes où sont postés VDB, F. et Christophe. À l’intérieur, les gars sont plongés dans le noir et n’aperçoivent que furtivement le monde extérieur. Le plus souvent, les volets blindés sont verrouillés. Ils ne peuvent que suivre la route mentalement : sortie de la FOB, petite descente vers la MSR, virage à droite, MSR, Guigui qui accélère à fond jusqu’à l’entrée du village, virage à gauche,

descente vers le pont de Tagab, nouvelle accélération. Christophe les tient également informés pour qu’ils ne se fassent pas surprendre.

Le calme revenu, la mission continue Le temps d’arriver sur zone, la situation s’est calmée, la 4 s’est désengagée. Les mecs d’en face s’en sont manifestement pris plein la gueule et « c’est très bien comme ça ! » Trois sections de plus sur le terrain, ça fait réfléchir le plus motivé des insurgés. Mais, plutôt que de rentrer à la FOB, le capitaine Aurélien décide de rester sur le terrain et de poursuivre par une mission de reconnaissance. Il faut une sacrée dose de courage et de sérénité pour partir patrouiller après la matinée que viennent de passer les gars de la 4 et les autres sections de la 2, sorties leur donner un coup de main. Quitter le secteur rassurant des VAB, se détacher de la protection que leur offre le vaste compound contre lequel la section s’est appuyée. « Même si la situation s’était calmée, devant nous,

A À l’intérieur de la zone verte tout n’est que pénombre, visibilité réduite… une sorte de jungle oppressante, dont profitent les insurgés pour avancer tels des fantômes invisibles. • 118 •

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attendre de longues heures sur leurs positions, entre la zone verte et la route. La mission de reconnaissance décidée par le capitaine Aurélien dure une heure, deux heures, trois heures… La chaleur écrasante, la lassitude et l’inquiétude s’installent contre lesquelles il faut lutter chaque minute. Des heures sans bouger, à surveiller son secteur, le poids du Ciras, toujours, la chemise collante, trempée de sueur, et cette certitude qui les traverse sans cesse : nous sommes ici depuis trop longtemps. Et ce sentiment que ça va leur tomber dessus, que la situation est trop calme pour être honnête. pas bon, qu’en face, un mec te vise, te tient dans son viseur et cherche à te buter. Mais, sur le coup, tu n’as pas le temps de penser à ça. Sur le coup, ton premier réflexe est de te mettre à couvert. » Les gars sont à quelques mètres de la route, appuyés contre un maigre talus en terre qui leur offre une protection dérisoire. Ils sont comme aveugles. Impossible de distinguer précisément d’où partent les tirs, comme à chaque fois qu’ils se

L’attaque des insurgés La situation bascule en une seconde : les détonations des premiers tirs retentissent et envahissent tout l’espace. Les premiers tirs tombent sur un autre groupe, à une cinquantaine de mètres des Lions du 42. Le bruit que fait une balle est un bon moyen de savoir si les insurgés sont proches. « Quand ça siffle autour de toi, c’est que ce n’est A Chaque ruelle, chaque compound est une menace potentielle. Les tirs peuvent partir de partout. Et à n’importe quel moment.

ça puait sérieusement. Cette fois, nous avions la certitude que des insurgés étaient dans le coin, en forme, et rien indiquait qu’ils n’allaient pas encore tenter quelque chose. Ils avaient foutu le bordel ce matin, nous avaient obligés à sortir le grand jeu. C’était peut-être le moment de continuer… » S’enfoncer dans un village ou la zone verte, toujours oppressante. Ce jour-là, cette impression est comme décuplée. Les gars se souvenaient d’un secteur particulièrement confiné. « Les murs étaient anormalement hauts. Les compounds aussi, qui nous surplombaient plus que d’habitude. On se sentait tout petits, très fragiles. Aucune présence des insurgés, aucune menace apparente… Les mecs devaient se refaire une santé ou s’occuper de leurs blessés. Leur présence était ailleurs, tout autour de nous, sous une forme au moins aussi oppressante. » Le capitaine Aurélien m’explique : « L’objectif était de reconnaître des positions insurgées potentielles. Objectif atteint ! Et de quelle manière ! Les murets qui nous entouraient portaient les stigmates des embuscades passées, du combat insurrectionnel

que mènent les insurgés. Les gars connaissent leur affaire, maîtrisent et utilisent le terrain au maximum. Du bel ouvrage, signe qu’ils ont à la fois le temps pour eux, le sens et la connaissance du terrain, et du savoir-faire. Des hommes de ma compagnie n’auraient pas fait mieux. Ils avaient dû observer un bon nombre de nos patrouilles avant d’installer leur position ici et de cette manière ! » Le temps ! Tout est toujours une affaire de temps. Les insurgés l’ont pour eux et les soldats français le redoutent dès qu’ils s’allongent. L’ANA aussi, ils la redoutent. Manque de fiabilité, de professionnalisme… Une armée encore trop jeune, des soldats trop rapidement formés, mal payés et envoyés à l’autre bout du pays, presque en terre inconnue ! Pas des mauvais gars, comme nous l’entendons souvent en France, plutôt des hommes qui font ce qu’ils peuvent et comme ils peuvent. J’ai même eu l’occasion de croiser de jeunes officiers motivés et conscients des responsabilités qui pèsent sur leurs épaules. Mais, une fois de plus, ce jour-là, comme presque à chaque fois, le convoi de l’ANA était en retard, obligeant les soldats à • 120 •

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A Dans ce dédale de ruelles, véritable labyrinthe, les hommes tentent de visualiser où se trouvent les insurgés que les TE leur signalent. • 121 •

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aussi dû comprendre que nos ripostes sont violentes et qu’ils ont intérêt à se planquer. » Famas, Minimi, APAV… L’objectif de la boule de feu est d’écraser les insurgés sous un feu puissant et lourd pour donner le temps aux soldats de se dégager. En règle générale, la technique fonctionne. Surtout ici, dans la vallée de Tagab où, comme me le confiait un officier, « on fait quand même souvent la guerre à des paysans qui n’ont pas envie de mourir pour quelques dizaines de dollars ». Mais en ce jour de juillet, les insurgés s’accrochent et ont repris leurs tirs contre le groupe de Christophe. « On était pas mal dans la merde. Le talus nous protégeait à peine des tirs. On pouvait voir les impacts de balles tomber à quelques centimètres seulement de nous. Au-dessus de nos têtes, entre nous ! » Les groupes de fantassins, comme celui de Christophe, sont les éléments les plus avancés, les plus en contact avec les insurgés. À tel point qu’ils les entendent crier « Allah akbar » ! Mais ils ne sont pas seuls. Bien au contraire, ils sont une pièce parmi toutes les autres composantes de la compagnie. Sur les hauteurs qui surplombent la zone verte, les TE et les Milans observent, renseignent et quadrillent la zone avec des tirs précis. Camouflés dans la pierraille, ils sont invisibles mais peuvent suivre les évolutions des talibans. Quelques centaines de mètres plus bas, mais toujours à flanc de montagne, les 10-RC surplombent, eux aussi, la zone verte et peuvent déclencher un déluge de feu. A Deux rythmes qui s’ignorent : celui des civils afghans et celui des opérations françaises.

Le désengagement C’est d’ailleurs grâce à ces appuis que les différents groupes ont pu se désengager. Je m’imagine mal quelles convictions assez fortes poussent les insurgés à prendre de tels risques. Et trop bien quelle misère et quelle ignorance conduisent des paysans à les rejoindre le temps d’une journée de harcèlement. « Nous étions toujours coincés derrière notre talus. Le temps s’éternisait et mon groupe était toujours scindé en deux. De là où ils étaient, E. et son équipe ne pouvaient pas se désengager facilement. Il fallait qu’ils nous rejoignent coûte que coûte. Ils rampaient, plaqués au sol. Une vraie galère avec le Ciras et l’armement. Mon envie de cigarette m’était passée, je regardais les mecs qui avançaient lentement. Derrière nous, le fracas des obus de mortier, de 10-RC et de Milan faisait trembler l’air. »

font « tiquer ». Les insurgés ne sont qu’à quelques dizaines de mètres d’eux, mais si bien cachés dans la zone verte ou dans les compounds environnants qu’il est impossible de les voir. Les dés sont pipés ! Pour rétablir l’équilibre, les Français appliquent la technique de la « boule de feu ». Puisqu’ils ne peuvent pas tirer précisément sur des cibles bien identifiées, ils mitraillent massivement dans la zone d’où proviennent les rafales. « La première surprise passée, j’ai donné l’ordre aux gars de tirer, de faire une boule de feu. Il faut se redresser, sortir de son trou. Personne ne se pose de question, personne n’hésite. Et pourtant, à moins de cinquante mètres de là, des mecs nous observent et nous attendent au tournant. Avec le temps, ils ont • 122 •

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« Une cinquantaine de mètres nous séparaient de la prochaine zone à couvert. Autant dire une éternité avec le poids des Ciras et des armes. Les gens s’imaginent mal ce que c’est de courir cette distance avec au moins 30 kilos sur le dos et le Famas dans les mains. J’avais conscience que l’un de nous pouvait se faire toucher, mais il n’y avait aucune place pour la peur. Nous avions un job à faire et nous étions en train de le faire. » Il faut de la rage pour sortir de là, une force venue de loin, quelque chose d’animal, de vital. Les uns après les autres, les gars se lancent en tirant une rafale vers la zone des insurgés. Et, dans un même mouvement, toute la compagnie fait corps autour d’eux, en faisant pleuvoir un déluge de plomb sur les talibans. Les poumons en feu, les jambes tremblantes, il faut avancer encore et encore. Vingt mètres, dix mètres, cinq mètres… et pouvoir plonger, enfin, de l’autre côté d’un muret protecteur. Un simple amas de terre séchée de moins d’un mètre de haut mais qui offre une vraie couverture. Après les 42, c’est au tour des 43 de se sortir de là. Cette journée qu’ils me racontent au mois de septembre, près de deux mois plus tard, est encore toute fraîche dans leur esprit. Il reste dans leur

voix des accents d’excitation, de plaisir d’avoir vécu ensemble ces moments extrêmement forts et puissants. De s’en être sortis vivants aussi. Quand je les avais quittés fin juin, trois jours seulement avant cette journée de combat autour du pont de Tagab, l’expression « frères d’armes » sonnait un peu creux pour eux. Plus maintenant… Ce jour-là, puis semaine après semaine, les épreuves surmontées ensemble, le temps passé, les blessés, les morts avaient donné corps et sens à ces quelques mots. • 123 •

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Entre les missions

là-bas. Et plus le temps passait, plus les missions devenaient dures, plus nous en avions besoin. Avec une barre de 100 kilos dans les mains, tu es obligé de tout oublier si tu veux la lever. Et de te sortir les tripes ! Et puis, ce n’était pas seulement ça. La muscu, c’était aussi une activité hors boulot que nous pouvions partager à plusieurs, et un moyen de compenser certaines activités impossibles ici… Je te fais pas un dessin… » Le temps s’écoule lentement, partagé entre des jeux de société, des parties de Call of Duty en réseau, des heures sur Internet ou des films sur leur ordinateur. Les gars peuvent aussi regarder la télévision dans la « zone vie », cette petite pièce collective en bout de bâtiment qui sert tout à la fois, selon les heures de la journée, de lieu de travail ou de détente. La section a de la chance : les chasseurs alpins leur ont offert une télévision et le décodeur satellite, qui se dérègle régulièrement. À chaque fois, un technicien afghan monte de Tagab pour régler l’antenne. Et, à chaque fois, le chef M. se lance dans de longues palabres pour ramener le prix à quelque chose de raisonnable. « En fait, il faudrait installer l’antenne au-dessus du bastion

Entre deux missions sur le terrain et lorsqu’ils ne sont pas de garde, les soldats profitent d’un temps de repos ou sont de QRF.

Zéro contrainte, alerte permanente Les hommes sont reclus à la base. Nulle part où aller, nulle part où s’évader, nulle part où se retrouver seul, sinon dans l’espace de son box, sur son lit, le rideau tiré et les écouteurs sur les oreilles. La promiscuité est énorme, les hommes sont ensemble, les uns sur les autres, vingt-quatre heures sur vingtquatre. Du matin au soir et du soir au matin. Ils sont habitués à cette vie. Cette année, ils passeront d’ailleurs plus de temps entre eux qu’avec leur famille. Aucune contrainte particulière les jours de repos. Les hommes peuvent traîner dans leur lit le matin pour récupérer les heures de sommeil. Des hommes comme Christophe, E., G. et M. se lancent aussi dans la musculation. C’est un exutoire autant qu’une envie de gagner en puissance physique. La « muscu » deviendra une drogue douce, le lieu où se vider la tête. « Franchement, on a besoin de ça

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wall, mais c’est strictement interdit à cause des hélicos. » L’une des deux DZ de la FOB se trouve à quelques mètres seulement des bâtiments, et il ne se passe pas une journée sans que ne se posent des Caracal ou des Cougar. Cette télévision, qui leur livre chaque jour son flot d’actualités, est un lien important avec la France et le reste du monde. C’est même la seule porte ouverte vers l’extérieur, un moyen facile de s’évader, de penser à autre chose qu’à Tagab, Alasay et Bedraou, aux missions à venir.

Un temps pour communiquer avec leurs proches Le téléphone et Internet permettent de rester en contact avec la famille, de voir les enfants grandir, de discuter avec les copains. Dès les premiers jours, tous ou presque ont acheté un téléphone afghan. Pour les plus jeunes, la situation est naturelle, mais les plus anciens, qui ont connu le temps des Opex sans Internet ni téléphone, mesurent le chemin parcouru. Cet accès nouveau et facile à ces moyens de communication oblige à une nouvelle vigilance. Les cadres rappellent sans cesse qu’il leur est strictement interdit d’évoquer quoi que ce soit des missions passées et, a fortiori, à venir. Au téléphone comme sur Internet. Les insurgés sont à l’écoute, cela ne fait aucun doute, aidés par les services pakistanais, par où transite le réseau Internet. Ils ne sont pas les seuls d’ailleurs. L’état-major aussi filtre les communications des soldats. Rester en contact quasi permanent avec la France a aussi ses revers. Ce sont les difficultés de la maison qui débarquent à la FOB, des mauvaises nouvelles qui ne font que souligner l’éloignement. Les gars se sentent rapidement impuissants, inutiles et culpabilisent. Une difficulté supplémentaire, une cause de déconcentration, sinon de démotivation. Régulièrement, des cris de colère retentissent entre deux bâtiments, derrière un container. On reconnaît la voix de l’un ou de l’autre… Personne n’est vraiment surpris, personne ne commente. Dans cet espace si confiné, l’idée même de vie privée n’a plus vraiment de sens. Elle en a d’autant moins que les hommes se doivent d’être disponibles pour la mission et les autres gars, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Si leur vie privée les éloigne de leur mandat, alors elle les concerne tous ! C’est d’ailleurs le travail des cadres, et en priorité des chefs

de groupe, de tendre l’oreille, de suivre discrètement l’évolution d’un conflit au sein d’un couple, de mesurer si un gars « se fait bouffer la tête par une histoire avec sa copine ».

