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OR NORME STRASBOURG / L’INFORMATION AUTREMENT

numéro 17 / juin 2015

STRASBOURG /// LE L A B ORATOIRE DES P OS S IB L ES ARDÈCHE /// 28 PAG ES S P ÉCIA L ES ORNORME STRASBOURG / juin 2015

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DOSSIER

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E DI TO PAR JEAN-LUC FOURNIER

/// JOIE DE VIVRE C’est avec jubilation que nous vous avons concocté ce n° 17 d’Or Norme, celui de l’été 2015. Il s’ouvre sur un entretien exclusif que nous a accordé Pierre Rabhi dans sa maison ardéchoise où il est arrivé il y a un demi-siècle et où, depuis, il prouve jour après jour la pertinence de son combat de toujours, sa lutte qui, au fond, tient en cette seule et magnifique phrase qu’il martèle souvent: « Plutôt que proclamer des vérités interprétables de mille manières selon les convenances de chacun, je préfère nous inviter mutuellement à nous unir pour servir et promouvoir des valeurs simples telles que la bienveillance à l’égard de ceux qui nous entourent, une vie sobre pour que d’autres puissent vivre, la compassion, la solidarité, le respect et sauvegarde de la Vie sous toutes ses formes ». Quel fabuleux destin que celui de cet homme âgé aujourd’hui de 77 ans dont la parole et l’exemplarité obstinées fascinent tant de gens… C’est une semaine de reportages en Ardèche qui nous a offert le bonheur de le rencontrer là où il vit. Pourquoi l’Ardèche ? D’abord parce que chaque numéro d’été vous propose une halte sur la route de vos prochaines vacances. Cette année, c’est cette région étonnante qui a retenu notre attention. Car là-bas, il y a 36 000 ans, vous vous rendez compte, 36 000 ans…, des hommes ont osé pénétrer dans une grotte sombre et inhospitalière et, tout au fond de ses entrailles, ont tout simplement inventé l’art ! La grotte Chauvet a été découverte il y a 21 ans et une somptueuse réplique vient d’ouvrir ses portes. Oh ! nous y sommes allés avec prudence, par crainte de plonger dans une sorte de Disneyland de la préhistoire. Il n’en est heureusement rien, à condition cependant d’être un tantinet malin. On vous dit tout dans les pages spéciales de ce numéro. Et nous avons rencontré en Ardèche des gens passionnants et chaleureux ainsi que des lieux à couper le souffle. Lisez, vous serez conquis, et mieux encore, inscrivez cette étape dans vos prochaines pérégrinations estivales ou automnales…

Ce numéro 17 d’Or Norme, avec son thème « Strasbourg, le laboratoire des possibles », fait également la part belle à celles et ceux qui pensent la ville autrement, dans tous les domaines. Nous aimons chaque année partir à la rencontre de ces audacieux et passionnés… Et puis, il y a tous ces autres sujets, à l’image de notre rencontre avec « Sasha Loup, le petit garçon qui n’avait pas de larmes », qui font d’Or Norme ce trimestriel unique à Strasbourg qui, depuis 17 numéros, a l’audace d’exister à contre-courant. Là où la pensée unique des marketeurs de tous poils vante la lecture zapping, nous donnons toute sa place au texte. Là où règne le standard des images racoleuses et branchées, nous mettons en valeur les réalisations de nos propres photographes et celles d’autres artisans de l’image au talent intact. Là où pullulent ces détestables publi-reportages, nous préférons, quant à nous, nous assumer pleinement. C’est que, voyez-vous, nous sommes une agence de presse, nous informons, nous ne produisons pas de la com… L’aventure de Or Norme s’apparente à un match de boxe. Nous sommes toujours debout après 17 rounds, puisque vous nous lisez. Et nous le serons encore après le 18ème round de septembre prochain, puisque la fidélité de nos annonceurs et de nos lecteurs ne se dément pas. D’ici là, un été aura passé. Nous vous le souhaitons plein de sérénité et de joie de vivre. Comme celle de Pierre Rabhi… Bonne lecture. Et restez Or Norme !


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SOMMAIRE J U IN 2015

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36 - DOSSIER STRASBOURG LE LABORATOIRE DES POSSIBLES

06 - ENTRETIEN AVEC PIERRE RABHI

12 - ARDÈCHE

PAGES SPÉCIALES

37 - LE MOTEUR NUMÉRIQUE 42 - LUC SCHUITEN 44 - HABITAT PARTICIPATIF 48 - LE DÉFI DU NEUHOF 52 - ECO2WACKEN 54 - YEA ! 57 - THIERRY DANET STRASBOURG MUST BE BUILT 62 - EMMANUEL GEORGES 18 - LA GROTTE CHAUVET 20 - LA CAVERNE DU PONT D’ARC

64 - LES VOIX DE LA FM

25 - ANTRAÏGUES

74 - JEAN HANSMAENNEL

28 - JEAN-PAUL LAFFONT

82 - AUSCHWITZ

30 - INGE DE JONGE

88 - PORTFOLIO SIMON BUGNON

32 - SIMON BUGNON 34 - NOS BONS PLANS


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ENTRETIEN

Pierre

RABHI

/// ENTRETIEN JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS PATRICK LAZIC - MÉDIAPRESSE

“ UN MOUVEMENT EST EN MARCHE ET IL NE S’ARRÊTERA PAS ”

Arrivé d’Algérie comme tant d’autres à l’aube des années 60 pour pallier au déficit de mains ouvrières dont souffrait la France, Pierre Rabhi est devenu agriculteur puis biologiste, essayiste et est aujourd’hui considéré comme un véritable philosophe dont l’expérience concrète et la profonde réflexion montrent la voie à suivre. Pionnier de l’agro-écologie, il porte haut le concept de la « sobriété heureuse » en France et dans le monde entier où il est très souvent invité. Rencontre et entretien dans sa demeure de l’Ardèche méridionale avec un homme lumineux et inspiré… Merci de nous recevoir chez vous, dans cette maison où, il y a cinquante-deux ans aujourd’hui, vous avez débuté le parcours fantastique qui a été le vôtre. En arrivant en France en 1960, votre destin aurait dû vous mener à travailler à perpétuité à la chaîne, comme tant de vos compatriotes algériens. Il n’en fut rien… « Au bout de peu de temps en effet, la notion de liberté a provoqué une vraie remise en question dans mon esprit. Je me suis rendu compte très lucidement de la vraie réalité du monde du travail

en usine. On ne nous proposait rien d’autre que de troquer notre existence contre un salaire et d’accepter de devenir un esclave contre une poignée de billets. Un système carcéral insupportable  ! Une véritable rupture avec le vivant car l’être humain n’existe vraiment qu’avec ce rapport direct qu’il entretient avec la nature qui l’entoure. Avec Michèle, qui est devenue plus tard mon épouse et que j’avais rencontrée dans cette usine où j’avais commencé à travailler, nous avons nourri le rêve de fuir ce système qui nous emprisonnait. Nous avons assez vite pensé à l’agriculture. Et nous avons fini par dénicher notre espace de vie, en Ardèche. Rien n’a été facile, ici… Vous savez, je n’étais pas destiné à devenir agriculteur : quand j’étais petit, en Algérie, je n’étais qu’un petit prédateur qui allait chaparder les dattes sur les palmiers. Le travail du fellah (le paysan en arabe – ndlr) ne m’intéressait pas du tout… Quand vous êtes devenu agriculteur au début des années soixante, d’autres réalités vous sont également très vite apparues… Il m’a fallu apprendre à cultiver, je n’y connaissais rien. Il m’a fallu aussi prendre la mesure de cette terre d’Ardèche. Vous avez vu ces innombrables murets qui parsèment les paysages par ici. Ils ont été construits par des générations d’agriculteurs pour qui ce fut le tout premier travail. Et pour moi, ce fut la même chose car cette terre était littéralement envahie par les cailloux En fait, on cumulait tous les critères négatifs : cette terre de rocaille, l’eau qui était rare, il n’y avait pas l’électricité –il nous a fallu attendre 13 ans pour l’avoir- et le téléphone était inconnu. Quand on est allé frapper à la porte du Crédit Agricole pour obtenir un prêt pour

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acheter nos terres, ils nous ont pris pour des fous  ! A cette époque, les jeunes fuyaient la terre où ils étaient nés, et leurs parents les y encourageaient : ne reste pas dans l’enfer paysan, disaient-ils. Il fallait avoir une solide conviction chevillée au corps pour ne pas se décourager. Souvent, on me disait : vous allez crever de faim et vous allez faire crever votre famille. Et moi, je répondais simplement : mais ce lieu est tellement beau ! Je voyais bien que cette notion de beau, mes interlocuteurs s’en foutaient vraiment – d’ailleurs, c’est encore souvent le cas aujourd’hui- mais moi, je ne savais que leur dire une chose : c’est là que nous voulons être ! Il nous a fallu mobiliser toute notre énergie pour nous permettre de faire prospérer cette terre, notre terre. Puis les enfants sont arrivés. On leur a offert la liberté la plus large possible : on les a fait participer très vite à notre survie, ils ont appris à élever les chèvres, à les traire. Ils ont participé à notre aventure. On leur répétait sans cesse que la beauté du lieu nous donnait du courage ! Heureusement, on m’avait appris à me servir de mes mains. Ces mains-là ont soulevé, poussé, tracté, cloué, scié et finalement bâti beaucoup de choses et nous ont fait économiser beaucoup d’argent. L’homme est ainsi fait : quand il sait se servir de ses mains, il peut survivre à bien des circonstances. Ce fut mon cas. D’ailleurs, aujourd’hui, on n’apprend plus guère aux jeunes enfants à se servir de leurs mains. Moi, je vois là un vrai handicap. Quand avez-vous pris conscience du mauvais sort qu’on réservait à la terre que vous cultiviez ? Très vite. Ce fut comme une révélation, en fait. Les pesticides, les engrais, être obligé de mettre un masque

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pour traiter les arbres fruitiers… Tout cet arsenal guerrier, c’est une évidence, était tourné contre la vie L’agriculture, qui était censée nourrir nos vies, était en train de nous tuer ! Le summum absolu de la contradiction, une incroyable absurdité. Je me suis brutalement rendu compte de tout ça et j’ai compris qu’il me fallait apprendre à cultiver autrement. Les cours de base, je les ai suivis à la maison rurale familiale et puis je me suis plongé dans les livres, notamment ceux de Steiner et Pfeiffer, qui m’ont fait approcher la biodynamie. Quelle bouffée d’air ! Je n’avais pas peur d’apprendre tout cela, je savais qu’il allait me falloir tout découvrir par moi-même. Un paysan ne se fait pas du jour au lendemain. Je suivais en fait une voie initiatique… Mon passé a fini par vraiment compter. Très tôt, les hasards de la vie ont fait que j’ai été élevé dans une famille d’adoption et que j’ai grandi dans un monde chrétien après être né

produit pas un système intelligent quand la pseudo-intelligence est utilisée pour des instincts de mort, la fabrication de missiles, de chars, de la bombe atomique. L’humanité est capable de produire sa propre apocalypse finale. (Soudain, Pierre Rabhi se met à rire – ndlr-). Eve nous a foutus dans un merdier pas possible depuis qu’elle a croqué le fruit défendu. Et Adam, du coup, est dans le merdier aussi… Tout notre mode de pensée a été fabriqué à partir de ça. A partir de l’erreur, l’homme tente à tout prix de fabriquer des certitudes auxquelles se rattacher. L’angoisse s’enkyste dans sa tête et pour l’assumer, il y a l’argent, le pouvoir, la domination, le meurtre même. Si j’ai « bien » tué, on me décore, on parvient donc ainsi à rendre le crime somptueux. Quel cloaque ! La crétinisation de l’humanité fabrique des hommes malléables qui n’ont qu’une obsession : acheter, acheter et encore acheter ! Tout ça pour tenter d’exorciser leur angoisse. Et malgré tout, la consommation d’anxiolytiques, particulièrement en France, bat des records… Un temps, vous évoquiez la décroissance mais ce mot, vous ne le prononcez plus. Pourquoi ? En effet, je parle de la sobriété heureuse. La décroissance est un mot qui portait à confusion. Mon analyse est objective, je crois : on produit de 30 à 40% de choses strictement inutiles alors que l’indispensable n’est pas assuré pour tous les êtres humains qui vivent sur la planète. 20% des humains consomment autant que les 80% restants. C’est absurde, non ? Ces incohérences sont tellement enracinées… Quand j’ai écrit « Vers la sobriété heureuse » en 2010, mon éditeur estimait que si nous vendions 30 000 exemplaires de cet essai, ce serait fabuleux. Nous en avons vendu 300 000 ! C’est bien la preuve qu’un mouvement est en marche et qu’il ne s’arrêtera pas. Cela veut tout simplement dire que de plus en plus de gens ont compris que la joie ne s’achète pas. J’ai vu de mes yeux vu la noblesse de la pauvreté lors de mes séjours au Burkina Faso par exemple. Dans ce pays, un des plus pauvres du monde, les gens chantent, ils dansent, ils rient alors qu’ici, nous sommes sous anxiolytiques. Nous baignons dans l’absurdité, nous y sommes même enlisés. Rappelez-vous la leçon de Diogène, ce philosophe grec qui prônait l’ascèse. Quand l’empereur Alexandre-le-Grand a souhaité le rencontrer, il s’est présenté devant la grande jarre au fond de laquelle vivait modestement Diogène. « Dis moi ton vœu le plus cher et je l’exaucerai » lui a dit l’empereur tout puissant. Et Diogène lui a simplement répondu : «  Otes-toi de mon soleil!  » Il l’a tout simplement envoyé balader!

“ DE PLUS EN PLUS DE GENS

ONT COMPRIS QUE LA JOIE NE S’ACHÈTE PAS ”

dans un monde musulman. Ces contradictions-là, je les ai vécues très jeune et elles ne sont pas pour rien dans mon mode de pensée. Les philosophes étaient loin d’être tous d’accord, c’est pourquoi j’aime particulièrement Socrate quand il dit : « tout ce que je sais, c’est que je ne sais pas. » Ça me va bien, c’est vraiment ajusté pour moi cette penséelà ! Un enfant finit vite par apprendre l’existence de la mort, de la finitude. L’homme est sur cette terre de façon provisoire, il sait qu’un jour il va mourir. D’où une autre conscience du temps. Beaucoup vivent dans le passé, beaucoup se projettent dans le futur, qui vit le présent, rien que le présent ? L’homme cherche des réponses à travers la métaphysique et, dans la vraie vie, il accumule les erreurs. L’humanité est divisée contre elle-même, regardez tous ces antagonismes religieux, toutes ces fragmentations. On est dans l’absurde ! Si des extraterrestres nous étudient, vous croyez qu’ils observent des êtres intelligents ? Quelle foutaise ! L’homme s’est autoproclamé intelligent, certes il accomplit des prouesses mais, pour autant, ça ne

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Une nouvelle conscience est donc en train d’émerger, selon vous… Oui, j’en suis certain. Elle va bien au-delà des simples effets de mode. Les gens sont revenus des réflexes primaires comme « mangez bio et tout ira bien ! ». Ce sont évidemment des foutaises. Non, il faut aller à la source des problèmes. C’est simple : c’est nous qui devons changer notre façon d’être. Nous devons nous changer, c’est la base de toute évolution positive. Changeons notre façon de vivre, devenons des êtres plus responsables: cette émergence des consciences peut être un atout formidable. Il faut croire en l’humanité et ne pas se décourager même si quelque fois, cela paraît difficile. Même pour moi, je vous jure!.. Changeons-nous, sortons des dogmes, des croyances toutes faites. Arrêtons de tout accepter. A commencer par le fait d’être logés dans des casiers de quelques m2, par exemple. Regardez par la fenêtre : ici, je suis un milliardaire avec tout ce qui m’entoure, non ? Il ne faut pas tout confondre : les richesses illusoires avec les vraies richesses. Je sens que les gens sont conscients du déclin du système. Ils se demandent sur quoi ils vont bien pouvoir construire leur projection de vie. Tout le problème est là. Et si nous ne changeons pas notre façon d’être, aucune solution ne viendra nous aider. Alors, changeons de paradigme : devenons plus sobre. La puissance de la modération doit triompher. Cela ne veut pas dire qu’il faut se serrer la ceinture, ce n’est pas du tout ça. Il faut simplement que nous retrouvions cet équilibre naturel que nous avons perdu. Et pour ça, il faut éradiquer notre aliénation. Une féodalité règne sur la planète : 1 500 milliardaires en dollars dominent tous les autres êtres humains. Tant qu’on invoquera la croissance économique en guise de solution miracle, on épuisera de plus

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ENTRETIEN en plus les richesses terrestres et on poursuivra dans l’erreur. De toute façon, quoique nous fassions, la nature mettra les limites, c’est une évidence… Il ne s’agit rien moins que de la survie de l’humanité si on continue à détruire la terre qui nous nourrit !.. Vous êtes toujours animé de cette fougue et de cette énergie incroyables. Le temps n’aurait donc pas de prise sur vous ? J’ai 77 ans. J’ai envie de donner ma démission mais je ne sais pas à qui ! (rire). Je ne suis pas le seul à me sentir comme ça: nos engagements nous prennent aux tripes, au cœur, à l’âme. Je ne saurais pas vivre sans cette ascèse-là. Les témoignages me proviennent de partout : vous nous faites du bien, me disent ces messages. J’ai été musulman, puis chrétien et aujourd’hui je ne suis plus rien du tout mais il m’arrive de faire une lecture sociale de l’Evangile. Le Christ a été de ceux qui ont tout remis en question. Il a tellement touché de gens par la raison pure qu’il a fallu que les autorités religieuses d’alors fomentent un complot pour le faire taire. Transposez ça dans le monde d’aujourd’hui : qu’est-il arrivé à Martin Luther King, à Thomas Sankara, cette grande conscience du Burkina Faso et de l’Afrique ? Dès qu’une conscience nouvelle s’élève, dès qu’une force positive apparaît, dès qu’une pensée lucide se propage, il faut l’exterminer tout de suite, avant qu’elle ne devienne trop visible, trop esthétisée. La mondialisation est une guerre déclarée, son fondement est la prédation donc, elle fait des victimes. Que le meilleur gagne, disent-ils. C’est un leurre : c’est plutôt que le plus rapace dévore l’autre, que le plus pervers gagne ! Regardez le problème des migrants qui est devenu omniprésent aujourd’hui. C’est assez simple : ces gens-là ne peuvent plus vivre chez eux. Alors, au lieu de pérorer, aidons-les à se stabiliser là où ils vivent. 10 à 15% des sommes immenses qu’on consacre aux armements suffiraient. Ensuite, ils deviendraient des visiteurs, pas des envahisseurs ! Pour en revenir à l’Evangile , le fils de Dieu a exalté l’amour. Quand on est capable d’amour, on est capable de bienveillance envers l’autre, notre frère humain. Et là, une énergie insoupçonnée se met à nous animer… En décembre prochain, à Paris, il y aura cette grande réunion mondiale sur le climat.Vous en serez  ? Je ne sais pas. Mais si j’y vais, ce ne sera pas pour y faire un show de cinq minutes et cautionner ce genre de rituels. J’ai été très naïf par le passé, j’ai participé à ces grand-messes qui finissent par quelques recommandations sans plus. Puis ensuite, on recommence comme si de rien n’était, et on recommence, on recommence… C’est de la blague ! Non, Paris sera pour nous l’occasion de monter un Forum civique où on abordera toutes les questions qui se posent. Quand je dis nous, je parle de tous ceux qui placent l’humain et la nature au cœur de toute chose. Nous allons coaliser tout ce monde-là, toutes ces forces qui aujourd’hui sont quelquefois dispersées. Ainsi, une puissance extraordinaire peut se mettre en place. Nous allons donner un espace d’expression à tous ces gens qui sont en train aujourd’hui de prendre des initiatives chacun de leur côté. Nous ne sommes pas des marginaux, nous sommes des réalistes qui essayons de faire les choses autrement ! Le mouvement des Colibris compte maintenant une soixantaine de groupes qui sont autant de forums où naissent l’expression, le dialogue, l’échange, la mutualisation des savoir-faire. Où peut naître une société civile capable de se prendre en charge et expérimenter des propositions qui feront naître ensuite les politiques publiques… C’est bien ce que je disais, où allez-vous chercher toute cette énergie ? Vous savez, il y a le pauvre Pierre Rabhi avec ses cinquante-deux kilos qui est dans le registre des limites humaines. Et puis, il y a le Pierre Rabhi avec ses convictions profondes qui sauvegarde sa propre cohérence. Là, je reste sur le terrain, là où je me suis situé dès le tout début. Je suis sur le terrain, oui, pas dans les théories… » ◊

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Comment dire ? Trois heures d’entretien avec Pierre Rabhi et l’incroyable joie de vivre de cet homme vous bouleverse et s’infuse en vous au plus profond. Inoubliables, ces petits yeux noirs qui pétillent de malice, ces doigts noueux qui caressent la petite barbichette grisonnante, ces amples gestes de la main quand il s’agit de démontrer et de convaincre, ce regard qui interroge le vôtre et cherche l’allié que vous êtes pourtant déjà. Inoubliables aussi ces mots tout simples, cette lucidité intacte. Impressionnante enfin, cette détermination qui vient de si loin… La vie de cet homme a un sens profond et ce sens nous interroge. Le petit algérien né dans son oasis de ColombBéchar, en plein désert saharien, très tôt orphelin de mère et que son père confia à une famille de colons alors qu’il n’avait que cinq ans connaîtra plus tard une double exclusion qu’il vivra très mal : en pleine guerre d’Algérie, fâché avec son père naturel à cause de sa conversion au christianisme, il sera également mis à la porte par son père d’adoption après un sérieux conflit. En 1960, il décidera de venir s’installer à Paris, puis en Ardèche… Quel fabuleux destin que celui de Pierre Rabhi ! Certains ont parlé de miracle, concernant son parcours et l’influence qui est désormais la sienne. Non, ce n’est pas un miracle: il s’agit là, simplement, de courage, d’audace, de volonté humaine, d’intelligence, de lucidité et d’opiniâtreté. Enfin, il s’agit d’amour de la vie et de l’être humain,. Il s’agit d’une inépuisable dose d’amour tout court. Vous pouvez vous aussi croiser son chemin: en octobre prochain, Pierre Rabhi sera à Sélestat, à la recontre d’un groupe « Colibris »... JEAN-LUC FOURNIER

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ARDÈCHE PO U RTA NT, Q U E LA M O N TAG N E EST B E LLE ! .. C’est une terre d’une noblesse totale, encore largement préservée des ravages contemporains. On y rencontre nos très lointains ancêtres dont le message d’il y a 36 000 ans nous est parvenu, intact… Y vivent des gens rugueux et adorables, des artistes de talent, des passionnés passionnants comme nous les aimons à Or Norme. Ces pages spéciales vous disent : l’Ardèche sera la découverte de votre été. Suivez nos traces… /// REPORTAGE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MÉDIAPRESSE - DR

Presque inquiétante, la masse du Mont Gerbierde-Jonc jaillit des hauts pâturages du nord du département, comme une ogive de rocaille. A son pied, une source laisse échapper un petit filet d’eau qui se met aussitôt à dévaler la pente herbeuse. Il ne cessera de grossir sur plus de 1000 kilomètres, jusqu’à ce qu’on l’appelle la Loire et qu’il se jette dans l’océan Atlantique…


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UN SUPERBE TERRAIN DE JEU Dans sa partie méridionale, le fleuve Ardèche s’incruste dans des gorges de toute beauté et se met à caracoler dans une longue cascade de remous. C’est le terrain de jeu des amateurs de canoë qui s’en donnent à cœur-joie dès les premiers beaux jours. Au départ de Vallon Pont-d’Arc, la descente de l’Ardèche est un must réputé dans le monde entier… ORNORME STRASBOURG / juin 2015

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LA NATURE COMME AU PREMIER JOUR Restée à l’écart de l’industrialisation, longtemps enclavée, la région n’a pas encore été impactée par les excès du tourisme de masse. La nature nous est alors offerte dans sa splendeur originelle, comme sur ce cliché d’un ruisseau calcifiant saisi par le grand talent et l’œil ORNORME STRASBOURG / juin 2015 amoureux de Simon Bugnon…

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ARDÈCHE

L A D ÉCO U V E RT E

« ILS SONT VENUS ! »

Au milieu de la falaise, l’entrée de la grotte Chauvet reste à l’abri des regards

Nous sommes le 18 décembre 1994 quasiment au pied du mondialement connu Pontd’Arc, cette arche naturelle que le fleuve a transpercé il y a des millions d’années. Tout est calme à cette saison-là : les milliers de canoës sont partis avec les beaux jours, la foule estivale s’est éclipsée et aucun des rares touristes ne prête attention à ces trois personnes qui trimballent un équipement qui trahit leur occupation : ce sont des spéléologues… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MÉDIAPRESSE - DR

Il est 15 h. Ils viennent de progresser sur le plat d’un méandre mort du fleuve, la Combe d’Arc comme on l’appelle couramment. La route des gorges de l’Ardèche y serpente aujourd’hui, il y a même quelques arpents de vignes et rien d’autre car l’endroit est inondable lors des plus importantes crues du fleuve. A flanc de falaise, ils empruntent ensuite un étroit et antique chemin muletier seulement connu par les plus anciens de la région. Et tout en haut, ils repèrent une minuscule ouverture cachée derrière une abondante végétation. Ils s’engagent difficilement sous les langues de rocaille puis se retrouvent à progresser dans un espace un peu plus vaste de plusieurs mètres de long, bien vite barré par les conséquences d’un important éboulis sur lequel ils butent imparablement. Jusque-là, absolument rien d’extraordinaire pour Jean-Marie Chauvet, un employé contractuel du ministère de la Culture chargé depuis à peine cinq mois de la surveillance des grottes ornées de l’Ardèche, et qui, à ce moment précis, n’est pas en mission. Il se balade en effet avec deux de ses amis, la viticultrice Eliette Brunel et Christian Hillaire, employé à EDF avec lesquels il partage la passion de la spéléologie. Soudain, ils sentent la présence d’un

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l’issue d’un gigantesque éboulement de la falaise surplombant l’entrée d’une grotte, tout cet amas de rochers se soit constitué en un invraisemblable énième chaos et que cet empilement sauvage ait permis , au final, à ce mince filet d’air d’attirer leur attention…

De gauche à droite : Jean-Marie Chauvet, Christian Hillaire, Eliette Brunel, fin décembre 1994 au moment de leur découverte.

