Sentinelles de l'Arctique. Un voyage à la rencontre des peuples de l'Arctique.

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DEMOCRATIC BOOKS Livres d'arts engagés

Cette nouvelle collection s'intéresse à toutes les formes de rencontre entre l'image et le texte : photographie contemporaine, plasticienne, documentaire, scientifique, médicale, de reportage, de sport, de mode, de création, d'évasion, de voyage, de spiritualité... Elle proposera également des rencontres entre la photographie et les grands enjeux de société de notre temps.

SENTINELLES DE L’ARCTIQUE

Dans une étape ultérieure, Democratic Books s'élargira aux autres arts-plastiques et appliqués : arts décoratifs, design, dessin, peinture et sculpture, architecture, arts vidéo et numériques, cinéma, bande dessinée...

Nicolas Mingasson Textes et Photographies

La création de la maquette de chaque livre est confiée soit à un jeune graphiste de talent, soit à un grand designer graphique d'aujourd'hui, soit à un artiste plasticien. Cette collection présente des livres d'art démocratiques, c'est à dire réalisés avec la plus grande exigence de fabrication mais proposés au prix d'un livre de poche illustré. De plus, chaque exemplaire contient un ex-libris numéroté. Cette pièce de collection est offerte par l'éditeur et l'auteur aux acquéreurs.

Premières parutions octobre 2009 : Nous avons le regret de vous annoncer les 20 ans d'Act Up Paris 224 pages, 22,90 euros Terra Incognita de Jean-Luc Cormier 192 pages, 19,90 euros Sentinelles de l'Arctique de Nicolas Mingasson 256 pages, 22,90 euros


à Nadira, Téo, Sasha, Kio


Préface

Fascinant, cet immense et incroyable « Finistère Nord » de l’Eurasie : la Sibérie. Espaces sans fin, plaines aux horizons sans cesse repoussés de la toundra, cette croûte de mousse et de lichens sur un sol qui ne parvient plus à porter les arbres de la grande forêt sibérienne, la taïga, trop frileux pour monter si au Nord. La toundra mange la taïga comme les rennes la mangent à leur tour. Ces paysages qui nous font rêver, Nicolas Mingasson nous les évoque tout au long de son périple de 143 jours. Il les habille de glace et de neige, les parcourt tantôt en traîneau, tantôt en bourane, ces scooters du grand nord, rares acquis de la modernité montée si haut. Dans un style alerte et direct, puissamment évocateur des ambiances et des lieux, mais surtout des femmes et des hommes ataviquement liés à leur troupeaux de rennes avec lesquels il échange et communie — avec ou sans vodka c’est selon—, il nous plonge dans le monde d’avant. Il nous invite à avoir « l’humilité d’écouter d’autres humanités que celle de notre civilisation moderne et le courage d’imaginer un autre chemin ». Le lire c’est déjà s’engager sur cet autre chemin précisément. Mais la modernité frappe à la porte. Les grands complexes industriels comme celui de Norilsk la grande ville du Grand Nord, annonce la montée en puissance des appétits de ressources minières que le réchauffement climatique ne manque pas de stimuler dans l’ensemble de l’Arctique. Quid alors de ces autochtones, de leur mode de vie séculaire, de leur savoir transmis de génération en génération et surtout de leurs enfants qui finiront bien par succomber aux écrans et aux consoles.

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C’est l’enjeu ici évoqué de manière subliminale que ces peuples doivent affronter. Seront-ils eux aussi « durables » ? A nous de les y aider.


Préambule

Et puis il y a les photos qui d’emblée ont accroché mon regard. Merveilleuses, puissamment évocatrices comme celle de cette jeune femme tout de rouge vêtue émergeant d’un troupeau de rennes. Nicolas Mingasson mène une entreprise immensément estimable. Je souhaite à ce livre et à l’ensemble de son œuvre le plus vif succès.

Jean-Marie PELT Président de l’Institut Européen d’Ecologie Professeur Honoraire de l’Université de Metz

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L’histoire de cette histoire commence au cœur de l’Océan Arctique où j’ai partagé la vie de l’unique équipe de l’aviation polaire russe ou « spécialistes polaires russes » ayant repris la route du Pôle après la débâcle de l’Union Soviétique. Ensemble nous avons vu la banquise devenir toujours plus fine, voire même disparaître de certaines régions. Ensemble nous avons scruté l’horizon avec toujours plus de difficulté à la recherche de plaques de glace suffisamment vieilles, vastes et solides pour y poser nos avions. J’ai vu Igor, Vaschislav ou Ivan déployer des trésors de savoir-faire et de courage pour poser leurs machines sur des couches de glace trop fines ou faire hurler les turbines d’un Antonov sur une piste de seulement 600 mètres quand les normes officielles imposent 1200 mètres. Sans le savoir, nous étions témoins des premiers effets du réchauffement climatique. Il nous faudra encore quelques années pour le comprendre, alertés par la communauté scientifique internationale. Peu à peu, germe en moi le projet d’un travail photographique sur l’Arctique. Un travail grâce auquel je pourrais porter un regard sur les populations de l’Arctique d’ores et déjà confrontées au réchauffement climatique. Un travail où mes images seraient comme des ponts jetés entre nous et eux, entre l’avant du « navire humanité » où sont postées ces sentinelles et l’arrière d’où nous sommes comme aveugles. Etre, en quelque sorte, le messager des « Sentinelles de l’Arctique ». Car oui, l’Arctique est le laboratoire du monde ! Dans les immensités brutes et enneigées de la toundra j’ai mesuré ce qu’est le respect pour sa terre, cette mère qui nous nourrit ; dans les villages autochtones du Nord Taïmyr où errent d’anciens éleveurs de rennes j’ai vu les conséquences de la rupture du lien qui les unissaient à la terre ; à Norilsk, ville que pourtant j’aime, j’ai ressenti les brulures d’une terre à l’agonie. Presque un an après mon retour de Russie, je réalise que ce qui devait être un état des lieux photographique s’est


transformé en une expérience personnelle. Au contact de ces populations, de leurs cultures, de leurs savoirs, de leur appréhension de l’espace et du temps, j’ai réalisé le fossé qui nous séparent : à mesure que nous perdions le contact avec la terre nous avons perdu la capacité de vivre avec peu et la conscience même de ce que la pénurie peut signifier. Et nous voilà, nous aussi à un tournant. Nous le voyons bien, nous le ressentons plus ou moins clairement (par choix ou par contraintes) notre civilisation va devoir retisser des liens avec la Terre. A ce moment de notre histoire les peuples de l’Arctique peuvent, comme toute sentinelle, nous aider à tracer un cap nouveau. Mais il nous faudra pour cela avoir l’humilité de tourner nos regard vers ces autres humanités. Parti à la rencontre de peuples sentinelles, je reviens convaincu qu’ils sont plus que cela. Qu’ils sont aussi les gardiens d’une certaine humanité où l’homme est en accord non seulement avec son environnement mais aussi (et c’est sans doute cela le plus important) avec sa nature profonde de mammifère terrestre.

Nicolas Mingasson A Villenauxe, le 30 juin 2009

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CHAPITRE I RACINES


Pasha, polarnik Tikhon, citoyen d’honneur de Nar Yan Mar Sergeï, chef de brigade

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• j 0 — Dernière semaine parisienne. Comme toujours tout se précipite et s’engage une course contre la montre pour être prêt. Rassembler les derniers équipements, passer les derniers coups de fil, recevoir des infos rassurantes de Moscou… Le diable se cache dans les détails. Ne rien oublier et surtout pas le petit accessoire indispensable. Alors, plusieurs fois reprendre les listes, ranger puis déranger, vérifier et encore vérifier. Trouver l’équilibre aussi entre la sécurité (est-ce que je double tout ?) et la mobilité (jusqu’à combien de kilos je m’autorise ?). Puis enfin le matin du départ, Téo et Sasha me regardent fermer les sacs. Il savent que je pars pour longtemps, que la séparation sera longue. Je les trouve extraordinaires, courageux. Pas une larme mais d’énormes câlins. Je les regarde dans le rétroviseur me faire des grands signes et je suis fier d’eux. • j 1 — Arrivée à Moscou sous la neige. Évidemment, seul avec mes six sacs, je me fais coincer par les douanes. Passage des sacs au scan et surprise de la douanière. J’en étais sûr ! Plus de trois cents films, ça la laisse songeuse. Je m’apprête à tout ouvrir, râlant, quand son patron arrive : « Foto reporter ? – Da da, ya professional. – OK, you can go… » Moi qui avais peur de faire attendre Sergeï qui vient me chercher… Moscou est totalement paralysée par la neige ce soir. Il aura deux heures de retard. J’ai connu Sergeï en 1998 sur la banquise. J’organisais alors la logistique des expéditions polaires au départ de la Russie. Je n’oublierai jamais cette expédition de touristes israéliens emmenés par Sergeï. Je n’avais en fait jamais vu une expédition aussi mal préparée, aussi mal équipée. Pour tout dire, après les avoir déposés en hélicoptère à une cinquantaine de kilomètres du Pôle, Guerly, le chef pilote de la base, et moi pensions que nous aurions à les récupérer dès le lendemain. D’autant plus que quelques minutes après avoir redécollé pour rentrer à la base, nous survolions une oursonne avec ses deux petits, ce qui est tout à fait exceptionnel à une telle latitude. En effet, trop haut vers le


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nord, les ours ne trouvent plus beaucoup d’eau libre et peinent à se nourrir. Ce qui en fait des bêtes encore plus dangereuses car elles sont généralement affamées et perdues. Je travaille avec Sergeï depuis quelques années. Dur à la tâche et persévérant, il n’aime rien tant que les situations difficiles et compliquées. Comme c’est à peu près le cas de toutes les expéditions dans l’Arctique, vous comprendrez combien Sergeï est précieux dans l’organisation de mes voyages dans le Nord. À chaque nouvelle arrivée à Moscou, Sergeï commence par un magnifique : « So, Nicolas, the real situation is… » Et Sergeï d’entamer une longue explication sur la situation des permis, sur l’impossibilité de joindre un autre Sergeï à Norilsk, où, d’ailleurs, l’aéroport est fermé depuis vingt jours. En général, à la fin de son discours, je n’ai pas vraiment compris what the real situation is ! Je comprends seulement qu’une fois de plus tout va être très simple… Mais il y a aussi une chose qu’il faut apprendre, en Russie, c’est qu’il ne faut pas (toujours) essayer de tout comprendre. • j 8 — Pasha est un vieil ami « polaire » rencontré il y a une bonne dizaine d’années. Nous avons très souvent voyagé ensemble dans la région du Taïmyr entre Norilsk, Khatanga et jusqu’au pôle Nord géographique. Des heures passées côte à côte à voler au-dessus de la toundra ou de la banquise, des heures de palabres, des heures de vodka. De ces expériences qui scellent une vraie amitié. • j 9 — La tête cogne un peu après la soirée chez Pasha ! J’en profite pour rencontrer quelques personnes qui pourront m’aider, dont Alexandre Borodine, qui travaille avec Roman Abramovitch, le gouverneur de la Tchoukotka. Longue discussion sur les lieux à ne pas manquer, les difficultés logistiques et, comme toujours, les difficultés administratives. Le FSB, l’ex-KGB, garde la haute main sur tout. En fin de journée je revois avec un grand plaisir Alexeï Kniznikov, du WWF de Moscou. Un grand gaillard très sympa qui connaît plutôt bien la région de Nar Yan Mar et du Yamal. Alexeï travaille

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sur la question de l’industrie pétrolière et gazière dans ces régions. Nous avions évoqué lors de notre dernière rencontre l’idée d’une exposition à Moscou. Elle l’enthousiasme toujours autant et c’est vraiment une bonne nouvelle. Nous partons demain pour Nar Yan Mar. Derniers préparatifs, dernier mail et dernier coup de téléphone via Skype à la maison. Les garçons sont toujours aussi super. Ils se collent à la webcam. • j 10 — Départ au petit matin. Notre vol passe par la ville d’Arkhangelsk, tout à fait à l’ouest de la région autonome Nenets. Un peu moins de deux heures de vol. Petite escale. Juste le temps de sortir de l’aéroport, y rentrer de nouveau (drôle de ballet) pour sauter dans un deuxième avion. Ici il n’y a plus de terminal. C’est la piste, les hangars, quelques avions, pas mal d’hélicos et un petit bâtiment pour l’enregistrement. Le vol sur Nar Yan Mar dure lui aussi un peu moins de deux heures. Le temps n’est pas bon. La piste est recouverte de neige. La température est très douce, à peine moins 8 °C. Beaucoup de vent. Cette douceur qui se maintient depuis plusieurs semaines est incroyable. Natalya, de l’administration régionale, nous attend, comme promis par Pasha. Je ne la voyais pas si jeune, et surtout, énorme surprise, elle parle couramment français ! Nar Yan Mar est la capitale régionale. Accrochée à l’embouchure de la Pechora, environ vingt-sept mille personnes y vivent actuellement. C’est une ville moderne et ma première surprise est de voir le chauffeur s’arrêter aux feux rouges. Je suis habitué à des villes plus isolées, plus petites, exemptes de ce genre de modernisme. Nar Yan Mar bénéficie du développement de l’industrie gazière et pétrolière. Plus de vingt compagnies y travaillent en collaboration avec les exploitants russes. Je profite de la soirée pour expliquer à Natalya ce que je souhaite faire, quel est le projet. Un exercice qui n’est pas facile. Comme tous ici, elle comprend mal ce que nous Occidentaux trouvons de si spécial au Grand Nord, à leur vie. Et moins encore pourquoi j’aime tant revenir dans ces régions froides où le soleil disparaît


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l’hiver. Natalya, elle, ne rêve que d’une chose : aller travailler dans le Sud. Natalya est très heureuse de notre rencontre qui lui permet de parler français. Elle adore cette langue que Joe Dassin, Mireille Mathieu, Garou… lui ont donnée envie d’apprendre. À trois heures, il fait presque nuit. Nous sommes à environ cent cinquante kilomètres au nord du cercle polaire arctique. • j 11 — Tourisme en ville aujourd’hui. Le week-end, tout le monde part dans la toundra, donc inutile d’espérer avancer sur quoi que ce soit. Natalya vient nous chercher (moi et Sergeï) à l’hôtel. Elle est accompagnée de son amie Tatiana qui elle aussi parle français. Elle est prof de français au lycée agricole de la ville. Nar Yan Mar est une ville qui s’est terriblement modernisée ces dernières années. Beaucoup d’immeubles modernes, voire très récents, et vraiment pas réussis. Les maisons russes traditionnelles en bois disparaissent. Certaines gisent éventrées. Natalya nous explique que la municipalité a pris conscience de la nécessité de sauvegarder en partie ce patrimoine et qu’un programme de restauration des plus belles maisons anciennes a été lancé. Dans notre visite, les classiques pour la Russie : l’avenue Lénine, la place Lénine, où se trouve sa statue, la mairie (un banal bâtiment soviétique carré en briques rouges) et la nouvelle église orthodoxe (de très nombreuses églises ont été construites ces dix dernières années). Le monument aux morts de la Seconde Guerre, etc. En route, petite discussion politique avec Tatiana, ce qui n’est jamais très évident ici. Le soir, je fais mes premiers essais de transmission par satellite. Ça fonctionne bien. Surprise de deux dames respectables qui passent dans la rue : j’ai dû installer mon téléphone à un pied photo pour le faire sortir par la fenêtre. Les mentalités évoluent vite ; je ne sais pas si j’aurais fait cela aussi peu discrètement il y a une dizaine d’années. D’ailleurs, d’après Sergeï, l’utilisation d’un GPS ou d’un téléphone satellite est toujours légalement interdite en Russie. Je n’en mettrais pas ma main à couper mais c’est bien possible.

• j 12 — Ce soir, c’est un ami que je pleure. Coup de fil de ma femme Nadira que je reçois dans le magasin de pièces détachées automobiles. Entre batteries, pots d’échappement et embrayages de camion elle m’apprends la mort ce matin de Michel Cabellic. Oui, c’est un ami, un ami fidèle que je pleure. Michel m’a accompagné mois après mois dans ce projet difficile à monter, essayant toutes les pistes possibles de financement, n’hésitant pas à me faire rencontrer ses amis, ses relations. Je n’oublierai jamais ce jour, Michel, dans la galerie où tu as compris mon projet et immédiatement pris ton téléphone pour appeler Guy Bourreau. Tu ne m’as jamais laissé tomber ensuite. Tu as été aussi un plus que fidèle compagnon de route pour le montage de l’exposition « Terre des pôles ». Pour ce projet aussi je te dois énormément. Le chemin a été difficile, les embûches nombreuses mais ensemble nous avons tenu la barre. J’attendais avec impatience le jour de l’inauguration que nous aurions tellement savouré ensemble. Tu ne seras pas là et je trouve cette ironie dégueulasse. Mais nous penserons très fort à toi. Je pense ce soir bien sûr à ta famille, à tes proches, à tes amis. Je pense aussi très fort à vous, Agnès et Bernard, qui avez toujours été là. Malgré la peine et le choc de ta disparition, ils vont devoir poursuivre le formidable travail que vous avez réalisé ensemble pour la galerie Chambre avec Vues et aussi mener jusqu’à son terme l’organisation de l’exposition « Terre des pôles ».

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Les anciens comme lui sont aussi adorables que sensibles. Et une fois qu’ils sont vexés, c’est vraiment difficile de rattraper le coup. C’ est encore plus vrai avec Tikhon : Nous avons découvert qu’il a été le président de la communauté Nenets de toute la Région Autonome Nenets, et donc un personnage très important aux yeux des habitants. Aujourd’hui, Tikhon est citoyen d’honneur de Nar Yan Mar. Sergeï et moi l’avons découvert en allant dîner chez lui mardi dernier. Entre zakouskis, vodka, champignons de la toundra et poissons crus ou séchés, Tikhon a partagé avec nous ses souvenirs. Dont le magazine soviétique Soviet Life d’août 1981. Une double page lui était consacrée. Quelques mots sur sa femme Raïssa, pull en crochet rose, grand collier de fausses perles : adorable et gentille, l’âme romantique d’une grand-mère du Nord. Voyageuse et photographe, Raïssa a promené son vieux Zorky (une copie de Leica) dans dix huit pays. • j 14 — Grand beau temps ce matin. Du coup, il fait froid. Le thermomètre a chuté de vingt degrés dans la nuit. –23 ce matin. Une température plus conforme aux « normales saisonnières ». Quelques courses pour la brigade où je vais : des oranges, du chocolat, du thé, des biscuits, et du fromage, bien rare dans la toundra. Deux bouteilles aussi. De vodka, bien sûr ! Nous allons à la sortie de la ville en voiture, point de rendez-vous avec les deux bouranes* . Tikhon est très inquiet pour moi : il est sûr que je vais me geler. Du coup, il m’a apporté une grosse veste. Je sens que je lui ferais plaisir en m’habillant plus. C’est une marque d’affection que j’apprécie même si je pense, sur le coup, qu’il exagère sans doute un peu. Pour tout dire il avait raison ! Ces trois heures de bourane ont été tout sauf une promenade de santé. Allongé au fond d’une grande caisse en bois accrochée à un traîneau traditionnel, tournant le dos au sens de la marche, il faisait un froid du diable !

• j 13 — Ces deux derniers jours à Nar Yan Mar ont été assez intenses en rendez-vous. Administration; Tikhon, le vétéran qui nous a été recommandé par l’association des polarniks* de Russie ; Nikolaï, de l’association Yasayev, qui représente les Nenets et défend leurs intérêts. J’ai également eu l’occasion de donner un cours de français à la petite dizaine d’élèves de Tatiana. Uniquement des filles et un seul garçon timide au fond de la classe. Je trouve incroyable qu’il y ait ici autant de jeunes (ils ont dans les seize ans) qui veuillent apprendre le français. Tatiana travaille comme elle peut, sans livre, sans carte de France, avec presque rien, quoi ! Les informations concernant les lieux où aller sont curieusement très difficiles à obtenir. Il faut d’abord que je fasse comprendre ce que je viens faire ici, ce que je cherche. Tout dans leur vie leur paraît complètement normal. Ils pensent aussi qu’une journée dans la toundra avec un peu de folklore local est bien suffisante et que c’est ce que je viens chercher. J’avais en fait deux options : monter au nord de Nar Yan Mar, dans le delta de la Pechora, pour rejoindre le village de Krasnoye et voir là-bas quelle brigade** rejoindre. C’est une option qui me plaisait bien, pour tout dire. Mais je me suis fait un peu piéger par Tikhon Syadeisky, le vétéran recommandé, et je suis ce soir à cent vingt kilomètres au sud-est de Nar Yan Mar. Ce n’est pas toujours facile de refuser certaines choses ici. Tikhon s’est mis en quatre pour m’aider et le vexer pourrait être délicat.

* Les polarniks sont une race d’hommes et de femmes un peu spéciale qui ont ** 0 2 0

dévoué leur vie à l’Arctique. Pilotes, météorologues, scientifiques, techniciens… ils constituent, en quelque sorte une grande famille dont les traits communs sont l’amour du Grand Nord, une certain romantisme et une capacité sans limite à vivre et travailler dans les conditions les plus extrêmes sans jamais s’en formaliser. Le terme de “brigade” est hérité de l’époque soviétique durant laquelle les éleveurs de rennes furent intégrés (parfois assez violemment) au système des kolkhozes. Une brigade était constituée selon sa taille d’une famille ou d’un groupe de familles ou alors d’un groupe d’éleveurs sans liens familiaux.

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est la marque traditionnelle de motoneige russe ; elle est devenue un nom * Bourane générique, comme frigidaire.


J’ai fini par me recouvrir entièrement d’une lourde bâche en coton. Les premiers jours de froid ne sont jamais très faciles : il faut laisser au corps le temps de s’habituer. À notre arrivée dans la brigade, un seul gars était là : Vladic. Un peu surpris de nous voir et d’apprendre qu’un Fransuz va rester avec eux. Nous nous installons dans le tchoum** pour que Kayours et Alexeï (les pilotes des bouranes) se réchauffent et boivent un thé. C’est au moment de partir que les quatre autres arrivent sur des traîneaux tirés par des rennes. Ils reviennent du troupeau, à quelques kilomètres de là. Ambiance de début toujours un peu bizarre. On ne se connaît pas. Que peuvent-ils penser d’un Français qui débarque comme ça chez eux ? Il ne faudra pas longtemps pour que l’atmosphère se détende. Les gars sont sympas, bourrus mais sympas. À quatre heures, il fait nuit. La soirée commence sous le tchoum. C’est un tchoum assez petit, d’environ quatre ou cinq mètres de diamètre. Deux lampes à huile pour l’éclairer. Ils ont un groupe électrogène mais il est tombé en rade. Sergeï est le chef. Solide gaillard qui parle avec un accent à couper au couteau. Quasi impossible de le comprendre. Je le redoutais un peu. Jour d’arrivée, c’est presque obligatoire, dîner à la vodka ! Je ne sais plus combien de verres j’ai descendus mais beaucoup, beaucoup. Je n’ai d’ailleurs pas résisté et il me faudra sortir du tchoum deux ou trois fois… Sasha finit par me coucher, sous le regard amusé de Sergeï qui me lance un grand « bye-bye, OK, bye-bye ! » • j 15 — Pas de lumière avant sept heures. Les nuits sont longues, très longues. Très longues et très belles. La toundra est plongée dans un noir absolu qu’aucune source lumineuse ne vient troubler. Le ciel est d’une pureté cristalline qui abolit les distances ; les étoiles semblent être des voisines que je pourrais presque toucher en tendant la main vers elles. 0 2 2

traditionnelle Nenets qui ressemble beaucoup à un tipi indien mais avec * Tente des peaux de renne et de la grosse toile.

