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art contemporain - occitanie - octobre novembre dĂŠcembre 2018 - numĂŠro 48


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abonnement 3 numéros par an 10 € Envoyez votre chèque (à l’ordre de BMédiation) et vos coordonnées à BMédiation 39 avenue Bouisson Bertrand 34090 Montpellier le site de la revue

acturama - des articles inédits sur l’actualité addenda - une sélection d’expositions archives - toutes les chroniques publiées


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Dès cette rentrée, deux nouvelles directions à la tête d’institutions prestigieuses : Nathalie Garraud et Olivier Saccomano au CDN – Centre dramatique national – de Montpellier et Marie Cozette au CRAC – Centre régional d’art contemporain – à Sète. Banco et Bingo ?

altéré par la lumière - Corinne Rondeau carré d’art, nîmes (30) raphaël zarka - Site archéologique Lattara, Lattes (34) mutations - CACN - Centre d’art contemporain de Nîmes, Nîmes (30) emmanuelle lainé - Frac Champagne-Ardenne, Reims vincent betbeze - Lauréat AIC - Aide individuelle à la création - Ministère de la culture, Drac Occitanie - Michaël Verger-Laurent kinshasa chroniques - MIAM, Sète (34) david coste et sébastien vonier - Maison des arts Georges et Claude Pompidou, Cajarc (46) a-chroniques - Benoist Bouvot silhouette - Dominique Rochet i’m back - Laurent Goumarre

offshore est édité par BMédiation 4 rue Chamayou 34090 Montpellier

Couverture : Défilé Dior Homme collection Printemps-Eté 2019. © Karim Zeriahen

directeur de publication : Emmanuel Berard rédacteur en chef : Jean-Paul Guarino

ont collaboré à ce numéro : Benoist Bouvot, Laurent Goumarre, Dominique Rochet, Corinne Rondeau, Michaël Verger-Laurent

site : offshore-revue.fr tél. : 04 67 52 47 37 courriel : offshore@wanadoo.fr ISSN 1639-6855 dépôt légal : à parution impression : JF Impression. 34075 Montpellier

crédits photos : Vincent Betbeze, Laurent Goumarre, Jean-Paul Guarino, Dominique Rochet, Corinne Rondeau, Pierre Schwartz, Raphaël Zarka, Karim Zeriahen

vous pouvez recevoir chez vous les 3 prochains numéros d’offshore en envoyant vos coordonnées et un chèque de 10 € à BMédiation, 4 rue Chamayou 34090 Montpellier


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altéré par la lumière corinne rondeau

Jon Nazca, photographe pour Paris-Match, immortalisait cet été le débarquement de migrants sur les plages d'Andalousie. La légende indique « La misère jaillit de la mer au visage des touristes ». À l'exception de deux enfants sur le côté gauche de l'image, c'est plutôt l'inertie des touristes qui frappe. Autre image, même immobilité. La légende indique « le regard stupéfait des estivants ». Ça tombe bien ils sont de dos. Le slogan du magazine « le poids des mots et le choc des images » a pris un coup de vieux comme le cul du naturiste, les bras sur les hanches. En regardant les migrants courir et l'ensablement occidental, on parie sur la nature qui fait toujours bien les choses : dans quelques millénaires quand la Méditerranée aura disparu, sous la pression des plaques tectoniques arabo-africaines, on se déplacera tous à la même vitesse, sans plus de plages et de Paris-Match. Point de vue du photographe : derrière les migrants et devant les touristes. Il embrasse tout ce petit monde mettant le regard du lecteur à distance, juste ce qu'il faut pour en rire ou pleurer. Or mieux vaut suivre Spinoza « Ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas haïr mais comprendre ». En feuilletant l'hebdomadaire, une série de photographies d'Alex Majoli, ancien reporter pour Magnum, m’est revenue à l'esprit. Il s'agit de SKÉNÉ, en référence au théâtre antique grec. Réfugiés à Lesbos, policiers fondant sur une foule au Brésil, évangélistes de rue au Congo, … Sans rien forcer d'un rapprochement formel, ni d'une dramaturgie à l'efficacité redoutable, entre jouissance du regard et frayeur de celle-ci, ces événements sont estampillés d'un ténébrisme à La Caravage. On pense tout de suite à une reconstitution. Pourtant, Alex Majoli ne compose pas, il échafaude un dispositif, une structure de quatre mètres de haut. On pense aussi à une prise de vue de nuit à cause de la profondeur sidérante des noirs. Or des flashes très puissants fixés à l'armature sont déclenchés à chaque prise. La réalité est au grand jour, et le spectacle, une nuit sourde où les cris et les gestes sont figés comme dans un tableau vivant. L'inondation artificielle de lumière qui renverse le jour en nuit fait signe à nos corps plombés sur le sable, à notre fétichisme des yeux face à cette scène de clair-obscur uniformisant, à notre évitement de la douleur toujours singulière, à notre incompréhension : la noirceur est toujours cachée dans la lumière. Ce renversement devient une hyperbole de notre incapacité à voir, celle que voulait reconstruire Robert Smithson avec des bouts de miroirs et la mer pour qu'ils se réfléchissent mutuellement. Alex Majoli n'a pas oublié que la vision est un dispositif autoritaire. Lorsque on se met au défi de rapporter la réalité, la meilleure manière de le faire est de construire un appareillage qui l'affirme, quitte à lui donner des airs de peinture ancienne, de mise en scène, d'histoire. Entre confusion et excès baroque, la vérité est toujours entre fiction et réalité. En termes de réception de l'image, la vérité a la forme d'une question toujours à reprendre « En quel temps vivons-nous ? » Car si la douleur actuelle des hommes se fige dans l'apparition d'une image du passé, inutile de s'enquérir du présent. La calamité est reléguée à l'arrière, sous nos culs nus ou endimanchés, les migrants peuvent continuer de courir. On n'a pas fait dispositif plus infaillible que celui de SKÉNÉ pour révéler la mise en scène de notre temps, de notre temps perdu dans la lumière.


