Journal d'un soldat français en Afghanistan.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan

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Christophe Tran Van Can avec Nicolas Mingasson

Journal d’un soldat français en Afghanistan

PLON www.plon.fr

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© Plon, 2011 ISBN : 978-2-259-21468-1

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A Jenny, Melissa, Alycia et Aaron Au capitaine Mezaselma Au caporal-chef Panezick A Niko.

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Et aussi au groupe 42 Sergent Stéphane Engrand Caporal-chef Lino Caporal Akkouche Caporal Fontellio Caporal Jean-Christophe Guillaume Caporal Lamy 1re classe Delver 1re classe Mathieu Faure re 1 classe Maximilien Van Den Berg

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Avant-propos

Certains éléments du journal du sergent Tran Van Can ont volontairement été abandonnés pour des raisons de sécurité : des détails tactiques, des précisions, des noms de positions…, ainsi que certaines réflexions que le sergent Tran Van Can se faisait à lui-même dans son journal concernant par exemple les risques pris pendant certaines opérations, son étonnement par rapport à certaines réactions tactiques des insurgés, etc. Si publier ce type d’information aurait été, en soi, intéressant, cela aurait fait courir des risques supplémentaires à ses successeurs. En effet, il est connu que les insurgés se documentent beaucoup sur la coalition, étudient la stratégie des armées qu’ils affrontent et tentent, logiquement, de transformer ces informations en avantage tactique sur le terrain. Ces coupes n’ont pas été le fait de l’état-major des armées mais du sergent Tran Van Can lui-même.


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Carte à venir


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13 septembre 2009 Sénégal : nous apprenons que nous allons partir en Afghanistan Des rumeurs couraient depuis quelques jours. Cette fois, c’est confirmé : le « 21 » va partir en Afghanistan. Le lieutenant Bouallagui nous a réunis ce soir pour nous l’annoncer. C’est une immense nouvelle. J’aurais pu appeler Jenny dans la foulée pour le lui dire mais j’ai préféré ne pas le faire. Ce n’est d’abord pas forcément une bonne nouvelle pour elle et je sais que tout peut encore changer. Je me souviens trop bien de ce départ annoncé pour le Darfour puis finalement annulé. Beaucoup d’émotion et de stress pour rien. Dont je veux nous préserver.

16 septembre J’ai fini par appeler Jenny pour lui apprendre la nouvelle. Sans lui montrer mon excitation pour ne pas avoir à répondre à ses questions, notamment à 15


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Journal d’un soldat français en Afghanistan lever le voile sur les risques de cette mission, les blessés, les morts que nous n’éviterons pas. La surprise de Jenny était évidente ! Elle ne s’attendait pas à cette douche froide et elle m’a tout de suite posé les questions que je craignais et interrogé sur les dangers de l’Afghanistan. Je n’avais pas grand-chose à lui dire. Quoi lui répondre ? Comment en parler tranquillement au téléphone, depuis le Sénégal en plus ? J’ai seulement tenté de la rassurer comme je pouvais. En raccrochant, j’ai réalisé que, pour la première fois, je ne lui disais pas toute la vérité.

25 septembre 2009 Depuis que nous avons appris la nouvelle de notre départ en Afghanistan en mai 2010, le rythme de travail à la compagnie a bien changé. L’intensité n’est plus la même, on se prépare déjà. Petit détail, par exemple : nous portons désormais nos Frag 1 systématiquement à tous les entraînements. Le capitaine veut profiter de la chaleur, proche de celle que nous connaîtrons là-bas, pour nous y préparer. Les listes de ceux qui vont partir sont prêtes mais ne nous ont toujours pas été communiquées. Nous vivons tous dans cette incertitude. Personnellement, je n’imagine pas ne pas en être ! Mais qui sait… Tant que je n’aurai pas entendu le capitaine annoncer mon nom, je dois, moi aussi, vivre avec cette incertitude. 1. Gilet pare-balles.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan Tout le monde ne parle plus que de ça, une rumeur en remplace une autre. Ça en devient pénible mais c’est à la hauteur de l’enjeu. Nous sommes tous parfaitement conscients que cette mission sera LA mission, celle à ne pas manquer.

15 septembre Les listes sont enfin tombées. Il était plus que temps. L’ambiance commençait à devenir pourrie, nous en arrivions même à nous prendre la tête entre nous alors que nous nagions en pleine incertitude et qu’aucune info ne pouvait être vérifiée. J’en suis ! Je pars ! Je dois me l’avouer : je suis fier d’avoir été retenu. Certaines décisions me surprennent, je suis désolé pour certains gars qui n’ont pas été choisis et qui mériteraient de partir. Comment expliquer, par exemple, que Pasian n’en soit pas ? ! Depuis quatre mois que je travaille avec lui ici, je sais qu’il ferait très bien l’affaire. Le capitaine doit avoir ses raisons… Pour mon groupe, j’ai récupéré Guilb, Bob, Dekindt, Kéké, Fifi, Hélé, Guigui, Kau Tai, Bonnifay. Que des bons gars ! Ça tient vraiment la route ! Ce soir je suis rassuré, soulagé même. Doublement : je pars et avec de sacrés bons gars.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan

4 janvier 2010 Retour au régiment ce matin. Les fêtes et les permissions sont trop vite passées. Cette fois, nous y sommes ! Le régiment a été réarticulé pour l’Afghanistan et nous le découvrons avec un nouveau visage. Je suis passé à la 2. En découvrant ce matin la programmation j’ai réalisé à quel point la préparation pour l’Afgha allait être dense. Il nous reste cinq mois. Je vais les passer sur le terrain et en entraînements, mais sûrement pas à la maison avec Jenny et les enfants.

15 janvier 2010 Nous sommes à Mailly-le-Camp depuis quatre jours pour le CENTAC 1. La région est terrible, il fait un temps pourri, un froid de canard, et le brouillard enveloppe tout autour de nous. Nous dormons sous tente où il fait à peine plus chaud. Certains poêles ne fonctionnent même pas. En mettant le nez dehors ce matin, j’ai eu la désagréable surprise de voir qu’il avait neigé pendant la nuit. Tout ça fait un peu punition ! C’est à peine mieux dans la journée. Aujourd’hui, nous avons littéralement passé la journée à nous geler pour une manip qui ne nous a rien apporté, ni à moi ni au groupe, sur le plan tactique tout du moins. Les 1. Centre d’entraînement aux combats.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan gars ont râlé toute la journée, me demandant ce que nous faisions ici. Ils ne sont pas les seuls à se le demander, d’ailleurs ! Cette manœuvre est sans doute utile pour le commandement mais c’est dur de s’en convaincre quand il fait – 5o C dehors, alors qu’en Afghanistan nous devrons lutter contre la chaleur. Il y aura quand même une plus-value à cette journée, au niveau de la cohésion du groupe. Ce genre de galère va nous souder, c’est sûr ! Car c’est ensemble que nous surmontons ces moments, c’est ensemble que nous râlons contre les officiers qui nous imposent ça, c’est ensemble que nous en rigolerons dans quelques semaines. Coup de chaud en début de soirée ! J’étais prêt à partir pour la douche, déjà en tenue de sport, quand l’adjudant a déboulé dans la tente pour me dire de venir au PC sur ordre du chef de corps ! Oh, putain ! Je me suis dis que ça, ce n’était pas bon ; j’ai pensé à la moto achetée il y a trois semaines que j’ai laissée garée au régiment ; et si elle avait été volée ! Quand j’ai vu les deux civils qui m’attendaient, je n’ai pas été beaucoup plus rassuré : la BAC 1 ? ! En fait non, c’était un journaliste du Figaro Magazine accompagné d’un photographe venu nous proposer un projet de reportage : suivre un soldat pendant sa préparation puis son mandat en Afghanistan. J’aime bien l’idée, et si Jenny est d’accord, j’accepterai leur proposition. 1. Brigade anticriminalité.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan Je voudrais qu’enfin les Français découvrent notre métier dans le détail et comprennent qui nous sommes. Peut-être que ce reportage le permettra ? C’est en tout cas ce que je veux croire.

17 janvier 2010 En plus du froid, nous devons travailler avec du vieux matos, vraiment vieux. Une partie du régiment est déjà en Afghanistan pour une mission OMLT 1 et, naturellement, ils ont embarqué le matériel récent. Je suis bien conscient de ce qu’ils ont besoin de ce matériel là-bas et cela nous aide à accepter sereinement le matériel que nous utilisons en ce moment. Sans cette certitude, nous aurions tous pété les câbles ! Que nous devrions récupérer là-bas, sur place. Alors nous devons faire avec ce qu’il reste mais ce n’est pas ça le pire. Ce qui m’inquiète c’est qu’il y ait un problème au moment de la relève et que nous ne puissions pas récupérer leur matériel. Avec quoi devrons-nous alors travailler ? Ça ne m’empêche pas de dormir mais j’y pense, comme un peu tout le monde. Pour le reste, je trouve finalement des points positifs à ce CENTAC. Un, tout du moins : commencer à travailler avec les Legos 2 qui seront avec nous à Tagab pour assurer les missions de déminage. Je 1. Operation Mentoring and Liaison Team. 2. Légionnaires, dans le jargon militaire.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan bosse avec le sergent Ivanoff. C’est vraiment intéressant de découvrir dès maintenant leur manière de travailler, de mener les missions, de comprendre ce qu’il attend de moi et de mon groupe, et de pouvoir créer, dès maintenant, une bonne entente. Nous préparons les missions ensemble et nous nous débriefons le soir.

6 février 2010 Grand beau temps aujourd’hui. J’en ai profité pour aller faire une virée en quad. Rien de spécial, mais je veux quand même le mentionner dans mon journal car Jenny m’a surpris en me disant de faire attention à moi. Et elle a raison ! Une blessure maintenant pourrait tout remettre en cause. Ce soir, je mesure la chance de l’avoir à côté de moi. Ce départ, cette mission, elle n’en veut pas mais sait combien j’y tiens.

15 février 2010 Sommes au camp de Canjuers depuis quelques jours. Toute la compagnie est installée dans une sorte de grand hangar. Je suis avec le groupe, nous vivons ensemble, je suis disponible pour eux en permanence. J’aime cette ambiance, cette proximité. Je suis bien avec eux, ils sont un peu comme ma seconde famille. Ils comptent sur moi et me font confiance, comme je peux compter sur eux et leur faire confiance. Autour de nous c’est un vaste bordel avec le matériel, les popotes, les ordis… 21


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Journal d’un soldat français en Afghanistan Il y a ceux qui regardent des films, ceux qui dorment. Ceux qui téléphonent pour donner des nouvelles ou parce que leur copine en ont ras-le-bol de ne pas les voir, ras-le-bol d’avoir appris que nous resterions à Canjuers ce week-end. Ceux qui nettoient leur armement sur un tabouret ou une caisse de matériel en discutant ou en écoutant de la musique, ou même en regardant un film ; c’est devenu une telle habitude qu’on peut facilement faire les deux en même temps. De l’autre côté du hangar, les Milan 1 font la cuisine ! Un Butagaz sur une caisse, une machine à faire le riz, et ça roule pour eux tous les soirs. J’ai annoncé au groupe que j’avais accepté le projet de reportage du Figaro Magazine. D’ailleurs, il était temps, le photographe devrait arriver demain ou après-demain… Je ne m’attendais pas à ce qu’ils sautent de joie, bien au contraire. Je ne m’étais pas trompé. En vrac, leurs réactions : « Sergent, ça va faire un gars de plus dans le groupe ! Ça va nous ralentir, nous donner du boulot en plus ! Et puis là-bas, ça ne fera même pas une arme en plus dans le groupe ! Juste un poids mort, quoi ! Et puis sergent, on les connaît les journalistes… il va venir pour nous juger, nous critiquer… » J’ai laissé dire. Je ne leur donne pas tort mais je me dis qu’il faut voir à l’usage. Si le gars ne fait pas l’affaire, il sera toujours temps de dire que je ne suis plus d’accord. 1. Le groupe des tireurs du missile Milan (missile antichar filoguidé très utilisé en Afghanistan).

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Journal d’un soldat français en Afghanistan

19 février Nous répétons chaque jour des phases de combat et des scénarios très proches de la réalité que nous allons rencontrer en Kapisa 1. Ces entraînements offrent l’occasion de revoir ses fondamentaux : se déplacer, se poster, utiliser ses armes. Je peux aussi mesurer la préparation mentale et physique des gars. Je sais à quel point la mission sera exigeante et je ne peux pas me permettre de prendre avec moi des gars qui ne soient pas prêts à 100 %. C’est une responsabilité professionnelle. Mais aussi un devoir moral. D’ailleurs, cela fait quelque temps que j’ai un doute sur Hélé. J’en ai parlé plusieurs fois avec Guilb 2 mais je n’arrive toujours pas à me faire une opinion définitive. Alors j’en ai parlé tout à l’heure avec l’adjudant 3. Qu’est-ce que j’attends d’eux, finalement ? En priorité d’être motivés. Parce que là dessus je ne peux pas les aider. La motivation, ils l’ont ou ils ne l’ont pas ! Et sans elle rien n’est possible. Deuxième priorité : le physique et le niveau technique ; c’est là que je vais pouvoir les faire progresser. Troisième priorité : le moral. Il faudra qu’ils soient bien dans leur tête pour accomplir la mission. Sans jouer au 1. La Kapisa est la province où a été déployé le 21e RIMa. Cette province se trouve au nord-est de l’Afghanistan, à moins de soixante kilomètres à vol d’oiseau de Kaboul. 2. Le caporal-chef Jonathan Guilbaud. 3. L’adjudant Tourneur, chef de la section du sergent Tran.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan « papa », je sais que je peux les aider à être bien dans leur tête, bien dans leur boulot, le groupe, la compagnie… et même, pourquoi pas, dans leur vie civile, en étant proche d’eux, à leur écoute, attentif à ce qui leur trotte dans la tête.

25 février Je viens de quitter les gars après leur avoir donné les ordres. Demain, la mission sera de prendre d’assaut un bâtiment suspecté d’abriter un chef insurgé. Cette manip, comme les autres, a été préparée avec un lieutenant du 3e RIMa qui était en Afghanistan l’année dernière. L’objectif de ces entraînements est clair : être opérationnel le plus rapidement possible dès notre arrivée en Kapisa et éviter au maximum de nous faire surprendre dans les premiers jours, voire les premières semaines. Nous travaillons particulièrement les phases de désengagement. Les insurgés qui nous observent et nous combattent depuis des années ont bien compris que c’est dans cette phase-là que nous sommes les plus vulnérables. Ce soir encore, comme tant d’autres fois, j’ai passé un long moment à regarder des vidéos sur l’Afghanistan. Documentaires TV, vidéo des casques 1, 1. De nombreux soldats équipés de mini caméras installées sur leurs casques filment les opérations qu’ils mènent pendant leur mission.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 11 folio : 25 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan images de l’armée… tout y passe. J’en ai besoin. Pour me plonger dans la mission, être déjà un peu là-bas, découvrir le terrain, observer comment les gars progressent, se postent, s’équipent… voir le nombre de chargeurs qu’ils portent, où ils les placent, leurs petits trucs… Je les regarde et regarde encore, je n’hésite pas à mettre en pause pour étudier de plus près un détail. Le photographe est arrivé hier. L’off com du régiment voulait la faire dormir avec les gradés. Il a tout de suite dit qu’il voulait s’installer au milieu de nous, dans le bordel de notre hangar. C’est bon signe, j’ai apprécié la démarche, comme les gars à qui j’en ai parlé. Ça a mis un bon climat de confiance. Idem dans la journée : il a voulu porter une Frag tout le temps alors que rien, vraiment rien ne l’y obligeait.

26 février Exercice d’assaut d’un compound 1 Réveil à cinq heures du matin. Toujours ce sale temps froid et humide… on ne traîne pas pour aller se raser ! L’ordinaire 2 étant trop loin, nous prenons notre petit déjeuner ici. Chacun se fait son café, mange sur son lit. 1. Nom donné par les Américains aux habitations traditionnelles afghanes. 2. L’ordinaire est l’équivalent militaire de la cantine.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan J’ai rassemblé le groupe à six heures, pour un départ à sept heures. On se gèle en attendant « au cul » du VAB 1 mais j’aime ce temps mort avant la mission. Le temps de la clope entre nous, des vannes et moqueries, juste pour rire, jamais méchantes. Quand le « 43 roulette 2, départ ! » de l’adjudant claque dans l’écouteur de ma radio, c’est à mon tour de gueuler : « 43 ! On embarque ! » Guillaume lance le moteur, les gars grimpent dans le VAB, chacun à sa place. Et tout le monde ensemble. La manip a mal démarré. Une partie de la section a manqué le lieu de démotorisation 3. Autant faire les erreurs ici et maintenant. Nous les avons attendus face à une petite clairière. L’adjudant en a profité pour refaire le point sur la mission avec nous. Deux cordons vont être déployés autour du compound : le premier, à environ trois cents mètres du bâtiment, empêchera des pax 4 extérieurs de pénétrer dans notre dispositif. Le second, a proximité immédiate du compound, empêchera les insurgés de fuir. Nous sommes dans ce cordon-là. Pas facile, assis dans la mousse humide, au milieu de cette forêt de chênes, de nous imaginer en Afgha1. Véhicule de l’avant blindé. 2. Expression pour désigner le VAB de chaque groupe. « 43 roulette » est donc le VAB du groupe 43. 3. Lieu où les fantassins quittent leurs VAB pour aller mener leurs missions. Restent sur place pour assurer la sécurité des VAB le « pilote », c’est-à-dire le conducteur du VAB, et le « radio-tireur » qui assure les liaisons radio et sert la mitrailleuse lourde du VAB. 4. Expression utilisée pour désigner une personne.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan nistan ! Mais tout le monde joue le jeu. Les gars sont concentrés, respectent la consigne de silence. Le « top » arrive enfin dans l’oreillette de ma radio. On y va. Nous progressons lentement, par bonds successifs, en respectant les appuis. Il nous a bien fallu une demi-heure pour franchir les trois cents ou quatre cents mètres qui nous séparaient du compound et l’avoir enfin en vue. Nous sommes en place, immobiles et silencieux à seulement quelques dizaines de mètres de notre objectif. Quand l’ordre d’attaquer arrive, tout va très vite et il ne nous faut pas plus de quelques minutes pour investir le compound. Tout se déroule nickel malgré quelques erreurs : un gars mal posté, l’autre qui chouffe 1 dans la mauvaise direction… Je rectifie dans la foulée, je gueule un peu. Se rendent-ils comptent que là-bas nous paierons comptant la moindre erreur ? Le lieutenant du 3e RIMa était là pour nous regarder faire et nous donner ses conseils au fur et à mesure de la manip. Des infos capitales comme des petits trucs qui nous serviront vraiment là-bas. Dans la vieille ferme, des gars du 3e RIMa jouaient le rôle des insurgés, déguisés : « I no taliban ! I good, I good ! Taliban no here, taliban go… » Le compound pris, les insurgés faits prisonniers, nous nous relâchons un peu et l’un d’entre eux en profite pour s’échapper. C’est dramatique, toute la compagnie est mise en danger car il va pouvoir renseigner les autres 1. « Surveiller », dans le jargon militaire.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan groupes insurgés sur nos positions. Je gueule. Je gueule pour que les gars le rattrapent. Moins de deux minutes plus tard, Kéké le ramène sans ménagement. Finalement, je suis content de cette erreur qui nous fait prendre conscience du niveau de concentration que la mission exigera. Une prise à partie a été simulée lors de notre désengagement. Alors que nous venions de quitter la ferme, des tirs venus de nulle part nous ont cloués au sol. Les gars ont bien réagi, se postant correctement et maîtrisant leurs tirs et leur consommation de munitions. Bob 1 et Kéké, qui avaient la charge de prisonniers, ont particulièrement bien assuré en les protégeant des tirs. Pour compliquer un peu la manip, des gars ont été désignés comme blessés. Dont Bob, touché au bras avec une grosse hémorragie. Ça l’a fait râler, évidemment, puis il s’est posé son garrot tourniquet 2. Il m’a bien fait marrer quand j’ai voulu lui écrire sur le visage avec l’un de mes feutres l’heure de la pose du garrot. « Oh, sergent, pas sur la gueule ! Ça part pas ces trucs-là ! » Fin de manip catastrophique. Un des groupes s’est lancé à la recherche des insurgés qui nous ont pris à partie et est passé dans notre ligne de tir alors qu’il y avait encore des échanges de coups de feu. Nous 1. Caporel-chef Robert. 2. Le garrot tourniquet est un garrot inventé par l’armée américaine lors de la première guerre du Golfe durant laquelle des statistiques ont montré qu’un pourcentage très important de soldats mourait d’hémorragie. Tous les soldats le portent sur eux, facilement accessible, et sont entraînés à se le poser eux-mêmes.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 15 folio : 29 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan avons frôlé le tir fratricide ! Un truc à foutre une vie en l’air ! De retour aux piaules, certains gars du groupe, très très remontés, sont venus me parler de cet incident. Furieux qu’une chose pareille puisse arriver. Je suis d’accord avec eux, et une sérieuse explication a eu lieu avec l’adjudant et tous les chefs de groupe. Comme mes gars, je suis furieux et je veux le faire savoir. L’ambiance était lourde, la tension palpable entre nous tous. Mais les erreurs que nous faisons en ce moment nous permettent de nous corriger, d’apprendre à mieux travailler ensemble, de mieux nous connaître, de nous dire les choses. Là-bas il sera trop tard. Demain, repos et nettoyage de l’armement. Trop court pour rentrer à la maison ! J’en ai marre de ces journées passées loin de chez moi. Trop nombreuses. Trop souvent. Trop de sacrifices, de privations que Jenny et les enfants partagent et subissent bien malgré eux. Je le sais, certains vont en profiter pour discuter tard dans la nuit et boire des bières. Pour certains un peu trop, c’est sûr. Mais eux aussi font des sacrifices lourds à porter et pour cela il faut savoir relâcher la pression. Sinon nous ne tiendrons pas jusqu’au bout.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan 27 février 2010 Matinée libre, foot Sommes coincés au camp pour le week-end ! Nous nous sommes offert une matinée de détente en allant jouer au foot. C’est bon pour le moral et pour la cohésion. Ça fait du bien à chacun et au groupe de partager d’autres choses en dehors du travail. Je dois juste faire super attention à ce que tout le monde rentre entier : ce n’est pas le moment d’y laisser une cheville avec un tacle trop appuyé. C’est le genre d’accident qui peut compromettre le départ pour l’Afgha. 1er mars 2010 Reco d’axe Aujourd’hui nous avons réalisé une reco d’axe 1 avec les légionnaires du génie intégrés au GTIA 2 et qui partiront avec nous. L’axe à reconnaître est une longue et large piste traversant une vallée. Le travail du génie sera essentiel en Afghanistan. Là-bas les IED 3 représentent le risque numéro 1. C’est un danger sournois, contre lequel nous ne pouvons pas faire grand-chose quand nous sommes dans les VAB. Seuls les brouilleurs et les démineurs du génie peuvent nous protéger. 1. Reconnaissance d’axe, dans le but de trouver d’éventuels IED, Improvised Explosive Device ou engin explosif improvisé. 2. Groupement tactique interarmes. 3. Voir note 1.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 17 folio : 31 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan Eux aussi s’entraînent, et la manip d’aujourd’hui était centrée sur leur mission qui était de reconnaître des « hot spot » 1. Un véritable travail de fourmi qu’ils réalisent à pied, avançant lentement, inspectant chaque mètre carré, passant leurs « poêles à frire » absolument partout. Concentrés sur leur job, les yeux rivés au sol, à l’affût du moindre indice qui pourrait signaler la présence d’un IED, ils sont particulièrement vulnérables et représentent des cibles faciles. Il faut une bonne dose de courage pour faire ce boulot. Notre boulot, à nous, groupe « zéro-zéro 2 », est de constituer une bulle de sécurité autour d’eux. Nous étions en tête du dispositif, les premiers éléments à avancer sur l’axe. Bob en tête, avec son équipe, sur la piste, le reste du groupe disposé à droite et à gauche de l’axe. La mission des gars : observer, observer, observer. Quelque part, c’est sûr, des insurgés guettent et n’attendent qu’une faille dans le dispositif pour nous attaquer. Observer également la route, ses abords, à la recherche d’éventuels IED : de la terre fraîchement retournée, des cailloux déplacés, tenter de repérer un « triger 3 », des fils… Le rythme de progression est lent et, en plein découvert, nous sommes aussi des cibles faciles. Mais impossible d’aller plus vite, d’imaginer compter sur la 1. Les « hot spot » sont des zones considérées comme particulièrement à risque et contrôlées par le génie. 2. Les groupes « 00 » sont spécialisés dans le combat rapproché. 3. Dispositif de déclenchement à distance.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan chance. D’autant moins que les nouvelles qui viennent d’Afghanistan sont mauvaises : les IED imaginés par les insurgés sont de plus en plus sophistiqués et vicieux. On nous parle par exemple de doubles IED : le premier est mal caché pour que le génie le trouve et s’arrête sans avoir vu le second, très bien planqué et déclenché pendant que les démineurs travaillent. Aujourd’hui, deux IED avaient été cachés par les gars du 3e RIMa. Tous ont été trouvés. Une attaque a encore été simulée au bout de la longue ligne droite, juste avant un virage. Les tirs provenaient de notre droite, du flanc d’une petite colline qui nous surplombait. La riposte des gars a été bonne, ils ont balancé un tir fourni dans la direction des tirs pour tenter de reprendre l’ascendant. Il a fallu courir se poster en même temps que nous tirions, derrière des petits tas de cailloux. Nous étions bien protégés des tirs mais restions toujours aveugles, incapables de voir quoi que ce soit à travers cette végétation si dense. Quand je pense que ce sera la même chose là-bas ! Nous ne pouvions qu’apercevoir, parfois, un « insurgé » du 3e RIMa changer furtivement de position. Histoire de tester notre capacité à observer, à réagir rapidement, à maîtriser nos tirs, notre consommation de cartouches. La manip s’est terminée avec le débriefing du lieutenant du 3e RIMa. C’est une bonne chose d’avoir le regard extérieur de quelqu’un qui revient de là-bas. Il ne nous donne pas que des conseils théoriques. Au 32


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Journal d’un soldat français en Afghanistan contraire, il nous parle de sa propre expérience, de ce qu’il a vraiment vécu et vu là-bas, de ses réactions, etc. C’est vraiment concret. C’est bien, mais j’aurais aussi aimé que les chefs prévoient un moment pour que nous puissions discuter avec des gradés du même niveau que nous. Que je puisse discuter avec un chef de groupe, juste entre nous, pouvoir lui poser toutes les questions que j’ai en tête, etc. Ça aurait été un gros gros plus.

5 mars Avons reçu nos nouveaux équipements Nous avons perçu ce matin une partie de nos nouveaux équipements. C’était un peu Noël avant Noël ! Nous qui râlons tout le temps contre le matériel devons avouer, cette fois, qu’un vrai effort a été fait. La perception a été très rapide, à peine le temps de dire notre taille. Ce n’est donc que dehors, en attendant que la perception prenne fin, que j’ai pu découvrir le matos. Nous étions tous comme des gamins, à ouvrir les boîtes, déchirer les sachets… Essayer ce que l’on peut, déjà. Franchement, c’est bien. On s’est pas foutu de notre gueule ! Les gants sont nickel, les effets chauds de super qualité… J’ai peut-être quand même un doute sur les chaussures, et les vestes de treillis me semblent trop chaudes pour l’Afgha. Nous avons tous beaucoup investi dans le matériel. Parfois pour un peu de confort en plus ou pour nous 33


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Journal d’un soldat français en Afghanistan faire plaisir, il faut bien le reconnaître. Mais pas toujours ! Je ne me serais pas vu partir là-bas avec nos vieilles radios PRI 1 qui sont de véritables antiquités. Là, oui, acheter des petites VHF Yaesu était indispensable. Mais c’était tellement cher, une bonne centaine d’euros, que je n’ai pas osé le dire à Jenny. Elle a découvert le pot aux roses quand la banque l’a appelée : le compte n’était pas provisionné ! Situation merdique : comment lui expliquer en même temps que là-bas ça va craindre et qu’en plus je dois taper dans le budget de la famille pour y aller dans les meilleures conditions. Qu’est-ce qu’on ne fait pas supporter à nos familles ! C’est presque comme payer la corde du bourreau pour sa propre pendaison…

23 mars 2010 Dissolution du groupe 43 Cela fait quelques semaines que nous savons que l’arrivée des VBCI 2 dans le GTIA aurait des répercussions sur l’organisation du régiment. Un groupe au moins devrait sauter pour faire de la place au personnel des VBCI. J’ai rapidement compris que notre groupe est le plus menacé, car disposer d’un groupe « zéro-zéro » dans une compagnie d’appui n’est pas un schéma tactique habituel. C’est donc logiquement 1. Poste Radio Individuel. 2. Véhicules blindés de combat de l’infanterie, dont le déploiement en Afghanistan a débuté en juillet 2010.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan par là que les chefs devraient tailler dans les effectifs. Qu’est-ce que j’ai pu gamberger à cause de cette histoire… Je me suis fais des nœuds au cerveau comme jamais, et les gars avec moi. L’idée de voir notre groupe disparaître nous paraissait complètement dingue et impossible. Et pourtant… C’est fait ! Le capitaine Delort vient de nous l’annoncer, la mort dans l’âme. Il nous a réunis dans sa chambre, située au bout du long couloir au premier étage du bâtiment. Si j’avais su pourquoi il nous convoquait, j’aurais eu l’impression de monter à l’échafaud. Le capitaine était désolé mais n’a pas fait de chichis non plus. Les gars ont été recasés dans la compagnie, dans les différents groupes. Le capitaine a voulu me garder avec lui pour discuter cinq minutes, m’expliquer ce que je savais déjà : que ce n’est pas la même chose de recaser un chef de groupe en cours de route. Le capitaine était sincèrement désolé. Pour moi. Pour le groupe. Pour la compagnie, aussi, qui perd un super groupe. C’était sympa de sa part de me garder cinq minutes de plus avec lui. Il n’était pas obligé… A peine redescendu dans notre immense piaule, au rez-de-chaussée, j’ai rassemblé les gars pour en discuter. Leur dire combien j’étais moi aussi désolé mais que je n’y pouvais rien, que j’étais content qu’ils soient tous recasés, qu’ils puissent poursuivre leur chemin vers l’Afghanistan. Nous nous faisions face. Eux la gorge nouée, moi les yeux humides… C’est Guilb, 35


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Journal d’un soldat français en Afghanistan c’est Bob, c’est… ce groupe que j’aime et que j’estime tant. C’était le BON groupe pour LA mission. Mais non, voilà que le sort, voilà que ces putains de VBCI nous coupent les ailes en plein vol ! Quant à mon propre départ… plus aucune certitude désormais. Je n’arrive même pas à décrire la tempête qui souffle dans mon cerveau.