« trou souffleur », ce faible courant d’air qui signale que l’endroit où ils se trouvent communique avec une autre cavité, à moins que ce ne soit une galerie où encore un puits, de l’autre côté de la masse de l’éboulis. La situation reste banale : toute la région est farcie de ce genre de topographie. Les trois ont déjà vécu des centaines de fois une telle situation. Ile ne savent pas encore ce qui les attend. Ils ne savent même pas encore qu’ils rendront grâce durant tout le reste de leur vie à ce hasard extraordinaire de l’histoire qui a fait, il y a plus de 20 000 ans, qu’à

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Deux petits tirs d’explosifs dégage suffisamment l’entrée de la deuxième cavité. Il est 18h30 et en ce mois de décembre, plus aucun rai de lumière ne provient dans leur dos. Ils sont devant un puits d’une dizaine de mètres, au bout duquel ils finissent par entrevoir un sol. Ils retournent à leur fourgonnette pour récupérer une simple échelle qui va leur permettre de descendre au fond de la cavité. Vers 20h, c’est fait, ils sont tout en bas. Soudain, après avoir traversé deux grandes salles à la seule lumière de leurs torches, leur cœur se met à cogner dans la poitrine: à l’entrée d’une galerie, deux traces digitales, deux simples petits traits de quelques centimètres, tracés à l’ocre rouge, juste à la hauteur des yeux d’Eliette Brunel qui les aperçoit en premier. Instinctivement, elle s’écrie : « Ils sont venus ! ». Jean-Marie et Christian la rejoignent alors, sans même poser la moindre question.


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ARDÈCHE

L’actuelle entrée lourdement sécurisée de la grotte

Car ils savent pertinemment qui sont ces « Ils » dont Eliette vient de parler… Et leur rapide exploration ultérieure, ce soir-là, leur permet de comprendre qu’ils viennent de découvrir un incroyable trésor de l’humanité. Les yeux encore émerveillés, ils quittent l’endroit vers 23h, non sans obstruer du mieux qu’ils le peuvent l’accès qu’ils ont emprunté. PRÈS DE VINGT ANS DE SAGA Le 24 décembre suivant, les trois découvreurs, accompagnés de trois amis spéléologues eux aussi, sont de nouveau sur les lieux. En grands professionnels, ils se sont munis d’immenses lais de plastique ajouré tel qu’on en trouve dans des jardineries et qu’ils vont plaquer au sol afin de servir de cheminements : le seul moyen de ne rien piétiner, de préserver le plus possible intact l’environnement unique au monde qu’ils arpentent avec précaution. Ce jour-là, outre les premiers relevés topographiques des immenses salles, ils réaliseront 300 photos et un film vidéo. Quatre jours plus tard, le 28 décembre, ils informeront officiellement l’administration qui, dès le lendemain, mandatera le tout premier des rapports d’expertise. Il sera réalisé par Jean Clottes, le plus compétent des experts français de l’art paléolithique. Dès le 2 janvier suivant, il rendra son rapport, préconisant notamment de ne renouveler en aucune façon les erreurs commises à Lascaux, en Dordogne, où la grotte fut visitée par des milliers de personnes avant qu’on finisse par s’apercevoir que les peintures rupestres se trouvaient ainsi considérablement détériorées par des colonies des bactéries dues à une trop intense et brutale présence humaine. Le 12 janvier suivant, une première porte empêchant l’accès sera posée. Le 18 janvier 1995, la découverte de la grotte sera rendue publique… Les épisodes juridiques ne cesseront alors plus de s’enchaîner. Le 15 février 2000, un protocole d’accord attribue plus de 450 000 € aux trois découvreurs et nomme officiellement le lieu « Grotte Chauvet ». Dans cet accord, l’Etat s’engage à veiller « à ce que les inventeurs » (c’est ainsi qu’on nomme officiellement les découvreurs – ndlr) « soient convenablement associés à la valorisation du site et en particulier au futur espace de restitution  ». Un nombre impressionnant d’épisodes judiciaires va ensuite opposer les propriétaires des terrains entourant

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« Tu regardes tout ça et tu te mets à pleurer. Voilà… » (Stéphane Paoli)

la grotte et l’Etat, devenu le seul propriétaire de l’ensemble des lieux. Parallèlement, et heureusement, la France a assez vite entamé une demande de classement au patrimoine mondial de l’humanité, de la part de l’UNESCO. La démarche a finalement abouti il y a un an, la grotte Chauvet est devenu le 39ème site du patrimoine mondial en France. UN PATRIMOINE EXCEPTIONNELLEMENT PROTÉGÉ Très vite, le site sera aménagé pour que les recherches scientifiques s’engagent. Dès 1997, des dizaines d’instruments de mesure ultra-sensibles seront en fonctionnement, seule méthode pour déterminer les limites de fréquentation de la grotte par les humains. Une décision formelle et drastique sera prise : la grotte ne sera jamais ouverte au grand public. Et à peine une centaine de personnes par an (essentiellement des scientifiques, des chercheurs, quelques rares « officiels » ou journalistes,..) seront autorisées à y pénétrer. L’endroit fait l’objet d’une sécurisation exceptionnelle : à l’extérieur, des caméras dont une infrarouge directement reliées à la gendarmerie, des détecteurs de présence, une porte blindée antiintrusion et totalement hermétique, munie d’un code d’accès à reconnaissance biométrique. Le visiteur autorisé signe un « protocole de comportement », se voit équipé d’un baudrier, d’une lampe frontale basse intensité, revêt une combinaison et des chaussures stérilisées et entreprend de circuler à l’intérieur du sanctuaire sur des passerelles par groupes de cinq personnes, encadrés à chaque fois par deux agents du ministère de la Culture. La visite ne dure que deux heures, en partie à cause du radon, un gaz naturel très présent.

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Stéphane Paoli

C’EST D’UNE BEAUTÉ CONFONDANTE ! Peu de gens peuvent se targuer d’avoir visité la grotte Chauvet. Parmi eux, notre confrère Stéphane Paoli, journaliste à France Inter, a eu ce privilège en février dernier. Quatre mois plus tard, il est manifestement encore sous le coup des intenses émotions ressenties : « Une fois équipé et briefé, on emprunte une échelle verticale d’une dizaine de mètres et on se retrouve soudain dans la grotte. C’est gigantesque, magnifique, presque indescriptible. Le sol et les parois sont comme de grands sucres d’orge, avec cette calcite qui recouvre tout ; tu as envie de les lécher… La température est constante, agréable. Il y a un peu d’humidité, sans plus, et comme une petite odeur de champignonnière . On se sent comme dans une matrice… Au sol, presque à tes pieds, il y a ces os, ces crânes monumentaux. Les ours de cette époque étaient de très, très grande taille. On t’apprend qu’ils hivernaient dans les cavernes, ils n’hibernaient pas. Et les hommes n’ont jamais habité ces lieux. Simplement, à partir du printemps, quand les animaux n’y séjournaient plus, ils y pénétraient… Et puis, tu tombes sur ces empreintes de paumes de mains ocres. Elles sont plaquées très haut : à cette époque, l’homme mangeait déjà de la viande, donc sa stature était haute. L’une de ces empreintes montre que son auteur avait le petit doigt légèrement déformé. On la verra tout au long de la descente de la grotte. En quelque sorte, le lieu est signé. C’est très émouvant… Ce qui est extraordinaire, aussi, ce sont les reliefs des feux. Au pied des parois, tu vois les fusains. Là, tu te dis : ils sont partis il n’y a pas cinq minutes ! C’est incroyable. La temporalité a disparu, tu es au cœur de l’humanité. Ce qui est inouï, c’est que tu ne ressens aucune sensation de violence ou de brutalité. Ils vivaient avec et pas contre la nature. Il y a là une quiétude impressionnante. Et puis, bien sûr, les dessins… C’est Picasso avant Picasso, c’est la perspective avant le Quattrocento, c’est la 3D avant la 3D ! C’est le cinéma, aussi : la meute des lionnes qui chassent est un

panneau incroyable : une première lionne, puis une seconde un tout petit peu décalée, etc… C’est du 24 images/seconde, un vrai travelling. C’est d’une beauté confondante ! Plus loin, comme ils avaient soif, ils ont cherché à récupérer les eaux ruisselantes. Puis ils ont voulu les conserver. Alors, ils ont construit un bassin en façonnant l’argile ! L’un des premiers gestes d’architecture de l’histoire de l’humanité. Sur le bassin, on distingue très nettement l’empreinte de leurs mains. Le plus on s’enfonce dans la grotte, le plus les dessins sont magnifiques. A un moment, dans une forte déclivité, tu réalises qu’ils ont déplacé une pierre pour en faire une marche d’escalier. Une nouvelle fois, tu te dis : « C’est pas possible, ils sont allés boire un coup, ils vont revenir dans cinq minutes ! » Leurs dessins sont un choc esthétique : ce trait, juste un trait, c’est beau au-delà de tout, c’est intelligent, le trait dit tout. L’animal chasse, tu vois la direction sur laquelle il se concentre, tu devines la proie. C’est une explosion de joie et de créativité. A un moment, sous une voûte arrondie, au beau milieu d’une salle immense, il y a une grande pierre posée sur le sol. Et un crâne d’ours a été posé dessus, pas n’importe comment, il dépasse de moitié de la pierre. C’est bien sûr un signal précis qui veut dire quelque chose. C’est un lieu de méditation, très intrigant. C’est étonnant. Alors, tu arrives, tu regardes tout ça et tu te mets à pleurer. Voilà… J’ai vu tout ça en février dernier et ce fut un moment unique dans ma vie de journaliste… » Nous avons bien sûr cherché à rencontrer Jean-Marie Chauvet qui vit toujours à quelques kilomètres de « sa » grotte. Malheureusement, avec ses deux amis découvreurs, il reste en conflit avec la société qui, désormais, exploite la fameuse réplique qui vient d’être inaugurée fin avril dernier et dont nous vous parlons dans les pages qui suivent. Alors qu’un accord était enfin sur le point d’être signé (il prévoyait que les trois inventeurs recevraient 3% du montant des entrées de la réplique), certains autres spéléologues faisant partie du groupe qui, six jours après la découverte, avaient accompagné les trois inventeurs sur les lieux, revendiquent eux aussi une part du pactole. Alors, Jean-Marie Chauvet se tait et refuse d’évoquer ce dossier. Reste qu’en Ardèche, un lieu est désormais accessible et permet, dans des conditions techniques excellentes et grâce à une réalisation de tout premier ordre, de ressentir les émotions insensées de celles et ceux qui ont eu la chance de pénétrer dans le sanctuaire originel. Nous vous en parlons abondamment dans les pages qui suivent. Avec un peu d’astuce et en évitant soigneusement les fortes périodes d’affluence, vous pourrez vous aussi vous confronter à ce choc extrême : il y a 36 000 ans, nos frères humains du paléolithique ont tout simplement inventé l’art. Juste pour pouvoir nous parler aujourd’hui… ◊

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L’I N VE NT IO N

DE L’ART

Bien sûr, ce n’est qu’une réplique, direz-vous… Mais vous auriez tort de bouder l’extraordinaire Caverne du Pont d’Arc qui vient d’ouvrir depuis fin avril dernier. Car c’est une technologie de pointe qui a été entièrement mise au service de l’émotion. Sincèrement, au bout d’à peine quelques minutes, vous vous sentez au cœur de la préhistoire… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS PATRICK AVENTURIER - MÉDIAPRESSE

C’est au cœur d’un bel espace boisé de 29 hectares, sur les hauteurs de Vallon-Pontd’Arc et à quelques kilomètres à peine de la vraie grotte Chauvet qu’a été conçu son fac-similé, la Caverne du Pont d’Arc. Avec ses 3000 m2 au sol (la vraie grotte s’étend sur presque trois fois plus) et ses 8000 m2 de décors, c’est la plus grande réplique de grotte ornée au monde. Depuis une passerelle au ras du sol, comme dans la vraie grotte, le visiteur chemine paisiblement sur un parcours de 40 minutes, ponctué par dix stations d’arrêt qui lui permettent d’observer de très près la reproduction des peintures paléolithiques ainsi que les gravures les plus marquantes de la grotte.

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UNE PROUESSE TECHNOLOGIQUE AU SERVICE D’UNE GRANDE ÉMOTION Trente mois de chantier ont été nécessaires pour aboutir à la réalisation de la Caverne et chaque étape de la création a été validée par le préhistorien Jean-Michel Geneste. Conservateur puis directeur des recherches de la grotte de Lascaux, cet expert à la renommée mondiale dirige également le programme d’étude pluridisciplinaire de la grotte Chauvet-Pont d’Arc depuis 2002. C’est dire si, dès le départ, les concepteurs ont su allier la rigueur scientifique la plus grande avec l’extraordinaire éventail des technologies de pointe utilisées. Impossible ici de tout détailler. Mais nos yeux ne nous ont pas trompés : les mots manquent pour décrire fidèlement le soin méticuleux qui a été apporté à la réalisation des moindres détails, comme ces pointes d’argile d’à peine quelques

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millimètres qui viennent souligner et donner du relief au trait du corps d’un bison dessiné par un de nos ancêtres Aurignaciens il y a 36 000 ans. Comme cette esquisse, au trait si délicat, d’un corps de chevreuil pétrifié dans la calcite. Comme ces ossements d’ours couchés dans la terre ocre et habilement mis en valeur par la lumière rasante… 425 animaux de 14 espèces différentes ornent les parois de la vraie grotte Chauvet. Ce bestiaire est reproduit dans la Caverne du Pont d’Arc. Tous les sens des visiteurs sont mis à contribution et viennent habilement renforcer l’impact de la scénographie : la relative fraîcheur (13°) et l’hygronométrie sont en tout point identiques à l’original, un discret parfum synthétique reproduit la sensation olfactive des endroits confinés, et lumières et ombres viennent envelopper et caresser les peintures et les gravures des dix stations du parcours. Tout a donc été étudié pour que le visiteur ressente au plus proche ce qui a bouleversé Jean-Michel Chauvet, Eliette Brunel et Christian Hillaire à la fin

décembre 1994 quand leurs yeux se sont posés pour la toute première fois sur ces trésors venus de la nuit des temps. On se surprend soudain à parler à voix très basse : c’est le signe qu’on se sent vraiment au cœur d’un sanctuaire. L’esprit bientôt s’évade : nos yeux fixent les moindres détails ; devant certaines fresques, on réalise le merveilleux talent de nos lointains frères d’humanité. La précision du trait du fusain de charbon de bois, l’application des pigments naturels, les différentes techniques (de le peinture à la gravure, en passant par le soufflage, le pochoir…). On n’en revient pas de ce mouvement insensé fabriqué par le dessin mais aussi l’utilisation astucieuse des reliefs de la roche, de l’ordonnancement habile des lionnes quand elles sont au plus fort de leur chasse. L’invention de la 3D et celle de la perspective, 35 000 ans avant les génies du Quattrocento italien comme le dit joliment Stéphane Paoli dans les pages précédentes… Au passage, les artistes de la Grotte Chauvet on bouleversé l’histoire de l’art. Leur découverte a définitivement mis au rebus la théorie qui voulait que les Solutréens ayant orné la grotte de Lascaux en Dordogne 17 000 ans avant J.C. avaient été les premiers à réaliser des formes aussi abouties. D’un seul coup, le curseur est remonté jusqu’à 36 000 ans en arrière ! Et c’est ça qui bien sûr nous fascine le plus en « mangeant » littéralement des yeux les œuvres de la grotte Chauvet. « Ils » ont inventé l’art ! Cette simple pensée

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provoque une extraordinaire émotion, on ne peut s’empêcher d’imaginer à quel point il leur a fallu alors être courageux pour oser pénétrer dans ces trous noirs, dangereux et inhospitaliers, s’enfoncer au plus profond des entrailles de la terre, choisir avec soin (afin de ne pas être asphyxiés) l’endroit où ils allaient enflammer les tronçons de pin sylvestre qu’ils avaient amenés avec eux pour fabriquer les fusains de charbon de bois, éclairer les murailles avec leurs torches tremblotantes afin de repérer les reliefs et les textures les plus favorables pour ensuite gratter, graver, peindre, dessiner puis ocrer leurs œuvres de génie. Saura-t-on un jour ce qui animait vraiment ces êtres en agissant ainsi ? C’est évidemment fort peu probable. Et c’est sans doute tant mieux. Il nous suffit aujourd’hui de voir de nos yeux ce qu’ils ont su nous transmettre pour prendre conscience soudain du fil d’Ariane de l’humanité que l’homme a suivi depuis des temps immémoriaux et que nous avons le privilège de serrer entre nos doigts aujourd’hui. Il suffit d’observer la mine des visiteurs à la sortie de la réplique. Les yeux clignent longtemps à la lumière du jour retrouvé. Le silence n’est pas rompu immédiatement : chacun reste le plus longtemps possible en connection avec ceux qui ont réalisé ces merveilles artistiques… C’était vraiment un voyage au cœur d’un trésor de l’humanité… ◊

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CONSEILS DE VISITE La Caverne du Pont de l’Arc va être évidemment très fréquentée dans les mois à venir et il y a malheureusement fort à parier que la forte affluence va venir quelque peu « gâcher » l’intense plaisir émotionnel qu’on peut ressentir durant les 40 minutes du parcours… à condition d’être au calme. Les premiers échos entendus depuis le jour de l’ouverture font tous état d’une grande satisfaction du public, à l’exception très notable et très fréquente d’une critique liée à la cadence des visites. Les groupes se succèdent toutes les quatre minutes et les visiteurs se sont déclarés très gênés par les voix du groupe qui suivait immédiatement le leur. On imagine sans peine l’ambiance si on est ainsi suivi par une classe primaire ou un groupe de collégiens en goguette… Il y a un moyen très simple pour tenter de se protéger de cette nuisance. Comme le site internet vous propose de choisir votre horaire d’entrée dans la Caverne, et bien choisissez le dernier créneau de la journée. Au moins, personne ne vous poussera et le silence sera sans doute au rendez-vous. La Caverne du Pont d’Arc n’évitera pas les écueils des endroits infestés de touristes . La visiter un après-midi d’août à 15h risque fort de ressembler à un cauchemar grandeur nature. En revanche, un mardi de novembre lors du dernier créneau d’entrée de la journée sera à coup sûr l’assurance d’une ambiance sereine et apaisée. Faire un voyage de 36 000 dans le passé se mérite… ◊

SITE INTERNET DE RÉSERVATION DU CRÉNEAU D’ENTRÉE ET D’ACHAT DE BILLETS EN LIGNE : www.cavernedupontdarc.fr

HORAIRES D’OUVERTURE Avril – mai – juin – septembre :de 10H À 19H Juillet – août de 9H à 20H30 d’octobre au 14 novembre de 10H à 18H du 15 novembre à fin janvier de 10H à 17H Février – mars de 10H à 18H PRIX D’ENTRÉE 13 € JEUNE DE 10 À 17 ANS 6,50 € ENFANT DE MOINS DE DIX ANS GRATUIT

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AN T RA ÏG U ES

LES AMIS DE JEAN

C’est un village beau à se damner. Pas étonnant que Jean Ferrat l’ait choisi pour y vivre le plus tranquillement du monde. Sans chichi ni flagornerie, Antraïgues avait adopté le chanteur. « Va sur la place et discute avec les joueurs de boules , tu trouveras les amis de Jean » nous avait lancé Jean-Paul Laffont (voir pages suivantes). On y est allé et on a rencontré Bernard Ranchon, prof d’anglais à la retraite… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS STÉPHANE TRIPOT - MÉDIAPRESSE - DR

A Antraïgues, Bernard Ranchon, jeune retraité de l’enseignement, est l’enfant du pays. Les mains dans les poches de son survêtement (l’homme est manifestement resté sportif…) pas une seule journée ne passe sans qu’il vienne faire son tour sur la place, ce lieu magique où tous au village convergent, ce lieu qui, si les pierres avaient une langue, nous en apprendraient certainement de belles… Passées les premières approches (« Oh ! oui, j’étais un peu ami avec Jean. Un peu, seulement. Comme tout le monde, ici… »), Bernard Ranchon se met à parler avec émotion et une saine fierté de cet homme qui a beaucoup compté pour lui : « Je sais ce que je lui dois » n’hésite-t-il pas à dire… « Jean est arrivé chez nous en 1963. Je n’étais qu’un ado à l’époque. On ne le connaissait que par les hits parade de l’époque où il avait déjà assez souvent

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« J’ai l’impression qu’il me regarde et qu’il va s’approcher de nous et se mettre à nous parler » Bernard Ranchon.

raflé la mise : « Nuit et brouillard », « Deux enfants au soleil »... Il ne frimait pas du tout et du coup, on s’est tous mis à le côtoyer le plus simplement du monde. On était un peu fiers, c’est vrai, d’avoir une célébrité comme lui chez nous mais Jean ne s’est jamais « mal » comporté, bien au contraire. C’est pas Saint-Tropez, par ici !.. Encore ado, je me souviens des parties de boules où il se mêlait sans complexe, avec aussi Jean Saussac, qui fut maire du village. Je sais ce que je dois à ces deux bonhommes, ils tiraient tout le monde vers le haut pendant les discussions très sérieuses qui s’enclenchaient à la fin de la partie de boules… (A ce moment, les yeux de Bernard tombe sur la photo géante de Jean Ferrat qui orne la vitrine du petit musée qui lui est consacré, sur la place du village- ndlr). Quand je regarde cette photo, je suis toujours en prise directe avec lui. J’ai l’impression qu’il me regarde et qu’il va s’approcher de nous et se mettre à nous parler. Il adorait cet endroit, tout comme nous tous ici. Je suis né à cinquante mètres de la place, c’est notre cour de récréation à tous. Avec les vieux, on s’y retrouve, on se parle, on rigole. Ici, comme dans tout le midi, la place c’est l’Agora. Et Jean s’y sentait bien. Avec Jean Saussac et lui, on a participé à des soirées insensées, les boules puis le repas, les discussions, les chansons jusqu’à très tard. Jean a même répété certaines de

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Jean ferrat repose tout en haut du cimetière du village. Sur sa tombe, les hommages ne cessent pas depuis cinq ans…

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ses chansons, avant l’enregistrement de ses disques, au Podello » (un bar-restaurant sur la place d’Antraïgues –ndlr). « Jean était venu ici chercher la paix et la décontraction » poursuit Bernard. « Très vite, nous avons oublié la vedette et c’était l’ami que nous nous sommes mis à côtoyer chaque jour. Jean, c’était avant tout l’humanisme et l’engagement. Et ça, je crois que tout le monde est d’accord là-dessus, même ceux qui ne partageaient pas ses opinions politiques. Les Français ne l’ont pas oublié, ils le ressentent encore et c’est pour ça qu’ils viennent chez nous comme en pèlerinage. Pour moi, Jean est celui qui a réussi à faire descendre la poésie dans la rue. Le travail qu’il a fait à partir des textes d’Aragon est fantastique (tout comme Léo Ferré, d’ailleurs). Mais voilà que je reparle du chanteur alors que je pense avant tout à l’ami : celui avec qui je jouais aux boules ou aux cartes, celui avec lequel je jouais souvent au tennis car oui, Jean était sportif malgré le pneumothorax qui l’avait handicapé très jeune. Il ne jouait qu’en double, exclusivement, mais il était assidu. Il était des nôtres. Je me souviens, il n’a jamais pris complètement l’accent d’ici. Mais, pour rire, il essayait… J’étais à son dernier Palais des Sports à Paris en 1973, juste avant qu’il ne s’installe à temps plein à Antraïgues. Ce fut un moment incroyable, avec une extraordinaire ferveur autour des idées. Quand il a chanté « Ma France », il a été interrompu à plusieurs reprises par le public qui se mettait à acclamer les idées contenues dans la chanson. Le phénomène allait bien au-delà du fait qu’il ait été membre du PC, d’ailleurs on en a eu la preuve quand il s’en est éloigné. Bien sûr, ici en Ardèche, on n’oubliera jamais « La montagne » qu’il avait écrite pour nous et qui parlait de l’exode rural qui nous a si violemment frappés par ici. En même temps, cette chanson est aussi un hommage pour toutes les régions de montagne de France, et pour toutes celles et ceux qui y ont toujours vécu. Cette chanson fait partie de notre patrimoine national, mais c’est ici qu’elle a été écrite et c’est ici que Jean l’a chantée pour la première fois, quand il répétait au Podello ». « Cinq ans déjà qu’il est parti » se souvient avec émotion Bernard Ranchon. Il y en avait du monde au village le jour de ses obsèques… Jean a été le seul et unique chanteur à avoir eu droit à des obsèques nationales. Grâce au direct télévisé (on le doit beaucoup à son grand ami Michel Drucker), toute la France était à Antraïgues. L’émotion a été à son paroxysme. » Un instant, la voix de Bernard s’étrangle dans sa gorge puis il poursuit : « On a eu du bol d’avoir comme ami ce bonhomme si ordinaire et si extraordinaire à la fois. Il s’était fondu totalement parmi nous. Il était intégré à 100%. Oui, Jean était des nôtres… » ◊


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L’AR DÈCHE DE JEAN-PAU L L A F F O NT

« C’EST ÇA, MON PAYS »

En Ardèche, tout le monde connaît l’auberge « Chez Baratier ». Depuis sept générations (!), une famille d’aubergistes entretient là, un peu à l’écart du minuscule village de Laviolle au cœur de la montagne ardéchoise, une solide tradition d’accueil et d’hospitalité. Ecouter Jean-Paul Laffont, 64 ans, nous parler de son pays est un délice… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MÉDIAPRESSE

D’abord, on y mange excellemment bien. « Restauration saine et variée » dit le verso de la carte de visite. Le slogan est comme le patron : simple, direct et surtout, vrai. Ensuite, on pourrait tellement vous en raconter de cette discussion avec ce jovial colosse diplômé de l’Ecole de Commerce de Montpellier qui a écumé les foires régionales et le monde des boutiques saisonnières avant, il y a treize ans, de succéder à ses parents à la gestion de l’auberge familiale. Normal : la 7ème génération ne pouvait pas faillir à la tâche... Stéphane Tripot, notre ami de l’Office du Tourisme d’Aubenas-Vals qui a été la cheville ouvrière de notre périple en Ardèche, nous avait prévenus : « JeanPaul est la mémoire vivante de la région ». Alors oui, on pourrait citer ses

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propos sur le poids des racines : « Je suis un enfant de ce lieu et aussi un enfant du métier d’aubergiste. Car, très longtemps par ici, on se mariait entre gens du même métier ». On pourrait aussi rapporter ses mille propos sur les multiples visages de son pays ( « Il y a l’Ardèche à l’huile, au sud, celle des oliviers qui nous fournissent cette huile dorée qui ne fume pas et ne sent pas mauvais quand on la cuisine et il y a l’Ardèche au beurre, ici dans le nord, sur les hauts plateaux avec ces terres qui ont longtemps appartenu à l’Eglise avec ces bovins à profusion… » ). Oui, on pourrait rapporter les torrents de propos tenus par Jean-Paul Laffont, mais voilà : ce numéro entier d’Or Norme n’y suffirait pas… Mais parmi eux, il y a ceux tenus sur les hommes d’ici. Et ils sont passionnants…

