Nouvelles N° 2215

Jeudi 10 août 2017 - N° 2215 - Hebdomadaire - 15, rue Furtado - 33800 BORDEAUX Prix : 0,80 euro

1917 la révolution qui ébranla e le XX siècle

1917 : LA RÉVOLUTION QU Nâzim Hikmet poète turc et communiste Derniers vers du poème Petrograd, 17 (datant de 1937) C’est un dur métier que l’exil, anthologie établie et présentée par Charles Dobzynski, édition Le temps des cerises Sous le vent, sous la neige blanche, les briques rouges du Palais d'Hiver.

Le bolchevik Kitov dit : « Camarades, l'histoire, c'est-à-dire les classes ouvrière et paysanne, c'est-à-dire le soldat rouge, c'est-à-dire nous, nous allumons le flambeau ! » « Camarades, dit-il, nous passons à l'attaque » Et comme sur la Néva les glaces rougeoyaient, avec l'appétit d'un enfant, avec le courage du vent, ils entrèrent au palais d'Hiver.

Fer, charbon et sucre, et cuivre rouge, et textiles et amour, et violence, et vie, et toutes les branches de l'industrie, et la Petite et la Grande et la Blanche Russies, et le Caucase, la Sibérie, le Turkestan, et le cours mélancolique de la Volga, et les villes eurent leur sort changé, en un moment d'aube en un moment d'aube où, surgis des rives de la nuit, de leurs bottes neigeuses ils foulèrent les escaliers de marbre.

Une promesse en chantier Il y a cent ans, retentissait en Russie tsariste le tonnerre révolutionnaire. En moins d’un an, de février à octobre 1917, un souffle puissant allait redessiner le monde, sa politique et sa géopolitique, reprenant le flambeau révolutionnaire pour faire émerger sur la scène de l’Histoire le vaste peuple des champs, des mines et des usines.

Jusqu’ici voué à l’anonymat du travail asservi, de la corvée déshumanisante, des cimetières militaires ou des fosses communes, vivotant entre disette et famine sous la chape de plomb du dogme religieux et de la superstition, le peuple russe se soulevait pour le pain, la paix et la dignité. Il devenait acteur de son propre destin.

Grâce à cette redoutable flèche lancée dans le talon de fer des puissances occidentales, les peuples opprimés par le joug colonial aperçurent la possibilité d’une libération prochaine. Un fameux jeudi 8 mars 1917, les femmes manifestèrent en nombre à Petrograd pour la reconnaissance de leurs droits. Depuis lors, se retrouvent chaque année, à cette date, celles et ceux qui perpétuent ce combat, toujours recommencé. Car la révolution d’Octobre, bien que circonscrite à un territoire, est d’emblée de portée universelle. (…)

Le souvenir de 1917, trop souvent confiné au culte d’un événement coulé dans le marbre, a réduit le large sillon dans lequel a marché, marche et marchera le mouvement pour l’émancipation humaine. (…)

Par Patrick Le Hyaric, directeur de l’Humanité, Hors série Que reste-t-il de la révolution d’Octobre ?

En Russie, du 8 mars au 13 mars 1917, la « révolution de Février »

Soldats russes, lors des journées de mars 1917, à Petrograd. Roger Violet

Le processus révolutionnaire qui, au cours de l’année 1917, met à bas l’Empire russe et l’ordre politique et social ancien, commence par des journées révolutionnaires qui se déroulent à Petrograd.

Les cinq jours qui inaugurent la vague révolutionnaire russe sont décisifs car ils révèlent une dynamique et un déroulement qui surprennent les acteurs eux-mêmes.

Cette première phase révolutionnaire a longtemps été reléguée au second plan au motif qu’elle inaugurait une révolution bourgeoise au terme de 2 • Les Nouvelles 10 août 2017

laquelle les acteurs de la geste révolutionnaire auraient été dépossédés du pouvoir avant de le récupérer à la fin de l’année. En fait, les premiers jours de la révolution sont fondateurs d’une situation politique nouvelle dont la soudaineté a surpris les contemporains par son rythme, son ampleur et ses modalités.

La fin de l’Empire russe est scellée en quelques jours dans un espace réduit puisque les événements se passent pour l’essentiel dans la capitale. Les principaux acteurs, les ouvrières et les ouvriers des grandes usines, les soldats de la garnison, les militants

clandestins comme les hommes politiques de l’assemblée, la Douma, sont les uns et les autres confrontés à une situation engendrée par la guerre.

