R NORME numéro 19 / décembre 2015
STRASBOURG / L’INFORMATION AUTREMENT
PARIS 13 NOVEMBRE 2015
ART & B OT E RO
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DU BU F FE T
CULTURE ///
CH A NT CH ORA L
VA LÉR I E FAV R E
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Photo : Laurence Geai – Sipa
E DI TO PAR JEAN-LUC FOURNIER
/// GÉNÉRATION BATACLAN Peu de temps avant que nous bouclions ce numéro d’Or Norme, lundi 23 novembre, 20h30… 129 morts à Paris ce vendredi soir de novembre maudit. Peut-être plus encore au moment où notre revue sera disponible. Les yeux plein de larmes, le cœur compressé par un étau, nous avons été sidérés, anéantis… Parmi les victimes, plus des deux tiers sont tombées au pied d’une scène de spectacle. Presque toutes les autres fêtaient l’arrivée du week-end à la terrasse d’un bar. Presque tous étaient trentenaires, beaucoup avaient un enfant en très bas âge, tous ne rêvaient que de croquer la vie. Génération Bataclan, comme l’a titré Libération deux jours plus tard... Nous sommes nombreux à avoir des enfants trentenaires qui auraient pu être devant la scène du Bataclan ou à la terrasse du Carillon… Au lendemain de ces tragédies, la génération des parents de ces trentenaires-là mesure avec un goût de cendres dans la bouche le poids de ses désillusions. Pour la plupart d’entre nous, car j’en suis, il y a trente ou quarante ans, nous étions certains que nous allions changer le monde… Que s’est-il passé ? Où avons-nous pu tant nous tromper, comment avons-nous pu être si négligeant ou aveugles pour léguer à nos enfants un monde pareil ? Un monde où les Kalach courent les rues et où les innocents succombent par centaines sous la haine des décérébrés sauvages qui les manient. A Paris, en Israël, à Gaza, à Ankara, à Damas, à Baghdad, en Egypte, en Tunisie, au Kenya, à Bamako,… un monde de terreur… Un monde sur une planète qui s’épuise, avec, pour des millions de gens, un avenir invivable là où ils ont eu la malchance de naître. Autant de futur réfugiés, si rien n’est fait… Un monde aussi, ici et maintenant, où on paie nos enfants une misère (et ce sera bientôt encore trop) pour construire leur vie en travaillant, après des stages ou des CDD interminables et à rallonge. Un monde qui s’est évertué à leur apprendre que c’était désormais « struggle for life », la grande bagarre pour survivre, chacun pour soi, être devant l’autre, l’écraser au besoin, l’anéantir, pourquoi pas… Je ne suis évidemment ni sociologue ni devin mais je souhaite vraiment qu’une génération puisse enfin naître suite à ces tragédies… J’espère que, durant ces jours maudits de novembre, nos enfants auront perçu la force qu’ils peuvent représenter quand ils sont unis, quand ils font bloc, quand la solidarité les soude, les protège, les sublime…
Oui, même au prix de cette douleur indicible, une génération va-t-elle peut-être se cristalliser (enfin !...) autour de ses potes tombés sous les balles des fanatiques et se mettre en mouvement pour bâtir son futur à elle, le plus loin possible des décombres de ce vieux monde qui n’en finit pas de mourir et qui, usé jusqu’à la corde, ne peut plus guère apporter quelque chose de bon pour l’humanité… Eh ! les mômes, si c’était le cas, et si vous décidiez de dire enfin non à tous les pièges qui vous sont tendus par le monde impitoyable qui vous entoure , alors on pourrait peut-être essayer de vous aider… Si vous décidiez demain, après-demain, de dire non à ce fatras de pseudo-fatalités dont on vous injecte le venin par très petites doses quotidiennes, à commencer par cette culture de l’individualisme à outrance que le grand système autour de vous vous a assigné comme la norme inévitable, ou comme le « soyez réaliste » avec lequel on vous a vacciné depuis votre naissance, alors oui, on serait ravi de pouvoir vous donner un coup de main. On n’est certes plus très jeunes, on court beaucoup moins vite qu’avant mais on pourrait encore s’occuper de votre logistique, en base arrière, ou porter vos sacs… On aimerait bien que vous puissiez le changer ce monde-là, par vos initiatives, votre esprit d’entreprise, et surtout solidaires et unis tous ensemble : car sans doute avez-vous réalisé à quel point la solidarité est une force considérable, la seule capable de changer vraiment les choses et de chasser les perroquets de tout poil qui, depuis trop longtemps maintenant, blablatent pour tenter de justifier l’injustifiable. Pour parler cash, on aimerait bien que vous soyiez moins cons que nous avons pu l’être à un certain moment... Car au bout, il y a la lumière, c’est certain. Laissez ces mots de l’écrivaine indienne alter-mondialiste Arundhati Roy infuser en vous : « Un autre monde est en marche. Beaucoup d’entre nous ne seront plus là pour assister à son avènement. Mais quand tout est calme, si je prête une oreille attentive, je l’entends déjà qui respire... » En l’attendant, en l’espérant, on pleure avec vous, on vous serre dans nos bras, on vous protège du mieux qu’on le peut : on est avec vous, nous sommes ensemble… ◊
Photo : Thomas Morel-Fort - hanslucas.com
STÉPHANE ALBERTINI, 39 ans, NICK ALEXANDER, 36 ans, JEAN-JACQUES AMIOT, 68 ans, THOMAS AYAD, 34 ans, GUILLAUME BARREAU-DECHERF, 43 ans, CHLOÉ BOISSINOT, 31 ans, EMMANUEL BONNET, 48 ans, MAXIME BOUFFARD, 26 ans, QUENTIN BOULENGER, 29 ans, MACATHÉO LUDOVIC BOUMBAS, 40 ans, ELODIE BREUIL, 23 ans, CIPRIAN CALCIU, 32 ans, NICOLAS CATINAT, 37 ans, BAPTISTE CHEVREAU, 24 ans, NICOLAS CLASSEAU, 40 ans, ANNE CORNET, 29 ans, PRECILIA CORREIA, 35 ans, MARIE-AIMÉE DALLOZ, 34 ans, ELSA DELPLACE, 35 ans, ALBAN DENUIT, 32 ans, VINCENT DETOC, 38 ans, ASTA DIAKITE, 28 ans, MANUEL COLACO DIAS, 63 ans, ROMAIN DIDIER, 32 ans, LUCIE DIETRICH, 37 ans, ELIF DOGAN, 26 ans, FABRICE DUBOIS, 46 ans, ROMAIN DUNET, 25 ans, THOMAS DUPERRON, 30 ans, MATHIAS DYMARSKI, 22 ans, GERMAIN FEREY, 36 ans, ROMAIN FEUILLADE, 31 ans, GRÉGORY FOSSE, 28 ans, CHRISTOPHE FOULTIER, 39 ans, JULIEN GALISSON, 32 ans, SUZON GARRIGUES, 21 ans, MAYEUL GAUBERT, 30 ans, SALAH EMAD EL-GEBALY, 28 ans, VÉRONIQUE GEOFFROY DE BOURGIES, 54 ans, MICHELLI GIL JAIMEZ, 27 ans, MATTHIEU GIROUD, 39 ans, CÉDRIC GOMET, 30 ans, NOHEMI GONZALEZ, 23 ans, JUAN ALBERTO GONZÁLEZ GARRIDO, 29 ans,
PIERRE-YVES GUYOMARD, 32 ans, THIERRY HARDOUIN, 36 ans, OLIVIER HAUDUCOEUR, 44 ans, FRÉDÉRIC HENNINOT, 45 ans, PIERRE-ANTOINE HENRY, 36 ans, RAPHAËL HILZ, 28 ans, MATHIEU HOCHE, 38 ans, DJAMILA HOUD, 41 ans, MOHAMED AMINE IBNOLMOBARAK, 28 ans, PIERRI INNOCENTI, 40 ans, NATHALIE JARDIN, 31 ans, MARION JOUANNEAU, 24 ans, MILKO JOZIC, 47 ans, HALIMA BEN KHALIFA SAADI NDIAYE, 37 ans,
HODDA BEN KHALIFA SAADI, 35 ans, HYACINTHE KOMA, 37 ans, NATHALIE LAURAINE, 39 ans, MARIE LAUSCH, 23 ans, GUILLAUME LE DRAMP, 33 ans, RENAUD LE GUEN, 29 ans, GILLES LECLERC, 32 ans, CHRISTOPHE LELLOUCHE, 33 ans, ANTOINE MARY, 34 ans, CÉDRIC MAUDUIT, 41 ans, CHARLOTTE MEAUD, 30 ans, EMILIE MEAUD, 30 ans, LAMIA MONDEGUER, 30 ans, FANNY MINOT, 29 ans, YANNICK MINVIELLE, 39 ans,
CÉCILE MISSE, 32 ans, MARIE MOSSER, 24 ans, JUSTINE MOULIN, 23 ans, QUENTIN MOURIER, 29 ans, VICTOR MUÑOZ, 25 ans, CHRISTOPHE MUTEZ, 40 ans, HÉLÈNE MUYAL-LEIRIS, 35 ans, BERTRAND NAVARRET, 37 ans, DAVID PERCHIRIN, 42 ans, AURÉLIE DE PERETTI, 33 ans, ANNA PETARD LIEFFRIG, 27 ans, MARION PETARD LIEFFRIG, 24 ans, FRANCK PITIOT, 33 ans, LACRAMIOARA POP, 29 ans, CAROLINE PRENAT, 24 ans, FRANÇOIS-XAVIER PRÉVOST, 29 ans, SÉBASTIEN PROISY, 38 ans, ARMELLE PUMIR-ANTICEVIC, 46 ans, RICHARD RAMMANT, 53 ans, VALENTIN RIBET, 26 ans, MATTHIEU DE RORTHAIS, 32 ans, ESTELLE ROUAT, 25 ans, THIBAULT ROUSSE LACORDAIRE, 36 ans, RAPHAËL RUIZ, 37 ans, MADELEINE SADIN, 30 ans, KHEIREDDINE SAHBI, 29 ans, LOLA SALINES, 28 ans, PATRICIA SAN MARTIN, 61 ans, HUGO SARRADE, 23 ans, CLAIRE SCESA-CAMAX, 35 ans, MAUD SERRAULT, 37 ans, SVEN SILVA PERUGINI, 28 ans, VALERIA SOLESIN, 28 ans, FABIAN STECH, 51 ans, ARIANE THEILLER, 23 ans, ERIC THOMÉ, 41 ans, OLIVIER VERNADAL, 44 ans, STELLA VERRY, 37 ans, LUIS FELIPE ZSCHOCHE VALLE, 33 ans, LOLA, 17 ans, et QUATORZE AUTRES PERSONNES dont les familles n’ont pas souhaité donner de renseignements supplémentaires. ◊
SOMMAIRE DÉCEMBRE 2015 ORNORME 19
10 - DOSSIER ART & CULTURE 44 - CLÉMENT COGITORE 46 - SÉBASTIEN TRŒNDLÉ 48 - COMPAGNIE DOUNYA 50 - AU TOURNESOL
52 - DOSSIER CHANT CHORAL
70 - FARÈS 12 - FERNANDO BOTERO 16 - JEAN DUBUFFET 18 - VALÉRIE FAVRE 20 - PASO 26 - YVES B. 28 - HORÉA 30 - LA DOUCE PROVOC 32 - MARMOTTAN & CENTRE POMPIDOU 38 - JEAN-PIERRE RITSCH-FICSH 40 - SACRÉES JOURNÉES 2015 42 - LE MAILLON
72 - MIRA 74 - SABINE TRENSZ 78 - DICTIONNAIRE HISTORIQUE DE LA LIBERTÉ 80 - NEWS 82 - FÊTE EUROPÉENNE DE L’IMAGE SOUS-MARINE 84 - PORTFOLIO JÉRÉMY MAY
DOSSIER
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ART & CULTURE FER NANDO B OT ER O JEAN DUB UFFET VALÉRIE FAVRE PASO YV ES B . HO R ÉA M AR C & SO PHI E GO UV IO N M AR M OT TAN ET CENT R E PO M PI DO U JEAN-PI ER R E R I T SCH-FI SCH SACR ÉES JO UR NÉES LE M AI LLO N CLÉM ENT CO GI TO R E SÉBAST I EN T R ŒNDLÉ CO M PAGNI E DO UNYA AU TO UR NESO L
ART & CULTURE
FERNANDO BOTERO AU MU SÉE WÜ RTH
LE GOURMAND ENTHOUSIASTE Le musée Würth d’Erstein nous propose jusqu’au 15 mai prochain une belle sélection des œuvres peintes et sculptées du colombien Fernando Botero, issue de la collection de l’industriel allemand et des ateliers de l’artiste. La sensualité et la générosité éclaboussent somptueusement les cimaises des grandes salles blanches qui sont dédiées à cet artiste… hors norme. /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MÉDIAPRESSE / VOLKER NAUMANN / J. HYDE FRANÇOIS FERNANDEZ / COLLECTION WÜRTH / ANDRES ENGEL GOMEZ.
La chambre rose
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la sensualité à travers les formes outrancières des êtres humains ou des objets. Naissance d’une œuvre… A Wibke von Bonin, une émérite historienne et journaliste d’art allemande qui parla maladroitement de « caricature » pour évoquer ses gros personnages, Botero fit la leçon en répliquant : « Déformation serait le mot juste. Dans l’art, si quelqu’un a des idées et pense, il se voit contraint de déformer la nature. L’art est déformation. Aucune œuvre d’art n’est vraiment réaliste… ».
Fernando Botero
Bonjour Mr Botero
Tout cela apparait en pleine lumière chez Würth avec cette belle sélection des œuvres du génial colombien, centrées sur quelques thématiques précises : la tauromachie, le cirque (un accrochage judicieux et un beau clin d’œil), l’Amérique latine bien sûr, la nature morte ainsi que quelques références évidentes à l’histoire de l’art (Vélasquez, entre autres...).
L’histoire a été racontée très tôt, en 1977, par le premier « biographe » de Botero, l’écrivain-essayiste et homme politique colombien Germán Arciniegas. Elle éclaire bien le parcours effectué par cet artiste qui figure parmi les rares à pouvoir se targuer d’être immédiatement identifiable grâce à son style à nul autre pareil et qui a inspiré des cohortes d’artistes amateurs depuis des décennies. Assurément la marque d’une empreinte qui subsistera dans l’histoire de l’art… L’histoire, donc. On ne sait pas si elle correspond tout à fait à la réalité mais elle n’en est pas loin en tout cas (elle a encore été citée il y a trois ans lors du vernissage de la rétrospective « Una celebración » à l’occasion des 80 ans de Botero au musée de Bellas Artes de Mexico et le maître, bien-sûr présent, n’a pas démenti…). C’était en 1956, dans un parc de la capitale mexicaine, d’ailleurs pas très loin de ce musée. Botero n’avait que vingt-quatre ans et il commença à dessiner les formes d’une mandoline sur la feuille de son cahier de dessin. Soudain, sans qu’il n’en soit le moins du monde l’instigateur, ses doigts qui tenaient le crayon furent pris d’une irrépressible envie d’ajouter de la démesure dans l’expression de l’instrument. Les formes devinrent soudain voluptueuses, envahissant et dévorant toute la page blanche tandis que le trou central de l’instrument fut presque réduit à sa plus simple expression… Bien longtemps plus tard, Botero avoua que faire grossir cette mandoline fut « comme passer une porte pour entrer dans une autre pièce »… Naissance d’un style et d’une expression toute personnelle : ou comment créer de
Adam und Eva
Adam Und Eva
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UN BOTEROSUTRA EN TROMPE-L’ŒIL On passera vite sur l’avertissement « déconseillée aux moins de 14 ans », l’argument très « bankable » - et un rien ridicule - de cette partie de l’expo qui présente en effet une soixantaine d’œuvres où Botero s’inspire du traité du Kâmasûtra. Ses personnages copulent généreusement dans une multitude de positions (rien de bouleversant pour n’importe quel pré-ado d’aujourd’hui…). Honnêtement, on se lasse assez vite des dessins ou peintures pour admirer de plus près les trois sculptures illustrant ce même thème. En fait, ce Boterosutra ne peut se comprendre et s’apprécier que si on est en possession d’une information importante qui figure sur le panneau d’entrée de la salle du premier étage. En 2005, terriblement traumatisé par les sévices que les militaires américains en poste à la prison d’Abou Ghraib ont infligés aux détenus irakiens, Botero a peint dans l’urgence et avec la rage au ventre un poignant ensemble de peintures et de dessins mêlant donc son art au concert d’accusations et d’indignations que ces actes abjects avaient provoqué de par le monde. Il est absolument certain que sans Abou Ghraib, ce Boterosutra n’aurait jamais vu le jour, comme un exutoire érotique à la chaleur réconfortante succédant à la nécessaire violence de la dénonciation artistique auparavant mise en œuvre. Le visiteur désireux d’en savoir beaucoup plus sur Boterosutra pourra faire l’acquisition du livre éponyme publié en langue allemande mais dont la version disponible à la boutique du musée contient un livret de traduction en français de l’excellent texte de Werner Spies, « Sur le trampoline de l’amour ».
