Orfeo magazine N°19 - Édition française - Été 2022

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orfeo 19

M A G A Z I N E La guitare en Scandinavie Kenneth Brögger Thomas Fredholm Per Hallgren Yngvar Thomassen Leonardo Michelin Egil Haugland

N° 19 - Été 2022 Édition française


Arrive le 1er septembre ! Pour précommander votre exemplaire, cliquez sur le livre Format du livre : 22,5 x 30 cm (2 kg). 216 pages couleur 280 photos 1 plan en taille réelle Français/Anglais Prix : 90 € (hors frais de port)

Bruno et Catherine Marlat ont rassemblé, durant des années, une documentation importante sur le luthier René Lacote. Grâce à eux et pour la première fois, un livre retrace la vie de ce luthier et l’histoire de ses fructueuses collaborations. Il donne à voir l’évolution de son travail ainsi qu’une sélection d’instruments sortis de son atelier.

© OrfeoMagazine Directeur : Alberto Martinez Conception graphique : Hervé Ollitraut-Bernard – Éditrice adjointe : Clémentine Jouffroy Traductrice français-espagnol : Maria Smith-Parmegiani – Traductrice français-anglais : Meegan Davis Site internet : www.orfeomagazine.fr – Contact : orfeo@orfeomagazine.fr

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orfeo Édito

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M A G A Z I N E La Scandinavie est une région historique et culturelle d’Europe du Nord constituée de trois monarchies constitutionnelles : le Danemark, la Norvège et la Suède. Ces trois pays scandinaves sont tous héritiers d’un riche trésor de poèmes, de mélodies et de chants populaires. Ces rudes peuples de la mer, ces Vikings qui répandirent la terreur dans toute l’Europe au Moyen Âge, étaient sensibles à la beauté des hymnes et des chants pour célébrer leurs exploits. La guitare a malheureusement été longtemps absente de cette partie de l’Europe. Même s’il y a eu d’excellents luthiers au Danemark au xixe siècle, il faudra attendre les concerts de guitare classique d’Andrés Segovia et de Bob Dylan avec sa guitare acoustique pour assister à un vrai essor de l’instrument. Comme c’est souvent le cas, les luthiers auxquels j’ai rendu visite dans ces trois pays ne sont pas les seuls remarquables, mais des impératifs de temps et de distances, m’ont limité aux six représentants de la lutherie scandinave que vous trouverez dans ces pages. Bonne lecture. Alberto Martinez


La guitare en Scan

Guitare de 1812 du luthier Jens Nielsen Gade. Musikhistorisk Museum (Copenhague). À droite : ma route suivie pour rendre visite aux six luthiers de ce numéro.

© Arnold Mikkelsen

Dans les pays scandinaves, il n’y a pas une longue tradition de guitare comme instrument populaire. Le Danemark a probablement été le premier pays à s’intéresser à la construction de guitares classiques. Dans la famille des cordophones, la guitare-luth est l’instrument le plus représentatif de la Suède et le violon Hardanger est toujours le symbole musical de la Norvège.


ndinavie Danemark Au Danemark, comme dans de nombreux autres pays européens, la guitare est devenue un instrument très populaire parmi les amateurs au début du xixe siècle. Cela a fait surgir d’excellents luthiers tels que les frères Gade. Jens Nielsen Gade (1788-1854) et Søren Nielsen Gade (1790-1875) étaient les fabricants de guitare les plus prolifiques et les plus importants au Danemark à cette époque. Jens Nielsen Gade en particulier, avait une énorme production de guitares, de pianos et de harpes. La plupart des fabricants d’instruments danois du xixe siècle s’inspiraient des traditions autrichiennes et allemandes. Cependant, au fil du temps, certains fabricants ont tourné leurs regards vers la France.

Egil Haugland Leonardo Michelin

Yngvar Tomassen

Thomas Fredholm Per Hallgren

Kenneth Brögger

Suède La guitare-luth, également connue sous le nom de luth suédois, est un instrument de musique développé à partir de l’ancien cistre anglais et du luth, avec un deuxième manche et plusieurs cordes basses en dehors de la touche. Il est accordé et joué comme une guitare. La personne la plus influente dans le développement du luth suédois a été le luthier de la cour royale Mathias Petter Kraft (1753-1807), établi à Stockholm. C’est lui qui a ajouté le deuxième manche, comme un théorbe, remplacé les cordes en métal par des cordes en boyau et échangé le chevalet mobile par un chevalet collé à la table d’harmonie. Sur le cistre, les cordes étaient doubles, alors qu’elles étaient simples sur le luth


Guitare-luth suédoise moderne de 1931.

© Mikael Bodner

suédois. Il est possible que nous trouvions ici une influence de la guitare, qui, à la fin du xviiie siècle, abandonne les cordes doubles au profit des cordes simples. Norvège Le violon Hardanger est un instrument à cordes traditionnel considéré comme l’instrument national de Norvège. Dans sa conception moderne, ce type d’instrument est très similaire au violon, bien qu’il ait huit ou neuf cordes (plutôt que quatre comme sur un violon standard) et des bois moins épais. Quatre cordes sont disposées et jouées comme un violon, tandis que les autres, appelées cordes sympathiques, passent sous la touche et le chevalet. Elles résonnent sous l’influence des autres cordes. Le violon Hardanger est utilisé pour faire danser, tout en marquant le rythme fortement avec les pieds. Il était d’usage dans les mariages, que le violoniste conduise le cortège nuptial jusqu’à l’église. L’instrument est souvent très décoré, avec un animal sculpté ou une tête de femme faisant partie de la volute située en haut du chevillier, de nombreuses incrustations de nacre sur le cordier et la touche, et des décorations à l’encre noire appelées « rosing » sur le corps de l’instrument. Parfois, des morceaux d’os sont utilisés pour décorer les chevilles et les bords de l’instrument.


Exemple de violon Hardanger du xixe siècle.