L’annonce des mesures de rationnement qui déclenche les premières protestations et manifestations de masse comme ensuite le basculement des soldats du côté des manifestants est indissociable des effets produits par la guerre dans laquelle le pays est plongé depuis l’été 1914.

Si l’événement révolutionnaire surgit de façon inattendue au début de 1917, il puise ses origines dans un profond malaise social et politique que la

guerre catalyse. Le régime autocratique russe entré dans la guerre avec l’ambition de renforcer son assise va au contraire se révéler rapidement incapable de faire face. La guerre fait apparaître les faiblesses de l’économie russe tant du côté de l’industrie que des transports. La raréfaction des produits de consommation jointe à l’énorme ponction faite par la mobilisation sur la paysannerie entraîne des pénuries alimentaires et des problèmes de ravitaillement. Les défaites militaires dès 1915, aggravées par la perte massive de territoires en 1916, sapent le prestige d’une monarchie dont la figure du tsar et de sa famille se dégrade. L’armée est traversée par des divisions profondes, d’un côté l’état-major et le corps des officiers, pour l’essentiel appartenant à la noblesse, de l’autre les soldats issus du monde paysan. Entre eux le fossé s’aggrave à l’occasion des défaites, du manque d’armement, des pertes massives que subissent les armées russes. L’opposition politique est fortement divisée, les forces libérales qui dominent la Douma et critiquent justement le régime impérial pour son incurie et l’incapacité de la cour à faire face aux problèmes suscités par la prolongation de la guerre sont en même temps méfiantes et hostiles aux partis socialistes, euxmêmes divisés sur l’attitude à l’égard de la guerre et la manière de lutter contre un pouvoir dont les forces de répression constituées par la police et les troupes spéciales, les cosaques, inspirent une crainte fondée sur les actions meurtrières qu’elles ont menées depuis 1905.

Les régiments mutinés font allégeance au soviet, qui a la réalité du pouvoir.

Au début de 1917, les difficultés du réseau ferroviaire, aggravées par le froid intense, pèsent sur le ravitaillement alimentaire de Petrograd, les usines tournent au ralenti. Les premières manifestations sont celles des femmes, en résonance avec la Journée internationale du mouvement socialiste, le 23 février. Portées par l’exaspération des interminables queues devant les boulangeries, elles sont des milliers à se rendre dans le centre de la ville. Les jours suivants, contre toute attente, les manifestations gagnent en ampleur, les ouvriers dans la plupart des usines ont voté la grève et convergent vers le cœur de Petrograd, franchissant à pied la Neva gelée en déjouant les barrages de la police et les cosaques. En quelques jours, la situation bascule, face à la population ouvrière, aux étudiants qui manifestent bientôt par dizaines puis centaines de milliers, les soldats reçoivent des ordres contradictoires. Le tsar, éloigné de la capitale, transmet à l’état-major sa décision de ramener l’ordre en faisant donner la troupe. Ici ou là les officiers ordonnent à leurs soldats de tirer sur la foule, il y a des dizaines de morts.

Bientôt, cependant, une partie des soldats refusent d’obéir à ces consignes, d’autant que la foule les appelle à se joindre aux manifestants. Les casernes de la garnison, le 28, se sont retournées contre les officiers, dont bon nombre subissent

UI ÉBRANLA LE XX e SIÈCLE un châtiment expéditif. Contrairement à une légende forgée par les libéraux quelques mois plus tard, la révolution de Février a été marquée par la violence de la répression mais aussi celle des soldats insurgés. Dès le 28 février, se forme un comité de soldats et d’ouvriers (soviet) où les militants des différents courants socialistes s’affirment. Les régiments mutinés font allégeance au soviet, qui a la réalité du pouvoir. Pour autant, paradoxe de cette révolution populaire d’ouvriers et de soldats, c’est un comité constitué par les députés de la Douma qui se transforme en gouvernement provisoire. Ces députés libéraux des partis bourgeois progressistes, qui avaient jusqu’au 1er mars hésité à s’élever contre l’autorité du tsar, vont se rallier à la République lorsque Nicolas II abdique et que la revendication républicaine est portée par le mouvement populaire. Le soviet de Petrograd, par son appel du 1er mars, met à bas l’armée tsariste et

affirme le droit des soldats.