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Ce matin, la brigade bouge pour un balok, une petite cabane en lisière de forêt. Cela fait un mois qu’ils sont dans ce camp et veulent se faire un bagna, un sauna, en russe. Nous passons en route jeter un œil sur un troupeau de rennes. Près de trois mille bêtes qui se mettent en mouvement lorsque nous arrivons. C’est le bruit qui m’impressionne le plus. Une sorte d’immense brouhaha créé par les milliers de sabots qui effleurent la neige. Sergeï et Sasha contrôlent le troupeau avec de petits cris aigus et les rennes tournent en rond. Il y a comme une légère brume, ce matin, la lumière est magnifique. Les rennes se mêlent à cette lumière et au nuage de neige qu’ils soulèvent. Le balok est assez grand. Vladic me confie qu’il appartient à une connaissance de Sergeï qui travaille à Nar Yan Mar dans le gaz. Aussitôt arrivés, il faut mettre les poêles en route. Ils diffusent rapidement une température agréable. Je sors avec Sasha et Vassilly pour aller couper du bois. Tout le truc consiste à savoir trouver les bons arbres. Comme ils utilisent le bois tout de suite, il leur faut des arbres morts et bien secs. Pour les repérer, nous glissons doucement entre les arbres avec le bourane, comme dans une sorte de valse qui aurait été filmée au ralenti. Cette journée est aussi une journée de repos pour eux. Ils ont beaucoup travaillé ces dernières semaines. La soirée est plus courte. À sept heures, la moitié du groupe dort déjà ! Moi, je vais au bagna avec Vladic. Une bonne centaine de degrés, la vapeur, les feuilles de laurier pour se frapper la peau et le choc de la sortie dehors. Pieds nus, à poil dans la neige. Il ne fait pas trop froid ce soir : –16 °C. J’adore. Le rythme de vie de cette brigade peut surprendre. En fait, les Nenets sont le peuple du Nord qui a été le plus russifié. Ce sont eux qui ont le plus perdu de leurs traditions (ils œuvrent d’ailleurs à les faire renaître). Une brigade comme celle où je me trouve travaille un peu comme un berger le ferait en France : entre une vie dans la montagne et une vie au village. Ils vivent dans la toundra


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pour leur travail, pour s’occuper des rennes, mais leurs familles habitent dans des villages proches de Nar Yan Mar car ils aiment profiter de tout le confort que la vie moderne peut leur apporter. • j 18 — Un temps de misère ce matin dans la toundra. Il fait chaud, la neige qui tombe mouillée colle partout, sous le tchoum nous étouffons… Nous devions déplacer le camp. J’ai pensé un peu naïvement qu’avec le temps que nous avons ce matin Sergeï déciderait de remettre ça à un autre jour. Mais non ! Sitôt le petit déjeuner terminé, ils attaquent. Slavic, Sasha, Alexeï et Vassilly commencent par ranger toutes les affaires qui sont à l’extérieur. Sous les ordres calmes de Sergeï qui passe et repasse entre les traîneaux, les caisses… Je suis étonné par leur rapidité. Les traîneaux se chargent les uns après les autres. Aussitôt, le matériel est soigneusement protégé par des bâches ficelées solidement avec de vieilles cordes. Il leur faudra environ trois heures pour ranger l’extérieur du camp. Avant de démonter le tchoum, nous avalons un dernier thé brûlant et du poisson et engloutissons trois toasts en l’honneur de ce lieu que nous quittons. Cela fait plus d’un mois que la brigade est ici. Les rennes ont changé de lieu de pâturage. Il faut les suivre maintenant. Sasha et Alexeï s’occupent de ranger les affaires de cuisine. Quelques grosses gamelles noircies par le feu, quelques assiettes, des bassines pour la vaisselle et pour préparer la viande ou le poisson. De grosses tasses pour le thé, des verres pour la vodka, soigneusement emballés dans de vieux journaux. Tout cela rentre minutieusement dans de jolies caisses vertes avec, dessinées dessus, de grosses fleurs orange. Au premier regard, on peut croire à un immense bazar : leurs affaires sont ou paraissent très vieilles, et le peu qu’ils possèdent est rangé dans de vieux sacs en plastique ou en toile. Mais il n’en est rien. Chaque objet possède une place bien précise et les caisses se ferment sans forcer une fois remplies. J’aime le traîneau chargé de coussins. Jaunes, orange, verts,

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bleus… un patchwork de couleurs au milieu de cette journée monochrome où le gris du ciel descend à la rencontre de la blancheur terne de la neige. Dessus s’empilent les peaux de renne qui servent de matelas. Le démontage du tchoum est très rapide. En quelques mouvements ils font glisser vers le sol les grandes bâches en coton lourd et kaki et les peaux de rennes qui recouvrent les verges en bois formant l’ossature de la tente. Le plus long est de retirer la neige collée aux peaux. Taper, taper et taper encore avec des bouts de bois pour la décrocher. Le tchoum démonté laisse apparaître les lichens de la toundra. Un renne vient s’en régaler pendant que les chiens fouillent l’endroit à la recherche de quelques morceaux de viande ou de poisson qui seraient tombés par terre. Drôle de cohabitation. Le renne a l’air de considérer cet endroit comme son territoire et repousse de temps à autre un chien qu’il juge un peu trop envahissant. Douze traîneaux au total. Vassilly part chercher le petit troupeau qui forme les attelages. L’opération consiste à les faire entrer dans l’enclos formé de quelques traîneaux disposés en cercle et reliés entre eux par un vieux filet. Les rennes s’avancent, hésitent... Les hommes attendent... C’est une affaire de patience. Ça ne sert à rien de les brusquer, ils détaleraient dans la direction opposée et tout serait à refaire. J’aime ce moment où le temps semble comme suspendu. Les rennes hésitent, les hommes attendent... Enfin un renne s’avance, un autre le suit et bientôt tout le troupeau les imite. C’est presque joué, quand soudain, allez savoir pourquoi, un des derniers rennes refuse ce que l’on attend de lui et s’élance vers l’extérieur. C’est la débandade, tout le troupeau le suit, tout est à refaire ! Le choix des rennes pour les attelages semble être très calculé. Sergeï les sélectionne soigneusement avec Sasha et Alexeï. Ils avancent parmi les rennes, regardent, jaugent puis en attrapent un. Par le cou, par les bois. Lui passent une corde autour du cou et l’attachent à l’un des traîneaux qui forment l’enclos. Dès que


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trois rennes sont choisis, ils les en sortent pour les emmener au traîneau qu’ils devront bientôt tirer. L’opération prend bien plus d’une heure. Chaque attelage est formé de trois traîneaux accrochés les uns aux autres. Trois rennes suffisent pour les tirer , malgré la neige épaisse, lourde et mouillée ce matin. Vers quatorze heures, nous nous mettons enfin en route. Nous y sommes depuis sept heures ce matin. Depuis le lever, le temps n’arrête pas de changer. Couvert, ciel bas. Quelques trouées de ciel bleu, quelques très faibles rayons de soleil. De la neige, de gros flocons. Du vent. Presque de la pluie. Je n’aime pas ce temps. La neige fond sur les vêtements, et surtout sur les boîtiers, formant des gouttes d’eau qui regèlent ensuite. C’est le pire. Nous n’irons pas bien loin. Une heure de « route » seulement. Quatre kilomètres peut-être. En fait, Sergeï veut retourner au balok, en lisière de forêt. Le gros du campement est laissé entre le balok et le troupeau. Nous ne prenons que nos affaires personnelles. C’est-à-dire, pour Sergeï, Sasha, Alexeï, Slavic et Vassilly, quelques sacs Tati en plastique. Moi, c’est autre chose, entre mes affaires et le matériel photo et informatique. À l’arrivée au balok, je jette un œil sur le thermomètre. Je crois rêver. +1 ! Vassilly me demande combien. Je lui dis: « 1 » (dans le Nord on ne dit jamais le « moins », bien inutile ici). Mais quand je lui précise, trois secondes plus tard, « plus ! plus adin ! », lui et les autres gars ouvrent de grands yeux ronds. Sergeï me dit qu’il ne sait pas où est passé l’hiver. Habituellement, à cette période, on peut avoir des 40. –40 °C, bien sûr ! Soirée mots croisés pour Slavic qui me met à contribution pour trouver des mots français, des noms d’acteurs français ou de « jeune vin français » : Beaujolais. • j 19 — Ce soir, ce sera festin. Alexeï est en train de cuisiner une sorte de gros faisan dont je ne connais pas le nom en français… Je crois qu’ils se réjouissent tous de ce dîner inhabituel. L’occa-

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sion de vous raconter un peu ce que la brigade III du kolkhoze de Harp mange dans la toundra. La nourriture de la brigade de Sergeï est constituée de ce qu’ils trouvent dans la toundra : du poisson et, bien sûr, de la viande de renne. C’est la base de leur alimentation. Ils pêchent le poisson dans le lac Soroga. Un lac assez vaste de trois ou quatre kilomètres de long mais très peu profond. Maximum trois mètres, d’après Sasha. Il est vrai qu’il y a deux ou trois jours, en relevant l’un des filets, je pouvais voir des algues accrochées aux mailles. Ils pêchent quatre ou cinq espèces de poissons. Le plus grand, carnivore, est le chouka, qui peut faire plus d’un mètre cinquante de long et peser jusqu’à cinquante kilos. En cette saison, il est beaucoup plus petit. Le plus gros que j’ai vu devait faire dans les cinquante centimètres. Le plus commun est l’okhoun. Les autres espèces sont le biely riba (poisson blanc) et le shyr, gros poisson dodu. Les gars de la brigade pêchent avec des filets passés entre deux trous dans la glace. Aux extrémités du filet sont accrochées des cordes qui permettent de le remonter puis de le replonger dans l’eau, sous la glace. En ce moment, l’épaisseur de glace est d’environ un mètre. Ils mangent souvent le poisson cru. La préparation est on ne peut plus simple : vider le poisson, le couper en tranches, toujours gelé, et le servir dans une grande bassine émaillée. Y compris la tête. Servez autant de poissons que nécessaire. Ils mangent ces morceaux de poisson gelé directement et recrachent les arêtes. Si le style n’est pas très chic, la chair des poissons est réellement délicieuse. Il peut leur arriver de servir les morceaux de poissons mélangés avec de la neige. Slavic adore ! Lorsqu’ils font cuire le poisson, la recette est assez sommaire. Ils plongent les poissons, entiers, dans de grandes casseroles avec de l’eau et laissent bouillir le tout. Ils servent tous les morceaux dans une grande assiette et chacun se sert. C’est un peu la même chose avec la viande de renne. Ils font


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bouillir la viande dans une grande casserole et la servent soit avec le bouillon, soit avec des pâtes. Ils peuvent aussi manger le renne gelé, découpé en fines lamelles que l’on sale délicatement. La viande dégèle et fond sous la langue. C’est délicieux. Ils accompagnent ces recettes de beaucoup de pain, blanc et noir. Un pain compact coupé en tranches de trois centimètres d’épaisseur qu’ils agrémentent de moutarde (extra-forte) de ketchup ou de beurre. Tous les repas se ressemblent. Il n’y a pas de petit déjeuner, de déjeuner ni de dîner. Le poisson cru, ça commence dès le café du matin ! Chaque repas est vite expédié. Un quart d’heure tout au plus. Ne pas faire la fine gueule. Aimer ou ne pas aimer n’est pas la question. De toute façon, il faut manger ! J’allais oublier de vous parler des chiens. Ils sont onze dans la brigade (onze quand je suis arrivé mais l’un des petits a été tué par un autre chien il y a deux jours). Tous les restes, poisson ou viande, leur sont destinés. On les jette dans une grande bassine où l’on ajoute de l’eau. On garde cette bassine sur le poêle pour que cette mixture ne gèle pas et on la leur donne à manger le soir. • j 21 — Hier matin était une matinée un peu triste. Slavic Rochev, un garçon aussi timide que gentil, quittait la brigade. Slavic a trente-six ans. Il est marié et a deux enfants de treize et sept ans (un garçon et une fille). Je l’ai retrouvé plusieurs fois assis, le regard perdu, en attendant l’heure du départ. Il a passé dix mois avec Sergeï, Sasha et Alexeï. Dix mois dans la toundra, le plus souvent sous le tchoum. Dix mois, dont deux de nuit polaire. Dix mois, aussi, que Slavic n’a pas vu sa famille, sa femme, ses enfants. Dix mois… Dix mois pour un salaire de 4 000 roubles par mois. Environ 100 euros. Un salaire qui dépend du nombre de bêtes vendues en décembre, au moment où les rennes sont abattus. Les conditions dans lesquelles évoluent les rennes le concernent donc, comme les autres éleveurs, directement. Slavic va rejoindre un autre kolkhoze où il travaillait il y a quel-

ques années et où sont employés aujourd’hui son frère et son cousin. « Là-bas, me dit-il, le directeur n’est pas un voleur ! Il ne cache pas des bêtes pour nous payer moins ! » Il va falloir trois jours à Slavic pour rejoindre Okunovo Nos, son village. Une journée de bourane jusqu’à une autre brigade située à environ cinquante kilomètres de là où nous nous trouvons actuellement. Puis une autre journée en traîneau, avec un troupeau à déplacer. C’est là qu’il retrouvera son frère. Je ne sais même pas quand ils se sont vus pour la dernière fois… Encore une nuit, puis une autre journée de bourane pour atteindre Okunovo Nos. J’ai voulu suivre Slavic. J’aurais pu, sans problème. Je n’y suis pas allé car je ne sais pas comment j’aurais pu rejoindre Nar Yan Mar une fois là-bas. Le village est à deux cent vingt kilomètres. Pas de route, aucune chance de trouver un camion pour me remonter et même pas la peine de compter sur un bourane. Slavic m’explique que le village est très pauvre et que je n’en trouverai pas en assez bon état pour parcourir une telle distance. Comme tant d’autres villages depuis la Perestroïka, Okunovo Nos est tombé dans le marasme. Des économies entières tenaient uniquement par le système d’État. Elles se sont effondrées en même temps que l’Union soviétique. Le village est ainsi passé de mille deux cents à cinq cents habitants. On comprend à quel point la vie de ces éleveurs est fragile. La moindre modification de leur environnement non seulement rend leur travail plus pénible, mais diminue également des ressources déjà extrêmement limitées.

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• Sasha, 5 ans, joue dans la toundra. Région autonome Nenets. Février 2008.

• Dans l’attente du retour du troupeau. Région autonome Nenets. Février 2008.

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• Transhumance. Région autonome Nenets. Février 2008.

• Rassemblement du troupeau. Région autonome Nenets. Février 2008.

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• Choix des rennes d’attelage. Sergeï Sobolev. Région autonome Nenets. Février 2008.

• Attelage des rennes. Alexeï Khatanzeisky. Région autonome Nenets. Février 2008.

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• Katya Lebkov. Région autonome Nenets. Février 2008.

• Ylia Lebkov ligote un renne pour le ramener à la brigade. Région autonome Nenets. Février 2008.

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• Ylia arrache l’écorce du bois qui servira à allumer le poêle. Région autonome Nenets. Février 2008.

• Pas de réseau mais restent les jeux... Région autonome Nenets. Février 2008.

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• Sur la rivière Khatanga gelée. Péninsule de Taïmyr. Avril 2008.

• Soirée sous le tchoum. Sasha, 5 ans. Février 2008.

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Ludmila, météorologue Ylia, éleveur Artemis, mécano

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• j 24 — Me voilà de retour à Nar Yan Mar pour trois jours. Passage obligé pour changer de région. La dernière journée avec les gars de la brigade III a été plus qu’agréable et tranquille. En l’absence de Sergeï, qui a mis beaucoup de temps pour rentrer, ils se sont repayés une partie de pêche sur le lac. Comme il faisait un temps splendide, nous avons pu y rester longtemps. Je n’ai jamais eu de talent pour la pêche et cela se confirme ici ; malgré l’acharnement de Sasha pour que je pêche, je n’attrape rien, ou presque, comparé aux autres. Vassilly attrapait un poisson toutes les trente secondes ! J’ai finalement pêché deux malheureux petits poissons. Sasha, qui se découvre une passion pour la photographie (tous les prétextes devenaient bons pour qu’il me prenne en photo), a immortalisé l’instant ! Sur le lac il était ahurissant de constater que sous la neige de surface « flotte » comme une couche de neige complètement fondue. Nous nous y enfoncions tant que l’eau pénétrait nos bottes. Je profite aussi de Nar Yan Mar pour me refaire une santé. Je me suis abîmé le dos il y a quelques années lors d’une expédition au pôle Nord géographique et, depuis lors, je me le rebloque régulièrement. Ça n’a pas manqué lors du retour en bourane. J’avais demandé à Kayour d’aller doucement. Le message est manifestement mal passé puisque nous avons avalé les cent cinquante kilomètres à fond de train, comme des dingues. Je ne lui en veux qu’à moitié. C’est aussi plus facile pour eux, surtout dans les conditions de neige actuelles, d’aller vite. Lancée, la motoneige n’est pas ralentie ou arrêtée par les obstacles du terrain. Résultat ? Je suis arrivé avec une sciatique, le dos courbé en deux ! Médoc, achat d’une ceinture, etc. Et je sors de chez la grand-mère de Natalya qui m’a fait un massage avec un appareil électrique (ne me demandez pas ce que c’est, je n’en sais rien) et m’a posé un patch magnétique chinois. Le fait est que ça va mieux. J’y retourne demain… • j 27 — Dernière journée à Nar Yan Mar avant de retourner dans la toundra demain. C’est l’occasion de faire un saut à la station


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météo. J’adore les stations météo. J’ai passé de longues semaines dans la station de Golomiany, en plein océan arctique (vers 79° nord. Regardez sur une carte. C’est haut !). J’y avais de vrais amis et même comme un petit frère, Sasha, le fils de Tolic, le mécanicien de la base. Nous jouions ensemble au foot dans la neige, il m’invitait à venir dormir dans sa chambre dès que j’arrivais. Comme dans toutes les stations météo du Grand Nord, les bâtiments ne sont plus très vaillants et le personnel a été considérablement réduit depuis la Perestroïka. La météo avait une grande importance du temps de l’Union soviétique. D’autres métiers qui étaient présentés comme héroïques, celui de géologue, par exemple. Depuis lors, les crédits ont fondu, les salaires n’ont pas augmenté ou si peu par rapport à ce qu’il est possible de trouver dans le privé. Moins de postes à pourvoir, des ingénieurs météorologues qui désertent, attirés par les roubles du privé… À Nar Yan Mar, les effectifs sont tombés de vingt à quatre personnes ! Au moins la station est-elle toujours ouverte… Ludmila Durkina est océanologue de formation. Elle travaille à la station de Nar Yan Mar depuis quarante ans. Depuis qu’elle a fini ses études à l’université en 1968. Quarante années à réaliser des mesures et à noter ses observations : température, composition chimique, niveau de l’eau de la Pechora, le fleuve qui traverse Nar Yan Mar et qui se jette plus au nord dans la mer de Barents en face de la tristement célèbre île de Nouvelle-Zemble où le pouvoir soviétique (mais il ne fut pas le seul, pas de diabolisation hâtive) a mené tant d’essais nucléaires… Ludmila a également observé et noté patiemment les dates d’embâcle (lorsque la mer ou les fleuves gèlent, à l’automne) et de débâcle (lorsque la mer ou les fleuves dégèlent, au printemps). Ludmila me sort ses registres. Étonnants volumes vieillis par le temps et recelant tant de trésors. Tout est là, soigneusement noté à la main. Les courbes et les graphiques dessinés sur du papier millimétré. Et cela sur des dizaines et des dizaines d’années. Tous

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les registres ne sont pas disponibles en cinq minutes ; il faudrait aller chercher dans les archives. Mais Ludmila m’en trouve tout de même quelques-uns vieux de trente-cinq ans : 1973 et 1974. Et je peux observer ce que Ludmila me disait à propos des dates un peu plus tôt : depuis 2006, la glace ne se forme plus qu’en décembre, alors que dans un autrefois pas si lointain elle arrivait au mois d’octobre. Les stations sont de moins en moins nombreuses dans le Grand Nord. De mémoire, il me semble qu’il en existait une soixantaine à l’époque soviétique. Je dirais une quinzaine aujourd’hui. Certaines furent fermées du jour au lendemain. Je me souviens avoir visité une telle base, à l’extrême nord de la péninsule de Taïmyr. Le temps semblait s’être arrêté en une seconde. Encore suspendus à des cordes à linge, quelques effets se balançaient dans la brise légère de cette journée d’été. J’avais imaginé les derniers instants de vie de cette base, le personnel sortant des baraquements surpris par le bruit d’un hélico qu’ils n’attendaient pas. Et quelques minutes plus tard, un chef qui leur annonce, alors que les pales de l’hélico n’ont pas encore cessé de fendre l’air, qu’ils doivent évacuer la base. Pour moi, une folie ! Tant d’expériences de vie, d’observations accumulées. La disparition aussi, d’une certaine idée du Grand Nord, belle et romantique. Quelles histoires les stations automatiques, qui remplacent peu à peu ces bases, auront-elles à nous raconter ? Ce que nous gagnons (peut-être) en efficacité scientifique nous le perdons en rêve et en imaginaire. J’aime aussi cette idée qu’aux quatre coins du monde des hommes et des femmes passionnés écoutent et regardent pour nous la terre, le ciel et la mer. • j 28 — Attente ! Mon sac est prêt depuis ce matin et j’attends. J’attends l’appel d’Alexander qui doit venir à Krasnoye en bourane pour me récupérer et m’emmener dans sa brigade. Mais pas d’appel et on ne peut pas se joindre. Attendre donc… En sachant très bien que tout va partir d’un coup, comme un coup de fusil. C’est une des difficultés : savoir attendre, long-


temps, parfois plusieurs jours mais en restant en alerte. Ne pas s’endormir. Ces journées vides me désolent. Mais c’est la loi du Nord : savoir attendre, ne pas vouloir forcer ce que l’on ne peut pas forcer. De bonnes chaussures, donc… comme disait Doisneau*. Chapka, gants… il fait encore en dessous de 20, aujourd’hui. Un boîtier sous la veste, le D300 en bandoulière et je sors me promener. Ciel couvert, lumière blafarde, peu de gens dehors, je marche au hasard dans les rues. Au bout d’une grande zone de garages presque tous encombrés par la neige, je me retrouve sur la Pechora. Direction le port, qui est malheureusement fermé en hiver. Seuls les plus grands ports du Nord, à l’importance vitale, sont maintenus libres de glace grâce à de petits brise-glaces de port, comme Dudinka où je devrais bientôt me rendre si le FSB ne me fait pas trop de tracas. Petite déception. J’arrive tard, la lumière tombe et il y a très peu de bateaux. Ils doivent les descendre plus au sud… Il faudra que je me renseigne. Quelques bateaux seulement sont posés sur la rive pour ne pas être compressés par la glace. Appel de Natalya, la jeune femme de l’administration qui m’assiste à Nar Yan Mar et qui découvre par la même occasion un visage de la ville qu’elle ne connaissait pas. Elle ne s’était par exemple jamais posé la question de savoir où était la station météo. Et elle a été ravie, hier, de la visite que nous y avons faite. Appel donc, de Natalya, pour me dire qu’Alexander serait là demain à dix heures. Nous verrons bien… • j 29 — Je suis arrivé dans une nouvelle brigade. Comme à chaque fois, une partie de la nuit fut mouvementée. Départ hier matin de Nar Yan Mar. Départ très Grand Nord et très russe. J’apprends le matin même que je ne pars pas avec Alexander, le chef de brigade qui m’avait été recommandé par 0 4 6

« Si tu veux faire de bonnes photos, commence par acheter de bonnes chaussures ! »

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des Nenets dans la région. Je n’aime pas ça. Mais c’est ainsi. Trop tard pour annuler le plan, et Natalya se verrait mise dans une position trop difficile alors qu’elle a tout organisé. C’est donc Ylia qui m’emmènera dans sa brigade. J’apprends aussi que nous allons loin et en bourane. Cent vingt kilomètres au moins. Cinq heures de trajet, je pense. Aïe, mon dos ! Nous avons traversé des paysages sublimes. Immenses étendues de toundra entrecoupées de forêts. Les arbres étaient tapissés de givre d’un blanc extrêmement pur. La lumière était très particulière, à la fois douce et contrastée. Nous avons fini la journée pris entre un coucher de soleil magnifique et une lune pleine et magique épinglée dans le ciel. Arrivée à la brigade sous la nuit. Deux tchoums. Deux familles. La surprise de voir un étranger avec Ylia (ils n’étaient pas prévenus) et le déballage des courses faites à Nar Yan Mar. Et cette scène surréaliste où l’une de ses sœurs engueule Ylia parce que le DVD qu’il a acheté n’est pas celui qu’elle attendait. DVD ? Je ne tilte pas sur le coup… Ambiance grand luxe qui me surprend dès que je rentre sous le tchoum : de l’électricité, un émetteur radio moderne et, voilà, je comprends, un lecteur de DVD portable ! Sous la tente, Igor et Ludmila, les parents d’Ylia. Ils ont avec eux trois enfants : Ylia, Nadya et Katya. Deux autres enfants habitent pour l’instant à Krasnoye. Ils rejoindront bientôt la brigade. Et aussi Sasha, leur petit-fils, le fils d’Ylia. Je vous passe la soirée. Qui fut bien arrosée… • j 30 — Ce soir, je me fais grande violence pour vous écrire… J’ai facilement adopté le rythme de vie sous le tchoum : thé, sieste, discussions, manger quelque chose et encore sieste. Avant l’extinction des feux vers minuit. C’est vrai aussi qu’il n’est pas évident d’écrire sous un tchoum, de s’isoler, même mentalement, sur son clavier. Donc, il n’y a pas cinq minutes, avant que je ne sorte le Mac de sous la table où il était en train de se recharger, j’étais conforta-


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blement allongé sur des peaux de renne. C’est épais et chaud. Les hommes en grande discussion, à propos d’un village de la côte, assuraient le fond sonore pendant que Sasha, le fils de quatre ans d’Ylia, jouait avec les chiots. Jouait… Enfin, il a aussi une petite tendance à les martyriser ! Eh oui, des chiots sous le tchoum. Ils n’ont qu’un mois et demi et ils resteront là au chaud jusqu’à l’âge de trois mois. Avec leur mère. Ils ont leur coin à eux, à l’entrée de la tente. Tout noirs, ils sont adorables, sauf le matin quand ils veulent entrer dans mon duvet ! J’en vois déjà qui, de loin, vont trouver ça mignon. Oui, le premier jour, les deux premières tentatives. Après c’est pénible et je dois vous avouer que je les renvoie maintenant dans leurs vingt-deux mètres vite fait ! Grosse activité ce matin dans la brigade. Les deux derniers jours ont été très alcoolisés pour les anciens. Ce matin, ça sentait un peu comme la fin de la mi-temps. Rangement du tchoum et des traîneaux où sont entreposées les réserves, la lessive… Pendant que les jeunes partaient en traîneaux pour une autre brigade. C’est la pleine lune. Le ciel est magnifique et il fait bon sortir prendre l’air quand il fait trop chaud sous le tchoum. Ça peut être totalement insupportable quand le poêle s’emballe. Nous sommes installés un peu comme dans une baie dont les rives seraient la lisière de la forêt. Les arbres comme les tchoums se découpent, noirs, dans le ciel éclairé par la pleine lune. Ce soir, il fait froid, je pense dans les 20 ou 25 (la radio annonçait 27 ce matin) ; la neige crisse sous nos pas. C’est beau, c’est calme. Ça m’envahit. Je suis vivant. Je suis bien. Hier, journée au troupeau. Relativement petit, environ cinq cents têtes. Installé à vingt minutes de traîneau de la brigade. Nous, enfin, ils, y sont allés pour attraper deux rennes. Au lasso. Activité difficile. Le troupeau se met en branle dès qu’ils s’avancent vers lui. Il faut le canaliser (ce à quoi s’employaient les filles hier) et ceux qui ont les lassos courent parallèlement aux rennes pour tenter de les attraper. Il leur a fallu plus d’une demi-heure

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pour en capturer deux. L’un des deux a été tué et vidé sur place. L’autre, installé sur un traîneau et tué au campement. Ces deux bêtes fourniront de la viande. Un renne peut nourrir une famille de sept personnes pendant une semaine environ. Cet après-midi, Ylia et Sasha sont allés couper du bois pour faire de nouveaux traîneaux. Ylia a commencé à travailler dessus dès son retour. • j 31 — La journée a commencé dans la nuit. Le bruit d’un bourane me tire de mon sommeil deux secondes. Un bourane à cette heure ? Je ne réagis pas plus… Ce n’est que plus tard dans la nuit que je réalise que oui, il y a bien du monde qui est arrivé. Tous les vieux sont debout, ou plutôt assis autour de la table, et picolent. Pas le courage de regarder quelle heure il est. Ça va continuer toute la nuit, jusqu’au petit matin… À neuf heures, quand j’émerge enfin, ils sont tous déjà totalement bourrés. Déjà. Oui. Car je réalise en buvant mon thé que nous sommes le 23 février. Merde ! C’est le jour de la fête de l’Armée. Praznik ! La fête. Dny nedelyi ! « Jour anniversaire » en russe. Merde bis ! Ça va être grave aujourd’hui ! Et ce fut dur. Je ne sais pas combien de verres j’ai refusés pour ne pas me laisser embarquer, ni combien de bouteilles ont été bues. Comme me disait Ylia (un autre, pas le fils d’Igor, chez qui je suis en ce moment) quand il était encore clair : « En Russie, quand on boit, on boit, et quand on travaille, on travaille ! Et aujourd’hui c’est la fête, alors on boit. » Pas de doute, il a tenu promesse. Je lève les yeux de mon clavier pour voir dans quel état il est. Assis, ça va. Il y a une heure, il était affalé par terre dans le tchoum. Oui, les jours où ils boivent sont terribles. Du matin au soir, verre sur verre. Se relever pour se resservir difficilement, ne pas arriver à verser dans son verre… Tenter de se lever mais ne pas y arriver, alors avancer à quatre pattes… Et continuer encore et encore… Oui, aujourd’hui j’ai été entouré d’épaves. Des hommes incapables de tenir assis. Ylia s’est affalé de nouveau par terre avec