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Corinne Rondeau est Maître de conférences Esthétique et Sciences de l’art à l’Université de Nîmes, critique d’art, collaboratrice à La Dispute sur France Culture.


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carré d’art, nîmes (30) picasso. le temps des conflits / lignes de fuite. 25 octobre 2018 - 3 mars 2019

Pablo Picasso. Massacre en Corée, 1951. Huile sur contreplaqué, 110 x 210 cm. Musée national Picasso, Paris. Photo © RMN Grand Palais (Musée national Picasso-Paris)/Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2018

Picasso. Le temps des conflits « Picasso-Méditerranée » est une manifestation culturelle internationale qui se tient de 2017 à 2019. Plus de soixante-dix institutions ont imaginé ensemble une programmation autour de l’œuvre « obstinément méditerranéenne » de Pablo Picasso. A l’initiative du Musée national Picasso-Paris, ce parcours dans la création de l’artiste et dans les lieux qui l’ont inspiré offre une expérience culturelle inédite, souhaitant resserrer les liens entre toutes les rives. Pour l’exposition à Carré d’Art, le Musée Picasso a consenti un prêt exceptionnel de 39 œuvres. Le choix pour Carré d’Art s’est porté sur les créations de Picasso dans les temps de troubles politiques de la seconde guerre mondiale jusqu’au remarquable tableau Massacre en Corée de 1951. Dès 1937, avec Guernica, se dessine pour Picasso une période d’engagement politique où est perdu tout espoir de retrouver une Espagne libre. Les temps troublés se retrouvent dans la plupart des sujets – portraits, natures mortes, paysages – qu’il aborde au cours de ces années. La violence s’impose de façon magistrale dans La Suppliante de 1937 et de nombreux portraits de Dora Maar mais aussi dans la série de femmes qui pleurent ou le Chat saisissant un oiseau. L’exposition propose également d’instaurer un dialogue entre les œuvres de Picasso et des artistes contemporains. Il y a, d’une part, au cœur même de l’espace consacré à Picasso la présence d’artistes qui portent ou ont porté un regard sur son œuvre. D’autre part, en miroir, l’exposition Lignes de fuite présente des artistes de différents horizons qui sont directement concernés par des conflits au MoyenOrient et en Europe de l’Est.


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Khalil Rabah. Acampamento Vila Nova Palestina, 2017. Détail, huile sur toile, 4 parties, 200 x 300 cm chacune. Courtesy de l’artiste et Sfeir-Semler Gallery, Beyrouth/Hambourg. © Khalil Rabah

Lignes de fuite En écho à l’exposition Picasso. Le Temps des conflits, l’exposition Lignes de fuite se propose de présenter quatre artistes qui comme Picasso en son temps répondent à l’urgence de conflits qui font l’actualité. Ils sont originaires du Moyen-Orient ou de l’Europe de l’Est. Parler de ligne c’est évoquer le mouvement mais aussi le transitoire. C’est une trajectoire ouverte même si elle n’est que très rarement droite et rectiligne. Au delà de l’urgence parfois vitale sous entendue par le terme de « fuite », Lignes de fuite fait référence à la nécessité d’échapper à une situation donnée mais aussi les possibles à construire. Ibro Hasanovic s’intéresse aux changements géopolitiques dans l’ancienne Yougoslavie et leurs conséquences en évoquant une mémoire à la fois collective et individuelle. Il s’intéresse à des micro-évènements en s’attachant avant tout à l’expérience d’individus. Dans The Procession, Adrian Paci a développé un travail sur les funérailles de dictateurs communistes de différentes nationalités et époques. L’artiste a rassemblé des fragments de vidéos qu’il a trouvées dans des archives d’État officielles et des reportages télévisés. Depuis plusieurs années, Mounira Al Solh collecte des histoires et des expériences personnelles provoquées par les crises politiques et humanitaires en Syrie et plus largement au Moyen Orient. Khalil Rabah a fondé en 1991 la Riwaq Biennale pour préserver la mémoire collective palestinienne. Depuis 1995, il développe le projet du Palestinian Museum of Natural History and Humankind. Ce musée fictif et utopique est un moyen de questionner la façon dont les sociétés construisent l’histoire.