© Victoria & Albert Museum (1), © The Met (2)

Têtes sculptées sur des violons Hardanger.


Le canal Nyhavn, au cœur de Copenhague, avec ses maisons colorées, ses restaurants et ses vieux bateaux en bois, est l’un des endroits les plus visités de la ville.



Kenneth Brögger, dans


la tradition espagnole Il vit à Birkerød, au nord de Copenhague (Danemark). Il a construit sa première guitare en 1974 et, en 2002, il a effectué une vaste restauration d’une partie de la collection d’instruments à cordes de fabrication danoise du Musée d’histoire de la musique. Kenneth Brögger entouré de quelques-uns des instruments de sa collection.


Un détail inhabituel : une tête en palissandre avec incrustation en érable.

“Mes influences : Torres bien sûr, mais aussi García, Simplicio et Fleta, les luthiers de Barcelone. ” Comment tout a commencé pour vous ? Kenneth Brögger – Dans les années 70 au Danemark, il y avait peu de personnes intéressées par la guitare classique, seulement quelques musiciens et quelques luthiers. Les luthiers étaient très secrets et ils n’aimaient pas partager leur savoir, mais je me suis rapproché de l’un d’entre eux, Yngve Barslev, qui m’a expliqué les étapes de base. Ensuite, j’ai fait plusieurs voyages en Espagne pour apprendre davantage sur les techniques du métier et la méthode de vernissage au tampon. À Grenade, je me suis rendu à l’atelier d’Antonio Marín et je lui ai demandé s’il pouvait m’expliquer comment vernir les guitares au tampon. Il m’a répondu : « OK, assieds-toi là et regarde comment je fais. » Je suis resté dans l’atelier pendant deux semaines à regarder Antonio travailler. Puis, un jour, il m’a donné une « muñequilla », de la gomme-laque et une table d’harmonie de guitare et il m’a dit : « Quand nous partons faire la sieste, retourne à ton hôtel, vernis cette table et

continue aussi le week-end. » Je l’ai fait jusqu’à ce qu’Antonio me dise : « C’est bon, maintenant ça fait professionnel. » Antonio était si gentil… Nous sommes restés amis, avec lui et les autres luthiers de l’atelier. Qui sont les autres luthiers qui ont eu une influence sur votre travail ? K. B. – Torres est le premier bien sûr. J’aime aussi les luthiers de Barcelone : García, Simplicio et Fleta et mon travail est influencé par tous ces luthiers. Je fais quatre modèles différents : deux copies de Torres, une guitare de 1890 en cyprès très simple qui faisait partie de ma collection et une de 1864 beaucoup plus décorée. Les deux sont des reproductions quasi exactes des instruments originaux. J’ai ensuite mon propre modèle et le Stradivari. Mon modèle a été fortement influencé par Torres et les grands instruments du début du xxe siècle espagnol. Récemment, j’ai un peu modifié la « plantilla » de la caisse pour lui donner une forme


Kenneth Brögger partage sa vie entre l’île de Majorque et le Danemark ; ici dans son atelier de Birkerød. Romanillos lui a fait découvrir la construction à la manière espagnole.



“Mes copies de Torres sont des reproductions quasi exactes des instruments originaux.”

Son modèle Torres de 1864.


“Je me suis inspiré de la décoration d’un Stradivari pour les filets de la table et la rosace de l’une de mes guitares.” plus harmonieuse, inspirée des guitares de Santos. J’ai régulièrement assisté à la foire annuelle des instruments de musique de Crémone (Italie) et il y a quelques années, j’ai vu un violon de Stradivari magnifiquement décoré, alternant des cercles et des losanges en ivoire. J’ai décidé de fabriquer une guitare avec le même motif pour les filets de la table et autour de la rosace, tout comme Stradivari l’avait fait. Mais, bien sûr, j’ai utilisé de l’ivoire de mammouth au lieu d’ivoire d’éléphant. Cette guitare est mon hommage à Antonio Stradivari. Quelle est votre méthode de construction ? K. B. – Au début, comme les autres luthiers danois, je suivais la méthode de construction du violon, avec la caisse séparée du manche. Après avoir rencontré José Luis Romanillos et suivi l’un de ses stages, j’ai commencé à le faire à la manière espagnole, avec la table et le manche ensemble dès le début. Maintenant, je suis convaincu que de cette manière, toutes les parties de la guitare sont mieux connectées.

Cercles et losanges alternés, une décoration inspirée de Stradivari.

Quels sont vos bois de prédilection ? K. B. – Pour les tables, je préfère l’épicéa au cèdre canadien. Je fais particulièrement attention à la qualité et à la façon dont le bois est coupé ; il doit être de première qualité et parfaitement scié sur quartier. (sciage perpendiculaire aux cernes d’accroissement de la bille de bois). Pour le fond et les éclisses, mon préféré est le


Préparation des motifs pour les filets et la rosace. palissandre brésilien, mais j’aime aussi le palissandre indien, le « pau ferro », l’érable et le cyprès, avec sa fantastique fragrance qui le rend tellement agréable à travailler ! J’ai également fait quelques guitares avec le fond et les éclisses en noyer, avec un excellent résultat sonore. Avez-vous des particularités à nous signaler ? K. B. – Il y a quelques années, poussé par David Collett (président de Guitar Salon International aux États-Unis), et après plusieurs jours à dessiner, j’ai développé une nouvelle tête de guitare plus personnelle. Parfois, je fais aussi une tête selon un vieux principe géométrique appelé « l’arc baroque polycentrique » : une combinaison de trois arcs.

Un autre détail inhabituel est le placage de la tête en palissandre avec une incrustation en ébène. En matière de fabrication de guitares, nous apprenons tout au long de notre vie. J’ai rendu visite à des luthiers à Valence, Grenade, Cordoue, Séville, Palma de Majorque (lorsque le luthier George Bowden y travaillait) et j’apprends toujours quelque chose d’eux. Il y a tellement de détails dans la construction d’une guitare, et tellement de façons de faire… Ndlr - Il est l’auteur de trois livres importants sur la lutherie au Danemark : Classical Guitar Making, Danish Guitar and their Makers et A life with guitars, qui sortira bientôt, avec des textes en danois et en anglais. Chevalet à six trous de l’un de ses propres modèles.