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Igor dans les bras. Des hommes devenus incapables de parler et qui continuent de boire. Tout ça dans la plus grande normalité… Ylia (le fils d’Igor), ancien alcoolique aujourd’hui abstinent, servait consciencieusement tous ceux qui, incapables de se servir, lui demandaient un verre. La Russie c’est ça aussi, oui ! Mais ça n’est pas que ça. Trop facile de chercher dans la Russie les ravages de l’alcool, les ravages écologiques, les ravages du système soviétique. Ils existent mais à côté d’hommes et de femmes formidables, de savoir-faire uniques, de cœurs grands comme ça. Et puis chez nous non plus ce n’est pas parfait. S’ils ont Norilsk, cauchemar écologique, combien nous, Français, avons-nous mis d’années à réagir au problème de l’amiante ? Ils ont certes réalisé des essais atomiques aériens, mais il me semble que nous n’avons pas à nous enorgueillir de nos essais dans le Sahara… Bref, je ne raconte pas cette journée pour que nous les jugions. J’ai d’ailleurs hésité à la raconter. Mais voilà, je ne suis pas là pour décrire un Nord exotique, un Nord de catalogue touristique… • j 33 — Presque vingt heures. La nuit est tombée depuis plus de quatre heures maintenant. Je viens de dîner. La caisse sur laquelle j’étais assis n’a pas le temps de refroidir, Guerassin, un des anciens de la brigade, s’y assoit juste après moi. La table, haute de trente centimètres, ne peut accueillir que quatre personnes à la fois. C’est chacun son tour. Menu du soir : pâtes, renne, pain grillé beurre, oignons et thé brûlant. La porte du tchoum s’ouvre. Une vague de froid pénètre, on la sentirait presque onduler à ras du sol tant elle est épaisse. Ce soir, ça caille, il fait dans les 25 environ. Pas de thermomètre mais quelques signes qui ne trompent pas : les narines qui collent quand on respire fort, le fût de l’objectif difficile à attraper à mains nues. Interlude : à ma droite, Sasha regarde fasciné l’écran de mon ordinateur, et à ma gauche, son père fume une clope de plus en lisant ce que je suis en train d’écrire. Évidemment, il ne comprend

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pas le français. Mais il connaît l’alphabet latin et m’indique que j’ai mal orthographié son prénom ! Quatre heures plus tôt. Dehors avec Ylia, le cousin du précédent (!). Derniers instants de lumière, le soleil passe sous l’horizon. Nous sommes les deux derniers dehors. Ylia tire sur sa cigarette, doucement, assis sur un traîneau : « C’est beau, hein ! — Oui, c’est beau. Magnifique. » La lumière est douce, c’est calme, le froid alourdit l’ambiance. Il fait froid mais nous sommes bien. Ce fût une journée « mécanique ». Ylia continue de fabriquer un nouveau traîneau. Nous sommes retournés dans la forêt pour trouver du bois. Il rapporte deux beaux troncs de sapin. Cela fait deux ou trois jours qu’il a commencé. Chaque déplacement est l’occasion de rapporter les sapins nécessaires : plus ou moins gros de diamètre, longs ou fins, courbés ou droits. Je n’avais pas remarqué, dans la forêt, les courbures identiques des deux sapins qu’il a rapportés aujourd’hui. Parfaitement identiques. Coup d’œil incroyable. Incroyable aussi son coup de main, la rapidité avec laquelle il transforme, à la hache, ces bouts de bois inertes en des pièces parfaitement façonnées. Il lui faudra une semaine en tout pour finir le traîneau. Pour un travail parfait, il faudrait laisser sécher le bois un an, dehors au vent ou dans le tchoum, comme me l’expliquait ce matin Igor, son père. Journée « mécanique » aussi pour Ylia Artimiovitch, son cousin. Artemis, comme ils l’appellent souvent pour ne pas les confondre (on va faire comme ça aussi, ce sera plus simple), est arrivé il y a deux jours. La promesse « quand on boit, on boit » c’est lui ! Artemis est mécanicien. Tous profitent de sa présence pour réparer deux ou trois choses sur les bouranes. Dans l’après-midi, il a arrangé un pot d’échappement avec une vieille lime, un clou et un marteau au manche cassé. Je m’étonne naïvement pour le faire réagir. Il me regarde avec de grands yeux et un grand sourire : « C’est la toundra ici… »


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• j 35 — Les gars de la brigade sont partis au troupeau. Moi, je reste avec les filles au campement pour transmettre des photos au journal Libération qui publie une chronique photographique tous les samedis. Pendant que les filles rangent le tchoum, je me tue à transmettre deux photos. Deux heures ! Je ne comprends pas. Le signal satellite, très bon les autres jours, était complètement pourri ce matin. Soit il n’était pas suffisamment puissant pour transmettre des données, soit je le perdais complètement. À côté de moi Ylia (encore un autre !), le vieil ami d’Igor, me regardait sans comprendre non plus ! Je restais là, planté devant mon écran, à prier tous les saints pour que les photos passent. La vue de ce Français sous un tchoum immobile sans rien faire devant un ordinateur devait lui paraître totalement surréaliste ! • j 38 — C’est la bonne, ou pas, cette fois ? Cela fait deux jours que chaque matin, Ylia m’annonce une nouvelle raison pour ne pas partir aujourd’hui. Ce ne sont pas des raisons bidon, loin de là. Hier, un des deux bouranes avait un problème. Avant-hier, les pilotes n’étaient pas en forme… Mais aujourd’hui, non, j’ai l’impression que « c’est la bonne » ! C’est certain même. Je vois les gars préparer les traîneaux. Nous rentrerons à deux bouranes. Ils sont deux à remonter sur Krasnoye, le village de la famille : Artemis, et Roman, le frère d’Ylia arrivé il y a deux jours. Le traîneau d’Ylia est chargé de viande. Hier, ils sont à nouveau partis au troupeau pour tuer un renne. Puis encore ce matin, un dernier, un peu en catastrophe, une demi-heure avant le départ. Ils étaient tellement pressés qu’ils l’ont tué au fusil et dépecé à la hâte avant de le charger sur le traîneau. Sans doute avaient-ils oublié qu’ils avaient promis de la viande à un cousin, un ami, un voisin… Fournir en viande les villages est une des raisons de ces allers-retours réguliers entre Krasnoye et la brigade. Descendant vers le sud, ils transportent de l’essence au camp. Remontant vers le nord, ils rapportent de la viande au village. Je coince Ylia pour discuter argent. Il reste sur ses 20 000 rou-

bles, soit plus de 500 euros. C’est énorme. À la limite, pourquoi pas, si les déplacements en bourane n’avaient été effectués que pour moi. Mais à l’aller comme au retour, je n’étais que passager, profitant de déplacements prévus pour eux. C’est que j’explique à Ylia. Qui manifestement ne s’y attendait pas. Je le sens bien emmerdé, en train de se dire : « Blet ! Blet ! »* . Je lui propose de payer l’essence plus une compensation pour la nourriture pendant que j’étais chez eux. J’arrondis le tout à 5 000 roubles. Ylia est encore plus emmerdé ; il voit bien que mon calcul n’est pas si stupide et que, dans le fond, j’ai raison. Il tente un 10 000. Mais non, je reste sur mon offre. Il est vraiment embêté, ne veut pas décider seul. Va en parler avec les autres ou fait semblant de le faire. Nous allons boire un thé sous le tchoum. On n’en parle pas. On tourne autour du pot. Je le relance d’un coup d’œil quand je finis mon thé. Ma batterie de voiture pour alimenter mon ordinateur traîne par terre. Il la met dans la balance. Je l’attendais, celle-là ! Je la lui laisse. Tout le monde s’en sort bien.** Dernière photo de toute la brigade et nous partons. Il est midi. Nous en avons pour quatre ou cinq heures. Je suis derrière Artemis. Pas de dossier. Il a dû se perdre il y a bien longtemps. Je suis calé entre trois jerricans. Ça marche pas mal. Souvenez-vous qu’il m’avait fait un cours sur les qualités du bourane. Que l’on peut réparer partout dans la toundra. Quarante-cinq minutes ! Quarante-cinq minutes, c’est le temps qu’il aura fallu pour que son bourane nous donne l’occasion de le vérifier ! Artemis est vraiment un homme de parole ; c’est lui, aussi, qui m’avait dit : « Quand on boit, on boit ! Quand on travaille, on travaille ! » Un homme de parole, quoi !

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en russe *« Merde » Pour information, les revenus de la famille pour une année sont d’environ ** 6 000 euros, soit 18 500 roubles par mois. Bref, il me demandait environ un mois de salaire.


« Bolchoï avaryi. Bolchoï avaryi. »* Il a encore l’air de tenir parole. Le patin avant est en vrac, totalement de travers. Ce sont les ressorts qui ont cassé. Nous sommes au milieu de nulle part et nous n’avons pas la pièce de rechange (Artemis me regarde en souriant et me dit qu’il l’a laissée à la brigade), mais l’endroit est magnifique. Pas de quoi s’énerver ni s’inquiéter. D’abord, fumer une cigarette. Puis retirer les jerricans du bourane, soulever le nez du bourane pour y glisser un des jerricans, démonter le patin, réfléchir deux minutes et trouver la solution : redresser les ressorts, les glisser les uns dans les autres, aller couper du bois dans la forêt pour tailler une pièce qui soutiendra l’ensemble, trouver un arceau métallique et quelques vieux boulons sous la selle, remonter le tout et finir par saucissonner la réparation avec une vieille sangle. Il fait dans les 20 (–20 °C, bien sûr). Artemis et Roman ont bien évidemment tout réparé sans gants, sans s’inquiéter ni s’énerver une seule seconde. Tout s’est enchaîné merveilleusement bien et nous sommes repartis tranquillement. En les regardant travailler, je ne pouvais m’empêcher de penser à ce que nous sommes devenus nous, automobilistes modernes. La moindre panne et nous devons téléphoner à tel ou tel service d’assistance, appeler cinq ou dix personnes parce que nous allons être en retard, nous énerver, pester contre la voiture, contre, contre, contre… Encore deux mots, sur Roman… Durant les trois jours qu’il a passés à la brigade, il était quasiment bourré en permanence. Mais aujourd’hui, au milieu de nulle part, par 20 ou 23 degrés en dessous de zéro, il réussit naturellement, stoïquement, sans se poser de questions, ce que bien peu de monde, chez nous, serait capable de faire. La réparation a tenu. Bon. Et jusqu’au bout. Il faisait un froid intense accompagné de vent. J’étais totalement emmitouflé dans 0 5 4

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Grosse avarie

ma doudoune, la chapka enfoncée au maximum. Et caché par Artemis. Qui lui se protégeait à peine le visage alors que son bourane n’a pas de déflecteur. Pas le moindre signe de gel sur son visage. Quand je lui demande s’il ne gèle pas, il me répond avec ce geste typique de la main jetée vers le sol : « Niet, normal ! Non, ça va ! » Arrivée magnifique à la nuit tombée. Nous apercevons les premières lueurs de la ville au niveau de la station radio. Les immenses antennes satellites se découpent dans un ciel qui effectue sa mue vers un bleu foncé et intense. Les phares des bouranes illuminent la neige. Je suis gelé mais c’est superbe et irréel. Pour Artemis et Roman, le chemin n’est pas fini. Il leur reste encore une quarantaine de kilomètres jusqu’à Krasnoye. Pour ma part, je vais à la maison des étudiants où je peux dormir dans l’une des chambres réservées aux profs, qui viennent d’Arkhangelsk. Je n’ai pas les moyens de me payer l’hôtel et, de toute façon, je suis mieux là. Déballage du sac. Je mets un bordel monstre dans la chambre que je partage avec un prof d’histoire spécialiste des États-Unis et de la France. Ce soir, je lui ai donné à voir une autre facette de notre pays. Dîner. Un coup de fil à Natalya pour faire le point sur la suite. J’écris quelques lignes. Et je me couche.

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• Lisière de la taïga. Région autonome Nenets. Février 2008.

• À la recherche de bois pour les traîneaux. Région autonome Nenets. Février 2008.

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• Ylia Lebkov rapporte le bois coupé à son bourane. Région autonome Nenets. Février 2008.

• Ylia et Sasha Lebkov. Retour à la brigade. Région autonome Nenets. Février 2008.

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• Tashka Yudukhdi, 6 ans, petite fille Nenets. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Alexander Seratetto affûte ses outils. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

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• Fabrication d’un traîneau. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Après le dépeçage d’un renne. Région autonome Nenets. Février 2008.

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• Le sang de renne encore chaud est un raffinement. Région autonome Nenets. Février 2008.

• Festin de renne. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

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• Séchage de la viande et du bois. Région autonome Nenets. Février 2008.

• Vestiges du dépeçage d’un renne. Région autonome Nenets. Février 2008.

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• Pêcheur Dolgane sur la rivière Khatanga gelée. Péninsule de Taïmyr. Avril 2008.

• Sergeï, prêt à remonter son filet. Rivière Khatanga. Péninsule de Taïmyr. Avril 2008.

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Ludmila, conservatrice Florian, ethnologue

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• j 40 — Une journée tranquille à Nar Yan Mar où je me trouve après être rentré de la toundra. Les enfants s’amusent dans la neige, certains se font des cabanes en bois, d’autres jouent dans une sorte d’igloo carré construit contre leur maison. Des couples se promènent sur la Pechora gelée, d’autres sortent de la ville pour quelques heures de ski de fond. Un homme déneige l’entrée de son garage ; il est tombé quelques centimètres de neige cette nuit, une neige étincelante faite de gros flocons. Au loin, à l’occasion, le son d’un bourane pétaradant ou d’une motoneige finlandaise faisant hurler son moteur. À deux pas de la place Lénine, des enfants font du patin à glace et tournent au son d’une musique criarde diffusée dans l’air froid de la fin de journée par un haut-parleur. Un tranquille dimanche d’élections. Je ne vais pas vous faire une analyse politique ; j’en serais bien incapable et ce n’est pas mon boulot. Mais j’ai eu l’occasion de discuter de ces élections avec Alexeï, le prof d’histoire d’Arkhangelsk qui partage ma chambre. J’ai compris en discutant avec lui l’importance des distances et des moyens déployés ou non pour les abolir dans la mise en œuvre de la démocratie. Impossible, par exemple, de recevoir à Nar Yan Mar la seule chaîne d’opposition du pays. Impossible aussi de lire à Nar Yan Mar Novaïa Gazeta, le journal d’opposition où travaillait Anna Politkovskaïa. Il n’est tout simplement pas distribué. On n’en trouve que trois ou quatre exemplaires à Arkhangelsk, la capitale régionale. Les éleveurs de rennes, eux, ont voté depuis plusieurs jours déjà. Des urnes ont sillonné tout le pays, des toundras les plus vastes aux îles de l’Arctique les plus isolées. En bourane, en hélicoptère, en avion… Parfois, peut-être, y a-t-il eu aussi des ratés. Un des pâtres de la brigade de Sergeï Sobolev m’expliquait que, lors des dernières élections pour le gouverneur de la région, il n’avait pas pu voter. L’urne n’était jamais arrivée à leur brigade… • j 41 — Les périodes d’attente dans le Nord sont toujours assez longues. J’y suis. Entre la météo qui sait se faire capricieuse et les


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autorisations nécessaires pour se rendre dans le moindre coin de toundra, il faut savoir attendre. Le temps, ici, s’impose à nous de plein de façons différentes. Y compris administratives… Depuis que je suis dans la région de Nar Yan Mar, j’ai déjà obtenu deux permis, en plus du permis général, pour voyager dans l’ensemble de la région. Un pour chaque brigade dans lesquelles je me suis rendu. Ces permis sont délivrés par les « gardes-frontières ». Et je suis actuellement dans l’attente d’un troisième permis pour aller sur le terminal pétrolier de Varandey sur la côte de la mer de Barents. Parallèlement, je suis dans la dernière ligne droite pour les permis concernant les prochaines régions où je vais me rendre : la péninsule de Yamal, la péninsule de Taïmyr, très au nord, et l’immense complexe industriel de Norilsk. Pourquoi tous ces permis ? Nous sommes en fait les « otages » de l’Histoire. Toutes les régions frontalières du Grand Nord ont été fermées après la Seconde Guerre mondiale dès lors que les ÉtatsUnis et l’Union soviétique se sont affrontés. C’est en effet par le nord que l’ennemi américain pouvait arriver. Aussi toute la frontière arctique a-t-elle été tapissée de bases militaires parfois très importantes. Même à des latitudes aussi élevées que 78° nord, ces bases pouvaient accueillir plusieurs milliers d’hommes. Cette présence militaire s’est doublée du corps des gardes-frontières. Ces militaires jouissaient d’un prestige immense du temps de l’Union soviétique. Ce sont eux, en effet, qui défendaient les frontières sacrées du pays. À dire vrai, dans certaines régions comme en Tchoukotka, par exemple, au niveau du détroit de Béring, les gardes-frontières s’assuraient de rendre les frontières étanches dans les deux sens et passaient le plus clair de leur temps à contrôler que les Tchouktches soviétiques ne se rendent pas de l’autre côté du détroit pour y retrouver leurs cousins esquimaux américains. (Avant la Seconde Guerre mondiale, les échanges entre Tchouktches et Esquimaux étaient nombreux et les familles réparties sur les deux rives du détroit de Béring.)

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Aujourd’hui encore, le Grand Nord vit partiellement dans cette ancienne logique. Et les gardes-frontières comme le FSB maintiennent d’anciens réflexes qui sont aussi pour eux un moyen de conserver pouvoir et contrôle sur ces régions. Ils sont d’ailleurs bien aidés dans cette démarche par le pouvoir central de Moscou. On connaît la carrière de Vladimir Poutine, ancien du KGB. On sait toute l’importance qu’il accorde à la renaissance de l’Empire russe. Cela passe, aussi, par le renforcement du contrôle sur les régions frontalières, exactement comme au début de la guerre froide. Le changement, ces dernières années, a été très clair, visible. Certains cas sont encore un peu plus compliqués car plus spécifiques. Le temps donc s’impose à nous. Et cela me fait penser à Vassilly, dans la brigade de Sergeï Sobolev. C’était le soir, la nuit était tombée depuis deux bonnes heures déjà. La radio sonnait les six coups de l’heure pleine. Vassilly nous annonce six heures. « Non, je lui réponds, il n’est que cinq heures. » Vassilly : « Cinq heures ? Ohhh, ça va faire encore plus de temps à attendre jusqu’à demain matin. » Mais avec un grand sourire rigolard. • j 43 — Après une dernière soirée chez Tikhon Ivanovitch, le vétéran, citoyen d’honneur de la ville de Nar Yan Mar qui m’a accueilli de manière exceptionnelle, retour à Moscou. Les nouvelles concernant les permis sont plutôt bonnes. Impossible de dire quand ils sortiront des tuyaux mais je préfère me tenir prêt. Se tenir prêt, dans le Grand Nord, c’est aussi penser à la météo. Le temps est magnifique en ce moment sur Nar Yan Mar. Mais qui sait si dans un, deux, trois jours l’aéroport ne sera pas fermé ? Ne pas oublier qu’en janvier dernier l’aéroport de Norilsk a été fermé une vingtaine de jours ! Départ au petit matin. Tikhon a absolument tenu à m’accompagner. « De toute façon, je suis debout à six heures du matin », at-il fini par trancher hier soir devant mes (molles) protestations. Nous ne nous sommes pas beaucoup vus, finalement, mais la rencontre a été intense et forte. Grandes accolades dans le hall de l’aéroport. Nous promettons de nous revoir. « Tu dois revenir à


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l’automne, c’est la plus belle saison. Cette fois c’est moi qui serai le chef et ton guide. Et n’oublie pas de venir avec une bouteille de vrai champagne français. » Ils sont nombreux dans le petit aéroport de Nar Yan Mar à venir le saluer. Tikhon Ivanovitch est un personnage. Lui qui est né dans la toundra a fini sa carrière en devenant l’équivalent du gouverneur actuel. Un poste qu’il occupa pendant quinze longues années ! Vol de retour sur un Tupolev 154. J’aime terriblement les anciens avions russes. Leur beauté, leur caractère racé font oublier le confort à la soviétique et le poids des ans qui commence à se faire sentir : les tablettes bancales, les sièges qui ne tiennent pas (toujours) en position verticale (tant pis pour la consigne « merci de redresser votre siège ») et le bruit des turbines si mal amorti. Les retours sur Moscou ne sont jamais une partie de plaisir. À chaque fois, le même choc : ses artères immenses, ses embouteillages délirants. Sergeï m’attend à l’aéroport, comme toujours. Je suis sacrement bien entouré ! Ici, c’est déjà le printemps qui pointe le bout de son nez. Il fait un petit –3. Un temps doux, très agréable. Longue route jusqu’à l’appartement de Sergeï dans le sud de Moscou. L’aéroport de Sheremetyevo se situe, lui, au nord de Moscou. Nous évitons soigneusement le centre qui ne roule jamais. Moscou est entourée de plusieurs périphériques qui sont en fait de véritables autoroutes. J’ai le temps de constater, une fois de plus, la vitesse à laquelle la capitale se transforme, se développe. Des immeubles qui se construisent partout, bureaux, logements. Des centres commerciaux, des Auchan, des Ikea, des Métro. Oui, c’est bien le printemps, à Moscou : ça bourgeonne dans tous les sens. À donner le tournis après le calme du Nord. • j 44 — Enfin de bonnes nouvelles de Salekhard concernant le permis dont j’ai besoin pour voyager dans la péninsule de Yamal. Mal réveillé après une courte nuit, je reçois un coup de fil de Sergeï : « Priviet Nikola ! Pasha svanil ! (Salut Nicolas ! Pasha a appelé !) » C’est bon, nous avons le permis pour Salekhard. Et ce n’est pas

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une blague. J’avais beau me convaincre que j’ai toujours obtenu les permis dont j’avais besoin, je n’en restais pas moins un peu fébrile. On ne sait jamais ce qui peut arriver, tout cela tient toujours à un fil, une personne, un changement de règlement. Pasha, que je vois dans l’après-midi, m’explique qu’il ne comprend pas pourquoi ça a été si long. Trois fois il a fallu renvoyer les mêmes informations. Il y a deux jours, encore, un bureau du FSB réclamait des numéros de téléphone et des adresses. Les numéros de Pasha, les miens, mon adresse en France. Pasha, en haussant les épaules, me montre avec ses mains l’épaisseur du dossier qu’ils ont dû constituer avec toutes les infos qu’il a envoyées. Il y a bien cinq centimètres entre les paumes de ses deux mains. Hier soir, en me promenant dans Moscou, à deux pas du Kremlin, je suis passé devant le FSB. Immense building austère. Qui peut bien savoir, dans les milliers de salles que doit compter ce bâtiment, parmi les milliers de fonctionnaires qui y travaillent, quelle logique ces permis défendent encore ? Bref, peu importe. Personne n’a la réponse à ces questions. Comme dit toujours Sergeï : « Don’t ask me why ! » Toujours est-il que nous allons enfin pouvoir commencer à travailler concrètement : réserver des billets d’avion ou de train, confirmer aux contacts sur place que nous allons bien arriver. Oui, oui, vous avez bien lu ! Salekhard est la seule ville du Nord qui soit raccordée au réseau ferré. Quand je demande à Pasha (qui va m’accompagner cette fois à la place de Sergeï) si ça ne le dérange pas d’y aller en train, il me regarde étonné et me lance : « Pourquoi ça me dérangerait ? On va dormir et boire ! Svio normal ! Tout va bien ! » Il faut deux jours de train. C’est une expérience que je n’ai jamais vécue et qui me tente énormément. Il ne me reste plus qu’à attendre l’arrivée de quelques équipements de Paris. Qui seront à Moscou mercredi prochain. D’ici là, Moscou. Et son métro délirant où chaque nouvelle rame déverse une marée humaine qui se répand sur les quais, coule dans les couloirs, dégringole les immenses escaliers mécaniques.


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• j 46 — Nar Yan Mar-Moscou. Des années-lumière séparent ces deux villes… Trois petites heures d’avion vous propulsent dans des univers qui ne partagent pas le moindre point commun. À part la langue et le résultat des dernières élections… • j 51 — Moscou est derrière moi. Ce soir, j’ai enfin repassé le cercle polaire. Dans la rue ce n’est pas de la pluie qui tombe, ce n’est pas une neige mouillée et sale qui recouvre les trottoirs. Ce soir, c’est un vent glacial qui traverse la ville, les gens sont en nombre dans les rues, pressés de rejoindre leur chez-eux. Ce soir, des congères d’une neige immaculée, froide et crissante s’accumulent sur les trottoirs. Ce soir je suis enfin à Salekhard, dans le sud de la péninsule de Yamal. Enfin. Oui, car je n’en pouvais plus d’être à Moscou. Mais tout arrive et le colis que j’attendais de Paris aussi, grâce à Jean-François Collin qui a eu la grande gentillesse de me l’apporter à Moscou. Il y avait un air de matin de Noël hier soir chez Sergeï. Tant de petits paquets : un nouveau téléphone satellite prêté par le CNES, des panneaux solaires, des batteries, des câbles, des raccords, quelques bouquins, des photos des enfants et d’autres bricoles. J’ai fini à plus de deux heures du matin. Crevé. Longue virée en voiture ce matin pour récupérer Pasha. Je suis content de retourner dans le nord avec lui ; cela fait des années que cela ne m’est pas arrivé. À Sheremetyevo, l’un des innombrables aéroports de Moscou, c’est toujours la même question : combien de kilos d’excédent de bagages ? Je pèse tout. Ça me fera entre vingt et trente kilos. Ça va faire mal ! Mais bonne surprise. Pas sur le nombre de kilos, je ne m’étais pas trompé. Mais sur les tarifs. En même temps que le type responsable de l’enregistrement nous rend passeports et ticket d’excédents pour aller payer, il nous prend discrètement par le bras : « Vous avez besoin d’une facture ? » Le message est clair… « Niet, niet, nie nada ! (Non non, pas besoin !) » Je glisse 1 500 roubles dans mon passeport qu’il me rend deux minutes plus tard avec billets et cartes d’embarquement. Le tarif avec facture ? 19 000 roubles !