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raphaël zarka site archéologique lattara, lattes (34)


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Figures 460 et 461 du livre de David Macgibbon et Thomas Ross, The Castellated and Domestic Architecture of Scotland, Volume V, 1892. Photo Raphaël Zarka, Lattes, août 2018 Raphaël Zarka. Spolium. Site Archéologique Lattara - Musée Henri Prades, Lattes (34) 13 octobre 2018 - 18 février 2019


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mutations cacn - centre d’art contemporain de nîmes, nîmes (30)

Annonciateurs d’une évolution sociétale par les formes qu’ils proposent, par leur appréhension du quotidien en tant que matière à penser, les artistes présentés dans « Mutations » sont à considérer comme porteurs d’une régénération. Charlotte Caragliu, Cassandre Cecchella, Sarah Deslandes, Huan Liu, Marion Mounic, Morgane Paubert et Maxime Sanchez rendent indivisibles empirisme et création pour matérialiser leur approche singulière du monde. Par l’exploration et l’interprétation de la substance de leurs expériences, les artistes s’avèrent être des anticipateurs : les augmentations physiques, morales et formelles qu’ils proposent sortent du cadre usuel pour mettre à l’épreuve de visibles changements. Des organismes hybrides émergent, les normes éclatent, l’ordre du commun est transgressé pour envisager de nouvelles perceptions du futur. Ce qui intrigue et pose sensiblement question c’est le caractère évolutif de chacune des œuvres, leur capacité à changer de peau, à muer, à s’adapter à un environnement pour survivre ou être de leur temps. Par la réinterprétation du commun, par l’utilisation de matériaux à contre-emploi, et par un intérêt pour l’objet et la matière recyclée, des primitivités contemporaines se décuplent et mutent, devenant symboles d’une transformation. Sarah Deslandes s’emploie à matérialiser la trace des consignes performatives invoquées dans la temporalité d’un vernissage, par son approche singulière du dispositif de monstration que représente l’exposition.

Maxime Sanchez Juracing (Série), 2018. Moulages en plâtre de fossilisations d’empreintes de dinosaures, impressions hydrographiques

Charlotte Caragliu évoque l’explosion des instances normatives par l’exhibition de corps qui n’ont plus rien de commun avec la notion de genre. Les organismes augmentés de Maxime Sanchez apparaissent comme les fossiles d’une archéologie du futur. Cassandre Cecchella révèle par l’effacement notre rapport aux objets de consommation. Les formes émergent dans le travail de Morgane Paubert. Des questionnements culturels se cristallisent dans celui de Huan Liu, tandis que les traditions deviennent véhicules de renouvellement avec les œuvres de Marion Mounic. Si notre société contemporaine tend à se lisser, à se complaire dans le conformisme, le rapport à l’identique et l’archétype, « Mutations » en est le contre-phénomène et entend reconfigurer le tangible pour supposer une nouvelle appréhension de la norme qui serait non-genrée, difforme et irréelle, en perpétuelle mutation. Marie Applagnat et Laureen Picaut CACN – Centre d’art contemporain de Nîmes - Nîmes (30) Mutations. Œuvres de Charlotte Caragliu, Cassandre Cecchella, Sarah Deslandes, Huan Liu, Marion Mounic, Morgane Paubert, Maxime Sanchez. Commissariat de Marie Applagnat et Laureen Picaut. 19 octobre - 15 décembre 2018


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emmanuelle lainé frac champagne-ardenne, reims

Emmanuelle Lainé réalise une installation inédite ; un gigantesque trompe-l’œil photographique qui joue avec la collection du FRAC ChampagneArdenne et l’histoire du lieu. Cet environnement immersif, composé de photographies à l’échelle 1 de salles historiques de l’Ancien Collège des Jésuites de Reims, permettent de sonder temporairement l’esprit du lieu et de faire fusionner la richesse patrimoniale et la culture actuelle. Avec les œuvres de la collection du FRAC Champagne-Ardenne, de : Caroline Achaintre, Saâdane Afif, Sylvie Auvray, Eva Barto, Claude Closky, François Curlet, Natalie Czech, Honoré D'O, Michel Dheurle, Jimmie Durham, Latifa Echakhch, Robert Filliou, Dan Graham, Raymond Hains, Hippolyte Hentgen, Pierre Huyghe, Pierre Joseph, André Léocat, Elsa Maillot, Nick Mauss & Ken Okiishi, Allan McCollum, Arno Rafael Minkkinen, Laurent Montaron, Jean Noël, Emilie Pitoiset, Lili Reynaud-Dewar, Clément Rodzielski, Glenn Rubsamen, Lara Schnitger, Joëlle Tuerlinckx


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Emmanuelle Lainé Est-ce que je me contredis ? C'est entendu alors je me contredis. (Je suis vaste, je contiens des multitudes). 2018. Série photographique FRAC Champagne-Ardenne, Reims Jusqu’au 16 décembre 2018 © Emmanuelle Lainé - FRAC Champagne-Ardenne