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UNE HISTOIRE DE RÉSISTANCE « Mon pays a été très secoué par les guerres de religion, du nord au sud et de l’est à l’ouest. Ca a cogné fort par ici, sûr ! Vals a été prise, perdue et reprise de nombreuses fois, idem pour Privat dont les remparts ont été démolis trois fois et reconstruits autant de fois. Le Roi a envoyé ses Dragons chez nous une multitude de fois pour pourchasser les Protestants et ils savaient qu’on les attendait ! Depuis la nuit des temps, on a toujours été une terre de résistance, cette notion-là a forgé les hommes. Quand les Dragons ravageaient la région, brûlant et démolissant nos maisons pierre après pierre, on se remettait immédiatement à la tâche. Un an plus tard, la même maison était de nouveau debout et elle avait même hérité d’une cache à pasteur :


un trou dans le sol avec des planches et du fourrage pardessus. Le pasteur restait caché là-dedans toute la journée et le soir, on le sortait. Et si la cache n’était pas dans le sol, elle était dans la cheminée, derrière une grande plaque… Aujourd’hui, cette résistance-là s’exprime dans ce qui est toujours notre manière de vivre. Comme nos ancêtres, on s’accroche sur nos terres, même si elles restent encore quelquefois inhospitalières. Les purs et durs ne sont pas partis lors du grand exode rural des années 60 ou 70. On est resté très solidaires, par ici… Durant cette exode, on a commencé à souffrir de la dépopulation. Après 1968, il y a eu un espoir avec pas mal de gens qui sont venus s’installer. Mais il faut 3 ou 400 ans pour fabriquer un Ardéchois solide! Les gars comme Pierre Rabhi sont rares, tu sais... C’est un grand bonhomme, le Pierre ! Il était très copain avec Jean-Pierre Chabrol (un réputé conteur cévenol qui avait même réussi à percer sur les quelques chaînes de télévision des années 60-70 – ndlr) et ils s’entendaient tous les deux comme larrons en foire. La démarche de Pierre a forcé le respect des gens du coin. Notre résistance aujourd’hui est de mener une vie saine en respectant les saisons. Ici, à l’auberge, on se comporte exactement comme l’ont fait les générations précédentes. Notre boulot consiste à servir à manger et héberger les gens qui ont besoin de dormir. On a notre jardin, d’ailleurs il paraît qu’il existait déjà bien avant la maison, et on s’organise autour de lui. A la carte, je sers les produits les plus locaux possible et là, je rejoins Pierre Rabhi : on peut très bien vivre sur des terres hostiles. Il faut juste de la volonté et du courage. La sobriété heureuse, on la pratique au quotidien dans la famille, depuis des générations et des générations. Une salade fraîchement coupée dans le jardin, trois radis, un fromage de chèvre : ça nous va… La terre façonne les hommes, c’est certain et nos terres sont chargées d’histoire et de mémoire. On est un pays sans clôture, tu as remarqué ? Par ici, la maison d’un gars qui n’est pas originaire du pays, on la reconnaît tout de suite parce qu’il s’enferme derrière un mur. Un gars comme Jean Ferrat avait bien compris ça en s’installant en bas, à Antraïgues. Il venait manger ici de temps en temps. Il adorait être un homme comme tout le monde, c’était Jean, voilà… Au village, il passait récupérer son courrier à la poste vers 11h, il faisait un saut au bureau de tabac, il arrivait sur la place, il s’asseyait avec ses copains et ça discutait de la politique, de la météo autour du journal grand ouvert. A 15h, s’il faisait beau, une partie de boules ou un tarot quand la météo n’était pas bonne. Vas voir ceux qui l’ont connu à Antraïgues, va discuter avec les joueurs de boules sur la place, ils vont te raconter… Aujourd’hui, c’est le tourisme qui fait manger beaucoup de gens et là aussi, le fait qu’on ait réussi à garder nos traditions est un super atout. L’exode des jeunes a considérablement

diminué, ils restent et ils sont attirés par le bio, l’élevage. Ici, on ne dépense pas un euro pour le phytosanitaire. Ils vont aider à développer les choses et il y a des besoins : les services publics, par exemple, sont en complet délitement. Il faut inverser cette tendance : les possibilités sont immenses avec toutes ces terres vides. C’est dans des départements comme l’Ardèche que ces nouveaux comportements peuvent faire école. Culturellement, il y a toujours eu en Ardèche une vraie dextérité au niveau des idées et des débats qui vont avec : ici, on aime frotter nos idées avec celles des autres, c’est important, on y passe du temps et on y met de l’énergie. C’est comme notre terre. Elle vit, elle n’est pas stérile, elle donne beaucoup car on lui a beaucoup et bien donné depuis tant d’années. Elle n’est pas épuisée car elle a toujours été travaillée à dimension humaine. C’est ça, mon pays ! » ◊

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INGE DE JONGE

MON H I STOI R E D’A MO U R AVEC L ’A R DÈCHE

C’est un tout petit village tout au sud du département, là où c’est déjà la garrigue, les cigales, à deux pas du Gard. C’est là que la styliste Inge de Jonge vit et travaille, au cœur de cette région qu’elle adore et qui lui a ouvert les bras… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MÉDIAPRESSE - DR

On arrive à cette superbe maison presque clandestinement. Car on a toqué à une vieille porte et personne ne nous a répondu. Alors, on est entré dans la cour. On a monté un superbe escalier de vieilles pierres, on est arrivé sur une terrasse : autour de nous, un joyeux désordre qui prouve que la maison vit formidablement. Des touches de couleur du midi : du bleu majorelle pour un bibelot en verre transpercé par les rayons du soleil, un jaune profond et ocré, une touche mauve lavande. Nous savions que nous allions rencontrer une artiste… Et puis soudain un jeune chiot d’un noir de jais qui trahit bruyamment notre présence et Inge de Jong sort de son atelier et s’étonne de notre arrivée : « Mais vous auriez dû entrer par ce côté, c’est beaucoup plus pratique » souritelle. Avant de nous servir généreusement un bon verre d’eau bien fraîche parfumée

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au sirop de sureau. « Fait maison, par ma fille… » précise-t-elle. IL EST LONG LE CHEMIN… Inge est hollandaise. « J’ai d’abord suivi les cours d’une petite école de mode dans ma ville natale puis ceux des BeauxArts à Rotterdam » nous apprend-elle. « En fin de troisième année, et après avoir surmonté une grave maladie, je suis arrivée en France pour y passer mes premières vacances et… je ne suis jamais revenue en Hollande ! J’avais vraiment besoin d’être quelque part dans un endroit où personne ne me connaissait… Mon premier job a été serveuse. Puis j’ai été photographe, ce qui m’a permis d’entrer en contact avec une agence de mannequins à Nice. Pendant quinze ans, j’ai travaillé pour cette société. En même temps, ce job me permettait de continuer

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à dessiner et à créer sans le souci d’avoir à en vivre au quotidien. Plus tard, à l’issue du mannequinat, j’ai passé avec succès un concours pour devenir styliste. J’avais 29 ans, j’ai rencontré celui qui allait devenir mon mari. Peu à peu, avec l’âge qui avançait et les enfants qui arrivaient, je me suis peu à peu mise à créer des collections de vêtements pour enfants à partir de vieilles matières recyclées, à partir de vieux tissus aussi comme les vieux pulls que je découpais ou des pyjamas d’hommes. Au début, je faisais tout par moi-même mais assez vite finalement, ma notoriété a explosé. Ça n’a pas eu que des effets positifs : peu à peu, la région m’a moins plu, surtout à cause de ce luxe et de cet argent omniprésents… Je connaissais quelqu’un qui vivait en Ardèche, j’ai fini par m’y installer en 2005. C’est là que j’ai connu Jan Willem qui est devenu mon mari depuis, car j’ai divorcé peu de temps après mon arrivée ici. Il a beaucoup de talent en communication et il aime l’image. Et j’avais besoin professionnellement de quelqu’un comme lui pour créer les premières images de ma collection. Tout n’a pas toujours été facile depuis mon arrivée en Ardèche : j’ai dû changer de fabricant et les conséquences de mon divorce n’ont pas été neutres… Jan m’a beaucoup aidée pour trouver des solutions. Finalement, j’ai créé les collections en leur apportant mon nom, de façon à protéger complètement mon travail. Et puis, nous avons eu une petite fille ensemble. Rosa a aujourd’hui sept ans. Elle nous a « tricotés » ensemble, on est devenu une vraie famille grâce à son arrivée » avoue formidablement Inge. LA CRÉATIVITÉ EST UNE THÉRAPIE Il y a du bonheur tant dans les yeux d’Inge que dans ceux de son mari. Il y aussi du bonheur quand l’une des filles de ce couple recomposé (ils ont sept enfants à eux deux) passe en coup de vent avant de repartir aussi rapidement. Il y aussi une belle sérénité qui se dégage de l’atelier où Inge imagine et crée ses modèles, qui vont être ensuite fabriqués selon un cahier des charges rigoureux au Maroc avant de rejoindre les cintres ou les rayons d’une trentaine de boutiques en Allemagne, en Suisse et en France. Environ 6 000 pièces sont ainsi écoulées chaque année. « Notre collection parle d’elle-même » souligne Inge. « Apaisante, romantique, bohème… Je cours les brocantes : récemment, j’ai ainsi acheté un lot de dentelles des années 20 et je me suis longtemps demandé ce que j’allais pouvoir créer avec ça. Et bien, ça y est, j’ai trouvé : avec des bandes de lin que j’assemble entre elles, je fabrique des housses de couette que je pare de cette dentelle. C’est beau et très moderne, finalement… » « La créativité est une véritable thérapie » tient à souligner Inge. « Car avant l’aboutissement d’une collection, ce sont de très nombreux intervenants et nous devons gérer une grande diversité en matière de responsabilités. Alors on est un peu sur tous les fronts en même temps. Cependant, durant l’étape de la création, c’est comme je veux, quand je veux, je suis seule face à ce défi et ça me va bien. En fait, je me ressource dans cette bulle-là… Souvent, les idées tardent à venir puis, soudain c’est comme une évidence

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qui m’aspire. A chaque fois c’est le même scénario : je me sens perdue, loin d’atteindre l’objectif puis soudain, tout se dénoue. Et à chaque fois je réalise que j’étais toute proche du but et que je ne m’en rendais même pas compte… » avoue-t-elle. Voilà. Si vous veniez à passer par Saint-Paul le Jeune, ce petit village aux confins de l’Ardèche et du Gard, on vous renseignera et vous découvrirez la maison de Inge de Jong. Vous savez maintenant que vous avez le droit de vous tromper de porte, que le sirop de sureau est délicieux, que les couleurs du midi vous y attendent, que vos yeux pourront errer dans cet atelier où se créent les deux collections annuelles d’Inge. Vous savez également que vous pénétrez dans la maison du bonheur. Venez de notre part, vous serez bien accueilli… ◊

/// www.ingedejong.com

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ARDÈCHE

SIMON BUGNON

« LA N ATU R E , C O M M E U N RE F U G E. . . »

Une enfance et une adolescence marquées par la nature et une vie nomade expérimentée très tôt avec des parents hors norme. Et puis la découverte de la photo… Simon Bugnon, 28 ans, une sensibilité extrême qui est à la base du talent fou qu’il déploie dès qu’il a un boîtier en main. Simon a l’Ardèche au cœur mais rêve aussi de grands espaces… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS SIMON BUGNON - MÉDIAPRESSE

Pour être tout à fait franc, nous adorons rencontrer les photographes de grand talent, à Strasbourg mais aussi partout où nos reportages nous mènent. Tout simplement parce que l’image est une des composantes essentielles de Or Norme. Et parce que ces gens ont vraiment des choses à dire... Pour rester tout à fait franc, ces artistes sont tellement passionnés que, très souvent, tout tourne autour de leur production et on peut ainsi passer des heures avec eux, à décortiquer leur démarche, à parler cadrage, lumière, matériel, tirage, expos… C’est le plus souvent passionnant, même avec la petite pointe toujours agaçante quand le discours frôle la prétention. Quelquefois, c’est heureusement rarissime mais ça existe, le « moi je » exacerbé, la très haute valeur artistique auto-décernée, et, pour tout dire, le nombrilisme pathologique deviennent pathétiques et là, ne reste plus qu’à fuir… Simon Bugnon, rencontré chez lui à Vals, n’émarge dans aucune de ces catégories. Dans son antre du hameau des Issoux, il n’a rien préparé pour notre venue. Les tirages de ses expos tournantes sont encore dans le papier-bulle des caissons qui les transportent, comme prêts à repartir ; tout juste un exemplaire d’un de ses trois livres déjà publiés erre-t-il à portée de main… Mais ça n’a aucune importance : le grand réseau de l’amitié nous a depuis longtemps averti que nous avons à

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faire là à un photographe exceptionnel. Nous savons déjà qu’il pointe parmi les naturalistes les plus prolixes qui soient, nous savons déjà qu’il est capable d’attendre de longues heures la lumière et la situation idéales, nous savons déjà que l’Ardèche est son terrain de jeu favori et nous savons aussi… qu’il apprécie peu de parler de lui : ce dernier point fut bien sûr l’aiguillon idéal pour que nous ayons eu hâte de le rencontrer… « AVEC LA NATURE, ON EST DANS L’ESSENTIEL… » L’enfance marque à jamais. Simon en témoigne : « J’ai vécu mes premières années dans les Alpes de Haute Provence,

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près de Castellane où je suis né. Le hameau abandonné où je vivais avec mes parents était un endroit magique. Là-bas, la nature a une telle force qu’on ne peut vivre qu’en parfaite harmonie avec elle. Pas de voiture, et peu de gens autour de moi… Ces premières années de ma vie, je crois qu’elles ont été déterminantes pour ma construction personnelle… » Pudiquement, Simon ne s’étale pas sur une première rupture avec l’environnement naturel qu’il affectionnait déjà. Des décisions parentales qui ont provoqué des parenthèses moins enthousiasmantes… Heureusement, alors qu’il n’a que cinq ans, l’arrivée de la tribu familiale en Ardèche va tout « recaler », sa passion pour la nature pouvant alors de nouveau s’exprimer. Non sans mal, quelquefois : « A l’école, j’avais du mal à communiquer. Je me sentais si différent… ». Puis, vers l’âge de 14 ans, Simon emprunte l’appareil photo familial pour « rapporter des témoignages de mes excursions ». On n’a pas de statistiques sur les origines de la


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lequel j’étais très proche, s’est donné la mort. Avec lui, j’avais vécu l’aventure des grands espaces de Laponie, une des régions d’Europe les plus préservées, totalement vierge de toute activité humaine. C’est très difficile d’en revenir, croyez-moi » nous souffle-t-il, les yeux embués et le regard qui porte loin, bien au-delà des beaux sommets de l’Ardèche qu’on aperçoit par la fenêtre… passion pour la photo mais très souvent, les grands photographes bénissent encore, des décennies après, l’existence d’un appareil photo familial… « Je me sentais le témoin privilégié de choses extraordinaires, je regrettais d’être le seul à les observer de près, je voulais vraiment pouvoir témoigner… » C’est ainsi que Simon s’est mis à sillonner l’Ardèche de long en large, à pied ou en vélo, exclusivement. Depuis trois ans seulement, il a dû se résoudre à acquérir une voiture et un ordinateur également : « J’ai ainsi fait des efforts pour faire partie de ce monde » dit-il aujourd’hui… On s’étonne de cette réflexion. Et Simon se livre un peu : « Avec la nature, on est dans l’essentiel. Je ressens tellement ça tant je pense que le monde des hommes est bien souvent rempli de futilité. Je sors à peine d’une épreuve personnelle terrible : un ami photographe, avec

Plus tard encore, Simon nous dira son amour de l’Ardèche du nord au sud (« des marmottes aux cigales » comme il le dit avec tendresse), ses doutes (« la photo m’a pris tout mon temps, moi qui ne suis jamais rassasié de nature, moi qui suis capable de m’allonger sur un m2 de prairie et d’observer toute la journée le monde des petites bêtes… ») et aussi ses aspirations (« la photo me semble un moyen d’expression limité qui m’empêche de communiquer comme je le voudrais réellement. Alors, l’écriture, le dessin… pourquoi pas ? »)

Rabhi…) que nous avons ramenés avec nous en Alsace. S’il y a aussi un jour des textes et des dessins, le plaisir n’en sera que plus grand encore… Ne doute pas plus, Simon. Continue à construire sur ton talent, en tout premier la photo. Alors, nous avons décidé, outre la magnifique double-page du ruisseau calcifiant qui ouvre nos pages spéciales Ardèche, de publier d’autres photos de Simon Bugnon. C’est dans notre portfolio, page 88… ◊

Peu importe Simon, lui dit-on en partant. Peu importe, si tu conserves cette passion, cette authenticité et cette rigueur exceptionnelle dans ta démarche. Peu importe si tu continues à nous transmettre ta sensibilité comme par exemple à travers ces trois livres somptueux (dont l’un préfacé par Pierre

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NOS

BONS PLANS Si vous désirez suivre nos traces en Ardèche (n’hésitez pas tant cette région est belle et tant il y a à découvrir…), voici notre carnet de route. Bon accueil assuré !

© Stéphane Tripot

LE BON PLAN SI VOUS VOULEZ UN CAMP DE BASE AUTOUR DUQUEL VOUS ALLEZ RAYONNER

DANS LA RÉGION DE LA GROTTE CHAUVET ET DES GORGES DE L’ARDECHE

LE PAYS D’AUBENAS

VALLON PONT-D’ARC

VA L S L ES BA I NS

La petite cité est posée au bord de l’Ardèche et semble comme la gardienne qui commande l’entrée des célèbres gorges. Le centre-ville lui-même n’a pas grand intérêt (nombreuses rues piétonnes facies de boutiques attrape-touristes). A la sortie sud du village règnent en maîtres les loueurs de canoës qui rivalisent d’agressivité publicitaire pour vous attirer. Si vous êtes fan, vous y trouverez facilement votre bonheur. Ceci dit, il faut que vous sachiez que si vous êtes amateurs de solitude, c’est pas gagné d’avance. Au plus fort des semaines d’été, on a calculé que plus de 3000 embarcations faisaient chaque jour la queue pour franchir les « rapides ». On a mis des guillemets parce que l’été, quand la rivière est vraiment à son niveau le plus bas, cette surpopulation peut vraiment vous gâcher le plaisir… L’époque idéale est le mois de mai, jusqu’au 15 juin et là, sincèrement, c’est le plaisir assuré au sein d’une nature confondante de beauté… Juste avant de passer sous l’arche célébrissime du Pontd’Arc, levez les yeux vers les crêtes montagneuses sur votre gauche. Quelque part sous les arbres, il y a l’entrée de la grotte Chauvet. La vraie… ◊

Sa situation est idéale car le Pays d’Aubenas-Vals est à cheval sur l’Ardèche méridionale et la Montagne Ardéchoise. De là, toutes les portes vous sont ouvertes… C’est un pays de contrastes forts qui concentre toute la diversité de paysages et de cultures de l’Ardèche. Une « marmite » naturelle dans un • AUBENAS, cité historique torrent de la vallée de la Volane avec ses ruelles pavées, son célèbre château de MontLaur et le somptueux Dôme Saint-Benoit. Chaque samedi matin, le marché d’Aubenas attire les foules de toute la région car il est réputé depuis longtemps comme un festival de couleurs, de parfums et de délices du terroir ardéchois. • VALS-LES-BAINS est une petite ville thermale au bord d’une rivière magnifique et sauvage : la Volane. Vals-les-Bains est atypique, elle allie les spécificités de son statut thermal (casino, grand parc, théâtre, hôtels, restaurant étoilé, piscine olympique) et son attachement à la nature qui l’entoure : Vallée de la Volane, coulées basaltiques, montagnes cévenoles, châtaigneraies … • ANTRAÏGUES : petit village perché sur son éperon rocheux, Antraïgues, le village de Jean Ferrat dont nous vous parlons longuement dans les pages précédentes, n’a pas changé : il offre encore ce que le chanteur aimait tant : la douceur de vivre, une nature sauvage et préservée, des parties de boules quotidiennes sur la place du village, la présence d’artistes et d’artisans à chaque coin de rue, des bistrots et des terrasses où l’on aime refaire le monde… • Des rivières sauvages qui valent le détour : LE PAYS D’AUBENASVALS est traversé par l’Ardèche, bien-sur, mais d’autres rivières moins connues valent qu’on s’y attarde quelques heures (au minimum). La Volane, la Besorgues, le Sandron, dévalent les pentes de ces paysages cévenols dans des vallées sauvages, où la faune et la flore sont d’une richesse remarquable. Les eaux cristallines de ces rivières forment de jolies cascades, ainsi que de magnifiques gours (ou marmites) qui ressemblent à des piscines naturelles. Cette région est aussi le paradis des activités nature : rando, cyclo, canyoning, escalade, pèche, équitation… Ici on ne déambule pas à la queue-leu-leu comme dans un parc d’attraction, mais on a plutôt l’impression d’être seul dans un paysage de bout du monde. ◊

LA ROUTE DES GORGES DE L’ARDÉCHE Là, autant vous dire, c’est du cinérama XXL. Sur 32 km, le spectacle est grandiose et on en profite à partir d’une flopée de belvédères très bien aménagées, directement à l’aplomb de la rivière. C’est si vertigineux que, quelquefois, les canoës, tout en bas, apparaissent comme tout minuscules. Cette route est un paradis pour les photographes et vidéastes. En prime, elle frôle quelques grottes qui n’attendent que votre visite… ◊

/// www.aubenas-vals.com 04 75 89 02 03 contact@aubenas-vals.com

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D ORMIR DAN S LES G O RG ES

L’ARDÈCHE MÉRIDIONALE

LE PRÉHISTORIC LODGE Là, aucune hésitation, réservez au Préhistoric Lodge. L’établissement est en contrebas de la route unique, à 4 km du Pont-d’Arc, et bénéficie de beaucoup d’atouts. D’abord, il s’intègre fabuleusement dans la nature environnante, au bord même de l’Ardèche et face à une splendide et très verticale falaise. L’endroit, particulièrement le matin, quand le soleil le cible dans ses rayons, est une véritable splendeur. Sur la plage (privée) de l’hôtel, des canoës qui peuvent vous être loués, vous évitant ainsi la punition de la cohue à la sortie de Vallon, comme déjà expliqué. Côté hébergement, plusieurs tentes sur plancher de bois, toutes dotées du plus grand confort (salle de bains, sanitaires) façon Afrique du Sud ou Namibie (pour ceux qui connaissent). C’est d’ailleurs de là-bas que le matériel est arrivé, les propriétaires ayant eu l’heureuse idée de s’adresser au concepteur mondial numéro un en la matière. Quelques superbes chambres traditionnelles sont également disponibles dans le bâtiment principal. Outre un somptueux petit-déjeuner , le restaurant du Préhistoric Lodge est ouvert chaque soir et, sur une terrasse de bois reposante, vous sert une très belle cuisine pleine d’invention. Si on ajoute pour finir que le couple de propriétaires, Corinne et Romain, est aux petits soins pour les clients, avouez que vous ne pouviez pas espérer mieux… ◊ /// www.prehistoric-lodge.com 04 75 87 24 42 info@prehistoric-lodge.com

On est là aux confins de l’Ardèche et tout près du Gard. Les cigales font leur concert, les odeurs de thym de la garrigue sont délicieuses et la rocaille, accablée de soleil, est omniprésente. Parmi quelques sites somptueux, où le gris du calcaire se marie avec l’ocre du midi, LE BOIS DE PAÏOLIVE nous a fascinés. Ce morceau de forêt est à classer sur le podium des endroits emplis de mystères et de légendes, au même titre que la célèbre forêt de Borcéliande, en Bretagne. Les rochers, étrangement découpés, font irrésistiblement penser à un bestiaire naturel extravagant. Comme vous pouvez le constater sur ce cliché de Simon Bugnon où un ours et un lion sont engagés dans une mystérieuse et intrigante sarabande… ◊

LE B O N PLAN DE TO US LES B O NS PLANS Le site ardeche-guide.com sera votre allié le plus sûr pour préparer votre séjour. Outre une carte interactive qui pointe tous les sites et itinéraires possibles, il comporte tout ce qui pourra vous être utile sous les index :

EXPLORER - DÉCOUVRIR - PLANIFIER - PARTAGER. Le site met également en valeur un agenda événementiel dans lequel vous puiserez sûrement de quoi agrémenter votre séjour… ◊ /// www.ardeche-guide.com

REMERCIEMENTS Toute une chaîne de soutiens s’est formée pour nous permettre de réaliser ces pages spéciales ARDÈCHE.

LA CAVERNE DU PONT-D’ARC Nous vous disons tout sur la splendide réplique de la grotte Chauvet dans les pages précédentes. A savoir également qu’à l’issue de la visite (ou avant), ne manquez pas la Galerie de l’Aurignacien. L’entrée est comprise dans le billet global du site. Après avoir supporté un film d’à peine quelques minutes à la réalisation étonnamment médiocre au vu de la qualité générale de l’ensemble du site, vous découvrirez ensuite la mise en scène de quelques animaux de l’époque à l’échelle 1, ce qui vous permettra de réaliser que le mammouth à poil laineux était considérablement moins grand que vous l’imaginiez. En revanche, il n’en est pas de même pour l’élan d’il y a 36 000 ans ! L’endroit vaut surtout pour toute la zone multimédia. Un vrai et bon travail exemplaire qui allie pédagogie, didactisme et réel plaisir de consultation. On ne dit pas ça parce que c’est une société strasbourgeoise, Anamnesia, qui a assuré l’ensemble de la prestation technologique de l’ensemble, on dit ça parce qu’on le pense vraiment. Bon, au passage, on leur dit bravo ! ◊

Merci à STÉPHANE TRIPOT, de l’Office de Tourisme AubenasVals, ami précieux, inspirateur hors pair qui, bien qu’il ne soit « ardéchois » que depuis trois ans, connaît déjà toute la région et ses habitants comme sa poche… Merci également à ses collègues ELISE MATHIEU et COLINDA CHARVAZ. Un grand merci à NATHALIE SISTERON, du Comité Départemental du Tourisme d’Ardèche, pour son aide précieuse concernant notre hébergement, ses renseignements sur l’ensemble du département et… son punch et la force de son engagement en faveur de sa belle région. Merci à LARISSA BOURDAIRE, alsacienne de naissance, ardéchoise de cœur et citoyenne du monde pour ses belles valeurs humaines et la puissance de ses convictions. Merci enfin aux annonceurs ardéchois qui ont permis la réussite de cette opération. Grâce à vous toutes et tous, nous sommes arrivés curieux et impatients. Et nous sommes repartis une semaine plus tard enthousiasmés par la beauté de votre région et la qualité humaine de nos interlocuteurs. Nous espérons qu’il en sera de même pour nos lecteurs alsaciens qui se rendront en Ardèche. Nous, nous n’avons qu’une hâte : y revenir… ◊ La rédaction de Or Norme.