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Je le remercie. Lui demande son nom. Il s’en étonne, s’est-il fait piéger ? Je lui explique que je vais revenir tous les mois. Grand sourire, « je m’appelle Sergeï »… Ce n’est pas la fin des surprises. Dans l’avion, pas de rangée n° 13 : on passe de la 12 à la 14 ! Alors que l’avion entame sa descente, la même émotion au moment où la toundra se laisse découvrir à travers quelques lambeaux de nuages. Le sentiment de pénétrer un autre univers, une autre immensité. Le commandant annonce –24. Le Nord, enfin ! Une fois de plus, Pasha a bien fait les choses. Une représentante de l’administration nous attend et nous dépose à l’hôtel dans un magnifique 4x4. Il y a de l’argent dans la région, nous n’avons pas fini de le voir. Pasha et moi, nous ne perdons pas de temps. Sortir la liste des contacts donnés par Sergeï, par Alexeï du WWF, etc. Un numéro qui ne répond pas mais nous ne sommes même pas sûrs que le numéro soit encore bon ; un contact qu’on ne peut appeler, il est trop tard ; et enfin Slava. Un prof de ski que Sergeï avait rencontré l’année dernière dans le train en allant à Salekhard où il amenait un groupe de touristes espagnols. Et là, c’est la magie du Nord et de la Russie. Slava nous rejoint dans notre chambre une demi-heure plus tard. Super contact instantanément, nous passons en revue toutes les questions, et nous partons faire un tour en ville. Il tient absolument à nous faire faire une petite visite. Parmi les problèmes à résoudre, il y avait celui de l’hôtel, trop cher à mon goût ou à celui de mon banquier. Deux heures plus tard, après être passé prendre Inna, son épouse, à son bureau (magnifique manteau de fourrure blanche et talons aiguilles), Slava nous trouve un hôtel à 400 roubles au lieu de 2 000. Ma banquière appréciera ma gestion prudente du budget. • j 53 — L’atterrissage dans une ville du Grand Nord est toujours difficile. Un vrai tourbillon de rencontres : avec l’administration régionale, avec le département de l’Agence fédérale


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pour l’écologie, le directeur du Département du développement agricole… Des gens adorables et tous prêts à m’aider autant qu’ils peuvent. Mais bien sûr, rien n’est jamais simple. Il y a par exemple les problèmes de transport, la personne qui pourrait s’occuper de telle question qui n’est pas là, le coût des déplacements, la bonne idée que nous n’avions pas prévue mais qui obligerait à demander une autorisation supplémentaire… Bref, je me retrouve le soir avec une foule d’informations, rien de très concret et des milliers de questions en tête. Pasha, qui me voit gamberger comme un fou, me dit d’arrêter, que de toute façon il est tard et que je verrai bien demain ! Samedi matin, Andreï, un ami de Slava, passe nous prendre à notre hôtel pour aller discuter avec un ami Nenets. Andreï ne croit pas une seconde à mon principe de trouver une brigade qui m’inviterait. Nous allons à une des places de la ville où un groupe de Nenets vend de la viande de renne et du poisson. Ça ne loupe pas : 20 000 roubles pour cinq jours ! Plus de 100 euros pas jour ! Je ne sais même pas si cela inclut le transport et je ne me donne pas la peine de poser la question. Je ne dispose pas d’un tel budget et je sais que les rapports avec les gens ne sont pas bons quand on paye autant. Dans l’après-midi, rendez-vous passionnant avec Ludmila, chargée de recherches au musée de Salekhard. Nous devions y faire un saut rapide. Nous y sommes restés quatre heures et devons encore nous revoir. Ludmila connaît merveilleusement bien la région, a travaillé dans tous les coins, beaucoup photographié. Une très belle rencontre. Ludmila, pour sa part, ne croit pas du tout que les activités humaines puissent provoquer un phénomène de réchauffement d’une telle ampleur. Elle pense que nous sommes en train de vivre un cycle naturel comme il y en a eu dans le passé. Je ne vais pas tirer de conclusions ici et maintenant.

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• j 55 — L’impression que le temps s’est figé. Que je suis ici, à Salekhard, depuis des semaines. Et pourtant, ce mardi n’est que mon quatrième jour. Mais pour tout vous dire, je ne suis pas très à l’aise. Trop grand, trop moderne, peut-être… J’aurais en fait pu partir pour un village de pêcheurs plus tôt mais je voulais absolument attendre de pouvoir rencontrer Florian Stammler, ethnologue de l’université Lapin Yliopisto à Rovaniemi en Finlande, et Viktor Geyorgevitch Schtro, directeur de l’Institut d’étude de la faune et la flore du Yamal. L’un était encore en Finlande et l’autre était dans la toundra… Florian Stammler travaille sur les populations Nenets de la péninsule de Yamal depuis près de quinze ans maintenant. Viktor, quant à lui, est né dans la région, dans le minuscule village de pêcheurs de Puyeko. Comme les rencontres sont simples ici. Hier, nous sommes tout simplement allés chercher Florian à l’aéroport avec Ludmila. Une demi-heure plus tard, nous sommes tous dans ma chambre où nous rejoint Olga Moshkhalo, présidente de Raipon, une importante association de peuples du Nord. Puis, dans la nuit, longue discussion avec Florian sur le Yamal. Changement de décor pour aller voir Viktor, qui ne travaille pas à Salekhard mais dans la petite ville de Lubytnagyi à une quinzaine de kilomètres vers le nord. Route magnifique, nous passons devant l’’aéroport, ultra moderne. La surprise, une fois de plus, de voir une immense affiche annonçant : « Notre future ville ! » La vue d’artiste montre une ville qui me fait penser aux projets de développement de villes comme Miami. Un peu surréaliste. Nous passons une fois de plus le cercle polaire arctique qui croise la route allant de Salekhard à l’aéroport. Je ne l’avais jamais franchi autant de fois en si peu de temps ! Pour rejoindre Lubytnagyi, nous devons aussi traverser l’Ob. Pas de pont, le projet traîne depuis des années, dix ans peut-être. Ce qui ne gêne pas grand monde en hiver car il suffit de prendre la route de glace qui la traverse. Deux kilomètres. Deux bandes magnifiquement tracées, larges chacune d’une centaine de mètres.


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Quelques recommandations : 20 kilomètres-heure maximum, respecter une distance suffisante entre deux voitures et pas de camion de plus de vingt tonnes. La route sera ouverte jusqu’en mai. Les autorités la fermeront avant que la glace ne puisse plus supporter le poids des voitures. En fait, c’est l’eau venant du sud et qui va peu à peu submerger la glace qui empêchera en premier les automobilistes de passer d’une rive à l’autre. En été, les voitures franchissent l’Ob sur un bac. À Lubytnagyi, nous ne sommes qu’à quelques kilomètres de Salekhard. J’ai pourtant l’impression d’avoir changé de région. Je retrouve le Nord auquel je suis habitué. Romantique, déglingué… de vieilles maisons en bois, des tuyaux de chauffage crevés, des conteneurs un peu partout, des carcasses de voitures emprisonnées par la neige. Dans quelques années, le visage de Lubytnagyi n’aura plus rien à voir : un programme de modernisation est en cours. Ces vieilles maisons en bois n’en ont plus que pour quelques années. Ma vision du Nord, je le sais, a quelque chose de ridicule. Ce à quoi aspire la majorité des habitants de la région se résume à plus de confort, plus de travail et de meilleurs salaires. Ils seront peu à regretter leurs vieilles maisons parfois chancelantes et s’installeront avec joie dans de petits immeubles flambant neufs. Par ailleurs, si l’on peut trouver une certaine allure à ces petits villages en hiver, la situation n’est pas la même en été quand la neige a disparu et laisse apparaître des monceaux d’ordures ou des centaines d’objets divers abandonnés hiver après hiver depuis des années. Mais malgré tout, égoïstement, je l’avoue, c’est bien dans cette ambiance que je me sens le mieux… Conversation passionnante avec Viktor Geyorgevitch Schtro… Mais il est tard et j’ai encore pas mal de boulot avec Pasha pour organiser les prochaines étapes du voyage. Je dois, dans la deuxième quinzaine d’avril, rejoindre une brigade Dolgane très au nord, vers 74° nord. A priori en hélicoptère. Huit heures de vol. Environ 20 000 dollars ! Dont je suis loin, très loin, de disposer…

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• j 56 — Tout dépend de l’heure ! Tout dépend de l’heure à laquelle vous auriez pu me demander si, ici, à Salekhard, tout va bien. Ce matin, vous m’auriez trouvé plutôt déprimé et très négatif. Avec l’énorme impression de me battre contre des murs de citadelle : des gens charmants qui me disent qu’ils sont très heureux de m’aider mais qui ne font rien pour cela ; des gens qui voudraient m’aider mais qui ne peuvent pas ; des gens qui peuvent m’aider à des tarifs dignes d’une croisière de luxe… Au milieu de l’après-midi, je commençais à me demander si je ne devais pas rentrer à Moscou pour rejoindre une autre région… Parce que rien ici n’avance. J’ai rarement connu cela. L’impression que de toutes parts rien n’est possible sans des montagnes d’argent que je n’ai pas. Je suis totalement désabusé… J’ai toujours travaillé et compté sur un système de bonnes volontés, de contacts qui vous trouvent sympa (vous ou votre projet) et qui sont d’accord pour vous rancarder sur un copain, pour téléphoner à un cousin, un voisin, etc. C’est un principe auquel je tiens. Je crois (peut-être naïvement, je ne sais pas) qu’au final, cela se voit sur les photos. La différence entre un portrait acheté et un portrait reçu en cadeau… Et puis, une visite de plus au siège du gouverneur (magnifique bâtiment flambant neuf et recouvert de marbre) pour récupérer quelques documents. Quoi dire ? Que tout va bien, faire semblant ? Non, à quoi bon ? C’est souvent dans ces moments de vérité que les situations se débloquent. Svetlana (qui m’aide depuis que je suis à Salekhard) décide de téléphoner à un certain Kyril qui a l’habitude de travailler avec l’administration régionale. Deux heures plus tard, Kyril est dans notre chambre. Il ne comprend pas bien comment je travaille mais bon, comme il dit : « C’est ton problème ! » En tout cas, il est OK pour m’aider, me faire naviguer grâce à son réseau de « frères » (qui peuvent être des frères, des vrais, des copains, des cousins…) dans les villages qui jalonnent l’Ob et dans la toundra. Question finance, il n’est plus question des 100 euros par jour habituels mais de payer pour


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l’essence et d’offrir à la brigade, au minimum, l’équivalent en produits divers de ce que je vais coûter. Ce soir, je suis content de constater qu’il est toujours possible de réaliser des photos sans devoir les acheter. J’espère juste ne pas avoir de mauvaises surprises en route… Départ prévu pour après-demain soir. • j 58 — Je suis en stand by, dans l’attente du coup de fil de Kyril. Il doit m’emmener ce soir dans le village de Yar Salé où se trouvent la direction opérationnelle du sovkhoze ainsi que de nombreuses familles Nenets. Je profite de cette dernière matinée à Salekhard pour écrire des mails en retard, préparer mon sac dont voici le contenu : 2 téléphones satellites (Iridium et Inmarsat) ; 1 ordinateur portable ; 2 batteries externes ; 2 panneaux solaires ; 2 paires de chaussettes ; 1 paire de collants ; 1 salopette en fourrure polaire ; 1 gilet en fourrure polaire ; 1 paire de moufles en laine ; 1 paire de gants en laine ; 1 paire de gants genre alpinisme ; 2 paires de sous gants, genre soie ; quelques outils : couteau multifonctions, ruban adhésif, ruban auto vulcanisant, cordelette, petits tournevis, colle Néoprène ; 1 sac de couchage ; 1 paire de bottes Sorel. Dehors, le temps a changé. Il neigeote et il fait doux. Hier, temps magnifique, un anticyclone parfait et du froid : 27. • j 59 — Une longue bande tachetée de gris et de blanc à travers la toundra. Gris du goudron abîmé par le gel, blanc de la neige qui s’y accroche. Le taxi saute au gré des innombrables dos-d’âne, la musique criarde de la radio couvre à peine le bruit des gravillons qui cognent contre la carrosserie. Un énorme chasse-neige passe en sens inverse. La casquette de Kyril ne cesse de tomber du tableau de bord… Me voilà enfin tournant le dos à Salekhard. Ce samedi matin seulement puisque hier soir Kyril nous a appelés vers sept heures pour nous dire que la voiture qui devait venir nous chercher n’avait pu quitter Yar Salé. Mauvais temps : du vent et aucune visibilité. Je ne peux m’empêcher de faire une moue dubitative quand Pasha m’annonce cette nouvelle en raccrochant ; cette ville

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m’anesthésie, m’isole complètement du milieu environnant, me fait oublier qu’à quelques kilomètres de ma chambre d’hôtel c’est la toundra à perte de vue, l’Arctique, le « vrai », ai-je envie de dire. Mais ce matin il fait un temps magnifique et seuls quelques nuages dessinent des ombres sur la neige silencieuse de la toundra. Le taxi file sur cette route le plus souvent parfaitement rectiligne. Le paysage est d’une beauté époustouflante. Nous rejoignons tout d’abord Aksara, une petite ville de cinq mille habitants environ. Que je ne fais qu’apercevoir de loin puisque nous nous arrêtons à la station service située à l’entrée de la ville. Nous y attend une de ces incroyables voitures montées sur d’énormes pneus à basse pression. Le changement de voiture se fait rapidement. Le temps de charger les sacs et nous partons déjà. Quelques centaines de mètres, un poste de contrôle et nous descendons sur l’Ob. Une longue route tracée dans la neige longe la rive sud de la rivière. Je regrette les dos d’âne de la route Salekhard-Aksara. Maintenant la route est tellement mauvaise, les ornières tellement grandes que je me cogne plusieurs fois la tête au plafond de la voiture. Regards amusés avec mon compagnon de route qui partage la banquette arrière à chaque fois que nous retombons lourdement sur nos postérieurs… Le long de l’Ob, quelques carcasses de bateaux rouillés, certaines totalement défoncées. Une vieille barque en bois me surprend. Depuis combien d’années ces cadavres pourrissent-ils doucement ici, sous les fenêtres éclatées des nombreuses cabanes en bois qui s’accrochent à la rive ? Dans la voiture, toujours cette même odeur mélangée de tabac russe, d’essence et d’huile. Je passe quelques kilomètres à tenter de trouver les mots pour la décrire mais je n’y arrive pas. Il vous faudra venir ici vous-mêmes pour vous en faire une idée ! À bord, tout le monde est silencieux, les haut-parleurs crachent de nombreuses chansons sur le Nord, la taïga… Le temps passe, le dos souffre un peu parfois. Au loin une tache


noire, surmontée d’une épaisse fumée sombre, avance vers nous. Un camion rempli de bois, puis un autre puis encore un autre... Des surprises aussi comme ce panneau totalement incongru signalant un dos d’âne ! Les points de contrôle à chaque village me surprendront toujours eux aussi. Pendant une bonne heure, le ciel s’est voilé et la visibilité est tombée. La route reste visible mais en l’absence du moindre contraste les ornières sont devenues invisibles. Eh oui, le « vrai » Arctique n’est pas loin de Salekhard... Arrivée à Yar Salé en fin d’après-midi après quatre heures de route. Kiril m’accueille chez lui. Un assez bel appartement de quatre pièces. Kiril est marié. Sa femme travaille à l’hôpital. Nastya, leur fille de deux ans et demi, ne veut pas manger ses pilminis* mais est espiègle comme pas deux, et Pasha, leur fils de onze ans et demi, est sympa comme tout et me fait visiter la ville après avoir bu un café. Je suis extrêmement surpris par la modernité du village. L’internat, l’hôpital, l’école ou encore l’hôtel et pas mal d’autres immeubles sont flambant neufs. Environ 1500 habitants vivent à Yar Salé. Aux informations télévisées passent des images de la France bloquée sous la neige… • j 60 — Les cimetières sont un point de passage incontournable pour bien des photographes. Les alignements de tombes racontent beaucoup de choses, ils sont graphiques. C’est aussi l’occasion d’un temps de réflexion. Ce matin le cimetière de Yar Salé avait une raison supplémentaire de m’attirer : je voyais, de loin, une épaisse fumée s’en échapper. Marchant à travers les tombes recouvertes de neige, je vais à la rencontre de deux hommes en train de faire brûler de grosses pièces de bois. Ils font fondre le permafrost afin de creuser une tombe pour un enterrement qui doit avoir lieu le lendemain. Le 0 8 4

* Une sorte de raviolis locaux

premier contact est un peu froid. Ils ne veulent pas que je fasse de photos. Je reste, on discute. Ils me demandent pour quel journal je travaille. Je leur dis que je suis français : c’est un bon point. Que je connais l’Arctique, que ce n’est pas mon premier voyage : deuxième bon point. Quelques références communes… la glace fond comme le permafrost sous l’effet du large feu qu’ils ont lancé. Je commence quelques photos, l’un des deux trouve que j’exagère mais ne dit rien. Son collègue, lui, me propose une grande rasade de vin ! Je resterai finalement trois ou quatre heures. D’autres verres, d’autres collègues… Un bel après-midi ! Et la découverte d’un effet, inattendu pour moi, du réchauffement climatique, comme ils me le font remarquer : il est plus facile d’enterrer les morts quand les hivers sont doux parce que le sol a gelé sur une profondeur moins importante ! Le mort, lui, est un homme d’un peu plus de quarante ans, retrouvé gelé et ivre aux abords de Yar Salé. Il était musulman, ce qui entraîna une longue discussion quant à l’exacte direction de la tombe par rapport à La Mecque.

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• Préparation d’une tombe. Village de Yar Salé. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Cimetière de Yar Salé. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

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• Préparation d’une tombe. Yar Salé. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Cimetière de Yar Salé. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

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• Guenady Seratetto, 53 ans, éleveur Nenets. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Alexeï Seratetto, 19 ans, fils de Guenady. Mars 2008.

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• Galina Penkovna, éleveur de rennes Nenets. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Stepan, 5 ans, fils de Guenady Seratetto. Mars 2008.

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• Natalya Seratetto, 30 ans, éleveur de rennes Nenets. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Alyona Alexandrovna Khudi, médecin itinérant. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

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• Brigade 17, région de Yar Salé. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Jeux de petites filles sous le tchoum. Marina et Dasha. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

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• L’apprentissage de la couture. Marina, 4 ans. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Elena Seratetto, maman de Marina, confectionne un manteau. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

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• Soirée sous le tchoum d’Alexander Seratetto. Région de Yar Salé. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

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Alexander, chef de la brigade n°17 Valera, chef de la brigade n°10 Yakov, apprenti voyou

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• j 63 — J’avoue que je n’aurais jamais pensé me retrouver face à un tel spectacle. Dans cet immense tchoum installé au Sud de la péninsule de Yamal, une quinzaine de personnes s’entassent ce soir pour une séance télé. L’installation est luxueuse : un véritable poste de télévision et un lecteur de DVD de salon. Nous étions à deux doigts de regarder Le jour d’après, ce film catastrophe sur un changement de climat soudain causé par l’arrêt du Gulf Stream. Ça aurait été fort à propos puisque je suis là pour vivre avec des populations touchées par le réchauffement climatique. Mais non, ce soir ce sera « Soldat ! » une série de guerre russe qui fait l’apologie d’une armée dont l’un des traits principaux est la négation totale du soldat comme être humain, la toute-puissance des officiers et leur totale impunité. Cela fait malheureusement penser à quelques heures sombres de l’armée russe en Tchétchénie. Quel contraste entre les cris et les rafales de mitraillette qui sortent de la télévision et le calme de la toundra qui nous entoure. Dans un coin du tchoum, la petite Marina joue aux cartes avec sa maman. Cette soirée n’est-elle pas, finalement, que le reflet d’une famille normale comme il en existe des millions d’autres à travers le monde, en commençant par chez nous, en France ? J’ai pris un peu de retard dans la rédaction de mes pérégrinations. Hier, c’était un mal de crâne indescriptible, et avant-hier, l’arrivée dans la brigade. Impossible d’écrire un soir d’arrivée et pas le courage de m’y mettre hier soir. Dans le poste, les sons d’une baston indescriptible entre deux compagnons de chambrée, les beuglements sauvages d’un sergent que je ne saurais qualifier. Avec pour fond sonore des violons mélancolico-dramatiques… Je reviens sur la journée du lundi 24, jour de mon départ de Yar Salé. Lundi de Pâques en France. Mes garçons avec leurs cousins et cousines pour une chasse aux œufs. Sans la neige, paraît-il. Ils me manquent, ces deux petits gars… Lundi 24, donc. Je vais le faire télégraphique. Histoire de suivre «Soldat ». Dans le poste, les cris apeuré d’un pauvre soldat terrorisé par son sergent.


10:00 : Chez Kyril, chez qui je loge, arrivée de Dima, mon chauffeur. Les dernières courses pour la brigade, dont vingt kilos de pain. Une trentaine de litres d’essence, aussi. Départ fixé à onze heures. 11:00 : Chargement de mon sac sur le traîneau. La surprise de voir deux ravissantes petites filles nous accompagner. J’en suis ravi mais cela signifie aussi que je vais faire le voyage dans le traîneau. Mauvais souvenir. 11:15 : Nous franchissons le point de contrôle installé à l’entrée de Yar Salé. Une simple ficelle désuète qui barre la route. Nous la contournons par la gauche. Les premiers kilomètres sont aussi les plus durs. Surtout dans un traîneau qui n’amortit aucun choc. Oublier son corps, le laisser onduler au gré des crêtes de neige ou de glace et laisser son esprit s’envoler de quelques mètres, le laisser flotter au-dessus du traîneau. Penser aux heures et aux jours à venir, à la maison, à ses garçons, aux photos à faire et déjà faites, à la vie de cette petite fille qui à mes côtés se protège du vent en cachant son visage derrière ses mains. À la télé, les jeunes recrues de Soldat viennent d’arriver en Afghanistan. À peine débarqués sur le tarmac de Kaboul, ils assistent médusés au crash d’un Antonov 12 qui vient de se faire descendre par deux roquettes. 11:45 : Un envol de diamants ! Une vingtaine de kourapat* plus blancs que neige, affolés par le bruit de notre bourane, s’élancent vers le ciel pour se reposer très vite derrière quelques bouleaux nains. 12:30 : Dans le traîneau, ça va mieux. On s’habitue. Toujours. Soudain, on est sur le fleuve Ob. Un sursaut, l’impression d’être sur la banquise. De vieux souvenirs qui remontent à la surface. C’est sublime. Parfois quelques lames de glace étincelante qui dépassent de la neige. Sans doute des coups de vent plus forts que d’autres qui, au moment de l’embâcle, ont rompu la glace qui s’est ensuite figée dans cette position. Dima nous fait le plaisir de s’arrêter presque au milieu. Un hasard ? Un plaisir pour lui aussi ? 1 0 4

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des oiseaux de la toundra

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13:10 : L’Ob est franchi. Sur la rive, la surprise d’une minuscule chapelle orthodoxe. Dieu ne voudrait-il laisser aucun espace libre pour les hommes ? 15:00 : Arrivée dans la brigade des frères de Dima. Il me faut bien vingt minutes pour réaliser que de l’autre côté du tchoum un bébé est en train de dormir dans son berceau. Un mois seulement. Né ici, sous cette tente. Sa mère en pleine forme, son père attentif. Nous repartons après quelques verres et photos. 17:00 : Arrivée dans la brigade n° 17. Comme toujours, les plus anciens font mine de ne pas me voir. Mais l’ambiance est sympa. Un tchoum immense. Mais ça, je vous l’ai déjà dit. Un tchoum immense avec une quinzaine de personnes à bord et Soldat à la télé. À la télé, un sniper avec sa lunette de visée nocturne. Un sergent toujours gueulard et, je crois, un Afghan qu’ils veulent descendre et qui se fout de leur gueule… La boucle est bouclée. • j 65 — Une journée de rêve dans la taïga. Un soleil éclatant déjà haut dans le ciel et une température divine, autour de zéro. C’est un pur bonheur pour moi, le matin, de sortir du tchoum par un temps pareil… Deuxième journée tranquille dans la brigade n° 17 d’Alexander Seratetto. Le matin, les femmes rangent le tchoum : remettre les peaux de renne en place, passer un coup de balai pour chasser les milliers de poils qui volent un peu partout, remettre quelques branches de sapin sous les planches placées à l’entrée du tchoum… Elena, la belle-fille d’Alexander, est en train de coudre un magnifique manteau de fête. Sa belle-mère en fait autant, en face d’elle, de l’autre côté du tchoum. Ne seraient les petites voix de Dasha et Marina, leurs petites filles, il régnerait un silence presque parfait. Hier après-midi, alors que les enfants étaient à l’extérieur, je pouvais entendre le bruit de l’eau en train de bouillir dans la bouilloire carbonisée. Les hommes, eux, sont dehors. Ils continuent de s’employer à la fabrication de nouveaux traîneaux. Dans une vingtaine de jours, il ne sera plus temps de travailler : la grande transhumance vers


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le nord ne leur laissera plus guère de temps libre. La brigade n° 17 est une très grande brigade répartie en deux camps. Il y a celui où je me trouve, qui compte trois tchoums, et un autre avec quatre autres tchoums à une soixantaine de kilomètres plus au sud où pâture le gros du troupeau. Près de sept mille bêtes. C’est énorme. Je ne pourrai malheureusement pas suivre leur départ. J’ai du mal à imaginer un tel troupeau avançant à travers la taïga puis la toundra. Quelques mots sur le tchoum. Je ne crois pas avoir jamais décrit son organisation. Cet espace unique et commun est divisé en deux parties bien distinctes séparées par un poêle disposé au centre. On ne pénètre que dans son propre espace, jamais en face. Ça n’est pas chez vous. Seuls les enfants naviguent d’un côté à l’autre. Tout autour du tchoum sont étalées des peaux de renne posées sur des sortes de tatamis recouverts d’un tissu vert, eux-mêmes disposés sur de la paille. Les bords du tchoum sont calfeutrés par de gros édredons qui servent de dossiers quand on s’allonge. Par terre, entre les peaux et le poêle, quatre planches peintes en orange. Presque collé au poêle, du côté opposé à l’entrée, un grand bidon en aluminium sert de réserve d’eau. A cette place l’eau ne risque pas de geler. Puis vient une petite réserve de bois, puis un petit meuble bas dans lequel on range la nourriture. De chaque côté de ce meuble, deux tables basses que les femmes déplacent à chaque repas. • j 69 — Ces derniers jours, j’ai été assez occupé, toujours en mouvement, et le soir, soit j’étais crevé, soit il y avait trop de monde sous le tchoum pour que je puisse écrire tranquillement. Je suis toujours un peu mal à l’aise quand je sors autant de matériel devant eux. D’un côté, je leur explique que ce projet n’est pas une superproduction américaine et que mes moyens sont limités, et de l’autre, ils me voient avec du matériel photo, un ordinateur, un téléphone satellite… qui représentent une vraie fortune. C’est loin d’être évident pour eux de comprendre que l’on peut disposer de beaucoup de matériel (reçu de sponsors) et avoir un budget en vrac.