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vincent betbeze lauréat aic - aide individuelle à la création - ministère de la culture, drac occitanie

VERTIGE DES IMAGES - Michaël Verger-Laurent

Des hauteurs où nous nous pensons, il suffirait d'accomplir un pas en avant des projections de notre propre mythologie – de faire advenir notre science-fiction – pour éprouver le vertige de nos aspirations comme de nos prétentions confrontées au monde. Vincent Betbeze explore une des limites actuelles les plus criantes de l'art, à contre-courant certainement de ceux qui en font un marché s'auto-justifiant étroitement par sa seule viabilité économique. Mais en dehors de rapporter de l'argent, qu'a-t-il à dire sur le monde ? Quel est, non pas le message qu'il a à faire passer, mais la place qu'il a à tenir pour ne pas être un objet de consommation comme un autre ? Qu'il soit si difficile de répondre à cette question aujourd'hui en dit beaucoup sur l'absence de réflexivité d'une grande majorité de la production artistique actuelle quant aux questions qu'elle soulève – ou devrait soulever. C'est à ce problème que s'attelle Vincent Betbeze, en y mêlant une réflexion sur le cinéma, en tant qu'art de masse, et la production d'images, en tant que pratique maintenant universelle. Sa démarche procède en cela d'une prise de risque : il cherche à exposer la fragilité du statut artistique, du discours qu'il produit, là où d'autres luttent pour le graver dans le marbre ou profitent simplement de l'inertie acquise de sa sacralité ; il explore frontalement les nouveaux horizons qui se présentent, sans a priori moraux mais comme de réels questionnements sur ce qu'ils impliquent. Il y a dans toutes ses œuvres la même idée de créer une union précaire entre des éléments apparemment contradictoires – et par là même d'expérimenter l'incongruité relative de notre vécu technologique et surpeuplé d'images face à des éléments naturels demeurant presque douloureusement neutres. Non pas hostiles, mais indifférents, de simples bornes auxquelles mesurer notre éloignement actuel des conditions réelles de notre existence. Ceci étant posé, les rapprochements effectués prennent une autre dimension : notre propension à inventer une contre-vie, une vie rêvée, loin des contraintes effectives liées à notre statut d'êtres biologiquement limités, passe par le biais d'un imaginaire technologique et d'une narration toujours plus fantaisiste. Ensemble ils se développent par la production d'images, et l'omniprésence des appareils d'enregistrement. Comme si le fait de stocker indéfiniment ces images pouvait nous permettre de recouvrir entièrement le monde de nos fantasmes. On pourrait presque dire que Vincent Betbeze prend ce défi au sérieux – et c'est en cela qu'il interroge les limites de sa pratique, comme nos limites en tant que nous nous projetons dans le monde (et comme l'art devrait toujours le permettre). Cela passe par la mise en valeur de

l'instant de la confrontation entre ces deux forces, en tant qu'événement susceptible de démontrer la vanité de nos aspirations et de la forme qu'elles peuvent prendre. Premier pas salutaire pour changer d'attitude envers notre environnement. L'œuvre Rectify part d'une constatation simple : notre obsession pour notre propre image va jusqu'à explorer ses développements les plus morbides. L'effondrement de l'une des capitales industrielles du vingtième siècle, Detroit, a mené ce genre de fascination à son apogée. Est-ce pour éprouver un petit frisson d'angoisse ou pour nous rassurer quant à notre capacité de résilience ? La pratique s'est tellement répandue qu'elle a donné naissance à son propre vocable, le « ruin porn » (James D. Griffoen), évocateur de ce narcissisme qui ne tient en aucun cas d'une remise en question de nos agissements passés – simplement de la continuation du spectacle permanent, obéissant aux règles génériques de sa production. Vincent Betbeze va amener cette pulsion scopique un peu plus loin encore, jusqu'à exposer complètement la vacuité de la boucle qu'elle produit. Son procédé est retors : il demande au directeur du lieu d'exposition à venir d'écrire de sa main le mot « ruinporn » pour lui, avant de faire réaliser un néon sur ce modèle, qui sera ensuite détruit par le directeur lui-même à l'aide d'une télécommande pendant le vernissage de l'exposition ; à l'opposé de l'emplacement encore visible du néon et des débris jonchant le sol, ne restera ensuite qu'un petit Polaroid documentant l'état antérieur à la destruction. Le protocole est recommencé à chaque exposition du projet pour un résultat toujours différent, bien que procédant d'une même dynamique. L'accent est mis ainsi sur l'implication de l'institution à travers la figure de son directeur/conservateur à un geste ironique de création de sens (et accessoirement de valeur) par la mise en spectacle de cette voracité d'un regard dégagé de ses implications dans ce qu'elle a d'absurde. L'œuvre fait symétriquement circuler le dispositif de production artistique pour montrer qu'il n'est pas magiquement exclu per se du réel par la sacralisation qu'il représente, mais contribue plutôt à le fabriquer en rajoutant des couches peu distinctives d'images faisant simplement événement à celles qui existent déjà. C'est dans cette mise à nu du flux normatif tiré de la matière comme objet inerte du spectacle que se situe l'intérêt de Rectify.