La vie continue en France : entre décalage et frustration Parfois, le téléphone ou Internet révèle aussi le décalage entre leur vie à Tagab et celle de la famille en France. C’est, par exemple, le cas classique du coup de fil passé au mauvais moment, lors du bain ou de la préparation du dîner, avec les devoirs de l’aîné à surveiller du coin de l’œil. À Tagab, le soldat est heureux de pouvoir enfin joindre sa femme après deux jours de terrain et vingt-quatre heures de garde. Mais, à Fréjus, elle n’est pas disponible. Pas le temps, tout simplement. Le résultat est déplorable : frustration, incompréhension, énervement… Chaque soir, la coupure du réseau télépho-

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Un été à Tagab

Nettoyage de l’armement Les journées de repos sont aussi mises à profit pour le nettoyage de l’armement. À Tagab, les gars sont autonomes. Pas de revue d’armement systématique comme au régiment. Sur le terrain, leur arme est leur bien le plus précieux, l’outil qui leur sauvera la vie ou celle de leurs copains. Le soin qu’ils mettent à les démonter, les dépoussiérer, les graisser pendant des heures prouve à quel point ils en ont conscience. De la même manière, ils vérifient que les ressorts de leurs douze chargeurs sont toujours bien tendus, que les lèvres supérieures ne sont pas tordues, que chaque chargeur entre dans son logement sans difficulté et tient bien en place. Mieux, ils les vident un à un pour nettoyer chaque cartouche de la poussière accumulée lors des précédentes missions. Chacun a ses habitudes. F. s’installe sur la table de ping-pong bricolée sur la terrasse à l’aide de grandes planches. Il a besoin d’espace : les bandes de munition de sa Minimi mesurent près de 2 mètres. Il inspecte chaque cartouche, une à une, les aligne minutieusement pour que sa mitrailleuse ne s’en-

nique imposée par les insurgés – qui leur permet d’évoluer librement la nuit et d’être certains que personne n’ira renseigner les soldats de l’ISAF de leurs mouvements – complique encore cette situation. Lorsqu’il est 18 heures à Tagab, il n’est que 16h30 en France ! Il faut apprendre à gérer ces situations pénibles et déstabilisantes pour tout le monde. « C’est pour ça, m’explique un jour Christophe, que je trouve que ce n’est pas une bonne chose d’envoyer des jeunes en Afghanistan pour une première Opex. Ils sont peut-être prêts au niveau technique, mais c’est trop de devoir gérer en même temps une mission dure comme l’Afgha’ et l’éloignement. Si tu as déjà fait une première Opex, tu as déjà appris ça et, par conséquent, tu es plus disponible pour la mission elle-même. » Lors des sorties sur le terrain, les téléphones portables sont strictement interdits afin, notamment, qu’en cas de prise d’otage, les insurgés ne puissent entrer en contact et exercer un chantage sur les familles, dont ils auraient découvert les numéros dans les répertoires des soldats.

A Départ au petit matin. Les hommes s’entassent dans le VAB. VDB est déjà en trappe avant, en train de fumer une dernière cigarette avant le départ. • 128 •

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avec un Famas chargé. Aller trop vite, c’est partir à la garde sans ses optiques de nuit ou sans en avoir vérifié les piles. Autant dire assurer la sécurité de la FOB en aveugle, mettre la vie de centaines d’hommes en danger. Le diable se cache dans les détails. Peut-être est-ce plus vrai ici qu’ailleurs. Mardi soir, fin de la garde. Prendre les ordres auprès de l’adjudant Cédric. Les transmettre aux gars du groupe. Au programme du lendemain : protection d’une action CIMIC à Shekut. Départ à 5 heures du matin. Les gars ont à peine dormi la nuit précédente, ils sont crevés. Déjà 22 heures. La douche, l’ordinaire ? L’ordinaire en premier ; à cette heure, il ne devrait pas y avoir encore trop de queue. La douche et, enfin, son box. Peut-être un tour par le foyer pour y acheter quelques barres de céréales ou des cigarettes… Ils auraient bien aimé passer un coup de fil en France, mais le réseau est coupé depuis plusieurs heures déjà. Quant à pousser jusqu’à la salle Internet, où il faudra peut-être attendre une bonne demi-heure, peu y pensent. Se coucher. Dormir. S’écrouler devant un film, seul moment de détente depuis… depuis quand, déjà ? Rapidement, les jours se confondent. (–1 LIGNE)

raye pas. Christophe et M. travaillent en musique, les écouteurs rivés sur les oreilles.

Un rythme soutenu En France aussi, le rythme est soutenu, et particulièrement pour les femmes et mères de familles restées seules à la maison. Elles doivent désormais gérer seules la maison, l’école, les sorties des enfants, les petites galères du quotidien ou les plus gros ennuis comme lorsque la voiture tombe en panne… L’attention est toujours tournée vers leurs maris soldats mais pour elles aussi, aucun doute là-dessus, le combat est quotidien. Elles assument, parce qu’il le faut bien, parce que les enfants ne s’arrêtent pas d’avancer, la vie, de continuer. Lundi soir, la garde. Le convoi est en retard, comme souvent. De retour à la base, c’est la course. Les hommes doivent se précipiter en gardant impérativement la tête froide. Aller trop vite, c’est prendre le risque d’oublier d’effectuer correctement les mesures de sécurité et pénétrer dans le bâtiment

A En France, les femmes et les familles gèrent un autre stress, celui de l’absence, des mauvaises nouvelles à la télévision, de la gestion du quotidien. • 129 •

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A Le 1re classe F. en trappe avant dans le VAB avec ses optiques de nuit. Alors que les autres soldats du groupe sont aveugles dans le blindé, F. est comme une sentinelle.

A 4 heures du matin à la FOB. Guigui, le pilote du VAB, profite des derniers instants de tranquillité avant de sortir de la FOB. Sur la route, et plus encore de nuit, la vie de tous les gars du groupe repose sur ses épaules.

Mercredi, une journée de repos. Incroyable ! Les gars auraient aimé donné leur linge à laver à la laverie de la FOB mais, aujourd’hui n’est pas leur tour. Un détail qui crée de la frustration, de l’énervement. Le lendemain, nouvelle mission dans la vallée d’Afganya pour appuyer la première compagnie, l’une des deux compagnies postées à Nijrab. La journée est vite passée. Dormir le matin, s’occuper de l’armement, faire le compte des munitions, de lessive tellement les chemises de combat et les treillis puent. Jeudi, départ pour l’Afganya. À 20 heures, toutes les lampes sont déjà éteintes dans la section. Réveil à minuit pour un départ à 2 heures. Dans la FOB, des ombres glissent. Les nuits de Tagab sont d’un noir d’encre de Chine. Pas une lumière à des dizaines de kilomètres à la ronde. Quelques maigres ampoules accrochées à de vieux fils électriques durcis par le temps dans le marché de Tagab. Ni les Soviétiques, qui avaient pourtant investi dans un immense barrage électrique pour alimenter Kaboul, ni ensuite les responsables politiques américains ou français n’ont eu l’idée d’électrifier la région. Au sein même de la base, pas une

nence dans les esprits. Et plus particulièrement au sein du groupe 42, mon groupe. Et ce d’autant plus que quelques semaines après leur arrivée à Tagab, le brouilleur de leur VAB est tombé en panne. Cramé. Impossible de le réparer et aucun autre brouilleur disponible. Les gars ont poursuivi l’opération ainsi, « à poil » comme ils disent. Ils sont furieux et écœurés. Mais puisque c’est leur métier d’obéir parce qu’il est hors de question de laisser tomber les copains, ils continuent à assurer leurs missions, jour après jour. Mais puisqu’il vaut mieux en rire qu’en pleurer, à chaque sortie, quelqu’un dans le VAB rappelle à E. de l’allumer ! Le jour de leur retour en France, le brouilleur n’avait toujours pas été remplacé ! Dès qu’ils peuvent, les hommes grappillent quelques précieuses minutes de sommeil. Le VAB est un endroit idéal, de jour comme de nuit. Ils y passent de longues heures, confinés dans un espace blindé et brûlant. Les têtes tombent en arrière ou en avant, le casque posé contre le canon de leur Famas. En pleine nuit, la MSR est déserte. Le convoi, lancé à toute vitesse, glisse totalement invisible en direction du nord, vers Afganya. Au

seule lumière non plus. Pas même une lampe frontale. La nuit est un avantage décisif pour les soldats français. Grâce à leurs équipements de vision nocturne, ils peuvent évoluer quasiment comme en plein jour, alors que les insurgés sont littéralement aveugles. Mais, cet avantage, il faut le préserver en évitant de montrer le moindre signe d’activité « à bord ». Les mines sont basses à l’ordinaire. Pas un mot, même pas les blagues habituelles et de circonstance. Devant les VAB, les gars murmurent. Les portes des bâtiments sont ouvertes et fermées rapidement pour que les filets de lumière qui s’en échappent soient les plus maigres possible. Toujours cette obsession de la discrétion. La nuit qui les entoure est leur plus haut rempart. Inutile d’y dessiner une brèche. Les gars n’aiment pas les missions en Afganya. Pourtant, la vallée est calme depuis des mois. À tel point qu’elle est considérée comme pacifiée. Mais la route est longue pour la rejoindre. Une bonne vingtaine de kilomètres. Près de trois quarts d’heure avec tous les risques d’IED. C’est un risque dont ils ne parlent jamais mais qui est en perma• 132 •

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volant, Guigui s’arrache les yeux avec ses lunettes de vision nocturne. Combien de fois ai-je pensé à la responsabilité qui était la sienne ! Dans ses mains, non pas son volant mais la vie de tout le groupe. Un écart de conduite, un moment de déconcentration et c’est l’accident. Toujours grave, quoi qu’il arrive. Le radio-tireur en tout cas, coincé derrière sa 12.7, n’a que très peu de chances de s’en sortir si le VAB se retourne. Les gars dans les trappes, un peu plus, s’ils ont le temps de s’éjecter ou de s’abriter à l’intérieur du VAB. Mais, lorsque j’observe avec quelles difficultés ils font passer leurs équipements à travers la trappe, j’en conclus que la partie est loin d’être gagnée d’avance. Vendredi matin, Tagab. Les gars ont une petite mine. Et ainsi de suite… Le rythme est si soutenu que les cadres commencent à s’en inquiéter. Les hommes sont épuisés, démoralisés, à la limite de ce qu’ils peuvent fournir. « Et pourtant, nous devons continuer. » Jour après jour, enfiler de nouveau ce Ciras qui pèse une tonne, rejoindre les mêmes zones, parcourir les mêmes villages, • 133 •

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pénétrer la même zone verte, attendre une fois de plus que la foudre s’abatte sur eux. Les premières semaines d’excitation, de découverte et de plaisir sont bien loin et oubliées depuis longtemps. Au pire de l’année de la canicule afghane, les gars sont dans la « subission » permanente.

Le « jeu » est terminé Depuis la France, je suis resté en contact avec quelques-uns des hommes du groupe. À 7 000 kilomètres de Tagab, je mesure leur isolement et leur enfermement. Mais, malgré Internet et le téléphone, ils sont ailleurs. Pas seulement loin, mais véritablement dans un ailleurs, un autre monde qui ne partage rien avec celui où je me trouve alors : la France estivale des vacances, la France des courses aux supermarchés, du cinéma, de l’usine ou du bureau… Et je me surprends souvent à penser à eux, au détour d’un rayon ou au comptoir d’un café. Certains sujets sont tabous ou, plutôt, inutiles : la peur, le ras-le-bol, le doute en font partie. À quoi bon en parler sinon pour semer le trouble parmi le

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reste du groupe, semer un vent mauvais que nul ne saura arrêter ? C’est une sorte d’accord tacite, une règle non dite mais intangible. Et les gars tiennent parce qu’ils sont soudés. Ce n’est pas, et de loin, la première épreuve qu’ils traversent ensemble. Au contraire ! Ils en ont subi des galères, supporté des souffrances au cours de leurs entraînements. Ils connaissent leurs limites ou, au contraire, ont appris qu’ils n’en avaient pas. Ils savent qu’aucun ne flanchera, que chacun peut compter sur l’autre, quoi qu’il arrive. Ils forment un corps, un tout uni, presque monolithique, et aucun d’eux n’imagine être la faille qui fragilisera l’édifice. Et pourtant, le moral n’y est pas. Sur l’écran de mon ordinateurgrâce à MSN, s’affichent les mots qu’ils ne se disent pas : « Franchement, je ne sais plus ce que je fous là. » « Je me demande si cette mission vaut les risques que nous prenons. » « Je ne comprends plus le sens de ce que nous faisons… » Il est loin le temps des barbecues, des soirées à discuter avec les uns et les autres, à la nuit tombée, sur l’un des bancs bricolés devant le bâtiment ou sur la terrasse.