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Le temps est magnifique et doux ; la vie dans la brigade est calme, rythmée par les activités des femmes sous le tchoum et celles des hommes occupés à fabriquer de nouveaux traîneaux. Avec quelques variations parfois : ce matin, les femmes ont entrepris de remettre en état le pourtour de neige qui recouvre les peaux du tchoum pour que l’air n’y pénètre pas. Elena, la femme de Yura (le fils d’Alexander) et mère de la petite Marina, prépare quelques affaires pour la fête du Renne qui, à Yar Salé, aura lieu les 5 et 6 avril prochains. Tout est parfaitement rangé dans un coffre s’ouvrant largement sur le côté. L’intérieur du coffre est protégé par des peaux de renne qui sont elles-mêmes recouvertes d’une magnifique étole verte. Elena me montre avec fierté un grand manteau fait par sa mère (qui vit près d’ici, dans une autre brigade) et une chapka merveilleusement décorée. Ce coffre est comme son dressing et elle met le même soin à plier et déplier ses affaires que les femmes françaises. Une petite coquetterie attire mon attention : une paire de bottes de ville comme on en voit tant sur les trottoirs de Moscou ou Paris. L’après-midi, nous sommes repartis aux rennes. Toujours le même rituel, rendu chaque jour un peu plus difficile : avec la chaleur actuelle la neige devient de plus en plus molle. Ce qui ne change pas, ce sont ces rires, cette bonne humeur perpétuelle. • j 70 — La brigade d’Alexander compte de nombreux enfants, qui jouent dehors ce matin, profitant d’un soleil comme toujours magnifique. En Russie, les gamins ont la chance de n’être scolarisés qu’à partir de sept ans. En attendant l’entrée au pensionnat c’est le bonheur de la toundra. Certains imitent les hommes occupés à la fabrication d’un nouveau traîneau, comme Marina qui ce matin reproduisait la façon dont son grand-père affûte une lame de couteau ou qui sciait des bouts de bois abandonnés autour des traîneaux. D’autres jouent avec une luge, se courent après. Ils vivent une vraie liberté et je ne peux m’empêcher de comparer leur enfance avec celle de nos


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enfants qui dès trois ans sont vissés sur les bancs de nos écoles. À quoi bon leur voler ces années de si petite jeunesse ? Les plus jeunes enfants, jusque vers cinq ou six ans, ne parlent généralement pas russe. Mais ce n’est pas le cas dans toutes les régions Nenets comme par exemple, dans la région de Nar Yan Mar, où les enfants parlent rarement le nenets. Lorsque je racontais cela à Yura, le père de la petite Marina, sa réaction fut immédiate : « C’est pas bien, ça ! Il faut connaître sa langue ! » À voir ces enfants jouer dans la neige, dormir par terre sur des peaux de renne, apercevoir sous le plancher du tchoum le lichen de la toundra dépasser, manger du poisson cru, regarder leurs parents saigner un renne, je ne peux m’empêcher de penser que pour eux le lien avec la Terre est inné. Ils savent dès leur plus jeune âge que ne pas respecter cette nature qui les nourrit peut conduire la famille, le troupeau (ce qui revient finalement au même) au désastre. Un lien que nous avons définitivement perdu : nos trottoirs sont bitumés, nos voitures sont équipées de GPS pour faire tous les jours les mêmes trajets, le rythme des saisons ne veut plus rien dire, les vacances sont les seuls rares moments où nous sentons la terre sous nos pieds nus… Nos enfants vont à la crèche toujours plus tôt, à l’école pour s’y faire noter leurs dessins tandis qu’un bon nombre d’entre eux pensent que le poisson nage pané dans la mer ! Définitivement ? Est-ce bien certain ? Je préfère croire qu’il n’est jamais trop tard. Pas besoin d’aller retourner les pavés pour retrouver le sable. Je suis sûr qu’avec quelques efforts d’observation et de réflexion nous pouvons (encore) retisser ce lien qui, de toute façon, nous unit à la Terre. Dans la journée s’est organisé mon départ pour une autre brigade. En effet, pour des raisons que je n’ai pas toutes comprise, Alexander à decidé de reporter le départ de sa brigade pour l’arhuish au 25 avril, ce qui est malheureusement trop tard pour moi. Avec beaucoup de gentillesse, Yura, son fils, s’est arrangé pour que je puisse malgré tout traverser l’Ob en suivant un troupeau. Un de ses oncles a accepté de me prendre avec lui.

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En fin d’après-midi Yura m’emmène donc en bourane à la brigade n°10 de Valera Seratetto. Lorsque nous arrivons, le soleil déjà assez bas distillait une lumière merveilleuse sur le campement magnifiquement installé sur une petite butte. Une vue à 360 degrés. Vers l’ouest, en contrebas, à un petit kilomètre, les rennes paissent tranquillement. Les traîneaux sont déjà prêts pour le départ de demain. Ce qui me frappe le plus, c’est qu’ils emportent de quoi continuer à travailler sur les traîneaux et du bois. Partout, des copeaux dans la neige molle. Mouillés, ils répandent une franche et bonne odeur de sapin. Malgré, ou plutôt à cause du départ de demain, les hommes travaillent tard, jusqu’à la tombée de la nuit. L’on n’y voit presque plus rien lorsque nous rentrons sous le tchoum. La soirée ne dure pas bien longtemps. Les enfants (Stepan, cinq ans, et Daniel, deux ans) sont couchés tôt et nous les suivons rapidement. Demain, réveil à cinq heures ! Comme toujours, ils se couchent tout habillés, les hommes se couvrant seulement de leurs lourdes vestes et les femmes de leurs manteaux. • j 71 — Réveil cinq heures, effectivement ! Tout le monde traîne un peu. Petit déjeuner vers six heures. Les enfants dorment encore. Je manque d’écraser Stepan que je ne vois pas, endormi sous une grosse veste. Thé, pain, biscuits. Ce n’est que le premier petit déjeuner, histoire de nous mettre en train. Puis tout le monde attaque le travail. Tout va assez vite. Les femmes rangent le tchoum : les peaux, les nattes faites de fines branches liées entre elles, les ustensiles de cuisine… Ne restent que les petites tables sur lesquelles nous allons prendre cette fois un sérieux petit déjeuner. Les enfants dorment toujours… Sérieuse en effet, cette deuxième collation. Je me fais resservir deux fois du riz avec du renne. J’ai du mal à finir mais je me force, je me gave. La journée va être longue : entre douze et quinze heures au minimum ! Lorsque tout est prêt, Vitally, un des jeunes de la brigade, va chercher le troupeau en bourane et le ramène lentement au camp. Le


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soleil se lève doucement. Une lumière magnifique. La moitié du ciel est couvert. Quel temps allons-nous avoir ? Je parie pour du soleil. Alyona, une femme médecin qui vit dans la toundra avec la famille de Valera, en a l’air moins certaine. Rude travail ce matin avec les rennes. Il y a une quarantaine de traîneaux ! Accrochés les uns aux autres comme des wagons. Cinq ou six traîneaux à chaque fois. Quatre rennes sur le premier traîneau, deux pour les suivants. Faites les comptes… Bon, je vous le dis tout de suite : ça fait quatre-vingt-quatre rennes à attraper, à amener à son traîneau puis à atteler. Pendant tout ce temps, les enfants les plus grands jouent dans ce qu’il reste du camp. Daniel en revanche, avec ses deux ans, n’a pas cette chance. Natena, sa maman, l’a soigneusement emmailloté et littéralement saucissonné dans une sorte de grand couffin puis installé sur un traîneau, où il ne peut pas bouger d’un millimètre. Ses cris et ses appels n’émeuvent pas sa mère trop occupée avec le démontage du tchoum, les traîneaux à finir de ranger puis les rennes à atteler. Vers neuf heures et demie, enfin, la brigade semble prête. Les enfants sont sur les traîneaux, les rennes attelés. Par terre, dans la neige, se consument les restes d’un dernier feu. La grande et longue marche vers le nord peut commencer. C’est à ce moment-là que je découvre que je vais me débrouiller seul avec mon propre traîneau. Je peux, vraiment, ça va aller ? « Mais oui, bien sûr », me répond en souriant Vitally. De fait, ce n’est pas très compliqué : de petits coups secs vers la droite pour aller à… droite, justement. Pour aller à gauche, au contraire, tirer doucement sur la longe vers la gauche. Bon, pour les photos, ça va être compliqué, me dis-je. À côté de cette frustration, le plaisir de m’asseoir sur ce traîneau et de prendre ma place dans la longue caravane qui se met en mouvement. Le temps, incertain ce matin, s’est finalement mis au beau. Je suis juste derrière le train de traîneaux de Valera. Les rennes suivent tranquillement. Au bout d’une heure nous rejoignons le gros du

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troupeau où se trouve déjà Vitally avec son bourane et deux jeunes arrivés ce matin à ma grande surprise, pour m’aider. Le spectacle est magnifique. Une longue colonne de rennes (ils sont environ trois mille) qui s’étend sur un kilomètre environ. Avec les traîneaux, nous les suivons de loin dans la large trace creusée dans la neige par les milliers de sabots. Parfois Valera s’en écarte quand le terrain l’impose comme, par exemple, dans les descentes ; les traîneaux risqueraient de s’emballer sur cette neige trop dure. Alors, doucement Valera sort de la trace, descend du traîneau et marche aux côtés des rennes en les tenant fermement. Je le suis et avec moi tout le reste de la brigade. Nous atteignons les hauteurs des rives de l’Ob deux heures environ après le départ. Le soleil est maintenant haut dans le ciel et la lumière aveuglante. Au loin déjà, sur l’immense rivière gelée, j’aperçois la longue colonne du troupeau qui nous devance. La descente sur l’Ob se fait à travers de petits vallons où nous nous faufilons en marchant à côté des attelages. Tout se fait lentement, doucement. J’ai renoncé à l’idée de faire des photos. Je profite de ces moments exceptionnels, sans regrets ni arrière-pensées. Et nous voilà sur l’Ob. Plus rien qu’une immense étendue blanche à perte de vue. La lumière est éblouissante. Florian Stammler, l’ethnologue rencontré à Salekhard, m’avait expliqué que cette traversée est une épreuve pour les rennes : vingt-cinq kilomètres sans le moindre lichen à manger ; certains n’y résistent pas. Mais aujourd’hui aucun renne n’a été perdu, même si quelques-uns ont dû être bousculés violemment pour qu’ils se remettent en marche. Je ne pensais pas que nous nous arrêterions pour le « déjeuner ». Quelle ne fut pas alors ma surprise lorsque je vis Vitally installer le poêle d’un des tchoums sur la neige pour y mettre à réchauffer une large gamelle de riz avec du renne et faire bouillir de l’eau ! Un quart d’heure plus tard, thé brûlant, biscuits, bonbons… entourent la gamelle où tout le monde se sert avidement. Alexander sort une bouteille de vodka ; le verre tourne et retourne. Pour se réchauffer, me dit-il ! J’adore cette expression car c’est tout


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sauf vrai. L’alcool a un effet vasodilatateur très fort. Plus larges aux extrémités, les vaisseaux sanguins libèrent plus de chaleur corporelle, ce qui n’aide pas à se protéger du froid, bien au contraire. Mais c’est vrai, et c’est là l’essentiel, que la douce brûlure de la vodka dans la gorge fait du bien. Je ne sais pas combien de temps dure cet arrêt. Pas très longtemps. Il doit nous rester encore huit ou neuf heures de « route »… Je retourne vers mon traîneau. Où m’attendent les deux jeunes arrivés ce matin à la brigade en bourane. Et aussi Alexeï, un autre jeune de la brigade. Ils commencent à m’expliquer que je ne peux plus continuer seul et qu’ils vont m’aider. Je tente de leur expliquer que ce n’est pas la peine, que tout allait bien ce matin, etc, etc. Je sens un truc pas très net mais je suis seul, ils sont bourrés et n’arrêtent pas de m’ensevelir sous un flot de paroles. Finalement je vois Alexeï se tirer avec mon traîneau ! J’ai juste le temps de l’arrêter pour prendre mon sac de matos photo. Et je me retrouve seul avec Yakov et son acolyte. Rien ! Rien, il ne se passe rien pendant au moins cinq minutes. C’est quand je leur demande ce que nous attendons que l’arnaque devient évidente. Kyril leur a demandé de m’aider. Ils sont là pour ça. La question est donc simple : « As-tu besoin de notre aide ? Pour t’aider à faire des photos depuis le bourane, puis pour rentrer à Yar Salé ? Et demain, on t’emmène à la pêche ! – Non, les gars, c’est sympa, mais je n’ai pas besoin de vous. Je suis désolé que vous soyez venus pour moi mais tout roule avec la brigade. – OK, OK, si tu n’as pas besoin de nous, alors tu rentres à pied. – Ben, vous me ramenez à la brigade et je me débrouille… – Ah… Nikola, Nikola… Si tu ne veux pas de notre aide, tu comprends, on ne peut pas te ramener jusqu’à la brigade… » Voilà, nous y sommes ! La situation est très claire. Je suis comme un con, au milieu de l’Ob, à environ douze kilomètres d’une rive ou d’une autre, où de toute façon il n’y a rien et à environ cinquante kilomètres de Yar Salé. Je fais les comptes : cinquante kilo-

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mètres à 4 kilomètres-heure, ça me fait… Pas la peine de compter, je n’y arriverai pas. Yakov n’a pas l’air trop méchant mais son collègue a la tête d’un type avec qui on ne rigole pas. Un type qui me demande d’un ton magnifiquement sarcastique et rempli de mauvaise foi : « Nikola, t’es seul, c’est ça, hein ? T’es bien seul, là ? » Sous-entendu : « Pauvre con ! Qu’est-ce que tu peux faire, à part fermer ta gueule ?! » Je suis piégé. Que faire ? Rassembler ses esprits, se souvenir de situations similaires : un milicien bosniaque bourré qui voulait que je prenne une photo de lui et qui ne comprenait pas que, bien que mon appareil ne fasse aucun bruit, il faisait bien des photos (cinq bonnes minutes avec le canon de sa Kalachnikov droit dans les yeux) ; un « chef » de check point burundais m’expliquant que nous avions un problème car mes laissezpasser et mes papiers, qu’il tenaient à l’envers, n’étaient pas en règle. Ne pas s’énerver, ne pas les humilier et… négocier. Ils ne sont pas gourmands. Ils ne me demandent que 7 000 roubles, soit un peu moins de 200 euros. Ils sont bourrés, ne savent pas ce qu’ils font et n’ont pas conscience de ce qu’ils pourraient me demander. D’ailleurs, le plus agressif des deux vient de s’écrouler par terre en enjambant la barre de traction du traîneau ! Cela dit, ce n’est pas forcément plus rassurant. Bourrés comme ils sont, ça peut vite mal tourner. Nous repartons. Avec un tarif final à 5 000 roubles. Je me dis que je m’en tire bien. Je l’ai mauvaise, je suis furieux mais je m’en sors bien. Je positive et profite de leur bourane pour faire des photos. Sauf que Yakov roule comme un âne : à fond ou à l’arrêt. J’essaye de lui expliquer que je veux juste qu’il roule doucement, mais rien à faire… D’ailleurs il s’arrête pour de bon. Stoppe le bourane et vient me voir. Pour discuter du prix ! Et ça recommence… Je tente de leur expliquer qu’il faut savoir être honnête dans l’arnaque. Mais à quoi bon ? Moi : « Yakov, on avait dit 5 000. C’est 5 000 et c’est tout, on s’était mis d’accord, on s’était serré la main ! »


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Son ami la brute : « C’est toi qui as dit 5 000. Nous, on n’a rien dit. C’est 7 000. C’est tout. Mais si tu veux pas de nos services, tu y vas à pied. » Cinquante kilomètres, pas de problème… Si je bouge, je suis ruiné. Après 7 000, ce sera neuf, puis onze, et ainsi de suite… Mais sans que je sache vraiment pourquoi, Yakov accepte de repartir. Son copain est dans tous ses états ! On croise Guenady, le frère de Valera (le chef de la brigade). Il a un problème avec un renne qui ne veut plus avancer. Épuisé. Photo. Sauf que non, l’autre con vient me voir et m’interdit de faire cette photo. Me menace et m’assure qu’il me casse la gueule si je fais des photos de ce qui se passe maintenant. Je commence vraiment à être épuisé. Je ne comprends même pas si la brigade est dans le coup ou pas. Ça me paraît fou que des gens aussi sympas hier soir me fassent une telle arnaque. Mais bon, là, à cet instant précis, je me sens un peu parano. De toute façon, ils ont d’autres chats à fouetter. On repart. On s’arrête pour rediscuter. Et ainsi de suite toute les dix minutes pendant une heure ! Me viennent des envies de meurtre. À l’occasion d’un arrêt de la brigade, Alyona, qui repart en retard, me demande pourquoi j’ai l’air si mécontent. Toujours parano, je me demande si elle se fout de moi. Je lui explique, je pense que, enfin, les choses vont s’arrêter. Mais non. Elle leur fait un petit sermon en leur disant que c’est interdit d’agir de la sorte mais elle repart comme si de rien n’était ! Les rennes qui tirent les attelages commencent heureusement à être épuisés et les arrêts se multiplient. Ils sont remplacés par des rennes qui étaient libres. C’est à l’occasion d’un de ces arrêts qu’Alyona parle de ce qui se passe à toute la brigade et surtout à Alexander. La roue tourne enfin… Une fois les attelages reformés, Alexander va voir mes « anges gardiens ». Ils sont ennuyés, tentent de s’expliquer… C’est bon ! Mes sacs retournent dans la brigade et moi avec eux. À partir de là, ma seule angoisse est de les retrouver dans la rue à Yar Salé. Vitally m’explique que je n’ai

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rien à craindre, qu’ils sont juste bourrés et que de toute façon ce n’est pas dans la nature des Nenets de se battre (ce que l’on m’a déjà confirmé plusieurs fois). Yakov est dans ses petits souliers, son collègue est lui visiblement fou de rage, ainsi qu’Alexeï, le jeune de la brigade. Moi, je respire. Il est six heures environ. La lumière devient belle. L’Ob est derrière nous. Je prends place sur le traîneau du bourane de Vitally, à côté d’un bidon de deux cents litres d’essence. Le troupeau s’engage sur un bras de rivière. Nous sommes loin d’être arrivés. Je me retrouve maintenant en tête de colonne. Toujours installé sur le traîneau de Vitally. Son boulot ? Pousser le troupeau, le maintenir serré. Avec son chien, il ramène constamment les rennes dans la colonne en décrivant de longs lacets à droite ou à gauche. Son savoir-faire est extraordinaire. Il sait toujours s’il doit lancer son chien, si le seul bruit d’un bon coup d’accélérateur suffira ou s’il doit y aller lui-même en bourane. Nous empruntons maintenant un bras de l’Ob qui remonte vers le nord-est. Je pensais qu’après la longue traversée de l’Ob la brigade offrirait un peu de répit aux rennes, mais il n’en est rien. Il faut dire que la surface gelée de la rivière où il n’y a presque pas de neige permet d’avancer beaucoup plus facilement qu’en plein milieu de la toundra. De plus, les rennes n’ont pas la tentation de s’arrêter pour manger. Avancer, avancer, avancer… il n’y a que ça qui compte. Nous progressons ainsi dans le long couloir de cette rivière pendant une bonne heure avant de prendre pied sur un lac qui me semble très grand. Vitally s’arrête souvent pour voir comment avance le reste de la brigade. Et de plus en plus souvent pour regarder les photos que je prends. Il adore. C’est d’ailleurs un des avantages du numérique : pouvoir partager avec ceux qui vous accueillent les photos que vous faites d’eux. Autrefois (enfin, autrefois à l’échelle du numérique ! c’est-à-dire il y a dix ans…), il fallait partir avec un Polaroïd en plus pour pouvoir offrir des photos. Avec tous les inconvénients que cela pouvait comporter :


coût très élevé, volume des pellicules et qualité médiocre. Arrêt essence aussi. Son système est très bien conçu. Un drum* est solidement fixé au traîneau. Pour refaire le plein de son bourane, Vitally a juste à basculer le traîneau, ce qui n’est pas trop difficile avec la barre d’attelage qui forme un grand bras de levier. Pas de pompe. Un simple tuyau fait l’affaire. Bien plus fiable. Il suffit de siphonner un peu, et le réservoir de trente litres est vite rempli. Les trois dernières heures, nous pouvons apercevoir Yar Salé sur notre droite, à une quinzaine de kilomètres. Le soleil se couche et les lumières de la ville brillent sur la ligne d’horizon. Comme celles d’un site d’extraction gazière un peu plus loin, toujours vers l’ouest. C’est le premier site gazier que je vois dans la toundra. C’est un choc, une drôle de sensation. Je suis avec cette brigade Nenets, leurs rennes, et là-bas, le symbole de la toute-puissance de l’industrie pétrolière et gazière. Des mondes nous séparent. Nous finissons le trajet en pleine nuit. J’en ai assez, j’attends que cela se termine. Plus rien à voir, nous sommes dans le noir. Même l’horizon s’est éteint. Mais l’arrêt que j’espère ne vient pas, car il faut trouver un emplacement qui convienne à la fois aux rennes et permette l’installation des tchoums. Pendant plus d’une demi-heure Vitally va et revient à la recherche de l’emplacement idéal. Un ballet souvent interrompu par une discussion avec Alexander, le chef de la brigade. Une fois l’emplacement du camp trouvé, tout va très vite. A chacun une tâche bien définie. Les rennes que l’on lâche, les traîneaux installés en bon ordre, les verges en bois et les peaux des tchoums qu’on déballe. Une agitation silencieuse dans la nuit noire. Pas un mot. Le camp se monte seul. Au dessus de nos têtes le ciel parfaitement dégagé nous offre le spectacle d’une multitude d’étoiles, tandis que vers le nord quelques aurores boréales montées sur scène nous livrent un ballet coloré de bleu, de vert et de violet. En une heure environ le camp est monté. Il est mi 1 1 6

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C’est un énorme bidon métallique de deux cents litres

nuit. La brigade est debout depuis cinq heures du matin. Alexander l’a déjà décidé : demain matin il faudra changer le camp de place. La toundra alentour n’est pas assez riche pour les rennes. Les tchoums sont donc installés juste pour la nuit. Ce qui ne veut pas dire qu’elles soient mal installés, bien au contraire : il faut être préparé à un changement brutal de temps. Cela signifie que nous ne déballons que le strict nécessaire pour la nuit et le lendemain : les paillasses et les peaux pour dormir, les affaires de cuisine. Ce soir nous mangeons froid. De la viande gelée. Un thé brûlant. Du pain et quelques biscuits, et nous nous écroulons tous. Avant d’éteindre la lampe à huile Alexander nous promet une grasse matinée jusqu’à midi !

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• Nuit du 23 février 2008. Région autonome Nenets.

• Sergeï Sobolev dans la tempête. Région de Nar Yan Mar. Février 2008.

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• Troupeau affolé. Région autonome Nenets. Février 2008.

• Déplacement en lisière de la taïga. Région de Nar Yan Mar. Février 2008.

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• Transhumance... Région de Nar Yan Mar. Février 2008.

• Misha Khudi, 56 ans, rentre à la brigade. Région de Yar Salé. Mars 2008.

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• Guenady Seratetto prêt au départ. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Dans l’attente du départ. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

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• Yeko Khudi, 16 ans, éleveur de rennes Nenets. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Misha Khudi, 56 ans, éleveur de rennes Nenets. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

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• Valka, 3 ans, enfant Nenets. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Natalya. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

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• Ludmila Seratetto devant son troupeau à la tombée du jour. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Premier jour d’arguish. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

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• Montage d’un tchoum dans la péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Montage d’un tchoum dans la péninsule de Yamal. Mars 2008.

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• Montage d’un tchoum dans la péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Montage d’un tchoum dans la péninsule de Yamal. Mars 2008.

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CHAPITRE II DÉRIVE


Slava, chauffeur d’oural Misha, pêcheur sédentaire

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• j 81 — Khatanga, village perdu au milieu de la toundra ! Nous y sommes arrivés via Norilsk, l’une des villes les plus polluées au monde. La valse des extrêmes. Moscou Norilsk en Tupolev 154 pour un vol de quatre heures trente. Pas le plus moderne des avions, loin s’en faut. Mais la nouvelle compagnie aérienne à qui nous avons acheté les billets fait de gros efforts de marketing. Ça me fait marrer de voir des cartes de consignes de sécurité ultra design dans ce vieil appareil… Nous nous posons à Norilsk. Ce qui n’est jamais évident tant le climat dans la région est pourri. Pour ne rien arranger, l’aéroport a été construit au pire endroit ; un excès de pouvoir d’un général soviétique qui ne connaissait pas la région. La visibilité n’est pas très bonne et je ne découvre à seulement quelques mètres de la piste que nous allons nous poser. La voie de l’hôtesse, déformée par les vieux haut-parleurs, nous annonce –33 ! Mon dernier voyage à Norilsk date d’un peu plus de deux ans. Je suis surpris de voir comme l’aéroport a été modernisé. Il y a même des passerelles d’embarquement ; plus besoin de se cailler sur le tarmac en attendant le bus. Ce qui fut un vieil aéroport soviétique et totalement décrépi s’est transformé en un terminal moderne, conforme aux standards auxquels nous sommes habitués en Europe. L’avion pour Khatanga est encore plus ancien. Un vieil Antonov 26 hors d’âge. Un très bon avion par ailleurs et je suis content de voler dans cette machine. J’ai souvent volé sur un avion similaire lorsque j’organisais des expéditions au pôle Nord géographique. Une nostalgie dont l’hôtesse me sort rapidement en procédant aux annonces commerciales habituelles : « Au nom de l’équipage… la durée du vol sera de une heure quarante … » Ce contraste m’amuse beaucoup. A Khatanga aussi le premier contact a lieu avec un garde-frontière. Toujours très sympa. Nos permis n’étant pas bons il nous emmène directement à leur bureau. Ambiance cordiale mais le chef nous le confirme : notre permis émis par le FSB de Norilsk n’est pas valable. Ils n’ont apparemment pas le droit de donner


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un permis pour Khatanga ! Pasha cherche à comprendre. Le chef lui explique finalement que c’est le bureau de Novosibirsk qui aurait dû nous délivrer le permis. Novossibirsk ?! Pasha comprend de moins en moins. Mais ça tombe bien, il a un copain au FSB là-bas. Il l’appelle, lui passe le chef assis en face de nous et tout est réglé. Nous pouvons enfin boire un café et discuter ! J’ai travaillé de nombreuses années à Khatanga, qui servait de base pour des expéditions polaires. Revenir après tant d’années me procure d’étranges sentiments. Khatanga est une ville sur le déclin et cela me rend triste. Mais je retrouve des amis : l’immense et adorable Boris, qui travaille depuis très longtemps au zapavednik (la réserve naturelle), Sergeï, le directeur, Sasha, qui parle couramment anglais, Gamet, avec qui j’ai beaucoup travaillé. Commence la longue liste des choses à faire pour organiser les semaines à venir, contacter les gens. Boris a déjà prévu beaucoup de choses ! Quel contraste avec Salekhard ! Mais nous avons tellement de souvenirs communs : au Pôle, dans la toundra, des souvenirs de famille aussi… Boris a même vu mon fils Téo alors qu’il n’avait qu’une semaine. La soirée est longue et (très) bien arrosée… • j 83 — Après un week-end tranquille et quelques verres, je continue les rencontres. Avec le directeur du sovkhoze, avec l’administration de la ville. Nouvelle soirée chez Gamet. Tout le monde me le confirme, Khatanga ne va pas bien. En son temps, Khatanga fut une ville stratégique. Dix mille habitants y vivaient au moment de la disparition de l’Union soviétique, dont cinq mille militaires. Khatanga, comme tant d’autres villes de l’Arctique russe, avait une triple fonction : protéger les frontières nord de l’Union soviétique ; servir de tremplin vers le Pôle Nord (puis les États-Unis) aux bombardiers de l’Armée rouge (la piste de Khatanga permet d’accueillir les plus gros appareils) ; concourir à l’organisation des bases polaires dérivantes installées sur la banquise. Avec la disparition de l’Union soviétique, les garnisons mili-

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taires du Grand Nord se sont subitement vidées. Et les instituts scientifiques en panne de budget ont cessé d’organiser des expéditions dans le Haut Arctique. Khatanga s’est retrouvée orpheline, abandonnée. Pourtant, à partir de 1994, Khatanga s’est imaginée un nouvel avenir en redevenant base logistique mais pour des activités touristiques, sportives et scientifiques au pôle Nord géographique cette fois. Quelques belles années euphoriques et fascinantes durant laquelle notre petite équipe organisa de nombreuses expéditions. Aujourd’hui, si les expéditions au pôle se poursuivent, elles ne font plus appel aux moyens techniques de Khatanga tandis que d’autres projets, comme les expéditions de recherche de carcasses de mammouths ont cessé. Après quelques années d’espoir (des touristes, un musée du Mammouth…), Khatanga se retrouve face à un avenir incertain. Cela se sent et s’entend. Même la maire me fait part de ses inquiétudes. • j 89 — Ce n’est peut-être pas le bout du monde mais nous n’en sommes pas très loin. Toujours plus au nord, le long de la rivière Khatanga. Un village Dolgane sans âge. Huit cents habitants. Je suis arrivé à Novorybnoye dans la nuit de vendredi à samedi avec Slava, chauffeur d’oural un énorme camion russe à six roues motrices. Nous avons remonté la Khatanga encore totalement gelée. Une route parfaite. Dix heures de trajet. Une bonne dizaine de vodkas. Le thermomètre bloqué sur 27. Slava a sa petite boîte de transport. Vladimir Mamonov, ancien directeur du sovkhoze et toujours dans le business de viande de renne, lui a commandé un aller-retour à Novorybnoye. Je profite du camion. Premier arrêt à cinq cents mètres de Khatanga. « Ruski tradicia! » me lance Slava en sortant deux verres en plastique, une bouteille et quelques sandwichs. Bavard comme pas deux. Le voyage s’annonce bien. Juste un peu trop arrosé, les occasions sur la route étant bien trop nombreuses : Un tracteur du port de Khatanga avec deux mecs bourrés dans la cabine — on ne va pas les laisser seuls descendre leurs bouteilles ! Quelques kilomètres


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plus loin un deuxième tracteur du port — ça ne serait pas poli de leur refuser ce que nous avons accepté de leurs collègues. Puis un bus de passagers crevé (par « bus », entendez un genre de minibus totalement transformé pour être monté sur d’énormes pneus). Arrêt pour récupérer les bagages des passagers, alléger le bus et regonfler le pneu avec le compresseur de notre oural. Là, nous rencontrons des copains de Slava qui font la route vers Sopechnoye (un village encore plus éloigné). On prend des nouvelles, on discute des affaires, et on s’en met encore je ne sais pas combien dans la tête ! Les sandwichs sont plutôt bons, la vodka plutôt fraîche et les esprits s’allègent, s’allègent… Toujours 27 dehors, une lumière magnifique, une douce lune dans un ciel pastel. C’est chaud, c’est froid, c’est beau. Arrivée à Novorybnoye vers trois heures du matin. Ça fait déjà plusieurs heures que je m’écroule de fatigue sur Slava qui me repousse dans mon coin d’un bras à la fois ferme et sympathique. Deux noctambules nous indiquent où se trouve la maison de Misha Antonov, chez qui je vais loger. L’un des deux tambourine à la porte. Qui s’ouvre enfin sur un petit bonhomme décidé. On range les bagages dans son garage (une cabane en bois) avec les deux drums d’essence que nous avons apportés. Ici on les manipule à la main… On mange, on boit (du thé, cette fois) et on bavarde. Couché quatre heures du matin. La notion du temps, alors que les nuits blanches commencent, devient très relative. Dimanche avait lieu la fête du Renne, autrement appelée fête du Soleil. Cette fête qui marque la fin de l’hiver est l’occasion pour toutes les familles nomadisant dans la toundra de se retrouver. Dans la région, trois villages organisent une fête du Soleil. À l’échelle locale, c’est un événement important : les occasions d’être tous ensemble réunis ne sont pas si nombreuses. Au programme : courses de rennes (hommes et femmes), courses d’attelages de chiens, course de bouranes, lancer de lasso… Une fête malheureusement peu réussie, de l’avis de pas mal de monde. J’ai personnellement été assez déçu.