Deux des quarante-cinq œuvres de Botero sur Abou Ghraib
Avec cette expo Fernando Botero, le musée Würth d’Erstein poursuit donc brillamment son beau chemin et confirme qu’il est un incontournable de ce côté-ci du Rhin, au même titre que la Fondation Burda à Baden, par exemple. A noter que son fondateur et PDG, Reinhold Würth sera présent en personne le jeudi 14 janvier prochain pour un entretien public sur l’extraordinaire collectionneur qu’il est depuis si longtemps. Un rendez-vous que les amateurs d’art alsaciens ne rateront pas, c’est certain… ◊
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ART & CULTURE
DUBUFFET
AU PRISME DU PAYSAGE /// TEXTE VÉRONIQUE LEBLANC PHOTOS CANTZ MEDIENMANAGEMENT, OSTFILDERN / ACQUAVELLA MODERN ART
Jean Dubuffet, Le voyageur égaré, 1950
Comment parler de Dubuffet ? Comment enfermer dans des phrases cet artiste qui se chercha aux marges de l’histoire de l’art, en rupture avec les courants adoubés ? Premier à conceptualiser l’« Art brut » jailli de l’âme des enfants et des malades mentaux, il s’en réclama au mépris des toutes normes esthétiques ou formation académique. Ecrire c’est le ramener dans les rangs. On a du mal à s’y résoudre. Pourtant il y eut un choc Dubuffet. Il fut de ces artistes qui ont profondément marqué la seconde partie du XXème siècle en réinventant l’expression. Les œuvres de David Hockney, Jean-Michel Basquiat, Keith Haring témoignent de ce basculement qui touche aujourd’hui encore le Street Art. L’exposition Dubuffet qui va se tenir à la Fondation Beyeler de Bâle de la fin janvier 2015 au 6 mai prochain s’inscrit donc comme un événement. Une centaine d’œuvres sont aux cimaises avec pour fil rouge les « Métamorphoses du paysage » en corps, en visage, en objet… Des mondes à chaque fois, des 18
pays tout sauf sages faits de matériaux nouveaux tels que le sable, les éponges, le mâchefer ou bien encore les ailes de papillons comme dans le « Paysage aux argus ». Avide d’expériences, l’artiste a créé un univers pictural tout à fait singulier, rompant avec les préjugés du genre jusqu’à faire de la matière picturale ellemême un paysage fait de couches, de stries et de fissures. Comme un no mans land habité par l’homme, « voyageur égaré » dans les catastrophes du siècle ou les tâtonnements de l’art… « Paysages grotesques » est titrée la série dont le « Voyageur égaré » fait partie. « Grotesque » : bizarre, étrange qui fait rire dit le dictionnaire. Rire oui, mais d’un rire anxieux. Les sculptures sont également présentes, scandant les phases de la création. Parmi elles, il faut citer le spectaculaire « Coucou Bazar » associant peinture, sculpture, danse et musique. Œuvre totale qui fut présentée au Musée Unterlinden de Colmar en 2002 et qui revivra à Bâle, jusqu’au printemps. ◊
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Du 31 janvier au 8 mai 2016 avec le concours de musées internationaux, de collections particulières et de la Fondation Dubuffet de Paris. /// FONDATION BEYELER Baselstrasse, 77 – CH-4125 Riehen (Bâle) + 41 (0)61 645 9721 / +41 (0) 79 931 09 26
www.fondationbeyeler.ch
Jean Dubuffet, J’habite un riant pays, 1956
DOSSIER
ART & CULTURE
VALÉRIE FAVRE
L’INFINI DES EXPLORATIONS
Les Petits Théâtres de la vie « Têtards », 2014
Ghost, 2013-2014
Une trentaine de peintures, toutes réalisées à Berlin où l’artiste vit et enseigne à la prestigieuse Universität der Künste, plus de 200 dessins inspirés de l’œuvre de Maurice Blanchot, l’exposition Valérie Favre qui se tient au MAMCS est un événement. Elle signe le retour en France d’une artiste qui n’y avait plus exposé depuis 2009. Son titre : « La première nuit du monde ». /// TEXTE VÉRONIQUE LEBLANC PHOTOS MUSÉES DE STRASBOURG / MATHIEU BERTOLA
A l’heure de l’interview, l’accrochage n’était terminé que dans une seule des salles du Musée d’Art moderne et contemporain et sa directrice, Estelle Pietrzyk, nous a livré - images à l’appui les arcanes de cette exposition dont elle est la commissaire. Des conditions bien éloignées de la traditionnelle visite de presse d’avant vernissage mais qui ont fait naître une immense impatience de voir les œuvres « en vrai », de plonger dans les matières de ces univers foisonnants, de se confronter à ces formats, du plus resserré au plus monumental. Car c’est cela Valérie Favre, une exploration sans fin. « Tous les états, tous les périmètres de la peinture l’intéressent », confirme Estelle Pietrzyk.
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PARADES ÉTRANGES OU NEF DES FOUS… Puisque la dernière œuvre exposée au Carré d’Art de Nîmes en 2009 était figurative, Valérie Favre a voulu que la première à Strasbourg soit complétement abstraite, précise Estelle et nous avons décidé ensemble d’entamer l’exposition par son dernier « Balls and Tunnels », tableau d’une série qu’elle a décidé de poursuivre jusqu’à sa mort, au rythme d’un par an, tous les 1er janvier. « De véritables odes au hasard », peintes « avec le moins de décision possible, faites d’encres, de taches… mais retravaillées pendant des mois par une artiste qui en même temps travaille sur des œuvres extrêmement précises, figuratives ». Cinq grands - et un très petit - « Théâtres » du monde ensuite, des « œuvres de quatre mètres de long, sans dessin préparatoire, non « préméditées » mais
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truffées de références à l’histoire de l’art. Parades étranges ou nefs des fous, donnant à voir l’égarement du monde sur un mode sombre mais non dénué d’humour, se répondant l’une l’autre, dispersées entre différentes collections mais réunies à Strasbourg pour le plus grand bonheur de l’artiste qui va « enfin les voir ensemble » accrochées à des cimaises peintes d’un rouge profond. Des « Fragments » aussi, « expression du défi de représenter l’infini, l’inconcevable », précise Estelle Pietrzyk en évoquant « le couloir de voie lactée » qui naîtra de leur accrochage et débouchera sur « l’objet inattendu » qui clôt la série : un tapis fait des petites photos de ces œuvres, tissées l’une à l’autre, rassemblées en un tout insolite. Tapis, oui - comme s’il fallait revenir sur terre après avoir exploré l’intersidéral mais tapis magique. Avec, entre ces deux séries, une salle toute blanche dédiée à
Thomas l’obscur M. B., 2014-2015
cette « entreprise un peu folle » qu’a été la lecture « boulimique » de Blanchot par Valérie Favre. « Elle a recopié intégralement « Thomas L’obscur » dans un carnet, explique Estelle Pietrzyk, et y a intégré, petit à petit, non pas des illustrations mais des « images mentales » faisant naître de petits tableaux. Ces œuvres sont accrochées au plus près les unes des autres afin de retrouver dans cette proximité le tissage des pages d’un livre. Valérie Favre a voulu terminer le parcours par « Ghosts », une série en cours inspirée du « Vol des sorcières » de Goya dont est tirée l’œuvre qui fait l’affiche de l’exposition. Deux femmes s’élèvent dans le ciel en se chargeant d’un corps. Sont-elles ou pas bienveillantes ? La scène est-elle dramatique? En tout cas, leurs chapeaux pointus rappellent les accoutrements dont jadis on vêtait les sorcières avant leur exécution… « Derrière ces images se profilent les limbes, commente Estelle Pietrzyk, ces espaces « d’avant autre chose ». Valérie Favre clôt ainsi le parcours sur d’autres possibles. Nul point final mais des points de suspension ouverts sur l’infini des explorations… ◊ /// MUSÉE D’ART MODERNE ET CONTEMPORAIN 1 place Jean-Arp Jusqu’au 27 mars 2016
www.musees.strasbourg.eu + 33 (0)3 68 98 51 55
ART & CULTURE
PASO
« P EIN D RE, C’EST MON SOU FFL E, C’EST MA RESPIRAT ION, C ’EST MA VIE ….. »
Les toiles de PASO ont été accrochées dans des lieux publics et aux cimaises des galeries et musées les plus en vue de Paris, New-York, Berlin, Londres, Hong-Kong, Cologne, et on en passe… Pour les collectionneurs et galeristes étrangers, son nom résonne fort et s’associe automatiquement aux formidables déchainements de couleurs de ses œuvres. Et pourtant, en grande partie, la France et même l’Alsace le snobent encore. Il serait tant que certains yeux s’ouvrent… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MÉDIAPRESSE / COLLECTION PASO
« Poètes, vos papiers ! » hurlait le vieux Ferré sur un ton gestapiste lors de l’une de ses célèbres envolées où il hurlait son besoin de liberté. Aujourd’hui, à cette brutale injonction-là, Paul Albert Klein (80 ans) hésiterait sans doute une demiseconde pour décider dans quelle poche plonger pour exhiber le bon passeport : le véritable, artistiquement périmé depuis trente ans, ou celui de PASO, ces deux syllabes si chargées émotionnellement. Une demi-seconde, pas plus, puis il exhiberait à la face du gris fonctionnaire le viatique le plus récent, explosant de couleurs… « Je suis PASO, j’ai 80 ans, je vis à Strasbourg et je peins ! Rien d’autre à vous dire, Monsieur l’agent… » TANT DE VIES… Un jeudi midi, fin octobre dernier. Il faut presque faire un effort pour retrouver son chemin dans ce merveilleux petit
dédale de ruelles, aujourd’hui pimpantes mais qui furent, il n’y a finalement pas si longtemps encore, les chemins à peine carrossables des maraîchers de la Robertsau. En marchant pour rejoindre le domicile de PASO, le soleil perce timidement et sporadiquement la couche de brume automnale, juste pour nous narguer et nous dire : « tu sais, si tu montes à peine deux cent mètres plus haut, je t’explose la tête avec les couleurs de la nature ». Oui, mais voilà, un peu plus loin, quand le grand portail vert s’entrouvrira, on sait que nous attend aussi l’explosion de couleurs des peintures de PASO, celle des mots qu’il prononcera pour se raconter, et, pour tout dire, celle aussi des belles ondes provenant de ce lieu et de ses habitants, déjà ressenties quinze jours plus tôt lors d’une première visite, en compagnie de l’ami Jean Hansmaennel, fou de joie à l’idée de nous présenter, entre deux
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Paso, 2015, Tai Chi
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ART & CULTURE dédicaces de son superbe livre « Les prisons mobiles », celui qu’il considère comme un génie… PASO : 80 piges donc, la stature d’un quinquagénaire, l’allure d’un hidalgo aux longs cheveux d’argent domestiqués par un catogan qui tombe impeccablement sur une ample chemise noire, les yeux de braise perçants comme une flèche et un éternel fin sourire à la commissure des lèvres. PASO qui nous raconte longuement toutes ses vies, tant de vies : « Aussi loin que je me souvienne, j’ai dessiné. Ma mère m’a souvent raconté que je dessinais déjà avant de marcher. Je me souviens bien avoir réalisé mon premier petit tableau, un 8 cm x 8 cm, en 1939, au moment de l’évacuation en Haute-Vienne. J’avais donc quatre ans. L’année suivante, c’était ma première BD, dessinée à même la table familiale, qu’il fallait, deux fois
Paso à 15 ans (2ème à partir de la droite)
par jour, rapidement débarrasser de mes dessins pour qu’on puisse manger. Rien d’autre que dessiner ne m’intéressait, une véritable obsession ! Quand je suis sorti de l’école primaire en 1949, à l’âge de 14 ans, et que j’ai annoncé que je voulais dessiner, devenir un peintre, un artiste, mes parents m’ont dit que ce n’est pas un métier et que j’allais « crever de faim ». Heureusement, un oncle a perçu ma déception et grâce à lui, j’ai pu être présenté au directeur de l’école des Arts Décoratifs de Strasbourg. Quand il a entendu de ma bouche que je voulais passer le concours, il m’a immédiatement rétorqué que ce n’était pas possible. Il fallait être majeur, c’est à dire avoir, à l’époque, vingt-et-un ans. Entendant ça, j’ai fondu en larmes. Au final, il s’est écrié : il veut passer le concours, qu’il le fasse ! Je n’ai pas eu peur face aux autres candidats qui avaient tous entre vingt et un ans et plus ! J’ai dessiné, dessiné… et j’ai été largement retenu parmi les tout premiers. Mais il fallait être majeur pour entrer dans cette école. Je n’ai rien cédé alors il a fallu obtenir mon émancipation. Ce qui fut fait. Ensuite, pendant cinq ans, j’ai dessiné, peint à outrance et avec jubilation, jusqu’à obtenir au bout de 3 ans, mon CAP Arts Graphiques, et en fin d’études le diplôme avec mention et premier prix de la Ville de Strasbourg !» Sans reprendre son souffle, PASO raconte la suite. Sans un sou en poche, à pied, puis à vélo, free-lance, le jeune Paul Albert Klein exécute quotidiennement les portraits des consommateurs dans les bistrots, parvient à faire un tout petit peu d’argent en illustrant toutes sortes de livres dont des livres scolaires des éditions Istra, des almanachs, des revues… Il s’aventure dans le dessin animé en court-métrage (35mm). En 1955, il part pour trois ans en Algérie : « J’ai servi la Nation… » dit-il sobrement aujourd’hui. C’était la guerre, et un instant on perçoit un voile
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Paso, 1987
qui traverse ses yeux. Ca n’a pas dû être drôle tous les jours… « Je n’ai cependant pas abandonné le dessin ; mon carnet de croquis toujours en poche, je n’ai cessé de caricaturer la vie de mon régiment ; j’ai même réalisé une immense fresque sur les murs du mess… » se souvient-il. A son retour, il fonde une première société rue des Grandes Arcades à Strasbourg. Il illustre des magazines et des revues,
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ART & CULTURE
Paso,1988-1998 études crayon sur papier
des agendas, des calendriers. Puis c’est la pub dans tous les domaines qui s’empare de lui, ainsi que la photographie de mode. Il créée un plateau de tournage, et une photothèque documentaire et historique. « Je possède encore des milliers de photos documentaires anciennes et historiques sur les villes et villages alsaciens, les coutumes, les paysages, l’industrie et aussi de la période de la guerre de 1939 à 1945 » précise-t-il. Une époque durant laquelle il ne cesse d’innover, se spécialisant à un moment dans l’édition de visuels très grands formats, pour la télévision et les salles de spectacle, dont celle du TNS à Strasbourg. Il réalise de grandes expositions d’art et d’histoire de l’Alsace, hors les musées comme « Strasbourg, il y a deux siècles », dans le nouveau siège du CIAL, avec édition d’un ouvrage d’art. « J’obtenais l’autorisation de sortir des pièces importantes des musées pour les présenter dans un autre lieu » se souvientil. Imaginatif et innovant en diable, il créée les plans d’orientation touristique de ville à travers toute la France : « Mon frère et un de ses fils continuent encore cette activité » raconte-t-il fièrement. PASO ira même jusqu’à créer les tout premiers abribus publicitaires mais aussi un grand labo photo, une imprimerie et une maison d’édition, intégrés dans une structure unique dans la région. Au beau milieu de ce maelstrom où le business le dispute à la création graphique, un moment d’exception : le mariage avec Sonia. Un couple lumineux se forme, une alchimie précieuse voit le jour, un autre chemin apparaît. « En 1985, j’abandonne tout. Je veux vivre autre chose. Je m’échappe avec mon épouse en Chine, sans rien dire à personne. J’en avais assez d’ici, j’en avais assez du business, je voulais partir pour oublier tout ça. Avec Sonia, nous avons été en
errance pendant un mois et demi, une fabuleuse expérience car nous avons fréquenté tous les ateliers d’artistes que nous rencontrions : toute cette concentration, ce cérémonial autour du grand papier blanc et, tout à coup, cette dextérité de la main qui manie le pinceau, cette précision remarquable du trait, cette main levée qui trace sans le moindre arrêt ni la moindre hésitation un trait en continu. Cela m’a bouleversé ! A notre retour, c’était définitivement décidé, j’allais me consacrer à cent pour cent à la peinture. J’ai tout laissé à mon frère, j’ai retrouvé des jobs au personnel dont je devais me séparer, je les ai tous recasés ailleurs et j’ai tourné la page ! »
Paso, 1988
UNE RENAISSANCE Paul Albert Klein décide donc de renaître sous le nom de PASO ! PA (les deux premières lettres de Paul) et SO (pour Sonia). La signature de l’amour… Le peintre a cinquante ans, et un des galeristes dont il force littéralement la porte du côté de la Bastille à Paris le lui rappelle crûment : « Vous avez un catalogue ? Non. Vous peignez depuis combien de temps ? Depuis aujourd’hui… » Juste avant de le reconduire à la porte, il ajoutera : « Monsieur, quand on n’est pas connu à cinquante ans, on ne le
