Le retour des guerriers

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Époque Témoignage Isolé Olivier a passé six mois en Afghanistan. Quand il est rentré, il a petit à petit « perdu pied ». Il a traversé des crises violentes et fait des cauchemars effrayants. Aujourd’hui, il est suivi par un psychiatre.

Le retour des guerriers Quand ils reviennent d’Afghanistan, ils sont des centaines à souffrir du syndrome de Stress posttraumatique. Olivier raconte sa difficulté à renouer avec la vie quotidienne parmi les siens.

p a r g i ll e s m i n g a s s o n - P h o t o s n i c o l a s m i n g a s s o n p o u r v s d


Tagab, Bedraou, Alasay…

D. geoffroy/sirpa

Olivier a combattu dans les vallées afghanes. « J’ai plein de bons souvenirs. Oui, j’ai trouvé ça génial », raconte l’ancien soldat. Pour sa femme Céline et ses enfants, il essaie de tourner la page.

‘‘Je me suis renfermé sur moi-même et je n’ai plus pensé qu’à l’Afgha’’

L

Olivier

e Mali ? C’est bien que la France y soit allée. Mais c’est dur de voir les copains là-bas, de ne pas être à leurs côtés, de ne rien pouvoir faire pour eux. C’est sûr que ça réactive aussi beaucoup de souvenirs de l’Afghanistan. Les bons comme les mauvais. Et de là-bas ­aussi des gars vont revenir abîmés… » Olivier fait partie de ces centaines de soldats qui souffrent ou qui ont souffert de stress posttraumatique. Ils seraient quatre cents, selon les chiffres officiels du ministère de la Défense. Bien plus, en réalité, car nombreux sont les soldats qui refusent d’admettre le mal dont ils souffrent ou qui choisissent de se faire soigner dans le civil, loin du regard de leurs collègues.

Le Pr Humbert Boisseaux, psychiatre à l’hôpi- photos, vidéos, quand il allait très mal ! » Olital militaire du Val-de-Grâce, à Paris, confirme : vier entend la ­remarque teintée de surprise et « S’il consulte, le soldat est soulagé car sa bles- de déception. Il répond à peine, bredouille sure est reconnue. Mais consulter c’est aussi quelques mots en forme d’excuses et d’explicareconnaître une maladie psychiatrique difficile tions. Puis plus rien. Les souvenirs remontent à admettre à titre personnel et Beaucoup refusent en même temps que la gorge se le regard s’embrume. « Je qui menace la confiance que les d’admettre le mal noue, m’en veux tellement d’avoir auautres soldats lui portent. » dont ils souffrent tant fait souffrir ma famille. » Ces Assis dans sa salle à manger, Olivier nous ramène en Afghanistan. Sur l’écran mots lâchés, Olivier se lève :« Je vais me fumer de son ordinateur défilent des images de Tagab, une clope », le temps de cacher des larmes et de de Bedraou ou d’Alasay, des vallées où il a com- maîtriser une émotion qui, il n’y a pas si longbattu pendant six mois. Des soldats accroupis temps, l’emmenait vers des rivages tragiques. « C’est dur de dire par quoi il est passé. Par derrière des murets, à l’abri des balles, tirant des roquettes. On s’y croirait. Olivier est reparti là- quoi nous sommes passés, lâche Céline. Quelle bas, absorbé par ces images. Céline, sa femme, femme peut imaginer retrouver une nuit son est médusée : « Je croyais qu’il avait tout jeté, mari à genoux au pied du lit, prêt à riposter en

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lui demandant de lui passer son Famas [fusil milieu des gars, du bordel de l’hélico, je me suis mis à pleurer. Le deuxième est venu à Bagram, d’assaut, NDLR] ? Qui peut imaginer ça ? » Olivier a les yeux dans le vague.« Ce qui est quand j’ai mis mon flingue en caisse. J’ai réalisé fou dans cette histoire c’est que j’ai aimé l’Afgha. que c’était fini. Je n’étais pas porté par le plaisir Jusqu’au bout, jusqu’au dernier jour et malgré de rentrer en France mais accablé à l’idée de quitter l’Afghanistan. » la tension permanente. L’am“Je voulais Aujourd’hui, avec le recul et les biance, la fraternité avec les copains, ce sentiment fort qui nous garder l’image d’un mois qui ont passé, Olivier porte mec solide” Olivier un regard lucide sur son retour. unissait, les combats. Des bons souvenirs, je pourrais t’en raconter des ­dizaines. « Ça a cloché tout de suite, dès l’aéroport. Au Oui j’ai trouvé ça génial. » Trop, peut-être. À lieu de prendre Céline dans mes bras, je lui ai peine quelques minutes après avoir définitive- ­présenté un pote de la compagnie ! Et il m’a ment quitté la base, au bout de six mois, Olivier fallu quatre jours pour aller voir mon fils qui vit a ­senti que quelque chose clochait. « J’ai ressen- avec mon ex-femme. Je n’y avais même pas ti le premier “tir” dans le Chinook qui nous ­pensé, c’est sa mère qui m’a m’appelé ! Je voyais ­arrachait de Tagab ; j’ai eu l’impression de ces ­signaux, mais je pensais que ce serait ­gérable. ­quitter mon village natal, ma maison. Et là, au Seulement, petit à petit, j’ai perdu pied. » « C’est