horizon. Ils tiennent parce qu’ils espèrent. Mais si le paquet n’arrive pas, ces gars-là peuvent vite partir en vrille. Alors, quand un convoi débarque avec des colis, il vaut mieux être vigilant, être présent pour partager leur plaisir ou, au contraire, les entourer si rien n’est arrivé. Par solidarité, parce que nous avons tous connu ce terrible sentiment de solitude, presque de désespoir, mais aussi par professionnalisme : on ne peut pas se permettre de laisser des Savoir profiter du moindre moment de répit pour reprendre des forces. hommes perdre le moral. C’est trop A dangereux. E. nous a fait le coup. Il attendait des protéines pour la muscu. C’était Des colis porteurs d’espoir son seul vrai plaisir, son oxygène, et il en a manL’arrivée des colis est leur seul vrai plaisir. C’est un qué quand le colis n’est pas arrivé. Alors, pour qu’il moment espéré, attendu, seul lien physique avec se remette à respirer, on s’est arrangés pour ne pas la France, avec ceux qu’ils ont laissés derrière eux. le laisser seul, pour l’empêcher de ruminer. » Revues, saucissons, pâtés, petits souvenirs de la maison, équipements militaires achetés sur InterNouvelle mission d’infiltration net depuis Tagab, dessins des enfants, cadeaux de la fête des Pères… Parfois même une bouteille, dans Bedraou que les gars ne cherchent pas à dissimuler. L’alcool Depuis leur arrivée à Tagab, pas une seule mission n’est pas interdit, au contraire des Américains ; le menée dans Bedraou ne s’est bien passée. Cette tout est de savoir être raisonnable. Et, à mesure vallée minuscule reste une zone quasi interdite que la musculation prend de plus en plus de place aux soldats français. Quand ils apprennent aux dans leur vie, arrive également d’énormes pots de ordres que la prochaine opération s’y déroulera, protéines. leur réaction est instantanée et unanime : « On va Les colis sont ouverts dans la zone vie de la section. Parce que le règlement l’exige et que les cadres ont pour mission de surveiller ce que leurs hommes reçoivent. L’habitude est prise depuis longtemps, et tout se passe très naturellement. Le plaisir d’ouvrir les paquets ensemble, comme au pied d’un sapin de Noël, se mélange à l’obligation de contrôle. Mais, comme au pied de tous les sapins de Noël, il y a de cruelles déceptions. Pour certains gars, l’attente d’un colis est la seule chose personnelle à laquelle ils peuvent se raccrocher. L’espoir est à la hauteur de l’attente et des manques créés par l’isolement, de la privation de tous les petits plaisirs de la vie en France… « On sait longtemps à l’avance qu’un gars attend un colis. Il nous en parle des semaines durant. Plus il en parle, plus il l’espère. Pour certains, ça devient presque une raison de vivre, leur seul A Ouverture d’un colis dans la zone vie de la section. • 135 •

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tuée par le fait qu’ici, les insurgés ne laissent jamais rien passer. Comme souvent, la tension est montée lentement. Des hauteurs où ils sont postés depuis le milieu de la nuit, les tireurs d’élite observent la vallée mètre par mètre et informent la compagnie du moindre mouvement insurgé. Alors que dans les méandres des ruelles et des vergers les soldats sont presque aveugles, les TE disposent d’une vue d’ensemble sur la vallée. Les mouvements qu’ils observent sont furtifs. Les rapports qu’ils font tout aussi brefs : « Mouvement de trois hommes armés de kalach’ vers le nord-est, environ 200 mètres à l’est de “rouge 4”. » Quelques minutes plus tard : « Mouvement de quatre hommes allant plein est, environ 100 mètres devant 42. » C’est une observation en pointillé. La végétation masque tout, et les insurgés, qui se savent sous la menace continuelle des TE, jouent de cet environnement qu’ils connaissent par cœur, pour s’y fondre et devenir des fantômes invisibles. Les TE ne tirent que sur ordre du capitaine Aurélien à qui ils font des rapports extrêmement

encore prendre la foudre ! » La mission du lendemain sera d’appuyer une action d’infiltration pendant laquelle des compounds seront fouillés à la recherche de chefs insurgés ou, à défaut, d’armements ou d’indices qui permettront de démanteler, petit à petit, les réseaux locaux de l’insurrection. Et, comme à chaque veille de mission, le même scénario se répète avec la précision d’une horloge suisse. Dîner tôt, avant 18 heures, peut-être un rapide passage au foyer pour un Coca-Cola mais sûrement pas pour une bière. Pas la veille d’une mission. Les gars ne plaisantent pas avec ça. Ils veulent être à 100 % de leurs capacités physiques, de leurs réflexes, et n’oublient pas que l’alcool favoriserait une éventuelle hémorragie. Le risque de blessure est continuellement présent dans leur esprit. À 20 heures, la majorité des gars est couchée.

Les tireurs d’élite : les yeux de la compagnie Bedraou est une vallée compacte, confinée. On y éprouve une oppression physique, encore accen-

A Les groupes TE et Milan, postés sur les hauteurs face à la vallée de Tagab et d’Alasay.

A Entre deux missions sur le terrain qui s’enchaînent, le sergent Christophe débriefe les hommes de son groupe. • 136 •

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Tirs fratricides Pour les hommes évoluant au milieu des ruelles, la succession de ces rapports inquiétants annonce l’orage. Minute après minute, ils visualisent mentalement le puzzle que les insurgés mettent en

détaillés : le type de personne, leur environ­nement immédiat, leur attitude, leur direction, leur distance par rapport à ses soldats. Pour Aurélien, la destruction des « cibles » n’est pas forcément une priorité. « L’idée n’est pas de nous faire plaisir en faisant quelques cartons mais d’obtenir un gain tactique dans le but de remplir la mission. Si je suis à deux doigts d’atteindre mes objectifs, donner l’ordre aux TE ou aux Milans de tirer sera contre-productif. Je ne ferais qu’énerver les insurgés et les inciterais à nous prendre à parti au moment du désengagement ou sur la route du retour vers la FOB. En revanche, si je sens qu’ils constituent une menace imminente qui m’empêchera de mener la mission à son terme et mettra la vie de mes hommes en danger alors, oui, je donne l’ordre de tirer. Sans état d’âme, s’il n’y a aucun risque pour les civils. Dans ces moments-là, il faut savoir anticiper. Les fenêtres de tir des TE sont souvent brèves, et je dois mesurer le risque que je prends en attendant. Attendre, c’est, par exemple, courir le risque que les tireurs ne disposent plus d’une fenêtre de tir avant que les insurgés soient sur nous ! »

A Entraînement au tir des TE, à quelques mètres à l’extérieur de la FOB. Distance des tirs : 1 800 mètres. • 137 •

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Au sol, c’est la stupéfaction et le drame. Les impacts d’un tir de canon de 25 millimètres sont d’une rare violence et déchirent tout sur leur passage et ce d’autant plus que les munitions utilisées sont des obus explosifs. En quelques secondes, des dizaines de coups détruisent tout autour du groupe de soldats. À 400 mètres de là, au fond de sa tourelle, le tireur observe la zone sur son écran, incapable de comprendre la situation tant la végétation est dense. Mais la suspicion de tirs fratricides est quasi immédiate, et l’ordre de cesser le feu est donné. C’est un véritable miracle, aucun soldat n’a été tué. Mais les blessures occasionnées par les impacts des obus sont gravissimes. Mâchoire arrachée, brûlures…, les hommes sont entre la vie et la mort, et chaque seconde compte. Dans la poussière, le médecin et les infirmiers préparent déjà l’évacuation des blessés vers la FOB puis vers Kaboul, d’où un hélicoptère décollera quelques minutes après l’accident.

A L’adjudant Cédric.

place autour d’eux. Ils ne les voient pas mais les imaginent en train d’évoluer à quelques dizaines de mètres, peut-être dans une ruelle devant ou derrière eux. Il devient rapidement évident que les insurgés souhaitent le contact. Les soldats français cherchent à l’éviter ; leur mission n’est pas là. L’annonce à la radio qu’un appui va tirer est donc toujours une bonne nouvelle pour eux. Les échos des tirs qui résonnent à travers les vallées arrivent comme un soulagement. Une ou deux grosses détonations, ce sont les TE ; un long sifflement qui fend l’air, c’est un Milan ; une rafale lourde et sourde, c’est une 12.7 ou un canon de 20 millimètres. Mais ce 24 août, rien ne s’est passé comme prévu. Un VBCI a bien ouvert le feu mais sur un groupe de soldats de la 4 ! Depuis un moment, la situation est confuse, les groupes insurgés ou français évoluent rapidement, se suivent ou se précèdent de seulement quelques mètres. Et c’est parce que des insurgés se trouvaient à proximité immédiate de la 4 que l’ordre de tirer a été donné. Lorsque l’incident se produit, il fait encore noir. À bord du VBCI les soldats ne disposent pas des moyens optiques et électroniques leur permettant de faire la différence entre les insurgés et leurs camarades. Sur les écrans des caméras thermiques des VBCI, s’affichent seulement des silhouettes blanches et lumineuses identiques. Il est plus que probable que ce tir ennemi ne se serait pas produit en pleine journée. Mais à la guerre on ne choisit ni le lieu ni le moment.

conscient que la zone est dangereuse, mais sans trop réfléchir non plus. Un seul objectif : traverser le plus rapidement possible et rejoindre l’autre rive sans tomber. Ça paraît stupide, mais on a vite fait de se tordre le pied dans un creux, de buter contre une motte de terre plus haute que les autres. Le rythme cardiaque s’envole, les jambes se mettent à brûler, mais il n’y a pas de station intermédiaire. Seulement l’objectif de l’autre rive pour se mettre à couvert. Comme tous ses camarades, le jeune caporal Panezyck reste accroupi quelques instants avant de s’élancer, puis court à grandes enjambées. Comme tous, il doit penser aux insurgés, eux aussi cachés quelque part autour de lui, forcément pas loin. Comme tous, il doit être concentré sur sa mission, sur l’objectif de l’autre rive. Et, comme tous, il est heureux d’être là, au milieu de cette vallée pourrie. Le dernier endroit où foutre les pieds, mais peutêtre aussi le meilleur endroit de la terre. Celui où il a toujours rêvé d’être en tout cas.

Mais Panezyck ne rejoindra pas l’autre rive. Il s’écroule au bout de quelques mètres, fauché par un tir précis. À quelques dizaines de mètres de lui, un insurgé l’a regardé s’élancer et courir. Et a décidé que lui ne passerait pas. Pourquoi lui et pas un autre ? Mauvaise question, sans réponse. Dans les villes assiégées, comme Beyrouth ou Sarajevo, les snipers pouvaient expliquer le choix de leurs victimes avec un cynisme terrifiant. Mais qui pourrait prétendre que les insurgés de Bedraou partagent ce même cynisme. Quelques secondes plus tard, le lieutenant Mezzasalma s’élance au secours de Panezyck alors que tout autour de lui, les hommes ouvrent le feu en direction de la zone d’où proviennent les tirs. C’est un acte d’un courage insensé, qui touche à ce qu’il y a de plus sacré entre tous ces soldats : être capable de donner sa vie pour les autres. Touché à son tour alors qu’il rejoint le corps de Panezyck, il se bat jusqu’au dernier souffle, tirant ses dernières balles avec son arme de poing.

La mort s’invite Pour les autres soldats engagés, rien ne change : l’opération continue. À peine quelques secondes ou minutes pour encaisser le choc de la nouvelle et la colère d’un tir fratricide, et la mission reprend le dessus. Ils sont dans la nasse, au cœur d’un territoire particulièrement hostile, dont ils ne peuvent se sortir sans poursuivre les opérations. De toute façon, l’idée d’arrêter parce que des soldats ont été blessés ne se pose même pas. Aucun soldat ne s’attend d’ailleurs à une telle décision. Il est à peine 8 heures du matin quand c’est de nouveau le drame. Un soldat est tué sur le coup en traversant un découvert. Impossible, parfois, de faire autrement que de s’engager dans ces vastes zones, le plus souvent un champ. « Vastes » à l’échelle de Bedraou : 50 mètres, 100 mètres maximum. Mais, toujours à l’échelle de Bedraou, ces distances à parcourir durent une éternité. Les soldats s’y lancent un par un. D’autres se postent à l’extrémité du dernier muret au bout duquel s’ouvre le découvert ; presque toujours un tireur Minimi, dont la puissance de feu suffit à calmer, pour quelques instants au moins, l’insurgé le plus suicidaire ou le plus téméraire. Puis il faut se lancer, • 138 •

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Un été à Tagab

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NOUVELLE PHOTO À VENIR HAUTE DÉF À VENIR

Évacuation des soldats morts Christophe et ses hommes apprennent le drame quelques minutes plus tard. La nouvelle les frappe de plein fouet. « Quand tu entends ça, tout se met à vaciller autour de toi. Tu te mets à flotter, tu n’es plus vraiment là. Tu as du mal à y croire, tu voudrais que ce ne soit pas vrai. Et pourtant, en venant ici, nous savions que cela arriverait. » L’intervention des Tigre et des Kiowa (des hélicoptères de combat américain) permet à la 4 de respirer un peu. Il est rare que les insurgés poursuivent le combat lorsque ces hélicoptères font tomber sur eux une pluie de feu et de plomb. Une section de la 2 est immédiatement envoyée auprès de la 4 pour participer à l’évacuation des soldats tués. Le capitaine Aurélien est avec eux : « Quand je suis arrivé, les gars étaient encore sous le choc, et la situation était totalement merdique. Depuis le matin, nous évoluions au milieu des insurgés, nous étions tous imbriqués. La 4 était au cœur de ce merdier. L’évacuation des corps a été un véritable enfer. Brancarder au milieu de la zone verte est monstrueusement difficile, les brancards pesaient plus de 100 kilos chacun. Parfois, les gars n’arrivaient pas à le soulever pour passer audessus d’un muret, qu’il fallait alors casser. J’ai même fini par relayer des hommes tellement épuisés qu’ils ne pouvaient plus porter les brancards.

Il faut s’imaginer faire ça avec le Ciras, le Famas, tout l’armement sur soi ! » À la FOB, la soirée n’en finit pas. Les hommes partagent abattement, douleur et incompréhension. Et, à la place du sommeil qui ne vient pas, ils repassent en boucle le film de cette journée tragique, les yeux grands ouverts dans le noir. Dès le lendemain matin, le Padre – l’aumônier – célèbre un office et, en fin de matinée, les corps sont rapatriés vers Kaboul. Tous les hommes sont là pour l’office comme sur la DZ, d’où décollent les deux Caracal.