2 avril 2010 Je traîne avec moi cette histoire de dissolution du groupe comme un fardeau. Les gars ne me reprochent rien mais il n’y a qu’à moi qu’ils peuvent exprimer leur rage, leur désillusion, et je me prends tout en pleine gueule. Je ne suis généralement pas sensible aux vannes, mais là, parfois, ça fait mal, comme, par exemple, lorsqu’ils me disent que, quand même, j’aurais pu me bouger plus pour sauver le groupe. Je rentre dans le jeu mais en riant jaune. J’en ai parlé à Jenny ce soir. Ça devenait trop lourd de porter ça seul. Je n’ai pas été jusqu’à lui dire que mon départ est compromis. Parce que je veux y croire. Parce que je ne veux pas lui donner de faux espoirs. En tout cas, c’est clair dans ma tête : je ne partirai là-bas qu’en tant que chef de groupe.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan 10 avril 2010 Disneyland avec la famille L’idée de passer une semaine, tous ensemble, est née en janvier ou février. Une dernière belle semaine à nous amuser ensemble, loin du régiment, loin de la perspective du départ. Une dernière ? Non, bien sûr ! Il y en aura d’autres, beaucoup d’autres après mon retour. Car je vais rentrer. Et sur mes deux pieds. Une semaine que nous sommes dans le parc. Seul Aaron 1 est resté dans le Sud, à Marseille, chez sa grand-mère. Il n’aurait pas suivi le rythme, et c’était compliqué de gérer ici les siestes. Une semaine de joie et de bonheur. Je pense que nous avons profité au moins une fois de chacune des attractions. Nous n’aurions pas pu en profiter plus… Tout était magnifique, magique : l’hôtel, les restaurants, la grande parade tous les soirs, les regards émerveillés des filles, la présence de Jenny. Ce soir nous avons fêté les neuf ans de Melissa au restaurant. Un surplus de bonheur. Cette semaine à Disney je l’ai voulue, attendue pendant des mois. Pour profiter d’eux au maximum, leur laisser une belle image de moi, des souvenirs qui puissent alimenter leurs rêves (les miens, aussi) pendant la mission. Comme tout le monde ici, je tenais mes enfants par la main, faisais la queue et m’amusais dans les animations, portait Alycia sur mes épaules et trouvais les filles les plus belles du monde avec leur 1. Aaron avait à peine trois ans à cette date.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan maquillage fuchsia et toutes leurs paillettes. Un père de famille normal au milieu d’une foule normale. Ce que je suis, il n’y a pas l’ombre d’un doute. Mais, parfois, au milieu de cette foule qui comme moi s’amusait, heureuse et insouciante, j’avais quelques absences ; des éclairs, des flashes qui me traversaient l’esprit : le groupe, la préparation, la séparation d’avec les miens qui se rapproche. Dans un peu plus d’un mois, je serai à Tagab ! Où seront-ils tous ces gens qui m’entourent, que feront-elles toutes ces familles lorsque nous serons sous le feu des insurgés ? Peuvent-ils imaginer les blessés, les morts qui surviendront ? Y pensent-ils seulement parfois ? Je n’en veux à personne car c’est mon choix de vie, que j’assume totalement. Mais quand ces flashes me surprenaient au milieu de cette foule, quand je pensais aux vallées afghanes qui m’attendaient, je me sentais seul, et différent.

2 mai 2010 Un des derniers week-ends avec la famille ! Dans trois semaines, déjà, le départ. Nous avons passé l’après-midi à la base nature avec les vélos et les rollers. Le départ qui se rapproche n’est pas dans nos esprits, rien n’a changé pour l’instant, nous profitons de nous sans aucune arrière-pensée. Au régiment les choses se sont accélérées et nous sommes dans les derniers préparatifs. Les caisses 38


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Journal d’un soldat français en Afghanistan d’allègement 1 sont bouclées et, comme pour chaque départ, il manque de la place. On y fourre de tout : machines à café, deuxième paire de rangers, livres… Les Cavaliers, de Kessel, a pas mal de succès. Pour ma part je n’y ai rien mis de particulier. Je ne me sens pas le besoin de petits conforts supplémentaires. Les containers partent la semaine prochaine.

6 mai Visite du CEMAT 2 Visite du CEMAT ce matin au régiment. C’est bien le moment ! A deux semaines du départ, nous sommes en plein rush et la visite d’un général représente toujours une charge de travail supplémentaire. Mais le colonel de Mesmay a sans doute raison : c’est nous donner un signe de reconnaissance important. Que les chefs à Paris en conservent l’idée, mais qu’ils viennent plus tôt… Dans l’après-midi, nous avons fermé les caisses d’armement. Cette fois, c’est vraiment la dernière ligne droite… Reste à attendre le départ. Il est plus que temps ! Ces derniers mois ont été longs et usants pour tout le monde. Je n’ai presque pas vu Jenny et les enfants. A la maison, il flotte dans l’air quelque chose 1. Larges caisses dans lesquelles les soldats envoient ce qu’ils ne peuvent mettre dans leurs sacs militaires. 2. Chef d’état-major de l’armée de terre.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan de bizarre. Ça pue le départ. Je ne suis déjà plus tout à fait là. Les passages à vide, les moments d’absence se multiplient. Jenny l’a remarqué et m’en parle avec gentillesse, aimerait savoir à quoi je pense. Je ne sais pas trop quoi lui dire, c’est une communication presque impossible pour moi. Heureusement que nous avons l’expérience des précédents départs et que nous savons gérer ce passage difficile. L’ambiance reste sereine à la maison. Mais je sais que pour beaucoup, pour les couples trop jeunes ou un peu fragiles, la situation peut être bien plus compliquée, devenir dramatique, et certains ne résistent pas à cette pression.

15 mai Week-end à Marseille chez la mère de Jenny Nous sommes allés fêter les trois ans d’Aaron chez la mère de Jenny. Avant-dernier week-end en famille ! J’ai profité d’être chez Annick pour lui parler. Lui parler des dangers de la mission, de ce qui m’attend, sans rien lui cacher des risques. Je ne voulais pas partir sans me confier à quelqu’un. Il fallait que j’en parle à quelqu’un. Annick est forte et solide, capable de porter seule le poids de ce que je lui ai raconté, et c’est pour ça que je l’ai choisie. Elle m’a écouté calmement, ne m’a pas posé beaucoup de questions. Je ne suis pas sûr qu’elle ait vrai40


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Journal d’un soldat français en Afghanistan ment pris conscience de ce que je lui racontais, que je peux ne pas revenir par exemple ou pas revenir entier. Maintenant, s’il devait m’arriver quelque chose, Annick se souviendrait de cette discussion et je sais que je pourrais alors compter sur elle.

21 mai Nous partons. Déjà ! Enfin ! Quelques mots d’Istres avant d’embarquer… Ça y est, Fréjus est derrière nous ! Ce dernier jour tant attendu et tellement redouté a fini par arriver. Il se sera fait attendre, celui-là ! Trop d’entraînements, trop souvent loin de la maison. Impatient aussi de savoir comment je me comporterai au combat. Mais tout de même, six mois loin de la maison, ça va être long ! Ne pas y penser, ne plus y penser… Faire la bascule dès que possible. La journée a été longue. Après avoir accompagné les enfants une dernière fois à l’école, j’ai fini de préparer mes affaires. Tout en faisant mon sac, je voyais Jenny errer dans la maison, tourner autour de moi. J’imagine que, pour elle, chaque objet que je rangeais dans mon sac était comme un morceau de moi-même que j’arrachais à la maison. Ces instants étaient bizarres, je ne sais même pas comment les décrire… Qu’est-ce que Jenny pouvait bien penser ? Petit à petit, l’air de rien, un vide 41


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Journal d’un soldat français en Afghanistan plus lourd que du plomb s’est installé entre nous. Jenny a finalement craqué quand je l’ai prise dans mes bras. Elle, si forte, a fondu en larmes et m’a fait promettre de revenir. Il fallait ça pour évacuer cette tension. Pendant la sieste d’Aaron, j’ai encore chargé mes affaires de quelques souvenirs de la famille et complété ma petite collection de photos et de vidéos. Jenny est venue spontanément m’aider, me suggérer des photos. Celles où les enfants sourient, où nous sommes tous ensemble… C’était bien aussi que Jenny sache quelles photos j’aurai là-bas. Ces photos, que j’aurai sous les yeux et dont Jenny se souviendra peut-être le soir en fermant les yeux, seront comme les entrées d’un tunnel symbolique nous reliant l’un à l’autre. En fin d’après-midi, Jenny et moi sommes passés à l’école de Melissa pour voir une petite exposition des travaux des enfants. Cette année, ils ont travaillé sur l’Afrique. Alycia était excitée comme une puce. Elle me tirait par la main dans tous les sens pour voir ses dessins, me montrer les girafes… J’ai encore fait le plein de photos. Elles seront précieuses à Tagab. Parmi les pères venus comme moi admirer le travail de leurs enfants, des militaires, dont certains ne partiront pas en Afghanistan. J’avais le sentiment que s’établissait entre nous une étrange jalousie réciproque : pour moi de les voir rester auprès des leurs, pour eux de me voir partir pour la mission des missions ! 42


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Journal d’un soldat français en Afghanistan Après l’école, les enfants étaient gais et joyeux, comme d’habitude. Je ne sais pas bien s’ils avaient conscience de mon départ et pourquoi. De toute façon, les choses sont claires. Je ne veux pas leur expliquer ce que je vais vivre et faire là-bas. C’est un poids trop lourd pour eux, une histoire trop grave pour leur vie d’enfant. Je refuse aussi qu’ils puissent imaginer leur père tuer quelqu’un, même le pire des talibans. Au régiment, devant la compagnie, régnaient un calme et un silence impressionnants. Peu de choses à ajouter, plus grand-chose à dire. Chaque famille, isolée des autres, était dans ses propres pensées. Mais nous partagions la même coupe, buvions de ce même vin au goût de vinaigre, ressentions la même douleur. Cela nous était précieux, à Jenny et à moi. Au milieu de cette épreuve, de cette sanction que nous ne pouvions plus esquiver, nous nous sentions un peu moins seuls. Encore quelques coups de fils avant le rassemblement. A Annick, la mère de Jenny, à mon père… leur dire que ça y est, je pars, mais que tout ira bien. Les filles jouaient au milieu des agrès, Aaron restait accroché à Jenny. Ils ne semblent pas se rendrent compte. Je hais ces longues dernières minutes. A n’importe quel moment, sans prévenir, l’ordre de rassemblement peut tomber, ne nous laissant que quelques trop courts instants pour nous dire au revoir. Cette épée de 43


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Journal d’un soldat français en Afghanistan Damoclès suspendue au-dessus de moi m’empêche de profiter autant que je le voudrais des miens. Quand le capitaine nous a appelés, j’ai serré une dernière fois les enfants dans mes bras. Ils ne disaient trop rien, Aaron son doudou dans les mains. Puis j’ai saisi Jenny, l’ai prise dans mes bras en tentant de retenir le temps autant que je le pouvais. Elle a encore craqué, s’est effondrée cette fois, en pleurs dans mes bras. C’était une immense douleur et je me sentais coupable de lui imposer ça. Je l’ai rassurée et lui ai fait la promesse de revenir. Mais voilà ! Il a bien fallu que j’y aille, et je les ai laissés derrière moi. En remontant vers la place d’armes, j’avais mal, vraiment mal. Le colonel de Mesmay était là-bas, venu nous dire au revoir, nous saluer presque tous individuellement. J’ai apprécié qu’il vienne ainsi à notre rencontre, qu’il nous redise les risques que nous allions courir, que certains d’entre nous ne reviendraient pas. Qu’il nous le dise ainsi, droit dans les yeux, sans trembler. En vrai chef, qui assume et qui ne nie rien. Nous avons quitté le régiment au coucher du soleil. Au-dessus de nous, le ciel s’était transformé en un immense drap rouge sang. Ça m’a frappé ! Je ne remarque pas ce genre de chose habituellement, mais ce soir j’y ai vu un signe, un signe de ce qui nous attend. Est-ce que cette mission me rendrait superstitieux ? Dans le car qui nous emmène à Istres, très peu de bruit, mais beaucoup de gars en train d’envoyer 44


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 31 folio : 45 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan texto sur texto. Rester, encore un peu, par tous les moyens…

23 mai Base US de Bagram 1 Courte escale sur la base américaine d’Al Dhafra à Abou Dhabi. Un peu dormi, beaucoup gambergé pendant le vol. A propos de Jenny et des enfants, de mon engagement en Afghanistan, des risques que je vais y prendre et que j’assume parfaitement. Magnifique arrivée sur Kaboul et Bagram. Notre avion a frôlé les sommets des montagnes qui encadrent les vallées. Je pouvais distinctement voir à travers le hublot leur sol aride où survivent quelques arbres. Le terrain est creusé de ravines, les pentes abruptes… Passé ces crêtes, nous avons surplombé la vallée où se trouve Bagram. Du vert au fond de la vallée, mais ce n’est pas ce qui m’a le plus surpris. J’ai plutôt été fasciné par ces zones recouvertes de milliers de maisons en terre, parfaitement alignées et de la couleur exacte du sol duquel elles sont sorties et dont leurs murs ont été tirés. Seules les ombres qui les soulignent permettent de les distinguer. C’était particulier, aussi, de noter les « zones vertes » qui entourent Bagram, synonymes pour moi 1. Bagram, ancienne base soviétique, est actuellement la plus grande base américaine en Afghanistan. Plus de 45 000 personnes y vivent et y travaillent, civils et militaires. Elle est le lieu d’entrée obligatoire en Afghanistan pour tous les soldats de la coalition.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 32 folio : 46 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan de danger, d’insurgés, de combat, alors que notre avion descendait vers une zone protégée. Un étrange contraste entre une réaction réflexe (zone verte = danger) et une situation objective à quelques centaines de mètres sous mes pieds. Après l’atterrissage, le nez collé au hublot, j’étais tout simplement fasciné par le gigantisme américain. Des avions de combat et de transport, des hélicoptères, des drones à perte de vue. J’ai trouvé cela rassurant : d’une manière ou d’une autre, cette armada est là pour nous et viendra nous appuyer quand nous serons dans la merde sur le terrain.

24 mai Bagram Nuit horrible, sans cesse réveillé par les décollages quasi permanents des chasseurs américains. Nous sommes tous installés dans une gigantesque tente, plus grande, à mon avis, qu’un terrain de foot. Y sont regroupés les soldats de passage, quelle que soit leur nationalité. C’est un peu le bordel avec les sacs et le matos de tout le monde. Il y a des Polonais, des Américains… La matinée a été consacrée aux dernières démarches administratives (carte ISAF 1, fiches de rensei1. ISAF : International Security Assistance Force ou Force Internationale d’Assistance et de Sécurité en français est le nom donné à la

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 33 folio : 47 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan gnements…). J’ai été frappé que l’on nous redemande, une fois de plus, les noms et contacts des personnes à prévenir en cas de coup dur. Ça, c’est vraiment particulier pour ici, c’est la première OPEX 1 où je vois ça ! Ça met dans le bain. Comme la perception de la TIC 2 et du garrot ! Nous avons perçu ce matin nos casques Kevlar et nos CIRAS 3. Nous les avons équipés dans la foulée. En installant toutes les poches dessus, je me suis dit que, cette fois, ça y était, nous y étions vraiment ! J’avais rassemblé le groupe pour faire ça. Que nous puissions échanger nos idées, nos conseils, réfléchir ensemble. Préparer la mission, c’est déjà y être un peu. C’était aussi un moyen facile de contrôler ce que les gars font. Dans quelques semaines, un CIRAS plus ou moins bien réglé, des poches plus ou moins bien disposées, des chargeurs au bon ou au mauvais endroit, etc., feront peut-être la différence. J’ai été particulièrement surpris par leur poids. Personne ne nous avait prévenus, et je commence à me demander comment nous allons gérer cela pendant les missions. Nous avons tous pensé aux gars du 8e RPIMa morts à Uzbeen en 2008. Je suis convaincu que c’est grâce coalition internationale agissant en Afghanistan sous l’égide de l’OTAN avec un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies. 1. Opérations extérieures. 2. Trousse individuelle du combattant portée par chaque soldat, contenant des doses de morphine, un pansement israélien (contre les hémorragies), un garrot tourniquet, des compresses, des pansements, et de quoi désinfecter les petites plaies. 3. Gilet pare-balles.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 34 folio : 48 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan à eux si nous sommes aussi bien équipés aujourd’hui. Ils ne sont pas morts pour rien. Leur disparition a permis de sauver de nombreux soldats. Nous avons fini la matinée par des cours théoriques concernant la mission de l’OTAN en Afghanistan, sur le comportement à adopter et sur les règles d’engagement. Je n’ai pas bien compris le sens de ces cours. Ou alors trop bien : la volonté de montrer que ce sont eux, les Américains, qui sont aux commandes ? Ou alors ils y sont obligés, pour des raisons pseudojuridiques ? Je suis en tout cas ressorti de là un peu songeur et avec le sentiment que les règles d’engagement qui nous ont été données ne sont pas du tout « raccord » avec la réalité du combat. Quelle sera ma réaction quand nous serons sous le feu des insurgés ? Penser au discours de ce matin ou penser à la sauvegarde du groupe ? Je connais déjà la réponse et elle sera instinctive : préserver le groupe ! Cela ne veut pas dire que je ferai n’importe quoi. Je suis un soldat, pas un tueur. A l’issue du cours, quelqu’un a posé la question de l’attitude à avoir face à un gamin armé. Pour moi, cette question n’a pas de sens : je sais que face à un gamin nous menaçant de son arme, je n’hésiterai pas à donner l’ordre de tirer ou à le faire moi-même. C’est dégueulasse ? Je m’en fous. Car la guerre est, quoiqu’on fasse, complexe et merdique. Quand on plonge dedans ou qu’elle nous rattrape il n’y a plus, souvent, de réponses parfaitement satisfaisantes. 48


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 35 folio : 49 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan Après-midi consacré à des cours et ateliers sur les IED. Le cours théorique était totalement inutile : ce sont des choses que nous avons vues et revues depuis que nous sommes « tout petits ». En revanche, les exercices pratiques et la présentation des engins utilisés par les insurgés étaient intéressantes et nous ont fait prendre conscience très concrètement du problème. Nous avons aussi eu l’occasion de voir les dégâts que peuvent occasionner les IED. Plusieurs carcasses de Hummer et d’autres engins blindés étaient parqués devant le hangar dans lequel les IED nous ont été présentés. Certains engins étaient à moitié détruits ! Impressionnant. Ils utilisent des charges lourdes d’une vingtaine de kilos. Et le problème est que plus nous utilisons des engins lourdement blindés plus ils augmentent les charges. C’est pour ça, aussi, que je n’aime pas que les VBCI débarquent en Afghanistan. Et en avons-nous vraiment besoin sur le terrain ou faut-il surtout les vendre à l’étranger ? C’est sûr, les taleb 1 vont s’adapter et augmenter les charges. Pour nous, avec nos VAB beaucoup moins blindés, ça craint à mort. Parmi les carcasses, un Hummer criblé de dizaines ou de centaines d’impacts de balles. Mais il paraît que ses occupants ont pu s’en sortir. Nous sommes restés un moment devant, songeurs, tentant d’imaginer ce qu’ils avaient ressenti à l’intérieur. A peine Niko a-t-il sorti son appareil qu’un soldat US est venu lui interdire de faire des photos. Et a 1. Talibans.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 36 folio : 50 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan continué à le surveiller du coin de l’œil. C’est la face cachée de la guerre, celle que les Américains ne veulent pas montrer. Un des exercices consistait à trouver huit IED sur un parcours d’environ deux cents mètres. Nous savions qu’ils étaient là, nous étions une bonne dizaine à chercher, sans aucun stress, sans équipements… et pourtant, nous ne les avons pas tous trouvés ! Qu’est-ce que cela sera quand il faudra reconnaître un « hot spot » d’un kilomètre, entièrement équipé et à quelques dizaines de mètres seulement de la zone verte ! La présentation des IED utilisés (ils nous ont montré de vrais engins, récupérés sur le terrain) a commencé dans un immense hangar où nous avons été frappé de voir comment les insurgés piègent un vélo, une moto… Leur imagination et leur machiavélisme n’ont pas de limites. Mais le vrai coup de massue est tombé quand l’instructeur américain nous a expliqué, avec à la main une VHF identique aux nôtres, que les insurgés utilisent parfois ce type de radio pour déclencher leurs IED. Ç’a été comme une claque en pleine gueule. J’ai tout de suite compris que nous pourrions alors déclencher nous-mêmes des IED pour peu que nous utilisions la fréquence choisie par les insurgés ! Jamais je n’avais encore imaginé une chose pareille. Et ce n’est pas la réponse de l’ins50


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Journal d’un soldat français en Afghanistan tructeur US, à qui j’ai fait remarquer cela, qui m’a rassuré : Ouais, c’est bien ça, mon gars ! Depuis, cette histoire ne cesse de me trotter dans la tête. L’adjudant nous a annoncé tout à l’heure que nous serions héliportés sur Tagab demain soir. Tout le monde est super content. Etre héliporté, ça a quand même de la gueule. Mais les ressources des Chinook 1 étant sérieusement limitées par l’altitude et la chaleur (j’ai entendu parler de 25 % de capacités en moins), nous avons reçu l’ordre de n’emporter que le strict nécessaire pour le combat. Le reste suivra plus tard. Tout d’un coup, je n’ai plus eu le sentiment de partir en OPEX mais de monter au front. A la fois excitant et inquiétant, c’était un sentiment étrange, que les gars partageaient avec moi. Je n’avais encore jamais ressenti ça. Quoi d’autre, ici ? Ah oui, l’ordinaire ! Enfin, s’il est encore possible de parler d’un ordinaire. Plutôt un restaurant, qui propose je ne sais combien de plats, de desserts… des jus de fruits, autant de sodas que l’on veut, un glacier… Complètement délirant. Nous en avons profité et profité encore. Et nous avons prié le ciel de ne pas avoir à rester là au risque de devenir obèses en quelques semaines !

1. Les Chinook sont des hélicoptères de transport américains. Ils sont facilement reconnaissables à leurs doubles rotors.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan

25 mai Bagram. A quelques heures du départ Les gars pouvaient faire ce qu’ils voulaient dans la mesure où ils étaient prêts. Dernier quartier libre avant le départ ce soir. Certains en ont profité pour aller au PX 1, excités à l’idée de se lâcher. Mais ils sont revenus bien déçus. Ça n’a apparemment plus rien à voir avec ce qu’ils avaient pu voir dans des reportages : MacDo, boutiques d’électronique, d’informatique, etc. ont disparu. Je n’y suis pas allé, seulement resté au « bachman 2 » à discuter, aller boire des milk-shakes avec Teva 3. Je n’avais donné qu’une seule consigne aux gars du groupe : être au bachman à seize heures. Ils étaient tous là. Je les ai passés en revue, sans rien laisser au hasard. Maintenant, chaque détail compte : le réglage du CIRAS, la position de la plaque balistique, la disposition du matos, le réglage de leurs casques… Cette fois, on ne joue plus ! Dans quelques heures nous y serons pour de vrai. En contrôlant l’équipement des gars, je n’ai pas pensé aux risques qu’ils allaient rencontrer, à la mort ou aux blessures. Non, la seule chose qui m’obsédait était d’anticiper, d’avoir tout fait pour être prêt et 1. Sorte de supermarché réservé aux militaires. 2. Les « bachman » sont d’immenses tentes largement utilisées sur les théâtres d’opérations militaires. Ces tentes sont assez vastes pour parfois servir de hangar à des avions. 3. Le caporal-chef Teva Prosper avec lequel le sergent Tran a effectué ses classes en 2004.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan protégé, n’avoir rien laissé au hasard. Penser à la mort c’est déjà subir. Alors que, au contraire, se préparer c’est être actif et positif, combatif. J’ai profité de ce moment pour les rassembler autour de moi et leur dire un mot. Leur rappeler et leur faire entrer dans le crâne qu’ici, en Afghanistan, il n’y a pas de sas, de zone de transition. On est dans la bulle de sécurité ou en dehors de la bulle de sécurité. Pas de zone tampon : c’est tout ou rien. Je me souviens de leur avoir dit (et de m’être dit à moimême) : Maintenant les gars, je vous demande d’imaginer que vous avez un bouton dans la tête et qu’il faut le basculer en mode guerre. Au moment de quitter la tente, de laisser derrière moi cette immense baleine vide, j’ai pensé à tous les soldats qui avant moi s’y sont succédé, à ceux qui ne sont pas revenus. Avec ce sentiment que nous formons une immense chaîne, dont je fais partie, dont les gars font partie, dont le régiment fait partie.

26 mai Tagab Tagab ! Tagab ! Alors que j’écris ces quelques lignes il me suffit de lever le regard pour voir le village, la vallée d’Alasay sur la gauche et de Bedraou sur le droite. Si près de la FOB 1, si près de moi maintenant ! Il me suffirait presque de tendre la main pour 1. Forwarding Operation Base.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan attraper le minaret qui surplombe le bazar de Tagab. On nous l’a répété cent fois pendant la préparation mais jamais je n’aurais jamais imaginé la zone aussi petite. Le paysage qui me fait face est incroyablement beau. Et la végétation incroyablement dense. La voilà, cette fameuse « zone verte », ce « bocage normand » dont on nous a si souvent parlé. Elle recouvre tout, ne laisse rien voir des fonds de vallée, d’où ne pointent que les compounds les plus hauts et d’où s’échappent quelques colonnes de fumée. Au loin, vers l’est, une succession de montagnes toujours plus hautes se perdent dans une brume de chaleur déjà épaisse. C’est une image de carte postale. Tout est tellement beau, tellement calme. Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il suffit de la retourner pour qu’elle présente un tout autre paysage : celui des insurgés. Ils sont là, partout et nulle part. Ils sont nos voisins. Peut-être pas très nombreux (les derniers chiffres que nous avons eus parlent de moins de deux cents par vallée) mais tellement dangereux. Le 13e BCA n’a même pas réussi à pénétrer dans Bedraou tant la résistance fut acharnée. Retour en arrière… A notre départ de Bagram. Nous avons attendu les hélicos plusieurs heures le long du tarmac. Une longue attente interrompue par un triste spectacle. Nous n’avions pas bien compris pourquoi ce Black Hawk s’était approché si près de la porte qui mène aux pistes, mais tout est devenu soudainement clair quand les soldats US se sont mis au garde-à-vous 54


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Journal d’un soldat français en Afghanistan derrière l’hélico. C’était bien ce que nous redoutions : quatre soldats ont extrait de l’appareil le corps d’un soldat recouvert du drapeau américain. Les pales de l’hélico tournaient encore doucement mais le temps s’est, lui, figé brutalement. Cette image nous a cloués sur place. Tout le monde, sans exception, s’est spontanément mis au garde-à-vous pour saluer ce soldat que nous ne connaissions pas et que nous ne connaîtrons jamais. Secondes fugaces et éternelles. Le temps qu’il disparaisse, emmené par un énorme 4X4, une foule de questions m’a traversé l’esprit. Combien d’hélicos comme celui-ci ont-ils déjà livré semblables macabres chargements ? Combien sont-ils, si loin d’ici, à pleurer ce soldat ? Une femme, des enfants, une mère ? Je me suis dit, enfin, que ce soldat, pour nous anonyme, nous envoyait bien malgré lui une sorte d’avertissement : Faites gaffe, les gars ! Dehors, derrière les bastion-walls, ça pue, et des mecs veulent votre peau. Faites gaffe, les gars ! J’ai passé le reste de la soirée avec Teva. Nous étions dans le même STIC 1. Nous avons échangé une pièce de monnaie en carton 2 des PX en nous faisant la promesse mutuelle de la conserver jusqu’au bout de la mission et de respectivement nous la montrer dans six mois. Nous transformions ces pièces de quelques cents en carton en gri-gri ! Serait-ce la 1. Formation en ligne des soldats pour embarquer. 2. Dans les bases US les achats se réalisent en dollars US, mais les pièces de monnaie ne sont pas utilisées, remplacées par des pièces en carton de même valeur mais uniquement valables dans les PX, magasins militaires.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan vision du corps de ce soldat qui nous a rendus superstitieux ? Mais tout n’a pas été aussi sombre. Nous nous sommes tous bien marrés, aussi, à jouer au Baby-foot ou au ping-pong dans la salle d’attente. Plus tard dans la soirée, toujours à attendre les hélicos, une chose incroyable, presque irréelle, s’est produite. Petit à petit, un silence assourdissant s’était installé sans même que nous nous en soyons rendu compte. Impossible de dire combien de temps nous sommes restés ainsi, silencieux, reclus dans nos pensées, déjà dans la poussière des vallées ou, au contraire, encore dans nos familles. Ou bien tout simplement le cerveau vide de toute pensée. C’est le chant d’un oiseau qui m’a fait entendre ce silence ! Que faisait-il là, ce petit oiseau, agrippé aux barbelés qui nous séparaient du tarmac ? ! Il était tellement étonnant ! Plus étonnant encore, il m’a fait penser à la fois à un symbole de paix et aux parties de chasse avec Christopher 1. Tout cela était beau et étrange à la fois, mais il fallait s’extraire de ce silence de plus en plus pesant, sortir les gars de leurs pensées, les faire revenir au présent pour qu’ils soient prêts et réactifs. Il n’est pas bon, parfois, de s’évader trop loin. Alors j’ai sorti une grosse connerie qui a fait marrer tout le monde… Le spectacle auquel les gars du 13e BCA 2, que nous relevons, ont assisté n’a probablement pas été aussi 1. Le beau-frère du sergent Tran. 2. Bataillon de chasseurs alpins.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan romantique ! Lorsque nous les avons vus débarquer du premier hélico revenant de Tagab, nous nous sommes spontanément avancés vers la grille qui mène au tarmac. Nous espérions quelque chose, je crois. Nous étions avides de les voir, d’échanger aussi, peut-être ? Mais quel choc lorsque les premiers d’entre eux se sont avancés au milieu de nous, têtes baissées, sans dire un mot ! Ce qui aurait pu être une allée d’honneur ressemblait à une allée de pleurs. Ils avaient l’air exténués, éreintés, leurs yeux étaient creusés, leurs visages gris ; certains pleuraient. Qu’avaient-ils pu vivre là-bas ? Relâchaient-ils tout simplement la pression, lâchaient-ils prise, maintenant qu’ils étaient de nouveau dans la bulle de sécurité ? N’avaient-ils pas eu le temps de pleurer leurs morts ? Ce premier STIC a rapidement disparu, me laissant plein de questions sans réponse, mais aussi un peu K-O ! Nous avons été les derniers à quitter Bagram. Une fois le « top départ » reçu, tout s’est enchaîné très vite. J’ai a peine eu le temps de réaliser que nous sortions de la bulle de sécurité, que c’était parti, que nous basculions dans un monde que je connaissais par cœur sur le papier, à force d’avoir vu et revu cartes et photos des vallées, mais dont je ne savais rien de concret. Seulement qu’on pouvait, parfois, y croiser la mort ! 57