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Mais j’y ai retrouvé de vieilles connaissances, les familles Jarkov et Popov. Étonnantes retrouvailles en tout cas. Je mesure à quel point l’œuvre du temps n’est pas la même chez les uns et les autres, ici et chez nous. Certains ont grandi (comme Kostia, le fils d’Olga, que je ne reconnais pas), d’autres ont vieilli plus que je ne l’aurais imaginé. Beaucoup de sentiments mêlés mais tout de même le plaisir de se revoir. Avec cette étrange impression d’échanger des souvenirs du bon vieux temps avec les quelques derniers nomades Dolganes de la planète… et (c’est idiot sans doute, mais je l’avoue) le sentiment, aussi, d’une pointe de privilège. Pour la famille Popov, la journée a été bonne. Olga et Kostia (la mère et le fils) ont chacun remporté leur course de rennes. Un bourane pour chacun ! Offert par Norilsk Nickel, généreux sponsor de l’événement. Aujourd’hui lundi, c’est lendemain de fête dans le village… Je fais la tournée des cousins après avoir été abordé dans la rue par Vassia, un neveu de Misha. Je crois que je vous raconterai plus tard Novorybnoye, à mon retour de la toundra. Pour laquelle je pars demain. Je ne sais pas bien combien de temps j’y resterai. La lumière dans la toundra est très dure et ce n’est vraiment pas facile de travailler. • j 90 — J’annule finalement mon départ pour la toundra ! J’avais un petit doute sur la nécessité de ces quinze jours là-bas. J’ai déjà beaucoup travaillé sur les éleveurs de rennes et je n’aime pas la lumière tellement dure qui écrase en ce moment la toundra. Du coup, j’ai décidé ce matin de rester à Novorybnoye, d’y creuser mon trou pour quelque temps. Je dois aussi avouer un bon gros coup de fatigue. Un très très gros coup de fatigue. Le doute qui s’installe, tout se met à patiner, on ne sait plus où aller. Il faut parfois savoir faire une pause pour pouvoir repartir. Trois mois que je voyage à travers la Russie, les permis, la vodka. Trois mois loin de la maison, des enfants, mais surtout trois mois que je suis (ou que je me sens, les deux en fait) vu comme quelqu’un à qui soutirer de l’argent. C’est absolu-


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ment épuisant de manière générale, et encore plus compte tenu de la justesse de mon budget. Je vais donc profiter de Novorybnoye pour me reposer un peu. Ça n’a rien d’un paysage de vacances mais les gens chez qui je suis sont adorables et je me sens bien avec eux. Je me suis aussi et surtout rendu compte que Novorybnoye est la parfaite illustration de l’état de délabrement dans lequel se trouve l’Arctique dans ce coin du Taïmyr. Quelle peinture vous faire du village ? Il faut d’abord comprendre l’isolement de Novorybnoye (comme les autres villages de la région d’ailleurs, ou Khatanga, où je me trouvais il y a quelques jours). Le village se trouve à 72°50 de latitude nord. Soit près de sept cents kilomètres au dessus du cercle polaire arctique. Nous ne sommes plus qu’à deux mille kilomètres du pôle Nord géographique. Pas une seule route ne relie cette partie du Taïmyr au reste du monde. Les habitants de la région disent qu’ils vont « sur le continent » lorsqu’ils descendent dans le Sud. Le seul moyen de transport est l’avion, jusqu’à Khatanga. Puis des routes d’hiver sur la glace, en bourane, en camion, en aéroglisseur, en vizdirod, cette sorte d’énorme char à chenilles. En été, le bateau ou l’hélicoptère. Pour vous donner une idée de la difficulté des choses… Aujourd’hui, je voulais acheter de l’essence. Impossible ! Ce n’est pas une question d’argent mais de disponibilité. Misha m’assure que personne ne voudra m’en vendre. En ce moment tout le monde prépare des dépôts d’essence à travers la toundra pour la pêche de l’été. Dans quelques semaines, la neige ayant fondu, il ne sera plus possible de circuler en bourane. Les conséquences économiques sont lourdes. Le prix de vente du poisson ou de la viande est dérisoire, environ six fois plus faible que dans le Yamal : 18 roubles le kilo de poisson (soit 50 centimes d’euro) et 25 roubles le kilo de renne (70 centimes d’euro). De l’autre côté, conséquence inverse du coût du transport, les produits dans les magasins sont hors de prix. À cela s’ajoute une

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complète désorganisation des structures économiques. Ici, pas de sovkhoze mais, dans chaque village, des sortes de coopératives qui fonctionnent indépendamment les unes des autres. Résultat, Misha estime que sur les huit cents habitants que compte Novorybnoye, au moins deux cents ne travaillent pas ! Beaucoup de jeunes. Je vous laisse imaginer leur quotidien, la longueur de leurs journées, la lourdeur de leurs paupières, la fraîcheur de leur haleine… Ça ne marche pas toujours droit dans les rues enneigées du village. À travers les vitres de la fenêtre de la cuisine je vois le ciel se couvrir. Le thermomètre ne cesse de remonter. 11°C ce matin (–11°C bien sûr), 8 maintenant. Ça sent la fin de l’anticyclone qui recouvrait la région depuis mon arrivée. • j 91 — Deux minutes pour changer de film. Une bonne demiheure pour remonter un filet. Je me gèle les mains avec le vent qui souffle aujourd’hui sur la Khatanga. Misha et Sergeï, un voisin et ami de Misha, travaillent stoïques, les mains dans l’eau, arrachant les poissons du filet qu’ils remontent. Et encore, nous sommes au mois d’avril et il fait chaud. Avec les –10°C d’aujourd’hui, c’est le printemps qui se profile… Assis sur le traîneau qu’il a fini hier, Misha me raconte la pêche en décembre et en janvier, les meilleurs mois de l’année. En janvier, cette année, le thermomètre est descendu jusqu’à 50 ! « Il fait noir tout le temps. Il n’y a plus de soleil. On pose notre petit auvent pour nous protéger et on met une lampe, sinon on ne voit rien. Maintenant, avec les lampes frontales, c’est mieux qu’avant. Pour retrouver les trous dans la glace, on installe de grands panneaux noirs qui se détachent de la neige, tu vois, comme celui qui est resté là-bas. » En fait de grand panneau ( je le verrai en retournant à Novorybnoye ), un bout de vieille chenille de bourane en caoutchouc. « Et tu fais comment avec les mains ? Tu mets des gants ? – Non, on fait comme maintenant. On travaille toute la journée. On part à six heures le matin et on ne mange rien de la journée. Pas


de thermos non plus. Il resterait chaud combien de temps, le thé ?! Mais le plus dur, c’est le dos. T’as vu dans quelle position nous sommes pour remonter les filets : penchés, cassés en deux. Quand on se relève, arghh, ça fait vraiment mal, surtout quand il gèle. » « Quand il gèle » ! Cette expression, évidemment, ne veut pas dire qu’il gèle vraiment. À part les semaines qui séparent la fin juin de la mi-août, il peut geler tout le temps ici. « Quand il gèle », ça veut dire qu’il fait froid, vraiment froid, c’est-à-dire au moins 35 ou 40 ! –20 °C, ce n’est pas « geler ». En les regardant travailler, j’essayais d’imaginer Misha et Sergeï, comme d’autres du village, au cœur de la nuit polaire, à peine éclairés par leur lampe à pétrole et leur petite lampe frontale « made in China ». Et je me disais qu’il faudrait revenir, absolument, pour donner à voir tous les aspects de la vie de l’Arctique au cours des différentes saisons. Car l’Arctique n’est pas seulement en train de vivre des chamboulements climatiques importants. L’Arctique se trouve aussi pris dans un tourbillon de bouleversements économiques et stratégiques qui vont radicalement changer le visage de ces régions. C’est cela aussi qu’il faut montrer. Sur plusieurs années. Nous rentrons de la pêche au bout de quatre heures environ. Une trentaine de kilos de poisson sur le traîneau. Entre-temps, quelques autres pêcheurs sont descendus sur la Khatanga. Petites taches noires éparses. Au loin, sur les hauteurs de la falaise qui surplombe la rivière, se détachent le cimetière, l’école et, plus vers le sud-ouest, le village. • j 94 — Alors que la nuit disparaît chaque jour un peu plus, le temps n’a plus beaucoup d’importance. Camions* et aéroglisseurs arrivent quand ils peuvent. Minuit, trois heures du matin… Ou pas du tout. À cause du burga, ce vent du nord ? Non, pas du tout. À cause d’une panne de batterie ! 1 4 6

* Des bronto, ces voitures montées sur d’énormes pneus basse pression d’environ  un mètre vingt de haut.

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Petit déjeuner tranquille, comme tous les matins. Misha, bien plus matinal que moi, a déjà vidé les seaux de l’évier et rempli le bac à charbon pour l’unique poêle de la maison. Le bruit étouffé de pas sur les marches enneigées de la maison, le gros ressort de la porte qui grince, les toc-toc des bottes sur le montant pour en détacher la neige : quelqu’un arrive. L’aéroglisseur parti hier soir de Khatanga est en rade à une douzaine de kilomètres sur la rivière (gelée, bien sûr). Celui qui apporte la nouvelle ne veut pas y aller. Il ne sait pas bien situer l’endroit. Peut-être aussi ne veut-il pas consommer d’essence pour un problème qui, finalement, ne le concerne pas. Misha va s’y coller ! Très vite, mais sans aucune précipitation, il se prépare. Ludmila, sa femme, sort quelques affaires pour celui qui va l’accompagner : une veste, des jambières en peau de renne, une chapka. En râlant contre leur vie, le prix des choses et Koutcherenko (le patron de la société qui fait le transport entre Khatanga et les villages) qui, à coup sûr, ne remboursera pas le billet de Viera (leur fille est dans l’aéroglisseur), pas plus que l’essence pour le bourane. Le prix du billet ? 2 000 roubles. L’équivalent de ce que Ludmila dépense en une semaine pour la famille. Mais quelle autre solution que d’y aller ? Il est onze heures du matin. Misha vient de partir. Les passagers sont bloqués dans l’aéroglisseur depuis treize heures. Une chance pour eux, il ne fait pas froid aujourd’hui : dans les –5. La semaine dernière, c’est un bronto de Koutcherenko qui est tombé en rade, pneu crevé ; les passagers ont attendu onze heures sur place. Ce jour-là, il faisait froid : –27. Tout est à l’avenant à Novorybnoye. La situation se dégrade depuis des années mais il faut bien survivre. Et puisque personne ne viendra les aider, les gens se prennent en main. On râle parce que cela fait du bien, mais on n’attend rien de l’administration locale et encore moins de l’administration régionale installée à Krasnoïarsk, à plusieurs milliers de kilomètres au sud. Combien de fois Ludmila me l’a-t-elle déjà dit ? « Lkhaponine ? Il nous


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a oubliés ! » Lkhaponine est le gouverneur de la région. Nous sommes loin, ici, de l’exotisme du Grand Nord que l’on montre d’habitude. Le village est délabré, certains intérieurs font frémir tant ils sont vieux, crasseux, déglingués. Pas d’eau courante, évidemment. Pas de toilettes. Pas de salle de bains. Oubliez tous vos standards occidentaux. Imaginez deux pièces contiguës, un gros poêle qui les sépare, et, partout des années d’amoncellement de choses plus ou moins utiles, plus ou moins vieilles, plus ou moins en état de marche. La responsabilité de la Fédération de Russie est évidente. L’Union soviétique est morte, d’accord. Mais il me semble que c’est aujourd’hui à la Fédération d’assumer l’héritage de l’histoire du pays. L’Union soviétique a « fixé » les Dolganes, les a obligés à travailler pour le sovkhoze… Ils sont beaucoup à avoir travaillé dur pour le Plan ; les médailles du Travailleur qu’ils sont nombreux à me montrer spontanément le prouvent. Aujourd’hui encore, ceux-là éprouvent une vraie fierté à avoir atteint les objectifs fixés par Moscou. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Des pensions de misère, un coût de la vie énorme et incontrôlé, le prix du poisson et du renne qui s’écroule, plus de sovkhoze… Et un immense sentiment d’abandon. Bien justifié. En préparant les affaires de Misha, tout à l’heure, Ludmila allait encore plus loin : « À quoi bon nous avoir apporté le ketchup, la mayonnaise, le poulet… si aujourd’hui on ne peut plus se les payer ? Avant, nous avions notre poisson et notre viande. Aujourd’hui qu’est-ce qu’il nous reste ? » • j 97 — Les distances aussi ne veulent plus rien dire. De quoi parlez-vous ? De l’hiver, de l’été ? Avez-vous regardé le temps qu’il fait dehors ? Comme allez-vous vous déplacer ? C’est peutêtre dix fois plus de kilomètres qu’il vous faudra parcourir pour atteindre votre objectif ! Si vous y arrivez. Ou en revenez… Viera, la fille de Misha, est finalement arrivée en début de soirée. Après un voyage de vingt et une heures ! Normalement, il en faut

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entre quatre et six pour rejoindre Novorybnoye depuis Khatanga. Mais Viera ne me semble pas contrariée. À quoi bon, finalement ? Ils sont arrivés, ils ont même pu dormir dans l’aéroglisseur ! Misha non plus ne s’est pas plaint. Pas même dit fatigué. Et pourtant… Si le temps avait été beau, il lui aurait fallu combien de temps pour rejoindre l’aéroglisseur ? Douze kilomètres ? En bourane ? Une demi-heure, une heure grand maximum. Samedi, il n’a jamais pu le rejoindre. Quinze heures et deux cents kilomètres à tourner, chercher dans la tempête. Mais rien ! L’aéroglisseur est resté invisible. Quatre jours que le village est bloqué par le burga, ce vent fort qui soulève la neige et empêche toute visibilité. Les gens sortent peu de chez eux. Les pétarades des moteurs des bouranes ont disparu. Seuls quelques enfants jouent au foot dans les rues à chaque accalmie. Combien de temps ça peut durer ? Quatre jours ? Ou huit. Ou plus… Qu’est-ce qu’on fait dans ces cas-là ? Pas grand-chose. Comme me disait Misha, à moitié sur le ton de l’humour : « On boit, et après on dort. » Ce qui est un peu exagéré parce que, à part les (nombreux) alcoolos du village, je ne trouve pas que les gens picolent trop. Sauf dimanche soir puisque c’était la Pâque orthodoxe. Bière et vodka dans le sauna de Kostia (mon voisin, prof de sport à l’école) sous les yeux (encore ?) étonnés d’une Sainte Vierge accrochée au mur. • j 99 — La fête du Travail. Je me cache. Je réponds au téléphone avec prudence ; qui donc m’appelle ? J’ai trop bu, ces jours derniers. Besoin d’une pause. Au rythme des « trois-huit », je ne peux plus… Le temps et les distances, encore une fois. Je radote ? Sans doute. Mais la vie ici est conditionnée par le temps qu’il fait, le temps que l’on va mettre à arriver, la distance qui nous sépare d’un village, d’un frère ou d’un cousin. Je radote, je rabâche ; mais nous avons tellement oublié ces notions élémentaires qui nous raccrochent au concret de notre environnement. Novorybnoye-Khatanga : cent quatre-vingts kilomètres. Départ


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mardi dans l’après-midi, vers 15 h 30. Arrivée jeudi matin, vers neuf heures. Durée du trajet : dix-sept heures trente ! Les plus matheux feront le calcul de notre moyenne. Oh, bien sûr, nous nous sommes arrêtés sur « la route » pour manger, pour extraire de la neige une barque abandonnée pendant l’hiver et à rapporter à Jdanova, un misérable village situé à quelques kilomètres de Khatanga. Mais tout de même, dix-sept heures ! Et des réflexes naïfs qui s’accrochent. Je ne peux m’empêcher de demander à Aliosha, le chauffeur, quand nous allons arriver. Et cette réponse, évidente, qui me renvoie à la bêtise de ma question : « Dans longtemps. Dans très longtemps. Il nous reste autant à faire que depuis Novorybnoye. Mais je ne peux pas te dire combien de temps. Je sais combien de kilomètres il nous reste à faire. Combien de temps ? Je ne sais pas. Je ne sais pas ce que je vais trouver devant moi jusqu’à Khatanga ! » Bien sûr… Ce qu’il va trouver devant lui ? La visibilité qui baissera, par exemple, à mesure que le soleil déclinera (les nuits blanches ont commencé). Lunettes ou pas, on n’y voit plus rien. Aliosha avance presque en aveugle, lentement, forcément. 10, 12 kilomètres-heure maximum. Au dernier moment, une congère de neige plus haute qu’une autre. Trop tard pour l’éviter. L’avant du vizdirod se soulève, telle la proue d’un navire en pleine mer, puis retombe lourdement. À l’intérieur il fait chaud, trop chaud. Le moteur, situé entre la cabine et l’arrière, distille ses effluves d’huile chaude. On s’en protège comme on peut. On ouvre la porte arrière de temps en temps. Ce qui permet de jeter un œil sur l’énorme traîneau fait de poutrelles métalliques que nous traînons. On mange (en sortant poêle et réchaud pour y faire réchauffer quelques kotelettes de poisson — des sortes de boulettes de poisson). On boit. Trop. On discute. Au rythme des verres. On dort. Beaucoup. Secoués et ballottés. Nous sommes huit à bord. Le prix du billet : 1 500 roubles, soit environ une quarantaine d’euros. Ce qui n’est pas rien puisque c’est l’équivalent des dé-

penses hebdomadaires d’une famille de quatre personnes Pour ceux que la technique intéresse, deux mots (plus, je ne peux pas) sur le vizdirod : six tonnes, entre vingt et trente litres de gasoil à l’heure. Dima, le mécanicien, a fait le plein trois fois. Il profite de chaque arrêt pour extraire un peu de neige des chenilles en tapant dessus comme un sourd avec un gros marteau.

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• Dolgane. Novorybnoye. Péninsule de Taïmyr. Avril 2008.

• Dolgane. Novorybnoye. Péninsule de Taïmyr. Avril 2008.

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• Misha dans la tempête. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Sur la rivière Khatanga gelée. Péninsule de Taïmyr. Avril 2008.

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• Novorybnoye dans la tempête. Péninsule de Taïmyr. Avril 2008.

• Mairie de Novorybnoye. Péninsule de Taïmyr. Avril 2008.

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• Spiridon Ouksousnikov, 45 ans. Novorybnoye. Péninsule de Taïmyr. Avril 2008.

• L’attente... Novorybnoye. Péninsule de Taïmyr. Avril 2008.

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• Dolganes. Novorybnoye. Péninsule de Taïmyr. Avril 2008.

• Ludmila et son petit-fils Alexei en traîneau la nuit. Péninsule de Taïmyr. Avril 2008.

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• Grisha Antonov dans la nuit de la toundra. Péninsule de Taïmyr. Avril 2008.

• Anna Spiridovna, 84 ans. Novorybnoye. Péninsule de Taïmyr. Avril 2008.

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CHAPITRE III SUBMERSION


Boris, chasseur Vitally, ouvrier Sasha, mineur

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• j 102 — En quelques jours, Khatanga s’est transformée en une vaste tache noire au milieu d’une toundra qui reste immaculée et éblouie de lumière. La neige a quasiment disparu des rues et ce qu’il en reste n’est qu’un amas noirâtre, mélange de neige, de glace, de poussière, de charbon et de boue. Les mères se lamentent des retours de jeux de leurs enfants… La ville est exclusivement chauffée au charbon et les vieilles chaufferies dispersent au-dessus de la ville une fine poussière noire. C’est pour cela que la neige fond si vite à Khatanga. Par un phénomène tout simple : le noir de cette poussière capte l’énergie d’un soleil déjà haut dans le ciel. Et malgré les 10 ou 12°C que nous avons en ce moment (moins, bien sûr ! Pour avoir un +10, il va falloir encore attendre un bon mois et demi !), la neige fond à une vitesse ahurissante. La physionomie de la toundra, que l’on peut facilement apercevoir au loin, n’a pas changé. En me promenant hier soir avec une (jolie) prof d’anglais, je me suis soudain dit qu’il se passe dans les rues de Khatanga exactement ce qu’il se passe dans l’océan Arctique en ce moment. Et qui explique la fonte accélérée voire exponentielle de la banquise. Chaque kilomètre carré de banquise disparu laisse apparaître un kilomètre de mer supplémentaire. Cette masse d’eau exposée au soleil se transforme en un redoutable capteur d’énergie solaire, ce qui accélère la fonte de la glace avoisinante. Et ainsi de suite. Khatanga, laboratoire d’étude sur la fonte des glaces… Je n’y avais jamais pensé. En tout cas, ça donne une idée concrète de la puissance de ce type de phénomène. En tentant de trouver le sommeil hier soir, je voyais l’image du dernier homme vivant sur terre, assis désolé sur un rocher, face à un océan roi et se disant : « Si j’avais su… » Et pourtant il savait… • j 105 — Les destins fascinants ne manquent pas dans l’Arctique. La vie de mon vieil ami Boris est de ceux-là. Bolchoï Boris, comme beaucoup l’appellent. Pas loin de deux mètres et cent vingt kilos de douceur et de poésie, une vie (presque) tout entière passée dans le Nord. Qui s’achèvera dans deux jours. À la retraite, Boris rentre dans le Sud…


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Oui, dans deux jours, Boris poussera de ses grandes mains solides, cette même porte qu’il ouvrit il y a trente-deux ans, le 23 mars 1976, pour sortir de l’aéroport, le jour de son arrivée à Khatanga. « C’est un jour dont je me souviens comme de ce que j’ai fait ce matin. » Boris est originaire de la ville d’Ivanova, à environ trois cents kilomètres de Moscou. Pourquoi alors Khatanga, si loin de tout ? « C’est Jack London qui est coupable », me sourit Boris avec ce regard si plein de tendresse et de malice à la fois. Des yeux bleus comme ceux de ses chiens. « Et puis j’ai une personnalité d’aventurier et je suis romantique. » À vingt-six ans, Boris rejoint la ville de Krasnoïarsk, une de ces immenses villes plantées le long du Transsibérien. Où il découvre que Khatanga est une ville fermée, le jour où il veut acheter son billet. « Khatanga est à mille kilomètres de la frontière nord, je ne pensais pas qu’elle faisait partie de la zone frontière. Je suis allé voir les gens du gouvernement de Krasnoïarsk pour qu’ils me donnent le permis. Ils me l’ont refusé deux fois. Mais j’ai continué à frapper à toutes les portes. Au bout de dix-huit jours, j’avais mon permis ! » « Mais il ne me restait plus que 64 roubles. Le prix du billet pour Khatanga. Alors, pour ne pas dépenser cet argent, je l’ai mis dans la poche de mon pantalon et je l’ai cousue ! Comme ça, j’étais sûr que ma main ne serait pas tentée. – Mais tu dormais où, à Krasnoïarsk ? – Dans l’aéroport. Je ne pouvais pas m’allonger, alors je dormais debout. Heureusement, il n’y avait pas de milice. Il fallait manger et boire aussi, alors j’ai travaillé à charger et décharger des wagons de fret. » Dans deux jours Boris s’envolera vers Krasnoïarsk. Peut-être dans le même type d’appareil que trente-deux ans plus tôt, en Antonov 26. Le même avion que j’ai pris pour venir de Norilsk. Dans le Nord, les choses se donnent parfois du temps pour changer.

