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Corps d’élite. Je t’aime moi non plus
nHors piste CORPS D’ÉLITE Je t’aime, moi non plus
Soumis à l’exigence du haut niveau, les skieurs sont au pas de course toute l’année. Comment la mécanique des corps s’enclenche-t-elle ? Enquête.
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“Pour être un grand champion, il faut tenir toute la saison. » Vraie dans la plupart des sports, cette remarque d’Édouard Carnet fait particulièrement sens en ski. Mois après mois, le préparateur physique des équipes de France de ski nordique œuvre avec les athlètes à l’affûtage des corps. Dans le job à temps plein qu’est la vie d’athlète professionnel, la machine est constamment sollicitée et les récupérations comptées. « En vacances, je ne fais rien, raconte Lucas Chanavat. Mais c’est rare. Deux semaines au printemps, une semaine en septembre ». Comment tenir dans la durée? Être performant saison après saison?
La forme, une obsession? « J’essaye de ne pas leur demander sans arrêt comment ils se sentent ». Alexandre Rousselet, coach des distanceurs au sein de l’équipe de France de ski de fond, sait que les athlètes « y pensent déjà tout le temps ». Alors il regarde « la tête qu’ils ont » ou observe
« leur façon de skier ». Il lui faut surtout éviter que le sujet ne tourne à l’obsession, dans un cercle infernal et infini. « Ce qui fait la marque des grands, c’est de savoir se concentrer sur ce qui va arriver et pas sur ce qui s’est passé ». Traduction? Le lâcher-prise. Ils le répètent tous. Ils doivent apprendre à s’écouter, mais aussi à s’oublier. Lucas Chanavat précise qu’en dehors « des hautes intensités, les signaux ne sont pas forcément révélateurs ». « Ce n’est pas parce que tu as mal aux jambes dans les escaliers que tu n’es pas en forme. De la même manière, tu peux avoir de super sensations à l’échauffement et ne pas être bien en course. Ou l’inverse », explique le Bornandin. Pour autant, le « petit check-up du réveil » [dixit Caroline Colombo] semble être automatique et la sensation de n’être pas en forme pèse sur les athlètes. C’est le cas de Martin Perrillat-Bottonet, éprouvé par sa première préparation avec l’équipe de France A de biathlon, cet été, et dont le but, à quelques semaines des premières courses, est de retrouver la forme. Est-ce une source de
Émilien Jacquelin lors du stage de l’équipe de France à Font-Romeu.
b AUGUSTIN AUTHAMAYOU stress? « Vous ne pouvez pas vous imaginer. C’est angoissant, parce que j’ai fait mon travail. Et que je ne sais pas quand la forme va revenir », confie-t-il. Caroline Colombo, biathlète de l’équipe de France A féminine, abonde: « Il est difficile de ne plus penser à son corps, de réussir à lâcher prise sans culpabiliser ». Surtout quand l’enjeu est de tenir sur toute une saison et qu’à chaque période de l’année correspondent des sensations.