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Journal d’un soldat français en Afghanistan Cinquante mètres pour rejoindre le Chinook où le gunner 1 nous pressait de monter rapidement sur la rampe et hurlait de nous enfoncer jusqu’au fond de la carlingue baignée d’une lumière verte et blafarde. Le STIC embarqué, la lumière s’est éteinte (vol tactique). Je revois encore, un peu fasciné, le gunner s’installer, armer sa 12,7, basculer la visière blindée de son casque, ses optiques de nuit… Nous avons rapidement pris de l’altitude et laissé les lumières aveuglantes de Bagram derrière nous. L’immense halo qu’elles formaient au-dessus de la base, très haut dans le ciel, disparaissait peu à peu, jusqu’à n’être plus qu’un minuscule point blanc qui finit par s’évanouir alors que nous franchissions la première crête de montagnes. La nuit afghane nous enveloppait. Loin derrière la silhouette noire du gunner, assis sur la rampe, les pieds dans le vide et les mains sur les poignées de sa 12,7, je pouvais distinguer les ombres majestueuses des plus hautes crêtes des montagnes qui séparent Kaboul de la Kapisa et que nous étions en train de franchir. Au sol, pas une seule lumière, rien qu’une immense étendue de ténèbres. Des rafales de vent et le souffle chaud des turbines pénétraient par moments dans la carlingue et venaient nous fouetter le visage. C’était beau et impressionnant. Une seconde, la 1. Mitrailleur.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan pensée d’un tir de RPG 1 a traversé mon esprit. Que pourrions-nous faire si nous étions touchés ? Soyons clairs : pas grand-chose ! Je ne pouvais rien voir de ce que nous survolions. Impossible de dire si nous nous rapprochions de Tagab. Mais je pouvais sentir les mouvements de l’hélico et, au bout d’une quinzaine de minutes environ, je l’ai senti entamer sa descente. Ça ne pouvait être que vers Tagab, j’avais assez bien en tête notre itinéraire. Je ne voyais toujours rien et ce n’est qu’au dernier moment, lorsque le bruit des pales s’est transformé, que j’ai réalisé que nous allions atterrir. Nous avons couru hors de la carlingue, si vite que je n’ai même pas vu Niko sur le bord de la rampe, en train de nous photographier ! C’était vraiment étonnant de courir ainsi dans le noir, sans nos optiques de nuit, sans savoir où nous allions. Quelques dizaines de mètres en contrebas, quelqu’un nous prenait en compte. Les hélicos avaient déjà redécollé. J’ai tenté de les apercevoir, mais sans succès ! En revanche, l’énorme masse sombre de la montagne que nous venions de franchir en hélico et qui surplombe Tagab m’a terriblement impressionné. Un mur ! Un mur immense qui se dressait entre Kaboul et la Kapisa, entre nous et le reste du monde. Nous avons été dirigés directement vers nos bâtiments. Une manip pas facile ! Nous n’y voyions 1. Le RPG est un lance-roquettes antichar très utilisé par les insurgés.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan toujours rien, la FOB 1 n’étant pas éclairée la nuit. Nous étions un peu comme des cons, à tâtonner comme nous pouvions. Pour moi ç’aurait pu très mal tourner : je me suis vautré dans une rigole assez profonde qui sépare les bâtiments ! Avec mon sac sur le dos, très très lourd, j’aurais pu y laisser une cheville. En y repensant, ce matin, j’en ai froid dans le dos. Blessure. Retour à Fréjus. La mission qui me passe sous le nez. L’installation dans les bâtiments avait été organisée en avance. Nous n’avons eu qu’à nous laisser guider jusqu’à nos box respectifs. Nous étions complètements cuits. Chacun a sorti son duvet et s’est couché. Il n’a pas fallu plus de quelques minutes pour que le silence se fasse. Le sergent Tefa, arrivé ici deux jours plus tôt, nous a fait découvrir la FOB et les postes de garde pendant une bonne partie de la journée. Ici, la majorité des sections sont encore installées sous tentes, mais nous avons eu la chance d’être logés dans des bâtiments « en dur » et antichicom 2. Je partage mon « box » avec le sergent Engrand. Ça n’est pas très grand, quatre mètres carrés environ, mais fonctionnel : deux lits superposés, deux armoires. 1. Forward Operating Base. 2. Les chicom sont des roquettes de 107 mm de fabrication chinoise utilisées par les insurgés pour des tirs indirects. C’est l’arme la plus utilisée pour bombarder les bases de l’OTAN avec les obus de mortier.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan J’ai laissé les gars s’installer par affinités : après tout, ils vont partager cet espace minuscule pendant six mois ! Pour le reste, les sanitaires sont propres, avec de l’eau chaude vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La bonne surprise vient de l’ordinaire : nous avions vu sur des vidéos que les gars mangeaient des rations améliorées, or nous avons découvert un vrai ordinaire avec une cuisine, une chaîne de restauration, etc. Le foyer est sympa, situé à quelques dizaines de mètres seulement de nos bâtiments. Autre bonne surprise aux ordres 1 ! Nous sortirons dès demain. Les gars étaient vachement enthousiastes ! Moi aussi. Nous avons tous envie de sortir, de nous retrouver enfin dans une situation réelle. Des mois que nous attendons ça, des années que nous nous y préparons. Il faut, de toute façon, assurer la continuité de la mission. Nous allons mener cette première mission avec le e 13 BCA. Nous devons aller reconnaître un hot spot. Nous avons perçu nos munitions tout à l’heure. Douze chargeurs, les grenades… Un véritable arsenal ! Je n’avais jamais eu autant de munitions à 1. Chaque jour, le sergent Tran Van Can donne à son groupe les ordres pour le lendemain. En une demi-heure environ, le chef de groupe fait le point sur la situation générale dans la région, sur la vie dans la FOB et, le cas échéant, présente la mission du lendemain, ses objectifs, son déroulement. Le sergent Tran Van Can, comme les autres chefs de groupe reçoit des ordres du chef de section qui lui-même les reçoit du chef de compagnie. Ainsi, les instructions du chef de corps descendent jusqu’aux soldats.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan ma disposition. Je nous sentais prêts, prêts à y aller, à restituer tout ce sur quoi on a travaillé depuis des mois. On était tous « chaud patate », excités à l’idée d’y aller enfin demain. Les mecs du « 13 », eux, étaient dans la routine des missions, prêts à sortir. Pourtant, je sentais chez eux une sorte d’inquiétude liée à l’évolution de la situation. Apparemment, la situation sur le terrain n’a jamais été aussi tendue qu’en ce moment.

27 mai Première sortie terrain Réveil à trois heures. A la sortie de la FOB, un sentiment mêlé d’excitation, d’impatience et de tension. Je m’imaginais des IED à quelques dizaines de mètres de la FOB alors que cela est tout simplement impossible : la zone qui sépare la FOB de la MSR 1 est un large découvert, et le poste de garde la surveille vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! Rassemblement devant les bâtiments à quatre heures. C’est impressionnant, le jour se lève déjà. Le choc, hier soir et ce matin, a été le poids du CIRAS ! Personne ne nous avait prévenus qu’il serait si lourd. C’est tout simplement monstrueux. A lui seul le gilet pèse dix-huit kilos. Avec les munitions, le « Camel 1. MSR : Main Supply Route, c’est-à-dire l’axe principal traversant la vallée de Tagab. Il s’agit d’un axe goudronné pour limiter les risques liés aux IED.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan back 1 », etc., je dois avoir pas loin de trente kilos sur le dos. Nous avons les épaules littéralement broyées. Le sergent du 13e BCA qui nous accompagnait est déjà là. Il va m’épauler pendant toute la mission. A quelques jours de son retour en France, je ne le sens pas très motivé à l’idée de sortir, de risquer sa vie une nouvelle fois. On le comprend. Mais j’ai vraiment senti chez lui l’envie de nous passer le flambeau de telle manière que notre mission se passe bien, que nous rentrions en France en vie et entiers. Il m’a donné de nombreux conseils, précieux et concrets, pendant toute la progression. Par exemple, lorsque nous allions nous engager sur la piste, il m’a conseillé de passer par les champs plutôt que par les pistes, m’expliquant : Les pistes peuvent être piégées alors que nous n’avons jamais vu d’IED dans les champs. Ils ne peuvent pas en poser dans les champs. La population gueulerait trop ! Et quand il y a des paysans dans les champs, tu gardes toujours un œil sur eux. Tu peux pas faire la différence entre un paysan et un insurgé, et tu verras pas non plus si y en a un qui planque une kalach à ses pieds. Nous avons remonté la MSR vers le nord pendant environ dix minutes. J’ai tout de suite remarqué qu’elle était goudronnée ; c’est toujours ça de gagné 1. Camel back : gourde se portant en sac à dos et reliée à un tuyau permettant de boire en marchant. L’utilisation du camel back est obligatoire pour tous les soldats en raison des risques importants de déshydratation.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan pour les IED ! Côté est de la MSR, sur notre droite, la zone verte était toute proche, entre vingt et cent mètres. Pas mal de monde sur le bord de la route, des hommes et des enfants. Pas de femmes. Ou seulement à l’arrière des voitures, plus nombreuses que je ne pensais. Des breaks Toyota, uniquement des breaks Toyota. Vers l’ouest, le paysage est totalement différent, aride, caillouteux, presque mort. Quelques compounds, rien de plus. Depuis la MSR, des pentes s’élèvent d’abord doucement puis de manière plus abrupte, jusqu’aux crêtes qui surplombent la vallée à au moins cinq cents mètres de hauteur. Nous avons « démotorisé », à quelques dizaines de mètres de la zone de hot spot, les VAB en colonne le long de la MSR. A cet endroit, la zone verte est toute proche. Nous nous y sommes enfoncés tout de suite, plein est, en longeant le mur d’un compound sur une trentaine de mètres seulement. Pas besoin d’attendre longtemps pour être dans l’ambiance. C’était hallucinant ! Si près de la MSR, nous avions basculé dans un tout autre univers. Où tout est confiné, où les ruelles sont étroites – pas plus d’un mètre cinquante de large, à vue d’œil, et encadrées par des murs de terre. J’avais l’impression de m’enfoncer dans un labyrinthe au milieu duquel l’itinéraire m’échapperait… Pour le reste, les compounds nous dominaient de leurs hauts murs et les arbres formaient une telle canopée qu’il faisait sombre et frais. Un terrain qui donne l’impression d’avancer avec des œillères. 64


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Journal d’un soldat français en Afghanistan Je progressais, sous tension permanente. Je voyais du risque et du danger partout : un tireur embusqué au bout de cette ruelle, capable de fixer le groupe à lui tout seul, un piège, une mine antipersonnel, une kalach planquée dans un arbre 1, un suicide bomber… C’était oppressant, et comme l’on sait que c’est bien le terrain qui commande la mission, nous n’avions pas fini de galérer ! Observer à 360 degrés en permanence, prendre des appuis tous les cinq mètres, ne jamais savoir quoi penser de la population qui nous observe et qui renseignera peut-être, ou sûrement – mais comment savoir – les insurgés. J’avais le sentiment d’être très exposé et peut-être le sentiment de ma fragilité dans ce terrain que je ne maîtrisais pas encore. A l’issue de la reconnaissance du hot spot, nous avons escorté une équipe CIMIC 2 à travers un petit village. C’est en attendant la fin de leur action, aux abords d’une petite place, que l’idée d’une prise à partie m’a traversé l’esprit. Etions-nous prêts ? Peu de temps après, nous avons entendu les premiers tirs et les premières explosions claquer à environ deux cents mètres au nord de notre position. Notre surprise 1. Les insurgés cachent dans les arbres des kalachnikov qu’ils déclenchent à distance en bricolant un système de ficelle relié à la gâchette. 2. Coopération civilo-militaire. Ces équipes constituées de soldats travaillent à des programmes d’assistance aux populations locales. Les aides peuvent être diverses : construction d’écoles, de puits, distribution de fournitures scolaires…

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Journal d’un soldat français en Afghanistan a été totale ! Nous savions que cela allait arriver mais nous ne l’avions peut-être pas physiquement intégré. J’ai eu le sentiment que ces premières balles nous ont fait réagir de manière réflexe, par un acte de survie, comme n’importe qui l’aurait fait. Le réflexe de survie l’a emporté, à ce moment-là, sur la maîtrise du soldat. Il n’y avait pas de peur mais nous sommes sans doute tous un peu égaux, civils ou militaires, face aux premières balles. C’est après, au bout de quelques secondes, que nos réflexes de soldats sont remontés à la surface. Les échanges de tirs entre les insurgés et une section du « 13 » ont duré une bonne demi-heure. Ça claquait sévère : tirs de mortier, de LRAC 1, d’AT4 2… Tout partait, toutes les munitions disponibles étaient utilisées. Le « final », si je puis dire, a été le passage d’un F18 américain à quelques dizaines de mètres au-dessus de nous pour réaliser un « show force 3 ». Nous avions l’impression que le ciel nous tombait sur la tête, que le sol tremblait autour de nous… Les insurgés aussi ont dû être impressionnés : ils ont décroché et le calme est revenu. Nous étions contents, heureux comme des gamins ! Ça peut paraître stupide ou bizarre, mais c’est comme ça ! Jamais je n’aurais imaginé, espéré, dès ma pre1. Lance-roquettes antichar de 89 mm réutilisable. 2. Lance-roquettes antichar de 84 mm. 3. Le « Show of Force » est une manœuvre d’intimidation ou de démonstration de force réalisée par un avion de chasse.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan mière sortie vivre une journée aussi intense, ressentir autant d’émotions nouvelles, être mis aussi vite et fort dans le bain. Retour calme à la FOB, mais, une fois les mesures de sécurité effectuées, nous avons laissé éclater notre joie ! Je trouve étrange d’écrire « joie » mais c’était bien ça. Nous ne cessions pas d’en parler, de revenir dix fois de suite sur le « show force », sur la terre qui tremble, les tympans saturés… cette puissance audessus de nous. Tout le monde est maintenant couché. Je ne sais pas pour eux, mais dans ma tête les images et les bruits de la journée tournent et retournent sans arrêt.

2 juin Notre brouilleur est cramé Deux semaines à peine que nous sommes là et notre brouilleur est cramé ! Le marsouin 1 est capable de rigoler de tout, de subir presque n’importe quoi, mais là, plus personne ne rigole. Car nous avons appris aux ordres ce soir qu’il n’allait pas être remplacé. Ça ne bloque pas au niveau du SGTIA 2, mais plus haut. Où ? Je n’en sais rien et je m’en fous. C’est juste incompréhensible, on n’en revient pas… Ce sont les IED qui tuent le plus. J’ai l’impression de rouler « à poil » ! Il doit y avoir 1. Soldat de l’infanterie de marine. 2. Sous-groupement tactique interarmées.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan quelque part, entre Kaboul et Paris, des gens qui ne le savent pas ou qui l’ont oublié. Dans un cas comme dans l’autre, on ne peut pas l’accepter. Et pourtant, nous allons poursuivre notre mission…

9 juin Marché de Tagab Le marché de Tagab est presque déjà devenu une mission de routine. Il s’agit ni plus ni moins que de nous montrer. Il est faux, en fait, de parler de mission de routine. Il n’y a pas de mission de routine, seulement des missions auxquelles nous sommes plus habitués. Même au cœur du bazar de Tagab, la situation pourrait basculer en quelques instants : une rafale qui part dans une ruelle, un suicide bomber… Le risque est omniprésent, où que nous nous trouvions, quelle que soit la mission. Pour celle-ci, nous sortons à pied de la FOB. Le bazar n’est qu’à quelques centaines de mètres, il nous faut à peine un quart d’heure pour le rejoindre. Quel contraste ! En quelques mètres, nous basculons dans un autre univers. En quelques mètres, notre attitude change du tout au tout : de tranquilles dans la FOB nous devenons tendus, concentrés. Même si la situation paraît calme, même si autour de nous la population va et vient à ses occupations, même si des gamins nous approchent pour nous réclamer des bonbons ou des stylos, même si…, tout peut basculer en une seconde. 68


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Journal d’un soldat français en Afghanistan Nos armes sont chargées avant de sortir de la FOB, nous respectons les distances de sécurité au sein du groupe, nous nous appuyons les uns les autres. Encore une fois, on pourrait croire à une petite mission, mais il n’y a pas de petite mission… A six heures du matin, il fait déjà une chaleur à crever. Je suis trempé avant d’avoir rejoint la MSR que nous longeons quelques centaines de mètres vers le sud pour rejoindre Tagab. La MSR est une simple bande goudronnée de cinq mètres de large environ, posée sur le sol caillouteux du fond de la vallée, un peu comme si un long tapis avait été déroulé au milieu du désert. Car, en dehors de la « zone verte », tout est désertique. Pas loin de l’entrée de la FOB, les vestiges d’une vieille station-service résistent encore à l’usure du temps mais n’attirent plus aucun regard. Beaucoup de monde, déjà. Des enfants avec un troupeau de moutons, des femmes pressant le pas vers le marché, des motos, des voitures toujours chargées à bloc. A l’entrée du village, des échoppes alignées. Il s’agit chaque fois d’une seule pièce ouverte sur la rue, protégée du soleil par un auvent en bois. Ici, le long de la MSR, c’est le quartier de la mécanique. Pare-chocs, porte-bagages, phares de voiture ou de moto pendent aux poutres des auvents ; à terre, c’est un amas de vieux moteurs, de pièces, de vieux métaux, tuyaux, de câbles qui traînent. Les garagistes 69


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Journal d’un soldat français en Afghanistan réparent ce qu’il reste de vieux moteurs à même le sol. Devant chaque échoppe quelques hommes discutent, le plus souvent allongés sur une sorte de lit bas et large. Pas mal de gamins, aussi, qui jouent le long de la route. Les femmes, elles, ne s’arrêtent jamais, simples courants d’air bleutés. Les petites filles qu’elles tiennent par la main ou les accompagnent partagent déjà leur destin : elles non plus ne s’arrêtent pas, ne jouent pas dans la rue comme le font les garçons de leur âge. Mais sous ce tableau tranquille, image banale d’un pays pauvre, couve une force farouchement opposée à notre présence dans la vallée. Ils sont là, partout et tout le temps. Ils peuvent être n’importe qui, y compris des enfants. On les croise le matin, ils vont nous sourire, peut-être même discuter avec nous. L’après-midi ils seront dans les lisières, prêts à nous prendre à partie ! Qui est qui dans ce pays ? ! Voilà pourquoi nous n’avons pas le droit de nous laisser « endormir ». Comme pour n’importe quelle autre mission nous prenons des appuis à chaque croisement, à chaque ruelle. Nos Famas sont chargés. Nous sommes sur le qui-vive en permanence. J’analyse chaque mètre carré de terrain, garde les gars en éveil, vérifie qu’ils se postent correctement. Des tirs peuvent partir à tout instant et de n’importe où. Le civil qui nous regarde passer au coin de la rue est peut-être un insurgé. La burqa qui s’avance vers nous cache-t-elle une femme ou, cela s’est déjà vu, un sui70


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Journal d’un soldat français en Afghanistan cide bomber ? Cet homme qui téléphone, là-bas, en nous regardant est-il là par hasard, renseigne-t-il les insurgés ou s’apprête-t-il à déclencher un IED ? Tout n’est qu’apparence : le calme du bazar comme le nôtre… Notre colonne de soldats est regardée, dévisagée. Deux mondes qui s’effleurent, se croisent, se chevauchent. On se regarde, à peine. Je ne suis pas très à l’aise… Sentiment accentué par le fait que, au milieu de ce terrain nouveau, de cette population en guerre depuis trente ans, j’ai l’impression d’être un novice, d’être un mec qui débute ses classes. Oui, comme si j’avais le sentiment que les Afghans qui nous entouraient, à l’aise dans leurs taches quotidienne, tranquilles dans leur pays en guerre, avaient une sorte d’ascendant sur moi liée à leur habitude de la situation. Je suis soldat dans un régiment d’élite, je m’entraîne depuis des années, je maîtrise des dizaines d’armements et pourtant, ce sont eux qui sont à l’aise, habitués à la guerre. Pas moi, qui débarque d’un pays où la vie est facile et paisible. Sans être fébrile, cela serait trop fort, je me suis senti trop sur le qui-vive. Plus bas dans le bazar, le long de la longue rue qui traverse Tagab d’ouest en est, la diversité des boutiques est étonnante. Un vendeur de légumes secs qui vend aussi du savon et de la lessive, une boutique de téléphones portables, un vendeur d’oiseaux, dressés, probablement un marchand de tapis, de gaz, de tripes 71


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Journal d’un soldat français en Afghanistan pendant en plein soleil et entourées d’un essaim d’abeilles, un boucher qui égorge ses chèvres à même le sol en recueillant le sang des bêtes dans une vieille bassine ; vite accrochée à un crochet de boucher, il entame la carcasse au gré des commandes de ses clients. La patrouille s’est déroulée sans problème. Nous sommes descendus jusqu’au cœur du bazar, à quelques mètres de la mosquée, puis nous avons poursuivi jusqu’à la FOB sans revenir sur nos pas, jamais, car les insurgés pouvaient alors nous tendre une embuscade. Jusqu’aux derniers mètres avant la grille de la FOB, nous devons rester concentrés : des patrouilles se sont déjà fait taper entre la FOB et la MSR ! A tel point que le C20 1 est souvent posté devant l’entrée de la FOB pour nous appuyer lorsque nous franchissons les derniers mètres et sommes obligés, pour quelques secondes seulement, de tourner le dos à la vallée. Par contre, une fois rentrés, nous pouvons relâcher la pression. Nous rentrons, les épaules flinguées ! Le poids du CIRAS ne passe toujours pas. Chacun y va de son petit truc pour tenter d’améliorer les choses. Je préfère attendre de m’y faire. Faure 2, lui, n’a pas hésité à se bricoler un CIRAS très personnel en installant des bandes de mousse jaune sous les bretelles, qu’il a 1. VAB équipé d’un canon de 20 mm. 2. Le 1re classe Faure, tireur Minimi du groupe.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan entourées de chatterton noir pour éviter qu’elles ne glissent. Jaune – noir ! Akkouche 1, lui, a tout de suite trouvé un surnom : Maya l’abeille ! Il n’arrête pas, depuis, de nous chanter la chanson avant chaque départ en mission. Il est grave, ce Akkouche ! Un peu décalé, pas toujours carré, mais il nous fait marrer tout le temps et ça fait beaucoup de bien au groupe. C’est ça, aussi, un bon groupe : des gars différents et qui se complètent bien. En fin de matinée, sans que je sache trop comment le mouvement est parti, nous nous sommes lancés dans l’aménagement de notre bâtiment et de nos box. Les « travaux » ont commencé par un long travail de récup, à travers la FOB, de matériaux et d’outils. Il y a des « spécialistes » pour ça, et nous nous sommes rapidement retrouvés à pied d’œuvre sur la terrasse, derrière le bâtiment. Toute la section s’y est mise, les plus bricoleurs aidant les moins doués. Nous ne sommes peut-être pas l’armée la mieux équipée du monde mais nous sommes sacrément débrouillards. Ça compense plus que largement ! De mon côté, mon box n’a plus rien à voir : table de travail, étagères, rangements… c’est pas un hôtel de luxe mais j’y suis bien. J’ai collé au mur, à côté de mon lit, les photos de Jenny et des enfants. Ils sont avec moi, maintenant, quand je m’allonge. Ils me regardent et m’accompagnent. Je sais que Jenny 1. Caporal Akkouche, tireur de précision du groupe.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan a en tête les mêmes images que moi, car ce sont les photos que nous avons choisies le jour de mon départ. Et ce soir, je m’endormirai sous leurs regards. Il fallait faire ces travaux pour être bien installés, avoir nos « petits chez-nous ». C’était aussi un moyen de nous occuper. Tout est trop calme depuis le TIC 1 du 27 mai. On s’emmerde ! Ou plutôt non, nous rongeons notre frein, nous voulons en découdre, savoir ce que nous valons. C’est une réaction un peu puérile mais normale, peut-être même saine : cela prouve que les gars ont une âme de soldats, de combattants. Et ce sont des gars de cette trempe dont nous aurons besoin quand les choses tourneront mal. Je ne me fais aucune illusion, tôt ou tard, les choses vont bouger. En fait, ce calme s’explique. Nous sommes en plein dans la saison de la récolte du pavot, ce qui prive les insurgés d’une partie de leurs combattants 2 occupés aux travaux des champs. En plus de cela, les « Maleks 3 » demandent aux insurgés de respecter une sorte de trêve afin que les villageois puissent aller aux champs sans trop de risques. Pour couronner le tout, l’adjudant nous a expliqué que les insurgés profitent de cette période pour se réapprovisionner en armement au Pakistan. 1. Troops in Contact. 2. Les insurgés utilisent un certain nombre de paysans pour augmenter leurs effectifs. Pour ces paysans, cela représente une source de revenus non négligeable. 3. Chef de village.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan De notre côté, nous voyons bien que nos chefs testent les insurgés, cherchent la LOF 1, tentent de dessiner la frontière invisible qui sépare « notre » territoire du « leur 2 ». Encore une fois, je ne me fais pas d’illusion, cette « trêve des moissons » ne va pas durer… Pour nous, le danger est de nous « endormir ». Car quand ça repartira, ce sera d’un coup, sans que l’on nous prévienne ; les insurgés ne vont pas nous envoyer un carton d’invitation !

11 juin Ouverture de la coupe du monde de foot Personne n’a veillé assez tard pour assister à la cérémonie d’ouverture. Enfin, personne !… Carasco n’a pas résisté, le contraire m’aurait étonné. Idem pour VDB 3, le chef Mahafali, bien que la section soit de QRF 4 à partir de quatre heures du matin. Cette coupe du monde renforce le sentiment d’être coupé du monde… A Paris ou Marseille, à travers le monde entier, des millions de personnes vont la vivre entre copains, dans les bars. Nous, nous sommes juste entre nous, dans ce trou à rats de Tagab, avec les 1. Limit of Fire ou Limite du feu. 2. Celui que les insurgés considèrent être le leur. 3. Le 1re classe Van Den Berg, grenadier voltigeur du groupe, c’està-dire celui qui ouvre la marche. 4. Quick Reaction Force. Une Compagnie de QRF est prête à intervenir en quinze minutes sur n’importe quelle situation. Généralement au profit d’une compagnie en difficulté sur le terrain.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan Talebs qui n’attendent qu’une chose : nous défoncer. Qu’ils y viennent et ils verront qui nous sommes ! J’ai également bien avancé sur l’insigne du groupe. J’ai repris une tête de lion. Nous serons « les lions du groupe 42 ». Ce n’est pas la question de devenir mytho, mais je sais que c’est important pour la cohésion que le groupe ait une identité. Je ferai des T-shirts, des autocollants, nous taguerons le VAB si les chefs nous y autorisent.

16 juin Je ne sais quoi penser de la population locale Avons quitté la FOB vers quatre heures pour une mission de « flanc garde » à Tatakhel et assurer une couverture au génie. Avons débuté notre patrouille à l’école du village. A cette heure matinale, les champs étaient encore déserts, tout était calme et paisible. Le soleil n’avait pas encore crevé l’horizon formé haut par les montagnes qui nous entourent. Avant de nous enfoncer dans la zone verte et dans le village, nous avons traversé les champs déjà fauchés. Nos pas s’enfonçaient dans la terre brune et sablonneuse. Jusqu’à nos oreilles montait le clapotis de l’eau coulant à travers les « karèzes », ces petits canaux d’irrigation rustiques mais très efficaces qui courent à travers tous les champs. Patrouille sans histoire. Toujours le poids des CIRAS qui rend le moindre franchissement très 76


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Journal d’un soldat français en Afghanistan pénible. Les gars trébuchent parfois sur un obstacle ridicule, nous sommes souvent, aussi, obligés de nous tendre la main pour franchir un muret de moins d’un mètre cinquante qu’on pourrait presque sauter en temps normal ! Le seul « incident » de la journée a été ce gamin qui ne cessait d’aller et venir dans notre dispositif. Qu’est-ce qu’il faisait là ? ! Curieux des soldats français ou en train de renseigner les insurgés sur nos positions ? Quel âge avait-il ? A peine onze ans ? J’ai dû décider de le garder avec nous, contre son gré, malgré ses pleurs et sa peur manifeste. C’est Lamy 1 qui l’a gardé avec lui, gentiment, qui lui a même donné des bonbons pour tenter de le calmer. Mais cela n’a pas suffi à arrêter les larmes du gamin. J’ai finalement donné l’ordre à Faure de le raccompagner chez lui. L’adjudant me l’a reproché plus tard. Est-ce que j’ai fait une connerie en donnant cet ordre ? Est-ce que j’ai été influencé par mes propres enfants ? Franchement, je n’en ai aucune idée. En tout cas, ce dont je suis sûr, c’est qu’ici, à Tagab, c’est bien la guerre ; que je n’y peux rien et que je ne suis pas là pour « faire du social » mais pour faire mon boulot de soldat. La mission m’absorbe à 100 %, et ce n’est qu’en étant à 100 % que j’arriverai à la mener à bien et à ramener tous les gars vivants. Et, dans le fond, je me moque pas mal de ce que pensent les gens que nous croisons, que nous interpellons, que nous 1. Caporal Lamy.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan fouillons… pendant les patrouilles. Je ne vais pas risquer une embuscade pour quelques larmes d’enfant, pour un adulte qui râle ou s’énerve contre nous. Tous, d’une manière ou d’une autre, représentent une menace contre nous. Je n’ai d’autre choix que d’être suspicieux. C’est la vie des gars, la mienne aussi, qui est en jeu.