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sera jamais ! » Il en aurait fallu plus pour décourager PASO. La chance (mais la chance, évidemment, n’existe pas…) se présentera quelques mois plus tard à la gare de Strasbourg. Un couple cherche son chemin. « Je peux vous aider ? » demande le néo-peintre inconnu. Un peu plus tard, autour d’un café dans un rade de la rue du maire Kuss, les langues se délient quand la femme, d’origine crétoise, dit qu’elle est artiste. PASO parle de sa peinture naissante. L’homme possède une petite galerie à Stuttgart. « J’ai un artiste qui me fait défaut, vous voulez exposer ? » Que répond PASO ? Oui, pardi ! Et, illico, il réalise les petits tableaux qui convenaient pour le lieu. Cinq seront exposés et à peine quelques jours après le vernissage, une toile sera vendue. Pas à n’importe qui : au conservateur du musée d’Art Moderne de Stuttgart ! Immédiatement, c’est la ruée de la presse locale. Sans même lui laisser le temps de souffler, le boucheà-oreille des réseaux artistiques d’outreRhin se met au diaPASOn : une galeriste s’apprête à ouvrir un lieu à New-York pour n’exposer que les seules œuvres de PASO. Et tout s’enchaîne ensuite très vite : lors d’une expo à Hambourg, c’est Peter Ludwig, le pape de l’art contemporain allemand de l’époque, qui repère le travail de PASO et décide de l’exposer dans sa « Neue Galerie Sammlung Ludwig » à Aix-la-Chapelle. « C’était un moment formidable » se souvient-il, « il y avait cinq journalistes à la conférence de presse et les questions fusaient de partout. Le soir, j’ai repensé au galeriste de la Bastille qui m’avait dit qu’il fallait au moins vingt ans à un peintre pour se faire connaître. Trois auront suffi ! »
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TROIS DÉCADES PRODIGIEUSES « L’homme est au cœur de tout » souffle PASO alors qu’on l’invite à parler de sa peinture. « Quand je décide de peindre, au moment même où je marche sur chaque dalle de l’allée qui mène à mon atelier au fond du jardin, même aujourd’hui je me demande encore si ça va fonctionner… Je n’en suis jamais sûr et je ressens le trac, comme un comédien. Je rentre dans l’atelier, je ferme la porte. J’allume quelques bougies, créant une pénombre. Je peins dans la pénombre des bougies car dans le « noir », la main n’est plus influencée par l’œil qui, lui, cherche la perfection, la divine proportion du corps humain, en référence au dessin académique. Ma peinture vient de mon for intérieur, de mon centre vital, c’est « un regard corporel ». Le silence… Plus rien n’existe. Mais je sens, je sens… J’installe doucement la toile. Cette grande surface blanche ! Le blanc me provoque et je vois déjà l’œuvre. Puis, ça part, je ne sais pas trop comment, c’est soudain. Je prends une couleur et je casse le blanc ! Je peins sans esquisses, de façon rapide et spontanée avec le rituel asiatique qui m’avait profondément marqué lors de mon voyage en Chine. Tout se résume avec le premier trait, tout est déjà là. Un trait, puis un autre, et encore un autre… Il faut d’abord détruire pour reconstruire, mourir pour revivre ! A un certain moment, c’est le chaos, alors je remets de l’ordre, je range le tout, puis soudain, j’arrête, juste au bon moment ! Pas trop tard, sinon c’est mort. C’est l’instant T, je sais quand la toile est terminée ! Puis je rallume la lumière et là, à ce moment, ce n’est déjà plus moi qui ait réalisé l’œuvre. Ce que je découvre en pleine lumière, c’est ce qu’ « il » a fait. La peinture est plus importante que l’artiste… Et je pense déjà la suivante. Car je peins comme un fou : pour mes quatre-vingt ans, j’ai réalisé quatre-vingt toiles, dont quarante monumentales. Alignées l’une contre l’autre, elles font 130 mètres de long ! Ces quarante toiles monumentales, je les ai peintes de fin octobre à mi-janvier… » La monographie de PASO, éditée en 2013, donne quelques précieuses clés pour appréhender les centaines d’œuvres nées lors des trois décades prodigieuses qui ont succédé à l’éclipse de Paul Albert Klein. C’est passionnant, mais ce n’est rien face à ce que nos yeux perçoivent devant les toiles, face aux vibrations qui en émanent et à ce qui remue nos sens. Car PASO déploie un véritable langage pictural, à grands coups de larges bandes de couleurs fabriquées selon sa propre alchimie, souvent appliquées par un outil ingénieux qu’il a fini par créer de toutes
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Paso, 2013
pièces et sur lequel il souhaite rester discret (mais il existe, nous le savons puisque il a eu la superbe attention de nous le faire essayer et… c’était magique !). Devant une toile de PASO, on perçoit toujours distinctement, entre bandes entremêlées, arcs élégants et courbes interminables, courant à travers les explosions de couleurs, l’empreinte du geste magistral lors de la sublime inspiration initiale, celle qui « casse le blanc », et cet Homme qu’il met au centre de sa peinture. « Oui, L’Homme est au centre de ma philosophie et de ma peinture . Je pense que c’est important de le redire » insistet-il. « Mon art n’est pas que pour l’art, il est pour l’Homme ». « L’Homme est mon sujet préféré. Je prends son image, en retour je lui donne l’image que je me fais de lui ». C’est une peinture souvent rageuse et qui fascine, car elle réussit toujours à s’emparer de vous, au moment même où vos yeux commencent à peine à la découvrir et elle ne vous lâche plus. Ce n’est d’ailleurs sûrement pas un hasard si beaucoup de ses œuvres peuvent se lire un peu dans tous les sens. Dans ce cas, même la signature n’oriente plus… « TANT QUE TU CRÉES, TU ES DEBOUT ! » Plus de deux heures après le début de l’entretien, une rupture soudaine. « C’est ma dernière ligne droite » dit tranquillement PASO. « Je veux rester libre jusqu’au bout, continuer à ne pas m’enfermer par moi-même et ne pas me laisser enfermer. Et puis, je veux continuer à peindre et encore à peindre. Celui-là, là-haut, il faut qu’il m’accorde encore du temps, j’ai encore tant à faire. Peindre, c’est respirer, c’est merveilleux, c’est ma vie. Sans liberté, on n’arrive à rien. Et il faut se battre tout le temps pour la conserver car tu ne peux créer que si tu te sens libre, que si tu cultives le doute et que tu restes humble. La certitude n’a jamais engendré une quelconque œuvre. Tant que tu crées, tu es debout… » Et PASO de se souvenir avec une grande émotion de Sonia, terrassée par la maladie en 1998 : « En pleine liberté, j’ai été immensément heureux avec mon épouse, on était main dans
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ART & CULTURE
DRUS E N H E IM L’ENFANT DU PAYS A SO N M USÉE
la main, PA-SO c’était du cinquante-cinquante. A deux, on a représenté une sacrée force. J’ai accompagné Sonia jusqu’à son dernier souffle. Quand elle est partie, j’ai vécu des moments d’une douleur extrême… » Ce que l’homme accablé de chagrin et perdu au fond de sa douleur n’a alors pas remarqué, c’est cette femme discrète, la secrétaire du professeur chef de service qui écoutait déjà depuis quelques temps son patron lui parler de ce PASO et de son talent génial, de son art. Elle-même alors « un peu artiste » comme elle le dit joliment aujourd’hui, Helga savait qu’elle avait une grande sensibilité artistique. « C’est l’art qui m’a permis de remonter la pente d’une autre épreuve » dit-elle. Au moment où PASO arrivait à l’hôpital, aucun de ces deux êtres ne pouvait alors deviner que leurs chemins se croiseraient « un jour où PASO avait décidé de sortir de son atelier... » sourit Helga. Ils ne se sont plus quittés depuis et sont mariés. Aujourd’hui, Helga veille sur PASO avec une touchante et permanente attention mais elle est également très active à ses côtés et une dynamique à deux a jailli à nouveau. Elle contribue à tous les événements allant de la donation, à la création du musée, la réalisation de l’ouvrage, la rétrospective, l’organisation des expositions, etc. Quelquefois elle râle car elle n’a pas assez « de temps pour elle, pour peindre elle aussi » mais cela ne dure jamais plus d’une ou deux secondes. Elle pose sur lui des yeux remplis d’admiration et d’amour. Et PASO la regarde avec les mêmes yeux… ◊
PASO le dit sans trop s’attarder : « Il a fallu de l’opiniâtreté et du courage à Jacky Keller, le maire de Drusenheim, et son conseil municipal pour que le Pôle culturel de sa ville intègre le musée PASO… » Inauguré au printemps 2013, le bâtiment est splendide et 300 de ses 2600 m2 sont dédiés aux espaces du musée PASO, l’expo permanente des œuvres de l’enfant du pays qui s’insère dans de somptueux volumes et une grande salle destinée à l’accueil des expos temporaires. PASO a longtemps été sollicité par une grande banque allemande pour qu’il accepte de créer son musée sur les friches d’anciennes aciéries, en Sarre. Un projet qui a avorté car la couleur politique du Land a changé lors d’une élection.. D’autres projets de musée PASO ont failli voir le jour à Darmstadt ou encore Francfort. « J’ai réfléchi » confie PASO. « Je suis né en Alsace, à Drusenheim, mon village du bord du Rhin et cela m’a incité à refuser l’Allemagne, le privé et ses beaux budgets et à privilégier mon village natal, pour le faire rayonner dans la région et au-delà des frontières. Dans l’acte de donation j’ai voulu que soit stipulée la phrase suivante : « Et comme celui qui donne son corps à la science, il transmet l’œuvre de son esprit pour témoigner sa gratitude à sa ville natale, désormais valorisée d’une nouvelle dimension artistique, phare de l’avenir culturel du canton » en pensant bien sûr aussi aux retombées économiques pour Drusenheim. Il a fallu huit ans pour que le projet aboutisse ici ! Ce fut un long chemin. Donner à une commune, c’est tout sauf évident. Il m’a fallu écrire des centaines de pages de projets car l’enjeu ne concernait pas seulement le don de mes œuvres : il fallait que le lieu permette aussi de valoriser les nouvelles générations d’artistes, qu’il leur serve de tremplin. Il était également impératif que la population du village soit associée au projet, qu’elle adhère aux vertus de l’art et de la culture, ce fantastique lien social. Il n’y a pas d’art sans hommes mais pas d’homme sans art » souffle le peintre qui a ainsi fait, en 2012 la donation de 700 de ses œuvres, dont 400 peintures. ◊ /// MUSÉE PASO au Pôle Culturel de Drusenheim (31 km au Nord-Est de Strasbourg) www.paso.fr Horaires mardi : 14h à 19h30 mercredi : 10h à 12h et 14h à 19h30 jeudi : 14h à 18h vendredi : 14h à 19h30 samedi : 9h30 à 12h30.
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ART & CULTURE
YVES B.
« TRAVAILLER SOUS CONTRAINTE PEUT ÊTRE UN CADEAU... »
« Le jour », il dirige une PME, multinationale française, et « la nuit », il dessine et il peint. Cette dualité lui a fait adopter une technique très particulière : ses croquis rapides peuvent se transformer plus tard en très grands formats… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MÉDIAPRESSE
Rapide CV. Yves B. - 54 ans - est né à Toulouse et a vécu l’essentiel de son enfance et de sa jeunesse en banlieue parisienne - 6 enfants, tous élevés en Alsace - Diplômé ESSEC – A travaillé à Tokyo et au Brésil – en Alsace depuis 2001, dirige une PME multinationale de 250 personnes et un réseau de 1000 franchisés. Signe particulier : artiste.
pour mes deux frères : l’un est dans le commerce et l’autre dans le conseil. Mais voilà : la nature profonde ne ment pas : Rémy est aussi chanteur et Dominique publie ses recueils de poèmes. Moi, je dessine et je peins… » UNE SOIRÉE DE LIBRE, UN BAR, UN CARNET DE DESSIN…
Evidemment, dit comme ça, c’est un peu brut de décoffrage mais c’est l’expression d’une dualité quasi quotidienne que Yves est parvenu à apprivoiser. Car cet homme à la voix douce et aux gestes mesurés a dû apprendre à concilier une activité professionnelle intense avec le besoin irrépressible d’exprimer tout ce qu’il avait en lui en tant qu’artiste. « Sans doute ai-je hérité d’un milieu familial favorisant » dit-il en souriant. Une mère ultra-sensible et un père, ingénieur informatique centralien qui, pourtant, écrivait des poèmes en alexandrins ! « Ado, je voulais déjà faire des études d’art » poursuit-il. « Evidemment, je me suis vu rétorquer : « D’abord, tu fais un vrai métier ! ». Ce fut la même chose
« Quand j’ai commencé à montrer à droite ou à gauche mon travail d’artiste, je n’ai reçu que des encouragements comme ceux de Raymond Waydelich ou de Roger Dale par exemple, qui m’ont vraiment incité à continuer. Puis le moment d’exposer est arrivé et là, ce fut un dilemme. J’avoue que j’ai eu peur de cette envie de créer. Heureusement, l’actionnaire principal qui est aussi le PDG du groupe est un grand amateur d’art. Il n’a pas fait de commentaire et il a accueilli mon « coming-out » comme cela devait l’être. Là aussi, ça m’a encouragé. Il le fallait car concilier ma fonction et mon statut d’artiste n’a rien d’évident. On voit souvent le directeur général que je suis comme un créateur ou un destructeur d’emploi, un homme plongé à 100 % dans
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le business mais pas comme un artiste ! Ce n’est pas un milieu où on te demande de montrer ta sensibilité… Mais en fait, c’est un métier d’humanité. La pâte c’est les hommes, c’est pourquoi je n’ai pas de mal à prendre les décisions difficiles quand elles s’imposent. C’est comme les officiers dans l’armée : ne pas prendre les bonnes décisions quand il le faut, c’est risquer de tout perdre ! Reste que mon métier demande un engagement total alors, quand je revêts mes habits d’artiste, je me concentre sur des temps courts mais très intenses : pendant mes congés mais aussi dès que mon activité professionnelle me laisse le moindre répit. En voyage, j’ai toujours mon carnet de dessin avec moi et j’observe, je croque en permanence. Une soirée de répit à Barcelone, par exemple : hop ! Je m’assois dans un bar et je dessine. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai commencé à Paris, dans les bars et dans le métro. Par contrainte, j’ai donc développé une technique ultra-rapide. Ce n’est pas une tare : Renoir gagnait sa vie en décorant les devantures des commerçants et il y parvenait car il travaillait extrêmement vite. Travailler sous contrainte, ça peut
être un cadeau… Le papier est un medium remarquable pour ça : le séchage est ultra-rapide, l’absorption est immédiate. Ce matériau me plait et il y a une magie entre le croquis ou le dessin dans des lieux publics et le contact profond que tu provoques avec les gens qui t’entourent. Ils finissent souvent par te raconter leur vie. Ils sont immédiatement vrais. Ce rapport avec eux est fantastique et très nourrissant. J’ai connu ces moments-là à New-York ou encore à Jérusalem : un regard, une connivence, et voilà, on se parle, on échange… C’est largement cela que je préfère dans mon travail artistique. J’aimerais bien être un touriste du monde et pouvoir passer six à huit mois de ma vie à chaque fois dans une grande capitale : Tokyo, New-York, Londres, Berlin… Vivre à fond ces tranches de vie et pouvoir ensuite les partager en produisant. Un peu comme le fait le photographe français JR, un garçon et un artiste que je trouve génial ! » Dans son atelier du quartier de la Krutenau qu’il partage depuis quatre ans avec l’artiste Francis Willm (« lui aussi m’a beaucoup encouragé, il m’a dit que ce que je produisais étaient comme des racines sous une plaque de béton : cette plaque, elles allaient la péter… »), Yves B. peut désormais, à partir de ses centaines de dessins, produire ces grands formats où il se sent désormais très à l’aise. Il a déjà exposé avec un certain succès à l’International Art Fair de Guanzou, en Chine. « Tous les ans, 200 000 visiteurs s’y pressent. J’y étais avec trois autres artistes français. C’était ma première expo ! » se souvient-il avec fierté. Nombre de petits événements à Strasbourg ont déjà accroché ses œuvres mais « c’est à chaque fois un travail trop chronophage » avoue-t-il. Un grand rendez-vous se profile néanmoins en mars 2016 : c’est le musée PASO de Drusenheim qui accueillera douze de ses grands formats et une bonne soixantaine de ses dessins. Le tout avec la bénédiction pleine et entière du célèbre peintre en personne. « Le regard des autres m’a toujours encouragé à aller là où je dois aller » conclut Yves B., directeur général de PME et artiste formidablement attachant… ◊
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ART & CULTURE
HORÉA
« JE QUITTE MON BAC À SABLE….. »
Une page se tourne pour l’une des plus attachantes des artistes strasbourgeoises. Horéa a quitté son atelier de la rue de Molsheim pour un atelier-galerie superbement niché dans une cour intérieure d’un immeuble de la rue des Juifs qu’elle vient d’aménager complètement. Le public n’y perdra pas au change : de douces ondes émanent déjà de ce lieu central qui devrait permettre de bien belles rencontres… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MÉDIAPRESSE
« J’ai fait le grand saut ! ». Et, à peine ces mots prononcés, Horéa éclate de rire. Nous sommes au 11 rue des Juifs à Strasbourg et cette tranquille cour intérieure d’un bel ensemble immobilier au cœur de l’hyper-centre de Strasbourg est déjà illuminée par les chaudes couleurs qui parviennent de la galerie que cette artiste, toujours pleine d’idées et de peps, vient d’ouvrir. « Cette galerie existe car j’ai pris conscience de la nécessité de mieux rencontrer mon spectateur, comme je l’appelle » poursuit Horéa. « Je deviens une artiste responsable, il me faut parler, convaincre, vendre mes œuvres, aussi… En fait, je quitte mon bac à sable de la rue de Molsheim, je grandis… »
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UN PROJET DE VIE Le bac à sable de la rue de Molsheim, l’atelier d’Horéa. Un de ces endroits que le tout Strasbourg amateur d’art aura pu à un moment ou à un autre fréquenter tant elle y aura organisé des rencontres, des vernissages ou des sessions où tout un chacun pouvait s’emparer d’un pinceau et, fort de ses conseils, réaliser enfin son rêve de peindre.