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toute l’importance d’un sas entre le terrain des opérations et la France, souligne le Pr Boisseaux. Les soldats ne peuvent pas rentrer sereinement dans leur famille s’ils ne se sont pas retrouvés avec eux-mêmes. Comment imaginer qu’ils puissent se sentir bien avec les leurs s’ils continuent de penser que le seul endroit où ils sont bien est leur groupe ? » « Je me suis renfermé sur moi-même et je n’ai plus pensé qu’à l’Afgha, poursuit Olivier. Je me repassais des films en boucle ; je regardais les hommages aux frères d’armes tombés là-bas, pendant des heures, des journées entières, à pleurer devant ces images qui m’entraînaient dans un gouffre sans fond. Je n’en parlais jamais à Céline, convaincu qu’elle ne pourrait rien comprendre. » Une attitude classique, pour le Pr Boisseaux : « Le soldat vit dans l’illusion dangereuse que seuls peuvent le comprendre les camarades du régiment. Il s’isole alors de plus en plus. » Olivier prend conscience de la gravité de sa situation lors d’un mariage. « Je suis parti d’un coup ! Je n’étais pas à ma place au milieu de ce bonheur. Sur le chemin du retour, je voyais des talibans dans la rue et j’ai failli casser la gueule à un ami, très inquiet, qui voulait me raccompagner. Ç’a été la crise de trop. Le lundi suivant, je me suis mis en arrêt et j’ai été voir un psy. Dans le civil. Car je ne voulais pas que ça se sache au régiment, qu’on se dise que j’avais un “petit moral” ; je voulais conserver l’image d’un mec solide. » Des crises, il y en a eu d’autres. Nombreuses, violentes. « Comme ce soir de Noël où j’ai détruit le garage. Je ne me sentais plus à ma place nulle part. On m’avait retiré l’Afgha et j’étais perdu. Du jour au lendemain la mission est terminée. On te retire tout ce que tu as vécu pendant six mois et tu dois te débrouiller avec ça. » Comme tant d’autres, Olivier traverse d’infernales périodes de cauchemars. « C’est tellement réel que tu as l’impression d’être éveillé, que le taliban qui se jette sur toi pour t’enfoncer son poignard dans la poitrine est vraiment là ! Je ne me rendormais jamais, rien ne me rassurait. Tout juste pouvais-je survivre jusqu’au matin, blotti contre Céline, incapable de ne passer ne serait-ce qu’un bras en dehors de la couette. J’ai fini par redouter de m’endormir, par peur des cauchemars… » Aujourd’hui, Olivier a quitté l’armée et se sent tiré d’affaire. Enfin, presque. « Je sais que je porterai ça au fond de moi toute ma vie. Même si les grandes crises sont derrière moi, je suis toujours sensible aux bruits qui rappellent le terrain et mon sommeil est toujours en charpie. » Preuve que tout n’est pas fini, Olivier conserve à portée de main ses médicaments. Pourtant, il ne regrette rien : « C’était mon choix d’être militaire, mon envie d’aller me battre en Afghanistan et j’assume tout. » J


En famille Entouré des siens, Aurélien « goûte aux plaisirs les plus simples ». Il s’est battu pour ne pas sombrer.