Témoigner pour rendre hommage Le 25 août, je suis avec ma famille au bord de l’eau, au creux d’une minuscule crique croate, où nous passons nos vacances depuis des années. Je suis un peu coupé du monde. Je n’apprends la nouvelle que le lendemain par un appel de Cyril Drouhet, le rédacteur en chef photo du Figaro Magazine. Il n’a aucune information précise. Deux morts, c’est tout. Je cherche immédiatement à joindre Tagab. Christophe ne répond pas. Je tente d’appeler Guilb., qui décroche. Sa voie est blanche, éteinte. Il m’apprend l’essentiel en quelques mots. La messe donnée en mémoire de leurs deux « frères de sang » tombés la veille. Les images de la FOB sont là, • 141 •

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bien précises dans mon esprit, mais je peine à me figurer l’ambiance et l’abattement qu’il doit régner là-bas. Sur la plage en contrebas, des vacanciers croates, bosniaques, slovènes, tchèques… L’eau est bonne, le temps magnifique… Au bout du fil, à 6 000 kilomètres, les gars attendent les hélicos qui vont ramener les corps à Kaboul. Pourquoi sont-ils morts ? Il ne peut y avoir de réponse satisfaisante à une telle question. Ils sont morts parce que leur métier exige parfois ce sacrifice ; parce que les balles, qui souvent ne font que siffler à quelques mètres ou centimètres, ont frappé « juste » ce jour-là ; parce qu’ils avaient accepté cette mission qui, de l’avis même des officiers du 21 ne fut pas vaine puisque 800 kilos d’engrais azotés furent saisis lors des fouilles effectuées dans plusieurs compounds. Ces engrais qui constituent le composant principal des HME, les Home Made Explosive comme les militaires appellent aussi les IED de fabrication artisanale. L’on peut dire, comme me l’ont confié certains soldats et officiers, que leur mort ne fut pas inutile. En raccrochant, je ne peux m’empêcher de m’en vouloir de ne pas être là-bas. C’est un sentiment étrange, difficile à cerner. Un mélange d’empathie et de cohésion avec un groupe au milieu duquel j’évolue depuis des mois. Mais je m’en veux aussi de ne pas y être pour capter ces moments dramatiques qui témoignent, plus qu’aucun autre, de leur engagement. Nous avions plusieurs fois évoqué cette question : devrais-je prendre ou non des photos si l’un d’eux venait à être tué ou blessé. Tous me répondaient que « oui, évidemment, il faudra que tu fasses des photos ! » Ne pas montrer jusqu’où ils sont prêts à aller leur semblait être une forme de trahison. Mieux, ils ne comprennent pas ou n’acceptent pas la pudeur de leurs chefs et des politiques qui veulent donner à leur guerre un visage qu’elle n’a pas, sans morts ni blessés.

l’abri de ses fortifications et sous la bonne garde de soldats ukrainiens massifs comme des armoires normandes, tantôt aimables, tantôt patibulaires. Quand ils sortent de la FOB et s’engagent sur la MSR, les sentiments sont partagés. Impossible de se laisser aller au seul plaisir de faire une pause car six longues heures de route dangereuses séparent ces plaisirs annoncés de Tagab. De quoi hésiter à se lancer tête baissée ! La pause s’avère être un demi-désastre, la confrontation entre le front et l’arrière, calamiteuse. Ils pensaient être attendus, espéraient de la reconnaissance, ou du moins du respect, mais ne rencontrent au mieux que de l’indifférence, au pire des regards sévères. Dans le rythme feutré de Warehouse, sans doute sont-ils, au goût de certains, trop bruyants, trop joyeux de pouvoir se lâcher enfin, trop sales aussi et négligés avec leurs treillis déchirés. Et quand VDB croise un officier incapable de situer Tagab, la déception se transforme en écœurement. Mais les soldats de l’arrière peuvent-ils comprendre les soldats du front ? Et réciproquement ? Ils partagent le même uniforme, mais pour le reste ? Leur tempérament, leurs expériences vécues, leurs espoirs et leurs frustrations… tant de choses les séparent. Ils arrivaient de Tagab naïfs, nourrissant des espoirs de reconnaissance, sans imaginer que la frustration et la jalousie empêcheraient l’admiration. Malgré cela, les gars ne laissent pas passer cette occasion. Le soir, il fait bon marcher à travers les allées pour rejoindre un restaurant, une pizzeria ou un fast-food. À midi, on boit un café à la terrasse du Paris, et les PX ne désemplissent pas. Les cigarettes ne sont pas chères, les gadgets électroniques, nombreux, et l’on peut même, avec un peu de chance ou de patience, y dénicher quelques bonnes bouteilles de vin. Ils sortent et s’amusent comme ils l’auraient fait dans un bar de Fréjus. Beaucoup et très loin dans la nuit. Pour la première fois depuis quatre mois, ils peuvent oublier la mission et le terrain. Pour la première fois depuis quatre mois, ils ne se sentent plus sous la menace permanente des insurgés, d’un tir de Chicom ou d’un départ précipité dans la vallée.

Pause opérationnelle à Warehouse Toujours marqués par les événements du 24 août, les hommes de la 2 vont profiter de deux jours de repos sur la base de Warehouse, à quelques kilomètres de Kaboul. Warehouse, c’est un autre monde, qui ne partage rien avec Tagab sinon d’être située en Afghanistan. C’est une base à taille humaine, qui se donne des airs de petit village à • 142 •

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L’illusion du retour Début septembre. L’horizon des gars n’est plus le même. Quatre mois qu’ils sont à Tagab, ce qui constitue la durée habituelle des autres Opex, et ils ne peuvent s’empêcher de se dire que, normalement, le temps du retour à la maison serait arrivé. Et pourtant, il leur reste encore deux mois à tenir. Un tiers du mandat ! Tenir

traits tirés, manifestement épuisé par ces quatre mois d’opération. Dans son bureau, un détail attire tout de suite mon attention. Dans un coin, un lit de camp a été installé. « C’est vrai que je ne dors pas beaucoup depuis que je suis à Tagab, avoue-t-il. Et rien ne permet de supposer que je vais revenir à des nuits normales avant mon retour en France. Notre objectif est de mettre la pression sur les insurgés, le plus fortement et le plus souvent possible. Relâcher la pression n’aurait d’autre effet que de leur

Je retrouve les gars de la section pour mon troisième séjour en Afghanistan. Je revis une nouvelle fois le long parcours qui mène à Tagab. Bagram la démesurée, Warehouse la bucolique. Je suis sincèrement heureux de retourner là-bas, de les retrouver et de discuter enfin de ces deux mois d’été, dont je n’ai eu que de brefs éclairs grâce à MSN ou au téléphone.

La fatigue Je pensais les retrouver défaits, mais ils sont en forme, détendus. Toutefois, je sens rapidement que quelque chose en eux a changé. Car ils ont vu. Ils ont vu ce qu’ils voulaient voir et savent ce qu’ils voulaient savoir : le combat. Et ce qu’ils valent. Dorénavant, c’est comme s’ils allaient devoir tenir sur la « réserve ». Pire, j’ai le sentiment qu’ils imaginent le plus dur derrière eux, que les deux mois à venir seront plus faciles, moins intenses, qu’ils sont sur une pente douce qui va les conduire jusqu’au jour du retour. Et c’est vrai que rien ne leur a été épargné pendant l’été. Ni la fatigue, ni la chaleur, ni la peur, ni la mort. Mais les deux mois à venir ne devraient pas être plus tranquilles. Bien au contraire, comme me le confirme le colonel de Mesmay, que je retrouve les • 145 •

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garde et des menaces disciplinaires, doublés de mots fraternels et moralisateurs comme un père pourrait les adresser à ses enfants. Dans le fond, la fin de mission tranquille, les gars n’y croient pas. C’est plus un rêve, une manière d’espérer que tout se passera bien et qu’ils rentreront en France vivants et sur leurs deux pieds. Cette peur de la mission de trop ne va cesser de croître à mesure que le jour du retour se rapprochera. La roue tourne… Ils commencent à éprouver les mêmes sentiments qu’avant eux les chasseurs alpins du 13e BCA.

A À l’hôtel Alasay, un moment de détente et de camaraderie entre l’adjudant Cédric et le sergent Christophe.

permettre de reprendre leur souffle, de reconstituer leurs forces et leurs stocks d’armement, et de perdre le bénéfice du travail accompli jusqu’ici. » Néanmoins, la fatigue n’a pas raison de tout à la FOB. L’ambiance s’est détendue, les fêtes et les barbecues se multiplient, finissent plus tard dans la nuit, avec plus de bières qu’auparavant. Parfois, les hommes se retrouvent entre les bâtiments pour de longues veillées nocturnes. Je sens un immense besoin de souffler.

Présenté au chef de corps deux jours plus tard par le capitaine Aurélien, le soldat en question gagne un « vol bleu » pour la France. Aucun jugement moral parmi les officiers, mais seulement une approche très pragmatique de l’événement. À deux mois du départ, alors que l’idée du retour est déjà dans tous les esprits, il est pour eux impératif de montrer l’exemple et de faire comprendre qu’aucun écart ne sera toléré. Le capitaine Aurélien ne s’en cache d’ailleurs pas auprès de ses hommes : la carrière de ce soldat est cassée. Mais s’ils sont d’une sévérité sans faille et sans état d’âme, ils savent aussi ramener cet événement à ce qu’il est, des mots mêmes de certains : « un non-événement ». Oui, un garçon a craqué, comme cela est arrivé par le passé et comme cela arrivera encore. Le jour de son départ, une grosse poignée d’hommes est venue l’accompagner à la DZ. Le capitaine Aurélien aussi est parmi eux. La sanction appliquée, l’incident est clos et ce sont des vœux de bon retour que lui adresse son capitaine. Mais de ce jour, officiers et sous-officiers ne cesseront de « tenir » les gars par des discours de mise en

Ne pas se laisser aller Dans la section, un gars a craqué. La fatigue, le stress, la peur, les combats, l’éloignement de la famille, qui sait…, ont fait remonter à la surface de vieux démons depuis longtemps oubliés. Nous le retrouvons un soir, ivre mort, dans le couloir du bâtiment, incapable de rejoindre son box. Au petit matin, tout le monde ne parle que de l’incident, mais personne pour le blâmer ou le juger. C’est un bon soldat, apprécié et même aimé de tous. Il a craqué et, de l’avis général, il n’y a pas grandchose à ajouter. • 146 •

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me confiait qu’il ne saurait pas choisir entre ses camarades et ses enfants ! Un sentiment lié aussi au terrain, aux opérations, aux risques encourus chaque jour. Quelques mois plus tard, de retour en France, ce sentiment n’avait plus cette intensité. « Vraies guerres », parce qu’en même temps qu’ils font l’indicible expérience de la guerre, ils mesurent le courage insensé et surhumain qu’il fallait pour sauter d’une barge de débarquement face aux plages normandes. En même temps qu’ils se rapprochent de ces soldats qui les ont précédés dans les « grandes guerres », ils mesurent le fossé qui les sépare. En même temps qu’ils font preuve d’un courage hors norme, ils mesurent le sens inouï que dégage ce mot.

Frères d’armes Leur force de caractère se mesure à chaque nouvelle opération. C’est leur boulot, c’est la mission qui l’exige, les copains qu’on ne peut pas laisser Le jour des élections tomber, bien sûr. Encore et toujours. Mais cela Il ressort des ordres de l’adjudant Cédric que le n’explique pas tout. Ils se sont forgés un esprit jour des élections législatives, le 19 septembre, et une volonté. Ils ont cette capacité d’entendre promet d’être une « belle journée » : « L’objectif aux ordres le détail de la mission du lendemain, des insurgés sera d’empêcher les électeurs de se de râler pour le principe, de se dire qu’ils vont rendre aux urnes. C’est le seul moyen dont ils disencore s’en prendre plein la gueule et de conclure, posent pour peser sur les élections. L’ANA assurera en rigolant, « que, de toute façon, on n’est pas la sécurisation des bureaux de vote. Nous serons payés pour réfléchir ». déployés dans un deuxième cercle, en soutien. DéCe qui est vrai. Mais cette remarque quasi quotipart à 4 heures pour une mise en place à Tartakhel dienne ne doit pas être prise au pied de la lettre. Elle à 6 heures. » n’est qu’un moyen pour eux de cesser de se poser des questions, quand ils savent qu’il faudra bien y aller de toute façon. Pas seulement parce qu’ils doivent obéissance à leurs chefs. Non, cela va bien au-delà. Plus que jamais, s’ils sortent encore et encore de la FOB, ils le font pour leurs copains. Pour leurs « frères d’armes », pour leurs « frères de sang ». À combien de reprises avons-nous discuté de ces expressions entendues cent fois, prononcées presque mécaniquement, dans les films ou les cérémonies ? À Canjuers ou à Fréjus, ils n’y croyaient pas. Aujourd’hui, tout a changé et ils comprennent désormais le sens profond de ces quelques mots réservés jusqu’alors aux soldats qui avaient combattu avant eux dans de « vraies guerres ». Un sentiment puissant qui peut alA À quelques minutes du départ, une radio récalcitrante exige une intervention rapide. ler très loin, puisqu’un jour, un soldat • 147 •

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miers coups de feu résonnent au large d’Alasay. Les insurgés ne perdent pas de temps. Quelques minutes plus tard, des déflagrations lourdes montent de la caserne de l’ANA, située sur la rive est de Tagab. Les insurgés vont manifestement tenir leur promesse de pourrissement du processus électoral. Toute la journée ne sera qu’une suite ininterrompue de tirs et d’explosions à travers toutes les vallées. Les réseaux radio sont saturés de ces contacts quasi permanents. Dans le ciel, c’est un ballet continuel de Tigre, et de Kiowa qui ouvrent le feu à intervalles réguliers.

La situation se dégrade À Tartakhel, la situation est étrangement calme. Tout autour de nous, les vallées sont à feu et à sang mais, ici, rien. Personne ne s’en plaint, bien au contraire ! Il est révolu le temps où les gars espéraient le combat. Et la journée serait restée sans doute aussi calme si un groupe de cinq soldats n’était sorti de l’école pour prendre contact avec la population, suite à l’annonce sur le réseau radio

A VDB, tireur AT-4, le sergent Christophe et F., tireur Minimi, à l’affût des tireurs insurgés.

de l’imminence d’une attaque contre le bâtiment. À une centaine de mètres de l’école, les hommes se font violemment prendre à partie. Les insurgés étaient là, à 100 ou 200 mètres, cachés dans un compound ou dans les feuillages épais de la zone verte. D’où nous sommes, nous pouvons apercevoir

A La nuit se lève à peine… encore quelques instants de tranquillité dans le VAB avant le début de la mission à Tartakhel.