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Oui, Horéa, on l’a beaucoup aimé cet endroit et pour tant de raisons dont une, essentielle : on pouvait s’y rendre à tout moment, pour boire un café sans même s’être annoncé tout comme pour répondre à une invitation formelle : jamais le lieu ne changeait vraiment. C’était toujours un atelier d’artiste, avec ce bordel très organisé, à ta façon puisque tu n’y égarais jamais rien, avec ces milliers de taches de toutes les couleurs qui parsemaient le gris d’un sol allègrement arpenté tant par les baskets des bobos que par les talons-aiguille des épouses de certains de tes clients fortunés. Et, vers le fond, cet entassement de toiles où tu nous entrainais souvent : « Faut que je te montre quelque chose… ». Bref un lieu de vie à ton image, pas prise de tête pour un sou…
« Ce changement, c’est aussi mon côté liberté absolue » poursuit Horéa. « Depuis vingt ans, ma vie est remplie de la joie de créer et des émotions qui vont avec. Mais si j’ai ce parcours derrière moi, c’est parce que je vis de mon art, j’ai des clients réguliers et d’autres nouveaux, tous les ans. Ces vingt ans de vrai bonheur artistique, je les leur dois. C’est en pensant à eux que j’ai ouvert cette galerie qui va être rejointe au printemps par mon nouvel atelier, qui lui fera face. Du coup, un calme va s’instaurer, j’en suis certaine. Je me sens moins « sauvage » qu’auparavant, l’atelier-galerie va réguler certains côtés chaotiques et va me donner une visibilité et une accessibilité régulières. Je me suis dit que c’était très important pour la suite de mon parcours… » Si on imagine bien volontiers ce que l’on retrouvera dans la partie atelier, on la questionne pour savoir quel esprit règne dans la galerie. Là, Horéa est catégorique : « Il y a bien sûr mes œuvres » confirme-telle « mais pas que ! Je souhaite y exposer le travail de beaucoup de particuliers qui ont en eux la passion de créer et dont les œuvres me touchent : ça pourra être une sculpture, des photos, des toiles bien sûr. Voire des show-case avec des groupes musicaux… L’important est qu’on y ressente la jubilation de la création et l’envie de la partager avec le public. J’en connais tant de ces gens anonymes qui réalisent de si belles choses et qui ne franchissent pas l’étape de les montrer. Dans ma galerie, ce sera possible. Je la vois comme un lieu, mieux même, comme un carrefour d’émotions ! » Il a déjà belle allure, ce carrefour d’émotions avec ces voutes arrondies qui mettent encore mieux en valeur les espaces où Horéa a commencé à accrocher ses toiles. Et puis, ces objets qui le parsèment : une haute lampe design dont les couleurs varient du rouge carmin au chaud orangé, un vieux cheval d’arçon de gymnase aux pieds bien rétrécis sur lequel on peut donc s’asseoir originalement, un grand miroir convexe où on rigole de voir sa bouille déformée, une petite table en métal rouge toute en longueur, de très anciens sièges de théâtre au beau bois ciré… toute une atmosphère s’est déjà mise en place qui donne envie de découvrir très prochainement le nouvel atelier où seront notamment organisés des stages de peinture. Quelque chose nous dit que l’aspect « bac à sable » restera d’actualité…
EMMA Lors de notre visite à la galerie d’Horéa, c’est un tourniquet pour cartes-postales qui attire notre attention. Il est chargé de quantité de petits tableaux aux couleurs chatoyantes qu’on devine sans peine peints par des enfants. « Par une enfant » corrige Horéa. « Elle s’appelle Emma. Il y a deux ans, je fais la rencontre d’Alain Léonard, le vice-président du Rotary-Club de Schiltigheim qui me parle de cette jeune handicapée mentale qu’une association qu’il préside soutient dans le cadre de sa vie quotidienne. Elle adore peindre, acceptez-vous de la rencontrer ? ajoute-t-il. J’avoue que deux choses me retiennent alors. J’ai déjà peint avec un enfant trisomique et je sais que ce n’est pas évident. Je ne suis pas thérapeute, je n’ai pas de compétences particulières sur ce sujet. Et puis, à ce moment-là, je sors à peine d’un douloureux épisode : lors d’une exposition, j’ai été violemment agressée, comme d’autres personnes, par une peintre handicapée mentale. J’ai subi une méchante entorse du pouce de ma main droite ! Dans les semaines qui ont suivi, j’ai eu très peur : ma main droite est mon vrai outil de travail, est-ce que j’allais retrouver toutes les sensations d’avant ? Au prix d’un long travail de rééducation, ce fut heureusement le cas… » Malgré ces réticences, Horéa va accepter cette rencontre. « Ce fut un choc » se souvient-elle. « Emma est venue avec sa maman, Sylvie, qui se consacre à elle 24h sur 24 au point qu’elle n’a quasiment plus de temps pour entretenir une vie sociale normale. Ce jour-là, je découvre une enfant hystérique de joie car elle comprend tout de suite qu’elle est arrivée dans un atelier d’artiste. Son premier geste a été de me tirer violemment les cheveux et les personnes qui l’accompagnaient ont eu un peu de mal à la maitriser. Tout le monde était inquiet quand on a commencé à peindre Sylvie mais moi, je me suis très vite rendu compte qu’Emma est une vraie artiste. Une heure de peinture avec elle, c’est réellement impressionnant ! Très vite, j’ai su qu’elle pourrait bien se débrouiller car c’est une passionnée et elle est très appliquée. On a vite été en harmonie toutes les deux. On a fini par créer « Les joies d’Emma », une collection de ses œuvres, de petits tableaux 20 x 20 très colorés, sur lesquels elle écrase son point de pinceau comme si elle voulait exploser la couleur ! Mais sa touche, après un an de travail, elle parvient à parfaitement la moduler pour en faire comme une fleur. Elle a donc créé cette série, une sorte de jardin qu’on a appelé « les Cœurclicots ». Chaque tableau se vend 35 €, intégralement reversés à l’association « Les amis d’Emma ». Ils ont en vente à la galerie. Bien sûr, mon cours est gratuit et le produit de ces ventes finance son cours sur le langage des signes, ce qui lui permet d’avancer dans sa communication avec l’autre… » Une expérience telle que celle-là a beaucoup représenté pour Horéa. « J’ai une peur panique de la maladie quand elle concerne les enfants » confie-t-elle. « Mais quel bonheur de créer ainsi de la joie pour une enfant si prisonnière de son handicap. Je vois Emma mais je vois aussi sa maman, qui lui est si dévouée. Aujourd’hui, j’accueille Emma à l’atelier comme une copine avec qui je joue. Et quand je vois où nous en sommes arrivées toutes les deux, je ne peux que remercier ce viceprésident du Rotary qui m’a permis de vivre tout ça avec Emma. Je crois que ce que nous faisons ensemble a du sens, j’espère que la galerie va leur donner la visibilité qu’ils attendent leur et j’espère les accompagner très longtemps… » ◊ /// ASSOCIATION « LES AMIS D’EMMA » www.lesamisdemma.fr
/// L’ATELIER-GALERIE D’HORÉA 11, rue des Juifs – Strasbourg www.horea.net
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ART & CULTURE
LA DOUCE PROVOC
DE DEUX AMOUREUX DE L’ART /// TEXTE BENJAMIN THOMAS PHOTOS MÉDIAPRESSE - JEFF BOHLER / STUDIO PYGMALION
Le couple Marc et Sophie Gouvion s’est particulièrement fait remarquer en profitant de l’exposition « L’Alsace dans tous ses états » présentée à Goxwiller près d’Obernai lors du week-end du 11 novembre dernier. Il faut dire qu’ils en ont largement été à l’initiative, rejoints par quelques amis artistes eux aussi. Marc vit et travaille dans ce village où Hélène de Beauvoir a terminé sa vie (lire Or Norme n° 15). Il a voulu, à sa façon signifier les craintes de beaucoup d’Alsaciens face à l’avènement programmé de la Grande Région Est. Sur une grande croix de Lorraine en zinc est crucifié un épouvantail revêtu du costume traditionnel régional… « Je ne pense qu’à la création artistique » raconte Marc « j’y consacre tout mon temps libre. Dès que j’aperçois un tas de ferraille chez le ferrailleur, je vois une pièce et ça déclenche une idée… » Son épouse Sophie n’est pas en reste et a toujours été une passionnée de peinture. « Les enfants ont grandi, je m’y suis remise il y a un an » confie-t-elle. « Avec la ferme volonté de bousculer les conventions ». Son Albert Schweitzer, réalisé partiellement en collage à partir d’un article paru dans Paris-Match a fort belle allure…
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« Ras-le-bol d’être dans un moule » proclament ces deux doux provocateurs. « Ras-le-bol de nous laisser dicter ce que l’on doit faire ! On a envie de créer sans limite, rien n’est plus beau que ça ! ». Tous deux veulent « dynamiser grâce à l’art » le petit village tranquille où ils résident. A suivre… ◊
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EXPOS TGV
LE MUSÉE MARMOTTAN ET LE CENTRE POMPIDOU SAUVENT LA MISE
Cet hiver, exceptionnellement, Paris ne présente aucune expo majeure réellement convaincante à l’image de Picasso Mania, le Maître et ceux qu’il a inspirés, qui n’attire pas la très grande foule au Grand Palais, c’est le moins que l’on puisse dire. A l’heure de vous inciter, comme lors de chacun de nos numéros Art et Culture de décembre, à vous rendre dans la capitale pour prendre le temps de l’Art, c’est le Centre Pompidou et le musée Marmottan qui font l’événement…
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EXPOS TGV
WIFREDO LAM
S O N E X P O À PA RIS, E NFIN ! Depuis plus de trente ans, aucune rétrospective n’avait été consacrée à ce peintre enfièvré dont l’enfance, mixée par plusieurs cultures, a largement contribué à une œuvre splendide et très personnelle. Le Centre Pompidou s’y est attelé… /// TEXTE ALAIN ANCIAN PHOTOS ADAGP PARIS / MUSEUM OF MODERN ART NY / JESSE-A-FERNANDEZ
Le Centre Pompidou, outre le nouvel accrochage des collections du musée national d’Art Moderne répare une injustice en présentant pour la première fois à Paris pas moins de quatre cents œuvres du peintre cubain Wifredo Lam (1902-1982). TRANSCONTINENT…
Wifredo Lam
Wifredo Lam est né à Cuba mais il n’a eu de cesse d’arpenter l’Europe et les deux Amériques pour se nourrir d’un maximum d’influences. Né d’un père chinois et d’une mère afro-hispanique, son enfance l’a fait rencontrer la religion catholique et une foule de cultes africains. Son œuvre est irrésistiblement marquée par cette multiplicité-là, à l’image du tableau le plus remarquable de l’exposition, « La Jungle », prêté par le MoMA à New-York (cicontre). On désespérait de pouvoir un jour contempler en France cette représentation spectaculaire d’une forêt inextricable à la verticalité littéralement sublimée par les couleurs, un véritable hymne aux cultures sud-américaines et africaines. Réalisée en 1943, à peine quelques années après que Lam eût longuement côtoyé Picasso et le surréalisme lors d’un long séjour parisien, cette toile résonne jusque dans son « Autel pour Yemaha » et même « Umbraï », peint en 1950, où son art évident du dessin se confronte aux couleurs et nous projette dans un monde intrigant et plein de mystère. Cette expo qui mêle peintures, dessins, livres, photos et documents est un précieux écrin qui nous offre enfin l’immense talent d’un artiste curieusement trop peu connu dans notre pays où il puisa pourtant l’essentiel (à l’exception notable de Dali) des peintres majeurs qu’il fréquenta durant trois ans, juste avant que la Seconde Guerre mondiale ne vienne tout bouleverser… ◊ /// CENTRE POMPIDOU Jusqu’au 15 février 2016 www.centrepompidou.fr
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Umbraï, 1950
Autel pour Yemaya, 1944
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EXPOS TGV
VILLA FLORA
L ES F O U S DE LA COU LE U R
Henri Manguin, La sieste
Pour la première fois, on peut admirer et même déguster les œuvres de la collection privée du couple suisse Hanloser-Bühler qui ne quittaient jamais la Villa Flora, leur musée de Winterthur, près de Zürich. Des négociations difficiles avec la municipalité ont provoqué la fermeture de l’établissement pour une durée indéterminée : le musée Marmottan-Monet a sauté sur l’occasion… /// TEXTE ERIKA CHELLY PHOTOS WINTHERTUR-HANLOSER / JAEGGLI STIFTUNG / RETO PEDRINI
C’est une histoire qui n’aurait pas eu beaucoup de chance de se conter en France en raison de la rareté des collectionneurs « partis de rien » mais qui, à l’image du Bâlois Ernst Beyeler, sont si fréquents en Suisse. Arthur Hanloser était ophtalmologue dans la petite ville suisse de Winterhur. Et son épouse, Hedy Hanloser-Bühler était son assistante. Et l’histoire de la superbe collection qu’ils se sont constitués dès le début du XXème siècle est aussi une histoire d’amour pour l’art et la couleur. Ils n’étaient pourtant pas richissimes, juste aisés mais leur flair et leur débrouillardise ont fait le reste. L’astuce de départ : parier sur un artiste avant qu’il ne devienne célèbre. Et voilà comment on se retrouve propriétaire de plusieurs toiles de Fellix Vallotton… Peu à peu, par simple amour de l’art, le couple devient intime
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avec les artistes, lors de ses vacances d’été sur la Côte d’Azur. Bonnard leur cède « Le débarcadère », qu’on retrouve sur l’affiche de l’expo parisienne. Ils se lient aussi d’amitié avec Henri Manguin, un fauviste moins connu que les autres, qui devient leur conseiller artistique. Sa toile, « La sieste », est un chef-d’œuvre ! LA VILLA FLORA DEVIENT LE PARADIS DES PEINTRES Peu à peu, leur collection grandit : il leur manque un Cézanne mais le maître aixois est déjà hors de prix. Alors, ils achètent quelques-unes de ses rares œuvres non signées. Ils réalisent aussi de jolis coups qui leur permettront d’acquérir des Van Gogh, Renoir, Vuillard, Redon et autres Manet. Au final, un seul grand peintre manquera aux cimaises de leur chère Villa Flora : Matisse,
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EXPOS TGV
Pierre Bonnard, Le débarcadère
à cause d’une petite hésitation au moment d’acheter. Mais du postimpressionnisme au fauvisme, la collection Hanloser-Bühler recèle des splendeurs et, si ce n’était cette histoire dûment estampillée, on se pincerait pour croire qu’autant de si belles œuvres aient pu être achetées par un couple suisse qui n’était pas, au départ, l’héritier d’une gigantesque fortune. Arthur Hanloser s’est éteint prématurément en 1936. Dès lors, Hedy n’acheta plus la moindre œuvre jusqu’à sa disparition, en 1952. A l’heure où l’art contemporain est devenu une marchandise luxueuse et simple matière à spéculation financière effrénée, il est particulièrement réconfortant de se rappeler que, par leur simple mais magnifique amour de la couleur, tous deux ont constitué une collection que tout un chacun, grâce à leurs héritiers avisés (on en est à la cinquième génération, désormais), peut encore aujourd’hui admirer… ◊ /// MUSÉE MARMOTTAN-MONET 2 Rue Louis Boilly, 75016 Paris Ouvert tous les jours (sauf lundi) de 10h à 18h. Jusqu’au 7 février 2016 www.marmottan.fr
Vincent Van Gogh, Le semeur
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ART & CULTURE
LES BELLES RENCONTRES DE
JEAN-PIERRE RITSCH-FISCH Le plus grand galeriste de Strasbourg, en contact permanent avec les collectionneurs du monde entier, nous a ouvert les portes de sa galerie et celles de ses souvenirs. Une belle leçon : l’opiniâtreté, le talent et le travail finissent toujours par payer… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MÉDIAPRESSE / DR
C’est une scène qui a eu lieu voilà cinquante ans dans le collège privé suisse dans lequel le jeune Jean-Pierre RitschFisch (15 ans, à l’époque) suivait ses études. « Un prof de français, histoire-géo et philo, très grand collectionneur d’art, a semé alors une petite graine qui n’a cessé de pousser ensuite » se souvientil aujourd’hui. « Il avait la tête de Lénine et une de ses premières paroles a été de nous dire que nous étions tous des petits bourgeois ! Après, il nous a montré les films de Chaplin, Eisenstein : vous allez apprendre à voir si le réalisateur est bon, disait-il. Avec lui, on a vu toutes les pièces de Brecht au théâtre, on dinait avec les artistes ensuite, les ballets de Béjart, des expos de toutes sortes, peinture, tapisserie… En français, sa méthode était simple : faites-moi quatre lignes seulement, mais dignes de Camus, Sartre ou Maurois ! » Jean-Pierre Ritsch-Fisch se souvient encore de son appartement : « Il y avait au moins 250 tableaux aux murs ! Cet homme m’a appris à voir les peintres qui étaient porteurs d’une idée nouvelle et pas que les simples suivistes… Et quand, plus tard, j’ai été amené à le remercier
pour tout ce qu’il m’avait apporté, il m’a dit : c’était à l’intérieur de toi, moi, j’ai juste réussi à ouvrir la fenêtre… » Qui n’a jamais rêvé d’une telle rencontre ? La suite ne pouvait alors qu’être évidente…
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UNE OBSESSION : COLLECTIONNER… Parmi les peintres dont les œuvres étaient accrochées sur les murs de l’appartement du divin professeur, celles de Léon Zack, un peintre russe naturalisé français né à la fin du XIXème siècle et dont l’atelier se trouvait à Paris. « Je lui ai d’abord acheté une aquarelle » se souvient Jean-Pierre. « Enfin, il me l’a quasiment offerte… Puis, avec l’aide de mes parents, j’ai ensuite fait l’acquisition de deux de ses toiles… Avec une amie parisienne, je courais les grandes expos de la capitale, je n’en ratais pas une, c’étaient d’exceptionnels moments de liberté. L’une d’elles, nommée « 60-72 » avait été montée pour, en quelque sorte, préfigurer l’ouverture du Centre Pompidou à Beaubourg. Normalement, ils devaient être 350 artistes au départ mais l’esprit post-68 a écrémé tout ça.