“Dans la construction à l’espagnole, toutes les parties de la guitare sont mieux connectées.”

Forme de la tête conçue selon une combinaison de trois arches.


Smögen, petit port charmant, à 150 km au nord de Göteborg.



Thomas Fredholm, de C. F. Martin à Romanillos Il a commencé à fabriquer des guitares à cordes d’acier dans les années 80 avant de passer à la guitare classique. Aujourd’hui, il fait les deux et il partage son temps entre son atelier de Göteborg (Suède) et sa résidence secondaire au Sri Lanka.



Un talon inhabituel pour une guitare classique.

“En Suède, chacun de nous, les luthiers, devait partir de zéro car il n’y avait pas de documentation.” Quelle a été votre formation à la lutherie ? Thomas Fredholm – Mon entrée dans la lutherie a été différente de celle de mes collègues en Suède. Mes origines musicales sont Bob Dylan et Neil Young, musiciens qui m’ont inspiré pour devenir le luthier que je suis aujourd’hui. J’ai commencé à fabriquer des guitares à cordes d’acier dans les années 80, principalement comme un hobby. L’amour pour la guitare classique est venu plus tard, en entendant des morceaux comme Recuerdos de la Alhambra et Cavatina joués par John Williams, et cela m’a incité à fabriquer des guitares classiques au début des années 90. J’ai deux amis ici qui sont des guitaristes classiques passionnés et c’est aussi grâce à eux que je me suis intéressé à la fabrication de guitares classiques. Maintenant, je fais les deux : acoustiques et classiques. Je suis un luthier autodidacte. En Suède, chacun de nous, les luthiers, devait partir de zéro car il n’y avait pas de documentation. Dans les pays du nord de l’Europe, on se sent isolé, il n’y avait pas beaucoup de luthiers de guitare ici. Alors

j’ai commencé à lire quelques livres et à approcher le milieu des luthiers de violon. Comment construisez-vous vos guitares ? T. F. – J’ai construit beaucoup de guitares suivant un plan de Torres. Principalement en suivant le barrage ; la forme et la décoration sont plus personnelles. J’aime aussi Simplicio. Je considère ses instruments comme les plus belles guitares jamais réalisées. À une époque, en cherchant plus de légèreté, j’ai fait environ vingt guitares à double table, en gardant toujours le barrage de Torres. Finalement, j’ai trouvé que cela ne faisait pas beaucoup de différence avec ce que je faisais auparavant. J’ai aussi arrêté de faire des double-tops parce que c’est trop compliqué, délicat, et que j’obtiens le même résultat avec une single-top. Avec les double-tops, vous ne pouvez pas tout contrôler et si vous avez une fissure sur la table, c’est très difficile à réparer. J’aime le son des Torres. Je ne pourrais jamais abandonner cela pour chercher plus de puis-


Son barrage est d’inspiration Torres, mais la forme de la guitare est plus personnelle.



« J’ai fait de nombreuses guitares avec des tables en cèdre mais je pense que je suis plutôt un luthier d’épicéa. »


Dans un coin de son atelier, deux Panormo, une authentique et sa copie faite par lui.

“J’assemble l’instrument et, à partir de là, je commence à l’harmoniser par tapotements.” sance. Je construis la caisse des guitares classiques à la manière espagnole, à l’envers, avec les classiques « peones », mais le manche est fait séparément et joint avec une queue-d’aronde. Je trouve que cette approche donne une meilleure qualité tonale à l’instrument. Quelles sont vos préférences pour les bois ? T. F. – Pour les tables, j’aime l’épicéa. J’ai fait de nombreuses guitares avec des tables en cèdre mais je pense que je suis plutôt un luthier d’épicéa. Pour le dos et les éclisses, les bois avec lesquels je travaille sont principalement des palissandres brésiliens et indiens. J’adore le cyprès mais, vous connaissez le problème, les guitaristes diront : « Je ne suis pas un joueur de flamenco. » Il y a un bois qui n’est jamais utilisé dans la fabrication des guitares classiques, que je n’ai pas essayé mais qui fonctionne très bien dans le monde des cordes en acier, c’est l’acajou. J’ai vu beaucoup de guitares acoustiques en acajou et elles sont extraordinaires. Une Martin en acajou des années 30, c’est mieux que tout !

J’ai du bois pour deux vies ! J’ai beaucoup de très vieux palissandre brésilien, des tables en épicéa d’Allemagne et d’Autriche qui ont quarante ans, et j’en ai d’autres des années 90 qui viennent d’Italie. En Suède, nous n’avons pas de bois vraiment parfait pour les tables d’harmonie. L’un des problèmes est probablement qu’avec le soleil de minuit et autant d’heures d’ensoleillement par jour, les arbres ont tendance à se tordre. L’autre problème, c’est que nos montagnes ne sont pas très escarpées et que le côté nord n’est pas complètement à l’ombre. Nous n’avons jamais eu d’industrie de bois de lutherie car la demande est trop faible. Même Goya, le fabricant suédois de guitares qui a connu un certain succès dans les années 60, importait toutes les tables en épicéa de Mittenwald ! Comment harmonisez-vous vos guitares ? T. F. – Il existe de nombreuses façons d’obtenir la tonalité que vous recherchez. J’assemble l’instrument et à partir de là, je commence à l’harmoniser par tapotements.


Ses guitares acoustiques sont inspirées des Martin d’avantguerre.