La mission débute sections sont déployées dans toute la région. C’est Et une fois de plus, le lendemain, assurer les l’une des plus grandes opérations du GTIA Hermêmes gestes, sans pour autant tomber dans mès. Tout le monde est dehors à Tagab, Tartakhel, une routine qui peut tuer parce qu’elle conduit Shekut, Alasay… Dès 8 heures du matin, les preà la négligence. Avant d’investir l’école de Tartakhel, qui n’est qu’une carcasse vide, les légionnaires passent la zone au crible de leurs détecteurs. Les VAB sont placés tout autour du bâtiment, leurs 12.7 pointés vers la zone verte. À chaque fenêtre, les chefs de groupe placent leurs hommes et, sur le toit, un poste de tir a été improvisé à l’aide de sacs à terre. Les hommes connaissent l’endroit par cœur et, pourtant, la menace qui leur fait face est toujours aussi diffuse, aussi insaisissable et invisible. À part les TE et les Milans, qui peut affirmer avoir vu le visage ou même l’ombre d’un insurgé ? Les compagnies et les A L’adjudant Cédric à la radio avec le 1re classe D., son radio. • 148 •

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A Les soldats sont pris à partie… Le sergent Christophe se précipite pour rejoindre ses gars en train de chouffer aux fenêtres de l’école et coordonne la riposte. • 149 •

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A Sur le toit de l’école de Tartakhel, un homme chouffe en permanence vers la zone verte, à quelques centaines de mètres de là.

les gars coincés derrière un minuscule muret. Ils sont totalement « fixés ». Les impacts des balles sur le haut du muret dégagent à chaque tir des jets de poussière. Ils ne bougeront pas de là sans un appui massif. Mais d’où viennent les tirs ? Personne ne peut affirmer que le ou les tireurs se trouvent bien sur le toit de l’énorme compound situé à une cinquantaine de mètres de la route. Ni, non plus, qu’ils sont tapis dans le bosquet d’arbres en face de nous. Dans le doute, le radio-tireur d’un des VAB arrose toute la zone. Les tirs se calment, puis reprennent. Quelques minutes plus tard, toute la section est postée pour permettre aux hommes de rejoindre le bâtiment. Le découvert est immense et, malgré les décharges nourries qui partent de l’école, les insurgés tirent eux aussi sur les cinq gars. La chaleur, la course, la peur… Après avoir rejoint l’école, le caporal D. fait un malaise et s’écroule lentement dans le sable fin qui recouvre le sol. D. est arrivé quelques jours plus tôt pour relever F., blessé au doigt. C’était son baptême du feu et il lui faudra de longues heures pour revenir parmi nous et cesser d’être perdu dans ses pensées.

Plus tard, il me racontera comment il voyait « les balles siffler devant [lui] et les impacts s’écraser sur la route devant ses pas ». De retour à la FOB, la nuit tombée depuis longtemps, nous apprenons le bilan de cette journée électorale. Plusieurs morts au sein de l’ANA, et le lieutenant-colonel C. mutilé par l’explosion de l’une des 18 Chicom tirées contre la FOB ! Dans la soirée, nous découvrons avec une sorte d’amusement cynique à la télévision du foyer que ces élections sont considérées comme un succès. À l’instar de la photo, la politique est aussi une question de distance : zéro votant à Alasay, quelques poignées dans les autres villages… D’où nous l’avons pris, le cliché des élections ne présente pas les mêmes zones d’ombre et de lumière.

Se mettre à gamberger Entre deux missions, les hommes se remettent à penser au retour, à la vie après l’Afghanistan, à celles et ceux qu’ils ont hâte de revoir. Or, depuis leur arrivée à Tagab, la plupart d’entre eux se sont enfermés volontairement dans une bulle la plus • 150 •

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étanche possible au monde extérieur. Du moins tentent-ils de contrôler les émotions provenant de France. Je vois cet édifice mental, dont le ciment est un mélange de volonté farouche et de concentration, commencer à se fissurer.

à Guigui. Sa femme a été victime d’un accident de la route qui aurait pu très mal finir, mais dont elle sort heureusement indemne. En revanche, la voiture est irrécupérable. Il n’en supporte pas l’idée, bien que sa femme ne soit en rien responsable de l’accident. Il revient presque chaque soir sur cette histoire, hurle au téléphone, avec des mots qui nous laissent sans voix. Pas d’intimité possible, tout s’entend, tout se sait ici. Outre l’accident, Guigui redoute le retour en France dans le nouvel appartement qu’ils ont acheté avant son départ mais qu’il n’a jamais vu. Il se sent paumé, plus vraiment « chez lui ».

À fleur de peau Christophe le sait bien et redouble de vigilance, il surveille ses gars plus que jamais. Sans oublier de gérer ses propres émotions. J’avais sciemment décidé de ne pas lui montrer les photos que j’avais faites de sa famille pendant l’été, conscient que ces images ne pouvaient que le déstabiliser. Il a toutefois fini par me les réclamer. Sans lever les yeux de mon ordinateur, sur lequel j’étais en train d’éditer des photos, je lui ai demandé : « Tu es sûr que tu veux les voir ? » Et lui de me répondre : « Non, c’est vrai, tu as raison… » Il est revenu à la charge deux semaines plus tard, s’estimant prêt, cette fois, à plonger dans ces images à la fois heureuses et douloureuses. Chez certains soldats, la fatigue, les incompréhensions successives, les coups de fil ratés terminant par une dispute ou un silence dévastateur, les conversations à sens unique, puisqu’ils ne peuvent rien raconter de ce qu’ils font à Tagab, s’accumulent depuis des mois. Et il ne manque qu’une étincelle pour que tout explose. C’est ce qui arrive

A Derrière le bâtiment de la section, le sergent Christophe et, à l’arrière-plan, l’adjudant Cédric. • 152 •

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Ne pas se poser de questions Guigui, qui m’expliquait « qu’ici, on n’a pas le droit de se demander pourquoi la France est en Afghanistan pour ne pas se mettre à réfléchir à des questions politiques le jour où il faudra tirer », s’est mis à gamberger. Beaucoup. Trop ! Alors Christophe le prend à part, plusieurs fois, pour discuter tranquillement et l’aider à évacuer cette tension qui lui grignote le cerveau et le déconcentre. « Une seconde d’inattention, une petite erreur de pilotage et il met tout le monde dans le tas. On ne peut pas prendre ce genre de risque », m’explique Christophe. Mais Guigui n’est pas le seul à « flotter » un peu. F. est déjà nostalgique à l’idée de quitter l’Afghanistan : « Après, c’est sûr, on ne fera que de la merde. » Je le retrouve plusieurs fois le regard perdu vers la vallée de Bedraou. Que lui dire ? Comment lui expliquer qu’il ne se trompe pas, que c’est bien ici qu’il aura peut-être vécu les heures les plus fortes de sa jeune existence, mais que la vie ne s’arrête pas là ? Bien sûr, F. pourra l’entendre mais plus tard. Pour l’instant, il envisage son retour en France d’une manière très personnelle et assez claire : « Faudra pas m’emmerder. Celui qui m’emmerde en boîte, je lui casse la bouche », raconte-t-il un soir en mimant le geste de sauter à pieds joints sur celui qui « l’emmerderait ». Et, cherchant le meilleur moyen de ne pas croiser des « emmerdeurs », F. se demande déjà comment revenir ici le plus rapidement possible.

A Le sergent Christophe et ses hommes prêts à embarquer pour partir en mission.

Marché de Tagab

Une minute avant l’opération, les blagues circulent dans les radios, les gars se marrent, mais tout s’arrête 10 mètres avant la sortie. En quelques instants, leur attitude, leur regard… tout change. VDB est toujours le premier à mettre les pieds dehors, déjà appuyé par E., qui pointe de son arme les lisières de la zone verte. J’ai, chaque fois, le même sentiment de pénétrer sur une planète inconnue et dangeureux. Il y a quelque chose du film Avatar : au-delà des murs d’enceinte, c’est un monde à la fois calme et hostile, magnifique et mortel. Comme dans la jungle de Pandora, personne ne sait d’où viendra la prochaine attaque, ni quand ni comment. De partout et donc de nulle part. Sur Pandora, la menace est dans la canopée. Ici, elle se cache sous une burqa portée par un suicide bomber, au détour d’une ruelle ou en lisière de la zone verte. Cette impression, ce sentiment de deux mondes qui se frôlent sans jamais entrer en contact ne me quittera pas durant toute cette patrouille, ni pendant aucune des autres missions. En sortant de la base, les soldats reforment une bulle de sécurité autour d’eux. Leurs fusils chargés, tou-

En attendant, les missions s’enchaînent. La section est rassemblée, groupe par groupe, devant les VAB, Ciras sur les épaules, casque bouclé, transmissions allumées… Les gars ont le temps de fumer une dernière cigarette. C’est l’ultime moment de détente avant de sortir, pour rentrer dans la mission. Dans quelques instants, l’adjudant Cédric donnera le top départ : « On y va, les gars ! » Pendant quelques minutes, le bruit de leurs pas est couvert par les claquements des culasses de leurs Famas. Leurs armes sont chargées en permanence et bien avant de sortir.

De la FOB à la MSR En contrebas de la FOB, à 300 mètres, j’aperçois facilement la bande noire et goudronnée que dessine la MSR. Là-bas aussi, on s’affaire pour rejoindre le marché. Des fantômes bleus glissent doucement vers le bazar. Deux mondes. Un même objectif. Mais pas de rencontre… Le corridor qui mène à l’extérieur est comme un long conduit qui isole du monde extérieur. À chaque fois, les hommes effectuent la bascule. • 153 •

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sommes en place, comme le reste de la compagnie, aux quatre coins du marché. C’est Cédric qui passe le message à ses chefs de groupe : « À tous les 40, nous avons une forte suspicion de suicide bomber dans le bazar. Vous resserrez le dispositif et vous passez les consignes à tous vos gars. » Dans la foulée, Christophe transmet l’information : « À tous les 42, je vous rappelle les indices qui pourraient conforter l’idée d’un suicide bomber : le “pax” – la personne – arriverait certainement tout seul, il se parlerait à lui-même parce qu’il serait en train de prier, habillé tout de blanc. Méfiance, les gars ! Si vous rencontrez le cas, vous l’arrêtez à distance, vous prenez les mesures de sécurité et,

Tagab n’est pas plus épargné, et la menace y est permanente. Au cœur du marché, cela se traduit par une distance plus ou moins cordiale avec les habitants. Mais je n’ai jamais eu l’occasion de voir un comportement violent ou méprisant de la part des soldats. Des mots, parfois, prononcés sur un ton neutre et, la plupart du temps, révélateurs de rien, sinon d’une extrême fatigue ou d’un rasle-bol d’être continuellement en ligne de mire.

A Dans le bazar de Tagab. Les soldats passent devant une population habituée et incrédule. Deux mondes se côtoient sans se rencontrer.

jours prêts à épauler, le doigt à moins d’un centimètre de la détente. Il ne faut pas plus d’un quart d’heure pour rejoindre le marché. En contrebas de la MSR, quelques habitations, sur la gauche de la colonne que forme la section. À cet instant précis, et jusqu’à l’entrée du village, la provenance de la menace est facile à identifier. À notre droite, la FOB étend encore ses bastion walls. Au moins, rien à craindre de ce côté-là.

autre. La progression est lente, au rythme de ces petits bonds en avant. Au milieu de son groupe, Christophe cherche à avoir une vue complète de la situation. Ses yeux roulent dans tous les sens, il porte son regard à 360 degrés autour de lui. Il communique sans cesse avec ses hommes. Pour les maintenir sous pression, les tenir informés de la situation dans le bazar, leur rappeler les distances à respecter entre eux. Parfois aussi pour sortir une plaisanterie qui détendra l’atmosphère ou, au contraire, pour dire à F. de « fermer sa gueule ! » De temps à autre, c’est moi qu’il rappelle à l’ordre : « Oh ! Niko ! Tu te crois où là ? Je te l’ai dit, tu vas où tu veux dans le groupe, mais tu restes toujours à côté d’un flingue. » Être au milieu de la population, en plein cœur du bazar le jour du marché, ne protège en rien les soldats. Les attentats suicides, sans être monnaie courante dans la région, se produisent régulièrement. Début septembre, un responsable politique d’un village de la région d’Afganya a échappé de justesse à un attentat et n’a dû la vie sauve qu’aux réflexes de son garde du corps qui a abattu le suicide bomber d’une balle dans la tête. Cachés sous sa longue chemise blanche, quatre kilos d’explosifs !

Une fois dans Tagab Tout change lorsque nous pénétrons dans Tagab. La population devient soudainement plus nombreuse, des ruelles partent tous les cinquante mètres vers l’intérieur du village. Devant leurs boutiques, les hommes nous jettent un regard furtif, des gamins s’approchent, mais les soldats leur disent de dégager. Quatre boutiques, une première ruelle perpendiculaire à la route principale s’enfonce vers le bazar. À peine 3 mètres de large. Mais VDB marque un temps d’arrêt, jette un coup d’œil et attend que E. vienne le couvrir. Autour d’eux, les enfants jouent dans la poussière. Aucune menace apparente, seulement quelques femmes et des gamins. À chaque ruelle, le même manège : un homme en appuie un • 154 •

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Des règles strictes Ce jour-là, la patrouille est calme. Une patrouille comme ils les aiment : rapide, sans arrêts trop longs au milieu du bazar, où l’on devient une cible de plus en plus évidente et tentante à mesure que le temps passe. Nous décrivons une boucle à travers le village. Christophe m’explique : « Dans le combat, il y a des règles simples. Si tu ne les suis pas, tu prends le risque de te foutre dans la merde. Retiens celle-là : ne jamais revenir sur ses pas. Jamais. Dès que tu pénètres sur leur terrain, les mecs te suivent du regard ou sont renseignés. Tu ne le vois pas, mais tu sais que ça se passe. Revenir sur ses pas, c’est prendre le risque de tomber dans une embuscade. » Les missions longues et statiques sont leur cauchemar, même en plein milieu du bazar. Nouvelle mission dans le bazard. Mi-octobre, toute la compagnie est déployée dans le village. Le général C. est venu inaugurer le nouveau tribunal avec les responsables locaux. Pour les gars, cela signifie passer des heures à verrouiller tous les accès du village avec, au centre de leur dispositif, des cibles de choix pour les insurgés. « C’est le genre de mission où tu te dis, dès les ordres, qu’il y a toutes les chances pour que ça se mette à puer rapidement ! Le groupe de Christophe est déployé à un carrefour. Chaque passant est contrôlé, fouillé, comme les véhicules. Émilie, une jeune « Aux san » de la compagnie, est chargée d’inspecter les femmes. À chaque fois, petit attroupement, regards de travers… Les hommes présents espèrent percer le secret des burqas qui passent le check point ! Émilie est exaspérée, les gars aussi. Choc des cultures. Alerte : suicide bomber L’information tombe sur le réseau radio de la section vers 11 heures. Quatre heures que nous • 155 •

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sommes postés depuis près de cinq heures maintenant. Nous les suivons, Christophe gueulant aux gars de son groupe de surveiller leurs arrières. Nous nous jetons les uns après les autres dans les VAB. J’écrase quelqu’un, un autre m’écrase à son tour. À l’extérieur, des hommes sont déjà en place dans les trappes, prêts, avec le radio-tireur, à défourailler. Nous avons couru sur une centaine de mètres seulement. Je n’ai sur le dos qu’une bonne quinzaine de kilos quand eux en portent plus de trente, mais je crache mes poumons ! Christophe fait le compte des hommes. Nous sommes tous là. Guigui démarre en trombe. Cinq minutes à peine et nous avons rejoint la FOB. Déjà, quelques infos circulent. Les insurgés ont attaqué l’ANA. Il y aurait un mort et un miraculé. Pour calmer le jeu, le capitaine Aurélien reçoit l’ordre de mettre les mortiers de la compagnie en batterie dans la FOB. Pas le temps de souffler. Dix minutes plus tard, les mortiers sont prêts à tirer. Grâce aux moyens de détection des départs de tirs des Français, la zone est clairement identifiée, au beau milieu d’une région habitée. Impossible d’in-

ensuite, vous le faites contrôler de loin. Si ça vient à se dégrader, tir de semonce, voire tir à tuer. » Une demi-heure plus tard, tout bascule. Plus à l’est, dans le bas du bazar, une violente déflagration fait vibrer l’air, suivie de longues rafales de tirs automatiques. En quelques secondes, la menace est devenue extrêmement précise, mais toujours aussi diffuse et invisible. Chaque soldat se poste contre un mur, à un angle de rue, mais reste aveugle. Les insurgés peuvent être partout : dans la boutique en face, de l’autre côté de la rue, au fond d’une ruelle, dans une cour, sur les toits. Et seuls les soldats restent des cibles clairement identifiées. La situation continue de dégénérer. Un deuxième tir de RPG secoue le marché. Les gars sont partout, à pied. Cette fois, ça chauffe vraiment et les différentes sections reçoivent l’ordre de se replier dès que les VAB, envoyés depuis la FOB pour les récupérer, seront arrivés.

