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Raphaël Poirée. Ma vie d’après
nLongue distance
122 | nordic MAGAZINE | n°34 RAPHAËL POIRÉE Ma vie d’après Raphaël Poirée, lors des Jeux olympiques de Sochi, en 2014. b NORDIC FOCUS I
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IIl en a fait rêver de jeunes biathlètes et des fans de ce sport qui n’avait pas encore crevé l’écran. Raphaël Poirée était pourtant déjà une star. Pas seulement en France, mais aussi en Norvège où, avec Liv Grete Poirée (née Skjelbreid) il a formé un couple glamour. Un homme, deux pays et des trophées à ne plus savoir qu’en faire. Bien qu’il n’ait jamais réussi à devenir champion olympique, il a remporté trois médailles aux Jeux. Il a conquis huit titres de champion du monde et a dominé à quatre reprises le classement général de la coupe du monde. Le 6 février 2007, après sa victoire dans l’individuel des championnats du monde à Antholz (Italie), le Français a fermé le ban. La Marseillaise se jouerait désormais sans lui qui allait maintenant s’occuper des siens. Dans une autobiographie publiée dans la foulée aux Éditions Jacob-Duvernet1, l’enfant du Vercors allait raconter ce premier chapitre. En ce début d’hiver secoué par la crise sanitaire, Raphaël Poirée a ressenti le besoin de donner une suite à l’histoire de ce « gars déterminé, courageux, ténébreux, inquiet, compliqué, naïf, amoureux de la nature et des siens et qui veut juste leur transmettre cette phrase d’Oscar Wilde: “Il faut toujours viser la lune, car même en cas d’échec, on atterrit dans les étoiles” ». Ce que ne sait pas encore l’ancien sportif, c’est l’émotion qu’il va susciter chez ceux qui vont le lire. L’homme apparaît plus que jamais attachant, avec ses failles, ses convictions, ses changements de cap, ses racines, sa tribu. Raphaël Poirée est authentique, taillé dans le bois de son plateau natal, sculpté par le vent de la Norvège où il vit. Il En 2007, Raphaël Poirée n’a jamais revêtu la veste pailletée des avait déjà raconté sa vie de champion anciennes stars, même quand il est apparu à la télévision comme consultant. de biathlon dans une aubiographie. Il lui a préféré la tenue des ouvriers, il a partagé leur vie, produit la même sueur.Dans son nouveau livre à paraître, « Papa est une drôle de bête », té« La Poursuite d’une vie », moigne sa fille Emma. Elle dit aussi qu’il « sourit à la vie ». Dans La Poursuite l’homme, aujourd’hui âgé de 46 ans d’une vie, c’est avec sincérité et beause découvre à nu, à cru. coup de générosité qu’il nous invite à la partager.
Avec générosité et franchise,
il expose ses doutes, ses certitudes aussi. 1. Poirée par Raphaël Poirée, Éditions Jacob-Duvernet, 2007. Avec Yves PerExtraits. ret, préface de Jean-Claude Killy. n°34 | nordic MAGAZINE | 123
Quand le corps n’appartient plus au champion
Fin 2009, l’octuple champion de biathlon est victime d’un grave accident de quad. À 35 ans, pour la première fois, il n’a plus le contrôle de son corps
Le 14 juillet sur les Champs-Elysées
Le 6 février 2007, à Antholz (Italie), Raphaël Poirée crée la surprise en annonçant qu’il mettra un terme à sa carrière à la fin de la saison. Le 14 juillet, c’est donc un jeune retraité qui défile sur les Champs-Elysées.
On dit souvent que la retraite d’un champion est une petite mort. On n’efface pas d’un revers de la main vingt ans de compétition. J’ai consenti tellement de sacrifices dans ma carrière, je me suis tellement battu pour imposer mes convictions, j’ai dû si farouchement m’accrocher pour revenir au premier plan, après 2004, et terminer au sommet, que je me sens soulagé. Je peux enfin offrir mon temps à mes filles, à Emma qui, les derniers mois, me demandait sans cesse quand je resterai à la maison, à Anna qui s’éveille au monde qui l’entoure. Je veux être un vrai papa-poule et, depuis deux ans, vivre loin des miens me pesait.