Passer l’hiver De retour à la compétition après avoir donné naissance à une petite fille, Anaïs Chevalier n’a pas de repère en compétition pour le début de saison. Satisfaite de sa préparation (elle a remporté les deux courses du rendez-vous d’Arçon en octobre), prête à en découdre, avec de gros objectifs, elle concède ne pas connaître son niveau par rapport au contingent international. « Je ne sais pas me situer. Moi, aujourd’hui, je me sens bien, en forme. Mais j’ignore ce que cela vaut. Ce qui est sûr c’est que je ne retourne pas en coupe du monde pour faire des milieux ou des bas de classement, mais pour performer », prévient-elle. Son expérience du plus haut niveau, avec cinq saisons en coupe du monde au compteur, l’aidera à s’adapter. Mais Anaïs Chevalier, jeune mère, est encore dans l’inconnu. Édouard Carnet témoigne de la spécificité des sports nordiques. Il décrit « des hivers longs, nerveusement éprouvants pour les athlètes, qui leur demandent de faire beaucoup d’heures pendant l’été ». Pendant les mois de compétitions, les sportifs jonglent entre les journées de voyage, de récupération et de courses. Leur emploi du temps ramassé ne leur permet plus de s’entraîner autant. « Ce sont les heures d’entraînement à basse intensité qui nous permettent de nous régénérer, explique Émilien Jac- •••
Caroline Colombo, membre de l’équipe de France de biathlon n°34 | nordic MAGAZINE | 49 IL EST DIFFICILE DE NE PLUS PENSER À SON CORPS, DE RÉUSSIR À LÂCHER PRISE SANS CULPABILISER.‘‘ N°34 | nordic MAGAZINE | 49
quelin, membre de l’équipe de France masculine de biathlon. Puisque notre corps a une mémoire, on la travaille pendant les six-sept mois de préparation ». Édouard Carnet est très clair: « la fatigue leur permet de tenir sur le temps long. La performance passe par cette fatigue ». Quand vient l’hiver, les skieurs doivent ensuite se préserver. « Je fais attention à perdre le moins d’énergie possible, raconte Jules Lapierre. Pour farter les skis, pour les tester avec le technicien... j’essaie d’être le plus efficace et d’aller à l’économie de tout. »
Un suivi important et personnalisé Pour tenir la durée, les corps des skieurs bénéficient d’un suivi important, de plus en plus précis et adapté à chacun. « Aujourd’hui tous font de la muscula-
Retour à la compétition pour Anaïs Chevalier qui vient d’être maman.
b MANZONI/NORDICFOCUS
Je me sens en forme. Mais je ne sais ‘‘Anaïs Chevalier
pas ce que cela vaut.
tion, suivent des programmes très spécifiques. Ceux qui étaient avant moi allaient couper du bois ou montaient une maison et devenaient musclés et bons en ski de fond », se souvient Alexandre Rousselet, membre de l’équipe de France avant d’en devenir l’un des entraîneurs. « Maintenant, si on leur fait faire ça, ils ont des tendinites et des ampoules partout », resitue-t-il. « On a de nombreux tests de fatigue, qui nous aident beaucoup, dévoile Caroline Colombo. Ce sont des études sur la variabilité cardiaque. Nos entraîneurs sont formés à les analyser. » Le coach confirme que chez les fon- •••
Martin Perrillat-Bottonet a été surpris par l‘exigence physique que réclamait sa place en équipe de France A de biathlon.
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Jules Lapierre lors d’un sprint à Toblach, en décembre 2018.
b MODICA/NORDICFOCUS
Pour Lucas Chanavat, « ce n’est pas parce que tu as mal aux jambes dans les escaliers que tu n’es pas en forme. »
deurs, chaque année, le staff essaie « de développer des nouveaux systèmes pour étudier leur fatigue et pour développer leur puissance. On est focalisé là-dessus, sur la performance ». Il conçoit ensuite une préparation adaptée, en plus des heures passées ensemble, en équipe, pendant les stages intensifs d’été. Martin Perrillat-Bottonet ne se souvient pas « avoir été aussi courbatu » qu’avec les A. « Avant je ne connaissais pas ça. Mais cet été, ce n’était pas facile de partir en séance de 2h30, le matin, avec les courbatures de la veille dans l’organisme ». Le bleuet de l’équipe apprend alors à ralentir à l’entraînement. « Je me suis fait engueuler par Quentin [Fillon-Maillet], parce que j’étais trop devant à l’entraînement et c’est vrai que j’aurais dû l’écouter un peu plus. J’aurais été en plus grande forme aujourd'hui », regrette-t-il à rebours. Mais comme le corps et l’esprit sont intimement liés, les athlètes ont besoin de prendre du plaisir pour réussir. Un équilibre savant se joue entre la rigueur du haut niveau et le plaisir de la pratique. Alexandre Rousselet rappelle qu’« ils se blessent aussi parfois à cause de problèmes psychologiques ». C’est pourquoi, la bonne forme passe par un « dialogue » entre le corps et l’esprit, l’un poussant l’autre à aller plus loin. S’il ne prenait pas de plaisir à l’entraînement, Martin Perrillat-Bottonet aurait-il ce niveau? « J’ai besoin de sentir que je m’amuse, sinon je ne peux pas tenir tout l’été », reconnaît-il.
heureuse.