Repli immédiat, intimidation À peine dix minutes plus tard, je vois les gars de « vert 40 » remonter en courant la rue où nous • 156 •

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A Au COP Sherkel, face à la vallée de Bedraou.

Une simple erreur peut tuer

tervenir, le risque est trop grand pour les populations civiles. Le capitaine Aurélien applique donc la technique habituelle : envoyer un message de menace aux insurgés en tirant deux obus éclairants, exactement au-dessus de la zone. En règle générale, cela suffit.

Cela fait quelques jours que j’observe les hommes sur le terrain. À la mi-octobre, les hommes sont beaucoup moins concentrés. À tel point que je finis par en parler à Christophe, qui me répond que j’exagère, que tout va bien. Ce sont des petits signes, des petites erreurs, des petites imprécisions qui s’accumulent. Untel qui transporte des obus de mortier en fumant. Le groupe qui en laisse traîner d’autres en plein soleil pendant une longue, monotone et fastidieuse mission d’appui. Un autre qui s’endort pendant son tour de garde à la 12.7… Ça flotte, c’est certain ! Et puis, au bout de quelques jours, un incident qui aurait pu se terminer en drame. Les mortiers tirent, en pleine nuit, un obus éclairant à la place d’un obus infrarouge au-dessus du village de Bedraou. Lorsque le ciel s’illumine sous l’effet de l’explosion, c’est la stupeur. Le chef M. gueule et engueule encore ses hommes. Il est comme fou, sidéré par une telle erreur ! Ils ne sont pas passés loin du carnage. Et si un obus explosif avait été tiré… Par chance, le drame a été évité,

A Installation d’un poste de garde pour la nuit. • 160 •

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et cette erreur a au moins le mérite de réveiller les gars de la section. Mais, jusqu’au lendemain, jusqu’au retour à la FOB, l’ambiance reste lourde et pesante. Le soir, les ordres se transforment en une sorte d’examen de conscience. Mais pas seulement. Car ce qui est fait et fait, « et si nous avons eu de la chance tant mieux, mais maintenant on arrête les conneries et ça repart comme avant ! » Le coup de semonce a été efficace. Les hommes se sont ressaisis, aidés aussi par les discours réguliers des officiers, conscients que les derniers mois, les dernières semaines… sont les plus critiques. Entre mises en garde, menaces de punition et conseils plus personnels, pas une semaine ne passe sans que le chef de corps ou les chefs d’unité ne prennent leurs hommes entre quatre yeux ! L’idée est claire : serrer les boulons, garder les gars sous pression, jusqu’au dernier jour, jusqu’au dernier instant même. Parce que les insurgés n’ont pas de calendrier et que les balles des kalach’ se moquent pas mal de savoir si le retour est prévu pour demain. La situation, il faut l’avouer, est particulièrement compliquée pour tous les soldats. Ils enchaînent des missions d’appui autour du chantier d’un COP face à Bedraou. L’opération est aussi essentielle que monotone. Les longues heures, les journées entières passées à attendre dans la poussière et la chaleur favorisent le doute et la gamberge, laissent le temps de penser au retour. Par groupes, deux soldats seulement montent la garde. Les autres doivent patienter.

A Dessin du schéma de tir pour la garde au COP Sherkel.

serait prévue dix jours à peine avant le départ du groupe ! Cette nouvelle fait l’effet d’une bombe. Dans les box, au foyer, partout, on ne parle plus que de ça. Bedraou ! C’est, comme ils disent, « la foudre garantie ». La rumeur se confirme… Les hommes ont le sentiment qu’on « les envoie à la mort » quelques jours seulement avant leur retour en France. Pour le capitaine Aurélien, ce sentiment est largement exagéré et n’est pas fondé, même s’il peut le comprendre : « Les gars ne regardent pas la situation de manière objective. Car il n’y a aucune raison que cette mission, même si elle sera très importante, soit moins bien préparée que les autres et qu’elle se passe plus mal. Oui, il y a des risques à retourner dans Bedraou. Comme il y en a toujours eu. Mais pas plus. Envoyer des hommes à la mort, comme ils te le disent, c’est autre chose. » Finalement, la mission est annulée. Un ordre tombé de plus haut. Mais le colonel de Mesmay, comme ses chefs de compagnies, assumait le risque de cette opération, le risque de perdre des hommes à quelques jours du retour en France. « Parce que cette mission avait du sens et que nous remplissions notre devoir en la menant. Eh oui ! Bien sûr, cette opération dans Bedraou comportait des risques. Mais le danger fait partie intégrante de notre métier. La guerre tue, bien sûr, et cela n’est pas nouveau. Si nous hésitons à cause de cela, alors il vaut mieux changer de métier », me confient le colonel de Mesmay, comme le capitaine Aurélien.

Bedraou : dernière mission ? Et les gars tiennent. Ressortent encore et encore de la FOB, comme le faisaient il y a presque six mois les chasseurs du 13e BCA qu’ils sont venus relever. La roue tourne. Ils tiennent parce que la mission l’exige, parce qu’ils n’ont d’autres choix. Tous ensemble. Mélange de pur courage et de cohésion absolue. Plus question désormais de laisser le doute s’insinuer. Jusqu’au jour où une rumeur se répand dans la FOB. Une mission dans Bedraou • 161 •

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Réintégration, le début de la fin

Tout le matériel est passé en revue, jusqu’à la moindre vis de fixation. Les munitions sont comptabilisées. Les Ciras, nettoyés. Tout le matériel qui n’appartient pas au 21e RIMa sera, dans quelques jours, utilisé par d’autres soldats. La zone vie, au bout du bâtiment, est transformée en armurerie. Des milliers de cartouches de tous calibres sont entassées dans des dizaines de caisses. Ça sent bon le départ, mais les hommes n’ont pas une minute à eux. C’est, me disent-ils, à chaque Opex, l’une des pires périodes du mandat.

Les occasions de discours, durant ces dernières semaines, se sont multipliées. Rappels à l’ordre, remises de médailles au niveau du GTIA mais aussi des compagnies, dernier barbecue avec les effectifs au complet, etc. À chaque fois, le ton adopté par les chefs est à la fois extrêmement ferme et chaleureux. Ferme, parce qu’ils savent que les dernières semaines peuvent être les plus difficiles à gérer, avec des risques de débordements aux conséquences dramatiques. Et parce qu’ils ne veulent pas d’un accident « trop con à quelques jours ou semaines du retour et après tout ce que nous avons vécu ». Ils sont intraitables. Chaleureux, parce que le dernier chapitre d’une aventure exceptionnelle est déjà en train de s’écrire. Dans quelques jours, les premiers soldats à quitter Tagab seront partis. Devant leurs hommes, les chefs parlent de la fierté de les avoir commandés, d’avoir eu sous leurs ordres des soldats qui n’ont jamais reculé, jamais hésité à obéir, même aux ordres les plus difficiles. « Et Dieu sait si nous vous en avons donné ! » Je les entends même parler de l’amour qu’ils ont pour eux. Et je les crois sincères. Eux aussi ont été sur le terrain, jour après jour, auprès de leurs hommes. Eux aussi ont pris des risques et en ont fait prendre, beaucoup et souvent. Ils vivent au milieu d’eux depuis cinq mois maintenant. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils ont vu leur courage, les ont vus tenir, souffrir, douter et repartir, même lorsqu’ils savaient la situation particulièrement dangereuse. L’émotion n’est pas feinte.

Des décorations Et ce n’est pas la remise de la médaille ISAF qui va leur faire oublier le stress de la remise en état de tout le matériel. Pour la plupart d’entre eux, cette décoration ne représente rien, ou pas grand-chose. Ils ne comprennent pas pourquoi ils doivent recevoir la même distinction que ceux qui sont restés à Kaboul ou à Nijrab. Ils estiment n’avoir pas rempli la même mission, n’avoir pas pris les mêmes risques. Non, vraiment, cette médaille ne leur convient pas et n’est pas à la hauteur de la reconnaissance qu’ils attendaient. Un insigne spécifique pour la Kapisa, voire pour Tagab, voilà ce dont ils auraient aimé être décorés. Quant aux autres médailles, pour un comportement ou une action exceptionnelle, ils ne savent pas quand ils les recevront. Dans plusieurs mois, pas avant. Depuis quelques années, les chefs de corps n’ont plus la liberté de décorer ceux de leurs hommes qui le méritent. Un circuit complexe, long et éloigné des régiments a été mis en place pour éviter les abus. Belle idée ! Un colonel aurait suffisamment de compétences pour mener 800 soldats au combat mais pas assez de discernement pour décorer ses propres hommes. Le résultat, dans les troupes, est ravageur, et les gars en souffrent. Car, pour eux, être décoré dans plusieurs mois n’a pas de sens. Ils ne comprennent pas non plus que des huiles, dans les bureaux des états-majors, ne fassent pas confiance à leur chef.

Remise en état du matériel À deux semaines du départ, la section tout entière commence à réintégrer le matériel, à remettre en état les VAB, les box… Tout doit être remis à neuf, ou presque. Ce qui soulève parfois des mouvements d’incompréhension. Ils ont travaillé comme des dingues pour arranger les box, fabriquer des tables, des étagères… et il leur est demandé de tout démonter ! Même chose pour les VAB, sur lesquels ils ont installé des protections supplémentaires à l’aide de sacs à terre. Leur mouvement d’humeur remontera jusqu’à leurs chefs et sera entendu. À moitié. Va pour les box. Mais on remet les VAB en l’état. • 162 •

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Le retour en France 8 novembre. C’est la dernière ligne droite avant la maison et les gars n’ont qu’un objectif : rentrer le plus rapidement possible pour retrouver enfin les leurs. Mais ils doivent patienter trois jours encore car, avant de rejoindre la France, ils feront escale à Paphos, sur l’île de Chypre, pour un sas psychologique de décompression destiné à amortir le choc du retour.

De Tagab à Bagram

Ce n’est qu’au dernier instant, que nous apercevons le ballet des pales contre lesquelles le sables soulevé par l’atterrissage provoque des milliers d’étincelles. Alors la rampe arrière s’ouvre et laisse

Au cours des dernières heures avant le départ de Tagab en hélico, les hommes ont quartier libre. Ils en profitent pour faire le tour des copains qui restent. Dans la section, le clan des Savoyards s’est déguisé. On souffle une dernière fois avant de partir.

C’est fini C’est l’appel et le départ vers la DZ pour attendre les Chinook américains. Pas une lumière, presque plus un bruit, nous sommes toujours à Tagab. Les insurgés se trouvent 500 mètres plus bas vers la vallée. Le colonel de Mesmay et le lieutenant-colonel B. aussi sont là, venus saluer ces premiers soldats à rentrer en France. Puis les Chinook arrivent. Nous entendons le bruit de leurs turbines, le souffle de leurs pales. Mais impossible de les voir, ne serait-ce que de les distinguer, tellement la nuit qui les enveloppe est profonde.

A Le soir du retour, derniers moments de détente avant de rejoindre la DZ. • 165 •

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Le retour en France

De retour à Bagram La rampe ouverte du Chinook dessine comme une gueule verdâtre une porte ouverte vers un autre monde, le moyen de sortir de la bulle dans laquelle ils sont enfermés depuis des mois. Cette gueule béante les relâche à Bagram, 171 jours après en être partis. C’est une explosion de joie incontrôlée ! Ils sont comme des gamins, s’amusant de tout, semblant redécouvrir le monde. La lumière éclate de partout sur la base. On y voit comme en plein jour. Quel contraste avec les nuits de Tagab si sombres ! Dans les camions qui les ramènent vers la même immense tente que six mois plus tôt, chaque lampadaire semble être un objet magique. Six mois de pression quasi permanente sont en train d’être évacués. Quelqu’un a tiré le sifflet de la cocotte, la vapeur en sort brutalement. Mais l’excitation ne durera pas. À peine arrivés à la tente, le rythme militaire reprend le dessus. Il faut

rendre les armes et prendre les ordres pour le lendemain. La journée sera encore chargée, puisque tout l’armement devra être conditionné pour être embarqué. Étonnamment, tout le monde reprend son rythme. Tagab semble déjà loin, et les soldats ont le sentiment étrange d’avoir quitté Bagram il y a seulement quelques semaines. Le surlendemain, départ pour Chypre. Le jour du départ, la boucle n’en finit plus de se boucler. Alors qu’ils attendent pour embarquer, installés entre les mêmes bâtiments qu’à leur arrivée, le long du Tarmac, les soldats du 7e BCA, leur relève, débarquent avec la même envie, la même curiosité, la même fraîcheur qu’eux six mois plus tôt. Cette fois, le temps d’un dialogue est possible, et les marsouins témoignent de leur expérience, tentent de rassurer et donnent quelques conseils.