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RECTIFY, since 2016 The shape of past to come #01 - Événement/sculpture activé pendant le vernissage, FRAC Occitanie, Montpellier, 15 novembre 2017 Néon mauve, transformateur, dispositif électromagnétique, prises télécommandées - Écriture et actionnement de la chute : Emmanuel Latreille. Photo Pierre Schwartz

Swan Lake mélange à nouveau dispositif technologique, référent naturel et production culturelle contemporaine comme médiateur improbable entre les deux. Un morceau du groupe de post hardcore The Blood Brothers intitulé Giant Swan fournit la matière à une réinterprétation libre du Lac des cygnes de Tchaïkovski. Celle-ci prend la forme d'une projection sur les vagues d'un océan filmé au crépuscule des paroles du morceau à l'aide d'un dispositif ad hoc, représentant ici la forme du simulacre humain producteur du réel ; l'appareil cinématographique ainsi évoqué, à la fois projecteur et enregistreur, institutionnalisé au point d'être totalement intériorisé agit comme un

surligneur « enrichissant » notre expérience du monde. De là une constatation : le regard s'est habitué à ce recouvrement des éléments naturels par nos productions, il le digère avec facilité et ne s'en étonne plus. Les rythmes visuels jouent cependant dans l'œuvre pour évoquer les temporalités différentes, celles des vagues comme celles de la chanson, et rappeler leur caractère irréconciliable – l'art n'est pas fait pour écraser la nature, l'image pour consacrer notre puissance. La mise en relation joue pour bousculer notre acceptation des évidences artificielles que nous créons sans arrêt autour de nous, comme de la fictionnalisation commode que nous appliquons à toutes choses.

SWAN LAKE, 2017 Film/intervention sur site, master digital 4K 25p , format 2:35, couleur, son, 6’30’’, boucle, dimensions variables


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Influenza Replicant Symbiosis, pièce sérielle dont le prototypage est à ce jour en cours, traduit une intention assez limpide. Elle peut se résumer en quelques mots à peine : il s'agit de clés USB modifiées pour abriter en lieu et place de leur capacité de stockage numérique le virus de la grippe. Le détenteur de ces éditions limitées peut hypothétiquement (s')inoculer la grippe si l'envie lui en prend – traduction littérale d'une volonté de créer de nouveaux circuits de diffusion pour l'œuvre d'art. Présenté ainsi, le dispositif peut paraître saugrenu mais il interroge le statut d'un produit technologique de consommation courante, symbolique de notre obsession pour le stockage numérique, par rapport au vivant sous une de ses formes les plus élémentaires. De nombreuses questions se dégagent de cette hybridation ramenée au liminal : que devient le biologique face à cette obsession ? Et si nous décidons de recouvrir le monde de nos productions, de remplacer un type de code par un autre, quelle est notre responsabilité par rapport au vivant ? Par rapport à la portion de nous qui reste malgré tout limitée par ses conditions d'existence ? La confusion active que nous entretenons entre nos rêves et la réalité crée un détachement des enjeux qu'elle soulève, une indifférenciation que la production artistique vient ici interroger. Par son ambiguïté même, par le pas en avant qu'elle franchit pour présenter les choses de façon anxiogène, enfin détachées du confort spectaculaire, l'œuvre de Vincent Betbeze s'y applique d'autant plus efficacement qu'elle se débarrasse d'un maximum d'apparats. D'un autre côté, elle creuse l'imaginaire d'une indifférenciation entre le numérique et le vivant, de la disparition des garde-fous entre la matière et sa copie virtualisée. Celle d'un virus comme moyen d'échange, ou comme véhicule d'une altération désirée de soi, instrument de passage à un autre état dans la lignée de ce que le numérique promet déjà fantasmatiquement à tous – une nouvelle manière d'évoquer le vertige à la porte de nos désirs. Dans la lignée de Swan Lake, Cold Wave permet une nouvelle fois d'explorer un rapport direct à un élément naturel dont la présence procède de l'indéniable – cet indéniable que nous parvenons juste-