60 artistes émergents ont fini par exposer et, à même le catalogue de l’expo, j’ai noté les noms à collectionner. J’ai fini par découvrir le mouvement de la « figuration narrative », les Jacques Monory et autres, je les ai tous rencontrés et j’ai eu la chance de repérer et dénicher leurs œuvres et j’ai alors vraiment commencé à collectionner ! » Collectionner c’est bien, mais travailler et gagner sa vie c’est mieux : voilà en substance le message parvenu de la famille. lui dit son père. « J’ai donc dû travailler dans une usine » se souvient Jean-Pierre. C’est alors qu’un des conservateurs du musée d’art moderne pousse la porte de la boutique familiale de vente de fourrures : « Je voudrais parler à M. Ritsch-Fisch. Le père ? Non, le fils, je voudrais lui emprunter quelques tableaux pour une exposition… » « Mon père était ravi, il venait sans doute de réaliser que ce que je voulais faire avait un sens. Il m’a alors proposé d’intégrer l’entreprise familiale… »
Les barbus Müller (anonyme)
LA DÉCOUVERTE DE L’ART BRUT Fort de cette « stabilité », la collection de Jean-Pierre Ritsch-Fisch va donc s’étoffer, jusqu’à ce qu’un douloureux divorce vienne ruiner sa vie. Ce sera une sombre année 1996 : « Pendant plus d’un an, j’ai été dans une vraie misère et une profonde solitude. Heureusement, j’avais un chat… » rajoute-t-il. La connexion avec ce qui va devenir sa marque de fabrique, l’art brut, s’est réalisée dans ces moments-là : « Quand on frôle soi-même le précipice, on comprend mieux pourquoi et comment travaillent ces artistes, comment ils créent à partir de leur relation au monde. Pour remonter la pente, à partir d’une petite collection d’art brut qu’il me restait, je me suis mis à faire du porte-à-porte auprès des psychiatres de Strasbourg. Hormis une fois, je n’ai rien vendu… Mais j’y croyais… Chaque soir, je me disais que ce serait pour le lendemain ! » Une fois de plus, le destin va jouer son rôle et ce ne sera pas tout à fait le rôle du hasard. Repérée par Suzanne Pagé, la directrice du musée d’art moderne de la Ville de Paris, la petite collection de Jean-Pierre Ritsch-Fisch sur la figuration narrative est jugée assez cohérente pour qu’une de ses œuvres soit présentée dans « Passion privée », une expo consacrée aux 9O plus grands collectionneurs de France. « Je devais être le 90ème » se rappelle-t-il en souriant. « Au finissage, je suis abordé par un monsieur d’un âge déjà avancé qui me demande un topo sur ce que je possédais. Puis ensuite, après s’être assuré qu’un tableau que j’avais en photo était bien en ma possession, il me l’achète, me fait un chèque et me dit qu’il va passer le récupérer dans deux jours à Strasbourg ! Il m’annonce même qu’il viendra avec son épouse ! J’ai déniché un
restaurant typique pour l’accueillir correctement, je n’avais même pas de quoi mettre de l’essence dans ma voiture ! J’ai fini par me demander qui était vraiment cet homme. Un ami conservateur m’a alors appris qu’il était une des plus grandes fortunes du nord de la France, un énorme collectionneur, un des plus grands de France, à l’époque ! Une fois dans mon pauvre appartement où j’entassais mes tableaux à terre, contre les murs, sans même les accrocher, il fait le tour et me dit : « Notez tout ce que ça vaut, les noms et les prix en face ! » Il a pris tout ce que j’avais noté. Il y en avait pour 150 000 F. Il est parti, je ne m’étais même pas encore rendu compte de ce qui venait de se passer ! »
j’achète tout de suite et deux ou trois fois, j’ai fait appel à quelques amis proches pour m’accompagner dans certaines démarches. Je ne m’en sors pas trop mal finalement d’autant que je connais certains grands noms de la profession qui, eux, sont à la cave de la cave. Il faut être prudent dans ce métier : aujourd’hui, je ne m’inscris à aucune foire sans être sûr qu’au moins mes dépenses seront intégralement couvertes ! »
UN VRAI PROFESSIONNEL Cette rencontre déterminante va donc lancer définitivement Jean-Pierre RistchFisch sur la voie royale des rencontres avec les collectionneurs du monde entier. La FIAC de Paris qui l’invite une première fois (quinze autres suivront), d’autres foires qui s’enchaineront (Cologne, New-York), cela ne s’arrêtera plus. Sa renommée et son expertise en matière d’art brut a depuis bien longtemps dépassé les frontières alsaciennes et hexagonales. « Je suis en contact régulier avec les plus grands collectionneurs américains » dit-il à son retour de l’officiel Art Fair de Paris (Le Off de la FIAC-ndlr). « J’ai vu beaucoup de galeries d’art qui vendent de l’avant-garde, beaucoup de choses difficilement compréhensibles. Nous, avec notre art brut, on a fait un tabac et on a beaucoup vendu. La clientèle des collectionneurs nous a souvent dit que c’est notre stand qui l’avait le plus intéressée, avec laquelle elle s’était sentie le plus en phase. » Sur le sujet évidemment capital de l’importance du cash disponible qu’on devine essentiel de pouvoir aligner dans une activité aussi importante que la vente d’œuvres d’art contemporain, Jean-Pierre Ritsch-Fisch reste lucide : « Les banques ne m’ont jamais prêté. Elles m’autorisent aujourd’hui un débit ridicule qui est couvert par une assurance qui leur garantit le triple ! C’est d’ailleurs peut-être un mal pour un bien. Quand on dispose de trop d’argent, on est peut-être tenté de faire des bêtises… Donc, je suis condamné à être très attentif sur la question de mes achats, et je dois notamment m’assurer d’avoir trois ou quatre pistes sérieuses pour revendre tout de suite. Cependant, dès que je dispose de quelques sous,
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Hervé Bohnert, Sans titre – Bois sculpté
ST-ART : UN DIVORCE CONSOMMÉ ? Nous tenions à conclure cette belle rencontre en revenant sur le dossier, sensible ici, de la non-participation de la galerie de ce grand collectionneur à St-art, la foire strasbourgeoise d’art contemporain. L’an passé, notre revue s’était fait l’écho de cet état de fait dans un article qui avait fait grincer quelques dents du côté du Wacken : « Cette année encore, je n’y serai pas » nous a-t-il confirmé « mais le grand patron de GL Events, qui a repris les activités du Parc Expo, souhaite apparemment faire souffler un vent nouveau pour les trois ans à venir. Il est venu me voir et j’ai accepté de l’aider dans le cadre d’une belle rencontre avec les entreprises, pour les aider à appréhender ce qu’était bâtir une collection à partir de sommes placées dans des œuvres d’art et pas dans des objets de décoration certes sympathiques mais dont ils se lasseront très vite. C’est à dire comment monter une collection et surtout les alerter sur les erreurs à ne pas commettre. Je lui ai confirmé que j’étais prêt à apporter toutes les informations nécessaires sur le sujet important de la défiscalisation de l’achat d’œuvres d’art » conclut JeanPierre Ritsch-Fisch qui, à l’heure du bouclage de notre revue le 20 novembre dernier, attendait encore un retour sur ses propositions… ◊ /// GALERIE RITSCH-FISCH 6 rue des Charpentiers – Strasbourg Tèl. 03 88 23 60 64 www.ritschfisch.com
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ART & CULTURE
SACRÉES JOURNÉES 2015 DES RENCONTRES ESSENTIELLES
De gauche à droite : Gérard Dreyfus, Mohamed Latahy et Jean-Louis Hoffet
Les Sacrées Journées 2015 se sont closes peu de temps avant les tragédies du 13 novembre sur un bilan tout à fait positif, tant en terme d’affluence que de contenu de ce festival unique en France. Retour sur cette édition avec les trois organisateurs, le pasteur Jean-Louis Hoffet, l’aumônier musulman Mohamed Latahy et le vice-président du Consistoire israélite Gérard Dreyfus. /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MÉDIAPRESSE
UNE VRAIE RÉUSSITE
Le groupe musulman « Fils Gnaoua de Tanger »
« Osons la fraternité ». En choisissant ce thème pour cette 4ème édition des Sacrées Journées, les organisateurs avaient tristement vu juste. Le festival s’est clos le soir du 11 novembre. Quarante-huit heures plus tard, l’insoutenable violence du terrorisme sidérait Paris, la France et le monde entier… Le hasard a fait que c’est ce matin-même du 13 novembre que nous avions réuni les trois organisateurs,
le pasteur protestant Jean-Louis Hoffet, l’aumônier musulman des Hôpitaux Universitaires Mohamed Latahy et le vice-président du Consistoire israélite du Bas-Rhin Gérard Dreyfus. A ce momentlà bien sûr, personne ne pouvait deviner ce qui allait survenir à peine quelques heures plus tard…
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« Certains groupes ou artistes parmi tous ceux venus du monde entier ont été exceptionnels » confie Jean-Louis Hoffet. « Ce fut le cas de la chorale SainteIgnace de Damas, mais aussi des deux chinois de Nankin et de Hong-Kong qui nous ont vraiment transportés dans un autre monde ou encore les psalmodies étonnantes des moines bouddhistes tibétains du Ladakh ou les chants du chœur arménien… En fait, je crois que nous avons atteint cet équilibre entre la qualité musicale et l’authenticité des convictions des artistes que nous invitons. » Il est vrai que les organisateurs ont eu de quoi se réjouir. Ils annoncent de 10 à 15% de spectateurs de plus que la précédente édition (cela représente entre 5 500 et 6 000 personnes sur les six jours de l’événement). Ont-ils une idée précise des publics présents, quelle est la proportion entre croyants et mélomanes ? « Il faut distinguer les concerts et les lieux » dit Mohamed Latahy. « Lors de la session
DOSSIER
Le Chœur de la cathédrale de Damas
Autre satisfaction concernant le public : le Festival commence à sensibiliser et à faire venir à Strasbourg un public de festivalier qui peut venir d’assez loin, comme de la Belgique ou de la Suisse. Ultime point positif du bilan, pour JeanLouis Hoffet, « l’expression de la foi. Le public découvre que cette expression est très différente selon les religions, ça nous le savions déjà, mais aussi selon la sensibilité des pays d’origine de telle ou telle religion. C’est évidemment très important pour nous que les gens prennent conscience de tout ça » conclut le président de l’association organisatrice. A l’heure où le pays se trouve plongé dans l’atmosphère très particulière qui vient de s’imposer après les attentats parisiens du 13 novembre, l’existence-même d’un événement annuel comme les « Sacrées Journées » n’en prend donc que plus de sens encore… ◊
qui s’est tenue à la grande Mosquée, il y avait bien sûr une majorité de musulmans, mais aussi un nombre important de juifs ». Gérard Dreyfus souligne qu’ « à la Synagogue, quelques musulmans étaient là également pour écouter la Chorale du Chant Sacré… » Jean-Louis Hoffet souligne « le succès de la promenade musicale et familiale, le matin du 11 novembre. Un vrai public de familles est passé d’une salle à l’autre et du coup, c’était plein partout. Ainsi, les jeunes découvraient l’expression de la prière, ce qu’ils n’avaient peut-être pas eu l’occasion de rencontrer auparavant… »
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ART & CULTURE
LE MAILLON
« NOUS DEVONS SURPRENDRE LES GENS DANS L’ESPACE PUBLIC »
Le Théâtre comme discipline et comme lieu peut-il seulement être repensé ? Dans une époque qui se cherche, qui peine à (re)trouver ses repères, Frédéric Simon, nouveau directeur du Maillon, en est convaincu pour peu que l’on développe de nouvelles approches, rituelles et transmédia, qui, tout en le sanctuarisant, pourraient davantage encore l’ouvrir sur la société. … /// TEXTE CHARLES NOUAR PHOTOS JULIE FOURNIER
Budgets en baisse un peu partout en France, manque de vision, voire incompréhension du monde artistique et du rôle de la culture à gauche ou à droite de l’échiquier politique : comment définiriez-vous la culture, telle qu’appréhendée aujourd’hui par les pouvoirs publics ? « Pour faire court, l’on se retrouve à nouveau dans une crise du pourquoi et du comment de la culture. Si l’on devait par exemple mesurer l’importance du théâtre, peu d’indicateurs sont posés si ce n’est ceux qui viennent des industries culturelles avec comme questions principales celle du remplissage des jauges ou de l’impact économique de notre activité. C’està-dire dans le premier cas, le nombre d’entrées que vous faites, combien de pauvres, combien de riches ; et dans le second combien rapporte chaque euro investi dans la culture à l’économie indirecte, qu’il s’agisse de l’hôtellerie, de la restauration, etc..