“J’écoute si le bois vibre, sinon je ponce un peu plus.” J’accorde les côtés, j’accorde le dos et j’accorde la table en tapant et en ponçant ou en grattant depuis l’extérieur. Je le fais en écoutant le son du papier de verre. C’est une méthode de luthier. J’écoute si le bois vibre, sinon je ponce un peu plus. Une fois que j’ai terminé, je vernis au tampon les instruments. Mes instruments n’ont probablement pas l’air aussi beaux qu’il y a quinze ans, car le ponçage de l’extérieur crée de petites bosses mais, si toutes les parties sont harmonisées, vous obtenez plus de volume et de musicalité. J’utilise cette méthode pour les deux types de guitares, celles à cordes d’acier et les classiques. Quel son avez-vous en tête ? T. F. – Je me souviens du magnifique son d’une guitare de Romanillos. L’entendre pour la première fois m’a époustouflé ; c’était un instrument fantastique qui m’a beaucoup inspiré. Il s’agissait exactement du son que je recherchais. J’ai également en tête une grande guitare de Torres, une guitare que j’avais entendue une fois

Pour le dos et les éclisses, il préfère les palissandres brésiliens et indiens.

lors d’un festival en Allemagne. Le propriétaire m’a donné le plan de cette guitare et j’en ai fait quelques copies. Il se passe quelque chose avec le vieillissement que l’on ne peut pas contrôler, mais je suis sûr que le son de la guitare change avec l’âge. Je pense que le vieillissement a plus d’influence sur le son que le jeu. Que diriez-vous de vos modèles ? T. F. – Mes acoustiques ressemblent aux instruments Martin d’avant-guerre, tant au niveau du son que de l’apparence. Je viens de terminer un modèle 0. La fabrication de guitares classiques a amélioré ma fabrication des guitares acoustiques car j’ai adapté la même technique d’harmonisation, la technique de ponçage que j’emploie habituellement pour la classique. Pour moi, C. F. Martin et Torres étaient des luthiers fantastiques qui étaient en mesure de faire passer les guitares de la qualité d’une Volvo à celle d’une Rolls Royce !

Deux fonds en palissandre pour des acoustiques modèle OM.


Rosace et filets avec des incrustation en nacre.


Per Hallgren, du luth à la guitare Il vit avec sa famille à la campagne, à 30 km à l’est de Göteborg en Suède. Autodidacte, il a construit près de trois cents guitares classiques, travaillant à temps plein depuis 1992.



Une pièce à part dédiée au vernis.

“Avant le vernis au tampon, je passe beaucoup de temps à jouer, à analyser et à régler le son.” Comment cela a-t-il commencé pour vous ? Per Hallgren – Je suis venu au monde de la guitare dans ma jeunesse en jouant de la guitare et du luth renaissance. Puis, en 1986, j’ai commencé à fabriquer des luths et des guitares à cordes d’acier mais comme j’étais surtout guitariste classique, je suis passé en 1990 à la construction de guitares classiques. Je trouvais que le travail de luthier correspondait très bien à mon caractère ; travailler à la campagne, en silence, est pour moi une source d’inspiration. Un jour, j’ai envoyé une lettre au Dr Bernard Richardson, un chercheur en acoustique de Cardiff (Pays de Galles), lui expliquant que jeune luthier, je voulais mieux comprendre le comportement acoustique des guitares. Un an plus tard, j’ai

reçu une grande enveloppe A4 contenant une pile d’articles qu’il avait écrits sur l’acoustique des guitares et une lettre personnelle qui se terminait par : « Ne pensez pas que vous pouvez trouver des réponses en mesurant et en analysant les résonances, mais cela peut vous aider à vous poser des questions plus intelligentes. » Lorsque je termine une guitare, avant le vernis au tampon, je monte les cordes et je passe beaucoup de temps à jouer, à analyser et à régler le son. Cette guitare qui vient d’être terminée, par exemple, a certaines notes que je ne Hallgren construit ses guitares dans un magnifique atelier, entouré de forêts.


Une fois les essais terminés, il enlève les cordes et fait le vernis au tampon.


“Je n’oublie pas que le plus important est ce que vous ressentez lorsque vous jouez.” trouve pas assez bonnes. Je vais donc vérifier les résonances de la table et du fond en utilisant un ordinateur pour mesurer les fréquences et un générateur d’ondes sinusoïdales afin de trouver où ajuster la table ou le fond. Mais Richardson avait raison, bien sûr. L’ordinateur et le logiciel ne sont que des outils pour aider à comprendre le puzzle acoustique. Vous devez trouver les réponses par vous-même. Si quelque chose doit être ajusté, il y a trois possibilités : si certaines zones de la table ou du fond sont trop rigides, j’enlèverai du bois ; si elles sont trop flexibles, j’ajouterai des petits brins pour les raidir, ou enfin, si quelque chose doit être modifié sans changer la rigidité, je peux ajouter du poids avec de petits morceaux de bois. En général, je construis de façon assez rigide pour avoir la possibilité d’ajuster les épaisseurs plus tard. Je teste toujours mes guitares, au moins pendant deux ou trois mois, car le bois d’une nouvelle guitare s’adapte lentement à la tension des cordes. Je joue, j’analyse et j’essaie d’améliorer le son et la réponse du mieux que je peux. Mais je n’oublie pas que le plus important est ce que vous ressentez lorsque vous


Son modèle simple, avec moins de décorations et une tête plus sobre.


Finitions très soignées et ajustages parfaits.

La tête caractéristique de ses modèles haut de gamme.

jouez. La guitare est un instrument de musique, les impressions de jeu sont donc plus importantes que n’importe quelles mesures. L’étape finale consiste à enlever les cordes et à faire le vernis au tampon. C’est pourquoi, dans mon cas, construire une guitare est plus ou moins un processus d’un an.

férence. Je construis toujours la même guitare depuis de nombreuses années : un barrage à sept brins avec deux barres harmoniques inclinées et pas de barre de fermeture du côté des basses. Je fais deux finitions : une avec une tête plus simple et moins de décorations pour proposer un prix plus bas.

Le vernis au tampon change-t-il le son ? P. H. – Oui, un peu, mais dans le bon sens, cela rend le son plus raffiné, plus doux.