ment à dénier dans la plupart des circonstances ordinaires de nos vies. Le projet, en cours de réalisation, entend soumettre un piano à queue au rythme des marées de l'océan Atlantique. L'élément technologique vient cette fois-ci du processus d'enregistrement de l'événement en lui-même, tandis que soudain, un artefact emblématique d'un certain raffinement de la culture humaine se retrouve nu et déplacé dans un environnement qui semble lui être hostile. Le procédé utilisé, le scope anamorphique, associe la toute puissance d'une image élargie à la soif de surveillance d'une capacité panoptique. Utilisé dès sa mise au point par l'armée comme par le cinéma, le scope traduit l'ambivalence entre le spectaculaire et l'obsession du contrôle chez celui qui voit – entre son désir d'être submergé par les images et celui de tout percevoir. La destruction progressive du piano joue de ce désir à plusieurs titres : elle s'inscrit en regard de la tradition des « piano burning » célébrés aussi bien dans des corps d'armée que dans l'art contemporain ; elle accentue la plénitude visuelle qu'elle dégage en tant que spectacle en forçant le spectateur à reconnaître son impuissance à agir pour empêcher cette lente « torture ». Cette procédure a également pour effet de mener à la production d'une forme de musique atonale (enregistrée par captation hydroacoustique), l'instrument activé par l'océan semble vouloir communiquer avec nous sur un mode inquiétant – ou bien moquant notre aspiration à l'éternité par ce jeu finalement dénué de sens. Cet étrange rituel pourrait bien être une célébration de l’épanouissement que nous promet la technique comme prolongement du monde mais elle s'accompagne immédiatement de sa dissonance implicite et grinçante. L'œuvre prolonge une dimension déjà présente en sourdine dans le travail de Vincent Betbeze, en développant une certaine poésie de cette mélancolie narrative, c'est-à-dire de la déconstruction abrasive des fictions de confort que nous nous offrons. Et si sous l'aveuglement induit par nos usages, des courants profonds de communication continuaient à circuler entre le monde et nous ? De ceux peut-être procédant d'un sens du divin auquel il nous sera toujours difficile de donner une forme facilement préhensible ?

INFLUENZA REPLICANT SYMBIOSIS Reconstructed Spanish Flu Virus A (H1N1), 1918 - document de travail, work in progress © Vincent Betbeze


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kinshasa chroniques miam, sète (34) Pour la première fois, dans le cadre d’une coproduction avec la Cité de l’architecture & du patrimoine à Paris, le MIAM accueille à Sète des artistes du continent africain venus de Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo et troisième ville d’Afrique, dont la majorité des habitants a moins de trente ans. Près de 70 créateurs, membres d’une génération nouvelle, dressent un portrait ultra-contemporain de Kinshasa telle qu’ils la vivent, la contestent ou l’espèrent. Pour la plupart ils ne sont que peu connus en France. Photographes, vidéastes, peintres, performeurs, bédéistes, slameurs et musiciens disent la densité, la dynamique et les imaginaires d’une mégalopole où se côtoient tours futuristes et vastes étendues auto-planifiées. Leurs regards révèlent des façons nouvelles, engagées, radicales de penser et de produire la ville. L’exposition propose une déambulation au travers de neuf chroniques qui permettent chacune d’aborder un aspect de Kinshasa sans pour autant prétendre à une vision globalisante : performance, musique, sport, paraître (la fameuse SAPE), spiritualité, capital(isme), débrouille, mémoire, et futur sont différents points d’entrée pour penser l’espace urbain kinois. Si Kinshasa, vue par ses artistes aujourd’hui, est un espace de possibles, Kinshasa chroniques est consacrée à tous ces différents possibles. Commissariat : Androa Mindre Kolo, Dominique Malaquais, Sébastien Godret, Fiona Meadows, Claude Allemand Scénographie : Jean-Christophe Lanquetin Ci-contre : © Gosette lubondo Imaginary trip7 MIAM – Musée International des Arts Modestes - Sète (34). KINSHASA chroniques. 24 octobre 2018 - 10 mars 2019


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Sarah VIALLE, Sylvain FRAYSSE, Vincent BETBEZE & guests De l’influence des rayons alpha 26 octobre – 8 décembre 2018

Galerie Vasistas 37 avenue bouisson bertrand – montpellier du mercredi au samedi 15h – 18h30


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david coste et sébastien vonier maison des arts georges et claude pompidou, cajarc (46) David Coste et Sébastien Vonier se connaissent, s’apprécient et abordent tous deux la représentation de l’espace et du paysage selon des démarches différentes, l’un plutôt sculpteur, l’autre plutôt dessinateur mais pas seulement, les choses s’inversent aussi à cet endroit. L’exposition Lieux-dits, à Cajarc et sous la houlette de Martine Michard, propose de composer une histoire où leurs univers singuliers se combinent et dialoguent, voire se confondent, acceptant même la surprise. Tous deux s’intéressent à l’image. Sébastien Vonier dans une dimension primitive du geste qui questionne l’informe, David Coste dans une perception du factice qui bouscule les liens entre réalité et fiction. Leur pratique solitaire est une sorte de havre d’inquiétude. Tenter de le partager, n’est pas exactement leur souci. Prendre le temps d’avancer, de travailler chacun de son côté, ne rien changer, se parler de temps en temps, se montrer des choses, en cacher d’autres, expérimenter à distance, tâtonner, tout changer. Ce qui les excite davantage dans le fait de faire ensemble, c’est de partager des intuitions communes, des combinaisons potentielles, ne pas tout comprendre, se confronter à l’ambivalence, à l’équivoque, voire au mystère. C’est la capacité d’inventer autre chose, quelque chose d’absolu et d’inattendu, pour construire à deux un paysage dans l’espace. David Coste MB Photo n°15, 2016. Impression jet d'encre, 130 x 130 cm.