Le déplorez-vous ? D’une certaine manière, ayant une formation économique, je peux le comprendre et je préfère bien évidemment que l’on ait un effet positif plutôt que négatif sur le reste du monde mais cela m’agace tout de même un peu, parce que je n’ai pas fait ce métier pour cela.
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Vous insistez souvent sur l’importance du rite, de son interaction à la culture qui est une forme de rencontre entre différentes couches sociales, héritages, ethnies, croyances. Comment ritualise-t-on la rencontre ? Déjà, en la reproduisant, en faisant en sorte que les mêmes personnes puissent se rencontrer presque au moins trois fois, pour apprendre véritablement à se connaître. Si l’on pouvait avoir des relations beaucoup plus reliées les uns aux autres je pense que certaines personnes se sentiraient moins seules, ce qui est quand même un mal de notre époque. Comprenez que, pour la société,
il est tout de même plus simple de se réguler dans une sorte de fraternité, de se dire qu’au delà de ce qui est apparent – les couleurs, les ethnies, le religieux, les niveaux économiques et sociaux – on peut trouver des points communs. La culture, le théâtre comme ponts ? Serait-ce là leur mission ? Bâtir ces ponts, aider à trouver ces points communs ? Le théâtre au sens général, ce qui comprend aussi la danse, ce lieu qu’est le théâtre, oui, il a quelque chose à voir avec cela. Et, en même temps, le fait qu’il soit construit, qu’il soit institué fait qu’il ressemble beaucoup à une cathédrale ou à un temple. Qu’il appartiendrait également d’ouvrir au delà de ses murs ? Je pense que c’est justement parce que certaines personnes ne franchiront peut-être jamais la porte d’un de nos lieux qu’il faut qu’on les surprenne dans l’espace
public et résoudre ainsi un paradoxe : celui à la fois de construire des temples blindés, avec des murs porteurs très impressionnants, une forme extérieure assez imposante qui dit à certains « il vous est interdit de rentrer chez moi » et pourtant nécessaires - pour, un moment, fermer le rituel tout en permettant à des gens de continuer à passer ces portes. Est-ce seulement possible ? Pour moi, cela passe par les écritures transmédia, venues par Hollywood et notamment via les fan clubs de Star Wars. C’est-à-dire ? Cela est, je crois, possible en permettant aux gens de s’emparer des interstices qui sont dans l’écriture. Poursuivons sur l’exemple de Star Wars : aujourd’hui, vous avez des conventions, une religion qui est née autour des Jedi, le costume player, etc.. Alors bien sûr, cela n’a peutêtre aucun rapport avec les rituels habituels mais c’en est un aussi. Et puis, Hollywood a commencé à instrumentaliser cela, sur Avatar, à construire la fable bien avant le film. Quand ce film est arrivé, il n’a été que le chapeau d’un corps déjà construit bien en amont sur les réseaux sociaux, dans des petites histoires sur Facebook, sur Youtube. Ceci en envoyant plein de petits bouts d’indices qui n’avaient alors pas grand chose à voir avec ce film. Et puis après, on s’aperçoit que les gens s’emparent de cela, qu’ils vivent le film d’une manière intense. Une expérience que l’on retrouve aussi sur Final Fantasy. Mais cela est-il transposable au théâtre ? Oui. Pourquoi n’écririons-nous pas comme ça ? Pourquoi ne pourrait-on pas ouvrir l’espace temps de la représentation où, pour que le rite ait lieu, il faut que les fidèles soient là. Qu’est-ce qui nous empêche d’aller au-delà et d’aller conquérir d’autres champs ? Bernard Stiegler nous le dit depuis 20 ans : qu’attendez-vous, vous les artistes, pour aller là où l’industrie est en train de planter ses drapeaux et prendre possession des motivations, des fantasmes. Rien ne nous empêche de faire cela si l’on commence par réassembler les choses disponibles ici, comme Performing Cities. En prenant par exemple le passant dans le tram auquel il faut amener des espèces de discontinuités dans son réel, dans ses scènes de vie avec, imaginons, des actions artistiques qui sont reliées à quelque chose qui se passe au Maillon. Et que cela soit quelque chose d’écrit, et qu’après la représentation on puisse questionner ce que l’on vient de voir. Ce peut aussi être des actions, comme j’en ai développées depuis 15 ans avec des enseignants de primaire, qui interagissent avec la sphère du réel et qui prennent sens par après sur le plateau. Sans compter que cela est d’autant plus facile pour nous que nous savons où vivent nos spectateurs. Aucun mass média ne pourra faire cela. Mais nous nous le pouvons, ce qui est inestimable. » ◊
ART & CULTURE
« NI LE C I EL N I L A TER R E »
BIG BANG MÉTAPHYSIQUE
« Donc c’est de la science-fiction ? » Entendue après la projection du premier long-métrage du Strasbourgeois Clément Cogitore (un des films les plus remarqués de la rentrée), cette réflexion d’une spectatrice illustre le vertige amené par le film. Entretien avec ce jeune auteur très doué : un bain d’intelligence fondé sur d’irréductibles mystères. /// TEXTE VÉRONIQUE LEBLANC PHOTOS DR
« Ni le ciel, ni la terre » ne comporte qu’une seule scène de combat où personne n’est touché mais il est par essence un film de guerre. Pourquoi ce choix ? « Il s’inscrit dans ce qui m’intéresse : le deuil et les croyances, la confrontation quotidienne de l’homme avec la mort, l’affrontement entre mysticisme et rationalisme. La guerre est l’endroit du cadre, du hiérarchique, du protocolaire et du rationnel. C’est tout sauf le lieu pour parler de l’irrationnel et c’est en cela qu’elle m’intéressait. Une guerre en huis-clos enserrée entre quatre collines avec la voix de l’épouse de l’un des soldats qui résonne comme un ailleurs… Cette voix représente le lien avec le « réel », avec le monde où la vie suit son cours. Cette présence féminine porte la voix du monde devant la guerre. Une présence à laquelle on ment en transformant la disparition inexplicable de son compagnon en une mort au combat… La mise en scène de la mort de 46
ce soldat est effectivement un mensonge mais je ne sais pas si ce mensonge est monstrueux ou beau. Il constitue en tout cas un récit qui va lui permettre – à elle – de construire son deuil. Mensonge, poème ou prière ? Je ne sais pas… mais il représente une fiction indispensable pour avancer et donner du sens à ce qui n’en n’a pas comme le font les récits fondateurs de nos civilisations. Le récit justement. Celui des « Sept dormants d’Ephèse » - commun aux chrétiens et aux musulmans – m’est revenu durant la projection. A-t-il été au cœur du projet ? Cette histoire m’intéresse et elle est apparue dans le croisement d’idées d’où est né le film. Mais d’autres points d’appui existent. Les fonds d’or présents dans la peinture religieuse notamment. Je m’y suis intéressé dans mon travail de plasticien et ils apparaissent dans la présence visuelle des couvertures de survie. Métallisées, elles représentent le lien entre le corps et le sacré.
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La « perméabilité des mondes » est un thème récurrent dans votre travail de plasticien, il reste cependant – dans le film – comme une incommunicabilité entre le rationnel et l’irrationnel, l’Occident et l’Orient… Tous - soldats français et talibans - se rejoignent pourtant dans une même recherche : celle des hommes disparus dans chacun des camps. La confrontation entre cultures et croyances débouchent sur des impasses mais aussi sur une rencontre où l’on se rend compte, de part et d’autre, que les armes ne servent plus à grand chose face au mystère du passage de la vie à la mort. Afghans ou Français, les combattants se découvrent comme des enfants perdus face à une peur commune et inexplicable. Le cœur du film est-il la peur ? C’est un moment important. Quand le capitaine Antares essaye de s’endormir pour se retrouver dans la situation dans laquelle ses hommes ont disparu, quand il commence à réaliser que le réel lui échappe, il prend peur et cette
DOSSIER une collection qui sera disponible en DVD pour les fêtes. Dites-nous en plus… Le principe est d’analyser une œuvre et de la restituer dans son contexte artistique, économique, politique. C’est l’esprit pédagogique de « Palettes » mais en incluant les technologies audio-visuelles contemporaines pour littéralement plonger le spectateur dans l’œuvre qui devient un support narratif animé. Nous avons commencé avec la peinture flamande du XVème siècle – « Le Prêteur et sa femme » de Quentin Metsys – et nous allons jusqu’à Kandinsky en passant, par exemple, par « L’Atelier » de Courbet. Pour l’instant je travaille au « Printemps » de Botticelli. Ni le Ciel ni la Terre
peur ressemble à la peur archaïque du monstre. Il évoque un rêve récurrent et l’on réalise que cette part de rêve, de cauchemar appartient au réel. Cette peur naît des hommes eux-mêmes ? Depuis la nuit des temps, l’homme fait des rêves. Les croyances prennent en charge une partie de cela, elles tentent une explication mais ne résolvent rien. Pareil pour l’amour, malgré les millions de pages qui lui y ont été consacrées, il échappe à la pensée rationaliste. D’où le titre « Ni le ciel ni la terre » ? Oui mais il vient aussi d’une sourate du Coran : « Ni le ciel, ni la terre ne les pleurèrent et ils n’eurent aucun délai ». Une autre scène m’a frappée, celle où un soldat danse, comme pris de transes, et l’on ne voit de lui que son dos marqué d’un tatouage en forme de regard. Elle a un côté primitif, tribal… C’est un moment clé, celui où les personnages comprennent que l’on change d’environnement, de certitudes. Les armes deviennent inutiles. Il va falloir entrer autrement en guerre, se battre avec le mystère. Le film porte sur les corps, il montre comment le combat s’inscrit en eux. Ce premier long métrage s’inscrit dans un parcours de plasticien – photographe, vidéaste – où apparaît déjà cette porosité des mondes. Quels sont vos projets dans
ce domaine ? Je tourne actuellement deux vidéos qui feront l’objet d’une exposition personnelle au Palais de Tokyo à Paris. Elles auront pour thème les aurores boréales et confronteront des images scientifiques prises par satellites et les récits mythologiques des peuples indigènes. Vous allez également retrouver ARTE, chaîne pour laquelle vous avez déjà travaillé… Effectivement, à partir du 1er novembre sont diffusés chaque dimanche midi des documentaires artistiques intitulés « Les petits secrets des grands tableaux ». Ils composeront
En 2010, l’une de vos vidéos, « Scènes de chasse » évoquait ces miradors situés aux frontières avec la Hongrie et la Slovénie que l’Autriche avait mis en vente parce qu’ils étaient devenus inutiles dans l’Europe de Schengen. Vous vous penchiez sur ces lieux « créés pour que l’homme chasse l’homme ». Cinq ans après, comment ressentez-vous ces images de barbelés anti-migrants qui nous viennent des marches orientales de l’Europe ? C’est terrifiant de voir que ce que j’avais pressenti se réalise. J’ai le sentiment d’une marche avant/marche arrière de l’histoire. Un nouveau long-métrage en préparation ? J’y travaille, effectivement... » ◊
ART & CULTURE
LE MAGICIEN DU RAG & BOOGIE
Pianiste d’exception, génial touche-à-tout, conteur né, Sébastien Trœndlé a entièrement conçu un spectacle musical « Seul en scène » exceptionnel qui nous fait traverser toute l’histoire du jazz et particulièrement celle des origines, le ragtime. Que du bonheur… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS SABINE TRENSZ
Imaginez… Le noir de la salle se fait, le rideau s’ouvre : apparaît un piano, faiblement éclairé par une petite lampe à l’abat-jour délicieusement rétro. Et soudain, un drôle de type intervient, avec un large sourire non feint et des mains vibrionnantes qu’il échauffe en les frottant l’une contre l’autre. Immédiatement, vous ne doutez pas une seule seconde que ce gars-là possède l’arme redoutable de la sympathie communicative et est là pour vous faire voyager avec passion dans sa passion : le piano, plus précisément celui de l’origine du jazz afro-américain. Et près d’une heure plus tard, vous aurez depuis longtemps succombé à ce sourire-là, à sa superbe faconde et surtout à l’incroyable dextérité qui est la sienne dès que ses dix doigts se plaquent sur le clavier et entament la sarabande frénétique du ragtime et du boogie américain. Entretemps, vous vous serez surpris à taper du pied en cadence et, même assis, à bouger les épaules et « passer d’une fesse à l’autre » comme un vieux pro des meilleurs comédies musicales américaines des grandes années. De quoi réveiller un paralytique… Voilà, c’est ça le spectacle de Sébastien Trœndlé, un mix magique
d’interprétations parfaites des grands standards, un récit passionnant de l’épopée créatrice d’une époque d’exception, un punch incroyable - qui laisse quasi groggy l’interprète à la fin du show - et aussi cet effet incroyable sur le public qui fait que chacun, jeune ou moins jeune, sort de la salle avec une banane XXL qui pointe jusqu’aux oreilles. C’est bien simple : le spectacle de ce pianiste… hors norme devrait être remboursé par la Sécurité Sociale !
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UN PIANISTE ACCOMPLI Sébastien (38 ans) fait partie de ces artistes qu’on pourrait écouter des
heures nous parler de son parcours tant on comprend immédiatement que tout a toujours été sous-tendu par un seul objectif: pouvoir exprimer à fond cette masse de talent dont une grande part est à l’évidence logée au tréfonds de l’être humain, dans les tripes. Ce natif de Saint-Louis, tout au sud de l’Alsace, a postulé pour entrer dans les rangs de la réputée Ecole de Jazz de Bâle, sans même craindre de ne pas parler un traitre mot d’allemand (et encore moins de Swizerdütsch !). La musique, seule la musique comptait… La Berufsschule (la section pro) l’a ensuite accueilli pour quatre années d’études très poussées. « En parallèle, je jouais dans cinq groupes, du hip-hop, du rock, du funk et bien sûr du jazz. Tous les styles m’intéressaient, j’étais un affamé… » se souvient-il. « J’avais 22 ans quand un drame m’a bouleversé. Un ami d’enfance, du même âge que moi, s’est tué dans un accident de la route. Cela m’a fait comprendre qu’il me fallait vivre mes vraies envies à fond, sans plus attendre. Maintenant et pas plus tard ! » Après avoir terminé son année, Sébastien choisira donc Paris « pour assister à tous les concerts et côtoyer un maximum de
musicos. Mais sa participation à Famara, un groupe de reggae (70 dates sur 9 mois, dans toute l’Europe !) va l’éloigner de la capitale (« je passais ma vie dans les trains » dit-il). « Quelque chose d’autre m’appelait, manifestement. J’ai fini par m’installer à Strasbourg et les événements ont fait que j’ai créé une petite boite de production pour sortir les CD d’un groupe de mes amis, Valiumvalse, en même temps que je continuais mes tournées avec le groupe de reggae. J’ai sorti mon premier album de piano solo, « Mes têtes », en 2003 et deux ans plus tard, je commençais à bosser plus que sérieusement le répertoire ragtime et boogie, unique dans l’histoire de la musique. L’idée de bâtir un spectacle, de raconter en live cette histoire seul sur scène avec mon piano s’est alors imposée comme une évidence. » UN TEL SPECTACLE EST UN VRAI CHALLENGE Quand on assiste au spectacle de Sébastien, on est bien sûr frappé par l’extraordinaire dextérité de ces deux mains qui, plus d’une heure durant, naviguent sans répit d’un bout à l’autre du clavier comme dans une diabolique sarabande. Nul besoin d’être soi-même pianiste pour deviner qu’une discipline de fer se doit d’être à la base d’une telle production. L’intéressé confirme : « C’est quatre à six heures de pratique quotidienne. Au bout de dix-huit mois, tu es perclus de douleurs un peu partout, tu as un mal de dos terrible et tu te sens hyper-fatigué. Alors, tu te dis que tu n’y arriveras jamais… Heureusement, je suis tombé sur un livre providentiel : « Lettre à un jeune pianiste » écrit par Jean Fassina, un de plus grands pédagogues de l’enseignement du piano. Je l’ai rencontré deux fois par semaine, pendant trois mois : il a tout repris, de A à Z. S’asseoir bien au fond de l’assise, la distance par rapport au clavier, la hauteur des bras et toute une foule d’autres détails qui n’allaient pas. Que de choses apprises durant ces trois mois, je n’en revenais pas ! Des positions qui provoquent immanquablement les tensions jusqu’à la totale décontraction du poignet - le poignet, c’est le poumon de la main, disait Jean Fassina -, tout ce que j’ai ainsi appris c’est finalement être totalement décontracté au moment de jouer. Tu relâches tes muscles et du coup, tu réalises ensuite tout ce que tu veux ! » Six mois pour repartir de zéro, pour tout réacquérir, jusqu’à parvenir à ne plus même regarder ses mains (« les yeux faussent tout » dit-il joliment) : au final, réconcilié avec son corps, plus que jamais amoureux de son instrument, Sébastien a même entrepris, depuis trois ans, de prendre des cours de piano classique ! Outre son spectacle qui a rencontré le succès (jusqu’à la consécration parisienne avec une programmation régulière au Petit Journal à Montparnasse) et déjà 80 représentations dans toute la France, les projets ne manquent pas pour ce boulimique de piano, entre une version jeune public, l’écriture d’une méthode de boogie et l’histoire du jazz racontée aux enfants via notamment une BD réalisée par Christophe Chabouté, un dessinateur alsacien vivant en Bretagne et qui est édité par Glénat depuis des années. Plein de belles ressources dès qu’il s’agit de parler de musique, c’est l’évocation de la vie de Jacques Brel qui conclura l’entretien : Sébastien est un fan de cet immense chanteur au point de vouloir relever le pari de jouer ses musiques façon jazz, sans le moindre texte. « Les morceaux sont tellement bien conçus chez Brel que sa musique se suffit à elle-même » dit-il… Et quand on évoque la passion qui l’habite et qui se révèle si bien quand on voit ses deux mains qui caracolent sur le clavier, c’est encore vers Brel qu’il se retourne. « Il disait : si ce qui va se passer n’est pas à la hauteur de ce que j’imagine, je suis prêt à arrêter ! » ◊
ART & CULTURE
DOUNYA
ET SA FONDATRICE ONT L’AFRIQUE AU CŒUR
« J’ai découvert l’Afrique et sa culture avant la danse » prend soin de préciser Claudine Pissenem, la fondatrice incroyablement punchy de la Compagnie Dounya, l’école strasbourgeoise de danse africaine qui, forte d’un bouche-à-oreille élogieux depuis treize ans, accueille toujours plus d’élèves de tous âges… /// TEXTE ALAIN ANCIAN PHOTOS MÉDIAPRESSE / DR
C’est, au mois de juin de chaque année, le même rituel qui s’installe pour un week-end au Dôme, la salle de spectacle de Mutzig, à une demi-heure de Strasbourg. La compagnie Dounya y organise ses spectacles de fin d’année. Dis comme cela, l’information a sans doute un petit côté fête scolaire : il n’en est rien, les spectacles de Dounya sont réputés, chaque année, pour leur professionnalisme et leur haut niveau technique. Claudine Pissenem, 45 ans, est la fondatrice de Dounya et, bien sûr, la chef d’orchestre de ces grands rendezvous. Elle se souvient que la jeune ado qu’elle était dans sa Haute-Saône natale « fuguait dans les boîtes de nuit locales pour danser jusqu’à plus soif - et filer aux toilettes dès les premières notes des slows car on n’était pas là pour ça », rigole-t-elle encore aujourd’hui. Arrivée à Strasbourg pour suivre des études de médecine, Claudine abandonnera vite la filière pour obtenir une double licence, biologie et ethnologie.