Quelle est votre référence sonore ? P. H. – Dans les années 90, j’ai assisté à un festival de guitare où Roberto Aussel jouait avec une guitare de Daniel Friederich en épicéa et il m’a laissé examiner son instrument. Je me souviens encore de ce son, complètement différent de ce à quoi j’étais habitué. Après cela, tout ce que j’ai lu de Friederich a eu une influence sur mon travail. J’aime son approche scientifique.

De quelle manière faites-vous les guitares ? P. H. – Je les fabrique à la manière espagnole. J’utilise le même barrage en éventail asymétrique depuis plus de dix ans ; il n’a rien de particulier. Pour moi, l’important est de toujours utiliser le même barrage de base afin de pouvoir travailler sur les détails et harmoniser les résonances. Lorsque j’ai commencé à fabriquer des guitares, j’ai essayé différents barrages et méthodes de construction, mais lorsque vous changez trop de paramètres à la fois, vous n’apprenez rien sur les détails les plus fins qui font une grande dif-

Quels bois ? P. H. – Pour la table d’harmonie, mon bois préféré est l’épicéa. De l’épicéa suédois ? P. H. – Non, car nos arbres ne sont pas assez grands.


Placage en palissandre pour le dos de la tête. J’achète mon épicéa en Suisse ; je l’aime léger et rigide, avec des cernes de croissance pas trop serrés. Pour le fond et les éclisses, j’aime le palissandre indien, assez sobre, avec des veines droites. J’ai entendu dire que vous aviez fait une guitare en papier mâché… P. H. – J’ai fait une guitare expérimentale avec le dos en papier laminé et j’ai dû chercher de vieux journaux car ceux d’aujourd’hui sont trop petits pour la largeur de la guitare ! Seulement le dos, pas le dos et les éclisses comme l’a fait Torres. Les gens disent que Torres a fait cette guitare en papier mâché pour prouver l’importance de la table, mais nous ne savons pas ce que Torres pensait réellement. Pour moi, le dos est également important, il doit avoir des résonances qui fonctionnent en harmonie avec la table. Mon idée était d’utiliser du papier ordinaire, un matériau acoustiquement inerte, et de l’accorder grâce au barrage pour avoir les mêmes résonances que celles de mes autres guitares. La conclusion a été que cette harmonisation est importante et que c’est à vous de trouver la voie.

Un travail très minutieux et une élégante combinaison des couleurs dans sa rosace.


Hallgren préfère travailler avec l’épicéa pour ses tables d’harmonie.

“Seuls les double-tops extraordinairement bien faits sont plus puissants qu’une bonne guitare traditionnelle.” Des détails particuliers dans votre travail ? P. H. – Non, pas vraiment. Je veux que la guitare soit classique. Seule mon approche est moderne, avec l’accordage modal, la mesure de la rigidité, etc. Toutes les parties de la guitare sont connectées, elles fonctionnent ensemble. De petits détails peuvent avoir une grande importance. J’essaie donc d’avoir des points de contrôle pendant le travail de construction. À certaines étapes, je sais ce que j’attends des différentes parties, la rigidité, le poids, les fréquences de résonance… Cela m’aide à garder une qualité constante d’une guitare à l’autre. Comme je veux que le sillet du chevalet ait la même hauteur tout du long, je fais le manche avec une petite torsion pour avoir plus d’espace sous les cordes basses. Ce n’est pas seulement un détail visuel ; la force des cordes sur le sillet change avec la hauteur et je préfère avoir une

pression plus uniforme sur la table d’harmonie. Avez-vous fait des guitares double-top ? P. H. – Il est difficile de construire des doubletops parfaits. J’en ai fait plus de soixante et certains étaient assez réussis, mais ma conclusion est que seuls les double-tops extraordinairement bien faits sont plus puissants qu’une bonne guitare traditionnelle. Ils sont difficiles à harmoniser car vous n’avez pas de bois à travailler, les couches de bois sont trop fines. C’est comme du papier. Lorsque vous préparez une couche, elle est si fragile, que même la transporter de la machine à l’établi est effrayant ! Bien sûr, le Nomex est très stable et si vous voyagez beaucoup dans des pays où l’humidité est différente, une double-top est plus sûre. Mais l’âme est dans le bois… Et, pour moi, l’harmonisation est fondamentale…


« Pour moi, le dos est important, il doit avoir des résonances qui fonctionnent en harmonie avec la table. »


L’Opéra d’Oslo est situé sur le port de la ville. Le bâtiment fut conçu par le cabinet d’architecture Snøhetta et inauguré en 2008.




Yngvar Tomassen, à l’écoute de ses mains Il vit à Nesodden (Norvège), qui est facilement accessible en ferry depuis Oslo. Il construit des guitares depuis plus de vingt-cinq ans à la manière espagnole, mais de façon très personnelle.


Avant de fermer la caisse, il ponce le renfort d’éclisse avec un grand disque de papier de verre.

Où avez-vous appris à faire des guitares ? Yngvar Tomassen – Je suis un luthier autodidacte. Après avoir joué de la guitare classique pendant de nombreuses années, j’ai eu l’idée de me faire une guitare. En 1995, lorsque j’ai commencé à faire des guitares de manière professionnelle, il était difficile de trouver des informations sur la lutherie de guitare classique. Je me souviens seulement du livre écrit par Irving Sloane et de celui écrit par Kenneth Brögger. À l’époque, les guitaristes demandant plus de volume, j’ai commencé à faire les tables d’harmonie en « lattice ». Puis, à la recherche d’un son plus intéressant, plus complexe pour mes guitares, j’ai acheté un plan de la Torres SE 114 de 1888 réalisé par Jeffrey Elliott et je me suis orienté dans cette direction. C’était très intéressant car cela me donnait plus de possibilités pour harmoniser la guitare. Utilisez-vous des bois norvégiens ? I. T. – J’utilise du cèdre ou de l’épicéa canadien pour les tables et principalement du palissandre indien pour le fond et les éclisses. Le palissandre indien est l’un des palissandres les plus stables et il est bien adapté au climat norvégien. Ici, les