Durant l’été, j’ai eu envie de me faire plaisir, de vivre des expériences nouvelles. Le 14 juillet, j’ai eu la chance d’être un des porte-drapeaux de la délégation des sportifs de haut niveau de l’armée lors du défilé sur les Champs-Élysées. [...] Lorsque nous passons devant la tribune présidentielle, j’ai la chair de poule. Je suis fier d’avoir vécu cette journée. Je dois désormais mettre en place ce qui sera ma vie future. J’ai l’intention de transmettre les ficelles de mon métier car je me sens redevable à mon sport. Jusqu’à l’été, j’espère pouvoir trouver ma place dans le système fédéral français, tout en étant conscient que mon mode de fonctionnement peut heurter.
Je me rends compte que, finalement, ce n’est pas sur le terrain, où j’aimerais contribuer à une salutaire remise en question, que l’on voudrait m’utiliser, mais plutôt comme un ambassadeur du biathlon français, ce qui ne me captive pas vraiment. J’ai pourtant la certitude d’être capable de transmettre mon savoir et de puiser au plus profond de mes années d’expérience au sommet pour aider les athlètes. Du coup, j’aide trois jeunes biathlètes, deux Norvégiens, Aleksander Os, Ronny Hafsås et le Français Simon Fourcade. Que ce soit en Norvège ou en France, nous avons passé de superbes moments, et ce mélange de deux cultures leur a été bénéfique. [...] N ous sommes le 28 décembre 2009. La Norvège semble avoir été dessinée pour la période de Noël. [...] Il fait un temps à ne pas mettre les pieds dehors : une tempête de neige et la pénombre absolue. Nous sommes sortis en famille. Emma fait du ski de fond sur une petite piste plate, autour de la ferme paternelle. Je dame la piste, en quad, Anna à mes côtés. Je n’ai pas beaucoup de visibilité mais je connais bien le site. [...] Je roule doucement mais la neige fraîche se coince dans les roues de mon engin. Le quad se cabre et se retourne sur moi. Anna est éjectée. Les barres de fer qui équipent ma machine heurtent violemment ma nuque. Je ressens des décharges électriques. Mes bras et mes jambes ne répondent plus. Je gis dans la neige fraîche et ne ressens plus mon corps. Mon regard cherche Anna. J’ai peur de l’avoir blessée, mais elle s’approche de moi, un peu de sang sur les lèvres. « Je vais bien, papa », me souffle-t-elle. Je suis rassuré. Emma court chercher Liv qui se promène avec Lena, cinq cents mètres plus bas. Ma fille aînée est admirable de sang-froid. Liv me demande si je peux me lever mais, pour la première fois de ma vie, je ne veux et ne peux sauter sur mes pieds. Les secouristes arrivent rapidement. [...]
Fracture des cervicales C6 et C7. Derrière la froideur des termes médicaux, le diagnostic est implacable. L’os s’est arrêté à un millimètre de la moelle épinière, ce qui aurait pu être dramatique. Assommé par les médicaments, « dopé » pour la première fois de ma vie, je ne me rends pas compte de la gravité de la situation. [...] On me gave de médicaments pour supporter la douleur. Les médecins ne se risquent à aucun pronostic. [...] On me place dans un coma préventif. Trois jours •••
Bio Express
Raphaël Poirée est un grand champion de biathlon. Son palmarès en témoigne. Outre ses médailles olympiques et mondiales, il a dominé son sport durant quatre saisons (2000, 2001, 2002 et 2004) et décroché quarante-quatre victoires en coupe du monde. En 2007, il a mis fin à sa carrière. S’il a entraîné l’équipe nationale masculine de Biélorussie et commenté des compétitions à la télévision, sa vie se déroule désormais loin des stades. Depuis avril 2019, il travaille en Norvège pour une entreprise de conseil dans le bâtiment et les infrastructures de quatre cents employés. Et quand il rentre à la maison, c’est pour retrouver la famille recomposée qu’il a formée avec sa compagne Anne.
après l’accident, je passe sur le billard. L’opération, qui dure douze heures, est très délicate [...]. Les dix jours qui suivent l’opération sont terribles. Je souffre d’une infection pulmonaire. Je crache, et j’ai l’impression que mon cœur fatigue et que je ne peux plus respirer. C’est la première fois de ma vie que je n’ai pas la maîtrise de mon corps et la situation, pour quelqu’un qui a toujours contrôlé chacun de ses muscles, est insupportable.
Au bout de quelques jours, je passe enfin une nuit tranquille et je retrouve un peu le moral. Liv est là, comme tous les jours.
Elle arrive tous les matins à sept heures et me quitte à dix-sept heures. Patiente.
Souriante.