18 juin Nuit à Shekut Sommes rentrés pas trop tard dans l’après-midi après une nuit passée sur le terrain au sud de Shekut. Nous étions installés sur le terrain de foot qui surplombe le village, à environ deux cents mètres du COP 1 Shekut. Terrain de foot est un bien grand mot ! Rien de plus, en fait, qu’une grande zone plane au milieu des cailloux et des blocs rocheux. A chaque extrémité, une cage sans filets. Nous n’avons pas pu nous y installer comme prévu car une énorme coulée de boue l’a à moitié dévasté il y a deux jours. Tous les VAB de la section étaient disposés autour du terrain pour chouffer, y compris le VAB Top 2. A la tombée de la nuit, nous avons tiré deux obus de 1. Combat Outpost, soit une base avancée de petite dimension, située plus en profondeur dans les petites vallées. 2. Le VAB Top est un VAB équipé d’une tourelle téléopérée depuis l’intérieur du véhicule. Equipé de moyens de visée très précis, il est extrêmement efficace et peut opérer de nuit comme de jour.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan mortier éclairants et deux IR 1, histoire de leur montrer que nous n’étions pas endormis. Même avec notre avantage technique (VAB Top, optronique 2…) je n’aime pas ce genre de bivouac un peu au milieu de nulle part. Les insurgés peuvent toujours tenter une infiltration au milieu de la nuit. Chaque groupe s’installe ensemble. Nous gardons évidemment à porté de main nos CIRAS et nos armes. A Bagram, nous avons les avions de chasse qui décollent tous les quart d’heure. Ici, c’est le 10 RC 3 et le VAB Top qui doivent faire tourner leurs moteurs toutes les demi-heures pour recharger les batteries des équipements optroniques. A part ça, les nuits sont exceptionnelles et la Voie lactée nous enveloppe de ses milliards d’étoiles. Avant de redescendre à la FOB, l’adjudant nous a donné l’ordre d’effectuer une PLO 4 sur les hauteurs qui nous surplombaient. L’objectif était de vérifier qu’aucun insurgé n’avait profité de la nuit pour s’infiltrer derrière nous et tenter de nous prendre à 1. Lampes à infrarouge installées sous le fût des armes. Les soldats les activent brièvement lorsqu’ils doivent augmenter les capacités de vision de leurs OB. 2. L’AMX 10 RC est un engin de reconnaissance-feu équipé d’un canon de 105 mm monté sur roues. 3. Optronique : ensemble des équipements utilisant des moyens optiques et électroniques servant à la visée et à l’observation (jumelles de vision nocturne disposant de moyens de mesure télémétriques, par exemple). 4. Patrouille Légère d’Observation.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan revers. Le terrain était déjà très éloigné de la zone verte, et donc sec et aride. Nous avons attaqué les contreforts sud de la vallée en suivant une petite vallée perpendiculaire à celle d’Alasay. A peine trois cents mètres au-dessus de la vallée se trouvaient accrochés à la montagne deux compounds complètement isolés. Deux ou trois vaches, un gros tas de foin et les cris de quelques gamins ; c’est tout ce que nous pouvions voir et entendre lorsque nous avons commencé notre « escalade ». Nous grimpions, lourds et essoufflés. Dans le compound, la vie semblait reprendre : quelques silhouettes furtives sortaient par instants. Il n’était pas encore cinq heures du matin. Le jour s’était levé depuis longtemps mais le soleil n’avait pas encore franchi les plus hautes crêtes qui bouchent le fond de la vallée d’Alasay, plein est. Nous nous sommes arrêtés à environ trois cents mètres au-dessus de la vallée. Une vue à couper le souffle. D’est en ouest, la vallée s’étalait sous nos pieds. La zone verte au nord de la vallée, le wadi 1 que l’on pouvait apercevoir par endroits, les villages de Shekut et d’Alasay presque camouflés, tant la couleur des murs des compounds se confond avec la terre d’où ils ont été tirés. Seuls quelques bâtiments blancs émergeaient de ce concert de brun et d’ocre : les mosquées, l’hôpital, le poste de l’ANP… Je serais resté là des heures à profiter de ce privilège. 1. Un wadi est une large rivière, très peu profonde, qui coule dans les fonds des vallées et les irrigue.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan Avant de redescendre pour rejoindre la compagnie restée au terrain de foot, mon regard a suivi une dernière fois la piste militaire qui monte vers le COP Alasay. Nous tenons la position, c’est sûr, mais sans pouvoir descendre dans le village, quatre cents mètres plus bas ! Fragile position. Il en faudra, du temps, des années pour finir le travail. Ce que nous faisons (moi, le groupe, la compagnie…) n’est pas inutile, j’en suis convaincu, mais chacune de nos actions n’est rien d’autre qu’une toute petite brique apportée à l’édifice. Nous avons tous pensé aux deux journalistes enlevés à Tagab et nous en avons même un peu discuté. C’est fou ! Ils ne sont pas loin, à seulement quelques kilomètres de nous, dans la vallée de Shpe, derrière ces hautes montagnes noires qui barrent le fond de la vallée. Et ce qui est encore plus fou, c’est que mener une opération pour les récupérer semble totalement impossible tant le terrain est compliqué, merdique. C’est le bout du bout du monde ! Les gens en France peuvent-ils comprendre ça ? En redescendant vers le terrain de foot où nous avions passé la nuit, nous avons croisé un vieux berger accompagné d’un maigre troupeau. Vieil homme mais vif. Il grimpait vers nous, à travers les rochers, le pas alerte et sûr, à peine aidé d’un bâton qui lui servait sans doute moins de canne qu’à bousculer ses bêtes quand nécessaire. Il ne donnait pas l’impression de fournir le moindre effort. Comme tous les hommes ici, il portait un large pantalon blanc 81


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 68 folio : 82 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan surmonté d’une longue chemise blanche. Un gilet à larges carreaux bruns vieilli par le temps recouvrait ses épaules. Lui arriverait-il de dormir dehors ? En tout cas son épaule gauche était encombrée d’une couverture en pashmina. Sa silhouette se découpait nettement dans l’ombre de la vallée que le soleil n’avait pas encore investie. Sans doute a-t-il passé sa vie entière à Shekut. Peut-être même n’est-il jamais descendu jusqu’à Tagab ? Quant à Bedraou, je parierais mon Famas qu’il n’y a jamais mis les pieds. Nous avons discuté quelques minutes. Lui très bavard, essayant désespérément de nous raconter quelque chose, à grands renforts de mouvements de bras, nous ne comprenions rien, évidemment. Je crois, après coup, que lui me parlait de ses chèvres tandis que moi, je lui parlais de mes enfants ! Puis il est reparti comme il est venu. Plus bas, à quelques dizaines de mètres de notre « camp », une flopée de gamins, les mêmes que la veille pour la plupart, étaient revenus au « spectacle ». Ici, à Shekut, les petites filles sont beaucoup plus tranquilles qu’ailleurs, pas malmenées comme elles peuvent l’être par les garçons, même lorsqu’ils sont plus jeunes qu’elles, comme à Tartakhel, par exemple. Sur la route du retour vers la FOB, entre Shekut et Tartakhel, nous nous sommes fait « caillasser » une nouvelle fois par des enfants. A quoi cela correspond-il vraiment : jeu ou hostilité ? Quoi qu’il en soit ça change des autres OPEX ! Sénégal, Djibouti, 82


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 69 folio : 83 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan Kosovo… J’ai toujours senti l’armée française plutôt appréciée, sinon aimée. Ici, j’ai le sentiment inverse que nous les gênons, qu’ils ne veulent pas de nous. Mais je m’en moque. Vraiment. Je ne suis pas ici pour faire du social mais juste assurer la mission, et cette mission, c’est une mission de combat. On ne peut pas faire les deux ; ça, j’en suis certain. Je ne leur en veux pas non plus. Quelles que soient les intentions de l’OTAN, ici nous sommes forcément perçus comme une armée d’occupation : nous débarquons armés jusqu’aux dents, nous traversons leurs champs, nous les fouillons dans les ruelles de leurs villages… Et puis il ne faut pas non plus se bercer d’illusions ! Quoi que nous puissions faire, à cause des mesures de sécurité aucun rapprochement avec la population ne sera possible. Et puis, franchement, je pense que je ferais comme eux si j’étais à leur place. Voire même, j’aurais pris les armes comme tant de paysans qui ne veulent qu’une chose : chasser de chez eux une armée d’occupation.

20 juin Coup de téléphone à Jenny J’ai pour l’instant très peu appelé à la maison. Peut-être une seule fois, tout début juin. Je ne redoutais pas ce contact avec Jenny mais je crois que j’avais besoin d’avoir la situation sous contrôle, 83


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Journal d’un soldat français en Afghanistan que tout soit carré au niveau du groupe, de la section, que le travail sur le terrain soit clair dans ma tête. Comme toujours les appels sont à sens unique. Nous sommes tenus à une large confidentialité pour des raisons de sécurité. Nous acceptons la contrainte, mais nos appels, les SMS et Internet sont filtrés par l’armée. Il y a toujours des gars inconscients qui n’arrivent pas à se taire et nous mettent tous en danger. Depuis le temps que je pars en OPEX, Jenny connaît la contrainte et elle s’y est habituée ; aux quelques banalités que je peux lui raconter sur la vie à la FOB, à m’entendre dire, invariablement, que tout va bien ! Alors c’est elle qui me raconte. La maison, les enfants, leurs spectacles de fin d’année… autant de choses qu’une fois de plus je ne vivrai pas avec eux. L’entendre me parler d’elle, des enfants, de Fréjus, de leur vie en France accentue la distance qui nous sépare. Elle ne m’annonce pas toujours que des bonnes nouvelles. Hier soir, en rentrant du baptême du fils de son frère, la voiture a montré de gros signes de faiblesse. Elle a déposé la voiture ce matin au garage. Ça m’énerve ! C’est à chaque départ la même chose. J’essaye de tout laisser nickel, je fais réviser la voiture, etc., mais rien n’y fait, il y a toujours un problème, il lui arrive des choses qui n’arriveraient pas si j’étais là ! C’est la loi de Murphy ! Et je suis ici, impuissant, incapable de faire autre chose que de l’écouter. Je souffre pour elle qui doit assumer seule 84


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Journal d’un soldat français en Afghanistan ces soucis, je rage contre cette situation que j’ai voulue, en tout cas acceptée, et qui me tient éloigné d’elle.

23 juin La situation reste calme Sur le terrain, la situation reste étonnamment calme. C’est la « drôle de guerre ». Nous en parlons beaucoup entre nous. Notre frustration ne cesse de grandir. Nous sommes partagés entre deux sentiments : l’envie d’y aller, d’en découdre, coûte que coûte, et la crainte de rentrer avec un gars blessé, voire pire. Nos discussions sur le sujet sont toujours les mêmes. On s’enflamme, on s’enflamme, puis l’un de nous nous remet les pieds sur terre en posant la question de comment nous réagirons quand un gars ne reviendra pas ! A la FOB la vie s’organise. Beaucoup de gars profitent de la salle de musculation quand nous sommes de repos, et nous passons une bonne part de nos soirées à regarder des films sur nos ordinateurs ou à la télé dans la zone vie. Au foyer, la consommation de bière est limitée à une par jour. Ça ne me dérange pas et je ne la consomme même pas. Il fait une chaleur étouffante, y compris la nuit. Nous arrivons tout de même à bien dormir car notre bâtiment est climatisé. Dans la journée, en revanche, 85


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Journal d’un soldat français en Afghanistan c’est l’enfer. Nous savons que le thermomètre va continuer de grimper en juillet et août. Nous sommes obligés de faire attention à ce que les gars s’hydratent correctement. Nous avons déjà eu des coups de chaleur. Sur le terrain, dans un coin compliqué, ce genre d’incident peut vite tourner au cauchemar.

28 juin Premier blessé « Placenta 1 » a été touché ce matin au ventre pendant une patrouille a priori tranquille à Tatakhel. Quand nous disions qu’il n’y avait pas de petite mission ou de mission tranquille ! Ça peut nous tomber dessus à n’importe quel moment. Son groupe s’est fait prendre à partie à l’ouest du village sur une vaste place d’une cinquantaine de mètres de large. Je vois très bien l’endroit, nous y sommes passés hier. La ruelle qui mène à cette place est très étroite, un mètre cinquante de large, pas plus. On y avance comme dans un boyau, et ce n’est qu’au tout dernier moment, lorsque l’on débouche vraiment sur la place, que l’on peut voir quelque chose. Le gars qui a tiré sur le groupe de « Plassard » les attendait, c’est clair. Et il n’était pas là par hasard, il savait que la patrouille arrivait. Les insurgés ont des yeux et des oreilles partout, tout le monde les renseigne, j’en suis persuadé. On pourra dire ce que l’on 1. La 1re classe Plassard, de « rouge unité ».

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Journal d’un soldat français en Afghanistan veut, on ne me retirera pas cette idée de la tête. D’après ce que j’ai compris, la rafale est partie au moment où le groupe allait s’engager sur la place. Plassard n’a pas eu de chance ou n’a pas eu le temps de se mettre à couvert 1. Le bilan aurait pu être bien plus lourd. Nous étions à l’est de leur position quand les coups sont partis. Quand j’ai annoncé aux gars qu’il y avait un blessé « Alpha » à « Rouge 10 », nous nous sommes regardés sans rien dire. Il y a eu un gros flottement ; je revois très bien Faure me dire : Merde, fait chier ! De toute façon il fallait s’y attendre, ça fait trop longtemps que c’est calme. Cette nouvelle est une claque mais l’on ne peut rien faire pour les aider, sinon attendre les ordres. C’est hyper frustrant de savoir des gars en difficulté sans pouvoir rien faire pour eux. Mais, comme j’aime à le répéter aux gars : Chacun à sa place et tous ensemble ! Nous avons appris en fin d’après-midi que la blessure de Plassard n’est pas trop grave. Touché à l’abdomen, son CIRAS l’a sauvé, c’est certain. Il a été évacué en Caracal 2 sur l’hôpital de Kaia 3. Les nouvelles sont bonnes, il va bien s’en tirer. Pour 1. Blessé et à terre au milieu de la ruelle, c’est Téré qui l’a tiré de là en même temps qu’il se mettait lui-même à couvert. 2. Le Caracal est l’un des hélicoptères de transport de troupes utilisé en Afghanistan avec le Cougar. Les autres hélicoptères engagés sont la Gazelle et le Tigre, pour les opérations de combat. 3. L’hôpital de Kaia est un hôpital militaire installé à proximité de l’aéroport de Kaboul.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 74 folio : 88 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan autant, cet incident nous rappelle que nous n’avons pas le droit de tomber dans la routine, dans l’illusion du calme apparent qui règne dans les vallées en ce moment. Il ne faut pas rêver : les « connards d’en face » nous observent, nous regardent travailler, et nous attendent au tournant. A nous de rester en éveil face à cette menace permanente, à nous de nous mettre à la place des insurgés, de voir comme eux, de penser comme eux, de nous poser les mêmes questions qu’eux. Penser comme son ennemi est la meilleure façon d’anticiper ce qu’il va faire. Ça doit être une obsession dès que l’on sort. Je l’ai rappelé aux gars pendant les ordres. La stupeur se lisait sur leurs visages. Ils réalisaient que oui, nous étions vraiment passés au même endroit deux jours plus tôt, dans des conditions similaires. La situation nous paraissait tellement calme ! Ne pas nous laisser tromper…. Chaque groupe se retrouve tous les soirs au même endroit. Nous nous installons sur la terrasse, derrière le bâtiment, autour de la table que nous avons fabriquée la semaine dernière. C’est là que je donne les ordres. J’ai beaucoup repensé à l’incident de ce matin sur le plan tactique. Pour essayer de comprendre ce qu’il s’est passé, pour ne pas me faire prendre à mon tour. Le « film » de leur prise à partie a beaucoup tourné dans ma tête…

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 75 folio : 89 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan

2 juillet TIC pont de Tagab Nous l’avons appris à nos dépens : la trêve des moissons est finie. Nous voulions du combat ? Savoir ce que l’on vaut sous le feu ? C’est fait ! Aujourd’hui, nous nous en sommes pris plein la gueule. Heureusement sans bilan. Nous étions de repos aujourd’hui, « Rouge 10 » de QRF. Ils sont sortis vers 10 heures pour aller soutenir la « 4 » qui était prise à partie. Mais la situation restait tendue malgré leur sortie et nous sommes également sortis, pour nous prépositionner au niveau du pont de Tagab afin d’offrir une porte de sortie aux gars de la « 4 ». « Rouge 10 », « Rouge 20 », « Rouge 40 »… tout le SGTIA s’est retrouvé dehors au profit de la « 4 » qui était véritablement en train de se faire défoncer la gueule à « Alpha – Alpha » depuis plus de deux heures. Une fois au pont de Tagab, nous sommes restés en alerte, prêts à partir. Les VAB étaient alignés le long de la route et nous étions en colonne, appuyés contre un long compound et masqués par les VAB. L’ambiance n’était pas à la fête, nous savions que nous pouvions partir dans les minutes qui venaient, mais aussi que devant nous, vers la « 4 », le terrain était bien pourri aujourd’hui. Nous sommes restés là un bon quart d’heure. Mais ce n’est finalement pas la « 4 » que nous sommes 89


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 76 folio : 90 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan allés soutenir. Car pendant le déploiement de « Rouge 10 » « 20 » et « 40 », la situation s’était calmée et redevenue normale. Nous sommes donc partis pour une patrouille « classique ». Patrouille qui a bien débuté, tranquillement, dans une zone très confinée. Les gars étaient bien dans le coup et nous sommes arrivés assez rapidement sur les positions à reconnaître. Le capitaine Moy et moimême, on s’est regardés, carrément scotchés, quand on a compris à quel point leurs positions étaient bien foutues : une zone bien choisie, des angles de tir parfaits, des meurtrières bien réalisées dans les murs, à l’abri des coups… tout était parfait. Je savais qu’ils avaient de bonnes positions mais je n’aurais pas imaginé que c’était à ce point. S’ils avaient été là maintenant et nous en contrebas, qu’est-ce qu’on aurait ramassé. Fin de reconnaissance vers dix heures. Puis une longue attente du convoi de l’ANA, en retard, une fois de plus. A quinze heures, nous étions encore en train de les attendre ! Il s’est alors passé une chose étonnante. J’étais mal posté. Et je le savais, au point de culpabiliser : Jenny m’en aurait voulu de rester là comme ça. Et c’est exactement au moment où j’ai bougé que les premiers tirs ont claqué sur « 43 », à une vingtaine de mètres de notre position. Je sais depuis toujours que Jenny et les enfants sont un moteur pour rester en vie, qu’ils me donnent de la force, m’obligent à rentrer à Fréjus. Aujourd’hui, j’en ai la preuve ! 90


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 77 folio : 91 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan Quelques instants plus tard, nous étions nous aussi sous le feu des insurgés, coincés entre le « hot spot » du matin et la route. La proximité des tirs était incroyable, je n’avais encore jamais vu ça. Nous étions allongés dans la poussière, derrière une butte qui nous protégeait à peine. Je pouvais entendre les balles siffler à quelques centimètres de nous. Les enfoirés visaient, et ils visaient bien. Ils nous empêchaient de bouger. J’ai pas cherché à calculer : il fallait reprendre l’ascendant, riposter avec tout ce qu’on avait. Je n’ai pas hésité : j’ai gueulé aux gars de faire une « boule de feu 1 ». Personne n’a hésité. Nous nous sommes relevés, mis à genoux derrière la butte, à demi à découvert, et nous avons tout balancé. Trente secondes de folie. Une « boule de feu » comme je n’en n’avais jamais vu ! A lui seul, avec sa « Minimi 2 », Faure a tiré plus de quatre cents bastos ! Les gars balayaient la zone, de gauche à droite et de droite à gauche. Quant à moi, j’ai vidé un chargeur et tiré deux APV 3. Ces tirs ont calmé les insurgés mais n’ont rien changé à notre situation : nous étions toujours coincés 1. La boule de feu consiste à ouvrir un feu intense sur les positions ennemies pour les obliger à baisser la tête ou reculer. Cette technique permet entre autres de se réorganiser. 2. Le Minimi (mini mitrailleuse) est une mitrailleuse légère à tir rapide, capable de tirer environ mille cartouches à la minute. Sa puissance de feu en fait une arme essentielle. 3. L’APAV est une grenade à fusil antipersonnel/antivéhicule de 40 mn. La grenade se tire avec le Famas.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan sur cette position avec l’équipe d’Engrand pas mal exposée vers la droite parce que la butte y était moins haute. Les tirs ont repris, violents. C’est là que j’ai décidé de décaler tout le groupe vers la gauche pour que « 300 » soit correctement protégé. Il n’y avait pas plus de cinq mètres à faire. Ils les ont franchis les uns après les autres, le Famas devant eux, le nez dans la terre, rampant comme ils pouvaient. VDB, Fontellio1 et Lamy les couvraient, je les encourageais à la radio. Je pouvais voir les balles passer au-dessus d’eux. Je ne me souviens pas combien de temps nous sommes restés derrière cette butte. A tour de rôle, nous passions une tête pour observer les insurgés, pour balancer une rafale à l’occasion. Je me souviens d’une énorme envie de fumer. VDB m’a lancé une clope qui est tombée dans un angle de tir des insurgés. J’hésitais. Je ne me voyais pas vraiment prendre le risque de la ramasser. Je l’entends encore me dire : Holà, sergent ! Laissez tomber ! Vous allez pas vous prendre une bastos pour une clope ! Et il avait raison. Les tirs continuaient sporadiquement. Je vois encore très bien une balle atterrir à quelques centimètres du pied de VDB. Pas si loin de nous, tout proches même, nous pouvions entendre des « Allah akbar » criés par les insurgés ! VDB n’a pas pu s’empêcher de leur renvoyer un écho, son écho à lui, bien personnel. Il 1. Caporal Fontellio, chef d’équipe « 600 ».

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Journal d’un soldat français en Afghanistan gueule, fort, comme un cri du cœur : Bande de fils de putes ! Peut-être une réaction à la balle qui lui était passé tout près du pied quelques minutes plustôt ? Des tirs de renfort sont venus : tirs de mortier, tirs Milan et même de « 10 RC ». Difficile de rendre l’ambiance qu’il y avait. Nous étions dans une zone très étroite, les insurgés nous surplombaient, nous étions tous plus ou moins imbriqués. A tel point que nous avons entendu le fil de guidage d’un Milan siffler juste devant nous. Je n’en revenais pas. Plus le temps passait, plus il devenait évident que rompre le contact n’allait pas être facile. Cinquante mètres de découvert nous séparaient de la première position sûre. Le groupe réuni, le plus dur restait à faire : franchir ces quelques mètres qui nous séparaient du muret où nous serions en sécurité. A ce moment-là, le plus important pour moi était qu’aucun gars ne s’arrête en route, même pour ramasser un copain. Je leur ai passé le message à la radio, ne laissant aucun doute sur ma conviction : A mon signal, on court jusqu’au muret. Personne ne s’arrête. Si un gars est touché on le laisse derrière et on ira le chercher après, quand nous pourrons mettre des appuis en place. Personne ne s’arrête ! On ne s’arrête pas ! Reçu ? Pour appuyer notre désengagement, nous avons reçu le soutien de tous les moyens disponibles : les Milan ont tiré les premiers, deux missiles, je crois, pour déloger les insurgés de leurs positions puis les 93


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 80 folio : 94 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan mortiers ont balancé des obus fum’ 1 pour créer un écran de fumée entre eux et nous. Avec le vent, ces tirs ont été inefficaces alors le 10RC en a également tiré. Un tir qui aurait pu très très mal se finir ; un des obus est tombé à une dizaine de mètres de Engrand, peut-être moins. Tellement près que j’ai vraiment eu la trouille pour lui. « 43 » a intensifié le feu pour appuyer notre désengagement. En même temps qu’il se relevait pour désengager, Faure a arrosé les arbres. Je soupçonnais qu’il s’y trouvait des tireurs embusqués. Nous avons couru, couru. C’est long, cinquante mètres avec le CIRAS et à découvert. Nous sommes arrivés essoufflés comme des bœufs ! Mais nous avons dû rapidement appuyer « 43 ». Un vrai feu d’artifice. Les gars tiraient, tiraient, tiraient avec rage pour étouffer les insurgés et permettre à « 43 » de s’en sortir entier. La nuit tombait déjà et nos balles traçantes remplissaient la pénombre de centaines de traînées rouges qu’elles abandonnaient derrière elles. C’était un véritable feu d’artifice. Le soir, Guilb m’a raconté la scène. Du pont de Tagab, il a pu tout voir. Tellement de tirs, de balles traçantes… qu’il a eu l’impression d’assister à un 14 Juillet ! De ce muret nous avons pu rejoindre la route et de là les VAB. La situation restait tendue mais tranquille par rapport à ce que nous avions vécu plus tôt. Nous 1. Fumigènes.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan revenions de loin, c’est sûr. Et nous avons eu énormément de chance ! On m’aurait demandé à ce moment-là depuis combien de temps nous étions dans ce merdier, je crois que j’aurais eu beaucoup de mal à le dire. Ce soir-là, il régnait une drôle d’euphorie dans la section. Nous étions heureux d’être en vie, heureux d’avoir vécu un tel TIC. J’ai laissé les gars s’enflammer. Nous avions tous besoin de laisser les choses sortir : le stress, la joie, la peur, l’adrénaline… Besoin de partager cette expérience qui restera à tout jamais gravée dans nos esprits. Je n’ai pas caché aux gars combien j’étais fier d’eux. Fier de leur hargne, de la rage qu’ils ont mise à se battre. Ils pouvaient eux aussi être fiers d’eux-mêmes et de ce qu’ils avaient accompli. Pour moi, cette journée a été exemplaire sur le plan tactique. Chaque phase de combat a été parfaitement exécutée. Mais ce n’est pas une raison pour s’emballer ; au contraire, nous devons, plus que jamais, garder la tête froide, rester humbles. Nous n’en sommes qu’au début et les insurgés viennent de nous montrer ce dont ils sont capables ! Ça aussi je l’ai rappelé aux gars. Ce soir, nous revenons de loin. Je n’avais aucune envie de partager cette journée avec Jenny mais simplement envie d’entendre sa voix, envie de lui dire que je l’aime, envie de la savoir en sécurité à la 95


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Journal d’un soldat français en Afghanistan maison. Mais je n’ai pas pu l’appeler. Ce soir, comme tous les autres soirs, le réseau est coupé ! Dans ces moments-là, j’ai un peu l’impression d’une prison, d’être à l’isolement. J’aurais pu aller à la salle Internet, mais après une journée pareille il y aura une queue d’enfer, et je n’ai ni l’envie ni le courage d’attendre.

6 juillet J’ai eu brièvement Jenny au téléphone tout à l’heure. Ça va pas mal à la maison. C’est le début des vacances, les filles sont contentes mais c’est un peu moins de temps libre pour Jenny. Elle devrait emmener tout le monde à Marseille, chez sa mère, dans quelques jours. Jenny a reçu les photos de Niko avant-hier. Je crois que ça leur a fait plaisir de voir comment je suis installé, les premières missions, les gars du groupe. Ça leur permet de mettre des images sur mon univers. Il y avait aussi des photos de moi avec des enfants : ils viennent se coller à nous dès qu’ils peuvent ! Alycia n’a pas aimé ça du tout. A moitié vexée, à moitié fâchée, elle a balancé : Au travail y a pas d’enfants normalement ! Et c’est vrai que c’est ce que je leur dis chaque fois qu’elles me demandent de monter au régiment.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan 10 juillet Afghanya Je n’ai pas eu le courage d’écrire hier soir à propos de notre mission dans Afghanya. Trop crevé. Nous n’avons pas dormi pendant trente-six heures ! Ce matin, heureusement, nous sommes de repos. J’ai récupéré et j’ai la journée devant moi. La mission a débuté le 9 juillet, vers vingt-deux heures. A peine levés et habillés, direction l’ordinaire. C’est une nuit sans lune. Nous sommes plongés dans un noir si profond que même à la FOB se déplacer peut être casse-gueule. ça commence dès la sortie du bâtiment. Les yeux encore plein de la lumière du couloir, il faut se frayer un passage entre les VAB qui sont garés juste devant. A l’ordinaire, c’est l’exact inverse qui se produit. Nos yeux ont commencé à s’habituer au noir et nous sommes éblouis par la lumière blanche et forte des néons quand nous y pénétrons dans la « salle à manger ». L’ambiance est calme pour ne pas dire monacale avant un départ en mission. Nous sommes tous pressés, chacun le nez dans son plateau. C’est un peu plus mouvementé de retour aux box. Là, c’est parti ! Tout le monde se prépare et s’équipe. Ça brasse, les gars vont et viennent dans le couloir trop étroit. Les portes des armoires métalliques grincent et claquent. Danto 1 monte le volume de la radio de la section qui nous emmerde depuis une bonne 1. Première classe Dantoni, radio de l’adjudant Tourneur.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 84 folio : 98 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan heure déjà ! Avant de m’équiper, je fais une pause pour rassembler les derniers équipements dont je vais avoir besoin et m’assurer que tout est complet : les batteries des radios, les spot maps 1, mon GPS de poignet, ma plaque à bœuf 2 et, en dernier, fermer ma chemise Ubas 3. Attraper et mettre le CIRAS est le premier effort de la journée. Il n’y a rien à faire : trente kilos, c’est lourd ! Je l’enfile et l’ajuste toujours de la même façon. C’est presque un rituel. Un automatisme en tout cas. Puis j’enfile enfin mon oreillette et mets mon casque. Je suis prêt, c’est lourd. Je m’enfile dans le couloir. C’est galère ! Nous sommes comme des « porte-avions » et on ne passe pas à deux. Le groupe se rassemble une bonne dizaine de minutes avant l’horaire fixé. Histoire de ne pas être à la bourre s’il faut partir un peu plus tôt. Ce qui, il faut bien l’admettre, n’arrive quasiment jamais ! C’est aussi le temps d’une dernière clope, de sortir quelques vannes plus ou moins fines selon les jours, de charrier l’un ou l’autre. Un moment de camaraderie, de fraternité, de cohésion. Il fait nuit la plupart du temps, les missions démarrant entre minuit et quatre heures du matin. Les portes du VAB sont déjà ouvertes et laissent s’échapper un peu de la lumière blafarde et 1. Cartes tactiques. 2. Plaques d’identification militaire. 3. Les chemises Ubas sont ignifugées et spécifiquement faites pour être portées sous des gilets pare-balles.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 85 folio : 99 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan hésitante du plafonnier. J’accroche mon Famas, toujours à la porte gauche. Et là – encore un rituel j’imagine – il faut que je demande à un gars du groupe d’allumer mon 3.28 1. Si nous avons le temps, nous fumons une dernière clope. Sinon, ce sera au « motor pool 2 » avant de sortir de la FOB. « Allez 42, on embarque » ! Ça va vite, toujours dans le même ordre, « 300 » d’un côté, « 600 » de l’autre. Je suis le dernier à embarquer. Je passe mon arme à Faure qui me la pose devant la TAP 3 arrière, à droite. Fermer la porte arrière est une vraie galère. Avec tout notre équipement nous n’y arrivons plus seul ! Avec le CIRAS, les mun’, le 3.28, les grenades, etc., se glisser hors du VAB par la TAP est aussi une galère, et il faut bien souvent le petit coup d’œil et le petit coup de main d’un des gars en bas pour débloquer un truc qui s’est coincé dans le passage. L’arrêt au « motor pool » est le dernier moment de détente avant de sortir. Nous sommes prêts et équipés, la mission bien en tête, la rame 4 est formée… On peut se lâcher cinq minutes, dix minutes… une demi-heure. Impossible de prévoir. C’est le moment des grosses conneries. Je suis assis en TAP arrière, Faure à ma gauche, VDB généralement en 1. 2. 3. 4.