hivers sont longs et les maisons sont très chauffées. Dans mon atelier, je maintiens l’humidité autour de 40 %. J’aime aussi l’érable pour le fond et les éclisses. Il est très élégant et facile à travailler mais… plus difficile à vendre. Je ne travaille pas avec l’épicéa norvégien. Les bonnes planches sont trop étroites et la qualité n’est pas équivalente à celle de l’épicéa européen. Je commande l’épicéa chez Florinett en Suisse. Travaillez-vous à la manière espagnole ? I. T. – Je travaille à la manière espagnole… mais pas exactement. Je commence par le manche et les éclisses dans un moule. Ensuite, je colle la table avec des « peones », je retourne la guitare, je ponce le renfort d’éclisse avec un grand disque de papier de verre et enfin, je ferme la caisse avec le fond. Avant de vernir au tampon, je monte les cordes et, si nécessaire, j’harmonise les résonances de la guitare. Si une note n’est pas assez bonne, j’essaie d’en trouver la raison et la zone. Si je dois ajouter du poids, je cherche l’endroit en collant de la pâte à modeler à différents endroits de la table d’harmonie. Et si je dois enlever du bois, je le fais en ponçant le barrage. Pour moi, les notes les plus difficiles se situent toujours autour


Tomassen commence par le manche et les éclisses dans un moule avant de coller la table et le fond.



Il fabrique toujours plus ou moins la même guitare, comme si elle était pour lui, et il adapte ensuite certains détails selon les souhaits du guitariste. Table en épicéa, caisse en palissandre camatillo (dalbergia congestiflora).



Pour cette guitare, il a choisi du cèdre canadien pour la table et du palissandre indien (dalbergia latifolia) pour le fond et les éclisses.


Tête plaquée en palissandre indien à l’avant et en érable à l’arrière

Un barrage à sept brins, très inspiré de Torres. du si, du do ou du do# sur la première corde. Des détails particuliers dans votre travail ? I. T. – Je n’utilise pas trop de machines électriques, je préfère sentir le bois avec mes mains. Je ne prends pas de mesures, je fais confiance à mes mains et aux informations qu’elles me donnent. Je fais un placage à l’arrière de la tête pour des raisons esthétiques plus que fonctionnelles. Je n’ai pas plusieurs modèles, je fabrique toujours plus ou moins la même guitare comme si elle était pour moi et j’adapte ensuite certains détails aux souhaits du guitariste. Le marché de la guitare classique en Norvège est très petit. Je fais cinq ou six guitares par an et quelques réparations, ce n’est donc pas suffisant pour vivre et je suis obligé de travailler à temps partiel à l’extérieur. Pour nous, c’est un problème de ne pas faire partie de l’Union européenne. En tant que citoyen norvégien, les taxes et droits d’exportation rendent plus difficile la vente aux autres pays.


« Le palissandre indien est l’un des palissandres les plus stables et les mieux adaptés au climat norvégien. »


Leonardo Michelin Salo

Il a appris la lutherie en Uruguay mais il s’est installé à Hamar près d’Oslo (Norvège). Une bourse de l’Institut norvégien des métiers l’a fait changer d’orientation et il construit des guitares peu conventionnelles.


omon, l’anticonformiste


Il a étudié une vingtaine de guitares romantiques et fait plusieurs reproductions.

“J’ai toujours cherché à sortir du moule, à penser le métier d’une autre manière.” Où avez-vous appris la lutherie ? Leonardo Michelin Sal omon – J’ai été formé à la lutherie à Montevideo (Uruguay). La faible demande locale et la difficulté à trouver des bois de qualité, des vernis, de bons outils, rendaient le travail très compliqué. À cette époque, on avait accueilli un étudiant norvégien à la maison, avec qui j’étais devenu très ami et quand il a vu les difficultés que je rencontrais dans le métier, il m’a suggéré de venir travailler en Norvège. En 2002 j’ai déménagé à Oslo avec mes outils. Au début j’ai fait des petits boulots mais, très vite, j’ai recommencé à faire des guitares classiques. Afin d’élargir ma clientèle, j’ai commencé un peu plus tard à faire des guitares et des basses électriques. J’ai toujours cherché à sortir du moule, à penser le métier d’une autre manière, et cette diversité de construction a beaucoup enrichi mes techniques de lutherie. À ma surprise, le monde de la guitare électrique était aussi conservateur que celui de la guitare classique. En revanche, j’ai trouvé ma clientèle chez les bassistes, plus ouverts aux changements. Je jouais de la guitare mais je n’avais

jamais joué de basse. Mes instruments ont pourtant été bien reçus assez rapidement. Ensuite, j’ai obtenu une bourse de l’Institut norvégien des métiers pour étudier les guitares romantiques pendant trois ans. J’ai toujours aimé ces guitares et mon projet était de les étudier pour avoir une vision alternative de la guitare classique en me libérant du passé de la guitare espagnole et de cette demande de volume des guitaristes actuels. Le contact avec les guitares romantiques, pouvoir les mesurer, les entendre, m’a aidé à changer ma vision de la lutherie. Pendant ces trois années j’ai étudié une vingtaine des guitares romantiques et j’en ai fait plusieurs reproductions : Fabricatore, Stauffer, Coffe-Goguette, Pagés… Quelle influence cette étude a-t-elle eue sur votre manière de travailler ? L. M. S. – Avec la Pagés j’ai dû apprendre à travailler à l’espagnole, avec la solera et à commencer par le manche et la table. En Uruguay j’avais appris à la manière de Fleta, avec la caisse et le manche séparés, comme avec les violons. Encore aujourd’hui,


© Leonardo Michelin Salomon

Des barres de renfort en carbone : une idée qui vient des guitares viennoises, actualisée par le luthier anglais Gary Southwell.