« Les filles t’attendent à la maison, elles ont besoin de toi », me répète-t-elle comme on lance une bouée de sauvetage à un nageur en perdition. [...] J’arrive enfin à parler de mon mal-être ‘‘Raphaël Poirée
et à trouver des solutions.
La fin d’une histoire d’amour
Raphaël Poirée forme avec l’ancienne biathlète norvégienne Liv Grete Poirée un couple iconique. Ils se marient en 2000 et ont trois filles. À l’été 2013, leur séparation fait les gros titres de la presse.
Nos traces, qui longtemps n’en ont fait qu’une, sont devenues parallèles, avant de dévier imperceptiblement vers d’autres directions. Nous nous en rendons compte, cherchons à prendre du recul, à analyser les raisons du malaise. Nous cherchons des solutions, consultons un psychologue du couple. Pendant quarante-cinq minutes, Liv exprime son désarroi et ses frustrations. Le choc est terrible car je n’étais pas préparé à cela. La réalité, crue, m’explose en plein cœur. Je suffoque et je fuis.
Je conduis pied au plancher, vers nulle part, et, pendant que le paysage défile à toute vitesse, je revois le film de cette séance. Je suis Liv Grete Poiree en 2007.
b BILDBYRAN / PANORAMIC
torturé par les remords. J’ai mal pour Liv. J’ai mal pour notre famille. Pour tout ce que nous avons vécu depuis toutes ces années. Je pleure. Arrêté sur la bande d’arrêt d’urgence, j’essaie d’analyser chacun des points que ma femme a soulevés. Tout paraît plus clair. Elle est simplement lucide.
Ma famille ne mérite pas cette vie dépourvue d’équilibre que je lui fais endurer. Je dois être exemplaire et, malgré mes efforts et mes envies, je ne me suis jamais débarrassé de ce mal-être qui m’enserre la poitrine et m’empêche d’être celui que je voulais être. Le sport n’a jamais été une thérapie. Il a été un cri de détresse pour montrer que j’existais.
Cette séance, comme on peut en voir dans Desperate Housewives ou d’autres séries américaines, me libère. J’arrive enfin à parler de mon mal-être et à trouver des solutions, mais ce n’est pas avec Liv, la mère de mes enfants et la complice de tant de beaux moments, que je poursuivrai ma route. [...] •••
Cette application n’est pas recommandée aux personnes trop émotives.
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La star du biathlon au travail sur une plateforme pétrolière.
b COLLECTION PERSONNELLE RAPHAËL POIRÉE
Dans la tempête de la mer du Nord
Après sa carrière de sportif de haut niveau, Raphaël Poirée occupe plusieurs emplois éloignés du monde du biathlon. Parmi ceux-ci, électricien sur une plateforme pétrolière.
La Norvège fait partie des vingt plus gros producteurs de pétrole du monde, et les reportages télévisés sur le travail et la vie sur les plateformes pétrolières au milieu de la mer du Nord m’ont toujours fasciné. [...] Durant une soirée, Anne [N.D.L.R., sa nouvelle compagne] me présente un de ses amis, en charge du recrutement pour Aker Solutions, une société de sous-traitants pour les grandes compagnies pétrolières. Il avait lu un article où j’avouais que je me verrais bien travailler dans le monde de l’or noir.
On en discute un verre à la main. Le lendemain, il me rappelle: « Je t’embauche comme aide-électricien. Cela t’intéresse? Tu commences dans une semaine. »[...]
C’est ainsi que je me retrouve, un jour Mon statut de vedette du sport ne me confère Raphaël Poirée‘‘
aucun passe-droit.
d’octobre, en combinaison de plongée, dans un hélicoptère qui perce la pénombre et s’agite dans l’air comme du pop-corn dans un four. [...] Au fil des semaines, je m’habitue à ma nouvelle vie, aux journées de travail qui s’étendent de sept heures à dix-neuf heures, aux vagues de vingt mètres qui s’écrasent contre les structures métalliques dans un fracas assourdissant, à la noirceur du ciel les jours de tempête, à cette vie spartiate et confinée, tellement éloignée des miens et du quotidien d’un athlète de haut niveau, uniquement centré sur son corps et son bien-être. [...]
Au fil des semaines, je tisse des relations très fortes avec mes collègues, d’abord étonnés et méfiants de ma présence, puis surpris que mon statut de « vedette du sport » ne me confère aucun passedroit et, finalement, fiers de m’avoir à leurs côtés pour devenir en quelque sorte leur « mascotte ». J’aurais aimé continuer dans cette société, revenir sur la terre ferme pour progresser dans l’entreprise, après avoir commencé en mer. Mais la crise pétrolière a impacté fortement le secteur en Norvège. Beaucoup de salariés perdaient leur emploi et, sans diplôme, j’ai trouvé plus décent envers mes collèges de démissionner et poursuivre mon chemin. [...]