Poste radio individuel. Zone de rassemblement des véhicules avant la sortie de la FOB. Trappe ouvrant sur le toit du VAB. Colonne de véhicules.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 86 folio : 100 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan TAP centrale. Le paysage est sublime ! Nous surplombons Tagab et Alasay. La clope est bonne… La mission dans Afghanya a été assez banale, d’appui et de renseignement au profit de la « Première 1 ». Une demi-heure de VAB, à transpercer la nuit à fond de calle sur la MSR jusqu’au lieu de démotorisation. Puis une ou deux heures d’infiltration, à grimper sur le flanc sud de la vallée, mon groupe en tête pour ouvrir l’itinéraire. Nous étions en place vers trois heures, sous une ligne de crête à environ cent cinquante mètres au-dessus de la vallée. Nous avions repéré, dès notre installation, la présence de petites tranchées. A mesure que le jour se lève, nous en découvrons l’étendue. C’est tout un système, un réseau de tranchées qui se livre peu à peu à nos regards. Nous réalisons alors que nous sommes sur une ancienne position soviétique. Elles ne sont pas profondes, pas plus d’un mètre, mais assez longues, et débouchent, à leurs extrémités, sur des postes de combat. C’est étonnant de se retrouver là où se sont battus des soldats de l’Armée rouge, mais à cet instant mon goût pour l’histoire contemporaine afghane est assez limité. Ce qui m’inquiète est d’être posté dans une position trop évidente, et donc peutêtre piégée par les insurgés ! Enfin, moi, à leur place, j’aurais trouvé logique de le faire. Nous avons donc 1. La 1re Compagnie, basée à Nijrab, dans le nord de la vallée de Kapisa, à une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau de Tagab. Les forces du 21e RIMa sont réparties sur ces deux FOB.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 87 folio : 101 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan sondé toute la zone, à coups de baïonnettes dans la terre. Dans ce genre de situation, ma hantise est de tomber sur une « daisy chain 1 » qui pourrait décimer le groupe entier en un clin d’œil. Ces « daisy chains » sont une vraie saloperie. C’est vicieux, c’est bâtard, bien réfléchi dans sa fabrication et sa pose, fait pour tuer le maximum de gars. Ils ne font rien au hasard. Avant de les poser, ils prennent le temps de nous observer pour choisir le meilleur endroit, celui où nous repasserons, où nous serons obligés de nous poster de nouveau ! C’est la preuve qu’ils ne respectent rien. La preuve, pour nous, que l’habitude peut tuer ! La « daisy chain », c’est aussi l’arme du pauvre, celle d’une armée non conventionnelle qui cherche à taper fort avec le peu de moyens dont elle dispose. De quelques vieux obus et bouts de câbles électriques, ils font une arme redoutable. Et comme ils sont observateurs, malins et vicieux, ils savent faire évoluer leurs systèmes en permanence. Nous ne sommes jamais tranquilles. Il ne faut pas que nous nous sentions tranquilles. Ne jamais rien croire acquis ! Nous sommes passés dix fois à tel endroit sans problème ? Et alors ! C’est justement pour ça qu’il faut être vigilant : les insurgés l’ont observé et finiront, tôt ou tard, 1. Une « daisy chain » est un ensemble d’explosifs, généralement des obus, reliés entre eux au même système de déclenchement. La longueur du système est calculée par les insurgés en fonction de la zone à couvrir. Une « daisy chain » peut mesurer plusieurs dizaines de mètres.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 88 folio : 102 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan par poser un IED. C’est logique. Pour nous, le miroir de cette logique est que l’habitude tue. Nous avons eu le temps d’observer la vallée d’Afghanya. Cette région n’a pas grand-chose à voir avec les vallées de Tagab, Alasay et Bedraou. Ici, la vallée est beaucoup plus large et ouverte, beaucoup plus désertique aussi. Il n’y a pas, comme « chez nous », une immense zone verte qui en recouvre tout le fond. Et elle est probablement moins peuplée. Je comprends, du coup, pourquoi Afghanya a été pacifiée avant les autres vallées. Il est beaucoup plus facile de mener des opérations ici. Et je mesure aussi beaucoup mieux la complexité des opérations que nous menons à Alasay et Bedraou.

23 juillet Les colis, instants de bonheur et lien physique avec la France Des colis sont arrivés ce soir. Nous avons vu passer les camions qui les transportaient le long de la MSR alors que nous sécurisions le convoi du Hermès Trophy au niveau de « CP 55 1 ». Mon petit colis, avec les dernières photos des enfants, en était sûrement… Je n’avais qu’une hâte : rentrer à la FOB. Et il était bien là, ce soir, mon colis, avec les photos de Jenny et des enfants. Plus quelques bricoles : un 1. Control Posts : Postes de contrôle tenus par les Afghans (armée ou police) et répartis le long de la MSR. Leurs numéros désignent la latitude où ils sont installés.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 89 folio : 103 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan porte-clefs de Melissa, un poème d’Alycia et un dessin d’Aaron. Tous déjà accrochés dans mon box. Un peu de la maison est venu jusqu’à moi ce soir et c’est bon pour le moral ! Les colis, c’est notre bouffée d’oxygène, notre seul lien concret avec la France. La preuve aussi que, loin de nous, les amis, la famille pensent à nous. Mais c’est un lien à sens unique : il n’y a rien, sur la base, que nous puissions acheter pour envoyer en France. C’est parfois frustrant de ne rien pouvoir leur envoyer. C’est toujours un peu le même rituel, comme pour Noël. Nous nous rassemblons dans la zone vie à l’arrivée des colis et l’un de nous appelle les heureux élus. Le règlement m’oblige à contrôler les colis des mecs pour vérifier ce qu’ils reçoivent. Ce qui est imposé par le règlement se transforme une occasion de nous retrouver pour un moment festif, de partager avec les autres la joie des colis et cadeaux reçus, et de partager aussi très concrètement ce que nous recevons. Car tous partagent ce qu’ils reçoivent : pâtés, saucissons, gâteaux… Les déceptions aussi, nous les partageons. Parfois cruelles, à la hauteur de l’espoir que nous mettons dans ces colis. Et parce que nous sommes tous déjà passés par là, parce que nous avons tous connu le grand vide du colis absent, nous restons attentifs à ceux dont les espoirs sont déçus. Nous anticipons même, parfois, quand nous savons qu’un gars attend 103


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 90 folio : 104 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan quelque chose d’important depuis des semaines et des semaines. Pour dire l’importance que revêtent le courrier et les colis, il y a une semaine de cela, un gars a défoncé une porte de son poing parce que son courrier ne lui avait pas été remis !

25 juillet Une chicom tombe sur la FOB pendant notre garde La garde du camp est une mission essentielle. C’est même la première des missions, celle qui conditionne tout le reste, qui nous permet de nous relaxer et de nous détendre à la FOB. Nous la prenons en moyenne deux fois par mois environ, en plus des autres missions, évidemment. Jusqu’à aujourd’hui, tous nos tours de garde ont été routiniers. Mais cette fois, vers dix-sept heures, Akkouche a déclenché une alerte chicom depuis « Golf Unité 1 ». En quelques secondes, tout bascule. Nous passons d’une situation calme à une situation où plus personne dans le camp n’est en sécurité. La chicom tombe au hasard, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise place sauf à être dans un abri antichicom. Tout a été très très vite et j’ai appliqué les consignes, strictes et nécessaires : vérifier le bon déclenchement 1. Les postes de garde répartis autour de la base sont appelés « Golf » et désignés par un numéro.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 91 folio : 105 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan de l’alarme, transmettre les consignes à l’ensemble des personnels du camp, envoyer Engrand faire le tour de la base vérifier que les gens sont à l’abri dans les « U Wall 1 », prendre contact avec les « EO 2 » et transmettre les coordonnées des positions de tir insurgées aux mortiers pour un éventuel tir de riposte. Un simple tir d’obus éclairants suffira ce soir à calmer les insurgés. Aucune autre chicom ne tombera sur la base. Cette alerte nous rappelle que nous sommes en permanence à portée de leurs tirs, jamais vraiment en sécurité. Ce risque, nous n’y pensons pas tout le temps, bien sûr, mais, j’en suis certain, nous subissons continuellement cette tension.

30 juillet L’odeur du sang, je frôle le drame Encore une mission qui s’est éternisée. Vingtquatre heures sur le terrain sans presque dormir ! Nous avons en fait enchaîné deux missions sans rentrer à la FOB. Hier, le 29, nous sommes partis tôt le matin pour nous installer à l’école de Tartakhel. Comme chaque fois, les Legos font une reco génie des alentours de l’école et à l’intérieur. Cela dure une 1. Abris antichicom en forme de U inversé d’environ 1,5 mètre de haut et 1 mètre de large en béton armé. Ils sont répartis un peu partout dans la base. 2. Eléments d’observation qui, grâce à leurs moyens techniques, peuvent déterminer l’origine des tirs. Les artilleurs utilisent ces éléments pour régler leurs tirs de riposte.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan bonne demi-heure ; les gars ne laissent pas un centimètre carré de côté, ils fouillent, ils cherchent. Ce qu’ils font pour nous est fraiment formidable. On commence à y avoir nos marques vu le nombre de fois où nous nous sommes déjà postés dans cette carcasse vide. Chaque groupe s’installe dans la même pièce dorénavant, l’adjudant dans le couloir central, etc. A part le sable très fin, presque de la poussière, qui recouvre le sol, nous n’y sommes pas mal. Le point de vue vers Tartakhel est idéal. Depuis les « fenêtres » ouest et nord nous pouvons chouffer à plus de 180 degrés. Et vu l’épaisseur des murs, nous sommes assez bien protégés. D’autant plus que nous avons trois VAB en chouffe en permanence à chaque coin de l’école. Ils peuvent y venir ! Depuis le côté ouest de l’école, nous avons une vue sur toute la vallée de Tagab. Devant nous un grand champ parcouru de petits murets et de quelques « karèzes 1 ». Au-delà de ce champ, la lisière de la zone verte et les premiers compounds du village de Tartakhel. En réalité, au-delà de ce champ nous n’y voyons plus rien, et les seuls renseignements que nous puissions avoir sur les insurgés viennent des TE 2 et des « Milans » qui, depuis les hauteurs, arrivent à les observer. Les champs ne sont pas cultivés en ce moment, mais il y a pas mal de civils qui passent sur le chemin situé à environ deux cents mètres de notre 1. Petits canaux d’irrigation. 2. Tireurs d’élite.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan position. Des gamins comme des adultes, des vieux, des femmes en burqa, évidemment. Celles qui habitent les premiers compounds la relèvent parfois déjà sur le chemin, persuadées d’être seules et arrivées. Mais elles la rabaissent précipitamment dès qu’elles nous aperçoivent. Faure s’est retrouvé l’autre jour face à une jeune fille qui a complètement relevé sa burqa pour lui montrer son visage. Comment interpréter ce geste ? Défi personnel aux hommes de son clan, geste de provocation ? Aucune idée ! En tout cas, Faure est tombé amoureux. Le soir il nous parlait de sa beauté, de ses yeux magnifiques… Côté est de l’école passe la route qui traverse le village et monte vers Alasay. Défilé de vieilles Toyota breaks, toujours chargées à mort, de vélos, de motos, de camions bariolés, de chameaux parfois ! Nous avons mené deux patrouilles dans la journée. Une flanc-garde le long de la route pour une reconnaissance de « hot spot » et une patrouille dans le village. Nous sommes bien habitués maintenant à ces patrouilles, les gars ont bien pris leurs marques. Parce que nous devons aller vite, que nous sommes sous pression malgré le calme qui règne dans le village, nous n’avons pas toujours les moyens d’être très délicats, que ce soit en traversant les champs ou des zones maraîchères, en franchissant des murets, etc. C’est parfois un peu de l’ordre du saccage mais je ne vois pas très bien comment nous pourrions faire autre107


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Journal d’un soldat français en Afghanistan ment. Pas facile, après, de se faire apprécier de la population pour qui, c’est sûr, les récoltes passent devant les questions nationales ou internationales ! Parfois, dans le village, des portes restées entrouvertes nous permettent de jeter un œil à l’intérieur des compounds. Rapide, quoi qu’il arrive : le rythme des patrouilles ne nous laisse pas beaucoup de temps pour la contemplation et, de toute façon, ces portes se referment généralement très vite. Vers seize ou dix-sept heures nous étions de retour à l’école de Tartakhel où nous avons pu nous reposer jusqu’à la prochaine mission : appuyer la « 4 » qui ira taper un compound avec les Forces spéciales cette nuit. A dix heures il fait presque nuit. Chacun s’installe dans un coin de « notre » pièce, au fond à gauche de l’école. Matelas en mousse. On peut tomber le CIRAS et très vite on se fait un dîner. C’est la valse des rations avec les petits compléments que l’ordinaire nous prépare : pain, fromages, pâtés, barres céréales, saucisson… Pour le café, c’est devenu une tradition : VDB s’en charge ! Pas une lumière dans l’école, pas même de frontale ou seulement très furtivement, avec un filtre rouge. Eventuellement, on allume un Cyalume 1 ou deux pour voir ce que l’on fait avec le réchaud. Puis tout le monde s’installe pour 1. Les Cyalume sont des petits bâtonnets éclairants qui s’allument par une simple torsion qui elle-même active une réaction chimique. Les Cyalume IR sont une version infrarouge invisible à l’œil nu.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 95 folio : 109 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan dormir ou se reposer une fois les tours de garde distribués. La manip de la « 4 » et des FS 1 devait se terminer tôt dans la nuit et nous devions nous désengager dans la foulée. Rien ne s’est passé comme prévu. Pour des raisons que j’ignore, la « 4 » a pris énormément de retard. Ils ne se sont donc désengagés que vers quatre heures du matin et, à peine le désengagement commencé, ils se sont fait prendre à partie. Le jour commençait tout juste à se lever. Les gars étaient fatigués, ils perdaient l’avantage de la nuit et de leurs optiques de nuit, en pleine phase de désengagement. Un moment « idéal » pour les insurgés, et ils n’ont pas hésité. Les premiers coups de feu sont partis du wadi. Quelques minutes plus tard, à peine, ça sifflait autour de notre position, à une cinquantaine de mètres de là. J’étais en chouffe derrière un tout petit muret de moins d’un mètre de haut, à genoux dans la terre. Dans notre dos, un verger. Engrand, Faure et VDB étaient à mes côtés. Face à nous, un large découvert, un champ de maïs d’au moins cinq cents mètres de large. Nous avions le wadi en visuel, à peine masqué par un tout petit bosquet situé immédiatement devant nous. La position était bonne mais je n’arrivais pas à comprendre ce qu’il se passait, d’où provenaient les tirs, s’il s’agissait de balles perdues de la « 4 » ou si nous étions nous-mêmes pris à partie. Je n’avais 1. Forces spéciales.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 96 folio : 110 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan même pas une idée claire de la position de la « 4 » ni du type d’armes utilisées. J’étais un peu dans le brouillard, le genre de situation qui peut mener à une bavure si on ne prend pas du recul. La situation était devenue très claire : nous étions nous aussi pris à partie et l’action des insurgés était coordonnée. L’imbrication était totale ; les insurgés comme la « 4 », nous étions tous très proches les uns des autres. Les balles sifflaient très bas, vraiment très bas au-dessus de nos têtes. Sifflement, baissement de têtes ! Sifflement, baissement de têtes ! Et la riposte, notre riposte. Avec moi VDB, Faure et Engrand tiraient par petites rafales. Petit coup d’œil au-dessus du muret, rafale, on se planque. Et ainsi de suite. Pour autant, nous étions sur la retenue car je continuais à avoir un doute sur la position des gars de la « 4 ». C’est peu de temps après que j’ai frôlé le drame. A quelques mètres de notre position, en contrebas, j’ai vu un gamin accroupi dans le champ de maïs. Je l’ai tout de suite pris pour un insurgé ! Il n’avait rien à faire ici, son attitude pouvait être suspecte et il pouvait très facilement avoir une kalach à ses pieds. Je me suis levé, je l’ai braqué. J’étais vraiment prêt à ouvrir le feu. La sûreté de mon Famas était enlevée, j’avais déjà le doigt sur la détente. Je ne sais pas pourquoi j’ai hurlé pour l’interpeller au lieu de tirer. Un cri de rage, venu de très loin, pour faire sortir le 110


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Journal d’un soldat français en Afghanistan nœud que j’avais au fond des tripes. Il s’est redressé, s’est tourné vers moi, visiblement effrayé. Depuis combien de temps était-il dans ce champ, entre nous, la « 4 » et les insurgés ? Je l’ai fait venir vers nous, passer au-dessus du petit muret qui nous séparait du champ pour le mettre à l’abri. Savait-il où étaient les insurgés ? Il a répondu : Oui, partis vers l’ouest. Et ça n’arrêtait pas de tirer… VDB a gardé le gamin, le temps de mon compte rendu à la radio. Je devais le relâcher. A ma grande surprise, tout d’un coup et sans comprendre pourquoi à ce moment-là (les tirs continuaient), pas mal de civils, des femmes et des enfants, sont sortis du champ pour quitter la zone. Nous ne les avions pas vus ! Ces putains d’insurgés ont continué à tirer malgré les risques que cela faisait courir aux civils que nous aidions à sortir du champs. Faure, avec sa Minimi, s’est chargé de les calmer. Il asphaltait comme un dingue en tirant au-dessus des civils ! C’était une situation de fou. Les civils couraient apeurés, têtes baissées. La prise à partie durait depuis trois bonnes heures ! Les tirs restaient très proches. Je revois cette branche arrachée par une rafale de l’arbre contre lequel nous étions appuyés et tomber à nos pieds ! Notre riposte était à la hauteur de ce qu’ils nous balançaient : au moins 6 APAV, des rafales de minimi de plusieurs secondes, etc. Peut-être deux heures que nous étions au contact. L’adjudant annonce à la radio le déclenchement 111


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 98 folio : 112 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan imminent de tirs de mortiers sur « Sierra 8 » à une cinquantaine de mètres de « kilo 19 ». Je lui signale avoir un bon visuel sur la zone d’impact et être en mesure d’apporter les corrections nécessaires. Les premiers obus de 120 tombent à peine cinq minutes plus tard. Presque une dizaine d’obus. Les tirs des 120 étaient très proches de nous. Tellement proches que nous recevions l’ordre de nous protéger de l’effet de souffle quelques secondes avant les impacts. Nous nous tapissions derrière les murets, la gueule dans le sable et la poussière. Pour Lamy et Akkouche postés en sûreté arrière, la situation était vraiment limite : ils me rendaient compte à la radio d’éclats d’obus dans le mur contre lequel ils étaient postés ! A chaque départ de tir ils allaient se poster en contrebas dans un carèze. Après les tirs de mortiers, les Kiowa ont effectué plusieurs passes. Il y avait tellement de bruit autour de nous que nous n’entendions que les tirs des hélicos. Ils étaient vraiment très bas ; en levant la tête, je pouvais les apercevoir à quelques dizaines de mètres de nous. Des étuis 1 de leurs mitrailleuses nous tombaient même sur la gueule ! On avait cessé de tirer. Ils s’occupaient de traiter la zone. Eh bien ! Inutile pour nous de consommer nos munitions. Le boulot était plus que bien fait : au bout de quelques passes nous avons entendu les sifflements des départs 1. « Etuis » est le terme utilisé par les militaires pour parler des douilles des balles.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 99 folio : 113 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan de roquettes de 30 mm. Franchement, je n’aurais pas aimé être à la place des insurgés. Une fois de plus nos « anges gardiens » avaient été efficaces. La situation était redevenue calme. Mais nous avions appris à la radio qu’Azni avait été blessé par balle à la fesse peut de temps avant les tirs de mortiers. Il allait devoir être évacué et pour cela ouvrir une porte de sortie à la « 4 ». Nous les attendions, prêts à les recueillir et à faciliter leur évacuation. Pour faciliter l’évacuation, nous avons pété le mur de notre ruelle à coups de pied. Ils sont arrivés rapidement. Beaucoup de monde autour du brancard. Azni était le premier blessé que je voyais au combat. A son passage, l’odeur de son sang m’a frappé. Une odeur forte, cuivrée, qui prenait aux narines. Une fois qu’ils étaient sur nous, je n’avais qu’une obsession : qu’ils n’aient plus à penser à rien mais seulement à se faire porter, à suivre la route que nous allions leur ouvrir. J’imaginais dans quel état ils devaient être : complètement flingués, épuisés. Infiltration de nuit, plusieurs heures de combat, le choc d’un blessé. Je les ai guidés, jusqu’à « Rouge 10 », en arrière de notre position. Là, ils étaient en sécurité. Le reste de la journée s’est déroulé. Désengagement sur l’école de Tartakhel sans souci : les insurgés devaient se remettre… Puis attente de la nuit à l’école pour nous désengager. Ce qui m’a laissé le temps de revoir le film de cette journée. Le visage de ce gamin effrayé, que j’aurais pu tuer, revenait souvent. 113


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 100 folio : 114 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan Ça s’est vraiment joué à rien. Je gueulais ou je tirais. J’ai gueulé ! Si j’avais tiré, j’aurais ce soir la mort d’un enfant sur la conscience. Impossible de dire dans quel état je serais ce soir si j’avais commis cela. Est-ce que j’aurais paniqué ? Est-ce que je me serais effondré ? Est-ce que j’aurais pu poursuivre la mission ? Comment aurais-je pu supporter le regard des autres après une erreur pareille ? Comment supporter le regard de Jenny et des enfants de retour en France ? Parce que, si cela était arrivé, je suis certain que j’aurais pris ça comme une erreur, comme une bavure. Sûrement pas comme un accident. Et pourtant, je sais que cela peut arriver. Que ce gamin n’a rien demandé à personne, pas même de naître en Afghanistan. Que la guerre est cruelle qu’elle ne peut se comprendre avec nos codes habituels. Que si j’avais tué cet enfant, je l’aurais fait pour défendre la vie de mon groupe, la mienne aussi – qui pourrait m’en blâmer ? Ces garçons ont laissé derrière eux des mères et des copines. Et moi Jenny et les enfants. Voilà pourquoi la guerre est une saloperie : elle nous met, tous et souvent, dans des situations inextricables aux conséquences dramatiques, quels que soient nos choix.

18 août Je n’écris plus depuis une quinzaine de jours. Plus le temps, trop fatigué. Depuis la mi-juillet le rythme 114


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 101 folio : 115 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan des missions s’est accéléré. Nous n’avons plus une seule minute à nous. 5 juillet, « QRF », sortie sur le bazar de Tagab. – 6 juillet reco à Shekhel, mort d’un légionnaire tué par l’explosion d’un IED qu’ils venaient de trouver. – 10 juillet, sortons appuyer la « Première » à l’entrée d’Afghanya. Je n’aime pas ces longs trajets en VAB ; trop de risques d’IED ou de tirs de RPG. – 12 et 13 juillet, reco avec le génie à Shekhel en prévision de la construction d’un COP. Journées calmes, nous sommes installés hauts sur les contreforts ouest de la vallée. Avons enchaîné sur la garde dès notre retour à la FOB. – 16 juillet, « QRF 1 », sortie au pont de Tagab pour appuyer le désengagement de la « 4 » prise à partie dans la matinée. – 17 juillet, mission de vingt-quatre heures à Afghanya, grosse infiltration de nuit, toujours pour appuyer la « Première », etc. Je n’en peux plus. Nous n’en pouvons plus ! Nous n’avons plus une seule minute à nous. Nous rentrons du terrain pour nous laver, raser, dormir quelques heures puis enchaîner déjà sur une autre mission. Plus de films le soir, plus de temps pour la muscu ou passer sur Internet dire bonjour à Jenny et aux enfants ! Dans la section tout le monde a le sentiment d’être à son maximum, de vivre un risque permanent, d’être sans cesse sur le fil du rasoir. Avec la fatigue qui s’installe, les réflexes qui s’émoussent et la tête qui se met à gamberger. Le cocktail est explosif ! 1. Note à venir.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 102 folio : 116 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan Nous sommes frustrés de ne plus pouvoir travailler comme nous savons le faire, de voir notre niveau baisser, d’avoir le sentiment de faire du grand n’importe quoi, de bosser à la chaîne. Et pourtant, la rumeur court que les chefs, à Nijrab ou plus haut, trouvent que nous n’en faisons pas assez, que le rythme des missions peut encore s’accélérer. Une rumeur qui est claire : s’il n’y a pas de blessés ni de morts, c’est que l’on peu aller plus loin ! C’est tout simplement fou, insupportable. Heureusement, le colonel de Mesmay nous assure de sa confiance et de son soutien, reconnaît le travail que nous réalisons depuis que nous sommes là. C’est un peu de baume au cœur, mais cela ne suffit pas. Je trouve cette rumeur insupportable. Nous sommes vraiment au taquet, en faire plus finira par être dangereux. Il y a des signes de fatigue qui ne trompent pas, je vois bien, par exemple, le niveau de concentration baisser pendant les missions. A la fatigue physique vient s’ajouter une fatigue morale. Comme les gars, je me mets à gamberger, je traverse une sale période de mauvais esprit : pourquoi me crever le cul, pourquoi faire subir mon absence à Jenny et aux enfants si des chefs loin de notre vallée, de la réalité de notre quotidien qui ne savent pas voir ce que nous faisons s’en foutent ? Quoi faire pour qu’ils comprennent ce que nous faisons, ce que nous vivons depuis trois mois déjà ? Des morts ? ! Des blessés ? ! 116


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 103 folio : 117 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan Le soir, je rumine dans mon lit sans personne à qui en parler. Je sais trop bien que le mauvais esprit, la baisse de moral, est un mal qui se répand aussi vite que la peste et que ses effets peuvent être ravageurs. Mais je sais aussi que nous pouvons tous compter sur la cohésion du groupe et que personne ne flanchera. Nous sommes des Marsouins et depuis que nous avons intégré le corps de l’infanterie de marine nous avons appris ensemble à franchir des obstacles que nous croyions insurmontables, à aller au-delà de ce que nous pensions possible. Nous sommes un groupe, et pour ce groupe nous sommes prêts à l’impossible. J’en ai marre d’être ici, mais cette certitude me permet de tenir.