Son modèle de guitare classique a été créé en partant de la feuille blanche.


“Et si la guitare avait suivi un autre chemin que celui de Torres ? Cette question a guidé mon travail.” je ne vois pas de raisons pour travailler d’une autre manière. À la fin de ces trois ans, pour mon exposé final, j’ai fait une guitare classique en partant de la feuille blanche, en incorporant des éléments intéressants que j’avais vus dans les autres guitares avec cette question en tête : « Et si la guitare avait suivi un autre chemin que celui de Torres ? » Cette question a guidé mon travail depuis. C’est le travail de Stauffer qui m’a ouvert le plus de voies et ma copie de Stauffer fut impressionnante par son volume et ses qualités sonores. C’est incroyable ! C’est une petite guitare, tout étroite, avec un diapason de 60 cm, des barres de renfort énormes ; c’est comme une anti-guitare par rapport à tout ce que j’avais appris ! La même surprise m’est arrivée avec la guitare de Coffe-Goguette ; la reproduction avait un très beau son, pas le son de Torres, c’est autre chose, mais aussi beau. Finalement, mon défi de fin d’études était : « Est-ce que je peux faire une guitare moderne, qui convienne aux besoins d’un guitariste contemporain, mais conçue d’une autre manière, qui ait suivi une autre évolution ? » Et quelle était la réponse ? L. M. S. – Ma guitare est construite avec des idées qui viennent de Coffe-Goguette, comme le barrage de la table, et de Stauffer, comme le manche réglable avec les renforts pour soutenir le tasseau

La rosace est faite à base de mastic (masilla) et de pigments colorés.


© Leonardo Michelin Salomon

Le barrage utilisé pour son modèle de guitare classique.

“J’ai dû apprendre à m’arrêter dans les finitions et ne pas faire plus que le nécessaire.” supérieur. La table et le fond sont épais, la caisse est petite, le diapason est court, tout est à l’envers de ce que j’ai appris à faire. C’est une démarche similaire à celle du luthier anglais, Gary Southwell. J’avais assisté à l’une de ses conférences en 2006 et j’avais beaucoup aimé ses idées dont l’une était d’employer des barres de renfort en carbone au lieu d’une seule en acier comme dans les guitares viennoises de dix cordes ou plus. J’ai dû apprendre aussi à faire les pièces métalliques pour l’articulation du manche, le vernis à l’ancienne, ne plus utiliser le papier de verre, m’arrêter dans les finitions et ne pas faire plus que le nécessaire.

Comme les guitares acoustiques avec finition « relic » ? L. M. S. – Non, je ne cherche pas à tromper les gens, je n’ai pas voulu faire comme ces reproductions des guitares anciennes qui sont parfaites, brillantes, comme sorties d’une usine. Les guitares anciennes ne sont pas comme ça ; l’aspect « fait main » est visible. J’ai commencé à travailler avec d’autres vernis (pas seulement à base de gomme-laque) et des pigments naturels. J’ai aussi essayé diverses recettes de vernis à l’alcool, le genre de vernis qui était utilisé en France dans les années 1800, et j’ai essayé de travailler au pinceau en plus du tampon.


Manche réglable à touche flottante.


Réplique en construction d’une guitare de Coffe-Goguette ca. 1830. Et si on parlait du bois norvégien ? Est-il bon pour la lutherie ? L. M. S. – La réponse à cette question est assez complexe. En Norvège, il n’y a pratiquement plus de vieilles forêts avec des arbres centenaires. Il faut remonter au xviie siècle, quand le bois norvégien fut exporté en énormes quantités pour reconstruire Londres après le grand incendie de 1666. Depuis cette époque en Norvège, on a continué à couper de plus en plus, et l’arrivée des machines n’a fait qu’amplifier le processus. Aujourd’hui, on considère que raser et replanter est la manière normale de gérer les forêts, mais ces coupes indiscriminées, extensives, appauvrissent les sols. D’autre part, la coupe se fait quand les arbres

Le luthier norvégien Lars Torressen, spécialisé dans les instruments baroques (luths, théorbes, guitares et vihuelas) n’utilise pas l’épicéa de son pays pour les tables d’harmonie, mais il emploie de nombreuses essences de bois locaux pour la caisse des instruments : l’if et le houx de Hardanger, l’orme de l’est de la Norvège et le bois des fruitiers pour les chevilles.

ont autour de quatre-vingts ans. Résultat : le bois n’a pas la qualité ni la taille suffisante pour la lutherie. Tout est fait pour l’industrie de la construction, du meuble et du papier. Des bâtiments datant des années 1700 ou 1800 sont faits avec des pins d’une qualité fantastique, des arbres de trois cents ans ou plus, et aujourd’hui les charpentiers ont du mal à trouver les bons arbres quand ils doivent les remplacer. Je pense néanmoins que nous pouvons faire des tables d’harmonie avec un bon épicéa norvégien mais en trois ou quatre morceaux et je suis convaincu qu’il est possible d’obtenir un beau résultat visuel, même si c’est imparfait, comme l’ont compris nos collègues luthiers du violon.


Table d’harmonie faite avec quatre morceaux d’épicéa norvégien.

Réplique d’une guitare anonyme de Mirecourt du début du xixe siècle.


La route qui relie Oslo à Bergen passe par des plateaux à plus de 1 000 mètres d’altitude.




Egil Haugland, le musicien Il est luthier, guitariste et professeur au collège de Bergen, sur la côte ouest de la Norvège. Il a suivi plusieurs stages de lutherie de José Luis Romanillos et il a construit quatre instruments avec lui.