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DOSSIER

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STRASBOURG, LE LABORATOIRE DES POSSIBLES

P OU RQU OI LE

MOTEUR DU NUMÉRIQUE

E N A L SAC E EST À STRAS BOU RG

D’un côté, le Shadok strasbourgeois, associé à Alsace Digital, porteur de la Plage Digitale, des Start-Up Weekends, Edgefest, DemoNight, Hack The Culture, HackSXB, Devoxx4Kids, HackingHealthCamp, BarCampAlsace, HackLeChalet, GeeksOnAFarm... De l’autre le KMØ mulhousien, notamment porté par e-nov Campus. Et une ambition commune : réunir les deux structures autour du label French Tech Alsace, une initiative gouvernementale qui vise l’émergence de champions numériques de niveau mondial. Leurs atouts respectifs : le premier ferait office de lieu totem de la culture artistique numérique, le second du secteur économique. Oui mais voilà : à bien y regarder, la plaquette publicitaire peine à passer l’épreuve de la réalité, tant Strasbourg semble, au moins pour l’heure, en tout point en avance sur Mulhouse. Précision importante : Or Norme a été bouclé le 6 juin dernier, soit trois jours avant l’annonce de la labellisation de plusieurs dossiers FRENCH TECH. Le dossier alsacien aura-t-il été retenu ? Il était impossible d’en obtenir confirmation à la date du bouclage de ce numéro... /// TEXTE CHARLES NOUAR PHOTOS BARTOSCH SALMANSKI - DR

Les arguments combinés de Strasbourg et Mulhouse ne manquent pas dans le plan com’ French Tech Alsace  : 3150 établissements numériques en 2013, 13.800 emplois en 2012 avec 206 entreprises créées dans le numérique en 2013. 12 zones d’activité labellisées Très Haut débit, 5.200 chercheurs, 67.000 étudiants, 2 universités, 12 grandes écoles d’ingénieurs, 4 Pôles de compétitivité, 9 grappes initiativesclusters... La liste non exhaustive séduit mais, dans la pratique, si des initiatives existent bel et bien au travers d’Alsace Digitale, hébergée au Shadok, et à qui l’on

doit l’organisation de nombreux projets d’aide à la création de start-ups – dont les Startup Week-Ends visant à permettre en un weekend d’apporter toutes les ressources transversales nécessaires à lancer un projet entrepreneurial – le flou règne encore sur les articulations futures entre Strasbourg et Mulhouse. UN ÉCOSYSTÈME BIEN ANCRÉ « Pour faire simple, on va dire que le KMØ est en effet beaucoup plus orienté économie que le Shadok qui, lui, a une teinte bien plus culturelle  », relèvent

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la plupart des acteurs du numérique rencontrés sur Strasbourg. Relèvent, mais sans grande conviction. Parce qu’un lieu Totem ne fait pas l’écosystème. Or, si du côté de Mulhouse celui-ci peine à être visible, Strasbourg le voit se développer depuis plus de dix ans déjà. La scène se passait alors dans les locaux de l’Agence strasbourgeoise Latitude, à l’invitation de son directeur général Philippe Schoen où quelques geeks et autres personnes sentant qu’une nouvelle façon d’entreprendre était en train de naître se réunissaient autour des premiers Barcamps Alsace. Parmi

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STRASBOURG, LE LABORATOIRE DES POSSIBLES pratiques entrepreneuriales » déclinée autour de trois axes : des Demo Nights semestrielles – des « événements dédiés aux startups désireuses de démontrer leur produit ou service autour d’une audience composé d’étudiants, d’autres startuppers, de professionnels du numérique, d’institutions publiques ou de Business Angels » -, des Meetups mensuelles où l’on apprend par exemple comment comment lever des fonds ou protéger sa marque aux Etats-Unis, ainsi que des rencontres mensuelles du Founder’s Club, où les fondateurs de cette structure « se rencontrent, en privé, pour parler librement de leurs problématiques actuelles, de leurs conquêtes, de leurs succès ou de leurs défaites ». CES STARTUPS QUI MONTENT

les inscrits à ces « non conférences » où chacun le jour J peut décider de monter un atelier de travail partagé, Stéphane Becker, aujourd’hui président d’Alsace Digitale, Yann Klis, fondateur de la société Novelys, Stéphane Bayle, consultant IT, Pascal Bastien, fondateur de l’Usine à Projets à Schiltigheim, Tom Wersinger, cofondateur du regretté Owni.fr, ou encore Jean-Marc Kolb, aujourd’hui Directeur Economie Numérique à la Chambre de commerce et d’industrie de la Région Alsace et qui, à cette époque avait déjà proposé à plusieurs barcampers de travailler à une implantation de la Chambre de Commerce et d’industrie du Bas-Rhin dans le monde virtuel de Second Life, un monde numérique alors à fort potentiel d’expérimentation B to C mais également B to B. MULTIPLICATION DE PROJETS Depuis ces premières heures et quelques souvenirs de tartes aux mirabelles servies entre deux ateliers par la femme de Philippe, d’autres ambitions sont progressivement nées  : monter une véritable structure fédérant les

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compétences autour du numérique strasbourgeois. Un projet qui prendra le nom de Plage Digitale, un espace de coworking que la Ville a mis un certain temps à soutenir. Un geek n’était à l’heure qu’un geek et l’Alsace – dont Strasbourg - voyait au mieux le numérique comme un outil de développement logiciel au service de l’industrie et non comme un secteur économique en soi... Le soutien finalement apporté à la création de la Plage après trois à quatre années de « mise à niveau » des partenaires institutionnelles, les projets se multiplient  : des développeurs s’y retrouvent pour développer des projets ensemble. De nouvelles entreprises y élisent domicile, comme Rue89 Strasbourg, qui a très rapidement compris l’intérêt économique et technique à ne pas s’entourer que de journalistes. Naissent également dans ce laps de temps les fameux Startup Weekends, desquels est nés en 2013 Strasbourg Startups, une initiative visant à « rassembler, promouvoir et développer la communauté startup de Strasbourg en France », avec pour ambition « de créer une communauté de bonnes

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Entre autres membres de cet écosystème strasbourgeois, Synovo, qui développe un logiciel métier destiné à la régulation et à l’optimisation de la gestion des flottes de véhicules sanitaires, et qui vient de lever en avril un premier tour de table auprès de Cap Innov Est, un fonds d’amorçage, d’un montant global de 36 M€, géré par Bpifrance pour le compte de l’État, dans le cadre du Programme d’investissements d’avenir (PIA). Employant aujourd’hui 20 ingénieurs en informatique la société cherche déjà à doubler ses effectifs pour répondre à une forte croissance avec pour objectif de devenir un devenir un acteur majeur sur son marché d’ici trois ans. Autres start-ups prometteuses de cette communauté toute strasbourgeoise, ContAACt, un écosystème applicatif de Communication Améliorée et Alternative (CAA) destiné aux personnes présentant des troubles de la communication (autistes, aphasiques...) ; ChargeMap, un service web & mobile qui permet de trouver facilement une prise pour recharger une voiture électrique à l’heure où l’on attend une forte croissance de ce secteur automobile d’ici quelques années ; Jitsi, une application qui permet la communication audio/ vidéo chiffrée et de haute qualité ; ou encore WIZZVET, une société gérant une plateforme de télétransmission en temps réel de données avec des vétérinaires européens spécialistes dans des domaines aussi variés que l’imagerie médicale, la biochimie, la dermatologie, le comportement, les toxiques, l’alimentation, la pharmacologie, la chirurgie ou encore la gestion d’élevages.


HACKING HEALTH : LE MONDE DE LA SANTÉ FAIT SA RÉVOLUTION Autre réalisation de cet écosystème porté par Alsace Digitale, le Hacking Health - l’un des plus importants d’Europe loin devant Paris. Le principe : « faire émerger des solutions numériques innovantes en santé en provoquant des échanges et collaborations créatives directes entre ceux qui fabriquent (les développeurs et designers) et ceux qui utilisent (les professionnels de santé, les praticiens hospitaliers) ». Le tout en 54h avec une volonté d’innover, de concevoir des prototypes d’apprendre ensemble à construire une vision du futur pour la santé. Entre autres projets passés par le Hacking Health Strasbourg, iJama, un pyjama connecté pour analyser les troubles du sommeil, DoseWatch App / MyDose, un outil d’analyse et de suivi des exposition aux rayons X d’imagerie médicale, Eneid, un réseau social pour la personne âgée dépendante et son entourage, FlashMed, un outil de gestion des risques liés à l’automédication, ou eConsult, un logiciel de préconsultation médicale. LE SHADOK POUR BÂTIMENT TOTEM Le Shadok dans tout cela ? En grande partie le fruit de cette dynamique entrepreneuriale. Parce que fruit de l’évolution des premiers Barcamps, de la Plage Digitale et d’Alsace Digitale sans lesquels le numérique serait à n’en pas douter encore un OVNI local, et à laquelle ne manquait plus que de greffer son pendant artistique, autour d’un espace dédié et susceptible de donner une plus grande visibilité « physique » à l’ensemble. Parce que si le Shadok s’inscrit dans l’accueil des nouveaux usages artistiques, accueille des artistes de renommée internationale comme l’architecte belge Luc Schuiten, le DJ électro US Mike Huckaby ou encore le plasticien catalan Marcelli Antúnez Roc ou promeut la création en 3D autour de son FabLab, il n’en oublie pas moins d’héberger une partie de la communauté de startupers strasbourgeois, un écosystème déjà bien ancré, avec lequel elle entretient des liens solides. Un point, justement qui interpelle côté mulhousien : « Ma crainte, relève l’un des entrepreneurs-phares du numérique strasbourgeois, est qu’ils mettent au KMØ un peu la charrue avant les bœufs ». Que cette nouvelle structure ne « ressemble (avant tout) à une opération immobilière », rentabilisée (ou annoncée comme tel) entre autres par la


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location d’espaces de coworking. « Non pas que faire une opération immobilière soit grave, mais la question que je me pose, et que la FrenchTech pose d’ailleurs, c’est  : en quoi cela fait-il avancer le schmilblick ? ». Et un autre entrepreneur de préciser : « Sur le papier, le KMØ a quelque chose de très ambitieux, surtout pour un écosystème comme celui de Mulhouse »... Un point qui, oui, interpelle.

KAYHAN KARAÇA CO R R ESPO NDANT FR ANCE ET EUR O PE BASÉ À ST R ASB O UR G PO UR NT V, CNB C-E, DEUT SCHE W ELLE

KMØ : POURQUOI IL PEINE À CONVAINCRE Parce que là où le Shadok s’inscrit dans une continuité réfléchie et « Digital native » le KMØ ressemble à s’y méprendre à un agglomérat de structures disparates pour ne pas dire fourre-tout comprenant à la fois l’Université de Haute-Alsace, l’Ecole de Management de Strasbourg, Rhénatic – un réseau représentant tous les métiers TIC mais dont les réalisations concrètes peinent à convaincre, la Société industrielle de Mulhouse – une association regroupant « des hommes et des femmes entreprenants soucieux de permettre à la région mulhousienne de répondre aux défis de son temps et de saisir les opportunités nouvelles qui s’offrent dans le respect de l’humain et de l’intérêt général » -, le Pôle textile Alsace, Domena - « une marque française spécialiste du repassage et du nettoyage à la vapeur », Activis et Première Place, deux sociétés spécialisés dans la construction et le référencement de sites web ou encore e-nov campus dont les projets soutenus peinent à convaincre en terme, au mieux, d’innovation... A seuls titres d’exemples, Challen Job, une plateforme permettant de décrocher un entretien d’embauche non pas en envoyant un CV et une lettre de motivation mais en relevant « un challenge » ; Sharepass, une « web tv associative dont le but est d’assurer une meilleure visibilité entre les associations et le grand public » ; Vocabattle « une application (tablettes et smartphones) ludo-éducative d’apprentissage de langues basée sur des enchainements de quiz en temps limité et optimisant la progression grâce à un moteur d’intelligence artificielle » ; Dressinjoy, une « application mobile de gestion de son dressing » ; ou encore Think Zombie, « un jeux vidéo sur tablettes et mobiles, dans lequel le joueur évolue dans un monde de zombies »... Un fossé, ou presque, face à Strasbourg qui, sans chauvinisme aucun et sans présager de l’avenir, semble déjà avoir pris dix ans d’avance sur sa petite sœur mulhousienne... ◊

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« STRASBOURG A LE POTENTIEL POUR DONNER NAISSANCE À UNE PETITE SILICON VALLEY EUROPÉENNE » Shadok, Plage Digitale, KM0, ces noms disaient-ils quelque chose au journaliste que vous êtes ? « Etonnamment, non, mais je les découvre avec un immense intérêt. Je savais que des initiatives se multipliaient du côté de Paris en matière de start-ups, que de nombreux talents français s’expatriaient avec succès en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, mais, bien que j’habite à Strasbourg depuis plusieurs années, je n’avais aucune connaissance de cet écosystème alsacien. Et quel regard portez-vous sur celuici ? Ce qui m’a le plus marqué est la multiplicité des initiatives et leur transversalité, notamment à Strasbourg. Cela montre bien que cette ville n’est plus la Belle endormie que l’on imagine encore, que des choses s’y construisent et qu’elle a tout le potentiel nécessaire pour progressivement donner naissance à une petite Silicon Valley européenne. La comparaison n’est-elle pas un peu exagérée ? La Finlande, l’Estonie, l’Irlande sont aujourd’hui moteurs en

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matière de start-ups. Pourquoi pas la capitale parlementaire de l’Union européenne  ? Les compétences sont là et les projets qui y sont portés sont particulièrement innovants. Après, bien sûr, se pose un problème très français qui est celui de la fiscalité et du financement de projets, trop insuffisant. Mais c’est là une difficulté qui peut être surmontée avec un peu de volontarisme politique. Vous-même nourrissez quelques projets professionnels. Cela vous donne-t-il des idées ? Cela fait en effet quelques temps que je réfléchis à la création d’une webtv francophone indépendante entre l’Europe et la Turquie. Monter un tel projet depuis Strasbourg ne m’avais jamais effleuré l’esprit mais au regard de la dynamique portée par la Plage Digitale ou le Shadok, je dois avouer que donner pour base à ce projet ma ville d’adoption, non seulement ne me paraît plus farfelu mais me séduit très clairement. » ◊


DOSSIER

PETIT LEXIQUE DE SURVIE NUMÉRIQUE parce que les geeks adorent les anglicismes et les acronymes - ex ci-dessous : HackSXB ou Devoxx4kids qui font diablement tendance, parce qu’eux s’y retrouvent parfaitement mais qu’il nous arrive à nous, plus d’une fois, de nous y perdre…

HACKING HEALTH @ DIGITALHEALTHCAMP

HACK THE CULTURE

54h d’échanges entre développeurs, designers, professionnels de santé et praticiens hospitaliers pour faire émerger des solutions numériques innovantes dans le domaine de la santé.

Journée ouverte de rencontres, de passerelles, de croisements et de transferts de connaissances entre artistes, programmeurs, hackers, créateurs, entrepreneurs, spectateurs, rêveurs, en lien avec les cultures numériques.

HACKSXB

HACK LE CHALET Marathon pour les développeurs, dont le principe est de produire quelque chose de fonctionnel (logiciel, matériel) en 48h, tout en respectant un principe simple : tout doit avoir été réalisé seulement pendant le temps du concours.

BARCAMP «  Non conférence  » ou un atelier ouvert et participatif dont le contenu est proposé et partagé par tous les participants le jour même de l’évènement.

EDGEFEST Festival réunissant la communauté numérique et créative de Strasbourg et dont l’ambition est de démontrer le potentiel que le croisement de ces différentes disciplines peut générer, en termes de créativité comme de développement économique.

STARTUP WEEK-END En un weekend, réunir toutes les ressources transversales nécessaires pour concrétiser des projets de startups.

Mini-hackathon se déroulant chaque mois à La Plage Digitale. Chacun est invité à venir travailler sur ses propres projets, dans une ambiance d’émulation et de collaboration.

DEMO NIGHT Découverte et / ou présentation des projets de startups de Strabourg et des alentours. Chaque startup dispose de cinq minutes et pas une de plus pour présenter son projet. Une plongée concrète dans la fabrique des produits et services émergents.

DEVOXX4KIDS 4h d’initiation d’enfants de 10 à 14 ans à la programmation pour les encourager à s’approprier les objets technologiques modernes, les améliorer, et passer du simple statut de consommateurs à celui de créateurs.

GEEKS ON A FARM Rencontre franco-allemande des startups, animées par des leaders de la scène internationale.

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STRASBOURG, LE LABORATOIRE DES POSSIBLES

LUC SCHUITEN «  QU E SE PASSE R AIT-IL S I ON P R EN AIT L ES BONNES D ÉC I SIO N S AU B ON MOMEN T  ?   »

Convié au printemps 2014 à une année de résidence à Strasbourg, l’architecte belge Luc Schuiten – l’homme des « Cités végétales » - a imaginé ce que pourrait être la ville en 2115. L’exposition qui en a résulté a été l’événement inaugural du Shadok et s’est terminée le 7 juin dernier. Elle mettait en image une cité « biomimétique » où formes, matériaux et interactions prennent modèle sur la nature au lieu de la piller. Une ville « dans le vivant ». A mille lieues finalement de cette image de « ville-musée » bien proprette qu’on ne cesse de lui coller. /// ENTRETIEN VÉRONIQUE LEBLANC PHOTOS AC LABRIQUE - JP VAN DER ELST

Vous avez rêvé et dessiné Strasbourg dans cent ans. Sans contraintes ? Mon travail est d’anticiper le monde vers lequel nous pourrions tendre et - que ce soit à Shangaï, à Bruxelles, à Lyon, à Strasbourg ou ailleurs - tout le monde me laisse tranquille. Cent ans c’est bien au delà des horizons politiques ! Les élus aiment que l’on pose un jalon plus lointain que ce que l’on entrevoit… Mais ces jalons ne sont pas qu’oniriques de votre point de vue … Ils s’inscrivent dans un vrai développement de société et c’est ce qui m’intéresse  : aller directement assez loin et me demander « que se passerait-il si on prenait les bonnes décisions au bon moment ? »

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Dans quel sens devaient aller ces bonnes décisions ? Vers tout ce qui contribue à faire coopérer le monde du vivant et l’être humain qui en est partie prenante. Mes cités sont « biomimétiques », luxuriantes et touffues. Elles se régénèrent et tous les systèmes s’y nourrissent les uns des autres à la manière d’un massif coralien. En prend-on la voie ? Pour le moment on ne va pas dans ce sens même si je suis très satisfait de voir que des idées qui étaient perçues comme futuristes et irréalistes il y a quarante ans – telles que les énergies renouvelables, le bâti en bois, le traitement des déchets mais aussi le Web, le GPS, les ordinateurs… - sont rentrées dans le développement actuel

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des villes .… Reste qu’on privilégie encore ce qui éloigne l’homme de la nature et que le monde virtuel « déboussole ». Au « Shadok » dont votre exposition a marqué l’inauguration, on est pourtant en plein cœur du virtuel ? C’est vrai mais il n’est ici qu’un outil et un outil dépend de ce que l’on en fait. Il peut être bon ou mauvais. En tant qu’accès à la connaissance, le Web est quelque chose de prodigieux. C’est effectivement un outil de stockage extraordinaire, pour le meilleur et pour le pire… Mais savez-vous que la double spirale de l’ADN est bien plus performante  ? Si on l’utilisait, toutes


STRASBOURG, LE LABORATOIRE DES POSSIBLES

Strasbourg 2115

nos infos actuelles tiendraient en 1 m3 et demanderaient beaucoup moins d’énergie que celle que nous mobilisons. Savez-vous aussi qu’un grand arbre représente l’équivalent d’un hectare de capteurs solaires ? L’avenir est dans le vivant, dans ce que la nature a trouvé comme solution. Elle représente un exemple extraordinaire de durabilité et il faut y penser car dans moins de cent ans nous n’aurons plus suffisamment de matière première pour alimenter notre société de l’énergie. Et Strasbourg  ? La ville donnait-elle matière à rêver la réconciliation entre l’homme et la nature ? Elle dispose d’une base d’habitation qui permet de grands changements. Les circulations y sont équilibrées, elle est conviviale, la culture y est partout présente et surtout elle a une très belle échelle. A contrario, Bruxelles est très riche de ses individualités mais souffre d’un manque de cohérence. La capitale belge a un côté chèvre et chou peut-être dû à notre culture du compromis, à notre goût du moitié/moitié qui ne permet pas les grandes avancées. Le système politique français permet sans doute des solutions plus radicales.

aussi survolée de dirigeables profilés comme des oiseaux et gonflés à l’hélium, traversée d’un tramway modulaire fait de maillons en forme de coquillages et vous dessinez la cathédrale dotée d’une seconde flèche. C’était indispensable pour vous d’intervenir sur le bâtiment emblématique de la ville ? Pour plonger dans le futur, il faut introduire le temps, garder la trace du passé et du présent. Au cœur d’un quartier historique qui a beaucoup de caractère, la cathédrale porte une part essentielle du récit de la ville et, à l’instar de celle-ci, elle doit évoluer sans se renier car il s’agit de créer un paysage vivant. On le voit bien, cette seconde flèche manque de manière très ostensible… J’ai fait ici une proposition légère, végétale et non minérale qui s’inscrit dans l’écriture architecturale d’une cathédrale voulue très légère dès l’origine de sa construction. « Ma » flèche est « archiborescente », elle bouge, elle laisse passer la lumière. Elle est dans le vivant. » ◊

Un bémol strasbourgeois  ? La ville manque peut-être d’espaces verts mais on n’y étouffe pas. Ma proposition les intègre aux habitats. En effet, vous imaginez un habitat végétal pour Strasbourg en 2115… Vous la voyez

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UN PARCOURS EN QUÊTE D’AUTRES VOIES

Né en 1944, Luc Schuiten a obtenu son diplôme d’architecte en 1968. En 1976, il a construit « Orejona », une des premières maisons « écolo » d’Europe faisant la part belle au solaire, aux éoliennes, au bâti en bois. Avec son frère François, dessinateur de BD, il a publié trois albums entre 1981 et 1999. Ils y imaginaient déjà les villes du futur… Luc Schuiten est également membre fondateur de BIOMIMICRY Europa, mouvement créé en 2010 afin de promouvoir le biomimétisme et de proposer « une alternative au monde qu’on nous propose et qui va à la catastrophe ». Son credo d’artiste et de citoyen : utiliser le crayon pour explorer sans relâche le futur et donner de la force à l’imagination.

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HABITAT PARTICIPATIF STRAS BOUR G EST PIONNIÈR E E T E NTE ND L E R ESTER...

L’immeuble de Melting Potes

S’associer avec d’autres accédants à la propriété afin de devenir soi-même son propre promoteur. L’habitat participatif a le vent en poupe et Strasbourg est une ville pionnière en la matière. Rencontre avec un néo-propriétaire et un expert pour quelques pistes sérieuses en forme de mode d’emploi… /// TEXTE ALAIN ANCIAN PHOTOS MÉDIAPRESSE - DR

S’il fallait un indice de plus pour signifier le tropisme strasbourgeois en matière d’habitat participatif, l’annonce toute récente d’un troisième appel à projets par la Ville de Strasbourg prouve définitivement que la formule séduit un nombre grandissant de candidats. Cinq terrains viennent donc d’être désignés pour cette nouvelle vague, à Neudorf, Cronenbourg, Neuhof et la Robertsau. Autopromotion, habitat participatif, ces deux vocables désignent une même mécanique  : un groupe de futurs propriétaires décide de s’approprier à 100% la construction de leur futur logement dans le cadre d’un immeuble collectif. Cette association va donc devenir

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le maître d’ouvrage de la construction neuve ou de l’opération de réhabilitationrénovation, de la conception à la mise en œuvre effective, jusqu’à la livraison. Une alternative aux formules traditionnelles d’habitat social ou de promotion privée, source d’économies financières et surtout l’assurance de voir naître un espace de vie plus conforme à ses attentes en matière de développement durable voire même, plus simplement, de convivialité en ce qui concerne le futur voisinage.

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L’EXEMPLE DE MELTING POTES AU NEUDORF Cette association a été lauréate (parmi six groupes candidats) de la deuxième vague d’appels d’offres lancée par la Ville de Strasbourg. Sur un terrain excellemment situé au 17 rue du Grand Couronné dans cette partie du Neudorf qui jouxte l’hypercentre de Strasbourg, la construction de l’immeuble touche aujourd’hui à sa fin, comme nous le confirme Julien Dupré. Cet ingénieur informatique au sein de l’Université de Strasbourg résume bien l’état d’esprit qui a présidé au projet : « Nous étions sept amis - dont ma mère âgée de 66 ans-


Julien Dupré

qui cherchions à habiter ensemble. Mon épouse et moi avions déjà étudié un projet d’autopromotion qui n’avait pas abouti mais nous ne voulions pas lâcher le morceau. Notre groupe, les Melting Potes, a été retenu sur ce projet en juin 2012. Nous étions donc sept décideurs ce qui a correspondu à un vrai défi pour l’architecte que nous avons retenu après consultation. D’ailleurs, certains archis ont renoncé devant cette contrainte. Ça illustre d’ailleurs bien cette notion humaine qui devient aussi importante que la technique, au moment des choix à faire. Evidemment, tout le processus de validation qui suit est plus long. Il nous a fallu deux ans pour la conception, et une autre année pour la réalisation. En août prochain, nous serons chez nous et nous emménagerons tous dans un appartement conforme à nos souhaits : une très bonne isolation (entre les normes BBC -bâtiment basse consommation- et celles de la maison passive), un mode de chauffage collectif au bois qui a fait l’objet de longs débats entre nous mais qui a été finalement adopté grâce à l’assistance d’un bureau d’études thermiques. Le système constructif global est celui de l’ossature bois, les menuiseries sont également en bois, toute la matière première provient de forêts éco-certifiées situées dans un rayon de 300 km autour de Strasbourg. Au final, avec la mutualisation des espaces communs, nous aurons tous à notre disposition un petit atelier de bricolage, une buanderie équipée de deux machines à laver, une grande salle commune avec kitchenette et sanitaires qui permettra de recevoir des amis en grand nombre. Je prévois déjà d’y installer le baby-foot de mes rêves… » sourit Julien.