24 août Nous savions tous, en quittant Fréjus, que certains d’entre nous ne feraient pas le voyage de retour. Ce risque, nous l’avons tous accepté, nous l’assumons, nous le regardons droit dans les yeux depuis ce jour de septembre où l’on nous a annoncé que nous partirions pour l’Afghanistan. Mais qu’est-ce que cela fait mal quand ça arrive ! Hier après-midi, deux de nos frères d’armes sont tombés dans Bedraou. De ce que j’ai compris, Panezyck a été tué par balle en traversant un découvert. Le lieutenant Mezzasalma s’est porté à son secours et ça s’est malheureusement mal passé pour lui aussi. Des gars de 117


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 104 folio : 118 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan la « 4 », mon ancienne compagnie, celle par où j’ai commencé. Où j’ai passé cinq très belles années pendant lesquelles je les ai si souvent côtoyés. Nous étions tous rassemblés, tout à l’heure, autour de la DZ 1. Le cœur lourd et l’œil mouillé, nous venons de leur dire adieu. Je n’oublierai ni leurs visages ni l’image des drapeaux français recouvrant leurs cercueils et disparaissant dans l’hélico. Avant de grimper plein ouest, vers Bagram, le pilote leur a rendu un dernier hommage en faisant une passe à très basse altitude au-dessus de la FOB. Un beau geste de la part du pilote, qu’ils méritent bien. Adieu ! Depuis hier, j’ai repassé cent fois dans ma tête le film de la journée. Une journée de folie qui a commencé la veille vers minuit par une infiltration de nuit à l’entrée de Bedraou, au sud de « kilo 2 2 », pour appuyer une action des « Géol 3 ». Après avoir été relevés par l’ANA vers cinq heures du matin, nous avons fait mouvement dans une zone que je ne sentais pas bien. Nous étions surplombés par un bâtiment énorme d’où les insurgés auraient pu nous prendre à partie. J’en ai même fait la remarque au capitaine Delort. Toute la zone me paraissait pourrie : nous longions des murs aménagés de meurtrières, tout était étroit et confiné. Nous avancions sur leurs 1. Drop Zone : zone d’atterrissage des hélicoptères. 2. Désignation d’une zone. 3. Groupe des Forces spéciales.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 105 folio : 119 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan positions, j’avais le sentiment d’être au beau milieu de leur nid. Les gars étaient aussi tendus et en alerte que moi, et, du coup, tout se déroulait bien, ils prenaient de bons appuis, dynamiques, rapides, ne laissaient rien au hasard. Jusqu’à ce que nous nous heurtions à un mur pas très haut mais merdique et galère à franchir. C’est à ce moment que la situation a commencé à se dégrader. En quelques minutes, plusieurs comptes rendus concernant la présence d’insurgés dans la zone se sont succédé à la radio. Puis il n’a pas fallu plus de cinq nouvelles minutes pour que j’apprenne que les VBCI allaient enfin ouvrir le feu au canon de 20 mm. Sur le coup, c’était une bonne nouvelle parce qu’ils allaient repousser les insurgés. Mais très vite, l’adjudant nous a annoncé une forte suspicion de tirs fratricides à la « 4 » avec des blessés « Alpha 1 ». En continuant la progression à travers les ruelles étroites, j’étais à la fois stupéfait, en colère et la tête dans le brouillard. Je n’avais pas beaucoup d’infos, et en plus pas très précises. J’ai tout de même fini par apprendre qu’il s’agissait de « Vert 4 2 », et j’ai immédiatement pensé à Teva puis à Emilie 3 qui était avec notre section. Je l’ai croisée un peu plus tard, le 1. Désigne des blessés dont les blessures peuvent entraîner rapidement la mort. 2. Quatrième section de la 4e compagnie. 3. Caporal-chef Emilie Zeher, auxiliaire sanitaire au sein de la 2e compagnie.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 106 folio : 120 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan regard dans le vide, terriblement inquiète pour Teva 1 parce que aucun numéro n’avait été donné à la radio. Elle n’en pouvait plus de pas savoir et j’ai demandé pour elle à l’adjudant s’il avait des infos plus précises sur le réseau haut. Malheureusement non, et Emilie a dû continuer la mission en portant cette angoisse. C’est vers neuf heures, je crois, peu de temps après la fin de la fouille du compound, que le chef Maafali m’a appris la nouvelle : deux morts à la « 4 ». Nous étions l’un à côté de l’autre, assis contre un muret. Putain, quel coup de poing dans la gueule, un coup de sabre à travers le visage ! Nous sommes restés figés, nous nous sommes regardés sans pouvoir dire un mot… J’ai eu l’impression que le vide se faisait autour de moi. Des images du lieutenant Mezzasalma et de Panezick ont surgi à mon esprit tout de suite, je me suis revu à la « 4 » avec eux… Pendant quelques secondes je n’étais plus là, assis dans cette poussière de merde, dans cette ruelle trop étroite pour y voir quelque chose… Dans ma tête, il n’y avait que des Putain mais merde, c’est pas vrai, ça fait chier, putain c’est pas possible ! VDB a croisé mon regard et a compris que quelque chose n’allait pas. Je leur ai immédiatement annoncé à la radio. Dans mon oreillette, pas un commentaire, les gars sont restés muets. Il n’y avait pas grand-chose 1. Teva est le compagnon d’Emilie. A la suite de cette journée particulièrement éprouvante, elle a demandé à son chef de ne plus être sur le terrain en même temps que Teva.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan à dire à ce moment-là. Les Tigre et les Kiaowa 1 qui multipliaient les passes canon 2 ont fini par nous faire sortir de notre bulle. Moins d’une demi-heure plus tard, nous avons fait mouvement vers le sud pour relever Rouge 20 qui devait participer à l’évacuation des corps. A peine cent mètres de verger nous séparaient d’eux, mais il fallait progresser à moitié courbés. Une fois sur Rouge 20, j’ai posté le groupe aux abords d’un carrefour où des combats avaient manifestement déjà eu lieu : tout autour de nous, dans les murs, les arbres, de multiples éclats de balles… L’évacuation des corps n’en finissait pas. La récupération des blessés et des tués était compliquée. Je voyais le temps passer. Ça puait. Je sentais la tension monter dans le groupe, tous les gars devaient penser à la même chose : On est là depuis trop longtemps ! Nous avions forcément été repérés ! Et on ne se trompait pas de beaucoup… Faure nous a fait évacuer cette tension d’un coup en gueulant Sergent ! Sergent ! Y a un gamin avec une kalach dans la ruelle ! Je tire ? Le gamin, pas plus de quatorze ans, ne s’est pas posé cette question et nous a balancé une grosse rafale. Du coup Faure n’a même 1. Le Tigre est un hélicoptère de combat équipé notamment d’un canon de 30 mm et de roquettes de 68 mm. Le Kiaowa est un hélicoptère américain. 2. Passages à basse altitude pendant lesquels les hélicoptères tirent avec leurs canons.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan pas eu besoin d’attendre mon ordre. Je me vois encore lui répondre alors qu’il avait déjà consommé un quart de la bande ! J’ai appuyé son tir en vidant la moitié d’un chargeur. A peine une minute plus tard, une rafale est partie de notre droite. Les mecs ne devaient pas être à plus de vingt-cinq mètres de nous, et pourtant nous ne les voyions pas ! Là, VDB a eu la chance de sa vie. Cette rafale, qui était pour lui, s’est arrêtée à quelques millimètres sous le rebord du muret derrière lequel il était posté ; ou alors il s’est jeté à terre juste juste à temps. Je ne crois pas aux miracles, mais c’en était peut-être un… VDB n’avait pas encore relevé la tête qu’une grenade a explosé au pied du mur derrière lequel étaient aussi postés Engrand et Akkouche. La poussière de l’explosion flottait encore dans l’air que je leur gueulais comme un malade de riposter. Quelques minutes plus tard, alors que je faisais mon compte rendu à l’adjudant et refusais les renforts qu’il me proposait, j’ai entendu le « chting » de la goupille d’une seconde grenade ! Sans même relâcher le bouton de la radio, je gueulai une nouvelle fois « grenade ». Et là, une nouvelle fois, l’incroyable s’est produit ! Je l’ai vue arriver vers nous et rebondir dans l’arbre qui nous surplombait. Par chance, elle est tombée du bon côté. A peine relevés, j’ai fait riposter le groupe. Engrand balance même la grenade à fragmentation que je lui avait passée un peu plus tôt, quand nous avons reçu 122


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Journal d’un soldat français en Afghanistan leur première grenade. Au cas où… Putain ! Nous y étions, à balancer une grenade ! Quitter cette putain de position après cette putain de journée a été un vrai soulagement. En partant, j’ai dit à Faure, sans raison particulière, comme si j’avais pensé à haute voix : Tu verras, la prochaine fois qu’on revient ici y aura une daisy chain ! C’est une de nos positions habituelles, ils la connaissent bien maintenant (la preuve avec ce qu’ils nous ont fait subir cet après-midi) et aujourd’hui encore nous y avons passé un trop long moment. Axe Buckeye, Buckeye, pont de Tagab, le bazar… dans le VAB, le paysage défilait devant mes yeux mais je ne voyais rien sinon les images de la journée. Et je commençais à réaliser que j’avais eu peur. Peur pour le groupe. Peur pour moi. Peur tout court. Peur parce que j’étais persuadé que j’allais y laisser quelque chose, un bras, une jambe, un gars… Peur parce que je ne contrôlais pas ce qui nous tombait sur la gueule. Peur parce que les insurgés étaient là, vraiment là, à moins de quinze mètres. A portée de grenade ! A la FOB, je me suis déséquipé tout de suite pour aller voir les gars de la « 4 ». Là-bas, l’émotion était partout. Les gars avaient les yeux rouges, des larmes coulaient sur leurs joues. Certains étaient prostrés sur les bancs. Je marchais au milieu de cette immense douleur sans autre envie que de les écouter. Je n’étais pas celui qui les consolerait. 123


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Journal d’un soldat français en Afghanistan En rentrant à la section, le puzzle de cette journée maudite était beaucoup plus clair. Mais, pour autant, je n’arrivais pas à comprendre comment nous en étions arrivés là. Jusque tard dans la nuit, nous avons ressassé et décortiqué les événements de la journée. Nous avions beau y revenir et y revenir encore, nous n’arrivions pas à dépasser un sentiment de totale incompréhension.

30 août Pause opérationnelle Nous sommes rentrés hier de la pause opérationnelle à Warehouse 1. Nous avions sacrément besoin de nous sortir d’ici et nous attendions avec impatience ces quarante-huit heures de détente. J’ai vécu Warehouse comme une sorte de retour à la civilisation. Warehouse n’est pas vraiment une base opérationnelle mais plutôt une base de commandement. Les risques y sont (quasi) nuls et la vie y est agréable. Restaurants, pizzérias, cafés, PX, un ordinaire de luxe… Pour nous qui venons de Tagab, c’est à peine croyable. L’ambiance ici est complètement différente, calme, détendue, et le nombre de gradés au mètre carré impose forcément un style différent. Mais dès notre arrivée ç’a été la douche froide ! Au sens propre comme figuré ! Non seulement nous 1. Une base de l’OTAN sous commandement français située à quelques kilomètres à l’extérieur de Kaboul.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan avons été installés dans un coin pourri, mais en plus l’organisation était déplorable : la section éclatée, des lits qui manquaient, les poêles des tentes qui chauffaient mal, j’en passe et des meilleures. Nous espérions un peu mieux, en arrivant de Tagab. D’où croyaient-ils que nous venions ceux-là qui ont « organisé » notre arrivée ? Nous ne sommes pas des héros parce que nous venons de Tagab, sûrement pas, mais des hommes fatigués et éprouvés, qui veulent et pensent mériter un peu plus de considération. Si l’objectif de la pause est que l’on se repose et se détende, pour poursuivre la mission jusqu’au bout dans les meilleures conditions, alors il faut prendre les moyens de nous recevoir correctement, juste correctement et ne pas nous prendre pour des jeunes « bitos » ! Nous étions tous terriblement énervés mais nous n’avions pas le temps de nous apitoyer sur notre sort et nous sommes rapidement partis à la recherche d’un bar sympa. Comme on est bons en topo ça n’a pas trop traîné ! Nous y avons bu et rigolé jusqu’au bout de la nuit pour ne pas faire mentir la chanson et nous mettre ivre pour oublier le combat qui se livre ! Une nuit pour oublier la Tagab, la FOB, Alasay, Bedraou, les IED, les « connards d’en face », tout ce merdier qui nous tient sous pression depuis des mois : ils n’existaient plus, je les avais comme extraits de mon cerveau. Le lendemain, les heures de réveils ont été très diverses. De mon côté, je suis allé faire des achats 125


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Journal d’un soldat français en Afghanistan aux PX pour Jenny et les enfants. Le circuit du retour en France n’est pas très clair, alors je préfère prendre les devants et trouver dès maintenant des cadeaux. En me baladant dans les larges allées de la base, je ressentais une impression bizarre, comme si je n’étais pas ici à ma place. Je n’ai pas compris tout de suite pourquoi, mais à mesure que le temps passait les choses devenaient plus claires. Je n’étais pas ou je ne me sentais pas à ma place, en effet, comme semblaient me l’indiquer de nombreux regards pleins de dédain ou de surprise. J’étais dégoûté ; à mes yeux il aurait mieux valu rester à Tagab, entre nous, plutôt que de voir ça. Et encore, je n’avais pas tout vu ! En fin d’aprèsmidi, alors que nous étions en train de boire un verre, VDB m’a raconté l’impensable : il avait rencontré dans la journée un capitaine surpris par leurs airs de « sauvages » leur avait demandé d’où ils venaient. Et là : conternations. Tagab ne lui disait rien. J’étais fou de rage. Comme toute la section.

2 septembre Rentrée des classes Les filles ont repris le chemin de l’école ce matin : Melissa en CM1 et Alycia en Grande Section. Aaron celui de la crèche. Je ne suis pas là, une fois de plus, pour les y accompagner. Ça doit être la troisième année consécutive. Bref, je n’ai jamais assisté à 126


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Journal d’un soldat français en Afghanistan aucune des rentrées d’Alycia ! Mon chemin à moi, aujourd’hui, était celui de la garde. Ce qui était un moindre mal puisque j’ai eu Jenny sur MSN dans l’après-midi. La rentrée s’est bien passée, Jenny tient le coup. Elle est forte, y a pas de doute. Aaron m’a bien fait rigoler tout à l’heure. Pendant que nous étions en train de discuter, Jenny a pris l’ordinateur qui était au salon pour continuer dans la cuisine. Aaron qui jouait aux petites voitures dans le salon s’est brusquement levé pour suivre l’ordinateur et me dire : Non, non, papa, reviens ! Alors, et c’est là que cela a été génial, Jenny est revenue poser l’ordinateur sur la table basse du salon, mais ça n’a pas convenu à Aaron qui lui a dit : Assis là, papa, par terre à côté de lui, pour que je joue avec lui. Ce n’est pas toujours aussi drôle. La semaine dernière, Melissa s’est effondrée en larmes au téléphone. Elle était chez une amie dont la mère n’a pas l’habitude, comme Jenny, de faire attention à ce qui est dit aux informations. Ils annonçaient la mort de plusieurs soldats de l’OTAN en Afghanistan ! Jenny l’a réconfortée comme elle pouvait. Il y a si peu à dire… MSN est vraiment une belle invention. Quel changement depuis les premières OPEX où nous n’avions pas de connexion Internet. Maintenant je peux les voir évoluer, changer de coiffure, bronzer pendant l’été, les voir contents de me montrer quelque chose. Et eux aussi peuvent me voir « en vrai ». Le seul élé127


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Journal d’un soldat français en Afghanistan ment pénible est la salle où l’on a accès à Internet. Il y fait toujours une chaleur à crever, le tiers des postes sont en panne et il y a toujours quelques gars pour parler trop fort, pour s’embrouiller avec leur femme devant tout le monde, sans aucune gêne.

7 septembre Fin du ramadan Aujourd’hui c’est la fin du ramadan. J’avais déjà du mal à comprendre que le GTIA lève le pied et ralentisse ses opérations pendant cette période, mais alors là, c’est le bouquet final ! Lever le pied après nous être défoncés depuis le mois de juillet pour prendre l’avantage, c’est à mon avis leur laisser de l’air pour se refaire une santé, se réapprovisionner en armement, etc. Et, allez savoir pourquoi, je ne me sens pas vraiment l’envie de leur faire ce genre de « cadeaux ». Alors oui, rester une bonne heure au marché de Tagab à distribuer des dattes à la population m’a franchement énervé ! Qu’est-ce qu’ils en ont à foutre de nos dattes ! Qui peut croire que c’est ça qui va nous faire (plus) apprécier d’eux ? Je trouve, et les gars avec moi, que c’est prendre, nous faire prendre beaucoup de risques pour quelques dattes dérisoires. Même au bazar les choses peuvent mal tourner, très mal tourner. Si les insurgés avaient décidé de nous balancer des pruneaux dans nos sacs de dattes, c’est nous et nous seuls qui aurions dû gérer. 128


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Journal d’un soldat français en Afghanistan

8 septembre C’est mon anniversaire C’est mon anniversaire. Vingt-huit ans. Un peu tôt pour faire un bilan, mais tout de même ! Je mesure la chance exceptionnelle que j’ai de vivre cette mission. Certains militaires, la plupart, attendent toute leur vie une telle mission. Voire ne vivrons jamais cela. Les gars avaient organisé un barbecue et m’ont beaucoup gâté en m’offrant une paire de lunettes. Guilbaud et le chef Chodey, m’ont offert un dock « iPad » pour mon JBL. Toute la section profite de ma musique maintenant. Je ne sais pas si les gars dans le bâtiment les en remercient ! Nous avons fait pas mal de barbecues depuis notre arrivée à Tagab. Pour les anniversaires, ou sans raison particulière. Chaque fois, de vrais bons moments de détente et de cohésion. Tout le monde s’y met : les Tahitiens préparent la viande, d’autres vont acheter des canettes au « boubou 1 » et des bières au foyer. Certains arrivent même, parfois, à dealer avec les Américains quelques bières 2 contre trois ou quatre kilos de viande de bison ! Nous sommes tous sur le pont. On discute, on rigole, on oublie, un moment, le 1. Le « boubou » est le nom qui a été donné (héritage du Sénégal) à une sorte de tout petit bazar, installé dans un container dans l’enceinte même de la base. On y trouve de tout : des cigarettes, des biscuits, des gadgets, des glaces… 2. L’alcool est totalement interdit dans l’armée américaine.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan boulot, et peut-être un peu où nous sommes même si, depuis notre terrasse, nous avons une vue imprenable sur Tagab, la vallée d’Alasay et l’entrée de la vallée de Bedraou. Qui dit anniversaire dit petit discours. J’ai donc profité de l’occasion pour rappeler à tous le plaisir et la fierté que j’ai de travailler avec eux, mon obsession de les ramener tous à la maison, entiers. Leur dire, encore une fois, que réussir une mission c’est deux choses : la mener à bien et ramener tout le monde. Jusqu’à présent nous avons réussi. Mais même si l’idée du retour commence à nous trotter dans la tête, la mission est loin d’être finie. Il nous reste encore un peu plus de deux mois à tenir, et je sais que cela ne va pas être facile de rester concentrés jusqu’au dernier jour. Alors je leur dis, je leur redis et je leur redirai encore : On reste concentrés et efficaces !

13 septembre Opération « Stricking », infiltration de nuit Retour du foyer. Il est à peine vingt heures mais l’ambiance est déjà calme dans les box. Les gars sont claqués ! Nous n’avons pas dormi depuis plus de trente-six heures si ce n’est quelques « siestes » flashes, dans le VAB par exemple. Nous sommes rentrés vers dix-sept heures de l’opération « Stricking » dans la vallée d’Alasay où nous avons mené 130


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Journal d’un soldat français en Afghanistan une infiltration de nuit pour mettre en place les FS qui ont tapé 1 un compound au nord de Shekut. Nous avons quitté la FOB vers vingt-deux heures. Nuit totale, et toujours ce ciel exceptionnel, grêlé de ces milliards d’étoiles que nous ne voyons jamais en France. Dans la vallée de Tagab, à l’exception de quelques rares lumières, c’est aussi le noir absolu. Pas un bruit, ni à l’extérieur de la FOB, ni à l’intérieur d’ailleurs. Tout le monde murmure, glisse dans le noir. Jusqu’au moment d’embarquer et de mettre en route les moteurs des VAB. En quelques secondes, l’ambiance change du tout au tout : on bascule dans le vacarme et l’excitation ! Le bruit des marchepieds métalliques pour grimper dans les VAB, des culasses, les unes après les autres, quand les gars arment leurs Famas, les chefs de groupe qui poussent leurs mecs : Allez les gars, on embarque, on embarque ! Pas d’arrêt trop long pour une fois au « motor pool », ça devait dérouler correctement devant nous avec la « 4 ». Personne sur la MSR, personne dans Tagab non plus. Les rues sont désertes. Quelques rares ampoules accrochées aux auvents des échoppes du bazar veillaient encore. Elles l’ont sans doute fait toute la nuit. Nous tracions rapidement vers l’école de Tartakhel où nous devions démotoriser. J’ai toujours trouvé étrange de rouler ainsi de nuit tant le décalage entre notre situation (les VAB, la vision que nous avons des choses à travers nos optiques de nuit), 1. Investir et fouiller.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan et le calme à l’extérieur est grand. J’ai presque l’impression, à ces moments-là, d’évoluer dans une autre dimension. Démotorisation à Tartakhel. Du classique. Depuis des mois que nous sommes ici nous avons pris nos marques. Pas de précautions particulières à prendre par rapport aux bruits, aux clopes… Les insurgés nous observaient sûrement, mais sans savoir si nous allions mener une opération ou simplement attendre le lever du jour pour une patrouille. Le calme s’est rapidement fait. Chacun s’installe dans un coin, à l’intérieur d’un VAB ou à terre, dans la poussière. On s’endort, on somnole plutôt, toujours une oreille à l’écoute de la radio. Il faut savoir gérer la fatigue. Il n’était encore que vingt-trois heures. La mission était prévue pour finir vers sept heures, mais, entre les prévisions et la réalité, il y a parfois un monde. Combien de fois avonsnous appris, alors que nous pensions rentrer à la FOB, une mission dans les pattes, que nous devions enchaîner ? Pour ma part, je me suis installé dans le VAB. Le VAB, c’est un peu notre maison à nous. On râle contre le temps que l’on y passe mais on l’aime bien quand même. C’est justement parce qu’on y passe tant de temps qu’il fait un peu partie de nous-mêmes. L’adjudant m’a tiré de mon demi-sommeil à travers la radio. A partir de là, on bascule. Je veux que ça claque ! Que ça bouge ! Que les gars deviennent réactifs, entrent dans la mission. Comme ils savent le 132


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Journal d’un soldat français en Afghanistan faire et l’ont toujours fait. Reprendre les réflexes du combat en une seconde. Ils connaissent la mission mais je leur rappelle quelques consignes de base, les actes réflexes d’une infiltration de nuit : le silence, la lumière… Un détail peut nous foutre dans la merde, et c’est aussi un moyen de basculer concrètement dans la mission, de nous concentrer au maximum. Nous avons pris la tête de la compagnie, je devais faire la topo. Nuit de niveau 5, nous étions vraiment dans le noir, aussi noir qu’au fond d’une cave. C’est dur en France d’imaginer cela. Sans les OB 1, on pourrait se prendre un arbre en marchant ! Avec nos lampes IR et les Guardian 2, nous mettons une vie et une ambiance dans la nuit d’Alasay. A chaque appui que nous devons prendre, quand il faut chouffer dans une ruelle, nous allumons quelques secondes les lampes IR de nos Famas. Un flash à droite, c’est Engrand. Un flash devant à vingt mètres, c’est VDB. Et ainsi de suite… J’ai l’impression de lucioles qui joueraient à cache-cache. L’itinéraire à suivre était vraiment simple, presque évident. On ne fait pas passer une compagnie entière 1. Les OB sont des optiques de nuit à intensification de lumière. Avec elles il est possible de voir quasiment comme en plein jour malgré la fatigue oculaire qu’elles produisent et la difficulté d’apprécier les distances. 2. Les Guardian sont de minuscules lampes infrarouge accrochées à l’arrière des casques. Ils clignotent de manière automatique et permettent aux soldats de repérer facilement les « amis ».

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Journal d’un soldat français en Afghanistan et de nuit par des itinéraires à risque et compliqués. La « 4 » nous devançait d’une bonne demi-heure. De Tartakhel nous avons rejoint Kilo 23 par l’axe Hurricane. Les optiques de nuit nous permettent de très bien voir dans un rayon de cinquante mètres mais pas vraiment de nous repérer, de savoir exactement où nous sommes. Sans le GPS, tous les « waypoints 1 » enregistrés en avance grâce aux « spot maps », nous serions totalement aveugles. Je suis donc notre progression et observe que nous arrivons sur K 23 grâce à mon GPS de poignet. Nous avions pour l’instant globalement progressé plein est, vers le fond d’Alasay. C’est à K 23 que nous avons bifurqué plein nord pour rejoindre le nord de Shekut. Nous avons quitté l’axe Hurricane, goudronné, pour traverser le wadi. Il y avait pas mal d’eau, on essayait de ne pas se mouiller les pieds. Pas que nous ayons eu peur d’avoir les pieds mouillés, mais il fallait se préserver : la mission ne faisait que commencer. C’est à la sortie que les choses ont pris une tournure bien différente. Je commençais à remonter le petit talus qui sépare le wadi de la vallée. Je venais de relever la tête pour voir à quoi ressemblait le terrain devant nous, et là, clac ! mon OB s’est éteint ! Je me suis retrouvé dans le noir complet, le plus absolu, totalement aveugle, avec devant moi Engrand et VDB qui attendaient mes instructions et derrière toute la compagnie ! 1. Points à atteindre, préalablement enregistrés dans le GPS.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 121 folio : 135 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan J’ai immédiatement prévenu les gars du groupe. J’étais en « mode panique ». J’ai dû leur dire un truc du genre : Putain les gars, c’est la merde ! Je ne vois plus rien, mon OB est mort, faut me filer un coup de main. Je ne sais pas si, à ce moment-là, ils ont pris la mesure de la galère dans laquelle j’étais, dans laquelle nous étions. Je suis le seul à avoir clairement la topo et l’itinéraire dans la tête, et il y a derrière nous toute la compagnie qui va rapidement se mettre à nous pousser si nous ralentissons. Il fallait que je réagisse vite, très vite. Signaler la panne de mon OB à l’adjudant ? Ce n’était pas une option. Par fierté peut-être (je veux assumer la mission que l’on m’a confiée) mais aussi pour des raisons tactiques : c’est moi qui connais le mieux l’itinéraire, la topo, et faire passer un autre groupe en tête ajouterait au désordre… J’ai donc décidé de poursuivre la mission comme si de rien n’était. Tout allait très très vite dans ma tête, ça tournait à mille à l’heure. Je continuais à avancer, à tâtons, la main droite en avant pour ne pas me manger un obstacle. Je n’avais pas le choix : j’avais Faure derrière moi, qui poussait en avant parce que Lamy le poussait, parce que Delever le poussait, et ainsi de suite jusqu’au dernier gars de la compagnie. Il faut s’imaginer cette longue colonne de quatre-vingts gars, progressant dans la nuit, de manière presque mécanique, d’appui en appui, dans une zone qui n’a rien à voir avec Disneyland ! Ma décision était prise : j’allais me débrouiller 135


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 122 folio : 136 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan avec mon groupe, comme si de rien n’était. C’était peut-être m’enfoncer dans un merdier plus grand encore, mais je ne voyais pas d’autre solution à ce moment-là. J’avais demandé à Engrand s’il voyait une large piste partant plein nord. D’après moi, nous devions être juste en face. Il suffisait d’enquiller et tout irait bien. Mais non ! il ne voyait rien. VDB non plus. Je ne comprenais plus. Nous devions être devant cette piste. J’ai insisté, mais toujours rien. Là, j’ai rebasculé en « mode panique » et marqué une petite pause pour prendre du recul, faire le point sur la situation. De quoi suis-je sûr ? Du « spot map » et de la dernière vision que j’ai eue du terrain avant que mon OB ne tombe en panne. De quoi ne suis-je pas sûr ? De ma position et de ce que voient Engrand et VDB devant eux, ce mur immense dont ils me parlent à la radio. Ce mur, ce mur… La question était de savoir à quoi il correspondait sur le « spot map ». Je ne voyais qu’une réponse logique : ce mur est le compound que nous devions contourner par la gauche pour rejoindre la piste. Nous étions sortis du wadi trop vers l’est, trop vers la droite, et avons buté sur ce compound plutôt que débouché sur la piste. Je ne voyais pas d’autre explication. D’après mes souvenirs du « spot map », la piste obliquait et continuait vers l’est (la droite) derrière ce compound. Si nous avancions jusqu’à lui puis le contournions par la droite, nous devions logiquement retrouver la piste derrière. Logiquement. Je n’avais 136


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 123 folio : 137 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan pas intérêt à me planter ! J’allais embarquer toute la compagnie avec moi. Pendant ces deux ou trois minutes d’hésitation, je retrouvai un peu de vision, je commençais à distinguer les masses des compounds, mais à peine plus. VDB avait déjà atteint le bout du mur et commençait à contourner le compound. Douche froide ! Panique again ! Il m’annonce à la radio qu’il a devant lui un verger mais pas de piste ! Je n’en pouvais plus ! Je lui dis d’avancer, que la piste était forcément là, devant lui. Je priais tous les dieux du ciel pour qu’il tombe dessus. Mais les retours de VDB sont mauvais. Il me parle d’un verger d’une cinquantaine de mètres, me dit qu’il tombe sur un muret, qu’il ne voit pas de piste, que derrière le muret il y a un nouveau découvert. J’ai hurlé à la radio autant que je pouvais, c’est-à-dire pas bien fort : Mais putain les gars, c’est sûr, c’est obligé, elle est là cette putain de piste ! Merde trouvez-lamoi ! Mais quand je suis arrivé à mon tour au muret, j’ai vu qu’en effet il n’y avait pas de piste derrière. Ça commençait vraiment à puer. Qu’est-ce qui pouvait bien clocher ? ! C’est là que j’ai réalisé que VDB n’avait pas de boussole et qu’au lieu de tracer plein nord après avoir contourné le compound il avait dû obliquer vers l’est, vers la droite. Nous étions en train de chercher la piste vers l’est alors qu’elle se trouvait plein nord. Il fallait remonter le muret vers l’ouest, vers la gauche. Je les ai rejoints en marchant le long de ce petit muret. Derrière nous, la compagnie avançait aussi, et l’adjudant 137


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 124 folio : 138 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan avait fini par rejoindre le verger. Il s’est mis à me gueuler dessus : « 42 ! 42 ! Putain mais qu’est-ce qu’on fout dans ce verger ! Mais qu’est-ce qu’on fout ici ! T’as trouvé la piste ? ! » Justement non, je ne l’avais pas trouvée. Ça servait à rien de polémiquer à la radio. Ça ne nous aurait que fait perdre du temps et me rajouter encore un peu plus de stress. Je n’avais d’autre solution que de faire abstraction de l’adjudant. Je le laissais gueuler dans le vide en lui envoyant des comptes rendus brefs et rassurants. Leçon d’enfumage du chef de section ! Mais il rappelait, encore et encore. Il devait être sérieusement stressé aussi. Derrière lui, il y avait le capitaine qui ne mettrait pas longtemps à l’interpeller. Cinq mètres. Dix mètres. Quinze mètres. Et toujours rien. Les cinq dernières minutes furent les plus longues de mon existence ! Et puis, enfin, nous avons fini par tomber sur cette piste invisible. Un soulagement immense, la fin du tunnel, la terre qui se remet à tourner rond. Un sentiment de fierté, aussi, d’avoir assumé cette confusion, de ne m’être pas trompé dans mes choix. Une fois sur la piste, nous étions comme sur une autoroute. Idem après la sortie du village où nous attendait un grand découvert : la « 4 » avait balisé l’itinéraire avec des « Cyalume IR » accrochés dans les rares arbres plantés là. Il n’y avait plus qu’à suivre leur balisage ! La scène était un peu surréaliste : à travers les Cyalume, les Guardian des gars de la « 4 » 138


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Journal d’un soldat français en Afghanistan dessinaient une grande guirlande vivante et mobile. Ça clignotait, ça bougeait… Une vision exceptionnelle ! Après le stress que je venais de subir et une fois sur l’itinéraire balisé que je n’avais qu’à suivre, je pouvais bien m’offrir quelques secondes de détente et profiter de ce spectacle. Sur zone, nous avons pris position aux abords d’un petit wadi, dans une toute petite ruelle, entre deux murets. Nous étions prévus pour appuyer le désengagement de la « 4 » et leur assurer une porte de sortie en cas d’accrochage. Nous étions chacun à notre place, debout derrière le muret, l’arme posée dessus, à « chouffer » notre secteur. Une grosse détonation. Ils font péter la porte du compound. Quinze minutes plus tard, j’entendais à la radio que le désengagement des FS et de la « 4 » allait débuter. Sur le retour, sur la piste que j’avais manquée, j’ai réalisé à quel point cette piste était large. C’était d’ailleurs peut-être pour ça qu’Engrand et VDB ne l’avaient pas vue. Peut-être l’avaient-ils confondue avec un découvert… Restait l’adjudant ! A peine arrivé à la FOB, vers cinq heures, le CIRAS tombé, je me suis pointé pour lui expliquer mon OB, ce qu’il s’était passé, le calcul que j’avais fait. Et lui donner mon point de vue : peu importe finalement le verger, le muret que la compagnie avait dû franchir puisque j’avais assuré la mission. Il a été cool et compréhensif. 139


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Journal d’un soldat français en Afghanistan Entre la sortie du wadi, le moment où mon OB s’est éteint et celui où nous avons enfin trouvé la piste, il a dû s’écouler à peine cinq minutes. Mais, sûr, elles ont été les plus longues de ma vie.