Un état qui en passe par la compétition entre collègues. « Quand on voit le panneau d’un village au loin, et qu’on accélère tous », s’amuse Jules Lapierre, ou à la musculation, où, de l’avis d’Émilien Jacquelin, « il y a des rapports de force, où l’envie d’être meilleur que les autres fait qu’on se tire la bourre ». Instrument de travail, le corps des athlètes est par conséquent autant un outil de domination qu’un élément de comparaison. Les skieurs « vont au-delà d’eux-mêmes, quand ils tentent de dépasser les autres », signale Alexandre Rousselet. Quand Martin Perrillat-Bottonet arrive en salle de musculation avec l’équipe A de biathlon, il veut se mettre à niveau, suivre les autres dans ce qui représente pour lui un « volume et une charge de travail supplémentaires ». La souffrance dans l’effort devient une source de satisfaction. « Mon plaisir, c’est d’avoir poussé la limite de la souffrance, raconte Caroline Colombo en riant de son goût pour l’effort. Plus j’arrive à me faire mal, plus je suis heureuse ».
La nourriture comme moteur À chacun, toutefois, de faire en fonction de ses capacités et de ses besoins. Pour son premier été avec l’équipe A de biathlon féminin, la Jurassienne constate que « les filles s’entraînent beaucoup plus vite » qu’elle. Elle décide « de rester derrière pour finir l’été ». L’objectif est certes d’arriver à l’hiver avec « de l’explosivité et des jambes légères ». Mais aussi « d’avoir de la réserve », rappelle Émilien Jacquelin. Très entraînés, « les corps des athlètes sont sur un fil, reconnaît le coach des fondeurs tricolores. Plus ils sont forts, plus le risque de tomber malade est important. Ils peuvent se blesser ou attraper un truc d’un jour à l’autre, parce qu’ils sont à la limite s’ils ont bien bossé. Ce sont des pur-sang, des machines super bien huilées. » Et pour entretenir ces machines, il faut manger… Soumis à des températures basses pendant des mois, les skieurs perdent de l’énergie « qu’ils récupèrent avec le sommeil, mais surtout avec les apports caloriques », résume Édouard Carnet: « Ils sont obligés de manger un peu plus. Comme ils font beaucoup d’heures, ils doivent compenser. » Gros mangeurs, ces skieurs ne peuvent toutefois pas « se permettre des kilos en trop ou en moins », prévient-il. « lls savent qu’ils souffriraient à l’entraînement. » Selon ses dires, le staff prend garde à rassurer ses athlètes: « On essaie de ne pas trop leur mettre la pression avec ça, pour éviter un culte du corps ». Le danger, réel chez les sportifs, est que le régime vire à l’obsession et provoque la sous-nutrition. « En coupe du monde, tous types de gabarits sont performants », juge important de souligner Anaïs Chevalier. À trop se prendre la tête, les athlètes risquent parfois de se faire du mal. C’est la crainte de Jules Lapierre, qui dit manger sainement, avec la conscience de pouvoir optimiser davantage, mais aussi « peur de me prendre la tête là-dedans, pour finir par prendre des compléments alimentaires, à faire toujours attention à ce que je mange. » Perçue, à la marge, comme une contrainte potentielle, mais pas vécue comme telle, la nourriture actionne quand même des leviers psychologiques chez certains. Ainsi Martin Perrillat-Bottonet, qui s’estime « chanceux de pouvoir manger tout ce qu’[il] veut », évite les sucreries au risque de culpabiliser et de se demander si sa « performance en sera affectée ». Il se rappelle avec nostalgie qu’il y a encore quelques années, il mangeait « des pots de Nutella à la cuillère ». Amoureux de leur sport, aucun ne parle de sacrifice. Au contraire. Jules Lapierre, lui, s’ennuie quand il ne bouge pas, et raconte que la reprise est toujours plus dure, « même après deux jours de coupure s’arrêter? n ». Dès lors, pourquoi