A L’appel est lancé, embarquement immédiat dans l’hélicoptère.

découvrir la silhouette du gunner. Tour à tour, les gars s’engouffrent dans les machines. Tagab est derrière eux. Sans regret ni remord. Du moins le croient-ils… S’ils savent ce qu’ils laissent, ils n’ont pas conscience des fractures que cette mission a laissées au fond d’eux. Ou préfèrent l’ignorer. Ou ne savent pas trop. La question n’est pas taboue. Bien au contraire, l’armée a pris le problème des « fractures psychologiques » à bras-le-corps, dans la foulée des armées américaine et britannique. Mais il y a chez ces jeunes hommes, virils, convaincus de leur force et de leur vaillance, une vraie difficulté à envisager sereinement le recours à une aide psychologique. Que n’ont-ils pas dit du sas de Chypre vers lequel ils s’envoleront après-demain ! Ils iront parce que ce sont les ordres mais, pour la majorité d’entre eux, c’est « un truc à la con et on ferait mieux de rentrer chez nous directement ! » De Chypre, nous en avons discuté avant de partir, de temps en temps pendant la mission et très sou-

vent ces dernières semaines. Je sais, pour l’avoir vu chez des amis anciens humanitaires ayant travaillé en Bosnie pendant la guerre civile puis au Rwanda, les ravages que la guerre peut provoquer, et j’ai plusieurs fois tenté de les convaincre que la force du soldat n’est pas toujours une digue suffisante contre le naufrage psychologique.

A Retour à Bagram, après 171 jours passés à Tagab. • 166 •

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Le retour en France

Si l’on parle de sas, c’est parce que ces soixantedouze heures passées à Paphos, un port touristique situé au sud-ouest de l’île de Chypre, doivent permettre une pause, une décompression entre l’Afghanistan et la France. Exactement comme le plongeur qui, pour changer de milieu, doit passer plusieurs heures dans un caisson de décompression. Alors qu’ils embarquent dans l’avion qui va les y emmener, rares sont les gars à se réjouir de ces trois jours. Au contraire, ils sont résignés : le sas fait partie intégrante de leur mandat, comme le leur a clairement précisé un officier venu à Tagab quelques semaines plus tôt pour leur expliquer le déroulement de ce séjour. Et le capitaine Aurélien d’insister : Paphos n’est pas une option, un week-end entre copains, mais une mission à part entière. Des mises en garde nécessaires face à des garçons peu motivés. Et tous le savent, des débordements ont déjà eu lieu, chez les Français comme dans les autres armées de la coalition qui, elles aussi, font halte à Paphos. Des soldats britanniques se sont, par exemple, retrouvés mêlés à des bagarres avec des mafieux locaux et armés !

Chypre

Le sas psychologique : une mission à part entière Opérationnel depuis 2009, le sas de Chypre est le résultat d’une longue et lente prise en compte des troubles psychologiques et post-traumatiques au sein des armées française et étrangères. Je découvre avec surprise que l’on parle du « souffle du boulet » dès les années 1880 pour décrire ces traumatismes. Ils ont ensuite été étudiés pendant la Seconde Guerre mondiale et durant la guerre de Corée. Mais c’est véritablement le combat des vétérans américains du Vietnam pour la reconnaissance de leurs souffrances qui a permis de faire accepter les troubles post-traumatiques comme une maladie. Ces troubles sont intégrés en 1980 dans les classifications internationales de santé. En France, le chef d’état-major de l’armée de terre charge, en 1983, le Centre de relations humaines d’étudier les effets de la guerre sur le psychisme des soldats. De cette analyse sont nés le concept de soutien psychologique et sa prise en compte dans le commandement opérationnel.

On sait depuis longtemps que les soldats reviennent différents d’une opération de combat et que nombre d’entre eux y développent des traumatismes, dont les conséquences peuvent être dramatiques pour eux comme pour leurs proches. Une mission comme l’Afghanistan amène les hommes à s’adapter à de nouvelles contraintes, entraînant un certain décalage à leur retour en France. S’ajoute à cela une succession d’événements extrêmes qui les poussent à la limite de ce qu’ils sont capables de supporter. Les risques de rupture sont réels et, dans ce contexte particulier, la priorité de l’armée est de détecter les symptômes : irritabilité, instabilité, agressivité, tristesse dépressive, tendances suicidaires, insomnies, cauchemars, troubles psychosomatiques. La prise en compte de ces complications éventuelles commence dès la mission en Afghanistan : tous, pendant leur mandat, ont dû remplir une fiche de suivi psychologique et avoir un entretien avec l’officier psychologue du régiment. L’objectif ? Détecter le plus tôt possible d’éventuelles difficultés. • 170 •

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piscine, les restaurants, les petits-déjeuners, les chambres… tout un univers jusque-là inconnu, inaccessible financièrement. Christophe, Guigui, F. ou VDB, tous me résument ce luxe et ce confort qui leur étaient offerts : « Ils ne se sont vraiment pas foutus de notre gueule ! » Autre petit geste très apprécié par les soldats : pouvoir donner leurs treillis au pressing de l’hôtel.

Les débriefings collectifs Mais Paphos est bien plus que cela et, pendant les trois journées passées à Chypre, les soldats vont suivre un ensemble d’activités obligatoires. La première d’entre elles est le débriefing collectif mené par un psychologue. L’objectif de cette séance est de proposer aux soldats de mettre des mots sur ce qu’ils ont vécu, afin de les aider à clore la mission. Leur faire dire ce qu’ils ont ressenti tout en les amenant à comprendre qu’éprouver des difficultés ne fait pas d’eux des malades et qu’il n’est pas honteux de ressentir le besoin d’en parler à un spécialiste. Les langues mettent du temps à se délier mais, à la fois mis en confiance et poussés dans leurs retranchements par l’officier psychologue, les soldats se mettent peu à peu à parler. L’important est souvent de les amener à franchir cette barrière naturelle, faite de fierté et d’assurance, qui leur fait croire que « tout ça, c’est pas pour nous mais pour les gonzesses ! » Et pourtant, sans même s’en rendre compte, ils commencent à parler. Des émotions qu’ils ont ressenties là-bas,

Un signe fort de reconnaissance Paphos, c’est beaucoup de choses à la fois. Tout d’abord, c’est l’occasion pour l’armée d’envoyer un signe fort de reconnaissance à ses soldats. Cela commence d’ailleurs bien avant d’arriver : dans l’avion, où les repas servis aux hommes sont les mêmes que ceux proposés aux officiers supérieurs qui voyagent dans l’équivalent d’une classe business. Quel changement par rapport aux barquettes habituelles ! Mousse de foie gras, magret de canard… servis dans une véritable vaisselle de porcelaine blanche. Déjà, les soldats remarquent l’effort, le signe qui leur est adressé. La surprise, pour ne pas dire l’émerveillement, se poursuit dès l’arrivée à l’hôtel, un établissement cinq étoiles qui surplombe la mer. C’est la première fois, pour la majorité d’entre eux, qu’ils mettent les pieds dans un établissement aussi luxueux. Il fallait les voir me raconter, lorsque je les ai retrouvés deux jours plus tard en embarquant pour Istres (pour différentes raisons, je n’ai pas été autorisé à suivre la section pendant le sas), les terrasses, la vue sur la mer, la • 171 •

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des habitudes prises, de la vigilance accrue, du rituel de l’équipement, de leur combativité, de leur exigence envers eux-mêmes ou leurs subordonnés… Autant de situations et de comportements qui les ont peu à peu transformés au point, parfois, de ne plus être vraiment les mêmes. Mettre des mots sur ces émotions, sur ces situations leur permet d’en prendre conscience et de commencer un travail pour se retrouver. Ce travail sur eux-mêmes est un moyen non seulement de tourner la page, mais aussi de se désolidariser du groupe. Pour la première fois depuis six mois – neuf si l’on inclut la préparation –, il leur est proposé de penser à eux, à l’individu qu’ils sont et non pas au groupe. Le groupe pour lequel ils ont tout donné, pour lequel ils étaient prêts à se sacrifier, jusqu’à donner leur vie… Le groupe qui est devenu leur seconde famille. Mais ce groupe a fait son temps et doit rester ce qu’il a été : une expérience extrêmement forte, dont le souvenir restera longtemps gravé dans leur cœur et leur esprit. Et sûrement pas devenir une sorte de fantôme auquel s’accrocher au risque de se perdre. Je constate d’ailleurs, avec un immense étonnement,

à quel point les choses ont déjà changé quand je les retrouve à l’aéroport de Paphos, prêts à quitter l’île pour Istres. Les gars ne sont plus continuellement en groupe mais dispersés par affinités, par amitiés personnelles. Quelque chose s’est brisé à Chypre, avec tout ce que cela peut comporter de nostalgique (c’est la fin d’une histoire) et de positif (c’est le retour à la vie normale qui commence). Une mort ou une disparition pour une renaissance.

Des activités de détente Les débriefings collectifs (aucun entretien individuel n’est proposé à Paphos) sont complétés par des séances de techniques d’optimisation du potentiel (TOP) qui, par un travail sur la respiration, la relaxation et l’imagerie mentale, doivent permettre d’améliorer la récupération physique et psychologique. Ces séances sont également un moyen pour les soldats de redécouvrir leur corps et de se réapproprier leurs sensations physiologiques et émotionnelles. Exposés à un rythme particulièrement intensif depuis six mois, ils ont soumis leur corps à des contraintes extrêmes que peu de gens pourraient supporter. Leur corps ne leur apparte-

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nait plus vraiment. Souvent, par cohésion avec le groupe, ils ignoraient les signaux d’alerte que leur envoyaient leur dos meurtri, leurs bras fatigués… jusqu’à masquer les douleurs d’une fracture. Dans ces conditions, redécouvrir son corps, c’est aussi retrouver un équilibre personnel, un certain respect de soi. Dire, ici encore, « j’existe en dehors du groupe, mon corps m’appartient ». Et si, à chacune de ces séances, des soldats s’endorment, tant pis ! Les instructeurs les laissent se reposer pour se retrouver eux-mêmes, dans le sommeil s’il le faut, sans avoir à se soucier du groupe. Les activités de détente poursuivent plus ou moins le même but : réapprendre aux soldats à évoluer dans un monde normal, sans enjeu particulier de vie ou de mort, sans ennemi. Un monde dans lequel ils peuvent avancer sans risque, sans devoir s’appuyer. Un monde dans lequel il est possible de vivre normalement, comme Monsieur Toutle-Monde. Tout cela passe par des activités aussi anodines qu’un tour en mer à bord d’un voilier, d’où ils peuvent plonger et se baigner tout en profitant

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d’un bon buffet ; une visite des vestiges archéologiques du site de Kato aux portes de Paphos ; un verre sur le port ; une promenade au milieu des gens, de « vrais » gens, des touristes comme les autres… Marcher, enfin, tout simplement, sans le poids du Ciras sur les épaules, sans penser à aider les copains, sans penser à se poster, sans penser à son arme… Marcher tout simplement, comme n’importe qui sur cette île, comme il va bien falloir le faire après-demain dans les rues de Fréjus. Les soixante-douze heures à Paphos passent vite mais semblent réellement efficaces. En tout cas, dans l’avion qui les ramène enfin à Istres, plus aucun gars de la section ne critique l’initiative. Bien au contraire ! Ils reconnaissent déjà combien ce passage sur l’île a été bénéfique. Y compris pour de toutes petites choses. Dans l’avion, Christophe me confie avoir particulièrement apprécié le conseil pratique d’un officier psychologue qui leur conseillait de « rentrer à la maison sur la pointe des pieds, parce que votre famille s’est habituée à vivre sans vous ». Ils ont été prévenus à Chypre :

qui les attendent. L’arrivée à l’aéroport militaire d’Istres se fait en pleine nuit, le 13 novembre, loin des regards et des proches, qui les rejoindront plus tard au régiment. Une arrivée « clandestine » qui s’explique pour des mesures de sécurité : Istres est une base militaire stratégique. Toutefois, je m’explique moins bien l’arrivée d’un contingent à Roissy-Charles-de-Gaulle, à laquelle j’ai pu assister lors de l’un de mes retours, loin du regard des passagers civils de l’aéroport. Pourquoi les autorités militaires ne profitent-elles pas de cette occasion pour provoquer une rencontre, même brève, avec la population, comme cela se fait dans d’autres pays, anglosaxons par exemple ? Pour avoir vu des soldats de mon groupe faire leurs courses en treillis dans un supermarché avant leur départ et être accostés au milieu des rayons, il me paraît évident qu’autour du tapis à bagages aussi, le contact se ferait. Au plus grand bénéfice des soldats, qui se sentiraient reconnus. Au petit matin, alors que le jour se lève à peine sur Fréjus, les bus franchissent les barrières

« Acceptez l’idée que la vie s’y est organisée sans vous, peut-être pas toujours comme vous l’auriez souhaité. N’attendez pas non plus que votre femme et vos enfants vous écoutent comme vous écoutaient vos hommes. Et ne vous accrochez pas sur des détails insignifiants et sans enjeu. Lâchez prise, parce que le manque d’exigence et de rigueur n’aura pas, à la maison, de conséquences comme à Tagab. »

L’après Le sas de Paphos n’est pas pour autant une espèce de miracle, une machine à effacer les souvenirs, bons ou mauvais. Mais au moins reviennent-ils en France dans les meilleures dispositions possibles.