16 septembre Trop tôt pour ces photos Niko est arrivé il y a deux ou trois jours avec un paquet de photos de la maison. Ce n’est pas lui qui m’en a parlé mais moi qui ai fini par lui demander à les voir. Au lieu de me les montrer tout de suite, il m’a demandé si j’étais sûr que c’était une bonne idée que je fasse un petit voyage photographique à la maison. En fait non, ce n’était pas une bonne idée. C’était trop tôt ! Trop tôt pour prendre le risque de fragiliser la carapace que je me suis forgée afin d’être suffisamment fort pour la mission et pour les gars. On verra un peu plus tard, à deux ou trois semaines du départ…

19 septembre Journée des élections Les élections législatives ont eu lieu hier. Evidemment, ils en ont parlé à la télé en France. Pour les journalistes, ces élections sont un succès. S’ils le disent ! Peut-être est-ce vrai à l’échelle de l’Afghanistan, à l’échelle de l’histoire du pays, de ces der140


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Journal d’un soldat français en Afghanistan nières années tout du moins. Mais à la nôtre, isolés du monde depuis quatre mois, dans une vallée fermée aux journalistes depuis des mois, nous avons une vision complètement différente des choses. Aucun votant à Alasay, quelques dizaines seulement à Tagab ! Mais comment la population auraitelle pu aller voter ? Les insurgés se sont déchaînés toute la journée. Rares sont ceux qui sont prêts à mourir pour un bulletin de vote. De Bedraou à Alasay en passant par Tagab, pas une vallée n’a été épargnée par les insurgés. L’ANA a particulièrement souffert, avec, je crois, huit morts. De notre position, à l’école de Tartakhel, nous pouvions voir ou entendre presque tous les départs de tir et dans le ciel tirer les Tigre et Kiowa. A Alasay, les combats prenaient tellement d’intensité qu’un bombardier américain a largué au moins une bombe de cinq cents kilos au nord-est du village. Notre journée à nous aurait été particulièrement calme si une équipe de cinq gars partis au contact de la population à la suite de l’annonce d’une attaque imminente sur l’école ne s’était fait violemment prendre à partie. Pour les dégager de ce merdier – ils étaient coincés de l’autre côté de la route derrière un minuscule muret qui les protégeait à peine –, Roguier a violemment riposté à la 12,7 1. 1. Mitrailleuse lourde de 12,7 mm montée en tourelle à l’avant des VAB.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan C’était le baptême du feu de Delver, arrivé il y a trois jours de France pour relever Fontellio. L’incident l’a secoué et il a fait un petit malaise quelques minutes après son retour à l’école. Rien de grave heureusement. Un mélange de stress et de fatigue. Mais je garde un œil sur lui le reste de l’après-midi, je sens qu’il gamberge, qu’il ressasse les images de ce qu’il a vécu ce matin. A la FOB aussi la journée a été particulièrement tendue. Dix-huit chicom ont été tirées sur la base, faisant un blessé très grave déjà évacué à Kaia. En rentrant du terrain, nous nous sommes tous retrouvés autour des douches, là où est tombée la chicom. Le commandant Cafarot a eu le pied déchiqueté en sortant des douches. Il a eu une chance incroyable. A quelques secondes près, il aurait été tué, cela ne fait aucun doute. Les murs des bâtiments sont criblés d’éclats. Du coup, ce soir, je traîne moins longtemps sur le chemin des sanitaires. Et je ne suis pas le seul ! Ça ne rime pas à grand-chose, mais on ne peut pas s’en empêcher.

25 septembre Sécurisation du marché de Tagab ! Exactement le genre de mission que je n’aime pas ! Nous avons « traîné » au bazar de Tagab pour sécuriser la zone pendant que le général Chavancy parti142


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Journal d’un soldat français en Afghanistan cipait à une grande choura 1 pour l’inauguration d’une mosquée. Je n’aime pas ça parce que nous devons rester des heures au même endroit à attendre que les insurgés se décident, ou pas, à venir nous couper les couilles ! Au départ de la FOB, une nouvelle fois, je rappelle aux gars qu’il n’y a pas, malgré les apparences, de petite mission. Que tenir six heures au marché allait être long et que c’est justement pour ça que nous allions devoir rester vigilants. Que même au marché les risques sont réels. L’adjudant nous rappelait d’ailleurs hier soir les indices permettant de détecter un suicide bomber : une petite tête sur un gros corps, à cause de la ceinture d’explosifs ; la « bouteille d’Orangina », comme disent les gars. Et la conduite à tenir : une balle devant le suspect pour l’arrêter, une dans la tête, pour tuer, s’il continue à avancer. Et surtout, ne pas avancer vers le type, même mort ; en effet, ce ne sont pas toujours les suicide bombers qui déclenchent leurs explosifs, mais d’autres, pour être certains de faire exploser la bombe même si le gars flanche ! Dans ce cas, si le type est abattu, ils peuvent déclencher la bombe alors que nous nous regroupons autour de lui. On laisse donc au génie le soin de récupérer les corps. Tout ça n’a rien de virtuel : nous gardons tous en mémoire le cas de cet insurgé abattu la semaine der1. La choura est une sorte de conseil traditionnel rassemblant des maleks, des responsables religieux, etc. Rien ne se décide en dehors des choura et cela dans tous les domaines, publics comme privés.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan nière en plein marché (pas à Tagab, mais je ne me souviens plus du village) avec sur lui quatorze kilos d’explosif ! Et comme si un scénariste avait écrit le fil de cette journée, l’adjudant m’a annoncé vers dix heures une suspicion de suicide bomber sur le marché ! J’ai fait renforcer le dispositif : plus personne ne passe sans être fouillé. Emilie se chargeait des femmes. Pourtant, même comme ça elles étaient nombreuses à préférer faire demi-tour. La fouille les oblige à soulever en partie leur burqa, et beaucoup d’hommes qui traînent autour de notre check-point en profitent. Quatre heures, au moins, que la compagnie était dans le bazar. C’est long, beaucoup trop long, surtout avec un gradé comme le général Chavancy dans les parages. Toutes les conditions étaient réunies pour que les insurgés viennent nous mettre sur la gueule. Et ça n’a pas loupé ! Je ne sais plus bien à quelle heure, nous avons entendu une grosse détonation, vers le nord ou le nord-est. Sûrement un tir de RPG. Quelques minutes plus tard, c’est une grosse rafale qui suit, toujours vers le nord. Nous n’avons pas plus de précision. Tout est tellement imbriqué dans le marché que les insurgés peuvent se faufiler partout, monter sur les toits… Les tirs se rapprochaient. Au bout d’un quart d’heure, nous avons reçu l’info que nous allions rentrer à la FOB en VAB et non pas à pied. Cinq minutes plus tard, les VAB étaient en haut du bazar. Les sections les rejoignaient en cou144


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Journal d’un soldat français en Afghanistan rant, les unes après les autres. La population, elle, n’avait presque rien changé à ses occupations ! Dès notre retour à la FOB, nous apprenons que c’est un poste de l’ANA qui avait été pris à partie. Le tir de RPG a presque détruit un mirador de leur caserne. Tout le monde se demande dans quel état peut se trouver le gars qui montait la garde.

27 septembre Attention au moral des gars ! Presque cinq mois que nous sommes loin de chez nous. Plus que jamais, les grandes ou petites contrariétés, les déceptions, incompréhensions entre certains gars et leurs femmes ou copines prennent parfois des proportions qui n’en valent pas la peine. La fatigue, la difficulté de communiquer à travers des réseaux informatiques, le manque de recul de chacun par rapport à ce que vit l’autre, le manque d’information aussi, tout simplement… tout concourt à ce que cela puisse mal se passer. Depuis quelques jours, Guigui s’engueule presque tous les jours avec sa femme. Elle a eu un accident de voiture et la bagnole est morte ! Il n’arrive pas à l’accepter, il revient dessus sans cesse, rumine la disparition de sa voiture alors qu’il aurait pu s’agir de celle de sa femme ! Ce ne sont pas des petites engueulades, c’est vraiment tendu. Cette histoire commence à trop lui prendre la tête, il en parle même 145


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Journal d’un soldat français en Afghanistan dans la journée. Je suis désolé pour eux de cette situation mais ce n’est pas le plus important pour moi. Non, le plus important, c’est que Guigui retrouve ses marques, sorte cette histoire de ses pensées et monte dans le VAB serein, avec toutes ses capacités et sans que rien ne puisse le déconcentrer. Qu’il se plante à fond sur la MSR et il entraîne tout le groupe dans son erreur ! Guigui a souvent tendance à dévaloriser son boulot de pilote. Et pourtant ! Les routes ne sont pas faciles, on roule vite, souvent de nuit. C’est vite fait de se foutre en l’air ; et un VAB qui sort de la route à pleine vitesse ça fait souvent mal. Mais il y a bien plus que les risques d’un accident de la route. Immobilisés, nous représentons une cible facile pour les insurgés. Et c’est bien ce qui est arrivé il y a quelque temps à la 1re section : un de leurs VAB qui s’est mis dans un accotement s’est pris cinq ou six tirs de RPG qui ont fait un blessé. Alors, ce soir, je l’ai « chopé » après l’ordinaire pour en discuter avec lui. Nous avons discuté un long moment, dans le noir, sur le banc devant notre bâtiment. Ces moments de calme, pendant la soirée, sont propices à la discussion. Le fond de l’air est encore doux, un peu plus frais depuis quelques jours. On commence à sentir que l’hiver n’est plus très loin. Tous les bancs sont occupés, tout le monde en profite. On discute, on joue de la guitare, on fume sa clope. Devant nous les ombres des VAB et, qui vont 146


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Journal d’un soldat français en Afghanistan et viennent, les silhouettes des uns et des autres, surmontées de leurs frontales, allant ou revenant des douches. Guigui sait bien que ce n’est qu’une voiture et que son épouse a eu de la chance. Mais d’ici, depuis Tagab, il n’a qu’un angle de vue : sa voiture à la casse, sa femme responsable ! Bien qu’il y ait une réelle cohésion au sein du groupe, il reste, comme je le serais dans la même situation, seul à gérer cette crise. Il est pudique, nous sommes tous pudiques. Nous savons comment nous serrer les coudes dans le boulot, surmonter les obstacles du terrain, mais pas forcément partager nos problèmes personnels. Je crois aussi que Guigui aimerait, comme tout le monde ici, pouvoir parler plus à sa femme, lui confier un peu de ce qu’il vit ou subit ici. Or, c’est quasiment impossible. Les relations sont trop univoques : il reçoit les mauvaises nouvelles, sans pouvoir rien faire pour arranger la situation ni pouvoir dire quoi que ce soit, ou presque, du boulot ici. Si on ne prend pas un peu de recul c’est très dur ! Très très dur. Nous y avons passé un bon moment. C’est mon job d’être attentif. En tant que référent moral, mais aussi tout simplement en tant que chef de groupe. Il est facile de se rendre compte que quelque chose cloche quand un gars se met à gueuler, à hurler, parfois, entre les bâtiments. C’est parfois plus compliqué, s’ils ne disent ou n’extériorisent rien. C’est pour ça que je reste en éveil, attentif aux moindres signes : 147


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Journal d’un soldat français en Afghanistan un gars habituellement joyeux qui ne rigole plus, un bavard qui ne parle plus, un gars qui s’isole, qui fait des erreurs inhabituelles… les signaux peuvent être nombreux et très variés. Jenny et moi sommes, bien sûr, dans la même situation. Mais, heureusement pour nous, nous avons l’expérience de plusieurs OPEX, de l’éloignement qui les accompagne, et notre couple est très solide et « ancien ».

28 septembre Disparition de la marraine de Guilbaud xxx.

4 octobre Il faut nous ressaisir Sérieuse mise au point avec le groupe, ce soir, aux ordres ! Depuis une semaine, les gars sont moins concentrés, plus détendus. Un peu trop. Il y a comme une odeur de retour qui flotte dans l’air et qui fait tourner les têtes et leur donne peut-être l’illusion que le plus dur est passé. Que le chemin qui va nous ramener à la maison n’est peut-être pas si long. Les missions que l’on nous donne en ce moment ne nous aident pas non plus à rester concentrés. Ces missions de surveillance qui s’enchaînent au COP Sherkel qui ne demandent pas une grosse concentra148


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Journal d’un soldat français en Afghanistan tion ni une vigilance absolue sont comme un piège. Je crois que nous sommes ou, plutôt, que nous étions en train de tomber dedans. C’est dangereux, mauvais pour l’ambiance, mauvais pour la mission. Hier, nous avons enchaîné trois grosses conneries : un gars qui s’endort pendant la garde à la 12,7, un gars qui fume en transportant des obus de mortier et, cerise sur le gâteau, le tir d’un obus éclairant plutôt qu’IR. Aucune de ces erreurs n’a eu de conséquence, mais, dans un autre contexte, cela aurait pu en avoir, et de graves. Tant mieux et tant mieux encore ! Tout cela a agi comme un électrochoc sur le groupe et même la section. Nous nous sommes vus, soudainement, glisser dans le piège de ces missions « faciles » et de la fin du mandat. J’ai gardé les gars un long moment aux ordres. Je voulais absolument qu’ils aient conscience de la suite d’erreurs qui ont été commises, du laxisme ambiant depuis quelques jours. Qu’ils regardent la situation en face et moi avec eux. C’est la base pour se corriger. Je voulais aussi qu’ils comprennent, qu’ils se mettent dans la tête, que notre mandat est loin d’être terminé et qu’il ne le sera que lorsque nous serons à Bagram ! Ça fait loin encore, même si l’on veut croire que c’est demain. L’habitude tue. Le manque de vigilance aussi peut tuer ! Je voulais encore qu’ils prennent pleinement conscience que pour tenir jusqu’au bout nous allons devoir être, plus que jamais, un groupe uni comme une famille. 149


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Journal d’un soldat français en Afghanistan Pour moi, la page est tournée. Je remets les compteurs à zéro, et à partir de ce soir nous repartons de l’avant, à fond, comme nous l’avons fait depuis que nous sommes ici. Pour nous, individuellement, pour le groupe aussi.

9 octobre Dans un mois le départ ! Encore une mission de surveillance au COP Sherkel. Nous sommes installés comme d’habitude derrière l’énorme compound qui surplombe le COP. Nuit calme. Cet enfoiré de Lamy a qui j’avais demandé de faire la liste de garde m’a collé de trois heures à quatre heures ! C’est une première : on n’a jamais vu un caporal oser mettre son chef de groupe à ce genre d’horaires de garde. Ça m’a bien fait marrer et j’ai dit : Reçu ! Les gars du groupe étaient carrément morts de rire ! Ce matin j’écris dans le VAB. D’ici, la vue est extraordinaire. Au-delà de la MSR, nous embrassons toute la vallée de Bedraou si calme d’apparence. En lisière de la zone verte, les habitants vont et viennent à leurs occupations mais restent pour nous autant de « personnels suspects ». Lino est à la 12,7. Nous y passons tous, les uns après les autres, pour assurer la garde. De longues heures, de jour comme de nuit, face à Bedraou, magnifique et « puante », où nous n’avons jamais pu 150


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Journal d’un soldat français en Afghanistan pénétrer sans contrepartie déflagratrice… Finalement, et ce n’est pas faute d’avoir essayé, nous n’aurons pas pénétré beaucoup plus dans la vallée que le « 13 1 », et tant d’autres avant nous ! Les choses avancent peut-être quand même un peu : la construction du COP permettra, j’espère, au 7e BCA d’aller frapper à leur porte. Avec le départ qui approche, nous regardons la vallée différemment. Chacun fait un peu son bilan. Personnellement, je ne suis pas nostalgique à l’idée de partir, de ne peut-être jamais revoir cette vallée, ces montagnes qui nous entourent. A l’idée de ne peut-être plus jamais être engagé dans des opérations aussi intenses et passionnantes. Mais tout le monde ne pense pas comme moi. Je sais que certains regrettent de partir et n’attendent déjà qu’une chose : revenir ! Dans un mois le départ. Ça me paraît tellement proche et tellement loin. Depuis quelque temps, tout le monde ne pense qu’à ça. Certains cochent les jours. D’autres nous parlent de leurs projets : voyages, voiture… tout y passe. Nous sommes impatients mais aussi parfois inquiets à l’idée de rentrer à la maison après ce que nous avons vécu ici. Ce dernier mois sera peut-être le plus difficile à gérer. Entre l’impatience du retour, le ras-le-bol d’être ici, la fatigue, le relâchement parfois, pas tou1. Treizième BCA. Bataillon de chasseurs alpins.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan jours facile de garder les gars concentrés. Je leur rappelle presque tous les soirs maintenant, chaque fois que nous sortons : notre mission ne prendra fin qu’en montant dans l’avion à Bagram. Et pas avant ! Les insurgés, eux, n’ont pas de période de relève ; si nous leur offrons des failles ils en profiteront, c’est sûr. Avec Engrand, Guigui, Faure et VDB nous sommes à fond dans la muscu. Nous sommes tous à pousser des barres de plus de cent kilos. J’ai pris plus de sept kilos. Moyen d’épuiser certaines énergies, plaisir de se sentir puissant, envie de rentrer en forme et beau à la maison. La maison où Jenny et les enfants commencent à s’ennuyer de moi. Je ne suis jamais parti aussi longtemps. Melissa tombe parfois sur des informations sur l’Afghanistan qui la terrifient. De mon côté, je pense aussi beaucoup à eux. Ils me manquent de plus en plus. Mais il est encore trop tôt pour m’abandonner à leur souvenir, prendre le risque de fissurer la carapace que je me suis forgée. Il est totalement inimaginable que je craque. Si je lâche prise, j’entraîne le groupe avec moi. Dans un mois le départ, et je me rends compte que je n’ai pas encore vu un seul insurgé – il est même probable que je n’en voie pas avant mon départ. Et pourtant, je les ai croisés tous les jours ! Soit ils n’étaient pas loin, tapis dans la zone verte, à quelques dizaines de mètres de nous, prêts à nous défoncer ; 152


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 139 folio : 153 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan soit j’entendais à la radio les comptes rendus des Milan et des TE qui, eux, pouvaient observer leurs mouvements depuis les hauteurs ; soit, enfin, je les croisais, tranquilles, mais en « version paysan » tous sourires, dans leurs champs ou au marché ! C’est sûr, ils sont plus d’un à m’avoir regardé droit dans les yeux sans que je le sache. Quand je pense à eux, ma première réaction est de me dire que ce sont des « fils de putes et de putains de combattants » ! Ils savent se battre, ils savent faire ce que nous faisons, ils connaissent et appliquent, comme nous, les trois actes élémentaires : se déplacer, se poster, utiliser son arme. Et ils le font tellement bien que nous ne les voyons jamais. Ils sont aussi courageux, vaillants et combatifs. Malgré tout ce qu’ils endurent, ils reviennent toujours et toujours, n’hésitent pas à affronter des bataillons surarmés ; c’est par exemple franchement impressionnant d’entendre le récit des Milan : ils voient parfois des insurgés retourner sur une position qu’ils viennent de bombarder, pour récupérer quelques armes. Peut-être s’agit-il d’une énergie fanatique et désespérée. J’ai une forme de respect pour leur courage et je comprends qu’ils puissent impressionner de jeunes Afghans. Respect pour le « soldat » oui, peut-être. Pour l’homme, non, sûrement pas ! Comment pourrais-je ignorer leur sauvegerie aveugle et ce qu’ils font subir aux populations, à leurs femmes, leurs filles… pour 153


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Journal d’un soldat français en Afghanistan lesquelles nous sommes venus nous battre. Même si tout n’est pas transparent, la base de notre engagement est claire : aider l’Afghanistan. Eux, au contraire, détruisent tout, se comportent comme des sauvages. Je sais aussi, sans hésiter, que les insurgés sont mes ennemis. Pour tout ce qu’ils nous ont fait, pour ce qu’ils ont fait à ceux qui nous ont précédés et pour ce qu’ils feront à ceux qui nous succéderons ! Pour ce qu’ils sont capables de nous faire en France. Insurgés ou poseurs de bombes, ce sont tous les mêmes ! Enfin, ils sont des ennemis vicieux dans leur manière de se battre : un coup paysan, un coup insurgé, l’utilisation des IED, des « daisy chains », se planquer dans des compounds, au milieu des civils, utiliser des enfants comme boucliers… Pourtant, je l’admets, je pourrais adopter certaines de leurs stratégies si j’étais à leur place car il faut être réaliste : ils ne peuvent combattre frontalement une armée comme la nôtre. Mais je ne suis pas à leur place et rien ne justifie, sinon le pire fanatisme aveugle ou la plus immonde saloperie, de recourir à certaines méthodes comme l’utilisation d’enfants comme boucliers. Si je devais résumer, je dirais qu’ils sont parfois de sacrés soldats et toujours de sacrés enculés ! Autant que je sache, et je ne le saurai jamais, je n’ai tué aucun insurgé. Je n’ai aucun regret par rapport à ça. Nous ne sommes pas des chasseurs même si, parfois, les paroles de certains peuvent paraître 154


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Journal d’un soldat français en Afghanistan choquantes, tels ceux qui disent qu’il vaudrait mieux transformer le pays en parking. Mais je suis persuadé que, dans l’immense majorité des cas, ces paroles dépassent leurs pensées et sont le fruit d’un contexte particulier, celui que nous vivons ici tous les jours. Ici plus qu’ailleurs, il ne faut pas tout prendre au premier degré.

19 octobre On voulait y croire… A force d’espérer qu’il n’y ait plus de grosses sorties, nous avons fini par croire que cela pourrait arriver. Mais c’était une illusion stupide. Nous avons appris ce soir qu’une mission est programmée dans Bedraou le 1er novembre. Quand l’adjudant nous a appris ça aux ordres, nous sommes tous restés scotchés ! Bedraou le 1er novembre. Cela ressemble à un mauvais cauchemar. Bedraou, c’est la foudre garantie. Personne ne comprend l’intérêt de cette mission à une semaine du départ. Personne n’accepte l’idée de prendre autant de risques maintenant.

2 novembre La mission dans Bedraou a finalement été annulée. Trop risquée. A la place nous avons patrouillé dans Tartakhel. Cette mission était notre dernière « vraie » mission. Pas de nostalgie dans ces ruelles que j’ai 155


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Journal d’un soldat français en Afghanistan empruntées tant de fois et que je ne reverrai plus. Je vais quitter ces vallées sans regret. Pourtant je n’éprouve encore aucune joie à l’idée du retour. En fait, je n’en ai pas le temps ! La période de relève est toujours pénible, fatigante et compliquée. Beaucoup de matériel à reconditionner, à réintégrer, jusqu’à faire les comptes des munitions, une à une. C’est fastidieux et demande beaucoup de précision. L’idée du retour à la maison m’envahit peu à peu, devient un peu plus concrète chaque jour, et cela ne facilite pas le boulot. Ce soir, le capitaine Moy a souhaité rassembler les cadres de la compagnie pour un dernier barbecue à Tagab. Il a souhaité nous dire combien il a été fier de nous commander, d’avoir à ses côtés des hommes qui n’ont jamais reculé, même dans les moments les plus difficiles. Sa joie de nous savoir tous vivants et entiers. Ce n’était pas un discours vide, son émotion était évidente et sincère. Je ne l’avais jamais entendu nous parler ainsi ! Il s’est vraiment passé quelque chose pendant ces six mois. Désormais, nous sommes liés les uns aux autres par quelque chose de très fort, d’unique, de fusionnel… Je n’arrive pas à expliquer ce qu’il s’est passé entre nous. C’est peut-être l’expression « frères d’armes » qui le résume le mieux ?… Cette expression, je la trouvais un peu « mytho » avant de venir ici mais je réalise, aujourd’hui, qu’elle correspond à une réalité. La réalité de la guerre, du risque partagé, du sang que l’on peut perdre ensemble. Et cette réalité-là, 156


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Journal d’un soldat français en Afghanistan il faut l’avoir vécu pour la comprendre. Il y a des choses qui se vivent mais ne s’expliquent pas, j’en suis maintenant convaincu.

5 novembre Fin des opérations Sortie un peu particulière ce matin avec le capitaine Moy et sans mon groupe. C’est même une première ! J’ai accompagné Niko chez Shirin Agha, le malek 1 de Joybar 2. Il est un personnage important dans la zone avec lequel les Français collaborent beaucoup. A peine dix minutes de VAB pour rejoindre son compound, énorme, qu’il s’est fait construire récemment. Murs en béton, bien en retrait de la MSR. Shirin Agha est un opposant farouche aux insurgés qui lui en veulent à mort. Ils ont eu son fils l’année dernière pendant une attaque en plein marché ; lui y a « seulement » laissé une partie de l’usage de son bras gauche. Régulièrement, depuis la FOB, nous pouvons observer, la nuit, les tirs des insurgés sur son compound. Nous l’attendons dehors, entouré de la milice RMT 3 d’un autre de ses fils. Les CIMIC qui sont avec nous s’étonnent de voir un puits juste devant son compound. Ce puits, qu’ils ont financé, aurait dû 1. Chef de village. 2. Joybar, village situé à quelques kilomètres au nord de Tagab. 3. Milice afghane reconnue et armée officiellement par l’ISAF.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan être creusé dans le village. Il y a apparemment quelques privilèges à être malek ! Ce fils, qui doit avoir une trentaine d’années, a pris Niko pour un interprète. Ça a bien fait marrer tout le monde et rendu l’atmosphère encore plus conviviale. Le capitaine discute de la situation, des insurgés, d’Oji Mullah, le chef insurgé de Tagab (qui est, paraît-il, plus ou moins un cousin de Shirin Agha) : est-ce qu’il leur arrive de se rencontrer ?… La réponse est non, bien sûr. Pourtant le fils de Shirin Agha a une photo de lui sur son portable. Rencontre, récup ? Aucune idée. Probable sans doute. Oji Mullah a tout de même tenté d’assassiner Shirin Agha, a tué un de ses fils dans la même opération, et les combats auxquels nous pouvons assister, certains soirs depuis la FOB (balles traçantes, tirs de RPG, etc.) sont lourds. Il nous a reçus (le capitaine, deux adjudants des CIMIC, deux gendarmes, l’interprète, Niko et moi) dans la partie droite de son compound, réservée aux chouras et donc aux étrangers à la famille. Grande pièce aux murs vert pâle, le sol recouvert de tapis bordeaux et beiges. Rien de plus, la salle est totalement dépouillée. On s’assoit par terre, son fils nous sert le thé (chef de la RMT mais soumis à son père), et l’on discute. Nous y avons passé presque deux heures. C’était passionnant. Mon champ de vision s’est subitement ouvert, j’ai pris de la hauteur. J’ai réalisé que nous ne faisons pas que mener des opérations de combat, 158


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Journal d’un soldat français en Afghanistan choses dont nous ne pouvons pas forcément prendre conscience à notre niveau, dans une compagnie de combat. Au moment de partir, Shirin Agha, un des maleks qui compte, ici, a sorti d’un petit sac en plastique des feuilles de pommes de terre malades. Les CIMIC vont envoyer ces feuilles dans un labo en France pour les faire analyser. Nous ne sommes plus comptés dans les effectifs opérationnels depuis la fin de l’après-midi. Désormais, nous ne serons plus engagés sur des opérations de combat. Nous n’avons conservé que notre Famas, un chargeur, notre TIC, le garrot et, bien sûr, notre casque et notre CIRAS pour le vol de retour sur Bagram. Notre départ est prévu pour le 9 au soir. Dans la FOB, nous ne parlons que de ça, un peu frimeurs d’être les premiers à partir. Ce soir, j’ai décollé des murs les photos des enfants et de Jenny, retiré de mes étagères les dessins et petits cadeaux qu’ils m’ont envoyés, colis après colis. A chaque photo ou cadeau que je range, le souvenir des mois passés remonte à la surface. J’ai l’étrange impression d’être arrivé hier. Et pourtant ! Et pourtant, ça fait une demi-année que je suis à Tagab et loin de ma petite famille.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan 6 novembre Remise des médailles ISAF 1 Tout le SGTIA a été rassemblé en fin d’après-midi pour nous remettre la médaille de l’ISAF. Je n’ai ressenti aucune émotion particulière, franchement. Je ne suis sûrement pas venu ici pour une médaille. Je suis venu parce que j’en ai reçu l’ordre. Parce que c’est mon travail. Parce que la solde, presque trois fois supérieure à celle que je perçois en France, va nous permettre de réaliser des projets. Parce que je savais qu’avec cette mission j’allais être, pendant six mois, au cœur de mon métier de militaire. Parce que je savais que j’allais me confronter au combat, connaître les giclées d’adrénaline, la peur aussi. La cérémonie a duré un bon moment. En regardant Tagab, Alasay et Bedraou qui s’enfonçaient dans l’ombre à mesure que le soleil déclinait, j’ai revu le film de mes six mois passés ici. Comme un petit bilan. J’en suis certain maintenant, je suis fait pour ce métier. Je n’ai pas flanché, j’ai résisté à la pression, parfois très dure. Dans les situations les plus complexes ou casse-gueule, j’ai gardé mes capacités et continué à mener le groupe, à prendre seul des décisions grave qui engageaient la vie de tous les gars : Faure, VDB, Akkouche, Engrand, Lamy, 1. L’International Security Assistance Force (Force internationale d’assistance et de sécurité) est une force agissant sous mandat de l’ONU et sous commandement de l’OTAN. Elle ne doit pas être confondue avec l’opération « Enduring Freedom » qui est une opération purement américaine menée contre le terrorisme.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan Delever, Lino et Fontellio. Et eux non plus n’ont jamais flanché ! Je crois que je suis fier de ça comme je suis fier d’eux. A trois jours du retour, sans vouloir forcer la chance, je peux dire, et c’est peut-être ça qui compte le plus à mes yeux, que j’ai rempli les objectifs que je m’étais fixés en venant ici : 1. Remplir la mission, 2. Ramener les gars.