L’effondrement du régime, de ses symboles comme de ses institutions s’effectue en quelques jours, à travers toute la Russie. Partie des villes, la révolution gagne les campagnes et balaye l’ancien système. En France, l’Humanité, après plusieurs jours d’expectative, titre, le 15 mars : « La révolution triomphe en Russie, l’ancien régime s’écroule sous la poussée de toutes les forces nationales ». Le gouvernement provisoire annonce le développement des libertés et des réformes, l’élection d’une Assemblée constituante. Mais l’existence d’un système de deux pouvoirs, la remise à plus tard de la question de la guerre et de la terre à la base des aspirations populaires expriment les contradictions qui traversent un processus révolutionnaire inachevé qui rebondira les mois suivants. par Serge Wolikow, historien, l’Humanité du 24/02/17

Manifestation aux chantiers Putilov à Petrograd, février 1917.

Rue des archives/BCA

ENTRETIEN AVEC MARC FERRO

Femmes, ouvriers et soldats réveillent les révolutionnaires

Alexander Rodchenko, affiche pour l’éditeur soviétique Gosizdat, photomontage du portrait de Lilya Brik, 1924

Historien, spécialiste de la Russie, directeur d’études à I’EHESS, Marc Ferro a étudié la révolution soviétique dès 1960. Il fut le premier historien à découvrir les milliers de cahiers de doléances envoyés depuis les usines et les villages de l’ex-empire au soviet de Petrograd et au gouvernement. La prise du pouvoir par les bolcheviks s’inscrit dans le cadre d’un soulèvement général.

On a tendance, à propos de l’année 1917, à parler de deux révolutions, celle de février, marquée par la chute du tsar Nicolas II, et celle d’octobre qui débouche sur l’accession au pouvoir du parti bolchevik. Ne s’agit-il pas d’une seule révolution qui se décline en deux étapes ?

Marc Ferro. En février, nous avons affaire à une révolution spontanée.

Les révolutionnaires ont été réveillés par les défilés de femmes ouvrières.

Lénine lui-même, qui était alors à Zurich, avait parlé à des ouvriers suisses en janvier et leur avait dit qu’il pensait ne pas voir un jour une révolution en Russie.

En octobre, il s’agit à la fois d’un soulèvement pensé et organisé par les bolcheviks et par des groupes multiples de soldats, d’ouvriers, de paysans qui avaient créé toutes sortes de comités. Les bolcheviks ont su se mettre à la tête de cet ensemble qui s’organisait comme une sorte d’État parallèle. Là réside la différence principale entre les deux moments de la révolution. Seconde différence, en février, l’explosion a bouleversé la société. Les ouvriers dictaient à leur patron leur Code du travail. Les étudiants indiquaient aux professeurs ce qu’il fallait étudier en histoire. Les comédiens dictaient au directeur de théâtre le répertoire qu1ils voulaient jouer. Les soldats remettaient en cause le règlement.

Il y avait eu peu de morts en février.

Il régnait un climat d’allégresse. Depuis les révoltes de 1905, qui avaient été plus meurtrières, prévalait dans les milieux d’opposition le pressentiment que la prochaine révolution ferait de nombreuses victimes. Cette crainte explique le comportement des dirigeants des différents partis après février, chez les bolcheviks en premier lieu. Kamenev et Staline souhaitent que la situation se calme.

L’écrivain Maxime Gorki, proche des bolcheviks, parle en ce sens au soviet de Petrograd.

Tous redoutent une explosion sanglante, qui n’est pas le but de la révolution. Ce qu’ils veulent, c’est changer la société. Mais un dilemme se pose, qu’exprime Boukharine, la guerre étouffera la révolution si la révolution n’étouffe pas la guerre.

Or, on ne voit pas la fin de la guerre se profiler. Et avec la guerre, on ne peut pas changer la société. Un double pouvoir s’était institué : le gouvernement provisoire et le soviet des députés qui s’étaient mis d’accord sur un programme de réformes.

Comme cela n’a pas abouti, dans la société sourd une forte contestation.

Les comités d’usine critiquent les syndicats, à qui ils reprochent de ne pas défendre les revendications concrètes ; dans les quartiers, de petits pouvoirs locaux s’organisent.

Les comités de quartier logent des familles qui n’ont pas de domicile.

Au début, les soldats critiquent les ouvriers qui exigent la journée de huit heures, se battent pour de meilleurs salaires, alors qu’eux, ils crèvent dans les tranchées. Dans les premiers défilés sur la perspective Nevski, on voit peu d’ouvriers, mais beaucoup de soldats, de femmes et de représentants de nationalités (Ukrainiens, Lettons, bundistes). ll y aura plus tard sur le front des manifestations contre

la guerre, mais au début, les soldats continuent de mener des offensives.