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« Quand l’avion a entamé sa descente, je ne comprenais pas ce qu’étaient tous ces bâtons plantés dans la neige. Ce n’est qu’à la fin de la descente que j’ai compris que c’étaient des arbres. Je ne savais pas qu’il y avait de la forêt autour de Khatanga. Quand j’ai compris ça, j’étais heureux. À la sortie de l’aéroport, sans aucun bagage, j’ai vu beaucoup de chiens dans la rue, et j’étais encore heureux. À ce moment-là, j’ai compris que j’étais arrivé là où je voulais vivre. » Boris a commencé par travailler dans le village de Kytia, à environ cent vingt kilomètres au sud-ouest de Khatanga. Emmené là par des gens qui l’ont aidé à survivre lors de son arrivée à Khatanga. « Là-bas il n’y avait pas beaucoup de travail : la pêche, apprendre l’élevage de rennes ou devenir chasseur professionnel. C’est ce que j’ai choisi de faire. Tu veux que je te raconte mon premier hiver dans la toundra ? » Bien sûr, Boris, que je veux. « Le 26 mai 1976, je me suis envolé avec mon partenaire et professeur, Igor Chteinman. Nous avons été déposés à côté du lac Seruta Turku. En nganassan, ça veut dire ‹le lac où la glace nage› ; parce que certaines années la glace ne disparaît jamais complètement. » « Nous avons été déposés avec des réserves pour une année, du bois pour construire une cabane et douze chiens. Je me souviens très bien de ce que nous avions parce que chaque année je devais acheter la même chose… 210 kilos de farine, 50 kilos de sucre, 100 boîtes de lait concentré, 20 kilos de beurre et une cinquantaine de boîtes d’allumettes. Mais les allumettes, c’est pas très important parce que, quand tu n’en as plus, tu peux toujours allumer le feu en jouant du violon. Et 1 000 pièges, aussi. » « En jouant du violon » ? C’est une expression qui fait référence à la façon dont les nomades dans le Nord allument le feu : un bâton (souvent un manche de vieil outil) sur lequel sont attachées des lanières de cuir permettant de le faire tourner rapidement et verticalement sur lui-même. Le frottement rapide sur une autre pièce de bois provoque un échauffement puis une étincelle.


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« Nous avons mis deux semaines à construire la cabane. Pendant ce temps, nous dormions sous la tente. Après, je suis parti pendant deux mois dans la toundra pour installer les pièges. Igor est resté à la cabane pour pêcher. » « J’avais tracé un itinéraire bien précis sur la carte, le long de la rivière. Une grande boucle de cent cinquante kilomètres. J’ai préparé des emplacements pour les pièges tous les trois cents mètres. C’est un travail qui est long. Quand le temps de la chasse est arrivé, je suis parti en traîneau à chiens pour placer les pièges. » La technique est intéressante. Boris réalisait une petite butte de terre d’environ 80 centimètres de long sur 40 de large et 60 de haut. D’un côté de la butte, le piège, accroché à une chaîne. De l’autre, de la nourriture cachée sous une pierre de 10-15 kilos. « Quand l’animal sent la nourriture, il saute sur la butte. Il voit tout de suite le piège et fait attention. Alors il se retourne pour attraper la nourriture. Mais à cause de la pierre, ce n’est pas facile, il doit se donner du mal. Pendant cette petite bataille, il oublie le piège et finit par mettre une patte dedans. Il tombe de la butte et meurt gelé. » « C’est une mort horrible pour l’animal. À chaque fois je me blâmais d’être responsable d’une telle mort et je m’injuriais. Mais je devais gagner ma vie, aussi. J’avais une petite fille d’un an et ma femme ne gagnait pas beaucoup. » « Cette première année, j’ai installé cinq cents pièges. Toutes les deux semaines, je faisais le tour avec mes chiens. Ça me prenait quatre ou cinq jours. Pendant la nuit polaire, j’attendais la pleine lune pour faire le tour. Entre deux virées, j’aidais Igor avec la pêche, je préparais les peaux, j’entretenais la cabane, réparais les filets, je faisais la cuisine pour nous et je préparais la nourriture des chiens… » « À la mi-mars, quand la saison de la chasse s’est terminée, je suis allé enlever les pièges. Quand je suis rentré au lac, j’ai trouvé la cabane froide et vide. Sur le lac j’ai vu les traces des patins d’un Antonov 2. Igor était parti. Il m’avait laissé un message :

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‹Bore, ne t’inquiète de rien. Je suis parti chercher de la nourriture à Kytia.› » « Je ne me suis pas inquiété. Mais Igor n’est jamais revenu ! Je suis resté seul jusqu’au mois d’août. C’était la première fois, au bout de six mois, que je voyais des gens ! Et je n’avais pas de radio ; seuls les meilleurs chasseurs en ont. Nous, c’était notre première saison, alors… Un hydravion est venu chercher les peaux. Je suis rentré avec lui. » « Igor, je ne l’ai revu que trois ans plus tard. À sa sortie de prison ! Quand il est rentré à Kytia, il a beaucoup bu et a menacé le directeur du sovkhoze de le descendre. » « Moi, j’ai continué à travailler six ans sur le lac. Tout seul. » Tout seul ?! « Oui, c’est plus calme… J’avais mes chiens. » C’est à ce moment-là que Boris s’est mis à écrire des poèmes. « Au bout de six ans, on m’a demandé de devenir le directeur du sovkhoze. Mais ils m’ont vite viré. Je suis un homme de principes, alors ça ne pouvait pas marcher.  – Qu’est-ce qui bloquait ? » La question fait marrer Boris. « Ma barbe, d’abord. Les chefs ne l’aimaient pas ! Les chefs de Khatanga me disaient aussi ce que je devais faire ; mais j’ai toujours pensé que je savais mieux qu’eux ce que je devais faire. Ils m’ont aussi demandé de devenir membre du parti et de travailler pour eux plus que pour les gens du sovkhoze. » « Je suis donc redevenu chasseur indépendant pendant quelques années, puis je suis rentré à Khatanga pour travailler pour le zapavednik. Je me suis toujours occupé de la surveillance du zapavednik. » En gros, le travail de Boris consistait à surveiller que les zones fermées de la réserve naturelle n’étaient pas parcourues par des braconniers. Il m’expliquait il y a deux jours comment il faisait quand il tombait sur des gens dans ces zones-là : « On discute avec eux. Si c’est la première fois, on leur explique. S’ils râlent et qu’ils n’ont pas de papiers, qu’ils foutent la merde, alors que nous sommes


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gentils avec eux, parfois on leur casse la gueule. On peut aussi leur prendre leur fusil. Si on les attrape une nouvelle fois, alors on en parle à la milice. » Il ne faut pas être choqué par ce « on leur casse la gueule ». D’abord parce que Boris est un vrai gentil, mais aussi parce que ici, dans ce Grand Nord, les choses n’ont pas du tout la même valeur que chez nous. Les rapports sont francs et directs. Pour finir Boris me confie deux proverbes. L’un touareg : « Les hommes ne trouvent leur liberté que dans le désert. » L’autre groenlandais : « Il n’y a pas de raison de se dépêcher. » Et Boris d’ajouter : « J’ai suivi ce proverbe toute ma vie. » • j 111 — Est-ce pour amortir le choc que je n’ai pas écris depuis plusieurs jours ? À Norilsk le changement d’ambiance est radical : c’est un immense centre industriel et l’une des villes les plus polluées au monde. Khatanga Norilsk avec l’inévitable Antonov 26. Une heure quarante de vol au son du doux ronronnement des hélices. Des sons que nous avons perdus, comme en train, où le bruit des roues sur les rails est un lointain souvenir. Ils avaient quelque chose de bon, ces longs voyages en compartiment ; une espèce de bazar sympathique que l’on retrouve ici dans ce genre de vol. L’enregistrement est rapide, l’avion est à deux pas de l’aérogare (si on peut l’appeler ainsi) et l’on grimpe à bord avec autant de bagages cabine que l’on veut. Nous sommes loin des discussions interminables que peut provoquer un sac de trop dans nos aéroports modernes où tout est calibré et contrôlé au millimètre. Je n’apprendrai à personne que la Russie est un pays immense. Cela devient extrêmement concret lorsque l’on vole d’une ville voisine à une autre. Khatanga est pour ainsi dire la lointaine banlieue de Norilsk. Mais ce sont huit cents kilomètres qui les séparent. Comme elles sont plantées l’une comme l’autre au milieu de nulle part, en pleine toundra, l’avion n’a pratiquement pas décrit un seul virage. Montée vers le ciel, une longue ligne droite, et descente vers Alyckel, l’aéroport de Norilsk.

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Norilsk est une ville fermée. Venant de Moscou, vous n’embarquerez pas sans les documents nécessaires délivrés par le FSB. À l’arrivée, un agent de la police monte à bord de l’avion pour contrôler les papiers de tout le monde. Pour les étrangers, une petite formalité supplémentaire oblige à aller récupérer son passeport au poste de l’aéroport. Le taxi tente de m’arnaquer. Pas de bol, je viens d’appeler Sergeï. Violente déflation sur le cours du trajet Alyckel-Norilsk qui passe de 2 000 à 800 roubles. À Norilsk, je retrouve surtout Sergeï, vieux copain du pôle Nord et fumeur invétéré de Gitanes. En 1997, Sergeï a accompagné la Française Christine Janin dans une expédition à ski au pôle Nord géographique. Soixante-trois jours d’efforts pour parcourir les mille kilomètres qui séparent le cap Arktychevskiy du Pôle. Une expédition qui fut particulièrement éprouvante en raison de conditions météorologiques et de dérive épouvantables. Christine Janin fut la première femme à atteindre le pôle Nord géographique à ski. Comme un rituel, nos premières soirées avec Sergeï se passent à écouter de la musique et à goûter quelques bouteilles de vin. Le problème étant de trouver de bonnes bouteilles pas trop chères, ce qui est quasi impossible. • j 113 — Nous pensions le printemps arrivé. Il y a trois ou quatre jours, pour le première fois depuis mon départ j’ai vu la pluie tomber. Mais en sortant cette nuit de chez Maxim’s, le bar favori de Sergeï, nous avons constaté que l’hiver s’accroche et n’a peutêtre pas dit son dernier mot. L’humeur était bonne. Le Zénith de Saint-Pétersbourg venait de mettre 2-0 aux Rangers de Glasgow. Un tout dernier but à trois secondes de la fin du match, dans les trois minutes additionnelles données par l’arbitre pour les arrêts de jeu. Souvenir d’une finale France-Italie… Dans le bar, les hourras éclatent au milieu de la nuit. Dans la rue, neige et vent ! De fortes bourrasques arrachent des toits des immeubles des gerbes de neige. C’est tout Norilsk !


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Outre ses usines, la ville est célèbre pour son vent. En hiver, cela peut facilement se transformer en cauchemar et la rue offre souvent le spectacle de nombreuses silhouettes luttant contre le vent et la neige. Nous sommes en mai et ces coups de griffes de l’hiver sont comme des sursauts d’honneur. « Je ne suis jamais loin, ne l’oubliez pas », semble-il dire. Mais on le sent fatigué par une trop longue lutte. Car l’année dernière il n’a pu s’empêcher de sortir de sa tanière dès la mi-août pour lancer sur la ville ses premiers flocons de neige. Il y a dix mois déjà ! En septembre, tout était joué, il s’installait définitivement, aidé dans son œuvre de froid et de vent par la nuit polaire qui enveloppait la ville dans ses bras noirs dès la mi-novembre. L’hiver a aussi eu quelques accès de colère. Comme au mois de janvier, où l’aéroport a dû être fermé une vingtaine de jours, laissant la ville totalement coupée du monde. Rien d’autre à faire pour les 200 000 habitants que de prendre leur mal en patience. Mais ils y sont habitués et cela fait bien longtemps qu’ils savent que la lutte est inégale. Alors on ne se formalise pas : l’aéroport est fermé ? Bien, passons à autre chose ! Un réflexe que nous, nous avons perdu de longue date. Pour faire renaître en nous le sentiment de l’existence concrète de notre environnement naturel, nous avons besoin de shoots sévères auxquels nous donnons le joli nom de « catastrophe naturelle ». Je me demande, tout d’un coup, si, selon nos standards européens, nous ne déclarerions pas Norilsk en état de catastrophe naturelle dix mois par an ?! Pour moi, le temps s’écoule lentement. J’attends les différentes autorisations nécessaires pour pénétrer les usines et les mines du Kombinat de Norilsk. L’accueil a été extrêmement sympathique et mon programme sera établi demain. • j 118 — Je ne sais pas si l’on peut jouer le « 800 » au Loto. Si oui, je le joue dès que je rentre ! Khatanga Norilsk : 800 kilomètres. La surface-le deuxième niveau de galeries de la mine d’Oktyabrskiy : 800 mètres. J’aurais aimé pouvoir écrire 800 secondes pour des-

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cendre mais malheureusement, à sept mètres par seconde, il faut moins de deux minutes pour atteindre les entrailles du Taïmyr. Ma patience a été récompensée. J’ai enfin pu descendre dans l’une des mines de Norilsk. La mine est un univers qui me fascine et c’est avec un plaisir que je dissimule mal que j’ai rejoint le site à bord d’une large et molle Volga noire. La route est toujours aussi défoncée et, de part et d’autre, la toundra apparaît en larges taches brunes. A la surface des nombreux petits lacs qui illuminent le paysage, fleurissent de magnifiques fleurs d’eau turquoises nées de la fonte des neiges. Cependant, ne vous y trompez pas, nous ne traversons pas un paysage enchanteur. Nous sommes bien à Norilsk ! Avec son univers de tuyaux, de carcasses métalliques plus ou moins anciennes. C’est un des contrastes de la région : en quelques kilomètres, on passe d’un univers de chaos à un paysage de toundra sublimissime. Mon premier contact avec la mine est plutôt agréable. Une charmante jeune femme nous accueille. Rastislav, (du département presse de Norilsk Nickel) qui m’accompagne puis nous distribue nos habits et l’équipement réglementaire : chaussettes, sous-vêtements en coton gris, veste en coton, casque, lampe frontale et un kit de survie enfermé dans une belle boîte en aluminium. Alexeï, qui va nous guider dans la mine, nous invite à nous dépêcher. Nous sommes à deux doigts de manquer l’ascenseur de dix heures. Une bonne dizaine de personnes attendent avec nous devant les portillons qui marquent l’entrée de la mine. Chacun doit y introduire une sorte de clé métallique avant d’entrer. Dorénavant, c’est un autre univers. Les couloirs, bureaux et portes en bois laissent la place aux poutrelles métalliques de l’ascenseur, les lampes sont énormes, les bruits ne sont plus feutrés mais claquent aux oreilles… L’ascenseur est là. Chacun pénètre lentement sur la large plateforme métallique. La porte roule et se ferme, l’ascenseur marque un bref sursaut et entame sa plongée. Je m’attendais à une descente vertigineuse à se faire éclater les oreilles, mais ce n’est pas le cas. Alexeï m’explique que la vitesse a été réduite il y a quelques


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années. Sept mètres par seconde au lieu de douze autrefois (25 kilomètres-heure au lieu de 43). Nous descendons dans un noir quasi complet, personne n’allume sa lampe frontale. Sept cents mètres. Ce n’est pas encore à nous. Deuxième arrêt à huit cents mètres. C’est le notre et nous sortons pour nous engouffrer dans une large galerie au bout de laquelle nous attend un minuscule petit train. Accroché au mur, entre quelques tuyaux et câbles électriques, un panneau me fait sourire : « Station passagers ». Le noir, encore. Cette fois, il ne nous quittera plus. Nous nous enfonçons dans le cœur de la mine. Désormais, les galeries ne sont plus éclairées. Je m’attendais à la foule, une sorte de folle activité. C’est tout le contraire. Très peu de monde. Nous aurons d’ailleurs du mal à trouver des mineurs en train de travailler. Alexeï se moque gentiment de moi en me disant que le temps de la pioche et de la barre à mine est révolu depuis longtemps. Je m’en doutais, mais pas à ce point… Dans les larges galeries roulent d’énormes machines : des tracteurs, des marteaux piqueurs (peut-on encore les appeler comme ça ?) d’une bonne dizaine de mètres de long, des autobus, comme ils les appellent, pour transporter les ouvriers. Quelques rares silhouettes avancent seules dans le noir parfois dessinées en ombres chinoises par les phares d’un engin de passage. Du noir, du noir, partout du noir. Dans les six cents kilomètres de galeries de la mine, l’univers se résume au cercle de lumière projeté par votre lampe frontale. Il détache des parois des galeries des milliers d’ombres : tuyaux d’aérations, armatures métalliques, câbles électriques ou d’acier… mais n’oubliez pas non plus d’éclairer vos pas. Le chemin n’est pas toujours très sûr entre les pentes raides, les immenses flaques d’eau ou de boue, les cailloux qui roulent… La température est fraîche, parfois un fort courant d’air envahit une galerie. Il ne fait chaud qu’à proximité des engins dont les moteurs dégagent chaleur et fumée.

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Le peu d’activité ne cesse de m’étonner. En quelques heures je n’aurai vu qu’une petite dizaine d’ouvriers. Je ne vais discuter avec Alexeï que dans trois jours, vendredi prochain : j’en saurai alors plus. Peut-être est-ce dû au fait qu’aujourd’hui, en fin de journée, de nouvelles galeries seront creusées à coups de dynamite ? Trop bref passage dans cette mine. Les mineurs, ici comme en France, ont le regard vrai et fier. « Quelles mines avez-vous en France ? » fut d’ailleurs la première question que l’on me posa dans les galeries. • j 125 — Décidément, l’hiver ne veut pas lâcher prise. À travers la fenêtre de la cuisine, les tristes façades des immeubles qui nous font face sont zébrées de neige et de vent. Trois petits mois d’absence ce n’est pourtant pas bien long ! N’entent-il pas les discussions qui en ville vont bon train ? La débâcle arrive ! On la dit à Dudynka dans trois jours. Il y a si peu de glace, cette année, qu’elle avance à grands pas. Ne voit-il pas les mouettes dont l’arrivée dans le ciel de Norilsk annonce aussi l’arrivée de la débacle ? –3, –6… du vent… les cours des immeubles encore chargées de neige malgré les efforts des bulldozers, les allées et venues des camions qui vont jeter ces tonnes de neige à la sortie de la ville. Hier encore, l’aéroport de Norilsk a dû fermer à cause du vent. Partout ailleurs c’est le printemps, à la télé la météo annonce des +25 dans le Sud. Tanya, la femme de Sergeï et moi, nous demandons quelle température il peut bien faire en France… Elle se reprend : il vaut mieux ne pas savoir, c’est plus facile comme ça. Cette carte chargée de soleil me donne l’impression d’être quelque part ailleurs que sur terre. Vivre à Norilsk, ce n’est plus vraiment être dans le monde. En tout cas, c’est vivre dans un autre monde. • j 126 — Je reviens, au milieu de la nuit, d’une nouvelle virée chez Maxim’s. La nuit nous a quittés depuis longtemps, le noir ne se trouve plus qu’au fond des mines ou des bars… Je vais de l’un à l’autre, d’une usine à une autre, mais rentré en fin de journée, j’avoue une sieste avant de repartir parcourir les nuits de Norilsk. Alors que j’écris ces quelques lignes, il est déjà


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presque trois heures du matin. Cela fait plusieurs jours que mes nuits sont aussi courtes : les nuits blanches imposent un autre rythme, plein de vie mais épuisant… Et je consacre les quelques moments de calme qu’il me reste à Sergeï, ce vieil et grand ami… • j 129 — Ne pas finir, tout de même, le mois de mai sans ces quelques nouvelles. Mon assiduité au clavier bat de l’aile, mon récit se transforme en une dentelle transparente… Moins facile de s’isoler, en ville, pour rassembler le fil de mes journées et écrire. Les amis des amis deviennent vite des amis, les soirées n’en finissent pas, dans un bar ou un sauna, toujours accompagné de Sergeï. Moi qui suis en France une sorte d’excité permanent, qui poursuis trois idées en même temps alors que je n’ai pas commencé à concrétiser la première, j’ai décidé d’adopter, comme le grand Boris, cet adage groenlandais : « Il n’y a pas de raison de se dépêcher. » Alors je profite. Des rues sales de Norilsk qui retrouvent un visage humain à mesure que la neige noircie par le charbon (qui remplace ici le sel que nous utilisons en France lorsque les routes sont enneigées) fond sous le soleil maintenant haut dans le ciel ; de « balades » dans le chaos qui entoure les usines, sans forcément emporter un boîtier ; des amis ; des bars ; des sourires des jolies serveuses du café branché de Norilsk. Être là, seulement là, et me laisser envahir par l’histoire de cette ville folle, par ces paysages dantesques. C’est ainsi que des sentiments auxquels on ne s’attend pas frappent aux portes de notre esprit. Je me promenais il y a quelques jours au milieu d’espaces abandonnés à la sortie de la ville. Entre l’usine de production électrique et la vieille ville d’où émergent, au milieu des fumées, quelques immenses cheminées dressées vers le ciel. Là où la ville n’a pas posé ses plaques de béton, c’est la toundra. Je marche donc dans la toundra, son herbe encore brune car tout juste livrée aux rayons du soleil ; les dernières plaques de neige se font rares maintenant. • j 135 — Paris sans Eiffel, Pise sans sa tour, la Camargue sans ses chevaux, le Gobi sans ses chameaux… il est des lieux qui ne

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s’envisagent qu’en tandem. Norilsk aussi. Norilsk et ses usines. Jamais loin, toujours à portée de regard. Inutile de tenter de leur échapper. Elles quadrillent l’espace aussi sûrement que les carreaux des cahiers d’écolier. Norilsk et ses usines, c’est plus qu’un tandem à la mode « EiffelParis ». Norilsk, c’est ses usines et le kombinat, bien plus qu’un mariage de raison déraisonnable. La ville est le corps ; les usines, les membres. À moins, peut-être, que ce ne soit l’inverse : les usines, le corps ; la ville, un membre venu se greffer dessus par nécessité. Je pénètre dans l’usine de cuivre par un sombre couloir aux parois de métal. Long boyau qui mène aux feux de l’enfer industriel. Est-ce ici le purgatoire, ou les jeux sont-ils déjà faits ? Je n’ai vu personne faire demi-tour. Mais des ombres y passent dans les deux sens. Preuve en tout cas que le maître des lieux relâche ses proies ! Casque, masque, lourde veste de sécurité en feutre. Un seul boîtier ; en effet, depuis ma première visite de la mine, j’ai décidé de ne plus travailler qu’avec mon Nikon D300. Je regrette évidemment cette infidélité à mes Leica, mais les visites sont rapides, je suis toujours accompagné de deux personnes (toujours extrêmement gentilles) ; dans ces conditions, le risque est de rentrer bredouille. Mieux vaut toujours, dans ces situations difficiles, se concentrer sur un minimum de matériel. Le masque… dans le bureau de Volodia, le chef d’équipe qui nous accompagne, j’en rigolais un peu, je le voyais déjà me gêner en me disant qu’il ferait très joli autour de mon cou. Maintenant, dans cet enchevêtrement de tuyaux et de vannes qui forme comme une sorte de tissu veineux m’obligeant à baisser la tête, regarder en haut puis en bas, à droite puis à gauche pour ne pas me cogner, je trouve le temps de mettre le masque. Oh, j’ai bien résisté dix mètres, sur cette sombre passerelle… Volodia, lui, n’a pas ce genre de coquetterie : il embouche rapidement le tuyau qui sert de respirateur aux ouvriers (bien plus pratique, car pour parler, il suffit de le retirer quelques instants). Une usine métallurgique, c’est un peu le cœur du volcan. Peut-être plutôt plein de petits


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volcans : c’est qu’il s’agit de faire fondre le socle du Taïmyr. Outre les gaz insupportables, il y a la chaleur. Et je peine à rester à certains endroits pour regarder un ouvrier travailler malgré la lourde veste en feutre. Je pense même à passer la main devant mon objectif ; drôle de retournement de situation : avec cet hiver très doux, mon matériel n’aura pas eu à subir des températures extrêmes négatives, mais bien des températures extrêmes positives ! Les portes d’un four s’ouvrent. Un éclat de lumière intense en jaillit. Les yeux habitués aux ombres de l’usine se plissent instantanément, puis c’est une vague de chaleur qui oblige à d’autres rictus. On ne porte pas le regard sur une filiale de l’enfer impunément. Vitally, un ouvrier rencontré sur une passerelle, manœuvre une longue perche cracheuse de feu. La roche en fusion n’aime pas l’état liquide que l’homme, nouveau maître des choses, veut lui imposer. Et, à chaque occasion, elle se tapit sur les bords du four pour échapper à son nouveau destin. Mais ce qu’ignorent ces frondeurs, c’est la détermination des hommes et, quelques instants plus tard, la flamme bleue et sifflante de Vitally renverse leurs espoirs en les délogeant des lèvres du four. Du haut de cette passerelle, je peux admirer la longue enfilade des fours principaux. Trois cents, quatre cents mètres de long, je ne sais pas exactement. C’est immense, gigantesque. Il faudrait bien escalader une soixantaine de mètres pour enfin toucher les cieux de cette usine qui, malheureusement, n’ont pas été mangés par la rouille ; des raies de lumières divines descendraient alors vers les abysses. Un rêve de photographe. Peut-être le peintre estil, finalement, un homme plus heureux que le photographe ? Lui, au moins, pose sur sa toile sa propre réalité et, peut-être, le soir, accoudé au bar un verre à la main, nourrit-il moins de frustration. Sous chaque four une mer de lave. Des mers intérieures, protégées du monde par d’épaisses parois. Quelques trappes permettent de jeter son regard dans cet enfer de feu. De l’orange au jaune puissant, presque blanc à force d’un trop-plein de chaleur… C’est beau et fascinant à la fois. La tentation de s’approcher encore

un peu, ce que m’empêche de faire une main ferme et attentive qui m’enserre le bras. Après une descente dans ses entrailles, je plonge mon regard dans ce qui doit être le noyau de la terre. Cette mer de cuivre fondu se déverse ensuite dans des moules. Un large barillet tourne sans cesse. D’un côté la langue rougeoyante du métal en fusion, de l’autre les bouillonnements de l’eau qui se déverse sur les plaques et s’évapore en une fraction de seconde. Puis, telle la lave de la Fournaise qui se jette parfois dans la mer, les plaques que l’on croit transparentes à force d’être parées d’un jaune vif flamboyant sont plongées dans des bassins. Après quelques instants de lutte, l’eau retrouve son calme. Aujourd’hui encore, le feu a dû renoncer et déposer les armes.

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• Norilsk. Mai 2008.

• Usine de cuivre de Norilsk. Mai 2008.

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• Mine d’Oktyabrskiy. Nikolaï Alexsandrovitch Abramkin. Mécanicien. Mai 2008.

• Mécanique. Mine d’Oktyabrskiy. Norilsk. Mai 2008.

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• Usine de cuivre. Norilsk. Mai 2008.

• Usine de cuivre. Norilsk. Mai 2008.

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• Usine de cuivre. Norilsk. Mai 2008.

• Usine de cuivre. Norilsk. Mai 2008.

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• Usine de cuivre. Norilsk. Mai 2008.

• Usine de cuivre. Norilsk. Mai 2008.

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• Vers l’usine de cuivre. Norilsk. Mai 2008.