7 novembre On range ! Opération grand ménage aujourd’hui. Nous avons passé le VAB au Kärcher et nettoyé notre bâtiment de fond en comble. J’ai à cœur de laisser aux suivants du matériel et un lieu de vie propre et en bon état de fonctionnement. Nous ne les verrons pas mais je les imagine s’installer « chez nous » comme nous nous sommes installés chez ceux du « 13 ». A mon successeur je laisse dans mon armoire deux pages de consignes pratiques concernant la vie courante, des « trucs » pour le boulot, la gestion des munitions… mais aussi quelques bricoles qui lui seront utiles.

10 novembre Dans l’avion vers Paphos Nous avons quitté Tagab hier soir vers vingt-trois heures. Journée un peu longue. Nos sacs bouclés, 161


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Journal d’un soldat français en Afghanistan nous n’avions plus nos ordinateurs pour regarder des films, nos bouquins pour lire. Après avoir dîné de bonne heure, je suis passé voir les potes de la « 4 » pour leur dire au revoir. L’ambiance était festive. Notre départ annonce aussi le leur. Dans une quinzaine de jours, tout le monde sera rentré à Fréjus. Le colonel de Mesmay est venu nous saluer, dans la nuit, peu de temps avant que n’arrivent les Chinook. De ce moment j’ai eu l’impression de rejouer le même scénario qu’il y a six mois, mais à l’envers. Alors que l’hélico prenait de l’altitude et s’éloignait de Tagab, je pouvais voir, à travers la rampe toujours entrouverte, disparaître les quelques rares lumières de la vallée avant que le voile noir de la nuit ne les engloutisse. Tombée de rideau sur la mission. Tagab, c’est fini. Vingt minutes plus tard, nous pouvions déjà apercevoir l’immense halo que Bagram jette à des dizaines de kilomètres à la ronde. Si peu nous séparait de la civilisation… Nous avons laissé exploser notre joie dans le GEB 1 qui nous emmenait vers notre zone de transit. De la lumière, de la lumière partout. Je me souviens avoir parlé à Engrand des dizaines de lampadaires qui illuminaient la route. Le temps de ce trajet, nous étions euphoriques, excités comme des gosses. Nous pouvions enfin relâcher toute la pression accumulée, nous lâcher complètement. Profiter entre nous de ce moment unique. Nous étions prétentieux et arrogants 1. Mot qui désigne le GBC 180, un camion de transport de troupes.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan parce que, nous, nous revenions de Tagab ! Nous n’étions pas en train de prendre la grosse tête. C’était juste une brève parenthèse, une explosion de sentiments, d’attitudes incontrôlés. Je crois que nous n’étions plus vraiment nous-mêmes. En montant dans le GEB, tout s’est passé comme si une vanne s’était ouverte en nous. Tout est sorti ! Puis, curieusement, cette espèce de délire s’est spontanément arrêtée en descendant du camion Courte nuit, interrompue, comme il y a six mois, par les décollages incessants des chasseurs américains. Toujours ce scénario que nous jouons à l’envers. Ce matin, restitution des casques et du CIRAS, de la TIC et du garrot. Toujours ce film qui se joue à l’envers. En fin d’après-midi, alors que nous attendions pour embarquer, dans cette même zone où nous avions déjà attendu avant de nous envoler vers Tagab, à quelques mètres du tarmac, nous avons pu croiser les gars du 27e BCA qui vont nous relever. Plus que cela même, puisque j’ai pu discuter avec quelques-uns d’entre eux. C’était bien de pouvoir se croiser, discuter, tout ce que, en réalité, j’aurais aimé faire avec le 13e BCA. Ils arrivent avec les mêmes questions que je me posais il y a six mois, je repars avec sans doute les mêmes satisfactions, les mêmes joies, mais aussi les mêmes peines et souffrances que ceux du 27e BCA. C’est comme un grand mécanisme d’horlogerie au rythme 163


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Journal d’un soldat français en Afghanistan lent. Tous les six mois, les rouages de cette immense machine tournent d’un cran. Nous avons embarqué vers dix-sept heures. Je quittais Bagram sans aucune nostalgie mais excité comme les autres gars à l’idée de rentrer en France. J’ai embarqué sans aucune hésitation, sans l’envie de jeter un dernier regard derrière moi.

12 novembre

13 novembre En attendant l’avion pour Istres Le sas de Paphos, soyons honnête, personne n’en voulait vraiment. Convaincu ou pas de son utilité, nous n’avions tous qu’une envie, qu’une obsession : rentrer à la maison, retrouver les nôtres, et moi serrer Jenny et les enfants dans mes bras, sentir leurs câlins, les embrasser… Ce soir, je ne regrette pas ces deux jours. Bien au contraire, j’en suis maintenant convaincu, ils sont indispensables. Nous avons réappris à vivre normalement en oubliant nos réflexes de combattants, une sorte de formation accélérée avant de nous retrouver projetés dans nos familles. Vivre de nouveau. Sans notre arme. Sans l’angoisse des tirs ennemis. Avec d’autres que ceux du groupe, de la section, de la compagnie, du SGTIA… Des gens normaux dans une 164


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 151 folio : 165 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan vie normale. Car il va falloir le garder à l’esprit : notre mission au fond des vallées afghanes n’était pas la vie normale. Au programme de ces deux jours : massages, séances TOP 1, conférence avec des psychologues, croisière en mer, visite d’un site archéologique, petites soirées à thème à l’hôtel. Je vais rentrer à la maison plus tranquille, plus serein, et je garderai en tête ce conseil du psychologue : A la maison, ce n’est pas comme avec votre groupe. A la maison, n’ayez pas le niveau d’exigence que vous aviez avec votre groupe. Apprenez à laisser glisser, à laisser passer les choses peu importantes. Cessez d’être pointilleux, rigoureux, de vouloir tout contrôler. Apprenez à redevenir souples et rentrez à la maison humblement. Votre famille a appris à vivre et s’est organisée sans vous pendant six mois. Ils nous ont aussi alertés sur nos rêves de retour ; la réalité ne sera peut-être pas aussi belle et idyllique. J’ai retrouvé Niko à l’aéroport. Un peu de temps avant notre avion, lui ne perd pas une minute et m’installe déjà devant son Nikon pour une nouvelle et énième séance d’interview. Mais ça ne me dérange pas. Les longues et innombrables discussions que nous avons eues jusqu’ici m’ont obligé à prendre du recul, à envisager certains choses différemment. Et une fois de plus cette question – combien de fois me l’a-t-il posée ? – sur le problème de la recon1. Techniques d’optimisation du potentiel.

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Journal d’un soldat français en Afghanistan naissance de la nation ! En fait, je bute dessus depuis neuf mois. Aucune des réponses que je pouvais lui faire ne me satisfaisait et là, ce soir, sans que je comprenne bien pourquoi, tout est devenu clair et évident. Ce n’est pas de la reconnaissance que je recherchais ou dont j’avais besoin mais de soutien. J’avais besoin de sentir le soutien de la France. C’està-dire sentir que les gens, les Français (mais aussi les autres militaires restés en France) pensent à nous. Nous avions, parfois, l’expression de ce soutien, comme les dessins d’enfants d’écoles primaires, affichés dans le couloir de l’ordinaire. Des dessins qui nous faisaient du bien, qui nous faisaient sentir un peu moins seuls.

15 novembre Fréjus Drôle d’impression, ce matin. Après six mois de treillis et de rangers, j’ai retrouvé un peu de ma personnalité en repassant en « mode civil » et en enfilant mes propres fringues. Vingt-quatre heures seulement que je suis à la maison. Pour l’instant, tout me paraît tellement normal… Mais je suis conscient que l’atterrissage peut prendre un peu de temps. D’ailleurs, les psy nous ont mis en garde : le moment le plus dur arrivera trois mois environ après le retour. Nous verrons bien… Mais, pour l’instant, ce n’est que du bonheur ! 166


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Journal d’un soldat français en Afghanistan Nous sommes arrivés au régiment hier matin, vers six heures. Le lieutenant-colonel Dazat était là pour nous accueillir. Pas de grande cérémonie, mais son émotion, du haut des marches de l’ordinaire, était visible. Il ne cessait de nous dire le bonheur qu’il avait de nous revoir ici, vivants et en bonne santé. Son sentiment de retrouver une partie de ses enfants. Je l’ai vraiment senti sincère. Mais les familles n’étaient pas là et je ne comprends toujours pas pourquoi. C’était ahurissant qu’elles ne soient pas là dès notre arrivée au régiment. Qu’elles aient été laissées ainsi, sur le côté. Elles qui ont subi des mois d’absence, l’angoisse et les mauvaises nouvelles, en avaient le droit. Elles devaient être là ! Sans elles, nous n’aurions jamais mené la mission à bien. Elles sont tout. Elles sont nos fondations. Qu’on me retire Jenny et les enfants, et je m’écroule ! A peine la voiture de Jenny garée, les filles se sont précipitées vers moi. J’ai laissé mes sacs tomber par terre et j’ai couru vers elles, les bras grands écartés… Je ne sais comment décrire le bonheur qui m’a envahi. En une fraction de seconde, Jenny et les enfants ont fait voler en éclats la carapace de soldat dans laquelle je m’étais barricadé depuis des mois. Je me retrouvais nu, mon corps et mon esprit réclamaient des bisous, des câlins, de la tendresse et de l’amour. J’ai englouti Melissa et Alycia dans mes bras et les ai arrachées du sol. Je les écrasais contre 167


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Journal d’un soldat français en Afghanistan moi, et, à travers leurs cheveux et mes yeux embués de larmes, je voyais Jenny et Aaron s’avancer vers moi. Je ne pouvais plus m’empêcher de rire, de les embrasser, d’embrasser Jenny aux yeux pleins de larmes de bonheur. Nous sommes restés à la maison. Les enfants avaient mille choses à me faire découvrir, me tirant par le bras en permanence. Et Aaron, maintenant si bavard ! Une fois les enfants couchés, j’ai commencé à raconter à Jenny. Sur le coup, j’ai eu l’impression de lui en dire beaucoup, de me livrer comme jamais. Ce matin, j’en suis beaucoup moins sûr… J’ai même plutôt le sentiment de n’avoir pas su, une fois de plus, lui raconter l’essentiel, c’est-à-dire ce que j’ai vraiment vécu. Une autre vie s’ouvre devant moi… ou, au contraire, la vie normale reprend son cours. Plusieurs semaines de permission puis je reprendrai, avec tous les gars de la compagnie, le rythme de la vie du régiment. Ça ne sera sans doute pas facile, et peut-être devrons-nous lutter contre un sentiment normal de routine.

19 novembre Chez Arno et Chacha Nous sommes passé hier soir chez Arno et Chacha. Ce qui devait être une soirée sympa c’est transformen cauchemar. Des retrouvailles heureuses après six 168


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Journal d’un soldat français en Afghanistan mois sans se voir. Arno peut-être un peu frustré de n’avoir pas pu partir à cause de ses genoux mais surtout très impatient que je lui raconte. Je l’ai senti dès son premier regard, qui en disait long : « Alors, l’Afgha ?! ». Il ne nous a pas fallu bien longtemps pour nous exfiltrer du salon et aller fumer une clope sur le balcon. Une seule question d’Arno à suffi pour que je me lance : « Alors ?! » Plus rien ne semblait pouvoir me retenir, je lui balançais tout en rafale. J’avais les pieds sur le balcon mais la tête à Tagab, Bedraou, Alasay… Tellement loin, que je n’ai pas entendu Jenny et Chacha nous rejoindre sur le balcon pour s’en griller une elles aussi. Je voyais bien le visage d’Arno figé qui tentait de me faire passer un message que je comprenais : Arrête toi ! Jenny est là ! ; mais j’étais trop loin, plus vraiment parmi eux, comme incapable de réagir. J’étais parmi les gars du groupe à Alpha-Alpha et c’était le bruit des balles et des APAV qui résonnaient dans ma tête. Je continuais à raconter à Arno la journée du 23 août, les grenades et tout le reste comme une journée de travail ordinaire et même excitante sans réaliser qu’ici, autour de moi, tout se figeait. Que chacune de mes paroles était comme un coup de poignard dans le cœur de Jenny, effondrée, en larmes, dans mon dos. Les images de Tagab et de tout le reste se sont évaporées en un millionième de seconde et je suis 169


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 156 folio : 170 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan retombé sur terre comme une m… J’ai eu l’impression que le ciel me tombait dessus. Je me suis pris la tête entre les mains en me disant Merde ! Merde ! Putain, quelle connerie ! Des mois que je trompe Jenny avec l’Afghanistan et voilà que je lui avoue cet adultère par inadvertance, sans prendre la moindre précaution, bien au contraire. En quelques minutes elle a découvert une vérité qu’elle ignorait, racontée avec des mots qui n’auraient pas été ceux que j’aurais choisi pour lui rapporter tout ça. Qu’est-ce que je me suis senti seul à cet instant ! J’ai voulu prendre Jenny dans mes bras mais elle m’a repoussé. Chacha, émue et sidérée me regardait sans pouvoir rien dire, les yeux grands écarquillés. Arno ne savait pas trop quoi faire. C’est pourtant lui qui m’a sorti de là. En expliquant calmement et doucement à Jenny que je ne suis pas un salaud de lui avoir caché la vérité, qu’il aurait fait la même chose, pour protéger Chacha comme j’ai voulu la protéger, elle. Je ne disais pas un mot à la fois terriblement triste de cette situation et soulagé d’avoir Arno et Chacha à nos côtés. Quelle dimension aurait pris cet incident si nous avions été, Jenny et moi, seuls à la maison ? En fin de compte, au bout d’un bon quart d’heure, Arno a réussi à calmer Jenny et à la consoler. Mais elle n’a pu s’empêcher de repartir à la charge. Je suis alors sorti de mon silence pour lui expliquer que si cela était à refaire je le referais, que je lui mentirais une nouvelle fois pour la préserver, elle et les enfants. 170


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 157 folio : 171 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan De retour à la maison, nous en avons longuement discuté. Ce qui m’a permis de comprendre les sentiments de Jenny, bien plus complexes que ce que j’imaginais. Car, au-delà du sentiment d’avoir été trahie par son mari, de s’être sentie comme une « conne », tenue à l’écart de ce que je vivais, elle ressent une grande frustration : ne sachant pas, elle n’a pas pu me soutenir et m’aider comme elle aurait aimé pouvoir le faire. Je comprends ce qu’éprouve Jenny, cela me rend triste mais je confirme : si c’était à refaire, je le referais.

3 décembre Les perm Hier après-midi, cérémonie au régiment. Delot et Larode et le commandant Cafarot étaient présents. A l’arrivée à l’ordinaire de Delot, que nous redoutions tous un peu tant les nouvelles le concernant étaient mauvaises, une allée s’est spontanément formée pour le laisser passer. Et sans que rien ait été prévu, nous l’avons tous applaudi. Pas très militaire, mais cela venait en tout cas du fond du cœur. Pour lui, comme pour quelques autres, le retour à la vie normale va être long et douloureux. Si cela est possible… Je ne sais pas quoi en penser, mais son énergie et sa volonté sont tellement impressionnantes.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 158 folio : 172 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan Peu de monde, mais c’est normal, Fréjus est une petite ville… Le vrai plaisir, la fierté même, a été de défiler dans les rues et d’entendre, entre deux couplets de « la mort », les applaudissements et les cris de félicitation des passants arrêtés sur notre passage. Je me suis même senti élevé. Nous voilà en perm pour cinq semaines. Au-delà reprendra la vie au régiment. Avec un nouveau groupe, de nouvelles missions d’entraînement, une nouvelle OPEX, probablement en septembre, probablement en Guyane. Je crois qu’il est l’heure de conclure… La première chose qui me vient à l’esprit est la durée de cette mission. Six mois sur le terrain, quatre de plus que les OPEX habituelles. Là-bas, les mois ont défilé. Nous avons tellement enchaîné les missions que je n’ai presque pas vu le temps passer. A Bagram, sur le chemin du retour, j’avais comme une impression de « déjà-vu », d’avoir été là la veille. Et j’étais loin d’être le seul dans ce cas. Bien sûr, Jenny a un tout autre regard sur ces six derniers mois ! C’est le gros paradoxe entre sa vie en France, rythmée par le quotidien des enfants, les courses… la vie « normale », et la nôtre, sur le terrain. Et encore ! A ces six mois passés en Afghanistan, il faut ajouter les six de préparation qui nous ont tenus très très souvent éloignés de la famille. En fin de compte, une OPEX Afghanistan ne dure pas six mois mais un an ! 172


18 février 2011. Trois mois que nous sommes rentrés. Une éternité au milieu de laquelle nous avons profité de mes cinq semaines de perm et d’une semaine de ski. Tout va bien à la maison. Les enfants sont heureux, Aaron est de plus en plus bavard, Jenny me veut en permanence à la maison et, comme pas mal de gars au régiment, je fais attention à rentrer vite. Au régiment, par contre, c’est peut-­‐être un peu plus compliqué ; quelques problèmes commencent à apparaître. La compagnie a été complètement réorganisée dès notre retour. J’ai changé de section et perdu mon groupe au passage ; seul Guigui est resté avec moi. J’ai commencé par regretter ce changement mais c’est très bien ainsi : cela va nous obliger à tourner la page, à regarder devant nous et non pas en arrière, avec un triste regard nostalgique. Toujours ensemble nous aurions eu la tentation de faire survivre ici, malgré la routine de la vie au régiment, les relations particulières qui nous unissaient là-­‐bas. Or, je le sais bien, cette idée est un mirage. La désillusion aurait été grande, peut-­‐être même aurions-­‐nous tout gâché de ce que nous avons tissé entre nous. Je m’attendais à ce que le retour au régiment soit difficile. Après six mois d’une mission exceptionnelle nous voilà plongé au creux d’une longue vague de calme et de routine. Les cours de combat, les exercices de tirs, la garde, les TIG1 pour les gars… On est loin de Tagab et Bedraou, de l’autonomie qu’ils avaient, du niveau de responsabilité que nous leur avons accordé. Comment ne pourraient-­‐ils pas trouver lourds, par exemple, les exercices de tirs ?! Parce que c’est le règlement, ils doivent scrupuleusement respecter les consignes de sécurités pour le maniement de leur arme. Alors que là-­‐bas ils en étaient seuls responsables avec leurs douze chargeurs pleins en permanence ! Ils éprouvent forcément, et ils ne s’en cachent pas, le sentiment d’être pris pour des petits garçons. Cela passera avec le temps. Il va falloir se réhabituer à cette vie, se convaincre que Tagab a été une expérience exceptionnelle et que c’est aussi ça qui a fait sa « saveur ». Et puis les chefs nous parlent déjà d’une mission Harpie en Guyane dès le mois de septembre. Et ça, ce n’est pas une demi-­‐mission, il y aura de quoi faire du sacré boulot là-­‐bas ! Certains n’auront peut-­‐être pas la patience d’attendre et c’est dommage. J’entends, ici et là, des gars qui parlent de rompre leur contrat. Après ce qu’ils ont fait là-­‐bas, en Afghanistan, je trouverais ça presque triste ! Car se sont de bons gars, des soldats de valeur qui pourraient faire quelques belles années dans l’armée, y réaliser un peu de leurs rêves d’aventure et d’expériences partagés avec les autres gars. Aujourd’hui, ils conservent leur regard braqué sur Bedraou, les ruelles de Shekut et dans leurs oreilles résonnent encore le bruit des balles et des Tigres. Mais ces images ne disparaitront pas en quittant l’armée… Pour moi, partir maintenant, est une fuite en avant que je ne leur souhaite pas. Alors j’en discute avec certains. Pour qu’ils réfléchissent, prennent du recul, pèsent le pour 1 Travaux d’Intérêt Général c’est à dire, en gros, le ménage des parties communes de la compagnie.


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 159 folio : 173 Op : fati Session : 43 Date : 7 mars 2011 à 15 H 33

Journal d’un soldat français en Afghanistan Cette mission a vraiment été LA mission, c’est clair. Notre expérience militaire a explosé en quelques mois, quel que soit le grade et que ce soit sur le plan technique, tactique ou humain. Avec les bons et les mauvais côtés d’une mission aussi dure. Tout est plus fort, plus intense, le positif comme le négatif, les peines comme les joies, l’amitié, la cohésion, les coups de gueule… C’est vraiment la mission « plus » ! Sur le plan personnel, je reviens sans fierté particulière. Je suis content d’avoir été en Afghanistan, d’y avoir vécu tout ce que j’y ai vécu, mais cela ne fait pas de moi quelqu’un d’autre de ce que j’ai toujours été. Je ne suis pas devenu une sorte de héros, je ne regarde pas les gens d’un regard différent parce que j’ai été là-bas. Au contraire. Je crois que j’en reviens plus humble, plus conscient de mes défauts, plus conciliant avec les autres. Est-ce que j’ai aimé vivre ça ? Oui, terriblement ! Est-ce que j’aimerais y retourner ? Oui, beaucoup ! Mais, comme d’autres le feront sans doute, personnellement je ne me porterai pas volontaire pour une mission OMLT par exemple. Parce que j’ai d’autres responsabilités dans la vie, parce que je ne me sens pas le droit de faire revivre une telle épreuve à Jenny et les enfants. C’est clair et sans regret. Absolument sans regret.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 160 folio : 174 Op : fcollin Session : 46 Date : 8 mars 2011 à 10 H 04

Journal d’un soldat français en Afghanistan 18 février 2011 Trois mois que nous sommes rentrés. Une éternité au milieu de laquelle nous avons profité de mes cinq semaines de perm et d’une semaine de ski. Tout va bien à la maison. Les enfants sont heureux, Aaron est de plus en plus bavard, Jenny me veut en permanence à la maison et, comme pas mal de gars au régiment, je fais attention à rentrer vite. Au régiment, par contre, c’est peut-être un peu plus compliqué ; quelques problèmes commencent à apparaître. La compagnie a été complètement réorganisée dès notre retour. J’ai changé de section et perdu mon groupe au passage ; seul Guigui est resté avec moi. J’ai commencé par regretter ce changement mais c’est très bien ainsi : cela va nous obliger à tourner la page, à regarder devant nous et non pas en arrière, avec un triste regard nostalgique. Toujours ensemble, nous aurions eu la tentation de faire survivre ici, malgré la routine de la vie au régiment, les relations particulières qui nous unissaient là-bas. Or, je le sais bien, cette idée est un mirage. La désillusion aurait été grande, peut-être même aurions-nous tout gâché de ce que nous avons tissé entre nous. Je m’attendais à ce que le retour au régiment soit difficile. Après six mois d’une mission exceptionnelle, nous voici plongés au creux d’une longue vague de calme et de routine. Les cours de combat, 174


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 161 folio : 175 Op : fcollin Session : 46 Date : 8 mars 2011 à 10 H 04

Journal d’un soldat français en Afghanistan les exercices de tirs, la garde, les TIG 1 pour les gars… On est loin de Tagab et Bedraou, de l’autonomie qu’ils avaient, du niveau de responsabilité que nous leur avons accordé. Comment ne pourraient-ils pas trouver lourds, par exemple, les exercices de tirs ?! Parce que c’est le règlement, ils doivent scrupuleusement respecter mes ordres pour le maniement de leur arme. Alors que là-bas ils en étaient seuls responsables avec leurs douze chargeurs pleins en permanence ! Ils éprouvent forcément, et ils ne s’en cachent pas, le sentiment d’être pris pour des petits garçons. Cela passera avec le temps. Il va falloir se réhabituer à cette vie, se convaincre que Tagab a été une expérience exceptionnelle et que c’est aussi ça qui a fait sa « saveur ». Et puis les chefs nous parlent déjà d’une mission Harpie en Guyane, dès le mois de septembre. Et ça, ce n’est pas une demi-mission, il y aura de quoi faire du sacré boulot là-bas ! Certains n’auront peut-être pas la patience d’attendre et c’est dommage. J’entends, ici et là, des gars qui parlent de rompre leur contrat. Après ce qu’ils ont fait là-bas, en Afghanistan, je trouverais ça presque triste ! Car se sont de bons gars, des soldats de valeur qui pourraient faire quelques belles années dans l’armée, y réaliser un peu de leurs rêves d’aventure et d’expériences partagés avec les autres gars. 1. Travaux d’Intérêt Général c’est-à-dire, en gros, le ménage des parties communes de la compagnie.

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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 004 Page N° : 162 folio : 176 Op : fcollin Session : 46 Date : 8 mars 2011 à 10 H 04

Journal d’un soldat français en Afghanistan Aujourd’hui, ils conservent leur regard braqué sur Bedraou, les ruelles de Shekut et dans leurs oreilles résonnent encore le bruit des balles et des Tigres. Mais ces images ne disparaîtront pas en quittant l’armée… Pour moi, partir maintenant, est une fuite en avant que je ne leur souhaite pas. Alors, j’en discute avec certains. Pour qu’ils réfléchissent, prennent du recul, pèsent le pour et le contre. ça me ferait mal de voir ces gars se perdre maintenant après ce qu’ils ont fait là-bas.


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 005 Page N° : 1 folio : 177 Op : fati Session : 14 Date : 7 mars 2011 à 15 H 34

Conclusion

J’atteins la fin de ce journal. Jamais je n’aurais imaginé m’engager dans l’aventure de ce journal si Niko ne me l’avait proposé, s’il n’avait été là pour m’épauler et m’embarquer pour de longues discussions, parfois durant des heures, seuls ou avec son Nikon. Une rencontre et des échanges passionnants. Presque la moitié du mandat passé avec nous, à Tagab, au sein de la compagnie ! Il y avait comme un vide lorsqu’il n’était pas là, dans le box ou dans le VAB. Et puis, au-delà de notre rencontre, je crois que sa présence nous a tous fait réviser notre regard sur les journalistes. Mes derniers mots seront pour vous Jenny, Melissa, Alycia et Aaron. Je ne suis pas le mari ni le père qui sait vous parler, vous expliquer ce qu’est mon métier, pourquoi je le fais. Je peux, avec ce journal que vous lirez sans doute un jour, corriger un peu ce défaut. Ces silences, tu le sais, Jenny, sont là pour te protéger. Quant à vous, les enfants, je vous crois trop 177


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 005 Page N° : 2 folio : 178 Op : fati Session : 14 Date : 7 mars 2011 à 15 H 34

Journal d’un soldat français en Afghanistan jeunes pour entendre des histoires de guerre. Vos rêves doivent rester des rêves d’enfants. La guerre en porte peu ? Peut-être, plus tard, quand vous aurez grandi, aurez-vous envie que je vous raconte ? Alors, nous prendrons le temps de nous asseoir sur un banc, face à la mer, et je vous emmènerai dans les vallées afghanes… Je ne saurais compter, Jenny, combien de « mercis » tu mérites. Merci d’avoir accepté mon choix de rejoindre l’infanterie de marine, merci de ne rien faire pour me retenir, merci de supporter mes absences, merci de me laisser vivre ma vie, merci de faire grandir les enfants comme tu le fais. C’est une liste sans fin que je pourrais écrire ici et je sais qu’il manquera toujours quelques « mercis » à cette longue liste, tant les sacrifices que tu fais pour moi sont nombreux, importants et parfois lourds. Maman a choisi votre papa. Mais vous, les enfants, ne m’avez pas choisi. C’est moi et c’est vous. Mais je sais aussi combien cela peut être difficile pour vous aussi. Je ne peux que vous dire que la tristesse que provoquent mes départs est un crève-cœur. Comme j’étais triste, Melissa, quand Maman m’a appris que ton joli sourire a disparu de ton beau visage quand j’étais en Afghanistan ! Comme je suis triste, Alycia, quand je pense que je n’ai encore jamais été là pour t’accompagner le premier jour de l’école ! Quand à toi, Aaron, je t’ai à peine vu grandir… Mais je sais aussi que tout n’est pas négatif. Mes départs en mission et en Afghanistan, plus que 178


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 005 Page N° : 3 folio : 179 Op : fati Session : 14 Date : 7 mars 2011 à 15 H 34

Journal d’un soldat français en Afghanistan jamais, me font réaliser à quel point vous m’êtes précieux, combien je suis riche d’une belle famille qui me comble. Quel mal j’aurais à vous décrire le vide que crée votre absence !


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Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : 006 Page N° : 1 folio : 181 Op : fati Session : 12 Date : 7 mars 2011 à 15 H 35

Remerciements

Au groupe 42 Au général Eric Margail Au colonel Michel de Mesmay Au capitaine Aurélien Moy Aux représentants de l’EMACOM, l’amiral Christophe Prazuck et le colonel Thierry Burkhard.


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Cet ouvrage a été composé et imprimé par CPI Firmin Didot à Mesnil-sur-l’Estrée pour le compte des Éditions Plon 76, rue Bonaparte Paris 6e en 2011

Imprimé en France Dépôt légal : 2011 No d’édition : 0000 – No d’impression : 104074


Job : Journal_d_un_soldat_francais_en_Afghanistan Div : z_acheve Page N° : 2 folio : 184 Op : fati Session : 10 Date : 7 mars 2011 à 15 H 50


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