huit ans avec des Africains de Côted’Ivoire, ce fut une formidable école de travail, de rigueur et d’apprentissages, ponctuée par des concerts et des cours de percussions. On a vraiment beaucoup travaillé » se souvient-elle « mais on s’est séparé car eux voulaient continuer l’aventure de la scène et moi, je savais déjà que je voulais transmettre, je me sentais vraiment faite pour ça. Dounya est née de cette certitude il y a huit ans désormais… » LA JOIE BRUTE DE LA DANSE
Le coup de foudre pour la danse africaine surviendra à l’âge de vingt ans lors d’un cours de danse presque impromptu suivi
lors d’un séjour au Burkina-Faso. « La puissance des tambours, une énergie incroyable, cette force et cette puissance qui m’attiraient… Je n’ai eu de cesse de pouvoir retourner là-bas durant les années d’étudiante. J’ai travaillé pendant
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400 élèves (de l’âge de quatre ans jusqu’aux adultes) répartis en quatre sections (Débutants, Débutants 2, Intermédiaire et Avancé) dansent chaque semaine au sein de Dounya. « C’est parce que j’ai fait la route de la danse africaine avant eux et que je sais qu’elle est longue et difficile que je peux être aussi exigeante pour mes élèves, au même titre que cette discipline est exigeante en ellemême » commente Claudine Pissenem. « La danse africaine est un méconnue, à côté de la salsa ou de la danse orientale par exemple » poursuit-elle « mais elle progresse bien. Cette année, le Centre
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chorégraphique de Strasbourg a ouvert des locaux magnifiques et les propose à quelques compagnies, dont la mienne. J’en suis évidemment ravie ! En prolongation des heures de cours que je donne dans le cadre de Dounya, je monte aussi des projets avec des écoles, grâce à des dispositifs particuliers mis en place par l’Education nationale. Les enfants manifestent spontanément la joie brute qu’ils prennent à danser. Mouvement et dynamique sont les maître-mots avec eux. On leur donne à voir et à ressentir. Ils se branchent vraiment très vite sur cette énergielà, ils sont vite conquis… Pour revenir à Dounya, sachez que l’école fonctionne sans un seul euro de subvention publique. La compagnie fonctionne avec les revenus des cours qu’elle prodigue, à ses élèves et aux écoles et avec le revenu de ses spectacles. On y parvient grâce à cette belle équipe qui m’entoure, le bureau de l’association, et aussi tous les danseurs qui s’investissent à fond avec moi. Dounya est plus qu’une école de danse, c’est une famille, on partage beaucoup plus que les apprentissages, on partage la joie d’être sur scène, la joie de créer, de se remettre en question et on cultive l’amitié. Il y a des bébés Dounya qui sont nés de rencontres entre des élèves ; Quand ils grandissent, ils se mettent eux-mêmes à danser, ils sont incroyablement brillants. Autant d’expériences uniques qui aident les individus à se construire… »
Quand elle parle de sa chère Afrique, les yeux de Claudine Pissenem deviennent vite incandescents : « Il faut combattre tous les clichés qui circulent : une Afrique pauvre, des gens qui ne travaillent pas… Chez nous, en Europe, on a peur des émigrants alors qu’ils peuvent être porteurs d’une formidable énergie de vie. On devrait au contraire les soutenir. L’avenir ne se fera pas en Europe car nous sommes devenus trop peureux. Je ne sais pas s’il se fera en Afrique mais si l’élan qui a porté le peuple du Burkina Faso se transmet à d’autres pays alors oui il y aura toutes les chances pour que l’avenir s’écrive là-bas. Malgré tout, je n’idéalise pas l’Afrique de mon cœur. Je la vois telle qu’elle est et surtout comme porteuse d’énergie pour ce vieil occident qui décline. Alors je dis à tous les lecteurs d’Or Norme : venez ! Venez danser, venez investir votre corps dans l’instant, venez vous relier à vous-même et aux autres avec la danse africaine ! » conclut cette formidable passionnée. ◊ /// COMPAGNIE DOUNYA
www.compagnie-dounya.com claudine@compagnie-dounya.com 06 14 07 06 52
« JE ME SENS REDEVABLE À L’AFRIQUE… » Claudine voue une véritable passion pour l’Afrique, c’est évident. « Je ne suis pas Africaine » nuance-t-elle fermement, « je ne fais que parler de l’Afrique, de sa culture que je connais bien puisque j’ai dû y séjourner une quarantaine de fois. Je connais sa littérature, sa musique et tout cela fait que je me sens porteuse de tant et tant de choses, je me sens tant redevable à l’Afrique. En Europe, les gens connaissent peu le continent africain car la lucarne médiatique qu’on lui réserve est minuscule. C’est un continent jeune, avec une énergie qu’on n’a plus chez nous depuis longtemps. 40% des Africains ont moins de 25 ans ! Cette Afrique-là, qui est inventive, est porteuse de plein d’espoirs mais on ne l’entend que trop peu. Elle est plus mature qu’on ne le pense : au Burkina Faso après un énième coup d’État, le dictateur a été chassé démocratiquement, sans effusion de sang. La garde présidentielle de l’ancien président a tenté cet été un putsch militaire. Le peuple s’est levé et a dit non ! L’armée a fini par le soutenir et tout est rentré dans l’ordre. Un gouvernement de transition a été installé et il prépare de nouvelles élections… »
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« AU TOURNESOL »
À WILDERSBACH LA PLUS PETITE SALLE DE SPECTACLE D’ALSACE !
André et Denise Haas ont agencé dans leur résidence secondaire une mini-salle de spectacle et fédéré autour d’eux un fidèle groupe d’amis et de connaissances. Chaque mois, 70 spectateurs assistent à une programmation exigeante et éclectique qui régale tout le monde. Un lieu unique qu’Or Norme a déniché pour vous… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MÉDIAPRESSE
Plus difficile à trouver que le TNS ou Le Maillon, certes moins bien desservi par les transports en commun et, pour tout dire, dépourvu de toute signalisation ostentatoire, laissez-nous vous guider pour découvrir « Au Tournesol ». Comptez quand même quasiment une heure au départ de Strasbourg. Passez Schirmeck et tournez à gauche pour attaquer la longue route sinueuse conduisant au tristement célèbre ex-camp de concentration du Struthof. A peine quelques centaines de mètres après la sortie de Rothau, une petite route sur votre droite vous conduira, quelques kilomètres après la bifurcation, à Wildersbach et ses 311 habitants recensés en 2012. Vous grimpez le lacet très raide qui conduit au pied de l’église et là, vous vous débrouillez pour stationner puisque de toute façon personne n’a jamais songé à aménager
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le moindre parking digne de ce nom. Là, tout à côté, vous voyez de la lumière, c’est « Au Tournesol », vous y êtes ! L’endroit fut l’un des deux bistrots du village mais il y a longtemps qu’il a fermé… En 1992, André et Denise Haas ont racheté le lieu pour s’offrir « le calme d’une résidence secondaire en pleine nature et se reposer du stress de Strasbourg et du boulot ». Ces deux ex-commerçants de l’hyper-centre de Strasbourg (André tenait le PIP’CIG’, le bureau de tabac rue du Vieux Marché aux Poissons et Denise la boutique de produits de luxe A er D Hass, rue des Hallebardes) ont ensuite pris leur retraite et, même s’ils résident encore au pied de la cathédrale, n’hésite pas à rejoindre le calme de Wildersbach dès que l’envie s’en fait sentir.
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RÉSERVÉ AUX AMIS… « L’idée de créer ici une salle de spectacle privée réservée aux amis est né en 2005 » raconte la pétillante Denise. « Et il a fallu deux ans à André pour tout faire de ses mains… ». « On s’est fixé sur une jauge de 70 personnes » précise André qui, en grand amoureux qu’il est manifestement ne cesse de porter sur son épouse un regard attendri et admiratif. « J’ai tout de suite décidé que cette salle serait très bien équipé en matériel scénique de qualité, son et lumière. La structure bois du bâtiment apporte une parfaite acoustique. Je voulais que les artistes soient satisfaits de cette salle. » ajoute-t-il. Ils le sont, à l’évidence. La salle a été inaugurée par Christian Daniel (l’ex-présentateur de la télévision régionale qui poursuit une belle carrière d’interprète) et l’épouse de Germain Muller, Dina Faust. « Elle voulait que nous appelions la salle « Le petit parapluie » en hommage au fameux Barabli mais on s’est décidé pour « Au Tournesol », finalement » raconte Denise. La tradition s’est ensuite amorcée puis perpétuée avec un premier groupe d’amis, puis un deuxième… Depuis, les concerts de musique classique ou moderne, les conférences, les cafés-philo, les comédiens… se succèdent pour le plus grand plaisir d’un public d’habitués qui se connaissent évidemment tous très bien, d’autant que le repas pris en commun qui succède au spectacle est un must lui aussi (longtemps, il s’organisa sous un chapiteau sur la pelouse arrière de la maison mais aujourd’hui, insatiable bâtisseur, André a aménagé une pièce attenante en dur !). Autour des knacks-salade-pommes de terres, des tartes flambées maison, fromages et desserts, la convivialité est bien sûr facile à créer… Denise, elle, en vraie fana de culture, ne rate pas un spectacle proposé par les nombreux lieux strasbourgeois : « Je suis aux aguets de tout » dit-elle « je sors tout le temps, je hante les soirées du Camionneur, j’ai longtemps squatté l’Artichaut avant qu’il ne ferme, je suis assidue aux Cafés Philo du Snack Mich’, je vais aux cafés de poésie, je note tout, je questionne, je contacte… » L’air de rien, il a fallu passer par toutes les étapes classiques d’agrément d’une salle de spectacle (escalier de secours, utilisation de matériaux agréé ERP - établissement recevant du public -, visite et rapport de la commission de sécurité,…) avant d’ouvrir. « Quand on est une vraie salle de spectacle, on ne transige pas là-dessus » dit André. Quand on lui propose d’inciter quelques-uns de nos lecteurs à découvrir ce lieu unique en Alsace, Denise, en belle femme de caractère qu’elle est, n’hésite pas une demi-seconde : « Allez, c’est d’accord. Les lecteurs d’Or Norme sont les bienvenus ! » Le message est passé… ◊ /// AU TOURNESOL Wildersbach Denise et André Haas
Tèl. (à Strasbourg) + 33 (0)3 88 32 73 60 denise.hass@orange.fr
DOSSIER
LE CHANT CHORAL
UNE PASSION ALSACIENNE Ils sont plus de 40 000, du nord au sud de l’Alsace, qui chantent dans une chorale ! Or Norme s’est donc intéressé à ce phénomène sans équivalent dans aucune autre région française. Voyage au sein de la musique et du chant, de la plus humble des chorales de village jusqu’aux 350 choristes qui se produiront au Zénith avec le groupe I Muvrini le 19 décembre prochain sur fond de non-violence, ce thème si tristement d’actualité…
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DOSSIER
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CHANT CHORAL
PLUS DE 40 000 ALSACIENS
SONT DES CHORISTES ! Aucune autre région française ne rivalise avec l’Alsace en matière de chant choral. Héritage direct du voisinage germanique, cette passion alsacienne reste extraordinairement vivace et bénéficie d’une infrastructure régionale de premier ordre. Tour d’horizon avec Denis Haberkorn, le directeur général de Mission Voix Alsace et Anne-Marie Jean, la présidente de l’incontournable Maison du Kleebach, haut-lieu du chant choral alsacien… /// TEXTE ALAIN ANCIAN PHOTOS MEDIAPRESSE / DR
DENIS HABERKORN
UNE VIE CONSACRÉE À LA MUSIQUE A écouter Denis Haberkorn (60 ans) évoquer avec nous ce véritable phénomène qu’est le chant choral alsacien, on comprend vite que le directeur général de Mission Voix Alsace (l’association conventionnée par le ministère de la Culture qui accompagne le développement des pratiques musicales en Alsace) a derrière lui une carrière toute entière consacrée à la musique. Il l’a en effet enseignée jusqu’à l’âge de 49 ans avant de diriger cette association. Les chiffres qu’il nous livre se passent de commentaires : « La dernière enquête statistique date de 2007 mais nous savons bien que les chiffres sont restés stables depuis » ditil. « Il y a près de 1 400 chorales dans les deux départements alsaciens. Elles accueillent au moins 40 000 choristes, ce qui est effectivement exceptionnel et représente un phénomène unique en France. Evidemment l’histoire et la situation géographique de l’Alsace lui ont fait bénéficier de l’intense pratique chorale provenant d’outre-Rhin. Traditionnellement, il y a encore un nombre énorme de chorales à vocation religieuse - catholiques, protestantes, juives -, au moins deux tiers du nombre des chorales alsaciennes. A partir des années 70, on a observé un fort développement des chorales dites profanes, puis des chorales thématiques - rock, chanson française, gospel… -. Un chiffre à retenir : un alsacien sur cinquante chante dans une chorale. C’est énorme !... » UN AVENIR À CONFORTER Quinze ans après l’arrivée du nouveau siècle, et malgré cette statistique toujours aussi prolifique, Denis Haberkorn n’élude cependant pas certains nuages inquiétants qui pointent à l’horizon : « Toutes les chorales alsaciennes ne sont pas en bon état » précise-t-il. « Il y a le vieillissement des effectifs, bien réel, qui inquiète. Il y a aussi un manque criant de chefs de chœur. Le relais institutionnel ne fonctionne plus et ils ne sont plus formés à la musique. Le problème est sensible depuis une bonne vingtaine d’années maintenant et il est dû à un manque certain de vision politique. Dans les pays germaniques et nordiques, le chef de chœur a un statut professionnel. Il peut donc vivre de son métier. Ce statut est rare dans notre pays. Mission Voix Alsace a pour mission de former ces chefs de chœur, qu’ils
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soient amateurs ou professionnels. Je suis convaincu qu’il faut se diriger vers une professionnalisation de cette fonction. Je pense même qu’une chorale digne de ce nom devrait s’appuyer sur des cotisations plus élevées qui contribueraient ainsi à financer la rémunération de son chef de chœur ce qui est évidemment la condition sine qua non pour progresser. Avec quarante choristes qui cotiseraient chacun 100 euros - au lieu des 15 euros souvent constatés aujourd’hui -, cela permettrait de financer la rémunération correcte de leur chef de chœur » préconise-t-il… A l’image du phénomène « Lorraine de Chœur » (lire page 67), n’est-il pas possible de tirer profit de l’organisation de grands événements, dans une région aussi sensibilisée par l’activité chorale ? Denis Haberkorn est dubitatif : « Ça marche là-bas parce que l’homme existe et c’est rare d’être capable, seul, de faire tout ça. Jacky Locks est salarié du Conseil régional de Lorraine et il a su convaincre sa région que l’événement « Lorraine de Chœur » est un élément fort de la communication de cette collectivité. En Alsace, les choix sont autres… ». Un autre sujet de satisfaction est représenté par les missions d’accompagnement réalisées par Mission Voix Alsace, comme les 300 choristes qui ont accompagné le groupe I Muvrini sur la scène du festival Summerlied d’Ohlungen il y a deux ans. « Une opportunité qui a des retombées intéressantes puisque ces 300 choristes se retrouveront sur la scène du Zénith le 19 décembre avec le groupe corse pour une date lors de leur tournée européenne. C’est Jean-Philippe Billmann qui les dirigera » poursuit Denis Haberkorn. Evoquant, pour conclure ce tour d’horizon de l’influence du chant choral en Alsace, le rôle historique qu’a joué la Maison du Kleebach (perchée en haut de la vallée de Munster, dans le HautRhin - ndlr) qui a vu passer tant et tant de choristes alsaciens depuis des générations (lire ci-après l’entretien que nous avons réalisé avec sa Présidente, la dynamique Anne-Marie Jean - « Sa ténacité et son intelligence et cette association est à la base du succès de nos actions » dit le directeur général de Mission Voix Alsace qui se veut résolument optimiste sur l’avenir du chant choral alsacien : « Je suis persuadé que les collectivités ont parfaitement conscience de l’existence et du travail que réalise une association comme la nôtre » conclut-il. ◊