Des paysages ont traversé mon enfance : la montagne, les sites industriels mais aussi des bases militaires et les parcs à thème… Tout cela a une influence sur mes recherches actuelles – les zones non préemptées, les espaces délabrés de la société et à l’inverse, les espaces très marqués par une uniformisation du monde, quand le décor devient un stéréotype du paysage, une sorte de cauchemar. Sébastien Vonier 9 juillet 2018, 2018. Fusain sur papier, 70 x 100 cm.

L’hiver dernier, j’ai ressenti le besoin de convoquer ces masses puissantes et informes que sont les rochers de la Pointe de Pern à Ouessant. Les marches nocturnes les faisaient apparaître partiellement à la lueur de la lune. J’ai gardé en mémoire ces présences à peine visibles, ces grands corps informes et monstrueux. Cest la première fois que je dessine réellement ; c’est avant tout une histoire de geste, de temps et d’expérience. MAGCP – Maison des arts Georges et Claude Pompidou - Cajarc (46). David Coste et Sébastien Vonier. 30 septembre - 9 décembre 2018


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a-chroniques benoist bouvot

Dynamiques miroirs En écoutant I Woke Up in a Fucked-Up America de Lonnie Holley, Let Night Come On Bells End The Day de Sarah Davachi, puis Breath for Organ de Eva-Maria Houben. La dynamique en musique est un phénomène audio-acoustique qu'on peut définir comme la différence entre le son le plus faible et le plus fort d'un même morceau. Pour prendre un exemple évident, le rapport qu'il peut y avoir entre le doux pianississimo du Boléro de Maurice Ravel et son fortississimo de la fin, les dynamiques n'allant pas nécessairement toujours crescendo bien évidemment. La notion de dynamique, si on la calque sur notre vie intérieure, peut se retrouver dans nos émotions, nos sentiments, nos expressions, et au fond peut-être est-elle transposable dans d'innombrables autres aspects de notre rapport au monde. La dynamique musicale ou sonore, quand elle est intentionnelle, semble nous dire : là il faut que tu écoutes dans les moments les plus faibles, et nous intimer dans les moments les plus forts : écoute ! Mais il y a l'entre-deux qui dessine le lien de ces points extrêmes et vient même parfois les définir. Un triple forte unique dans une pièce entièrement pianissimo, ou l'inverse, donne un sens d'évènement unique qui sera tout à fait différent si la pièce a plus de reliefs. Dans un autre registre, les multiples mouvements d'un morceau composé de sons continus sont autant de micro-dynamiques. Contre cette écoute active, qui peut parfois être juste un problème si les mouvements ne sont pas voulus ou désirables, la technique audio, et à sa suite l'industrie musicale, ont trouvé un outil qui réduit ces écarts, rapprochant le plus bas du plus haut, le plus faible du plus fort : la compression (à ne pas confondre avec la compression numérique, qui compresse des données autres entre les fréquences). Nous avons souvent fait l'expérience de la publicité radio qui ressort beaucoup plus fort que le reste, à tel point qu'en 2011 une loi a été adoptée en France pour limiter les niveaux de la compression publicitaire en télévision et les mettre au même niveau que les programmes. Mais le phénomène essentiel de l'arrivée de la compression dans l'industrie musicale, reste qu'elle a gommé les dynamiques dans les morceaux, dans l'espoir d'éviter les moments où l'auditeur perdrait le continuum en quelque sorte, obligé de tendre l'oreille pour des pianissimo. Une course au morceau, à l'album, le plus compressé et, pour faire un raccourci, le plus fort, qui nous a donc menée à un son qui se donne au détriment de la dynamique. Pour reprendre notre analogie subjective, il s'agit d'imaginer qu'on gomme l'intensité de nos émotions, nos sentiments, nos expressions, pour les laisser à un niveau médian, le plus fort possible. Une agitation continue où le trajet entre le plus bas et le plus haut perd tout son sens, et jusqu'à la possibilité même de faire sens, concentrant l'énergie sur la volonté de faire toujours également fortissimo. Ce qui se passe dans la post-production musicale commerciale avec la compression a certainement eu un effet direct sur le rapport de composition de nombreux nouveaux musiciens, avec beaucoup d'autres outils liés à la pratique numérique, ne laissant parfois plus la place au presque inaudible, et même au silence, transformant les geste de nuances instrumentales en layers (arrivées d'une partie instrumentale ou sonore) ou dans le meilleurs des cas en fades (mouvements de volume entrant ou sortant), et de cause à effet sur l'auditeur qui a accepté cette règle d'écoute. Un peu à la façon des miroirs, les EP, albums, morceaux, en gommant les dynamiques, ont joué un rôle symbiotique complexe avec les sociétés qui consomment de la musique enregistrée commerciale. L'écoute comme une connaissance, un travail et une transformation de soi révèle des états personnels ou de groupes, des effets de société, qui bien que souvent non-conscients, sont loin d'être anodins. Nous ne sommes pas présents de la même manière que l'on écoute un morceau ou un autre. Quelles dynamiques a-t-on écouté dernièrement ? Cette question est peut-être une clé qui reflète plus que la musique, et dit beaucoup de notre musique.