“J’ai fait quatre guitares avec José Romanillos à Sigüenza.” Comment avez-vous commencé ? Egil Haugland – Dans ma jeunesse, je jouais avec des guitares acoustiques. C’était l’époque de Bob Dylan et des « singers-songwriters ». Mais plus tard, après avoir écouté des enregistrements d’Andrés Segovia, je suis passé à la guitare classique. Dans les années 80, j’avais une guitare fabriquée par José Luis Romanillos, « Marieta », et j’étais très impressionné par sa construction. Un jour, je l’ai vendue… et je l’ai regretté plus tard. Dans les années 90, ma guitare Martin Fleeson avait besoin d’être réparée et je suis allé voir un ami luthier. Quand je suis arrivé dans son atelier, il travaillait sur une guitare classique et j’ai été séduit par ce qu’il faisait. J’ai toujours aimé l’artisanat, surtout avec le bois et je lui ai demandé s’il pouvait m’apprendre à faire des guitares. Avec son aide et quelques livres, j’ai construit mes premières guitares. Puis, en 2001, j’ai été très intéressé lorsque j’ai entendu dire qu’il y avait un stage organisé par José Luis Romanillos. J’ai assisté à quatre de ses stages : en 2001, 2002, 2005 et 2006. J’ai donc fait quatre guitares avec José à Sigüenza. C’étaient des expériences inoubliables. Romanillos a donc été votre première grande influence… E. H. – Romanillos et le son de la guitare de Julian Bream ! Je suis très sensible à la voix des instruments, à leur son, à leur timbre. Cela peut être une voix humaine, une clarinette ou un piano, je suis très sensible à la qualité de l’instrument lui-même. Un instrument doit être un outil pour s’exprimer, et certains sont mieux adaptés à votre personnalité. Carles Trepat représente pour moi l’essence sonore de Torres. Il est venu à nos stages en 2005 et


Guitare de 2005 faite pendant le stage de Romanillos à Sigüenza (détail de la rosace en page de gauche).


Autres détails de construction de la guitare faite pendant le stage de Romanillos en 2005.



Les étiquettes de Haugland sont dessinées et coloriées à la main.

2006 et il a joué avec toutes les guitares construites pendant les stages. C’était fantastique d’entendre nos guitares jouées par un tel guitariste. Que pouvez-vous dire sur les détails de vos guitares ? E. H. – La guitare du stage de Romanillos 2005 est restée mon modèle de base. Je fais un autre modèle, plus Torres, mais un peu inspirée aussi par José Ramírez III, notamment celles des années 60 et du début des années 70. Ma façon de construire est très proche de celle de Romanillos : la plantilla, la solera et ainsi de suite, viennent de lui. Lorsque vous construisez en suivant le plan de la guitare qu’il avait faite pour Julian Bream, le barrage donne beaucoup de liberté à la table d’harmonie et j’ai commencé à rechercher un meilleur contrôle sur les deux premières cordes. Pour les quatre ou cinq dernières guitares que j’ai construites, j’ai fait le barrage plus comme Torres et avec une barre harmonique inclinée, comme José Ramírez III. Je travaille également sur le chevalet. Si vous regardez le chevalet de Romanillos, devant le sillet il y a environ 4 mm de bois ; le sillet de la Ramírez est plus au centre du chevalet, il y a plus de bois devant et l’angle des cordes est plus raide. C’est dans cette direction que je me suis orienté. J’ai aussi fait quelques expériences avec différentes longueurs de cordes, jusqu’à 660 mm ; mais toujours avec du nylon car je trouve le son des cordes en carbone trop sec.


Guitare de 2018 : tête en wengé, fond et éclisses en plusieurs morceaux de palissandre.


Diplômes et souvenirs des stages chez Romanillos.

Quels sont vos bois préférés ? E. H. – Je suis très conservateur. Pour la table d’harmonie, je préfère l’épicéa ; je n’ai fabriqué qu’une seule table en cèdre il y a de nombreuses années. Pour le fond et les éclisses, j’aime le palissandre. Pour le manche, j’utilise le cèdre espagnol ou l’acajou et, parfois, j’utilise un bois local de Norvège, comme le bois de cerisier du jardin de ma maison à Sveio, dans le Sunnhordland. Je n’ai pas l’esprit d’un chercheur, je travaille plutôt de manière intuitive. En tant que luthier, je suis profondément motivé, mais je suis aussi guitariste. Mon intention n’a jamais été de devenir un luthier à succès. La combinaison des deux est très difficile : les deux activités sont des occupations à plein temps, très chronophages. Il faut du temps pour fabriquer des guitares de haute qualité et en tant que guitariste j’ai besoin de nombreuses heures de pratique quotidienne ; je suis également professeur adjoint à l’Université de Norvège occidentale de sciences appliquées. Vous avez ici une guitare étrange, qu’est-ce que c’est ? E. H. – C’est une guitare ergonomique. C’était une demande d’Eline Dalseth,

une étudiante qui préparait son master en ergonomie et qui m’a demandé si je pouvais faire une guitare suivant certains principes ergonomiques afin d’obtenir un plus grand confort de jeu. Nous avons beaucoup discuté sur la manière de le faire sans perdre les qualités de l’instrument. La forme est inhabituelle mais je l’ai construite de manière classique, avec une solera, un joint en V, etc. Elle a été conçue pour fonctionner avec amplification. Harmonisez-vous vos guitares ? E. H. – Lorsque le son n’est pas assez bon, je sens que je dois faire quelque chose pour l’améliorer. Parfois j’ai changé le dos, la table d’harmonie ou le chevalet… Les luthiers de violon ont le même problème avec l’âme du violon : ils changent sa position de quelques millimètres parce que peut-être… C’est mon caractère. Quand je termine une guitare, je commence à me demander si je fais ceci ou cela… Maintenant, j’ai arrêté avec ça, parce que plusieurs fois je suis allé trop loin et j’ai détruit beaucoup de guitares en essayant d’en améliorer le son !

Haugland avec la guitare ergonomique.


La guitare ergonomique : tête en noyer, manche en acajou, fond et éclisses en wengé.


Bergen. Ville enclavée dans les fjords de la côte ouest de Norvège et dernière étape de mon périple.



Paris, juillet 2022 Site internet : www.orfeomagazine.fr Contact : orfeo@orfeomagazine.fr


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