STRASBOURG, LE LABORATOIRE DES POSSIBLES

BRUNO PARASOTE

LES BONNES ATTITUDES À ADOPTER Attention : il n’y a rien d’idyllique dans un tel projet ; Julien Dupré prévient : « Il y a eu bien des doutes, à certains moments. D’abord au niveau financier, car l’ajout de quelques équipements joue immédiatement son rôle en la matière, comme les balcons par exemple. Nous avons eu des discussions très sérieuses sur des sujets comme ça et nous nous sommes résolu à rédiger une charte des valeurs communes. Ainsi, on n’a pas explosé en vol et elle nous a beaucoup aidés à nous sortir de la mouise, quelquefois. La personnalité du président du groupe joue aussi pour beaucoup : mieux vaut qu’il soit charismatique… Pour porter le projet auprès des banques, on a créé une SCI d’attribution, une structure qui rassure les banquiers en les rendant moins frileux. Il nous a quand même fallu six mois de négo pour arriver à la signature du prêt ! Et l’un de nous s’est transformé en comptable. Aujourd’hui, il est devenu un expert en maniement des chiffres ! Nous touchons au but maintenant. Au final, je dis que si c’était à refaire, je le referai. Le meilleur conseil que je peux donner à des candidats à cette formule, c’est de se poser la bonne question : suis-je prêt à consacrer quatre ans de ma vie à un projet comme ça qui va me permettre ensuite d’être propriétaire d’un appartement bien construit, avec des matériaux locaux respectueux de l’environnement et de bénéficier de locaux mutualisés. Si la réponse est clairement oui, alors foncez ! Je sais que la Ville de Strasbourg va lancer de nouveaux appels d’offres, profitez-en ! » ◊

UR BANI ST E

Pour vous renseigner sur les derniers appels d’offres lancés par la Ville de Strasbourg : alain.kuntzmann@strasbourg.eu

1 L’association Eco-Quartier (dont Bruno Parasote est un des co-fondateurs) a édité un Guide l’autopromotion très complet (230 pages) dans lequel tout est décrit de façon exhaustive. Ce guide a rencontré un grand succès puisqu’il en est à sa troisième réédition. Quelques exemplaires sont encore disponibles auprès du CAUE du Bas-Rhin : appeler en journée au 03 88 15 02 30 pour connaître les modalités de commande. www.ecoquartier-strasbourg.net

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Cet expert travaille en tant qu’urbaniste au sein de la Ville d’Illkirch. Il a lui-même expérimenté un des tout premiers projets d’autopromotion lancé par la Ville de Strasbourg en rejoignant un groupe désireux de créer un programme pour un immeuble collectif . « Il n’y avait alors aucune référence en France sur ce sujet » se souvient-il. « Nous avons fini par déposer un permis de construire au 24 rue de Lunéville et la Ville de Strasbourg a dû se positionner. Elle a délivré le permis en 2007 et a validé la vente de ce terrain à ce groupe de familles. Trois ans plus tard, l’immeuble était construit. Ce fut le premier bâtiment collectif basse consommation. Il était très avant-gardiste techniquement pour l’époque… » Séduit par la formule (mais aussi passionné par ce concept naissant), Bruno Parasote s’est également lancé dans l’écriture d’un ouvrage didactique. « Autopromotion, Habitat groupé ; Ecologie et liens sociaux » est devenu l’ouvrageréférence sur ces sujets, un véritable guide de la naissance de l’idée jusqu’à la livraison de l’immeuble. (Editions Yves Michel). Selon Bruno Parasote, quatre points cruciaux doivent être appréhendés avec la plus grande vigilance : Pas de place pour l’amateurisme : « Il ne faut pas surévaluer ses compétences face à un tel projet. Le vrai danger serait alors de se « ramasser » durant le chantier. Il ne faut donc pas hésiter à faire appel à des assistants professionnels en maîtrise d’ouvrage. Bien réfléchir au projet à mener : « Ne pas se lancer dans des « images architecturales » mais au contraire, bien prendre conscience de l’amplitude totale du projet. Bien cerner ses attentes et savoir fédérer autour de soi les volontés diverses. Dès le départ, être attentif aux autres : « Il est essentiel que les réelles capacités de chacun soient discernées, la réussite finale du projet est très conditionnée par ce point ». Attention au facteur temps : « Comme pour la construction d’une maison traditionnelle, le facteur-temps est à appréhender au plus juste. Ça peut aller de « un peu de temps » jusqu’à une situation très chronophage… » ◊

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DOSSIER

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L E DÉ FI DU

NEUHOF

Beau et vaste sujet que le Neuhof. Piégeant aussi car ce quartier – le plus vaste de Strasbourg – a une image tout sauf neutre. Les voitures brûlées de la Saint-Sylvestre lui collent à l’asphalte, il faut en parler sans en faire abstraction mais aussi sans a priori. Essayer de comprendre ce qu’il est devenu, dix ans après le lancement d’un vaste plan de rénovation urbaine. Entre forces nouvelles et fragilités persistantes… /// TEXTE VÉRONIQUE LEBLANC PHOTOS VÉRONIQUE LEBLANC - MÉDIAPRESSE - DR

A parcourir le Neuhof avec Julien Mattei, directeur de projet, on mesure l’ampleur de ce qui a été mené en ces lieux longtemps en marge du développement de la communauté urbaine. «  Il y a encore beaucoup d’échafaudages mais tout n’est plus sens dessus-dessous », dit-il en souriant avant de rappeler que le Neuhof concentrait au début des années 2000 les problématiques urbaines et sociales les plus importantes « au niveau de l’agglomération, voire au niveau national. »

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DES DIFFICULTÉS SOCIALES PERSISTENT En une décennie, le quartier a été désenclavé, on passe d’une rue à l’autre avec fluidité, 1 200 logements ont été démolis et remplacés, des parcs d’activité ont été installés, 1 000 emplois aidés dans le tertiaire et le médico-social ont été créés… Des réussites sont palpables telle que celle de la piscine de la Kibitzenau (20 millions d’euros investis) qui draine depuis sa réouverture « un autre public familial »… « Mais, souligne Julien Mattei, des difficultés sociales persistent et la crise n’a rien fait pour aider à les éliminer. »

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« Le chômage est un problème partout, confirme Annick Neff, adjointe de quartier, mais il frappe plus particulièrement les quartiers populaires. L’image du Neuhof, la fameuse image, nous colle à la peau. Y avoir son adresse reste stigmatisant, le changement physique du quartier ne résout pas tout. Restent la discrimination et, pour beaucoup, un manque de qualification».

qui va revenir aussi mais l’installation d’un U Express rue des Jésuites m’a fait très plaisir. C’est un magasin plus «  citadin  ». Malheureusement, il n’y a pratiquement pas de restaurants au Neuhof… » UN QUARTIER POPULAIRE ET NON PAS PAUVRE

« IL FAUT QUE LES GENS VIVENT LA VIE DU QUARTIER » La mixité sociale a pourtant été mise en place dans le projet de rénovation urbaine qui réserve les trois-quart des constructions-reconstructions aux habitants du site et un quart à des occupants venus d’ailleurs. L’accès à la propriété est prévu mais, souligne Annick Neff, « si cette mixité ne s’opère que parce que les logements sont moins chers, elle restera incomplète» et « lorsque certains habitants ne sortent pas de leur logement et envoient les enfants en école privée, on se retrouve dans une cité dortoir… Il faut que les gens vivent la vie du quartier. » L’élue fait dès lors des visites de quartier régulières pour sensibiliser au « vivre ensemble » qui passe parfois par des gestes simples comme cesser de jeter les choses par les fenêtres, ou « balancer les canettes sur le sol »… « Ce qui manque aussi ce sont des commerces, ajoute-telle. Le Leclerc est important, le Norma

apparaît. » Il faudra intervenir, poursuivre ce travail de longue haleine où des zones qui n’apparaissait pas prioritaires au départ se révèlent aujourd’hui décalées par rapport à celles qui ont été remodelées. « Être encore plus inventif », dit-il. Le Neuhof le mérite, conclut Annick Neff. «  C’est un quartier populaire et non pas pauvre. La solidarité y est indescriptible, la solidarité indéniable et la diversité de toutes les nationalités qui s’y côtoient est une richesse. » ◊

LE PLAN DE RÉNOVATION URBAINE DU NEUHOF EN CHIFFRES

283

MILLIONS INVESTIS

163

OPÉRATIONS D’URBANISME Reste aussi la question des trafics cantonnés aujourd’hui à deux rues qui sont devenues le point de fixation des dealers après la rénovation urbaine, explique Julien Mattei. « Enclavée, avec des points d’entrée visibles, cette zone est facile à contrôler par les trafiquants. Il suffit de siffler trois fois lorsque la police

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800

HECTARES

20 000 HABITANTS

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STRASBOURG, LE LABORATOIRE DES POSSIBLES

L ES I NQU IÉ TU DES DE

ROBERT

Manouche et fier de l’être, Robert attend la démolition de la jolie maison qu’il a construite lui-même au quartier du Polygone. Comme tous les membres de ce dernier quartier appelé à disparaître pour être reconstruit, il appréhende ce bouleversement. Tout en actant les points positifs acquis par le Neuhof. « On est arrivés à Strasbourg en 1974, raconte Robert Adan, j’avais dix ans et nous venions de Marseille ». Ses oncles et tantes qui étaient à Brumath les ont rejoints. Tout le monde s’est plu à Strasbourg et la vie s’est organisée en caravanes, d’abord sur une aire mise à disposition des gens du voyage et puis dans ce quartier du Neuhof où Robert vit toujours avec toute la communauté des « gitans ». « On n’avait pas le droit de construire, raconte-t-il, mais progressivement on a bricolé des baraques et puis construit des maisons en dur. » Chacune a sa caravane « pour la famille quand elle vient à Strasbourg ou pour les enfants quand ils se marient » « ON VA ÊTRE PLEIN À PLEURER » La maison de Robert, tout comme les autres du quartier, va pourtant être démolie dans le cadre de la dernière phase du plan de rénovation urbaine. Ils seront relogés de manière transitoire dans des mobil homes meublés et puis s’installeront dans de nouvelles maisons construites dans le quartier. « Tout sera bouclé fin 2016, dit-il, on va être plein à pleurer, moi le premier. C’est pour les anciens comme moi que ce sera le plus difficile. » De mère allemande et de père manouche espagnol, Robert a épousé Marie-France, une Alsacienne rencontrée

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au Polygone. « Je pense qu’elle est heureuse dans la vie manouche », dit-il. Et cette vie il y tient, C’est « son âme » et il a peur de la perdre en changeant de cadre quotidien. « LE FEU QUAND ÇA CHANTE C’EST SUPER » « Il y a bien eu des consultations depuis cinq ou six ans, raconte-t-il, on nous a écoutés mais où allons-nous stocker la ferraille ? Où iront nos poules (qui sont en fait des coqs mais bon, il préfère ne pas le préciser…) ? Et comment pourrons-nous organiser les feux qui nous rassemblent, surtout en hiver ? ». « Pourquoi nous enlever cela ? » Il parle pourtant positivement de la rénovation urbaine du Neuhof. Le tram « c’est bien pour ceux qui n’ont pas le permis, ça relie avec la ville ». Le supermarché Leclerc aussi. « On peut y aller à pieds ». Il a des copains qui travaillent au Centre culturel Django Reinhardt dont, selon lui, « de beaux petits musiciens vont sortir… » Et ça c’est important parce que « le feu quand ça chante, c’est super ! » Mais, « même s’ils ont changé le quartier, ça ne suffit pas ». Le décor est certes « plus beau », plus apaisé mais le « bordel » subsiste. « On ne change pas les gens comme ça », conclut Robert.

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LA RÉPONSE D’ANNICK NEFF Lorsque nous lui avons répercuté les propos de Robert, Annick Neff était très heureuse d’apprendre qu’il voyait des points positifs dans la métamorphose du Neuhof. « Les réunions de concertation sont parfois âpres et l’on oublie de se dire des choses aimables… » Restent les inquiétudes exprimées par cet habitant de ce quartier en passe d’être démoli et reconstruit. « Être citoyen implique des droits et des devoirs rappelle-t-elle. Les combats de coqs sont interdits par la loi tout comme les feux. Je ne peux rien changer à cela. Nous sommes obligés de démolir les maisons – parfois superbes – qu’ils ont construites. Nous avons discuté avec les habitants de leurs futures habitations, prévu des grilles pour que les enfants puissent jouer dans les cours mais nous n’avons pas la place pour une porte battante permettant l’entrée d’une caravane. La ferraille peut être stockée mais selon des quantités définies. Sinon, ils auront – comme ils l’ont demandé – de vraies maisons en briques avec des toits. Nous faisons tout pour être à l’écoute. »


DOSSIER

LE R EGA R D D’U N N EW-YO R KA I S « METTRE LE PIED DANS CE QUARTIER SERAIT UN PREMIER PAS »

Installé à Strasbourg où il enseigne l’anglais tout en étant correspondant pour l’Agence Chine Nouvelle et des médias américains, Jeremy Hawkins est d’origine New-Yorkaise. Il connaît le Neuhof, un quartier « sympa », dit-il. Il aime s’y balader et se dit impressionné par le travail de rénovation urbaine qui y a été mené. « Ce genre d’initiative aussi concentrée est assez rare aux Etats-Unis, où certes on voit des choses importantes se faire mais elles sont souvent liées à des initiatives privées qui mènent à une gentrification. C’est le cas à Brooklyn qui a connu de grands changements depuis une quinzaine d’années mais les gens en difficulté le quittent car ils ne peuvent pas payer les loyers… » Ce que souligne Jeremy, pour en revenir au Neuhof, c’est que la problématique n’est pas qu’urbanistique. Il a le sentiment qu’Annick Neff et Julien Mattei en sont conscients quand il découvre leurs propos. « Il faudra d’autres initiatives, dit-il, au niveau de l’emploi effectivement mais aussi tout simplement au niveau des échanges entre les habitants du Neuhof, d’Hautepierre…avec ceux du reste de l’agglomération pour qui « eux c’est eux et nous c’est nous ». « Mettre le pied dans ces quartiers serait un premier pas, poursuit joliment Jeremy, quand on y est allés on ne parle plus de « quartier difficile, on oublie les clichés, on n’a plus le sentiment de « zone interdite ». Et puis, ajoute-t-il, les efforts qui ont été et qui sont encore consacrés par

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les autorités publiques ne font qu’essayer de redresser des problèmes historiques qui remontent bien avant la question de l’immigration. La Cité-jardin du Stockfeld a été construite pour remplacer les immeubles détruits dans Strasbourg, en 1910, au moment de la « grande percée », rappelle-t-il. « On essaye juste de rattraper les erreurs du passé. C’est justice. Il faut que les Strasbourgeois réalisent que le Neuhof c’est aussi Strasbourg. Et bien plus pour le meilleur qu’ils ne le pensent.» ◊

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STRASBOURG, LE LABORATOIRE DES POSSIBLES

RÉSEAU DE CHALEUR ECO2WACKEN

POURQUOI UNE TELLE POLÉMIQUE ?

C’est aujourd’hui inévitable : dès que des travaux d’envergure se font jour, surtout en zone urbaine très dense, protestations et contestations font intégralement tôt ou tard partie du dossier. C’est le cas pour le nouveau réseau de chaleur prévu au Wacken et dont les travaux démarrent en ce début d’été… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS ET INFOGRAPHIES MEDIAPRESSE – GOOGLE EARTH

Le projet est d’envergure et se veut écologiquement irréprochable comme nous le confirme Sylvain Waserman, le directeur général de Réseau GDS : « Cette chaufferie fera appel à 87% aux énergies renouvelables, essentiellement de la plaquette forestière et ce que l’on appelle les rafles de maïs, c’est à dire ce qui reste de l’épi de maïs une fois les grains enlevés. Ces rafles sont épierrées et calibrées dans une unité de production située dans le Haut-Rhin. Réseau GDS

Sylvain Waserman et Hervé Lamorlette

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assure la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre de ce réseau de chaleur qui va s’étendre sur 6 km dans Strasbourg, au cœur d’une zone très dense en matière de bâtiments. Notre partenaire EBM Thermique, quant à lui, va édifier la chaufferie et ses sous-stations. » Propos confirmés par Hervé Lamorlette, le directeur général de EBM Thermique. Cette société, dont la maison-mère est suisse, exploite depuis 2008 les réseaux de Saint-Louis dans le HautRhin, et de Lingolsheim, Schiltigheim, Ostwald et Eschau dans le Bas-Rhin. «  La chaufferie Eco2Wacken sera un équipement ultra-moderne qui va se substituer aux actuelles chaufferies de quartier alimentés en énergies fossiles et vieillissantes et qui évitera la création de nouvelles chaufferies sur les bâtiments en construction du futur Quartier d’Affaires et de l’île aux Sports. Ce sera un équipement très performant puisque

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le taux de particules fines qu’il va rejeter dans l’atmosphère sera très précisément équivalent à celui rejeté par 2,4 foyers ouverts en appartement, alimentés par des bûches de bois ! Cette performance de filtration est un point important du cahier des charges imposé par l’Eurométropole. Elle est garantie contractuellement et fera l’objet de contrôles réguliers comme nous l’avons déjà indiqué à des riverains nous ayant contacté précédemment … » QUID DE LA TRANQUILLITÉ DES RIVERAINS ?

Un premier élément de la polémique porte sur l’architecture même de la chaufferie qui sera installée sur les actuelles plaines sportives donnant sur l’arrière de l’hôtel Hilton. « Le bâtiment abritant la chaufferie sera particulièrement discret. La hauteur de sa cheminée sera limitée à 27 mètres, et son intégration est prévue dans le futur Parc-Expo » affirme Hervé Lamorlette.


DOSSIER

Second élément qui fait encore débat, pour l’heure, celui des éventuelles nuisances apportées par l’inévitable approvisionnement de la chaufferie en matière première. Là encore, les précisions apportées sont convaincantes : « Il n’y aura pas de noria de camions comme certains l’avaient laissé entendre. En semaine et au plus fort de l’hiver, nous en serons à trois camions par jour. Ce nombre passera à 5 ou 6 à l’approche des week-end et des jours fériés. En été ce nombre sera ramené à moins d’un camion par jour. Enfin, bien entendu, aucun camion ne circulera les week-end et jours fériés » détaille Hervé Lamorlette. Un autre élément connexe est le parcours de cette livraison de matière première. « Quand les camions auront quitté l’autoroute » précise Sylvain Waserman «  aucun logement ne sera situé sur leur circuit jusqu’à leur livraison à la chaufferie. Et la tranquillité des riverains sera bien réelle : pour rejoindre l’autoroute et repartir, ces mêmes camions emprunteront le barreau routier direct qui sera construit, évitant ainsi la rue Jacques-Kablé. » Les garanties apportées par Réseau GDS et EBM Thermique sont donc bien réelles. Sylvain Waserman précise en outre que cette installation innovante pourra faire l’objet de visites par les

élèves des lycées et les étudiants. Parallèlement, sa société s’est engagée à signer des contrats d’avenir avec les jeunes strasbourgeois. « Réseau GDS doit réussir son déploiement » précise-til «  et cette installation au fort caractère d’innovation, très performante sur le plan environnemental, va nous y aider. » Les travaux de la chaufferie débutent lors de ce mois de juin. Ceux du réseau de distribution de chaleur auront lieu en

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deux phases (voir notre infographie) ont déjà commencé. Le tout sera terminé au printemps de l’année prochaine et les mois de l’été 2016 seront entièrement consacrés aux indispensables tests. « La mise en service aura lieu au début de l’automne 2016 » annonce Sylvain Waserman. ◊

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STRASBOURG, LE LABORATOIRE DES POSSIBLES

UN SAC RÉ COU P DE JEUNE S UR L’AUTO-PARTAGE.

YEA !

Depuis quinze ans, Auto’trement (devenue Citiz en 2013) est à la pointe de l’innovation en France en matière d’autopartage. Et cette coopérative d’intérêt collectif, en lançant Yea ! il y a à peine un mois, entend conserver son avance… /// TEXTE BENJAMIN THOMAS PHOTOS MÉDIAPRESSE

Ce sont trente Smart Fortfour à la couleur rouge rutilante que vous allez apercevoir de plus en plus fréquemment dans les rues strasbourgeoises dans les semaines à venir. Sur leur flanc, les trois lettres Yea et leur point d’exclamation sont tout sauf discrets. Ça tombe bien, c’est voulu ! Ces trente voitures représentent la nouvelle offre mise en place par Citiz Strasbourg, en plus des 190 véhicules Citiz déjà en service et biens connus des automobilistes strasbourgeois et alsaciens fans d’autopartage.

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LA NOUVELLE GÉNÉRATION DE L’AUTOPARTAGE

Laissons Jean-Baptiste Schmider, le directeur de Citiz Alsace nous expliquer en quoi consiste cette innovation majeure. D’entrée, on sent la passion intacte chez celui qui fut un des fondateurs de l’association Auto’trement dès 1999 : «  Nous n’étions alors que quelques convaincus qui trouvions qu’il était un peu idiot de posséder un objet si encombrant, si cher avec les coûts de stationnement, sans parler de la fourrière, de l’entretien et de l’assurance et qui, finalement, nous servait si peu. L’idée de la mutualisation est née ainsi. On a débuté le 15 décembre 2000 avec trois véhicules d’occasion et une dizaine

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d’abonnés. Depuis, on a créé notre coopérative d’intérêt collectif (un statut juridique de société assez peu répandu – ndlr), on a créé France Autopartage, ouvert trois antennes en Moselle, à Grenoble et à Bordeaux et développé Citiz qui représente aujourd’hui 4 000 abonnés sur 17 villes alsaciennes et 190 véhicules en service… ». Au passage, on saluera l’expertise de Citiz et on soulignera aussi que pour peu qu’on leur fasse confiance, les innovateurs alsaciens sont également capables de damer le pion aux meilleurs... Depuis toujours, Citiz enregistrait en permanence la même demande : pouvoir « rendre » le véhicule n’importe où et pas seulement dans sa station de départ ou dans une autre du réseau. « Cette demande provenait pour beaucoup d’une clientèle assez jeune, largement moins de quarante ans, et qui rechigne aux contraintes. Ses besoins sont simples : pouvoir récupérer une voiture au plus proche possible de son domicile et pouvoir la rendre quand bon lui semble et surtout où bon lui semble. Ce fut la base du cahier des charges que nous nous sommes fixé et l’idée de Yea ! est vraiment née de là… » affirme JeanBaptiste Schmider. PLUS SOUPLE, ÇA N’EXISTE PAS… Du coup, on ne peinera pas à expliquer le concept. Simple comme bonjour : on s’inscrit au service, on se voit remettre un badge personnalisé. On a besoin d’une voiture : une application smartphone (elle sera opérationnelle le 1er juillet prochain) vous indique son lieu de stationnement et vous bénéficiez alors d’un créneau prioritaire de réservation pendant quinze minutes. Vous sautez dans le tram (ou sur votre vélo, ou même à pied), vous « badgez » la voiture. Et… vous roulez ! Ensuite, vous la rendez quand vous voulez et surtout OÙ vous voulez. Bon, quand même sur une place de stationnement autorisée (faut être un tantinet raisonnable, tout de même) ce qui… ne vous coûtera rien. Ah ! le plaisir de laisser son véhicule sans passer par la case parcmètre !... Les tarifs tout compris (assurance, entretien, essence…) sont hyper raisonnables et bien sûr dégressifs selon la durée effective de location (toutes les précisions sont sur le site internet dédié) et ils se marient bien avec l’offre Citiz traditionnelle en cas de location longue durée. Pour l’heure, le périmètre Yea ! (outre l’hypercentre de Strasbourg) couvre les secteur Gare, Halles, Contades, Orangerie, Quartier des XV, Krutenau, Bourse, Esplanade et Neudorf. Pour finir, on adressera un coup de chapeau bien sincère à Jean-Baptiste Schmider et à ses amis, tous pionniers de l’offre d’autopartage strasbourgeoise qui, depuis quinze ans, est regardée avec envie par les autres grandes villes françaises. La prochaine étape : pourquoi pas une offre d’avant-garde liée aux véhicules électriques que beaucoup de constructeurs tentent actuellement de développer. Dans ce cas, leur simple achat suffirait. Quant à l’expertise de mise en œuvre du réseau, elle existe déjà et elle est chez Citiz Strasbourg. Yea ! devrait encore augmenter cette notoriété-là… ◊ www.yea.citiz.fr


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STRASBOURG, LE LABORATOIRE DES POSSIBLES

TR IB UNE

QUELLE VILLE SOMMES-NOUS ? (STRASBOURG MUST BE BUILT)

Lorsque nous avons proposé à Thierry Danet de participer à ce numéro sur Strasbourg Le Laboratoire des Possibles, il nous a fait lire un texte, « intuitif et sans doute naïf par endroits ; une note personnelle, écrite « pour faire » et située en amont des projets que j’imagine pour accompagner la trajectoire de Strasbourg. Un texte que je peux partager si on le considère comme prétexte à conversations. » C’est en ce sens que nous publions ce texte dans ce numéro de Or Norme. Thierry Danet a co-fondé et codirige Artefact (La Laiterie, L’Ososphère, Le Festival des Artefacts) ; il est également le « trajectiste » de Radio En Construction. Comme à l’époque de la Neustadt, qui conjuguait un mouvement urbain (et un projet politique) aux opportunités et exigences de l’arrivée de la société industrielle, Strasbourg vit aujourd’hui une mutation historique. Cette mutation est double : une mutation territoriale qui amène la ville à retrouver le Rhin comme élément structurant -  voire re-fondateur  - de son identité et de sa géographie, une mutation plus globale qui consiste notamment à considérer et intégrer l’émergence d’une société numérique pour inventer un upgrade du modèle développé par la société industrielle sur les fondements historiques de la cité. Cette mutation a ainsi le devoir d’intégrer, pour les mettre en « projet de ville », les « grandes forces contraignantes » de l’époque : explosion urbaine, crise environnementale, globalisation économique et révolution numérique.

Devant les défis posés par ces enjeux qui se synchronisent particulièrement à l’échelle de la ville, Strasbourg doit inventer un projet singulier qui les transcende pour « faire ville » et se projeter dans une re-fondation du « vivre ensemble » dans un territoire nourri de sens commun. CONSTRUIRE STRASBOURG À PARTIR DE STRASBOURG

Déployant géographiquement la ville vers l’Est, inversant son sens de lecture pour passer à 360°, Strasbourg retrouve son Port et le Rhin et embarque les grands projets urbains du siècle et demi qui vient de passer (Neustadt et Esplanade) dans un mouvement urbain qui refonde une nouvelle fois la ville. La mutation qui est en cours va déplacer le centre de gravité de Strasbourg à l’Est, le faisant sortir enfin de l’Ellipse, lui faisant rencontrer

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l’Allemagne. Ce déplacement permettra sans doute de percer la poche de l’Ellipse insulaire qui concentre aujourd’hui l’activité jusqu’à la saturation afin que cette activité s’épanche et que s’élargisse Strasbourg-Centre en se recomposant de manière multipolaire, en tissant de la ville à sa périphérie et en re-définissant l’archipel de la communauté urbaine. L’image mentale que l’on a de Strasbourg va changer et le projet urbain à l’œuvre aura pour bel objectif d’étirer jusqu’au Rhin l’ombre portée de la Cathédrale dans laquelle, admettons-le, la ville semble devoir nécessairement grandir. Strasbourg devient véritablement transfrontalière en rejoignant Kehl et se tourne plus encore vers l’Europe dont elle se désire toujours autant Capitale politique et symbolique mais également en termes d’attractivité, de dynamique urbaine et de rayonnement.