L’arrivée Je l’ai senti dès l’aérogare de Paphos : ils sont tous tendus vers leur famille, impatients de les retrouver. La mission s’est bien terminée, ils peuvent l’oublier et consacrer leur énergie à ceux qu’ils aiment et

A Dans le bus qui les mène d’Istres à Fréjus, les hommes écoutent déjà leur messagerie et envoient des SMS, malgré l’heure encore matinale. • 174 •

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gers. On s’en souvient, tous ou presque, quel que soit leur grade, ont pris le parti de ne pas (tout) raconter à leur femme, à leur mère, à leur famille. Pour les préserver, parce qu’ils s’en sentaient incapables… Mais on ne revient pas de six mois en Afghanistan sans rien dire. Encore que… Combien sont-ils en effet, plusieurs mois après le retour, caporaux ou colonels, à me confier les difficultés qu’ils ont à dire tout simplement les choses vues et vécues, les sentiments éprouvés ? À tel point que certains me remercient d’avoir écrit Le Journal d’un soldat français en Afghanistan avec le sergent Christophe. Ils sont plusieurs à m’avouer l’avoir donné à lire à leur femme pour dénouer les nœuds, pour remplacer les mots qui ne viennent pas. D’autres, au contraire, comme Guigui, parlent trop. Ne parlent plus que de ça, de l’Afghanistan, sans même se rendre compte que pour leur femme aussi, ces six mois ont été durs et éprouvants. Elles qui auraient aimé un peu d’attention… Un soir, Guigui me l’avoue : « J’ai failli quitter la maison. Je me suis retrouvé devant la porte, les valises à la main. L’idée de les poser une seconde avant de partir m’a traversé l’esprit. Le temps de réaliser que j’allais faire une grosse connerie. Maintenant, ça va mieux. Mais je ne peux pas vraiment te dire combien de temps j’ai dormi sur le canapé. Ça ne prenait pas. Je n’arrivais pas à reprendre cette vie… » Il y a donc ceux qui ne parlent pas, ceux qui parlent trop et, enfin, ceux qui se font prendre au piège de tous les mensonges, de toutes les omissions destinées à protéger ceux qu’ils aiment. Petit à petit ou en un seul grand déballage, les femmes découvrent une tout autre réalité que celle dépeinte par leurs maris depuis des mois. Elles ont le sentiment d’avoir été prises « pour des connes ». Mais pas seulement. Elles regrettent aussi d’avoir été sous-estimées par leurs maris, qui ont cru qu’elles ne sauraient pas les entendre, les comprendre, les soutenir. Un manque de confiance mal vécu. Toutes celles que j’ai rencontrées ont témoigné de ces mêmes sentiments, sans parfois se rendre compte qu’elles aussi adoptaient la même attitude de silence ou de non-dit pour ne pas inquiéter inutilement leur mari. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que ces soldats, jeunes ou moins jeunes, partagent avec leurs aînés la même difficulté à raconter, à partager ce qu’ils ont vécu. J’entends souvent parler de la « pu-

tourné vers la mission, le groupe, les autres gars. Cette fois, c’est fini ! Ils se retrouvent seuls, avec eux-mêmes et avec les leurs. Ils ont été prévenus à Chypre : « Rentrez à la maison sur la pointe des pieds. Acceptez l’idée que la vie s’y est organisée sans vous, peut-être pas toujours comme vous l’auriez souhaité. N’attendez pas non plus que votre femme et vos enfants vous écoutent comme vous écoutaient vos hommes. Et ne vous accrochez pas sur des détails insignifiants et sans enjeu. Lâchez prise, parce que le manque d’exigence et de rigueur n’aura pas, à la maison, de conséquences comme à Tagab. »

du régiment. Ils sont accueillis par le lieutenantcolonel Dazat, le numéro deux du régiment, et qui, en l’absence du colonel de Mesmay, en assure le commandement à Fréjus. Cet officier au style franc et direct connaît bien l’Afghanistan ; il a effectué un mandat OMLT un an plus tôt. Il sait ce qu’ont vécu ses soldats, il sait d’où ils reviennent. C’est lui également qui a dû gérer le rapatriement des corps des soldats tués, les cérémonies et la douleur des familles. Les blessés aussi. Je suis frappé par l’accueil qu’il leur réserve. Du haut des marches qui conduisent à l’ordinaire, je l’entends parler comme un père à ses enfants revenus d’un long voyage, lointain et dangereux. Il évoque le bonheur de les voir devant lui, en pleine forme. C’est une joie personnelle, quelque chose de profond. Une fois. Deux fois. Trois fois… Il ne sait comment mettre un terme à cet accueil. Devant lui, Christophe, Guigui, F. et tous les autres dégustent ces paroles avec plaisir et fierté. Dans ces instants, ce n’est plus un officier qui s’adresse à ses soldats, mais un soldat qui parle à d’autres soldats. Ils ont faim et le lieutenant-colonel Dazat le sait. Place est faite au petit-déjeuner qui les at-

tend. Ils le savent depuis Tagab, trois ou quatre soldats seront interviewés par la presse locale. Une petite demi-heure de conversation, autour d’un café et d’un croissant. Quelques photos. C’est dans la boîte. Je ne peux m’empêcher de trouver ça peu, tellement peu. Les soldats aussi, même s’ils se sont prêtés de bonne grâce à l’exercice. Un ordre est un ordre ! Mais ils ne comprennent pas que plus ne soit pas fait. Car non, vraiment ! trois questions au coin d’une table, un croissant trempé dans le café, pour six mois passés à se battre, après avoir laissé là-bas plusieurs « frères d’armes », c’est peu…

Retrouvailles en fanfare Des familles, des amis sont venus au régiment. Les enfants courent dans les bras de leurs pères, les femmes pleurent sous le coup de l’émotion. Les copains militaires restés à Fréjus, déjà, veulent savoir. En quittant le régiment, ils sortent, sans même s’en rendre compte, trop occupés à répondre aux mille questions des uns et des autres, d’une bulle dans laquelle ils ont pénétré il y a six mois. Depuis, leur univers était exclusivement militaire, • 176 •

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Un retour à la maison parfois difficile Les premiers jours à la maison sont souvent les plus faciles. Les hommes sont pris dans le tourbillon des retrouvailles. Ce n’est que peu à peu que certains commencent à se sentir un peu perdus, un peu désœuvrés. Pas seulement à la maison d’ailleurs. Pas facile de passer du Famas au Caddie en quelques jours ! D’une vie où chaque geste avait son importance, où la mort rôdait en permanence, à un quotidien qui leur paraît soudainement si facile et tellement futile ? À quoi servent donc ces kilomètres de rayons de lessives, de crèmes chocolatées… quand, à Tagab, des copains continuent de prendre des risques sur le terrain ? Bien que la plupart de ces soldats soient modestes et estiment avant tout avoir fait leur travail, n’avoir que remplit la mission qui leur a été confiée, ils savent qu’un travers les guette : se prendre pour des héros, des hommes plus forts que les civils qu’ils côtoient au quotidien maintenant. Un sentiment habituel qui conduit parfois à des dérives, souvent le week-end, et qui a amené certains soldats en garde à vue, incapables de supporter que de « simples » policiers osent leur demander des explications lors d’une soirée en boîte manifestement trop arrosée. Une situation tellement classique que les officiers, bien avant le départ de Tagab, insistaient déjà sur le nécessaire devoir d’humilité. Une parole retrouvée Le retour à la maison signifie aussi le temps retrouvé de la parole. Car il faut bien dire quelque chose. Raconter. Expliquer. Mais quoi ? Et comment ? Ce temps de la parole est parfois celui de tous les dan• 177 •

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deur des soldats ». Je ne leur ai jamais trouvé la moindre pudeur. Au contraire, ils aiment échanger sur leur métier mais, comme tous ceux, civils ou militaires, qui ont fait l’expérience de la guerre, ils ne savent pas comment la partager avec ceux qui n’y étaient pas. Pourtant, la mission leur colle encore à la peau, est toujours là, présente en eux. Ce sont des bruits forts qui les font sursauter, des réflexes de combattants qui s’imposent à eux, parfois, et les surprennent eux-mêmes. Ce sont les nuits sans sommeil, les mêmes images qui reviennent sans cesse, pour certains, des cauchemars.

Dès la reprise du travail, après quelques semaines de permission, les compagnies sont entièrement remaniées, les groupes et les sections, dissous. L’objectif est clair : tourner la page de l’Afghanistan et obliger les hommes à repartir de l’avant. Étrangement, peu de regrets sont exprimés. Même s’ils espéraient secrètement pouvoir conserver un peu de ce que fut leur groupe à Tagab, tous ou presque sont conscients de la nécessité de rebattre les cartes pour leur éviter de s’enfoncer dans une nostalgie destructrice. Pour certains, le réveil s’avère donc difficile, et il ne faut pas attendre longtemps pour que de nombreux soldats, comme F., parlent de démissionner. Mais pour aller où ? Pour faire quoi ? Ils n’en savent rien. Toutefois, le choc est si grand qu’ils sont incapables de prendre du recul, de laisser le temps passer, d’accepter que les prochaines Opex seront intéressantes. Ils ont vu l’Afghanistan comme l’Everest du militaire, oubliant que le plus haut sommet n’est pas le seul plaisir de l’alpiniste, que les chemins qui y mènent comptent aussi. Au sein de la compagnie, un soldat n’attendra pas plus de quelques semaines pour déchirer son contrat. Sans nulle part où aller, sans logement car il vivait au régiment, ce soldat s’est retrouvé à dormir dans sa voiture dans les environs de Fréjus.

S’adapter de nouveau au régiment Le retour au régiment constitue également une phase critique. En quelques jours, leur univers professionnel change radicalement. Après des mois d’une intensité extraordinaire, ils doivent réapprendre, presque sans préavis, à se couler de nouveau dans le moule devenu trop étroit de la vie régimentaire. À Tagab, plus de TIG, plus de règles strictes concernant la tenue, plus de rangers à cirer, de plis sur les treillis. Là-bas, une seule exigence : être toujours prêt à assurer la mission et tant pis si quelques points de détail du règlement ne sont pas respectés. La mission commande de la souplesse chez les chefs. À ces difficultés s’ajoute parfois l’arrivée, quelques mois plus tard, d’un nouveau chef « qui n’a pas fait l’Afgha’ », ou alors dans une région plus calme. Comment l’écouter sereinement quand il explique comment se déplacer, comment combattre, alors qu’eux ont mené presque quotidiennement des opérations de combat, se sont fait tirer dessus, sont restés planqués derrière un mur à l’abri des balles avant de riposter ? C’est une vraie difficulté pour l’armée, une période qui peut s’avérer critique et que les cadres doivent gérer avec beaucoup de doigté. Un problème ancien, aussi, car dès la guerre de 14-18, des situations analogues s’étaient présentées, notamment ces promotions de Saint-Cyr, parties au front qui, une fois la guerre terminée, ont dû reprendre le chemin de l’école pour y apprendre… l’art de combattre !

Un an et demi après le retour d’Afghanistan, l’immense majorité des soldats de la compagnie a su gérer ces difficultés. Ils présentent le visage de garçons ayant changé, qui ont gagné en maturité, mais qui sont restés eux-mêmes. La plupart d’entre eux sont repartis en Opex, en Guyane ou en Afrique, répondant une nouvelle fois aux ordres donnés. Heureux de ces nouvelles missions. De l’Afghanistan, ils conservent un souvenir extrêmement fort, avec le sentiment d’avoir vécu une mission et une aventure humaine exceptionnelles. Ils sont jeunes et portent désormais au fond d’eux l’expérience unique de la guerre. Ce qui n’en fait pas pour autant des héros ni des hommes extraordinaires, mais simplement des garçons différents.

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Tourner la page 3 décembre, Fréjus. Le régiment rentré. Je retrouve les soldats de la 2 et tous les autres dans un bistrot de Fréjus. Le café l’Estérel est envahi par les soldats, en tenue de défilé. Ils sont loin leurs treillis sales et poussiéreux qu’ils ont porté pendant des mois. Il y a des épaulettes et des Famas entre les tables. Encore un café et ils rejoindront la place Agricola pour la cérémonie de dissolution du GTIA. Il fait un magnifique soleil d’hiver. Face aux soldats, une dizaine d’officiels, dont le chef d’État-major de l’armée de terre, le préfet et quelques centaines de personnes venues voir leurs soldats. Beaucoup de familles, quelques habitants de Fréjus. Peu de monde, finalement. J’aurais imaginé qu’ils seraient venus plus nombreux. Les soldats, sans doute plus réalistes que moi, ne sont pas surpris et ne nourrissent par conséquent aucune déception. À l’issue de la cérémonie, le colonel de Mesmay réserve ses premières minutes pour la femme et la mère des deux soldats tués le 24 août, assises côte à côte, comme sont morts leur mari et fils. Puis les hommes défilent dans les rues étroites de Fréjus au milieu desquelles résonnent les échos de « la Mort », le chant du régiment. Quelques applaudissements, quelques cris d’encouragement, des photos aussi. Les gars sont plus heureux que fiers de cette reconnaissance, de ce soutien, même modeste. Nous nous retrouvons en fin de journée pour une soirée dont ils parlent et qu’ils attendent depuis • 180 •

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des semaines. La « soirée groupe » au restaurant, puis en boîte. Leur dissolution à eux, en quelque sorte. Les épouses et les copines sont là. Ils sont habillés, chemises blanches, vestes… classes comme le sont aujourd’hui les jeunes quand ils sortent. Ils tiendront une demi-heure, pas plus, avant de partir en Afghanistan en oubliant que leurs femmes et copines ne sont pas venues pour entendre leurs souvenirs ni encore moins découvrir

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ce qu’ils leur ont caché depuis des mois. Les accrochages jamais racontés, les balles qui sifflaient, les explosions… tout ce qui, en y regardant de plus près et maintenant qu’ils sont rentrés entiers, a été si bon, si fort. Ils sont heureux comme des garnements qui auraient fait un mauvais coup. Elles sont défaites. Le groupe offre au moment du dessert un tableau avec une photo du groupe et un mot de chacun à Christophe. Tel un iceberg, ce tableau est la partie émergée de ce qu’ils partagent désormais, de ce qui les unit à jamais. La soirée se termine tard dans la nuit ou plutôt tôt au petit matin. F. n’aura cassé la gueule à personne mais dansé toute la nuit. Nous nous quittons à 5 heures du matin, perdus dans les brumes de trop d’alcool et un froid piquant. Sur le trottoir de Fréjus, une page se tourne.

Le retrait des troupes de l’ISAF a été annoncé et, déjà, les forces de la coalition occidentale cèdent le terrain à l’ANA. En Kapisa, presque tous les COP ont déjà été confiés aux soldats afghans. Tiendront-ils le terrain une fois la coalition partie ? Il reste peu de temps pour former cette armée encore jeune et bien peu de spécialistes, à dire vrai, sont optimistes et nombreux sont ceux qui prédisent, y compris au sein même de l’armée, le retour à une guerre civile quelques mois seulement après le départ du dernier soldat occidental. Depuis, la moitié du groupe est partie en Guyane. F. a décidé de ne pas quitter l’armée, pour encore une mission, se laissant convaincre par Christophe que « la Guyane, ça vaut le coup ». Guigui non plus n’a pas quitté l’armée. Je suis resté en contact avec plusieurs d’entre eux et reçois de leurs nouvelles.

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