La revendication du partage des terres aux paysans, qui n’étaient sortis du servage que depuis un demi-siècle, n’a-t-elle pas joué dans la montée du mécontentement ?

M.F. En février-mars, les paysans égrènent leurs revendications. Elles étaient modérées : partage des terres non cultivées, utilisation collective du matériel, droit d’échanger une partie de leurs terres contre d’autres avec l’autorisation du comité. Mais, comme les gros propriétaires ne cédaient rien, les paysans ont saisi les terres et les ont partagées en fonction du nombre de personnes dans chaque famille. Des millions de textes ont été envoyés à Petrograd pour exprimer leurs revendications.

Quand j’ai interviewé Kerenski. en 1966, je lui ai parlé de ces textes que j’avais découverts aux Archives, il m’a dit qu’il n’en avait pas eu connaissance. Lénine, lui, avait lu toutes ces revendications paysannes depuis longtemps et les avait assumées.

Vous avez été le premier historien français qui a découvert ces textes envoyés de toute la Russie aux nouvelles autorités. Pouvons-nous les comparer aux cahiers de doléances de la Révolution française ?

M.F. C’étaient de véritables cahiers de doléances, mais, contrairement à la France de 1789, ils furent rédigés après que le tsar est tombé. C’étaient des messages très courts : « Nous exigeons… » ou « nous demandons… » Les paysans ont un ton plus dur que les ouvriers et manifestent le souci de réformes globales : la Constituante,

la démocratie. Ils sont plus cultivés politiquement que d’autres groupes sociaux. Les ouvriers le sont aussi, mais ils sont beaucoup plus portés vers la souveraineté de la gestion de leur travail. Ils veulent un travail digne, payé correctement. (…)

La question qui revient souvent, c’est une révolution ou coup d’État ?

M.F. Les deux. Il y a bien un coup d’État préparé par les bolcheviks, par Lénine et Sverdlov et un peu Trotski. Étant majoritaires au second congrès des soviets, les bolcheviks peuvent prendre le pouvoir. Mais, en démocrates, Kamenev, Zinoviev et d’autres jugent qu’il n’y a pas de raison d’exclure les mencheviks de gauche, les socialistes révolutionnaires de gauche du futur gouvernement. Or, Lénine et Sverdlov veulent le pouvoir pour leur parti. Ils ont une vision scientifique du développement de la société. Celui-ci ne se met pas aux voix. Lénine aide à la formation d’un comité de sécurité du soviet de Petrograd et du congrès des soviets, à la main des bolcheviks, et c’est lui qui déclarera la fin du gouvernement provisoire.

Mais c’est aussi une révolution. Cela se voit au grand nombre de comités d’usine et de quartier qui s’engagent dans le soulèvement. C’est un mouvement de masse pour se débarrasser de Kerenski et du gouvernement, qui n’ont pas réalisé les réformes qui étaient souhaitées. Les soldats jouent le rôle principal dans la prise du palais d’Hiver. (…)

Extrait de l’entretien réalisé par Pierre Chaillan, Jean-Paul Piérot et Serge Wolikow pour le hors série de l’Humanité.

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1917 : LA RÉVOLUTION QUI ÉBRANLA LE XX e SIÈCLE VERTOV ET EISENSTEIN

Le cinéma de la Révolution, « une perception neuve du monde »

Battez les blancs avec le coin rouge («Клином красным бей белых!») est une affiche sovietique réalisé par l’artiste Lazar Markovich Lissitzky en 1919.

Dziga Vertov ou de Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein sont deux des réalisateurs les plus emblématiques du cinéma de la Révolution bolchevique.

Leurs films, reconnus comme des œuvres éminentes, constituent des références essentielles dans l’histoire du cinéma ; et leurs théories esthétiques ont marqué de façon décisive toute la pensée sur l’art cinématographique.

Pourtant, ces films, sans être vraiment oubliés, semblent aujourd’hui délaissés : plus souvent évoqués et cités que vus, ils jouent plutôt un rôle de fétiches cinéphiliques.

Une des raisons de leur effacement se trouve peut-être dans la défiance que suscite désormais un message politique révolutionnaire, aisément assimilé à de la simple propagande.

Vertov et Eisenstein ont en effet entièrement mis leur génie créateur au service de la Révolution bolchevique et de la construction du socialisme en Union soviétique. Il est indéniable que leurs œuvres relèvent de la propagande. Mais se focaliser sur cette dimension pour snober ou les ignorer

relève de points de vue partiaux bien superficiels.