“Avec le temps, on apprend à gérer”

sirpa

­ araîtrait banal et ennuyeux après six mois qui p resteront, sans doute, parmi les plus excitants de son existence. Mais pas seulement. « Quand tous les jours tu croises la femme d’un camarade tombé là-bas, sans oser aller la voir parce que d’une certaine façon tu te sens coupable d’être là, vivant et heureux de l’être, profiter de ce bonheur-là est presque un devoir. » À côté de la famille et des proches, les militaires doivent aussi renouer avec la vie en ­caserne. Retrouver les contingences du régiment, sa normalité, les copains qui n’étaient pas en opération et, pour les soldats, parfois apprendre à travailler avec un chef qui n’a pas l’expérience du combat. « Pour gérer tout ça, je voulais que les gars soient fiers de ce qu’ils ont fait en Afghanistan car ils pouvaient l’être mais sans que cela leur donne le droit de se ­sentir supérieurs, sans crier “coco­rico !” tous les jours ni faire de l’Afghanistan un aboutissement. Et, ajoute ­Aurélien avec un sourire, il faut également ­savoir les remettre à leur place quand ils s’emballent, se pensent les meilleurs parce qu’ils sont allés là-bas. » Au contact de ses hommes, Aurélien est bien les missions qui s’accumulent, on apprend à mieux gérer le retour. À profiter des instants placé pour voir que, selon ses propres mots, comme à éviter les pièges. Toutes choses qui ne tout n’est pas rose et que tout cela va laisser des sont pas propres à l’Afghanistan : les civils pen- traces. « On prend sur nous, on s’interdit de sent que le retour d’Afghanistan était exception- craquer, même dans les moments les plus durs. nel mais ce n’est pas aussi simple. Chaque retour En effet, c’est de retour en France que ­certaines d’opex [opérations extérieures, NDLR] est com- digues lâchent. On repère rapidement ceux qui pliqué. Il n’y a pas eu l’Afgha et les autres opé- n’y parviennent pas : ils se renferment, se metrations. Les gars qui vont revenir du Mali tent à faire des conneries au boulot ou ­arrivent le matin au régiment avec la gueule de ceux ­vivront plus ou moins les mêmes choses. » Et il y a des écueils à éviter. « Le retour, on y pour qui ça se passe mal à la maison. J’ai même des gars fondre en larmes pense des semaines avant. Le Il a été confronté vu dans mes bras. L’important, danger est de trop projeter, de trop idéaliser la maison, sa aux mêmes difficultés souligne le commandant, est de que ses hommes rester ­vigilant, d’observer les femme même. C’est un piège classique et ceux qui ne sont pas prévenus ont hommes, de faire parler ceux que l’on sent fraparfois des déconvenues pouvant être drama- giles pour ne pas les laisser déraper. » » Mais l’immense majorité d’entre nous surtiques. Moi, j’avais pris le parti de profiter de l’euphorie du retour et des retrouvailles. Et de monte l’obstacle du retour avec succès et pourgoûter aux plaisirs les plus simples : le pain, le suit une vie normale, à la maison comme dans canapé, marcher dans la rue tranquillement… le boulot. Quant à l’Afghanistan, fait-il en guise J’étais vivant, j’étais chez moi, je me disais “la de conclusion, cela restera une mission exceptionnelle, bien sûr, mais une mission parmi vie est belle, je vais en profiter” ! » Parce qu’il savait que ça ne durerait pas et qu’il toutes les autres, celles que les médias et les devrait se replonger dans un quotidien qui lui Français ignorent… » J

Pour Aurélien, commandant, revenir à la vie civile a été une épreuve, mais il a su « surmonter l’obstacle ».

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omme tous les militaires restés en France, Aurélien suit les opérations menées au Mali avec autant d’envie que d’intérêt. « Bien sûr que j’ai envie d’y être, de me confronter de nouveau au combat. Les gens ont du mal à le ­comprendre, mais si nous avons choisi le métier de soldat c’est bien pour vivre ces situations de guerre qui constituent l’aboutissement de notre passion et de nos entraînements. Que ce soit en Afghanistan ou au Mali. » Aujourd’hui commandant, Aurélien était ­capitaine quand il a combattu en Afghanistan à la tête de deux cents hommes, soldats, sous-officiers et officiers. Jour après jour il les a conduits au combat, vivant avec eux les situations les plus difficiles comme les plus exaltantes. Une expérience qui a tissé des liens particuliers entre les hommes, quels que soient les grades. De retour en France, il s’est retrouvé face aux mêmes difficultés que ses hommes. « Il ne faut pas croire que c’est plus facile parce que nous sommes ­officiers. Ça n’a rien à voir avec le grade ! C’est surtout l’expérience qui compte. Avec le temps,

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