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Cette double mutation est en effet à l’œuvre dans une ville institutionnellement et historiquement Capitale, devenant Eurométropole au cœur d’un territoire Rhénan qui propose un excitant réseau de villes partenaires et un faisceau unique et singulier d’opportunités de développement et de construction européenne, autour d’une identité rhénane qui aura su recoudre ce que l’histoire a déchiré. Cette identité rhénane offre un moteur de singularité territoriale qui vaut opportunité dans un monde globalisé et concurrentiel. Pour exister dans le jeu des capitales d’Europe - dans lequel elle tient une place historique et symbolique mais doit sans cesse re-conquérir un statut

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contemporain majeur - Strasbourg, à qui l’option mégalopolaire est interdite, ne saurait se concevoir autrement que dans une logique de dispositif multipolaire et nécessairement en réseau à l’échelle du Rhin Supérieur. Une urbanisation accélérée accompagne la mondialisation. Entre prise de conscience environnementale, omniprésence des technologies numériques et redéfinition des modèles de construction politique, les métropoles sont sans doute le principal lieu de synchronisation des mutations. Elles incarnent également les territoires singuliers de résolution des défis qu’il nous faut relever pour inscrire nos avenirs dans la durabilité et


STRASBOURG, LE LABORATOIRE DES POSSIBLES le développement des progrès que nous avons conquis. Strasbourg se trouve ainsi singulièrement face à un défi commun aux grandes villes d’Europe : réussir la mutation imposée par l’époque sans céder à la mécanique de la modélisation des projets urbains, notamment incarnée par le concept de Smart City – synthèse souvent réductrice et hors-sol des problématiques urbaines, modèle quasi reproductible et déclinable sous forme de franchises au point de quasiment pouvoir se passer d’une lecture politique et culturelle de la « fabrique de la ville ».

par 150 ans de société industrielle en impactant les comportements individuels et collectifs. Affirmé comme enjeu et dynamique de construction de la ville, puisant notamment sa force dans la phrase de Robert Filliou : « L’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. », cet Art de Ville pose la question du sens dans l’innovation, de l’incarnation de celleci dans le « mieux vivre » et le « mieux vivre ensemble » ; il refuse de réduire le « contrat politique » entre les habitants et la ville au seul rapport d’usagers d’une ville-prestataire à une Collectivité gestionnaire d’une offre de services et d’agréments.

L’identité strasbourgeoise est multiple et singulière, enracinée et connectée, nourrie de particularismes et d’universel ; la ville peut d’autant plus aborder de manière originale la mutation provoquée par l’époque que son centre de gravité est solide et multi-facial. Nous avons l’opportunité de décréter une époque au cours de laquelle, en intégrant les enjeux de la recomposition des échelles et géographies d’actions (métropoles, grandes régions et régions européennes, mais aussi proximités et fluidités), il s’agira de construire Strasbourg à partir de Strasbourg pour mieux rencontrer les autres et inscrire la ville dans de nouvelles cartographies – parfois dématérialisées.

Cet Art de Ville s’inventera ici et maintenant ; il s’inscrira pour autant dans le continuum historique et s’articulera en réseau avec les ailleurs, à la faveur des trajectoires individuelles autant que des mécaniques institutionnelles ou planifiées.

L’enjeu du projet urbain dans lequel Strasbourg se lance en cette entrée de siècle est bien d’inventer « à la strasbourgeoise » une réponse singulière, ancrée dans le « climat » du territoire, aux défis posés aux capitales du XXIème siècle. Autant qu’à la raison planificatrice, aux modes de gestion et aux modèles économiques, aux feuilles de route du développement économique et de l’attractivité à niveau international, aux attendus d’une rénovation du mode local de participation démocratique, ce projet urbain doit répondre à la nécessité d’inventer un nouvel « Art de Ville ». INVENTER UN ART DE VILLE AU CŒUR DE LA MUTATION DE STRASBOURG

Cet Art de Ville, synthèse évolutive des mouvements créatifs et participatifs issus notamment de l’émergence d’une société façonnée à partir du « fait numérique », questionne et bouscule les schémas formatés

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Cet Art de Ville sera portuaire et Rhénan. Il admettra et revendiquera en effet enfin de nouveau le Rhin comme élément fondamental de la métaphysique et de l’identité de Strasbourg - à la fois en tant que couloir d’irrigation d’une singularité intellectuelle et culturelle plurielle et comme territoire d’une mystique qui traverse les siècles, dépassant avec grâce la canalisation rationnelle pour transcender les fonctions et contrats dans un récit qui mêle naturels et spirituels. Le Rhin est aussi le lieu dans la ville du rapport au cosmos. Cet Art de Ville sera Européen, par nature et par désir - affirmé aujourd’hui jusqu’à revendiquer l’optimisme. A la fois carrefour et point cardinal incarné,  Strasbourg constitue une porte d’Europe unique en son genre. A la croisée du rhénan axe Nord-Sud et d’un « toujours plus à l’Est », Strasbourg est magnifiquement placée pour rencontrer le monde et, forte d’une identité affirmée, dépasser une insularité mentale que l’histoire explique mais que les faits démentent et qui n’a que trop vécue. Quelles que soient les puissances qui interrogent son statut institutionnel, personne ne pourra contester à Strasbourg ce qu’elle fut et ce qu’elle est : un lieu d’Europe constamment irrigué par les flux de ceux qui constituent celle-ci et surtout incarnent sa profonde réalité culturelle, au-delà du questionnement sur son modèle économique et politique ou ses frontières.

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STRASBOURG, LE LABORATOIRE DES POSSIBLES faut de métaphysique dans les conversations qui peuplent la cité et mettent en mouvement ses forces vives au moment d’écrire son présent et ses futurs. Peut-être même est-ce la fonction de notre ville... Le potentiel de contradictions de Strasbourg, la splendide complexité de son histoire que l’on lit à même ses rues, la capacité à transcender les différences que reflète l’harmonie mozaïcale de façades nées de diversités de contextes voire d’antagonismes, l’émouvant entrelacs des trajectoires humaines qui se tutoient sur ce territoire à travers les siècles et au-delà des douceurs et des douleurs, la noble ambition du projet de ville dont le brouhaha strasbourgeois porte les échos, la trame bleue sur laquelle la ville flotte en posant ses éternels et ses avenirs nous empêchent de céder en toute désinvolture aux tentations du popup et du gadget. A nous de prendre soin de ce si fragile « cela », non pas au nom de l’histoire et du patrimoine - fut-il intellectuel - mais du monde à construire. Strasbourg est un livre qui s’ouvre à ses habitants et à ses visiteurs pour peu qu’ils dépassent leurs mécaniques individuelles ; ce livre met ses acteurs face à un devoir d’inspiration au moment d’y ajouter un chapitre.

Par cet Art de Ville, il s’agit d’entendre et faire vivre - parfois même susciter - les rêves et aspirations, les éléments sensoriels et poétiques du récit de la ville - y compris dans les strates enfouies de celui-ci, les imaginaires et la métaphysique strasbourgeoise. Ce ne sont pas là des éléments de décor ou de pittoresque mais le cœur du « vivre ensemble » à l’échelle de notre territoire. Il y a la un fondement de ce qui emmène l’habitant à s’inscrire dans « sa ville » autrement qu’en consommateur, à se sentir partie prenante de la mystérieuse mécanique de celle-ci, à se projeter dans son époque à partir de cette première échelle du vivre ensemble. Cet Art de Ville participe activement d’un « commun singulier » qui articule rapports collectifs et intimes à l’époque et au territoire.

L’Art de Ville qu’il s’agit donc de construire aujourd’hui se situe résolument au-delà d’une démarche de projet urbain pour oser en appeler à l’écriture d’un projet de ville. Il introduit le récit et le sensible, la métaphysique et la conversation comme moteurs de développement urbain, ose le beau et la poésie, se préoccupe du climat et des humeurs, de l’intime dans le commun, des interstices et du hacking, du déraisonnable et nécessaire espoir de l’invention d’un monde meilleur ou, en tous cas, d’une ville que l’on aime habiter. ◊

ECRIRE LA VILLE

Dans cet Art de Ville à la Strasbourgeoise, il s’agira d’admettre les paradoxes de notre ville comme force motrice et non comme problèmes à résoudre. Ville innovante par tradition - voire par nature, territoire dans lequel « le nouveau n’oblitère pas l’ancien », ville de sens et d’action, Strasbourg inspire les gestes et trajectoires pour peu qu’ils s’inscrivent dans son récit partagé. Ville « lourde » et complexe, parce que nous sommes naturellement lourds et complexes, mais aussi ville d’emballements, Strasbourg nous inspire en nous rappelant sans cesse à ce que nos actes doivent créer de plus grand que nous. L’époque pourrait nous inciter à fuir ces fondements et, pour peu que nous en ayons les moyens, à profiter, en usagers dopés au ludique, du potentiel qui s’offre à nous dans un foisonnement de propositions spontanées et séduisantes... mais Strasbourg est une ville de sens qui sait lier entre elles les époques qu’elle traverse pour maintenir ce qu’il

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THIERRY DANET


DOSSIER

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EMMANUEL GEORGES LE STRASBOURGEOIS DE LA NEW COLOR PHOTOGRAPHY /// TEXTE BENJAMIN THOMAS PHOTOS EMMANUEL GEORGES - DR

On n’est pas peu fiers d’avoir été parmi les tous premiers à vous présenter (c’était dans le portfolio de Or Norme n°6, il y a pile trois ans) le travail « américain » du Strasbourgeois Emmanuel Georges et son regard sur cette Amérique quasi immortelle des années 50 à 70, ces clichés dont la proximité était évidente avec le regard de photographes comme Joël Sternfeld, Stephen Shore ou encore Richard Misrach, tous des piliers de ce qu’on appela alors la New Color Photography. « On peut dire en effet que mon travail est inspiré de celui de ces grands photogaphes américains, avec un angle de vue et un outillage comparables, une chambre 4x5 et du film argentique, qui permet une excellente qualité d’agrandissement jusqu’à de 64

très grandes tailles. il y a deux niveaux de lecture dans une grande image bien faite : le sujet traité qui vous raconte une histoire à un niveau documentaire - ici, la fin du rêve américain - et la contemplation des détails, de la matière de l’image, comme dans une peinture. certaines personnes perçoivent cette seconde dimension, qui m’importe beaucoup  » confirme Emmanuel Georges. Trois des cinq clichés que nous avions alors choisis se retrouvent aujourd’hui dans le catalogue d’un des plus grands marchands européens de photos d’art, l’Allemand Lumas (une vingtaine de galeries outre-Rhin, deux galeries seulement en France à Paris et, plus près de nous, une galerie qui vient d’ouvrir au Fischmarkt 1 à Bâle). Les clichés du catalogue Lumas bénéficie tous du fameux certificat d’édition, de la signature de l’auteur au dos et, bien sûr, d’un tirage limité. Une belle consécration pour un beau talent qui méritait bien de figurer

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DOSSIER

dans notre dossier Strasbourg : le laboratoire des possibles. Oui, un artiste résolument strasbourgeois (Emmanuel Georges est un des piliers d’une agence de com basée dans la capitale alsacienne) peut, à force de talent et d’une bonne dose d’opiniâtreté ainsi que d’une totale confiance en lui, accéder à une notoriété continentale. « Je suis allé à Berlin rencontrer la directrice artistique de Lumas et mon travail lui a plu, manifestement » commente sobrement Emmanuel Georges. « Je suis très heureux de faire partie de l’écurie de Lumas parce que malgré le positionnement « grand public », ils ont une sélection plutôt exigeante. En outre il serait impossible pour moi d’être diffusé à l’ échelle mondiale par le biais des galeries traditionnelles. j’ai déjà une expérience similaire avec Yellowkorner depuis 4 ans avec ma série « automologie » et l’approche marketing de ces deux réseaux de galeries est très efficace. » ◊

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DOSSIER

RADIO S STRASBOU RGEOISES

LES VOIX DE LA FM Ces voix nous accompagnent le matin au petit-déjeuner, dans la voiture, et le soir à l’approche de notre sommeil. Dès que le spot rouge du direct s’illumine dans les studios, elles se font câlines, sensuelles, pédagogues, marrantes… Ce sont des voix de passionné(e)s. /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MÉDIAPRESSE

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NADINE DEHAYE

FRAN CE BL EU AL SACE 101. 4

L’œil pétillant et la mèche rebelle, il faut entendre cette « dingue » absolue de la radio raconter son parcours strasbourgeois, du casting organisé par France 3 Alsace en 1988 pour recruter deux animateurs à son actuelle émission quotidienne qui, chaque matin, bat des records d’audience sur toute l’Alsace. Les événements n’ont pas manqué depuis près de trente ans maintenant : « Dès mon embauche, j’ai attaqué d’entrée le direct, ce qui est évidemment la meilleure école qui soit. Ca a duré trois ans et, en 1991, j’ai été contactée par Radio France Alsace pour remplacer Michelle Bur. Exit la télé et sans regret : me voir à l’écran ne m’apportait pas grand chose. Je me suis alors plongée dans le média radio et j’ai vite compris que c’était sûrement le meilleur média de proximité et qu’il était fait pour moi. Immédiatement, je me suis sentie extrêmement proche des auditeurs. J’écoutais beaucoup Europe 1 à l’époque : Bellemare, Gildas, Coluche…

et aujourd’hui, Ruquier et sa bande, que j’ai d’ailleurs un mal fou à me résoudre à écouter sur RTL, je me marre. Je suis une véritable enfant de la radio car j’ai le sens dui populaire dans l’âme…. » TOUTE L’ALSACE CONNAÎT NADINE

Chaque matin Nadine Dehaye est aux commandes du créneau-roi de la radio régionale, le 8h30 – 11 h. Les rubriques se succèdent, toutes parfaitement huilées. Des chroniqueurs spécialisés répondent en direct aux problèmes des auditeurs : on y parle renégociation de prêts, on y évoque les galères avec les assurances, un expert d’hôtel des ventes fait des estimations en direct… Du service, du service et encore du service. C’est varié, enlevé, pas barbant pour un sou et Nadine rythme parfaitement ces deux heures et demie d’antenne. « Je fais du service public, du vrai » dit-elle. Un seul

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regret : « Mon rêve, c’est d’ouvrir une rubrique Médecine mais là c’est dur car Paris a peur que ça se passe quelquefois mal en direct. Moi, je sais les attentes des auditeurs, je sais comment les gâter, les bichonner. J’ai longtemps fait les émissions «  à l’extérieur  », j’ai tourné dans toute l’Alsace. Je les connais, nos auditeurs ! De l’ouverture des huitres au dernier bouquin qui vient d’arriver en librairie, je peux parler de tout !.. » Depuis près de vingt-cinq ans, la grille de la radio publique n’a plus aucun secret pour elle : « C’est vrai, je me suis baladée sur toute cette grille, j’ai vécu tant de bons moments comme ces auteurs littéraires que je recevais et qui, quelquefois, passaient un sale quart d’heure avec mes questions un peu sadiques, je l’avoue, et souvent au vitriol. Je me rappelle aussi des stammtisch avec Cookie Dingler, nos délires plaisaient énormément. Les gens n’ont pas toujours compris pourquoi ça s’était arrêté mais moi, j’ai toujours

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RADIO FM eu ça en tête  : savoir arrêter avant que ça devienne moins bon… » Alors, Nadine rêve en permanence de projets d’émissions : «  Faire du Macha  » (en référence à la regrettée Macha Béranger qui n’avait pas son pareil pour déclencher les confidences nocturnes – ndlr)« avec deux psys en studio, mais aussi trouver un concept qui ferait rire. On ne rit pas assez. Il n’y a pas assez de gens drôles sur les médias ! » Une heure passée avec cette « piquousée de la radio » comme elle se nomme ellemême et on se prend à se demander d’où provient cette énergie et ce dynamisme qui contaminent vite son entourage. Peutêtre d’une enfance lorraine peu glamour comme on l’apprendra au détour d’une confidence : « Mon père est mort quand j’avais dix ans, je me suis retrouvée chez les bonnes sœurs qui voulaient m’apprendre les prières… Je me sentais seule à bord de ma vie. Je me suis mise à faire le clown en classe, aucune inhibition, un véritable garçon manqué, me disait-on. J’étais là pour faire le souk ! J’aurais adoré devenir comédienne, ou monter un one-woman show ! » Dans ce métier, il y a un truc qui ne trompe pas. C’est quand le régisseur signale qu’il y a une reprise antenne à assurer à la fin d’un morceau musical, par exemple. Alors, tout s’enchaîne de façon très rodée. C’est le casque que l’on ajuste, le buste qui se redresse imperceptiblement pour que la bouche se retrouve bien en face de la bonnette du micro. Un léger raclement de gorge juste avant que le rouge Antenne ne s’allume et là, c’est l’œil qui soudain s’illumine, la voix coule comme du miel, gaie, pimpante et si bien placée. Et le regard de Nadine « voit » l’auditeur au-delà de la vitre du studio ; ça y est, elle ne parle rien qu’à lui, elle est en osmose totale, en parfaite connection… A la fin, il y a ce geste agile en direction de la régie pour lancer le morceau musical suivant. Le casque retombe sur la nuque tandis que Nadine sourit. Un sourire heureux qui dure longtemps… ◊

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AGNÈS

FIP - 92.3 L’INDISPENSABLE FIP...

Le studio occupé par FIP Strasbourg au sein de la belle maison de France Bleu Alsace au bord de l’Ill est quasi spartiate mais il évoque bien le quotidien de cette radio du groupe Radio France qui, depuis 1971 (!) à Paris –et 1978, à Strasbourg- ne cesse de combler ses auditeurs avec son exceptionnelle programmation musicale et les voix suaves et sucrées de ses animatrices. Pas la moindre seconde de pub (qu’est-ce que ça fait du bien !..) et, bien souvent, des découvertes musicales que les auditeurs adorent. Une des quatre voix permanentes de FIP à Strasbourg est celle d’Agnès. Cette Lorraine qui a grandi au Luxembourg est arrivée dans la capitale alsacienne pour ses études aux Arts-Déco à l’issue desquelles elle s’est spécialisée en installations multi-média. Mais très

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vite, il lui a fallu envisager de « gagner sa vie », éternelle problématique des artistes débutants. Sa chance, elle a su la saisir à l’âge de trente ans quand elle a appris que FIP cherchait à suppléer à l’absence de l’une de ses animatrices en organisant un casting-voix. « C’est à cette occasion que j’ai quasiment découvert que ma voix « passait » bien à la radio. J’ai été embauchée pour des remplacements et le travail par vacations me permettait d’assurer en même temps mes expos. C’était parfait ! Quatre ans plus tard, j’étais embauchée à plein temps. Puis, en 1991, Arte s’est installée à Strasbourg et j’ai été retenue pour faire partie des voix de la chaîne. C’est encore le cas aujourd’hui… » Agnès est comme « un poisson dans l’eau » dans le minuscule studio de FIP à Strasbourg. Heureuse comme tout de ponctuer le flot musical par ses


RADIO FM 100% musicale et à la programmation haut de gamme. Car, au contraire des autres stations de Radio France qui voient irrémédiablement leur auditoire diminuer au fur et à mesure qu’il vieillit, les jeunes revitalisent FIP. La contre-offensive s’organise efficacement et la menace finit par s’éloigner… Et FIP reste FIP, comme nous le confirme Agnès : « Il y a trente ans, FIP bénéficiait de quinze stations régionales. Aujourd’hui, il n’y a plus que Bordeaux, Nantes et Strasbourg. Ici, nous tenons grâce aux bonnes audiences et à nos bons résultats. Vague de mesures après vague de mesures, nous sommes entre 4,5 et 5% d’audience ce qui est formidable par rapport aux moyens dont nous disposons. Il n’y a pas d’argent pour créer de nouvelles équipes et ici, à Strasbourg, nous plaidons pour une animation Grand Est. On parle déjà beaucoup de ce qui se passe en Allemagne –où nous sommes très écoutés-, en Suisse, on parle aussi de Belfort, Besançon. L’écoute sur internet est également très performante. L’idéal serait bien sûr d’élargir notre diffusion par l’attribution de nouvelles fréquences… »

interventions calibrées à la seconde près. « C’est un vrai privilège d’avoir à écrire soi-même ses propres textes pour qu’ils s’adaptent à cette programmation musicale d’une intelligence rare qui est réalisée et diffusée depuis Paris par des programmateurs qui sont de véritables orfèvres. Ils nous font voyager, c’est incroyable. Je reste admirative même après si longtemps. Après, notre voix ramène les auditeurs au présent, ça fait comme un effet aquarelle et cette sensation reste très longtemps après l’audition. Notre voix, on la travaille comme on travaille un matériau. C’est un modelage intérieur ; on travaille le souffle, les muscles, la détente et on ne cesse d’élargir ses possibilités. On intervient environ une fois toutes les dix minutes, pour une séquence de trente à quarante secondes. C’est à chaque fois un bel exercice de synthèse. A FIP Strasbourg, on a un côté prescripteur : on défend des spectacles qui sont peu mis en avant par les institutions ou les autres médias, et le tout gratuitement bien entendu. Cet ancrage est primordial et concourt beaucoup à l’harmonie de

l’écoute : un équilibre entre l’ouverture musicale extraordinaire de l’antenne et le foisonnement des initiatives locales… » UN DÉLICE QU’IL FAUT DÉFENDRE…

Près de quarante-cinq ans après sa création, le miracle FIP est toujours d’actualité. Car, périodiquement, il se trouve encore un quarteron de technocrates, ces maniaques que la nature a pourvu d’un unique logiciel entre les deux oreilles – un tableur Excelet qui, bien évidemment, proposent de sucrer cette anomalie qui ne rapporte pas le moindre centime de pub et qui ne fait que coûter. Parler leur de service public, d’éducation musicale par le biais de cette programmation d’exception et ils vous regardent avec des yeux où ne brille pas la moindre étincelle culturelle, ils ne comprennent pas une telle notion et leurs menaces redoublent. Alors se met en route la belle mécanique de la grande famille FIP. Avec, en tête, les jeunes qui, par la magie du bouche-àoreille et des réseaux sociaux, découvrent en nombre la grâce de cette antenne

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Pas encore adepte ? Alors, essayez : calezvous sur le 92.3 ou sur le site de FIP qui diffuse le streaming de l’antenne 24h sur 24 (en prime, à l’écran, vous avez même les références du morceau en cours de diffusion). Laissez-vous envahir par cette programmation musicale exceptionnelle, cette « couleur d’antenne » unique, débarrassée de tout trompettage publicitaire et sans le moindre animateur braillard et égocentrique. De temps à autre, la voix d’Agnès ou celle des trois autres « fipettes » de la fréquence strasbourgeoise va venir vous caresser voluptueusement les oreilles en vous informant sur le bon petit spectacle ou la manifestation dont personne d’autre ne vous aura parlé. FIP Strasbourg est un délice, à défendre, préserver et promouvoir (parti-pris inconditionnel et attitude résolument prosélyte que notre rédaction assume entièrement…) ◊

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RADIO FM

DAN LECLAIRE ET THIERRY ROSS RADIO JU DAÏCA - 102.9

32 ans déjà que Radio Judaïca émet sur Strasbourg. Quand on attire son attention sur l’année 1983, Dan Leclaire, un des actuels piliers de la station, réalise soudain qu’il n’avait lors que cinq ans ! Et réprime un début de grimace… Ce magicien professionnel (et réputé…) anime chaque dimanche à 11 h une des émissions les plus écoutées de la station, La Com’Unique, autour d’un concept qu’il qualifie lui-même de « stammtisch » de la radio : une personnalité se présente sous toutes ses coutures durant 45 minutes grâce aux questions de Dan et de son compère (et ami) Thierry Ross. A 56 ans, ce chirurgien-dentiste est l’un des co-fondateurs historiques de la station et fait partie des quelques complices (dont Dan Leclaire) et sous la houlette de Patrick Cohen, actuel directeur de la station, qui ont réussi à redresser une situation financière bien compromise il y a cinq ans. « A notre arrivée à la tête de la station en 2010 » se rappelle-t-il, « Radio Judaïca

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souffrait d’un déficit cumulé de 50 000 € et l’urgence était de remettre la radio à flot. Patrick Cohen a mobilisé tout son talent de cadre commercial et a réalisé un boulot extraordinaire. Aujourd’hui, Radio Judaïca c’est sept salariés et un budget équilibré de 200 000 € avec une situation financière assainie. La dernière vague d’audience nous attribue 60 000 auditeurs par jour, sans compter ceux qui nous écoutent via notre site internet qui diffuse la radio en live et donne accès aux podcasts des émissions. » PLUS QU’UNE RADIO COMMUNAUTAIRE

D’un même élan, Dan Leclaire et Thierry Ross définissent Radio Judaïca comme une « radio avant tout strasbourgeoise, avec sa spécificité juive qui ne se manifeste beaucoup plus par ses aspects culturels dont la diffusion de la culture juive plutôt que religieux. Nous avons un très grand nombre d’auditeurs non-juifs

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DOSSIER

qui viennent chercher sur la fréquence de notre station une forme de diversité en matière de sources d’information qu’ils ne trouvent pas ailleurs ». Passionné par les problématiques de l’information,Thierry Ross ajoute : « Nous délivrons une info très locale, sans couleur précise, et nous avons à chaque fois le souci de mettre tout le monde

nos journalistes, a interviewé en direct la fiancée d’un des otages décédés au marché kasher de Vincennes. Nous avions des frissons à l’écoute de cette interview réalisée par téléphone… » Dan Leclaire et Thierry Ross prennent visiblement un grand plaisir à co-animer « La Com’Unique ». « J’adore rebondir sur les propos de Thierry » avoue Dan Leclaire qui poursuit : « Il y a cinq ans, on s’était dit : on va développer ce concept pendant un an, puis on passera à autre chose, on aura alors fait le tour. Et bien, ça fait près de cinq ans aujourd’hui, et on continue ! Car on s’est aperçu que si les années, les mois et les semaines passent, on trouve toujours quelque chose de nouveau. Certes, on est souvent à l’arrache : on s’appelle chaque mardi : qu’est-ce qu’on fait demain ? (L’émission est enregistrée le mercredi et diffusée le dimanche matin suivant – ndlr). On rebondit souvent sur l’actualité. Nous n’avons aucun tabou, nous discutions de tout autour du micro, d’une façon très détendue… » Thierry Ross opine : « Ça nous oblige quand même à bucher un sujet chaque

« UNE RADIO AVANT TOUT STRASBOURGEOISE…  »

autour d’une table, ce qui représente une ouverture extraordinaire sur le monde. Depuis cinq ans, nous avons formé les gens au journalisme radio, notamment par le biais du CUEJ et nous en sommes fiers. Nous vivons ainsi des moments très forts : dès que nous avons appris les attentats de Toulouse, nous avons tout de suite dépêché un journaliste sur place. En janvier dernier, Yohann, un de

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semaine. Mais, c’est une réalité, cette émission est une vraie soupape de décompression pour nous et c’est vrai que nous l’assimilons au traditionnel stammtisch alsacien, ce moment où l’on parle, certes, mais où surtout on se détend ! » Nous avons pu observer le manège de ces deux compères lors d’un enregistrement de La Com’Unique. Dès que le rouge Antenne est mis, leur complicité saute aux yeux. Ils n’ont nul besoin de croiser leurs regards pour rythmer leurs interventions, ça coule tout seul. De vrais pros. Durant 45 minutes, les questions se succèdent, jamais envahissantes mais toujours précises. L’invité (quel luxe de nos jours…) a tout le temps pour développer son propos. Ca s’appelle de la radio, loin des sempiternels robinets à musique et des jingles assourdissants. De la vraie radio… ◊

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RADIO FM

LES LEV’TÔT BOOSTENT L’ANTENNE… MAN U ET M ANU - TOP MU SIC – 94.5

Il est 6h30, Strasbourg s’éveille… L’avenue de la Paix est d’un calme absolu. Au 1, tout le monde n’est pas encore debout dans cet immeuble bourgeois bien tranquille. La porte blindée des studios de Top Music s’ouvre électriquement. Personne à l’accueil (normal, à cette heure-là). Un long couloir à traverser et soudain, on change de monde en entrant dans l’antre des deux Manu, les seigneurs de la tranche matinale de Top Music. Car eux sont manifestement déjà bien réveillés, en pleine forme, du punch dans la voix et de l’énergie à revendre…

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142 000 AUDITEURS CHAQUE JOUR…

La tranche 6h/9h est la tranche-reine de toutes les radios. Pendant ces trois heures très stratégiques, elles engrangent un maximum d’auditeurs (et d’auditrices) pour qui la radio est comme une compagne supplémentaire qui n’arrête pas de vous susurrer à l’oreille, partout  : dans la salle de bains, dans la cuisine au moment du petit-déjeuner, jusque dans la voiture quand on conduit les enfants à l’école ou quand on va au travail. Un mélange d’infos internationales, nationales et de proximité, d’infos trafic (le point fort de Top Music), de jeux, de musiques, et bien sûr de messages publicitaires qui, à cette heure-là, rapportent le plus aux stations, forte audience oblige.