Il ne faut pas oublier le contexte qui voit Vertov et Eisenstein, deux jeunes artistes saisis dans le tourbillon révolutionnaire, se lancer avec une formidable ambition dans l’aventure du cinéma. Quoi d’étonnant s’ils réalisent des films qui exaltent les forces de transformation de la société nouvelle, et magnifient les grands bouleversements que connaît leur pays ? Il ne faut pas non plus oublier que, dans la Russie des années vingt, le cinéma est considéré comme une arme précieuse pour diffuser le plus largement possible au sein d’une population majoritairement illettrée, encore peu éduquée, le message du nouveau régime, et pour susciter une adhésion à la fois sincère et profonde. Lénine n’aurait-il pas lui-même affirmé que « de tous les arts le plus important est l’art cinématographique » ? Parce qu’il est celui qui peut atteindre les masses partout dans cet immense pays, les informer et les convaincre. La tâche essentielle, prioritaire du cinéma n’est

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pas le divertissement, mais l’éducation : le cinéma doit enseigner, il doit conscientiser.

C’est dans ce moment d’un cinéma de combat nécessaire que débute Dziga Vertov, en participant dès l’été 1918 à la production des Kinonédélia, actualités cinématographiques hebdomadaires réalisées par le Commissariat du Peuple à l’Instruction Publique. Cette expérience, ainsi que sa participation à des prises de vues sur les lieux de bataille contre les armées blanches puis à une tournée sur le front de la guerre civile, lui permettent de préciser sa théorie du kino-glaz (« Je suis le ciné-œil, je suis l’œil mécanique.

Ma voie mène à la création d’une perception neuve du monde. C’est pourquoi je déchiffre d’une manière nouvelle un monde qui vous est inconnu. », écrit-il dans l’article Kinoks-Révolution). Il entreprend simultanément la Kinopravda, magazine cinématographique à la périodicité irrégulière, dont il réalise 23 numéros de 1922 à 1925.

Sergueï M. Eisenstein, tout en empruntant une autre voie d’accès à la réalisation, s’inscrit d’emblée lui aussi dans le cadre d’un cinéma au service

de la révolution. Le Cuirassé Potemkine, son deuxième film, est une commande pour la célébration de la Révolution de 1905 ; début 1927 pour le jubilé du dixième anniversaire, le pouvoir lui commande son troisième film, Octobre, pour la réalisation duquel il dispose de moyens matériels exceptionnels. La suite de son œuvre pourrait laisser croire qu’Eisenstein incarne le cinéaste officiel, avec ce que cela suppose de soumission et de conformisme. Il serait ainsi définitivement confiné dans son statut de maître du cinéma de propagande.

Il est donc facile aujourd’hui de dédaigner les films de Vertov et d’Eisenstein : leur discours propagandiste peut sembler grandiloquent, leur glorification de la révolution et du communisme ne recueille plus guère l’adhésion. On peut aussi considérer que leur efficacité idéologique et politique s’est évaporée, que l’Histoire en a ruiné les valeurs et la portée. Ces films expriment pourtant un désir impérieux de transformation du monde qui n’a rien d’anachronique, n’a rien perdu de sa force. Ils nous disent quelque chose de la société, des êtres humains, de la vie ; ils nous

disent une espérance, une énergie et une volonté, sans doute propres à un lieu et à un moment historique particuliers, mais surtout symboliques du combat continuel des hommes pour la liberté, la justice et la dignité.

Il est impossible enfin de réduire les films de Vertov et d’Eisenstein à leur discours explicite. Ils sont tellement au-delà de la plate illustration de ce discours. Ce sont des œuvres d’art d’une invention formelle extraordinaire ; des films qui prennent des risques du premier au dernier plan, possèdent un souffle incroyable et cavalent dans une stupéfiante urgence pour annoncer la nouvelle de la Révolution. Des films grâce auxquels le cinéma devient un art majeur. par Jean-Claude Cavignac, dans le cadre des rencontres cinématographiques d’Espace Marx Bordeaux À lire : Dziga Vertov, Articles, journaux projets, 10-18 Cahiers du cinéma 1972 ; Georges Sadoul, Dziga Vertov, Champ libre 1971 ; Stéphane Bouquet, Sergueï Eisenstein, Le Monde-Cahiers du cinéma 2008 ; Alexandre Sumpf, Révolutions russes au cinéma, Armand Colin 2015