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silhouette dominique rochet

Transfusion Pull col montant en laine incrusté de veines tubulaires sur pantalon chiné extra large d’Arthur Michard.(Instagram : arthur_michard)


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i’m back laurent goumarre

Deux ou trois choses de mode qu'on a notées cet été. Oversized ? Balance ton corps ! Les vêtements ne nous touchent plus ! c’est comme ça qu’on peut comprendre l’oversized, au pied de la lettre : des vêtements qui ne nous collent plus, des fringues qui nous lâchent, bref des vêtements safe après des années skinny-merci-Hedi. Bien sûr que le vêtement large a une belle histoire : pantalons à pinces années 40, carrure football américain des années 80, mais comment ne pas voir aujourd’hui dans l’oversized comme un refoulé puritain pour une disparition du corps. Dans les années 80, les vestes s’épaulaient à grand renfort de paddings, les pantalons s’élargissaient déjà — réévaluation du style zazou — parce qu’il fallait prendre toute la place, prendre le pouvoir dans une société qui cédait aux valeurs du capitalisme triomphant. On jouait des épaules, personne ne pouvait plus nous ignorer, le vêtement était cette carrosserie qui nous imposait ; plus rien ne pouvait plus nous arriver. 2018, c’est une autre histoire, l’oversized n’a plus rien à voir avec le pouvoir, c’est une affaire de corps… qui disparaît. Un vrai tour de passe-passe, ni vu ni connu. Des vêtements plus grands que soi, des vêtements qui te dépassent, ça a un sens quand même. C’est lié à la crise ? oui certainement, comme, quand après la guerre, après des années de pénurie, les femmes ont dépensé des kilomètres de tissu pour se confectionner des jupes hyper larges à la Dior. Mais la crise aujourd’hui n’est pas qu’économique, elle est morale. En ces temps de « balance ton porc », l’oversized déclare « balance ton corps ». On ne veut plus rien voir, et Rihanna l’avait déjà bien compris en se fringuant représentant de commerce XXL à l’Elysée. « Ton père en short » Et puis volte-face : cet été, le short était redevenu short. Il était remonté tout en haut de la cuisse et nous a fait oublier des décennies de bermudas honteux (hypothèse haute) de pantacourts à la Kevin Federline (hypothèse basse) — que le monde merveilleux de la mode va bien sûr se hâter de pimper, style le coup des claquettes de piscine avec chaussettes. Mais au moins cet été, on était un peu tranquille, le mini short s’installait. On devrait dire le short tout court, celui qui rappelle les années tennis de Bjorn Borg, les années « c’est qui les plus forts, évidemment c’est les Verts ! » avec Platini en héros shortissime. Car voilà bien la réussite de ce nouveau short : son allure sport quand il prend bien la cuisse, ne flotte pas… ou pas trop, pour une silhouette « forever young », quand bien même les années passent, même pour Daniel Craig 007 depuis sa sortie de l’eau en boxer bleu dans Casino Royale.

C’est ça le miracle du mini short 2018 : quelques centimètres de tissu sexy pour rentabiliser des heures de gym… avec un mental d’acier, parce que c’est pas gagné ; un rapide coup d’œil sur un forum passionné par le sujet nous apprend 1. que « ça fait tapette », 2. « style sport ? tu veux dire les trucs portés par les filles dans les vidéos de fitness d'il y a 20 ans ? fais pas ça hein ! » 3. « le tout est qu'il qu'il fasse old school plutôt que gay pride ». Bon y’a du boulot ! Suprême forcément Suprême ? Les millennials s’arrachent tout ce qui est signé Suprême ? alors les autres marques ont accusé le coup à grands coups de collaborations où le seul nom de Suprême vise à pimper un luxe trop établi. Dont acte. Mais plus encore, Suprême a réussi un truc génial : faire de ses consommateurs des dealers. J’en connais — bon niveau social, excellent niveau scolaire — qui achètent la marque et la revendent avec profits sans perte. Suprême est une sorte de marque « action », au sens financier — que se refilent les jeunes sans avoir même besoin de la porter. Et c’est bien là la réussite de ce système de mode : se débarrasser des histoires de coupes, de couleurs, de design, bref de choses tellement 20e siècle, pour jouer sur un autre plan purement économique. L’important pour les Jeunes Suprêmes n’est pas de se fringuer, de posséder, mais de participer à l’industrie de la mode, de jouer en bourse. Ce sont des agents capitalistes qui parient sur le jeu économique sans passer par la case création. En cela les Jeunes Suprêmes sont peut-être aujourd’hui les meilleurs commentateurs et critiques de ce qui se passe aujourd’hui dans le milieu où le vêtement n’est déjà plus le sujet.

Laurent Goumarre est critique d’art, journaliste et producteur de l’émission Le nouveau rendez-vous sur France Inter du lundi au jeudi de 22h00 à minuit


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