Face caméra
Le public qui a découvert le biathlon depuis que la chaîne L’Équipe en diffuse les compétitions internationales, connaît surtout Raphaël Poirée en tant que consultant. Un nouveau métier commencé lors des Jeux olympiques de Sochi.
J’ai couvert les Jeux olympiques de Sochi, en 2014, pour TV2. Il n’était pas simple, au départ, de se retrouver face à la caméra, à commenter dans une langue qui n’est pas la mienne, des courses suivies par la moitié du peuple norvégien. Pour toute l’équipe de TV2, la pression était énorme car c’était la première fois qu’une chaîne privée diffusait les Jeux olympiques à la place de la NRK, la télévision publique. J’allais découvrir l’autre face des Jeux. Sans dossard. Sans médaille à aller décrocher. L’expérience m’a plu, au milieu d’une super équipe de journalistes. J’ai vécu trois semaines avec le sourire dans le pays de Vladimir Poutine, émerveillé par les montagnes du Caucase et les exploits de Martin Fourcade et de ce bon vieux Ole Einar, qui rapporta une nouvelle médaille d’or.
Aux Jeux olympiques de Sochi, en 2014, Raphaël Poirée travaille pour TV2, la chaîne privée norvégienne.
b COLLECTION PERSONNELLE RAPHAËL POIRÉE
J’ai fait ensuite un crochet par Eurosport, qui a été le pionnier des diffuseurs du biathlon en France, à l’époque où son commentateur, Marc Mingoia, racontait avec passion nos exploits [...]. J’ai poursuivi ma route dans les médias sur les plateaux de la chaîne L’Équipe, qui a obtenu les droits de diffusion en France et a fait du biathlon un « produit-phare » de son antenne, en dé-
b ALAIN MOUNIC/ PANORAMIC
ployant de gros moyens pour « mettre en scène » le sport. C’est une sacrée équipe et une mission parfois difficile pour moi, qui ne parle français qu’une vingtaine de jours dans l’année. [...] Parfois, sans m’en rendre compte, je répondais en norvégien et cela me stressait. Du coup, l’instantanéité de la retransmission ne me permet pas toujours d’aller au fond des choses. J’ai pourtant pris beaucoup de plaisir à me retrouver en plateau ou sur les événements, et de vivre le biathlon en découvrant l’envers du décor que les téléspectateurs ne perçoivent pas. Savoir qu’aujourd’hui, en France, plus d’un million de personnes se plantent devant leur écran de télévision pour savourer chaque manche de coupe du monde est une vraie satisfaction pour ceux qui, comme moi, ont connu des temps beaucoup plus confidentiels. Je suis fier de ce qu’est devenu mon sport, comme je suis heureux d’y avoir apporté ma pierre, d’avoir peut-être servi de déclencheur à un intérêt plus poussé pour notre sport, et à un état d’esprit.
Un homme, deux pays
Raphaël Poirée vit aujourd’hui à Eikelandsosen, dans le Sud-Est de la Norvège. Mais l’enfant du Vercors n’oublie pas « sa » France pour autant.
Je suis le mélange de deux cultures. Je reste français et amoureux de mon pays [...]. La France m’a permis de grandir et de me développer en tant qu’homme et que sportif, dans le respect de nos belles valeurs républicaines. Je n’imagine pas passer mes vacances ailleurs que dans mon pays de naissance. Chaque fois que j’y retourne, je l’admire avec les yeux émerveillés d’un touriste, et je m’y sens bien. À force de vivre quelque part, on ne se rend plus compte combien on aime sa culture et son histoire. Mon grand plaisir, c’est de m’arrêter dans un village, de m’asseoir à la terrasse d’un bistrot avec un café et un bouquin, et de m’imprégner de l’atmosphère de l’endroit. J’aime la Norvège. Passionnément. C’est le pays de mes filles. C’est celui où j’ai construit la seconde partie de ma vie et dont les valeurs, tournées vers la famille et la nature, me collent à la peau. C’est là que je mourrai… n
i La poursuite d'une vie, par Raphaël Poirée. Avec Yves Perret. Editions Les Passionnés de Bouquins, 192 pages, 16 €.