COUP D’ÉTAT

Une révolution multiforme Personne n’avait prévu, ni dans l’entourage du tsar, ni même chez les révolutionnaires, que l’empire allait s’effondrer et qu’une révolution prolétarienne allait triompher en octobre 1917. Une conjonction de circonstances, où la guerre mondiale a joué un rôle d’accélérateur de l’histoire. (…) La guerre est au cœur du débat politique dans la Russie de 1917, le catalyseur de toutes les grandes « journées » révolutionnaires qui rythme l’année. Les libéraux sont pour la poursuite de la guerre, les socialistes modérés (mencheviks et S-R) optent pour le « défendisme révolutionnaire » (se limiter à une action militaire exclusivement défensive, tout en appelant les peuples européens à conclure « une paix sans annexions ni contributions »).

Seuls les bolcheviks, emmenés par Lénine, exigent la sortie immédiate et inconditionnelle de la Russie du conflit, une solution de plus en plus populaire parmi la troupe après le fiasco de la dernière offensive russe du 18 juin et, plus encore, après l’échec, fin août, du putsch du général Kornilov, partisan du retour à l’ordre.

Sur la question capitale de la terre, les gouvernements provisoires, dominés à partir de mai par les socialistes modérés, appellent les paysans à attendre la convocation, toujours repoussée, de l’assemblée constituante, seule habilitée à statuer sur la réforme agraire. Sur ce point aussi, les bolcheviks adoptent une position radicale.

Mettant en sourdine leur programme

de nationalisation des terres, ils encouragent la mise à sac des gentilhommières et la confiscation des terres par les comités agraires et leur redistribution aux paysans, s’assurant ainsi le soutien de nombreux soldatspaysans. Tandis que les jacqueries gagnent les campagnes, que les grèves se multiplient en réponse aux lockout patronaux, Lénine décide, fin septembre, que « la crise est mûre » : « Nous sommes à la veille d’une révolution mondiale, écrit-il. Laisser passer un pareil moment et attendre le congrès des soviets serait totale idiotie, trahison pure. » Le projet, porté par Lénine – et par lui seul –, d’une insurrection armée permettant aux bolcheviks de s’emparer du pouvoir avant la réunion du second congrès des soviets, prévue pour le 25 octobre, met plusieurs semaines pour s’imposer aux dirigeants du parti bolchevik, où Zinoviev et Kamenev, tout particulièrement, rechignent à court-circuiter le congrès. Mais Lénine veut faire vite : si le transfert du pouvoir se fait à l’issue du vote du congrès des soviets, le gouvernement qui en sera issue ne pourra être qu’un gouvernement qui de coalition où les bolcheviks auront certes leur place, mais où ils devront partager le pouvoir avec les autres formations socialistes. Si, en revanche, les bolcheviks prennent le pouvoir, par une insurrection, avant la réunion du congrès des soviets, ils resteront les maîtres du jeu politique.

Les autres partis socialistes condamneront le coup d’État bolchevik. Il ne leur restera d’autres choix que d’entrer dans l’opposition, laissant aux

bolcheviks la plénitude du pouvoir.

Quant aux risques de guerre civile, Lénine l’assume pleinement, en tant que « forme ultime, inévitable, de la lutte des classes ». Le plan léniniste, soutenu par Trotski, élu en septembre à la tête du soviet de Petrograd, fonctionne parfaitement. Le 25 octobre, les bolcheviks prennent le pouvoir.

Le gouvernement provisoire, dirigé par Kerenski, est renversé sans mal et sans effusion de sang.

Ce coup d’État a pour toile de fond une vaste révolution sociale, multiforme et autonome. Celle-ci s’exprime sous des formes très diverses : une grande jacquerie, mouvement de fond ancré dans une longue histoire, marquée non seulement par la haine du paysan, libéré depuis deux générations à peine du servage, vis-à-vis du propriétaire foncier, mais aussi par une profonde méfiance de la paysannerie envers la ville, le monde extérieur, envers toute forme d’ingérence étatique ; une décomposition en profondeur de l’armée formée de millions de paysans-soldats épuisés par trois ans de guerre : un mouvement revendicatif ouvrier spécifique, autour de mots d’ordre révolutionnaires – contrôle ouvrier et « pouvoir des soviets » – ; une émancipation des nationalités et des peuples allogènes de l’ex-empire russe. (…)

Nicolas Werth, historien spécialiste de l’Union soviétique, directeur de recherche à l’Institut d’histoire du temps présent, affilié au CNRS, hors série de l’Humanité.