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La formule étant éprouvée depuis des décennies (et presque immuable), un des seuls éléments différenciant est donc la personnalité des animateurs. A Top Music, on n’ignore rien de tout cela. C’est bien pourquoi le couple des deux Manu (l’animateur et le journaliste) qui anime chaque matin cette tranche déploie un punch à toute épreuve. Manu l’animateur donc. Agé de 44 ans, le personnage « assure » comme l’on dit, et il y a de solides raisons à cela : « Je suis animateur de radio depuis 1988 » avouet-il (il n’avait donc pas 17 ans quand il s’est retrouvé pour la toute première fois devant un micro ! –ndlr). « Je suis entré chez Top Music en 1993 et je suis sur la tranche matinale depuis 1999… » poursuit-il.


DOSSIER 16 ans durant lesquels il faut être frais et dispo dès les aurores, ça doit laisser quelques traces, non ? « Et bien non » rigole Manu entre deux interventions sur l’antenne et tout en calant les prochaines pubs « j’adore venir bosser chaque matin. Ca ne m’ennuie pas du tout de me lever aussi tôt, je ne m’en lasse pas ! Si un jour, je venais à me dire pfff… faut que j’aille au boulot, là je saurais qu’il faut que j’arrête. Mais c’est pas demain. Ce que j’aime à cette heurelà, c’est distiller de la bonne humeur. Je sais que les auditeurs ne demandent que ça. Nous installons avec eux une très grande proximité, c’est ce qui compte… » Manu (le journaliste, 39 ans, à Top Music depuis 2004) confirme : « Les messages des auditeurs sont nombreux, on se souhaite les anniversaires par mail ou via Facebook. L’arrivée des réseaux sociaux nous a fait grandir. Un de nos points forts est l’info trafic : les auditeurs nous signalent eux-mêmes les problèmes qu’ils rencontrent sur le réseau routier et autoroutier autour de Strasbourg et, comptetenu de la grosse densité de la circulation à cette heure de pointe, beaucoup d’automobilistes sont branchés sur le 94.5 quand ils roulent. Le Sirac, qui est l’organisme public qui gère les déplacements à Strasbourg nous communique aussi les informations en temps réel. On signale même l’emplacement des radars… » Neuf fréquences en Alsace, une vraie radio régionale. Incontestablement, Top Music fait partie des poids lourds de la bande FM régionale. Son point fort est son réseau de neuf fréquences du nord au sud de la région (outre Strasbourg, Haguenau, Sarrebourg, Schimeck, Sélestat, Sainte-Marie-auxMines, Colmar et Mulhouse) qui lui assure une confortable audience de 142 000 auditeurs par jour. La station tourne avec une douzaine de salariés (dont quatre animateurs, trois journalistes à Strasbourg et un à Sélestat) plus les commerciaux. Outre la tranche matinale des Lev’Tôt qui booste l’antenne, deux autres rendez-vous concentrent un maximum d’audience : la compil pop-rock entre 20h et 22h et le Rock Live entre 22h et minuit, ces deux créneaux réunissant le cœur de cible des auditeurs, les 25-49 ans, friands du son pop-rock qui constitue la véritable « couleur d’antenne » de la station. Passé 9 h, un calme relatif règne dans le studio des deux Manu. Le personnel de la radio arrive au bureau et passe leur faire un petit coucou. Un pote auditeur amène quelques croissants. Manu, l’animateur, confie qu’il forme avec Manu le journaliste « un vieux couple, car on se comprend sans même se parler ». Manu, le journaliste, acquiesse et rajoute que le secret de leur longévité est « la bonne humeur permanente ». On a pu le vérifier : à la fin du dernier journal info, Manu le journaliste a improvisé une bonne grosse vanne que Manu l’animateur n’a pas comprise instantanément et sur laquelle il n’a donc pas rebondi. Aucun souci : les deux ont quand même fini par en rigoler à l’antenne. Les auditeurs aussi, très probablement… ◊


RADIO FM

ACCENT 4 A TRENTE ANS O LIVIER ERO UARD - ACCENT 4 – 96.6

« En 1985, la toute première œuvre qui a été diffusée sur l’antenne fut la Neuvième de Beethoven. Je n’étais pas là mais je suis sûr de cette info » annonce fièrement Olivier Erouard, le directeur d’antenne de cette radio associative qui est la référence absolue en matière de musique classique à Strasbourg et en Alsace. Accent 4 vient tout juste de fêter ses trente ans et bénéficie d’un mode de financement quasi unique en France, basé sur les abonnements de ses auditeurs. En contrepartie, la station propose de nombreuses réductions pour les concerts et représentations donnés en Alsace, l’écoute en direct et haute qualité sur le web avec possibilité de retour arrière, la réception d’un bulletin mensuel très complet balayant les programmes à venir et l’accès à l’espace abonnés du site (www.accent4.radio.fr). Ce secteur abonnement auditeurs contribue pour un tiers au budget de la station (190 000 € au total). Un deuxième tiers est apporté par les partenariats locaux et régionaux (les subventions de la Ville de Strasbourg, du Conseil Départemental du Bas-Rhin et de la Région Alsace et les budgets alloués pour la politique d’enregistrement des concerts). Le troisième tiers est assuré par le Fond de soutien national à l’expression radio, dédié aux radios 100% associatives.

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UNE SUPERBE IMPLICATION HUMAINE

« C’est toute équipe qui concourt au succès de la station » affirme Olivier Erouard.«  Du plus jeune animateur, Benjamin 27 ans, au plus âgé, Jean-Paul 76 ans, ils sont tous bénévoles. Parmi eux, on trouve un ancien coiffeur, un chirurgien, deux avocats, un architecte… Douze voix sont à l’antenne pour assurer les émissions parmi lesquelles l’Opus Café qu’on enregistre en itinérance de Mulhouse à Metz en passant par le musée Würth à Ernstein, la Librairie Kléber à Strasbourg ou le festival de musique à Colmar. Une façon de s’impliquer dans la vie musicale régionale. A ces moments forts, on peut aussi associer d’autres opérations exceptionnelles comme la journée Ravel que nous avons monté au Conservatoire le 7 mars dernier et qui a rencontré un succès incroyable… » Ce nordiste d’origine (il est arrivé à Strasbourg en 1996 après un détour au sein des milieux musicaux vosgiens depuis 1976) ne cache pas la passion qui l’anime pour peu qu’il se retrouve devant un micro et que les premières notes d’une œuvre classique résonnent dans son casque. Lui qui a été associé de près aux vingt dernières années d’Accent 4 sait bien que ce trentième anniversaire n’est rien d’autre qu’un rendez-vous symbolique, dizaine ronde oblige : « La radio a trente ans, certes. On apparaît donc comme une institution mais ce n’est

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pas vrai, nous restons fragiles. Accent 4 a connu un premier tournant en 1989, quatre ans après sa création. Hubert Metzger, notre Président, est un battant et les dirigeants, en 1985, ont interpellé les politiques pour assurer l’avenir de la radio. Ils ont répondu présents, alors. Aujourd’hui, nous avons devant nous des challenges conséquents  : on doit renouveler toute la technique de diffusion des programmes, le matériel vieillit et pour ça, on a besoin de 30 000 €. Il faut aussi qu’on se positionne vis à vis de la radio numérique terrestre, le prochain défi technique que nous allons avoir à relever. Fonctionner avec des bouts de ficelle n’est vraiment plus possible aujourd’hui. Un seul exemple  : c’est Isabelle, une bénévole, qui fabrique 80% de la programmation… » Habitués à affronter les défis, les responsables d’Accent 4 vont continuer à se battre pour obtenir la fréquence mulhousienne qui leur permettrait d’avoir un rayonnement régional complet (pour l’heure, Accent 4, outre Strasbourg, n’est diffusé qu’à Sélestat et à Colmar). Ils savent pouvoir compter sur l’engagement de leurs auditeurs («  le public des concerts  » précise Olivier« les CSP + de 45 et plus constituant le cœur de cible ») et sur leur impressionnante culture musicale. Ce ne sera pas de trop pour aligner une quatrième décennie consécutive et poursuivre la belle mission que s’est fixée cette belle équipe de passionnés… ◊


DOSSIER

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AUTEUR

JEAN HANSMAENNEL

« AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE….. »

Il manie le « Je » avec une classe folle. Evidemment à des années-lumière des pauvres péroraisons des habitués du « tout à l’égo » des réseaux sociaux… C’est que Jean Hansmaennel est un Ecrivain, voyez-vous (la majuscule n’est pas une coquille…). C’est d’ailleurs pour ça qu’il peut convoquer Rimbaud et sa célèbre Lettre à Georges Izambard dès l’exergue de son beau livre « Les prisons mobiles » et clore ses 247 pages avec l’évangéliste Jean sans qu’on se gondole de rire. Grand talent. Audace. Respect. /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MARC ROLLMANN - DR

Deux années d’écriture, le jour, la nuit, au bureau, en train, en avion, et des fulgurances notées entre deux rendezvous car Jean Hansmaennel fait dans le lourd, côté business. Sauf que lui n’éprouve aucune admiration pour ceux qui n’ont qu’un logiciel de compta entre les deux oreilles (L’entreprise vous grise ? Optez pour la couleur !). Il avoue être « né à Strasbourg, en 1962, un chaud dimanche de juillet à l’heure de la sieste » mais bosse comme un fou. Un fou du verbe, un dingue des mots. Un redoutable propagandiste de l’insurrection, aussi (Et si nous tricotions l’avenir avec les aiguilles de nos convictions ?). 17 € TTC dit la 4ème de couverture. C’est vraiment donné pour 247 pages dont chacune nous tend un miroir implacable. On a le choix : soit trouver ça insupportable soit, au contraire, les yeux grand ouverts, s’affronter :

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Et puis un matin Ou peut-être un soir Devant la glace j’ai croisé Un étranger Je ne comprenais plus sa langue Impossible de lui parler Alors je me suis réveillé Fâché Et je suis parti A ma recherche « Poète, vos papiers ! » hurlait la flicaille via la bouche du vieux Ferré. « A force de ne pas ouvrir sa gueule, on a la langue comme un linceul et face à la folie du monde, on finit muet comme une tombe. » alerte Jean Hansmaennel. 247 pages comme ça, de la prose, de la poésie, des aphorismes, de la vie surtout, de la vie qui éclate parce que trop longtemps corsetée, de la vie qui se met

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à galoper parce qu’enfin on sait où l’on va et comment on y va : Je mets le feu au faire Pour forger le bonheur D’être Moi-même Paul Valéry sur la page de l’épilogue : « Je me suis rarement perdu de vue ; je me suis détesté, je me suis adoré – puis, nous avons vieilli ensemble. » Être soi n’est pas un luxe. Il ne suffit pas de le dire. Encore faut-il l’écrire. Autant fatigué l’un que l’autre au bout d’une longue journée de mai dernier, nous nous sommes posés avec Jean dans les profonds fauteuils d’un grand hôtel strasbourgeois. Pas question de


AUTEUR poser des questions : l’entretien qui suit n’a été ponctué que par quelques extraits des 247 pages des « Prisons mobiles ». En sortant, quelques heures plus tard, il a glissé ces mots: « Mes textes de nuit ont vu le jour… » A cet instant, c’est drôle, il était presque une heure du matin et il faisait soleil en pleine nuit… ◊

LES GRANDS SENTIMENTS NOUS EMBROCHENT, NOUS FONT RÔTIR SUR LES CHARBONS ARDENTS DE LA PASSION, PETITS POULETS D’ÉLEVAGE QUE NOUS SOMMES, SI MAL ÉLEVÉS À LA LIBERTÉ. « On peut être pétri de passion mais aussi prisonnier de cette même passion. Si on est aliéné à l’autre, on est aliéné à cet état et on est tout sauf libre. Mais ce que dit aussi cette phrase, c’est qu’on vit dans une civilisation où le bon sentiment est tout le temps présent, comme un alibi. Gide disait qu’un bon sentiment, ça ne fait pas de la littérature. Ca ne fait pas non plus la vie d’un homme. Il y aussi la raison, le cœur, le corps, la tête… et on doit conduire cet attelage-là, nous autres pauvres humains…

ET SI NOUS TRICOTIONS L’AVENIR AVEC LES AIGUILLES DE NOS CONVICTIONS ? Tout est dit. Rien à rajouter…

PRENDS TON TEMPS. VOLE-LE AU BESOIN. ET NE LE REND JAMAIS. Le temps est notre principale richesse… On peut faire de l’argent, on ne peut pas faire du temps. Le temps est donné, limité. Il vaut mieux essayer de s’en servir, il faut l’agiter, le temps ne sert que si l’on en use. Nous autres occidentaux, on est coupé de ça. On se plonge sans cesse dans l’avenir. Jamais dans l’instant, dans le temps présent. Le prisonnier de mon livre se rend compte que la présence ici et maintenant fait qu’il va soudain mieux ! A partir de là, il voit autre chose, il voit mieux. Et il part à la rencontre de l’autre. Il use de cette arme absolue qu’est le verbe. Le verbe, c’est plus que le langage, c’est ce qui nous définit, c’est notre langue usuelle. C’est elle qui nous instrumentalise, nous sommes assujettis au verbe avec lequel nous évoluons. Ce n’est pas seulement nous qui parlons la langue, c’est la langue qui nous parle. Je crois très fort à ça…

LA BAGUETTE MAGIQUE DU CHANGEMENT EST EN CHACUN DE NOUS. La capacité du passage à l’acte est une chose fondamentale. Tu as envie de faire du cinéma : ça peut prendre longtemps avant d’y arriver. Alors prends une caméra et filme ! Tu veux peindre ? Alors peins ! Nous sommes en permanence en capacité d’agir. Nous avons tous en nous la capacité de la liberté. C’est d’une puissance insoupçonnée, cette capacité est énorme. On s’ordonne, c’est à dire, en mettant les choses dans l’ordre, qu’on se donne l’ordre à soi-même d’agir. Nous sommes des êtres d’apprentissage. Et plus on conserve longtemps ces capacités d’apprentissage, plus on retarde le vieillissement. Apprendre, c’est d’abord oublier. Le bébé, entre zéro et neuf mois, a tout en lui pour apprendre toutes les langues du monde. Il nous faut réapprendre à reformater notre disque dur interne. Cette image, liée à l’informatique, est bien réelle. La neuropsychologie s’est d’ailleurs développée en parallèle avec les sciences de l’information…

LES CHOSES EXISTENT PARCE QU’ON LES NOMME.

les poignées d’amour… On vit dans une civilisation de marchands, de performeurs. Des conneries, quoi… On n’est pas dans une civilisation artistique, ça c’est sûr… »

ON FAIT UNE ENTORSE À NOTRE PETIT JEU DES CITATIONS ET DE VOS RÉPONSES. VOTRE LIVRE LU, ET MÊME RELU, CE N’EST QUE DU BONHEUR. MAIS APRÈS CES QUELQUES HEURES PASSÉES ENSEMBLE, ON SE DIT QUE VOUS APPELEZ À L’INSURRECTION, AU FOND. VOS IDÉES ET VOS EXHORTATIONS SONT CELLES D’UN RÉVOLUTIONNAIRE… « Le système est ce qu’il est, conservateur, intégrateur et même désintégrateur. Cette société est faussement individualiste, d’un individualisme qui sépare, pas qui rapproche. (Soudain les yeux s’animent… – ndlr) Aime ton prochain comme toimême, quelle phrase extraordinaire ! Elle me fait revenir de mon athéisme : cette philosophie-là est la bonne ! J’ai une idole : Nelson Mandela. Et je me demande combien il faut de dictateurs pour fabriquer un Nelson Mandela ou un Gandhi… » ◊

Et elles font sens parce qu’on les raconte… Au commencement était le verbe, c’est la dernière citation du livre. La matrice, c’est la langue, la langue est le support de la pensée et la pensée nous fabrique chaque jour. Sans les mots, un projet n’existe pas. Le nom fabrique le lieu commun et le nom des choses crée du lien. Les choses n’existent que parce qu’on sort d’un état pour entrer dans un autre. Le premier vecteur de la relation, c’est la langue. Dans « La nausée », Sartre dit que les événements ne prennent un sens que parce qu’on les raconte. Donner du sens aux choses, c’est les raconter. Le sens, c’est la direction de la marche…

DIFFICILE DE NE PAS DEVENIR CON. LES TENTATIONS SONT NOMBREUSES… Cette phrase m’est venue un soir, alors que je dînais avec Roger Siffer. Cette phrase lui ressemble. Roger, je lui rends hommage tellement je l’aime. Il me rappelle la terre qui collait à mes semelles, celle de l’Alsace mais attention une Alsace nouvelle, universelle. Je l’entends lire Une goutte à la mer (le précédent ouvrage de Jean Hansmaennel – ndlr) avec l’accent qui est le sien - et le mien aussi. On vit dans une civilisation où on veut absolument gommer tous les accents, gommer les rides, gommer

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/// LES PRISONS MOBILES Jean Hansmaennel EDITIONS CHERCHE MIDI - 17 € Du même auteur chez le même éditeur

/// UNE GOUTTE À LA MER - 13 €

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SASHA LOUP LE P E T IT GARÇO N QU I N’AVAIT PAS DE L ARMES

Très vite confrontés au handicap de leur fils Sasha, atteint d’une maladie génétique orpheline non encore répertoriée par la science médicale, Frédéric et Aurélie se battent depuis quatre ans au quotidien auprès de leur fils. Avec une arme impressionnante : positiver en toute circonstance. Et ne pas oublier de sourire, voire même rire. Pour Sasha… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS FRÉDÉRIC RUBY

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Quand vous lirez ces lignes, Sasha ne sera pas loin de fêter ses quatre ans. Son père, Frédéric, 39 ans, originaire de Villeurbanne, est graphiste freelance à Strasbourg. Sa maman, Aurélie, 31 ans, mulhousienne d’origine, est psychologue. Tous deux sont assis sur un grand matelas, à même le sol de leur appartement strasbourgeois. C’est le terrain de jeu de Sasha, qui est dans leurs bras. Sasha est un enfant différent, victime d’une maladie d’autant plus terrible qu’elle n’est pas encore répertoriée par la médecine. Frédéric et Aurélie n’ont bien sûr rien oublié de ces quatre dernières années : « Lors du troisième trimestre de grossesse, une échographie a décelé des problèmes urinaires. L’accouchement a été déclenché au bout de 34 semaines et huit jours plus tard, Sasha a été opéré. Avec succès. Il a passé ensuite cinq semaines en néo-natalité. A ce momentlà, nous ne songions qu’à quelques problèmes « techniques », dirons-nous, nous n’avions pas conscience de la gravité de ce qui nous attendait. Tout au plus avions-nous remarqué ensuite un manque de tonus, mais qui pouvait s’expliquer par la prématurité. A l’âge de six mois, le syndrome a été détecté ; lors de la préhension des objets, il n’y avait pas de suivi oculaire. Une dizaine de séances de kiné spécialisé dans le handicap des enfants s’en est suivi. A chaque fois, l’espoir… » UN COMBAT AU QUOTIDIEN Une période très difficile va alors débuter pour ces deux jeunes parents. Frédéric raconte : «  Concernant Sasha, nous avons entamé des examens chez un neuro-pédiatre et une généticienne. A partir de là, je crois que nous avions déjà compris, sans nous l’avouer… Parallèlement, ma mère qui était atteinte par un cancer est décédée au mois de janvier qui a suivi la naissance de Sasha. J’ai été amené à faire beaucoup d’aller-etretour dans l’Ain, ce qui a renforcé mon état de fatigue. Comme nous n’avions

pas d’annonces claires concernant la maladie de Sasha, nous avions plus ou moins l’espoir de pouvoir le « réparer ». La confrontation avec le monde médical a été violente après que nous ayons reçu le courrier officiel. » Aurélie : « Nous avions simplement envie de savoir, de comprendre les mots de ce courrier où la généticienne dressait un portrait quasi ethnologique de Sasha… » Frédéric : « Pour certains parents, je pense qu’un tel vocabulaire très technique peut paraître très sécurisant, finalement. Mais nous, nous avons tout de suite exigé d’être partie prenante de ce qui se passait. On a imposé un dialogue clair, voilà tout. Le monde médical a pu trouver ça intrusif mais c’était notre seule façon de maîtriser ce que nous pouvions. » Aurélie : «  J’ai vécu ça comme une plongée dans un milieu hostile où nous devions combattre. Jamais Sasha n’est resté un seul instant seul à cet hôpital. Il avait toujours à ses côtés au moins l’un d’entre nous deux… » Frédéric : « On a souvent pensé que ce serait mieux pour lui s’il venait à mourir. C’est par amour qu’on pensait ça… » Aurélie : «  Nous nous sommes battus du mieux que nous le pouvions. Cependant,

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nous n’avons jamais su dépasser la souffrance de Sasha, çà c’est très difficile à élaborer. » Frédéric : « Il nous a fallu finalement tuer l’enfant qu’on idéalisait, pour que Sasha naisse enfin. Tout s’effondrait, c’était le vide… Oui, il nous a fallu déconstruire cette idée de l’enfant idéal pour accepter le handicap, accepter cet enfant qui était là et pouvoir l’aimer… » L’AMOUR, CETTE FORCE INCROYABLE… A ce stade de la rencontre, il est près de 20h30 et Aurélie pense que Sasha doit rejoindre son lit, pour la nuit. Un rapide bisou sur les joues de ce petit garçon qui ne parle ni ne marche. Et qui ne peut pas non plus pleurer, c’est une des conséquences de la maladie. D’où le titre du livre que Frédéric a entrepris d’écrire : « Sasha Loup, le petit garçon qui n’avait pas de larmes ». « L’idée est née très tard » dit Frédéric. « J’avais écrit un texte avant l’accouchement, un texte directement destiné à Sasha. Le livre débute ainsi. Puis j’ai compilé des petits trucs écrits ici et là que j’ai rassemblés dans un même fichier. Au fur et à mesure, et de plus en plus comme une évidence, est née l’idée

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LE PETIT GARÇON QUI N’AVAIT PAS DE LARMES d’en faire un livre. Nous n’avons tenu personne au courant. Cette absence totale de pression nous a procuré une liberté folle. L’information n’a été donnée que lorsque le livre a été vraiment terminé. Le livre doit beaucoup à nos discussions, Aurélie et moi. L’humour a sauvé notre couple. Oui, l’humour et même l’humour noir qui nous a permis de dédramatiser beaucoup de situations. Ce qui n’a pas manqué d’étonner certaines personnes quand nous mettions nous-mêmes les pieds dans le plat. On peut en parler, décomplexez-vous ! disions-nous ». Aurélie se souvient  : «  Dès qu’on apprenait quelque chose de la part du milieu médical, on digérait les informations le temps d’y réfléchir et de nous positionner. Et ensuite, on les annonçait, à notre rythme. Nous avons toujours été très complémentaires, Frédéric et moi. On se nourrissait mutuellement de nos réflexions. Nous n’avons jamais été vraiment en désaccord… » «  On a toujours su parler de tout ensemble » dit Frédéric en cherchant le regard d’Aurélie. « J’avais des représentations à la con concernant le handicap. C’est quasiment obligatoire quand tu n’as jamais été confronté à ça. Ce que nous avons appris, Aurélie et moi, l’a été en observant Sasha. Il subit certes ce handicap mais il a du coup une faculté énorme à être à fond dans le présent. Entièrement. Par rapport à

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certaines choses, Sasha est un sage. Il ne porte aucun jugement sur les autres. Il ignore le jugement, il ne sait pas ce que c’est. Souvent, on ne voit que le pire du handicap. En vivant avec Sasha, nous savons déceler autre chose… » Quand vous lirez ces lignes, le livre sera enfin disponible, tout juste sorti des presses de l’imprimeur. Tiré à 2 000 exemplaires grâce à 380 souscripteurs, « Sasha Loup, l’enfant qui n’avait pas de larmes » comporte 204 pages et une cinquantaine de photos du quotidien, réalisées par Frédéric. « Des photos de moments cools et d’autres moins cools » précise-t-il. «  Aucune photo n’a été travaillée, ni même organisée. Ce sont des photos des instants de Sasha… » Aurélie et Frédéric espèrent avant tout que ce livre atteindra des familles qui, elles-mêmes, comportent des enfants qui sont atteints de cette maladie mystérieuse. « Peu à peu, on s’ouvre vers cette idée de pouvoir enfin partager des connaissances avec des gens qui vivent la même expérience que nous  » dit Aurélie, qui ajoute aussitôt : « Nous, on a la chance de pouvoir élaborer les choses, les dire, mettre des mots sur ce que nous vivons avec Sasha. On pense beaucoup aux parents qui n’ont pas cette chancelà. On a des tonnes de choses à raconter, à partager. Nous sommes prêts…  » conclut-elle.