• Anastasia Kornatenko et Tamara Tsiluiko. Usine de cuivre. Norilsk. Mai 2008.

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• Usine de cuivre. Norilsk. Mai 2008.

• Usine de cuivre. Norilsk. Mai 2008.

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• Les frères Sasha et Yuri Gusar à moins 800 mètres sous terre. Mine d’Oktyabrskiy. Mai 2008.

• Mine d’Oktyabrskiy. Norilsk. Mai 2008.

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• Atelier de la mine d’Oktyabrskiy. Norilsk. Mai 2008.

• Dans l’ascenseur de la mine d’Oktyabrskiy. Norilsk. Mai 2008.

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• j 212 — C’est un texte que j’aurais dû écrire depuis de longues semaines. À moitié écrit dans ma tête, plusieurs fois commencé puis effacé. Remis à demain, puis encore à après-demain. C’est un mot de fin, celui qui conclut une longue aventure, commencée il y a plusieurs années. Ne pas l’écrire était sans doute une façon de laisser cette histoire vivre encore un peu. Comme un livre que l’on ne veut pas finir et qu’on laisse traîner sur une table, tenu ouvert par un vieux caillou fétiche, par exemple. Mais voilà, je ne vais pas repartir en Russie et je sais combien de personnes se demandent : « Que se passe-t-il ? » Contrairement à ce que j’avais prévu et annoncé, j’ai décidé de renoncer à repartir en Tchoukotka : nous ne verrons pas les baleines ensemble cet été. Deux raisons principales m’ont poussé à ce choix raisonnable : des difficultés de budget, avec l’impérieuse nécessité de financer mon quotidien jusqu’aux prochains projets, et la nécessité de les préparer dès maintenant. Je garde de ces mois passés dans l’Arctique russe le souvenir de ces si nombreuses rencontres, d’immenses moments de paix et de plénitude, de grands moments de déprime, tout aussi fondateurs. Je garde la découverte de l’écriture et de la rencontre avec les lecteurs fidèles de Libération. J’ai toujours aimé écrire. Déjà, enfant, je passais toutes mes vacances d’été à noircir un ou plusieurs carnets. Pour la première fois, j’ai eu l’occasion d’écrire pour d’autres et ce fut un grand plaisir. Je sors de cette expérience en réalisant que la photo et l’écriture occupent une place égale dans ma vie. Ces quelques mois m’auront fait avancer personnellement. Et si cette expérience peut profiter à d’autres alors tant mieux ! J’en serais heureux, sans prétention. Je voudrais enfin conclure par une incitation. À tous ceux qui ont des idées, des envies ou des rêves, je ne voudrais dire qu’une seule chose : Poursuivez-les ! Poursuivez-les ! Poursuivez-les ! Poursuivez-les ! Voilà donc la fin du chemin, le temps de rembobiner le dernier film. Il y en aura d’autres…


• Région Sentinelles

Cercle Polaire

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HOMMAGE À OSCAR Les tirages de ce cahier noir et blanc ont été réalisé par Milomir Kovacevi



• Grandir. Malgré tout. Région autonome Nenets. Février 2008.

• Nikolaï Dimitrievitch Antonov, 75 ans, Dolgane. Novorybnoye. Péninsule de Taïmyr. Mai 2008.

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• Pêche sur le lac Soroga, Région autonome Nenets. Février 2008.

• Couple Dolgane. Novorybnoye. Péninsule de Taïmyr. Mai 2008.

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• Salekhard. Péninsule de Yamal. Avril 2008.

• Fabrication d’un traîneau. Péninsule de Yamal, mars 2008.

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• Vers le ciel. Région autonome Nenets. Février 2008.

• Vers le nord. Péninsule de Taïmyr. Avril 2008.

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• Galina Penkovna se prépare au départ. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Derniers instants avant le départ. Région autonome Nenets. Février 2008.

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• Transhumance. Région autonome Nenets. Février 2008.

• Lac Soroga. Région autonome Nenets. Février 2008.

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• Yeko Khudi, Yura Seratetto, Misha Khudi. Éleveurs de rennes Nenets. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Retour de l’école. Novorybnoye. Péninsule de Taïmyr. Mai 2008.

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• Peaux de renne chargées sur un traîneau. Région autonome Nenets. Février 2008.

• L’attente du troupeau. Région autonome Nenets. Février 2008.

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• Igor Antonov devant son balok. Péninsule de Taïmyr. Mai 2008.

• Novorybnoye. Péninsule de Taïmyr. Mai 2008.

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• Sergeï Sobolev dans la tempête. Région autonome Nenets. Février 2008.

• Nar Yan Mar. Région autonome Nenets. Février 2008.

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• Jeune éleveur Nenets. Péninsule de Yamal, mars 2008.

• Novorybnoye. Péninsule de Taïmyr. Mai 2008.

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• Le soir. Retour à la brigade. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• TEC-1, l’usine électrique de Norilsk. Mai 2008.

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• Démontage du tchoum. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Norilsk. Péninsule de Taïmyr. Mai 2008.

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• Novorybnoye. Péninsule de Taïmyr. Mai 2008.

• La famille Antonov dans son balok. Péninsule de Taïmyr. Mai 2008.

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• Galina Penkovna avec ses rennes. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

• Le repos. Péninsule de Yamal. Mars 2008.

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• À la recherche de bois pour les traîneaux. Région autonome Nenets. Février 2008.

• Camp d’hiver, en lisière de la taïga. Région autonome Nenets. Février 2008.

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• Nar Yan Mar. Région autonome Nenets. Février 2008.

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Entretien Merci à Vincent Rondreux de m’avoir épaulé pour cet entretien.

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ET MAINTENANT ? Quelques semaines après mon retour en France, je suis invité à participer à une conférence sur le changement climatique et la perte de biodiversité à travers l’Outre-Mer européen sur l’île de la Réunion. Une trajectoire étonnante et passionnante : en matière de climat les frontières n’existent pas. Je rencontre à cette occasion Jacques Arnould. Dominicain, philosophe, historien des sciences et théologien il est chargé de mission sur les questions éthiques au Centre National d’Etudes Spatiales (CNES). Face à ce Dominicain qui nous parle d’espace, je me souviens avoir eu plusieurs fois le sentiment, en pleine toundra, que les maux dont souffre notre société touchent à des notions proches des pêchés capitaux : la paresse, l’orgueil, la gourmandise… Une sensation étrange pour l’athée que je suis. Je ne peux m’empêcher d’en faire part à Jacques Arnould et à ma grande surprise le dialogue s’installe rapidement. Sur mes questions simples et concrètes nées de mon expérience personnelle il engage une réflexion historique et spirituelle. À l’occasion de la publication de ce livre j’ai souhaité poursuivre ce dialogue.

Nicolas Mingasson : Je suis retourné dans l’Arctique à la rencontre de « peuples du peu ou du rien », de populations sans cesse confrontées à des limites. Limites des ressources disponibles, limites imposées par leur environnement extrême. Mais en vivant avec eux, ce n’est pas ce qui m’a frappé le plus. Le choc a été le contraste entre le lien si fort qui les unis à leur terre et notre rupture totale d’avec la nature… C’est tout bonnement incroyable que nous en soyons arrivés là ! Jacques Arnould : On peut d’abord se demander si cela n’est pas, tout simplement, un processus naturel qui nous a conduit là où nous sommes. Si on ne peut pas comparer l’évolution de l’Humanité au développement individuel de chaque être humain. A sa naissance le bébé fusionne totalement avec sa mère. Son environnement et lui ne font qu’un. Mais à mesure qu’il grandit, qu’il acquiert une autonomie il peut se détacher, s’affirmer, dominer sa mère. Ce qu’il fera de ce « pouvoir » dépend de beaucoup de choses… chacun gère différemment sa vie. Ce n’est souvent que bien plus tard, devenu adulte et face à la


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décrépitude de ceux qui lui ont donné la vie, qu’il prend conscience de ses responsabilités vis-à-vis d’eux. L’Humanité a suivi un processus assez proche. Un processus long et lent qui, selon moi, ne s’est accéléré que très récemment. Je situerais la rupture qui nous a conduit à la situation actuelle au 17e siècle. En 1637, dans son Discours de la méthode Descartes promeut une nouvelle conception de la science et des techniques apte à nous rendre « comme maître et possesseur de la nature ». Pour moi c’est un tournant. Qui nous a sans doute conduit à beaucoup d’excès dont nous prenons conscience aujourd’hui. Mais pour autant, il ne faut pas oublier ce que la science nous a apporté : cette capacité d’agir sur notre environnement, sur la matière, sur l’énergie. C’est une chose extraordinaire. On ne va quand même pas mettre tout ça à la poubelle. NM : Ce qui me frappe, dans notre société, c’est cette foi sans limite en la science, une science capable de nous apporter les solutions aux problèmes environnementaux face auxquels nous buttons aujourd’hui. Dans la toundra, avant de croire à quelque chose qui peut arriver, on

croit en ses propres capacités… J’ai tendance à penser que cette attitude est une forme de paresse. C’est finalement peut-être plus compliqué ce cela. JA : C’est vrai ! Nous aimons les miracles. Je crois que la vision que le public a de la science est très étriquée ou fausse. Une vision sans doute un peu entretenue par les médias qui présentent la science comme apporteuse de solutions plus que de questionnements. Or les scientifiques n’ont pas les certitudes qu’aiment les médias et le public. Et il est aussi faux de croire que les questionnements des scientifiques ne sont que techniques. Au contraire, la science est un lieu où l’esprit et le spirituel sont hautement présents. Parlant de la science on ne peut pas ne pas se poser la question de l’utilité de certaines avancées scientifiques ou techniques. Les mettre face à nos valeurs en tout cas. Qu’est-ce qui compte ? Notre façon d’aborder l’existence ou intégrer coute que coute les avancées scientifiques et techniques à notre vie ? Mais peut-être le plus inquiétant est-il ailleurs. Et si cette foi en la science masquait notre incapacité à regarder la situation en face ? Si nous avions renoncé à imaginer devoir prendre les

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choses en main, individuellement et collectivement ? Si nous n’étions pas prêts à côtoyer le drame qui s’annonce ? Les peuples « du peu » dont vous parlez sont avant tout nomades. Parce qu’ils sont en mouvement, parce que le mouvement conditionne leur vie, ils envisagent le risque comme une chose naturelle vers laquelle ils n’ont pas peur d’aller. Ils font face. C’est sans doute une grande leçon que nous avons à apprendre d’eux ! Retrouver ou acquérir un peu de leur esprit nomade. NM : Mais qu’est-ce qui prime finalement : le fait d’être nomade ou de vivre dans un environnement extrême aux ressources limitées ? Quelle différence entre un nomade qui dispose de deux cents litres d’essence pour sa grande transhumance d’été et un météorologue qui doit vivre un an en autonomie dans une base perdue au milieu de l’océan arctique ? JA : C’est une bonne question. Et c’est vrai que la question des ressources est primordiale et qu’elle se rattache à notre situation actuelle. Le nomade plus que tous sait gérer le peu. C’est bien pour ça que vous les appelez « les peuples du peu ». J’aime cette formule. Mais ils ne

sont pas les seuls dans cette situation. D’ailleurs, jusqu’à une époque récente la question des ressources alimentaires comme énergétiques était capitale y compris pour les peuples sédentaires. Combien de grandes famines ont endeuillé l’histoire humaine ? On observe en tout cas, dans la longue aventure humaine, que l’Homme est régulièrement passé du statut de nomade à celui de sédentaire. Des peuples nomades se sédentarisent puis nomadisent de nouveau lorsque les ressources localement disponibles deviennent trop rares. Et ainsi de suite… J’ai le sentiment que nous vivons ce schéma toujours profondément ancré en nous. Regardez comment nous gérons les ressources énergétiques ! Nous passons d’un site d’extraction à un autre comme s’ils étaient infinis. Or, cette fois, nous n’avons nulle part où aller ! Tous les territoires ont été explorés. Pour la première fois nous allons devoir envisager les choses autrement. Pour la première fois nous allons devoir gérer l’espace et le temps. C’est la première fois dans son histoire que l’Homme touche aux limites de son environnement. Nous n’avons nulle part ou aller ! L’aventure humaine a


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lieu sur Terre. Nous n’irons pas conquérir l’espace ; pour moi c’est un pur fantasme. NM : Gérer le temps et l’espace est une chose qu’ils savent remarquablement bien faire… Même si les contraintes du temps (l’hiver polaire, par exemple) et de l’espace (la position d’un fleuve, un dégel précoce) sont immenses. Et pourtant ils se sentent (et ils sont) des hommes libres. Pour moi ce sentiment de liberté vient de ce qu’ils connaissent et surtout qu’ils acceptent les limites de leur environnement. JA : C’est vrai l’analogie « nomade égal homme libre » est fausse. Ou partiellement fausse en tout cas. Les contraintes qui s’imposent à lui sont multiples et bien plus fortes que celles que nous vivons tous les jours. D’une certaine manière ils dominent totalement leur territoire : ils en connaissent parfaitement les contours et les limites. Mais en même temps leur environnement s’impose totalement à eux, ils sont confrontés à des limites comme nous ne le sommes jamais. NM : C’est quelque chose que je ressens quand je suis dans ces territoires supposés inhumains. Nul par ailleurs je ne me sens être un homme plus libre mal-

gré les contraintes maximales de l’environnement. Mais ça n’est pas venu d’un coup ! JA : Comment s’évade t-on dans ces situations aussi extrêmes, aussi contraintes ? Une question m’intéresse, mais je ne suis malheureusement pas un spécialiste : quel imaginaire ces peuples développent-ils ? Quels sont leurs espaces de rêves ? Disant cela je pense aussi que notre société ne nous laisse pas cette liberté de rêver, de nous évader vers de grandes steppes imaginaires et spirituelles. C’est peut-être aussi une des contraintes majeures de notre société. Pourquoi cela ? Pour de multiples raisons, sans doute, mais aussi peut-être tout simplement parce que nous n’en n’avons pas le temps. NM : Cela me fait penser à une rencontre avec des lecteurs à La Défense. Un cadre me demandait « quoi faire, comment faire ». Je me souviens lui avoir répondu que savoir prendre son temps est déjà un début de solution. S’asseoir cinq minutes sur un banc public le soir après une journée de boulot plutôt que de s’engouffrer dans le métro sans réfléchir. Je crois que ces cinq minutes que l’on se donne (ou pas) peuvent changer beaucoup de choses.

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JA : C’est tout à fait ça ! NM : J’ai écris un jour dans mon journal : En tentant de trouver le sommeil hier soir je voyais l’image du dernier homme vivant sur terre, assis désolé sur un rocher face à l’océan et se disant : « si j’avais su ! ». Et pourtant il savait… Je n’arrive pas moimême à prendre position par rapport à ce que j’ai écris ! Est-ce ce vers quoi nous allons ? Est-ce exagéré ? D’un jour à l’autre je n’en pense pas la même chose… JA : Une chose est certaine : les milieux scientifiques ne sont pas optimistes. Du tout. Je crois que nous pouvons commencer à nous demander si l’Homme n’a pas raté son aventure. Ce qui est singulier dans ce qui nous arrive c’est que rien ne s’est jamais produit à une telle échelle. Pour la première fois c’est l’Humanité toute entière qui est menacée. Nous ne pouvons pas regarder en arrière et dire : d’accord, la situation est critique mais enfin, ce n’est pas la première fois que des civilisations disparaissent. Cette fois c’est différent. Qu’est-ce qu’a représentée, à l’échelle humaine, la disparition de l’île de Pâques ? Pas grand chose, finalement ! Ce qui est singulier, aussi, c’est que pour la première fois nous savons ce qui nous arrive. Vous

avez raison de dire que les derniers hommes vivants sur terre diront : Et pourtant nous savions. Nous avons toutes les cartes en mains, le jeu est clair, il n’y a pas de bluff. Nous savons où nous allons, nous savons pourquoi nous y allons et nous savons quoi faire pour l’éviter. NM : Vous vous rendez compte que vous êtes en train de parler de la disparition de l’Humanité. Sans verser dans le politiquement correct, dans le positif à tout prix, a t-on le droit de dire les choses ainsi ? JA : J’ai fait la remarque que vous me faites il y a quelques années à un collègue qui me disait : De toutes façons nous sommes foutus ! Cette discussion m’avait pas mal secoué et j’y ai beaucoup repensé. J’en suis arrivé à la conclusion que la réponse à apporter à cette question dépend en grande partie des espoirs que l’on place en l’Homme. Ici je crois profondément que notre capacité à imaginer une porte de sortie est immense. Ne sommes nous pas le seul animal sur terre à être doué d’imagination ? Cette capacité unique a déjà permis à l’Humanité de se sortir de mauvais pas. Laissonsnous cette chance ! NM : Nous serions donc assis à notre propre chevet ?


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JA : Peut-être, peut-être pas ! Les scientifiques le disent : tout dépendra des quelques décennies à venir. Mais honnêtement, je crois que nous avons des raisons d’être pessimistes. En tout cas, ce que je crois, c’est que s’ouvre devant nous une période d’incertitude dont nous devrions profiter pour nous poser la question de ce qu’est l’Humanité au sens de « qu’est-ce que c’est qu’être un Homme » ? Nous avons tous expérimentés les derniers instants de vie d’un être cher durant lesquels nous voudrions que le temps ralentisse pour avoir le temps de lui dire tout ce que nous n’avons pas su ou pu lui dire. Je crois que nous sommes un peu dans cette situation aujourd’hui. Quand je disais que nous devons apprendre à gérer le temps c’est à ce temps là que je pensais. Ce travail sur nous même pourrait être notre legs à ceux qui s’en sortiront. Un legs spirituel qui fasse la somme du meilleur de nous mêmes. Je dis spirituel au sens le plus large possible. Une spiritualité qui ne soit pas forcément lié à une confession religieuse mais plutôt une sorte d’athéisme paisible. NM : Vous êtes manifestement pessimiste mais vous nous laissez malgré tout une chance de trouver une porte de sortie…

Jacques Arnould, né en 1961, est dominicain et enseignant à l’Institut Catholique de Paris. Ingénieur agronome, docteur en histoire des sciences et en théologie, il s’intéresse aux relations entre sciences, cultures et religions, avec un intérêt particulier pour deux thèmes : celui du vivant et de son évolution, celui de l’espace et de sa conquête. Au premier, il a consacré plusieurs ouvrages et articles d’histoire ou de théologie. Sur le second, il travaille comme chargé de mission au Centre National d’Études Spatiales, sur la dimension éthique, sociale et culturelle des activités spatiales.

JA : Trouver ou imaginer ? Ce n’est pas la même chose ! Peutêtre que ce qui sauvera l’Humanité sera notre capacité à laisser libre cours à notre imagination. Nous avons fait le tour des espaces terrestres disponibles mais sûrement pas ceux de notre imagination. Cela ne sera pas suffisant, bien sûr. Nous allons aussi faire face à une vraie difficulté : reprendre conscience des contraintes naturelles. Cela va demander des sacrifices individuels et collectifs auxquels nos sociétés ne sont absolument pas préparées. Et ce n’est le système politico-médiatique dans lequel nous vivons qui va nous y préparer ! Les discours trop alarmistes sont presque systématiquement exclus. Chacun apportera la conclusion qui lui conviendra à ce bref échange avec Jacques Arnould. En ce qui me concerne, j’en conclus que peut-être le vrai défi qui se présente n’est pas technique ou politique. Le vrai défi c’est nous ! Allons-nous profiter de la situation difficile dans laquelle nous sommes pour nous hisser à un niveau supérieur de conscience digne de la responsabilité qui est la notre ? Allonsnous faire le choix du meilleur de nous-même ?

Jacques ARNOULD a publié les ouvrages suivants :

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Les Créationnistes, Cerf, 1996. Darwin, Teilhard de Chardin et Cie, DDB, 1996. Les Avatars du gène (en collaboration avec Pierre-Henri Gouyon et Jean-Pierre Henry), Belin, 1997. La Théologie après Darwin, Cerf, 1998. Le Parfum et les Larmes (en collaboration avec Lucienne Rousseau), Editions de l’Atelier, 1999. Dieu, le singe et le big bang, Cerf, 2000. La Dispute sur le vivant (en collaboration avec Jean-Didier Vincent), DDB, 2000. L’Église et l’histoire de la nature, Cerf/Jaca, 2000. Accueillir la différence, Editions de l’Atelier, 2001. La Seconde Chance d’Icare. Pour une éthique de l’Espace, Cerf, 2001. Chevaucheur des Nuées (en collaboration avec Jean-Pierre Haigneré), Solar, 2001. Quelques pas dans l’univers de Pierre Teilhard de Chardin, Aubin, 2002. Les Moustaches du diable. Lorsque la foi se frotte à la science, mais aussi à l’astrologie, aux miracles, aux expériences de mort imminente, Cerf, 2003. La Lune dans le bénitier. Conquête spatiale et théologie, Cerf (à paraître à l’automne 2004).


Nicolas Mingasson a toujours placé l’être humain au cœur de sa démarche photographique. Ce sont avant tout les hommes confrontés à des situations extrêmes qui ont motivé ses envies de rencontres. Depuis ces dix dernières années, il a consacré sa vie et son énergie à l’Arctique. Comme logisticien ultra spécialisé tout d’abord. Période durant laquelle il organise de nombreuses expéditions, dont plusieurs premières mondiales. Puis comme photographe. Aujourd’hui Nicolas Mingasson poursuit son travail sur l’Arctique en créant l’Observatoire Photographique de l’Arctique dont l’objectif est de documenter photographiquement ces régions sentinelles tout en sensibilisant le grand public.

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Remerciements 2 5 2

Un grand merci aux personnalités qui ont accepté de parrainer ce projet : le Docteur Jean-Louis Etienne, Jean Jouzel, Erik Orsenna, Sebastao Salgado, Paul Vergès. ¶ Merci à Alexandre Brachet pour son enthousiasme immédiat et à tout son équipe d’UPIAN pour leur talent toujours souriant et plus particulièrement Sébastien Brothier et Eric Drier, Nicolas Menet et Pauline Schleimer pour le magnifique blog que vous avez réalisé. ¶ Merci à l’engagement du journal Libération et l’implication personnelle de Mina Rouabah, Ludovic Blecher et Alexandra Schwarzbrod. ¶ Un très grand et très particulier merci à Marie-Dominique Arrighi qui, jour après jour, à non seulement fait vivre le blog en assurant les mises à jour, mais qui m’a surtout été d’un grand soutien moral. ¶ Un merci tout particulier à Younous Omarjee, sans qui ce voyage n’aurait sans doute pas eu lieu, à Milomir Kovacevic pour ses magnifiques tirages et ses innombrables conseils, à Marie Vareon pour ses nombreux contacts et maquettes. ¶ Merci à Sergeï Ginzburg, Pasha Selezniev, Sergeï Ogorodnikov pour leur amitié et leur investissement dans ce projet. ¶ Merci à toutes et tous ceux, qui d’une manière ou d’une autre, à une époque ou une autre, m’ont soutenu ou conduit à réaliser ce projet : Marie-Christine Baladi, Pierre-Etienne Bisch, Andrei Boltunov, Françoise Blind, Philippe Cabaret, Michel Cabellic, Adeline Castillon, Bernard Charlet. Jean-François Collin, Bernard Derenne (Chambre avec Vues), Thierry Gauthé, Alain Gautier, Michel Guerin, Philippe Holley, Annick Jeantet, Xavier Juredieu, Alexeï Kniznikov, Joelle Robert-Lamblin (CNRS), Anne de Loisy, Christophe Maunoury, Jean et Marie-Catherine Mingasson, Arnaud et Erik Mingasson, Vladimir Moshkalo (IUCN), Brigitte Ollier (Libération), JeanPhilippe Palasi (IUCN), Xavier Renaud, Vassily Spiridonov (WWF Moscou), Laura Stioui, Virginie Vaté, Agnès Voltz (Chambre avec Vues), Dominique Voynet, Konstantin Zgurovsky, Rastislav Zolotarov, Phine Weeke. ¶ Merci à mes chers parents pour leur indéfectible et perpétuel soutien. ¶ Merci aux souscripteurs. ¶ Merci à Jean di Sciullo.

Partenaire principal

Partenaires techniques et fournisseurs

Partenaires institutionels

Partenaire média

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Merci à celles et ceux qui ont cru à ce projet : Raymond-Max Aubert, Dominique Heron, Ghislaine Hierso, Louis de la Roncière (Veolia Environnement). Gérard Jugie (Institut Paul Emile Victor). Paul Rechter (Ministère de la Culture). Stéphanie Dugas et Thomas Maquaire (Nikon France). Anne-Laure Vaquette et Eric Lecomte (Kodak France). Catherine Gautier et Chantal Lagarde (Gitzo et Bogen Imaging). Wilfrid Estrems (Abylon). Christian Strohl (Lestra Sport). Catherine Brandenberger et Laura Moufatis (Energizer). Hubert Diez et Eric Luvisutto (CNES).


Cette édition originale a été imprimée à deux mille cinq cents exemplaires dont les tirages de tête suivants :

Les photos couleurs ont été réalisées avec un nikon D 300 et les photos noir et blanc un Leica M6 et le film kodak Tri-X

- Tirage Collector : 2500 exemplaires accompagnés de tirages de collection ex-libris numérotés édités sur papier d’art et portant le tampon de l’auteur et de l’éditeur.

Le design graphique de la collection a été établi par l’Atelier de création Années Lumière. www.anneeslumiere.fr

- Tirage bibliophilie : 30 exemplaires accompagnés de tirages de collection argentiques numérotés de TB 01 à TB 30 et signés par l’auteur. En vente sur le site internet de l’éditeur, section Bibliophilie : www.editionsjeandisciullo.com - Tirage d’artiste : 20 exemplaires hors-commerce accompagnés de tirages de collection argentiques numérotés de TA 01 à TA 20 et signé par l’auteur. Les typographies utilisées sont - Pour la quatrième de couverture le Minimum Noir pour le titre et le Gararond pour le texte en hommage irrévérencieux au Garamond. Ces caractères ont été dessinés par Pierre di Sciullo en 1990 et en 1994 www.quiresiste.com - Pour l’intérieur : La Garamond Premier Pro Le papier d’art utilisé pour le tirage collector est le Gardapatt Kiara en 250g

Direction d’ouvrage : Jean di Sciullo Direction artistique : Vincent Gebel et Laétitia Lafond Conception graphique du livre et Illustration 4e de couverture : Vincent Gebel Responsable éditorial : Florent Michel Responsable éditorial adjointe : Laure Pétrissans Coordinatrice éditoriale : Caroline Lutz/Années Lumière Imprimé et relié en Italie sur les presses de Grafiche Flaminia Fabrication et gravure : Ex-Fabrica Diffusion : CED Distribution : Les Belles Lettres Dépôt légal : 2ème semestre 2009 ISBN : 978-2-36000-000-5 Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite même partielle ou transférée par tout moyen, électronique ou manuel, incluant la photocopie, l’enregistrement ou tout autre sauvegarde et système de récupération, sans permission écrite de l’éditeur. © Éditions Jean di Sciullo 24 rue Saint Antoine 75004 Paris 01 43 55 48 48 www.editionsjeandisciullo.com



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