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Un peu plus tard, on a partagé ensemble un bon verre de vin. A un certain moment, Aurélie a reconnecté avec Sasha qui, dans sa chambre, s’était réveillé et mis à gazouiller. Elle s’est précipitée vers son fils... Nous sommes alors revenus avec Frédéric sur quelques petits textes et pas mal d’aphorismes qui parsèment le livre. Sur ces mots souvent drôles et quelquefois tragi-comiques qui racontent le petit Sasha. Nous avons ri… puis échangé sur l’inconnue de la durée de vie, de Sasha puisque c’est l’un des paramètres à prendre en compte en raison de cette maladie inconnue. Vers 23h, le moment est venu de prendre congé. Une belle poignée de main avec Frédéric, une rapide bise à Aurélie puis, dans l’escalier, cette certitude en tête d’avoir passé une superbe soirée avec un beau couple amoureux et un petit bout de chou qui a besoin qu’on l’aide. Trois êtres de lumière… ◊


DOSSIER

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MAGAZINE

En Vadrouille - Alsace Numéro annuel : 134 pages - 6,90 € www.en-vadrouille.fr envadrouille@orange.fr Sylvie Debras

UN NOUVEAU CONFRÈRE Q UI VADROU IL L E EN AL SACE

Par ces temps incertains en matière de presse, c’est avec plaisir que nous saluons ici la naissance d’un nouveau confrère. Le numéro 1 de En Vadrouille – Pour découvrir l’Alsace à petits pas - est apparu dans les kiosques au début du printemps et il a cartonné. Succès mérité… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS DAVID CESBRON - DR

Courageuse, inconsciente, utopique… Tous ces adjectifs, la comtoise (d’adoption, elle est née en Lorraine) et alsacienne « de cœur » Sylvie Debras, éditrice et « vadrouilleuse en cheffe » - comme elle se surnomme joliment - les a entendus ou devinés dans les yeux de ses interlocuteurs alors qu’elle préparait le lancement de son numéro un fin mars dernier. Car oui, il faut être un peu folle pour lancer aujourd’hui un magazine papier (payant, de surcroît) même s’il est entièrement consacré à ce que l’Alsace présente de plus authentique : ses célèbres châteaux-forts. A l’heure de la lecture zapping sur internet, à l’heure de la pub déguisée en publi-reportages incessants et pas seulement dans la presse gratuite, vouloir éditer un magazine qui donne toute sa place au texte et à la belle iconographie relève de l’exploit et nous le saluons bien volontiers à Or Norme en le faisant ainsi connaître à nos propres lecteurs. VINGT-CINQ LIEUX PASSÉS AU SCANNER

Du nord des Vosges aux confins du Jura alsacien, près de cinq cents châteaux surveillent la plaine d’Alsace comme

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autant de sentinelles en faction depuis quelques sept ou huit siècles. Aucune autre région en Europe n’en possède autant et une armée de bénévoles les entretient ainsi que les sentiers qui y mènent. Grâce aux subventions des collectivités locales, leur succès ne se dément pas… L’équipe rédactionnelle de En Vadrouille en a choisi vingt-cinq avec un parti pris évident : nous inciter à chausser nos baskets (car il s’agit bien de balades familiales) et partir «  à l’assaut des châteaux-forts d’Alsace ». Attention, il ne s’agit pas là d’un énième guide qui pullulent sur les rayons des librairies ou des kiosques de presse. Toutes ces balades ont été méthodiquement arpentées par une équipe rédactionnelle de choc puisque, outre la vadrouilleuse en cheffe donc, on retrouve avec plaisir deux signatures de journalistes (également photographes) sérieuses, bien connues en Alsace, Julie Giorgi et Gabrielle Rosner. Pas de grand magazine de territoire sans une iconographie à la hauteur : on a plaisir à saluer ainsi les beaux clichés de la talentueuse Sophie Dupressoir que Or Norme vous a présentée dans son numéro d’avril

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dernier et qui est venue renforcer le trio. Ces quatre plumes et photographes ont arpenté l’ensemble des vingt-cinq circuits lors de l’été dernier, ainsi est-on certain de la fraîcheur des informations fournies, ce qui est la moindre des choses quand on s’adresse à un public familial. Aucun risque donc d’un itinéraire bouleversé ou d’un cul-de-sac en lieu et place du panorama promis sur papier glacé, ce qui est moins rare qu’on le croit… Un vrai plus à noter : chaque itinéraire de balade, très précis, est complétée par une carte dessinée à la plume puis aquarellée, qui fait visualiser fidèlement les dénivelés qui conditionnent les quatre catégories de l’ensemble  : très facile, facile, moyenne et sportive. Ainsi, En Vadrouille prend-il littéralement par la main ses lecteurs pour les entraîner sur des parcours plein d’émerveillements. 45 000 exemplaires ont été livrés aux kiosques et maisons de la presse d’Alsace. Deux mois après leur arrivée, les piles ont considérablement diminué de volume : les prémices d’un beau succès, peut-être, qui viendrait justement récompenser Sylvie Debras, courageuse, inconsciente, utopique… et passionnée ! ◊


FESTIVALS

LA GRAN DE DIVERSITÉ DES

FESTIVALS D’ÉTÉ

Chaque année, ce sont près d’une centaine de manifestations qui bénéficient d’un soutien de la collectivité régionale, au regard de leur contribution à l’offre culturelle et l’animation artistique d’un territoire, de leur positionnement en tant que lieu de création et de diffusion ou encore de leur capacité d’attractivité et de rayonnement. /// TEXTE ERIKA CHELLY PHOTOS MÉDIAPRESSE - DR

La musique classique, le cinéma, le théâtre, le jazz, le cirque, le conte ou encore les musiques actuelles… L’offre des festivals et manifestations artistiques de l’été en Alsace est extrêmement variée et ce n’est pas le calendrier 2015 qui démentira cette diversité. Plus de 300 000 visiteurs ont fréquenté la cinquantaine de ces grands festivals soutenus par la Région Alsace en 2014. En outre, la Région souhaite encourager les coopérations entre festivals, qui ont commencé à se structurer, de même que les actions au bénéfice des habitants et artistes locaux (master classes, éducation et médiation artistique, événements diffus sur le territoire). Des festivals tels que Décibulles, Ososphère, Musica ou encore Jazzdor sont soutenus à ce titre. Une quarantaine d’autres événements, plus inscrits dans le territoire, en dehors des grandes agglomérations, et de rayonnement plus local ont également bénéficié d’un soutien de la collectivité, profitant ainsi à des publics souvent éloignés d’une offre culturelle régulière. Ces manifestations permettent aux jeunes formations artistiques de se roder à la pratique scénique et au public de

Q UELQ UES DAT ES M AR Q UANT ES WOLFI JAZZ Wolfisheim / 24-28 juin Ibrahim Maalouf à WOLFI JAZZ il y a deux ans. Ce festival est devenu un incontournable de l’été alsacien.

découvrir les talents régionaux. C’est le cas du festival Sur les sentiers du théâtre ou encore La Rue Re-mue. Enfin, la Région Alsace soutient aussi des festivals ayant pris le parti de l’ouverture vers nos voisins allemands et suisses, que ce soit par de la programmation conjointe ou en facilitant la mobilité des spectateurs, à l’image des festivals Meteo et Ramp’art festif. ◊

LA RUE RE-MUE Wasselonne / 26-28 juin FESTIVAL INTERNATIONAL DE COLMAR 3-14 juillet SAX OPEN Strasbourg / 9-14 juillet DECIBULLES Neuve-Eglise / 10-12 juillet SUMMER VIBRATIONS Sélestat / 24-26 juillet JAZZ À MULHOUSE 6-29 août AU GRÈS DU JAZZ La Petite Pierre / 7-16 août

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MÉMOIRE

AUSCHWITZ «   I LS SO N T PASSÉS PAR L À, IL S SONT MORTS. N O US SO M MES PASSÉS PAR L À, N O US SOMMES VIVANTS  »

En avril dernier, 27 élèves de l’Ecole Ort de Strasbourg ont découvert Auschwitz. 70 ans après la libération des camps de concentration nazis, comment ces jeunes ont-ils vécu ce voyage ? /// ENTRETIEN VÉRONIQUE LEBLANC PHOTOS DR

Auschwitz. Un mot qui sonne comme un cauchemar, entendu depuis l’enfance, approché, étudié à l’école, retrouvé dans les livres et les films et pourtant toujours si lointain. Impossible de se défaire de ce sentiment d’irréalité, de cette image d’un lieu au bout de nulle part, sur une planète grise qui ne pouvait pas être la terre des hommes. Je ne comprenais pas comment on pouvait le « visiter », comment on pouvait se lever et se préparer pour le découvrir comme n’importe quel autre endroit. Ça m’était impossible. Pourtant, lorsque l’on m’a proposé d’y accompagner les élèves du lycée Ort de Strasbourg dans le cadre de la « Marche des Vivants », j’ai tout de suite accepté parce qu’il me semblait que cela prenait du sens. Je sortais du « moi » pour accéder à la question de la transmission.

Garçons et filles – deux de confession juive, les autres non – étaient tous là bien à l’heure, regroupés autour de leurs professeurs. Bien dans leurs baskets comme on dit, sérieux mais pas trop. Aucune théâtralisation. Dans l’aérogare se pressait la délégation alsacienne composées d’hommes et de femmes politiques mulhousiens, de dirigeants communautaires, de représentants de cinq religions, d’élèves d’autres établissements de la région et d’un groupe du Souvenir Français. Décollage. Vol vers Cracovie et là-bas, jonction avec un groupe du lycée Ort de Lyon avant de prendre le bus et de faire la connaissance de Rita Silber, notre guide israélienne. C’est vers le quartier juif de Kazimierz qu’elle nous a d’abord emmenés. Elle a évoqué l’histoire de sa construction avant de raconter, rue après rue, le parcours d’une famille « comme les autres » heureuse et puis persécutée, disloquée, parquée dans le ghetto, rescapée en Hongrie et puis déportée à Auschwitz. Tous l’écoutent avant d’apprendre qu’il s’agit de la propre

27 JEUNES EN QUÊTE DE MÉMOIRE C’est donc le cœur un peu battant que je suis partie vers l’aéroport d’Entzheim le 15 avril dernier. Qui donc étaient ces 27 jeunes en quête de mémoire ?

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DOSSIER

famille de Rita dont la mère a survécu à l’horreur. Certains jeunes ne sont pas sûrs d’avoir compris, ils me demandent de répéter, s’émeuvent… Mais tout ça reste lointain… QUELQUE CHOSE EST ÉBRANLÉ Il faudra que l’on se rende dans le Ghetto tout proche pour que leur réalité rejoigne celle de tous ceux qui y ont vécu. Ce n’est pas acquis d’emblée. Le lieu dont il ne reste qu’une place ornée de chaises vides symbolisant les absents est certes plein de sens mais il reste « commémoratif ». La fatigue se fait sentir après une longue et exigeante journée commencée très tôt. L’attention est difficile à mobiliser. Cependant, lorsque Rita évoquera le couvre-feu mis en place à Cracovie par

les nazis, certains jeunes se raidissent. On pouvait être abattu simplement parce que l’on se trouvait dans la rue après 20 heures ? Inconcevable pour des Français de leur âge. Choquant. Quelque chose est ébranlé, du moins chez certains car, en ce premier jour, eux et moi restons un peu inconnus l’un à l’autre. Impossible de prétendre savoir ce qui se passe dans la tête et le cœur de chacun. Après être passé devant le camp de Plaszow et la façade de l’usine Schindler, ce sera le repas et puis la célébration de Yom Hashoah dans la soirée. La fatigue est là et bien là et le besoin de décompresser est évident pour des jeunes qui attendaient aussi de ce voyage le bonheur d’être ensemble. Et c’est très bien comme ça. C’est le lendemain que nous partons vers Auschwitz. Toujours en bus. Toujours avec Rita. Auschwitz et ses blocs transformés en musée… On sait tous que c’est le cœur du voyage. Je suis soulagée de ne pas entrer par le portail « Arbeit macht frei » et je suis le groupe qui avance dans la foule de la « Marche des vivants ». Les explications sont données, écoutées, entendues… « Je suis venue pour voir de mes propres yeux » me dit Chloé, « hier on a reçu beaucoup d’infos en même temps mais on a tous ressenti quelque chose. En tout cas moi. » C’est

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dans la salle où sont entreposés cheveux, chaussures, valises, prothèses… que se rompent les digues. Les visages se font graves, certains se défont. Julie pleure et je me sens démunie. « Je ne comprends pas comment des gens peuvent faire ça, c’est pas normal », dit-elle. « ON EST ENSEMBLE » Vient ensuite le temps de la marche vers Auschwitz II-Birkenau sur les pas de tous ces déportés qui, jusqu’en 1944, devaient faire ce chemin pour y être « sélectionnés » soit pour le travail, soit pour les chambres à gaz. Le long de la voie ferrée qui relie les deux camps, les jeunes plantent de petites planches mémorielles en bois où ils ont écrit le nom de l’une des victimes des nazis ou un message qui leur tient à cœur. Julie m’apprend qu’elle a noté « ensemble » en français, en anglais, en allemand et en hébreu. C’est la seule chose que j’étais parvenue à lui dire quelques heures plus tôt, lorsqu’elle a fondu en larmes : « On est ensemble ». Son geste me touche, c’est vrai que c’est important d’être « ensemble » dans ce moment et dans l’avenir, ensemble pour ce « Plus jamais ça » qui nous hante tous. Birkenau frappe par son immensité où les chambres à gaz semblent de taille

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MÉMOIRE

dérisoire tout comme les baraquements d’Auschwitz 1 avaient l’air anodins. Des constructions de briques au fond banales. La mécanique de la mort industrialisée n’avait pas besoin de grand chose et c’est peut-être là le sens de ce voyage : réaliser pleinement qu’Auschwitz est né de la folie des hommes sur la planète des hommes sans tapage, à deux pas de la vie « normale ». « COMMENT UN ÊTRE HUMAIN PEUT-IL FAIRE ÇA À UN AUTRE ÊTRE HUMAIN » Le soir, on s’est retrouvés à quelques uns à discuter à l’entrée de l’hôtel. Il faisait noir et un peu froid mais on n’avait pas envie de rentrer. Revient, lancinante, la question essentielle : « comment un être humain peut-il faire ça à un autre être humain ? ». Se répètent les chiffres hallucinants : «  En deux heures, les nazis faisaient mourir 1 000 personnes, des familles entières disparaissaient. » Aurélie confie qu’en rentrant dans sa chambre elle a appelé sa mère. « Je ne me suis jamais intéressée à la politique, dit-elle mais je vais avoir bientôt le droit de vote et je veux qu’il serve. » Chloé renchérit : « Hitler avait été élu… » Elle n’a pas pris de photos durant ces deux jours. « C’était assez fort dans ma tête, dit-elle, il faudrait que tout le monde voit cela ». « Oui, renchérit Arthur, pas seulement dans les livres… ». « Il faut parler, disentils tous, réfléchir. Le plus dangereux c’est la flemme de réfléchir ». Qu’ajouter à cela ?.. Jan, lui, n’a pas cessé d’écrire des poèmes, étape après étape. « Pour retracer l’histoire que je n’ai pas pu voir, l’histoire de la Shoah où je n’étais pas… » est-il noté en tête de ce carnet qu’il a noirci sans relâche pendant que Chloé, elle, dessinait… Et Julie s’interroge sur le destin qui nous fait naître quelque part à un moment donné : « Ils sont passés par là, ils sont morts. Je suis passée par là, je suis

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vivante. » Son arrière-arrière-grand père est venu de Pologne d’où il s’est enfui du ghetto de Varsovie avec les siens. « Il a sauvé sa famille. J’aurais pu ne pas exister », murmure-t-elle en se promettant de revenir à Auschwitz. Avec son frère. ◊ Merci à Claire Arenas-Brisgand, Aurélie Braechel, Julie Brzuczkiewicz, Mélissa Caro, Jade Combeau, Jeremy Freeman, Mathilde Gein, Inès Ghaouaci, Chloé Girard, Luc Girlod-Duret, Léa Goetz, Jules Gutgub, Arthur Hiller, Jan Ivanenko, Kilian Karst, Jordan Kempfer, Léonie Lalloz, Louise-Adèle Mathieu, Mélissa MetteMeza, Lucie Ruhland, Laura Sebban, Cyril Simon, Anne-Sophie Vincenti, Benjamin Walter, Naémie Werler, Emma Zafary. Et à leurs accompagnateurs Karen Bloch, Eva Riveline, Gabriel Benoilid, Jacques Zucker et José Caro.

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DOSSIER

3 A la tête de l’Ecole Ort depuis 31 ans, Claude Sabbah a « très vite » engagé celle-ci dans la « Marche des vivants ». « Le devoir de mémoire fait partie du projet de l’établissement », dit-il.

Q UESTIONS À C LAUD E SABBAH PROVISEUR DE L’ECOLE ORT

Durant ces trente dernières années, avez-vous perçu une évolution dans la perception de la Shoah chez les jeunes ? « Je dirais qu’il y a eu trois phases. La première, entre les années 1980 et le début des années 1990, a été marquée par une envie de parler de l’histoire. Entre 199092 et 2000, on a été plus dans l’explication car la Shoah est devenue plus médiatisée, notamment par le film de Spielberg, « La Liste de Schindler ». Ensuite, est intervenue une phase plus délicate marquée par le transfert de la question du Moyen-Orient chez nous et la remontée de l’antisémitisme. Dans un certain nombre d’écoles, on a du mal à aborder cette matière. C’est une phase plus politique où les choses s’embrouillent dans l’esprit des jeunes. Ils reçoivent beaucoup d’informations mais ils n’y sont pas préparés car ils manquent de la culture historique factuelle nécessaire. L’Ecole Ort prépare-t-elle « ses » jeunes au voyage à Auschwitz ? Tout à fait. Cela prend la forme de travail en groupe autour d’une activité qui est souvent la préparation

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d’une exposition destinée à circuler dans d’autres établissements, dans des mairies ou des institutions. Un dossier pédagogique l’accompagne. Il faut savoir aussi que les locaux de l’école Ort ont été ceux de la Gestapo durant la deuxième guerre mondiale. Le voyage de cette année, était le premier après les attentats de Paris en janvier. Comment ces événements ont-ils été vécus dans votre établissement ? J’avoue que la minute de silence m’a mis mal à l’aise. Elle s’est très bien passée mais je me demandais comment je réagirais si un élève se plongeait dans son smartphone… J’avais conscience de ne pas avoir eu le temps d’une explication claire avec l’ensemble des jeunes. Les questions de liberté de pensée, d’expression, de presse sont complexes… J’avais l’impression qu’il y avait dans ce mot d’ordre une volonté de décréter que tout le monde est au diapason. A mon sens, il faut laisser à chacun le temps de mener sa propre réflexion. » ◊

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ART

ISABELLE BABINGTON BL EU OU TRE-ATL ANTIQU E /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS DR

MITSURU TATEISHI LE G RAN D VOYAGE /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS DR

Le galeriste strasbourgeois bien connu Jean-Pierre Ritsch-Fisch a de la suite dans les idées. Six ans après nous avoir fait découvrir l’alors inattendu peintre japonais Mitsuru Tateishi, il suit avec constance cet artiste atypique, l’ayant notamment mis en avant lors de son ultime participation à St-Art 2013 avant son boycott de la manifestation strasbourgeoise (lire Or Norme n°15 de décembre dernier) et accroché aux cimaises de son espace lors de la dernière édition de Art Karlsruhe. A l’heure où vous lirez ces lignes, vous pourrez donc encore vous rendre à la galerie Ritsch-Fisch afin de vous plonger dans l’univers subtil de Mitsuru Tateishi, auteur d’un parcours étonnant puisqu’arrivé en France au milieu des années 80 à la faveur d’un stage dans un… restaurant étoilé du Haut-Rhin. Un mariage avec une Alsacienne, une rencontre avec Itsuki Yanal, remarqué pour avoir réalisé une copie du fameux retable d’Issenheim de Matthias Grünewald, et voilà que Mitsuru Tateishi se découvre, en Alsace, la passion de la peinture. Elle ne le quittera plus. « Dans un tableau, je cherche l’équilibre qu’on trouve dans la nature : même dans une coquille d’escargot, il y a une rythme. Je calcule beaucoup. Je suis fasciné par le chiffre d’or, que j’essaie de mettre en pratique. Le Japon coule dans mes veines. Mon travail est sans doute la synthèse de deux cultures » déclarait-il dans les colonnes de Télérama en 2009. Cette huitre géante que nous présentons ici, avec ses couleurs brunes, noires et dorées, est passionnante à observer de près et les yeux se plaisent à voyager longuement au sein de ces entrelacs de reflets qu’on contemple sans se lasser... ◊

/// GALERIE RITSCH-FISCH

6, rue des Charpentiers à Strasbourg www.ritschfisch.com jusqu’au 23 juin

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Cette Strasbourgeoise d’origine a toujours été attirée par l’appel du large. L’Angleterre, le Canada, le Mexique, la Californie ont été autant d’étapes créatrices mais c’est à Washington, où elle réside désormais, qu’elle a trouvé sa place. « Le bleu est ma référence, c’est la couleur de l’infini, de l’apaisement. La gamme des bleus est extraordinaire, je reviendrai toujours et toujours à cette couleur » dit joliment cette artiste qui bénéficie outre-atlantique d’un public de collectionneurs et de fidèles avec lequel elle entretient des liens étroits : « J’aime rencontrer les gens qui achètent mes peintures. Aux Etats-Unis, il n’y a pas ce snobisme qu’on peut encore rencontrer en France dans les galeries parisiennes par exemple. L’apport du privé est très fort. Récemment, un propriétaire avait flashé sur mes peintures, il m’a dit : allez, je te prête ma maison, expose ! J’invite mes amis, tu invites les tiens et on fait une belle fête ! ». C’est sans doute ce qui s’est passé à Strasbourg quand Isabelle a rencontré Viviane-Lucie, l’animatrice de « J’aime les créateurs », toujours à l’affut de nouveauté à accrocher aux murs de son lieu atypique de la résidence de l’Aar au 9 rue des Arquebusiers à Strasbourg. ◊

/// www.isabellebabington.com jusqu’à la mi-juillet chez J’aime les créateurs 9 rue des Arquebusiers à Strasbourg sur rendez-vous en appelant le 06 07 27 43 21

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R ESTON S CH ARLIE U N C O N C O URS DE

MAIL-ART

N’en déplaise à Olivier Todd, le mouvement spontané du 11 janvier dernier ne reste pas sans suite et celles et ceux qui y ont participé ne se sont jamais sentis comme des « catholiques zombies », encore moins comme des « pétainistes » sur le retour. Simplement, ils et elles étaient là pour manifester leur fraternité et leur empathie, ces deux sentiments si bêtement humains qu’ils échappent bien sûr au radar des pseudo-sachant auto-centrés sur leur seul nombril et en mal d’auto-promotion et de notoriété. En témoigne l’initiative prise par Cathy Meyer, une artiste – et prof « d’arts-pla »- bien connue des milieux artistiques strasbourgeois et que nous avions remarquée lors des moments de recueillement de janvier dernier. Via Facebook, essentiellement, elle a appelé à la réalisation d’enveloppes sur le thème de la liberté d’expression. Un jury s’est ensuite réuni à l’Espace Culturel de Vendenheim mis à disposition par son directeur, le toujours aussi punchy Stéphane Litolff qui, une semaine pile après les tragédies de janvier dernier, avait déjà été l’un des premiers à organiser une agora « pour partager, débattre, voire s’informer. Et imaginer l’après-Charlie ». Une belle production, venue de tout le pays, attendait les membres du jury. Voici les œuvres récompensées par les trois premiers prix. ◊

Roberte Bronner Mittelhausbergen (Bas-Rhin)

Geneviève Koechlin Village-Neuf (Haut-Rhin)

Stéphane Mahéo Fougères (Ille-et-Vilaine)


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PORT FOLIO SI M ON B U GN O N

Simon Bugnon vit en Ardèche depuis plus de vingt ans. Il se définit avant tout comme un naturaliste et c’est vrai qu’il est un passionné de nature doublé d’un véritable érudit. Côté photo, il est l’exact contraire de tous ces « photographes » qui fleurissent aujourd’hui sur les réseaux sociaux : une énorme sensibilité, un talent et une technique aboutis mais sans la moindre fanfaronnade. Sa modestie, non feinte, le pousse même à sousestimer son talent de photographe. Et pourtant, nous avons craqué sur les sublimes images qu’il ramène de ses centaines d’heures d’escapades dans la nature qu’il vénère. Jugez par vousmême… L’Ardèche secrète – L’Ardèche sauvage – L’Ardèche vivante (préface de Pierre Rabhi) : trois livresphotos magnifiques – Editions Septéditions. (www. septeditions.com) ◊ Simon Bugnon 06 34 38 80 45

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OURS © Bartosch Salmanski

numéro 17 / juin 2015

OR NORME STRASBOURG est édité par l’agence de presse MEDIAPRESSE 11 Boulevard de l’Europe 67300 Schiltigheim CONTACT josy@mediapresse-strasbourg.fr DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Josy Falconieri josy@mediapresse-strasbourg.fr DIRECTEUR DE LA RÉDACTION Jean-Luc Fournier jlf@mediapresse-strasbourg.fr RÉDACTION Alain Ancian Erika Chelly Jean-Luc Fournier Véronique Leblanc Charles Nouar Benjamin Thomas

BULLETIN D’ABONNEMENT À renvoyer soigneusement rempli, accompagné de votre chèque, à : MÉDIAPRESSE STRASBOURG ABONNEMENT OR NORME STRASBOURG 3 rue du Travail 67000 Strasbourg

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TIRAGE 15 000 exemplaires Tous déposés dans les lieux de passage de l’agglomération (liste des points de dépôt sur demande). DÉPÔT LÉGAL : JUIN 2015. ISSN 2272-9461 magazine.ornorme.strasbourg Or Norme est consultable en ligne sur www.mediapresse-strasbourg.fr


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ORNORME STRASBOURG / juin 2015

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