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CHANT CHORAL
ANNE-MARIE JEAN
MILITANTE ET PASSIONNÉE /// ENTRETIEN JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MEDIAPRESSE
Celles et ceux qui vous connaissent bien le savent : vous êtes une hyperactive. Entre votre métier très chronophage (vous êtes déléguée régionale du groupe La Poste en Alsace) et vos diverses fonctions tant socio-professionnelles qu’associatives, et parmi elles le Chœur Saint-Guillaume à Strasbourg, le vrai mystère vous concernant se résume en cette question : comment faites-vous pour trouver tout le temps qui vous est nécessaire ? « J’ai beaucoup de casquettes, comme on dit, c’est vrai… Mais que ce soit au niveau professionnel comme au niveau associatif, je suis une passionnée et si bien sûr la gestion de mon temps est vraiment un impératif majeur et incontournable, je ne m’engage jamais si je ne suis pas sûre à 100% de tenir mes engagements. Mais c’est vrai, dès que cela concerne le chant, ma passion se double d’une action très militante et ce, depuis longtemps maintenant… Vous avez notamment joué un rôle prédominant en faveur de la pérennisation de la Maison du Kleebach, dans le Haut-Rhin, un lieu qui parle au cœur de tous les membres des chorales alsaciennes car presque tous y ont passé au moins une fois un moment important dans leur parcours de choriste… Ce fut en effet une belle aventure. Cette maison fut jadis une ferme-auberge comme on en connaît de nombreuses en Alsace puis elle a été gérée par une association qui l’a transformée en centre de formation pour les chefs de chœurs. Inauguré en 1978, cet équipement a longtemps été à la pointe, notamment en terme de matériel. Effectivement, à partir de cette époque, beaucoup de chorales alsaciennes l’ont utilisé. Puis, au milieu des années 90, l’offre de formation est un peu tombée dans la routine, le confort est devenu désuet et cela a provoqué un début de désaffection qui a assez vite plongé l’association dans de grandes difficultés financières. Tout s’est exacerbé en 2002 quand les collectivités publiques qui subventionnaient l’établissement ont envisagé de contraindre l’association à
vendre le lieu, pour éponger son déficit. Depuis longtemps, via le chœur de Saint-Guillaume, je connaissais bien le problème. On s’est retrouvés à quelquesuns pour agir dans l’urgence : pétition, informations à la presse, aux élus et surtout, mise en place d’une souscription. Ce furent quelques semaines d’une folle intensité mais on a réuni 6 000 signatures et 15 000 € de dons qui nous ont permis de bénéficier d’un sursis de six mois pour trouver d’autres solutions. On a donc constitué à la hâte un nouveau conseil d’administration qui s’est réuni une première fois en mon absence pour raison professionnelle et m’a élue présidente ! Moi qui n’était qu’une choriste de base à Saint-Guillaume, pas plus, j’ai accepté cette responsabilité et, peu à peu, avec mes amis, on a passé les obstacles un par un. On a obtenu le feu vert définitif en avril 2003, on a épongé le déficit dans les trois années qui ont suivi, mis sur pied une nouvelle offre de formation. Tout cela a concouru à la création de Mission Voix Alsace en 2010 dont je suis la viceprésidente. Et je suis restée présidente de la Maison du Kleebach qui, aujourd’hui, fonctionne bien avec un budget annuel de 420 000 €, dont 50% sont encore assurés par tout ce qui tourne autour de la musique et du chant choral. Ce bel outil a gardé son utilité d’origine, à la grande satisfaction, je crois, de tous les choristes alsaciens… Vous évoquez le Chœur Saint-Guillaume à Strasbourg, où vous chantez régulièrement. C’est l’une des plus anciennes chorales d’Alsace, une véritable institution… Oui, elle fête ses 130 ans cette année. D’ailleurs, le programme des manifestations d’anniversaire est très concentré autour d’Albert Schweitzer qui fut organiste à Saint-Guillaume avant son aventure africaine. Très vite, le Chœur a axé son travail autour de Bach qui, au XIXème siècle, n’était paradoxalement que peu joué en France. D’où cette tradition annuelle très ancrée d’interpréter une Passion (celle de Jean et celle de Mathieu, en alternance).
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Cette tradition a toujours été respectée, à l’exception d’une seule année, lors de la Seconde Guerre mondiale. Entre les grandes créations des années trente, Le Roi David de Honegger et le Stabat Mater de Francis Poulenc (l’auteur y assista en personne), la collaboration régulière avec l’orchestre municipal de Strasbourg, devenu depuis le Philharmonique, les grands moments se sont succédés et le Chœur Saint-Guillaume a longtemps été un important acteur de la vie culturelle strasbourgeoise. Depuis une cinquantaine d’années, on a écrit moins d’œuvres pour les chœurs, alors, outre les grands classiques, on s’est un peu plus axé sur la musique baroque et les instruments anciens. Ce chœur, contrairement à ce que l’on croit, n’a jamais été une chorale paroissiale, et comme on n’est ni l’OPS ni l’Opéra, on ne bénéficie d’aucune subvention publique. J’avoue qu’on se contenterait bien de 5000 €, juste pour rémunérer un peu notre chef de chœur, nos solistes et nos instrumentistes. En ce qui me concerne, j’y chante assidûment. Chanter me fait beaucoup de bien, me nourrit considérablement. C’est une vraie passion, j’y trouve mon équilibre profond. » ◊
La maison du Kleebach
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CHANT CHORAL
2000 CHORISTES
SUR SCÈNE !
Les 2000 choristes, dirigés par Jacky Locks, à Amnéville en octobre dernier
Le pari fou de Jacky Locks est devenu un rendez-vous incontournable. Tous les deux ans, à l’automne, la superbe salle du Galaxie d’Amnéville accueille ses 2000 choristes et une brochette de vedettes médiatiques pour un spectacle au succès incroyable, véritable vitrine du chant choral en Lorraine. Quelques centaines d’Alsaciens y participent également. Nous avons suivi leur travail l’été dernier, lors d’une répétition… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MEDIAPRESSE / DR
Ils sont près de deux cents ce soir du 25 juin dernier à avoir convergé vers l’immense salle polyvalente de Grosbliederstroff, ce village lorrain à quelques kilomètres de l’Alsace bossue. Femmes et hommes de tous âges, ils sont tous choristes au sein d’une chorale villageoise ou citadine, à l’image de Manon Schiby, 26 ans, infirmière au centre hospitalier de Hautepierre à S t r a s b o u r g . « J e chante depuis l’âge de six ans. Cela fait donc vingt ans pile » sourit cette jeune femme qui Manon Schiby n’a donc pas hésité à faire tous ces kilomètres d’autant qu’elle rejoint chaque semaine la chorale du village de Walscheid, en Moselle, d’où elle est originaire. Philippe Goerig, lui, vient de Weiterswiller et Dominique Abt de Obermodern. Ces deux amis, habitent donc ces deux villages voisins en Alsace
du nord et ont fait voiture commune pour l’occasion. Philippe chante au sein de la chorale Novo Genere et s’offre plus de 200 km aller et retour chaque lundi de l’année pour se rendre jusqu’à Faulquemont pour répéter. Dominique, cadre supérieur dans une importante société d’Illkirch, chante chaque mercredi soir à La Voix des Rails, la chorale du quartier de la gare à Strasbourg, dirigée par Anne Hinderer.
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ORNORME STRASBOURG / décembre 2015
Philippe Goerig
Galaxie d’Amnéville. Durant trois soirs de suite, ils seront… 2 000 sur les gradins de la scène qui accompagneront quelques stars hexagonales de la chanson (en octobre dernier, Yannick Noah, Hélène Segara, Michael Miro et Lilian Renaud - The Voice -) pour trois heures de show réglées comme sur du papier à musique (c’est le cas de le dire) devant, à chaque fois, une salle comble et enthousiaste (ce rendez-vous, dont la première édition a eu lieu en 2008 est devenu un must des spectacles d’outre-Vosges). Mais pour parvenir à un résultat aussi professionnel et excellent, il faut à l’évidence travailler. Beaucoup travailler… LE SHOWMAN
Jacky Locks
Ces deux cents choristes sont donc tous des passionnés et le rendez-vous leur a été donné par un autre monstre de passion, Jacky Locks, l’instigateur de « Lorraine de Chœur », un événement considérable qui, tous les deux ans, réunit la fine fleur du chant choral lorrain et aussi alsacien au
Cette rencontre estivale à Grosbliederstroff, n’est qu’une répétition parmi tant d’autres en prévision du spectacle de l’automne, programmé également dans les Vosges et en Alsace (Sélestat). Et ce travail dure près de dix mois. Jacky Locks détermine lui-même les morceaux qui figureront dans la
programmation et la thématique générale : « Pour cette année, c’était les best of du Top 50 des années 1980 » nous a-t-il précisé. Un travail quasi « monstrueux » est alors entrepris par ce passionné hors pair puisqu’il réécrit tous les arrangements pour les choristes ainsi que pour les cinquante musiciens qui composeront l’orchestre symphonique qui sera sur la scène d’Amnéville. Le tout est ensuite mis en ligne sur un site internet dédié auquel chacun des 2 000 choristes va se connecter pour récupérer la partition de chaque morceau afin de la travailler en solo, à son domicile. « Ainsi, ils font leurs devoirs, régulièrement » sourit Jacky Locks. « Le but de ces grands rassemblements est bien sûr de donner de la cohésion et un souffle commun à tous ces gens » précise encore l’homme-orchestre. Et il ne nous faut pas longtemps, à peine la répétition engagée, pour constater que nous avons affaire là à un showman de premier ordre, au charisme rare et doté d’un sens du management humain à toute épreuve. En fait, plus d’une fois, il nous aura ce soir-là fait penser à un dompteur, juché sur son estrade et menant à la baguette les deux cents choristes qui ont en permanence les yeux rivés sur lui. Un dompteur dont les coups de fouet ne sont que les mots : « Oh ! les basses : le mec qui n’est pas sûr, il se tait. Hein ! ». « Oui, là c’est assez grave mais il faut chanter comme sur la maladie ! » ou encore « A vous les Alti ! Bien ! Maintenant qu’on est tous d’accord, l’ingrédient essentiel c’est le sourire. Pour tout le monde. Je veux entendre le sourire ! » Etourdissant, ahurissant même quand, au gré des voix qu’il fait travailler les unes après les autres, il chante lui-même sur toute la gamme des tessitures (il faut l’entendre de ses oreilles pour le croire). Jacky Locks ne relâchera jamais son emprise ce soir-là durant les trois heures de répétition à peine interrompues par une courte pause. Le tout à grands renforts de bons mots, provoquant les rires de complicité des choristes hommes et femmes qui, manifestement, savent parfaitement à qui ils ont affaire et qui en redemandent. Son oreille acérée repère immédiatement le manque de rythme ou le souffle qui s’épuise trop vite et sans cesse, il fait travailler et retravailler jusqu’à ce que le « bug » soit définitivement corrigé. Avant de passer à la suite… A ce rythme, dans la chaleur estivale de la salle polyvalente, l’homme est vite trempé de sueur car c’est aussi tout son corps qui rythme les morceaux travaillés. Un avant-goût de ce qui l’attendra sous le feu des projecteurs lors des trois spectacles de l’automne suivant, sa veste de costume devenant alors vite une véritable serpillère… A la fin de la répétition, épuisée mais l’œil animé par la flamme de l’immense bouffée de plaisir ressentie durant près de trois heures, on retrouve Manon, la jeune strasbourgeoise : « C’était une fois de plus formidable mais je connais ça par cœur car c’est ma quatrième participation aux 2 000 choristes. J’en redemande… Je sais toute la somme d’émotions formidables qu’on ressent sur scène quand on est 2 000 à chanter ensemble. C’est pour ça qu’on fait tout ce travail » conclut Manon qui, l’an prochain, intègrera une chorale à Eckbolsheim, économisant ainsi ses kilomètres hebdomadaires vers sa Lorraine natale.
Dominique Abt
Dominique et Philippe disent peu ou prou la même chose au moment de reprendre la route vers la toute proche Alsace : « On est dans une vraie vibration quand on chante ensemble, nombreux sous la baguette d’un homme pétri de talent et qui sait parfaitement comment tout gérer. On travaille dur, c’est certain, mais le jeu en vaut la chandelle et on apprend beaucoup, de toute façon. Les trois soirs de spectacle, à Amnéville, sont vraiment l’aboutissement de tout ce travail et on sait qu’on va prendre incroyablement notre pied… »
C’était le 25 juin dernier, donc. Depuis, le sort a été quelque peu cruel pour Dominique. Victime d’une sournoise sciatique fin septembre, il a dû, la mort dans l’âme, annuler sa participation aux trois concerts d’octobre. Alors que nous nous apprêtions à boucler ce numéro d’Or Norme, fin novembre, il espérait bien être rétabli pour figurer parmi les trois cents choristes sur la scène du concert de I Muvrini le 19 décembre prochain (voir page 58), une expérience déjà vécue il y a deux ans au festival estival de Summerlied, à Ohlungen. ◊
ÉVÉNEMENT
AU ZÉNITH, LE 19 DÉCEMBRE PROCHAIN
L’ÉVÉNEMENT I MUVRINI
AVEC LES CHORISTES ALSACIENS
« Plus qu’un concert, c’est une marche ! » Voilà comment Jean-François Bernardini, le leader de I Muvrini, parle du spectacle du 19 décembre prochain à Strasbourg. Si, depuis les événements de janvier 2015, le discours et les engagements du groupe corse contre la non-violence ont trouvé une résonnance toute particulière, les « petits mouflons » déploient depuis maintenant plus de trente ans un répertoire unique où se mêlent l’engagement, l’émotion et une gigantesque bouffée d’humanisme… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MEDIAPRESSE
Il faut voir l’engouement provoqué par un spectacle estival de I Muvrini sur sa terre corse, au hasard de la quinzaine de dates estivales programmées chaque mois d’août de Bastia à Calvi, d’Ajaccio à Corte en passant par Bonifacio, PortoVecchio ou encore Folelli, tout près du village natal du groupe, Tagliu-Issulacciu, tout là-haut dans la montagne corse qui surplombe l’orée de la Plaine orientale de l’Ile de Beauté. Dans le public, les Corses, tout d’abord, sont là, pour un rendez-vous annuel dont ils ne sauraient se passer. Le plus souvent en famille, et voir trois générations réunies n’est pas rare. Les plus jeunes agitent le célèbre drapeau à tête de Maure, tout comme sur les gradins du Sporting de Bastia ou du « Gaz » d’Ajaccio. Mais les touristes sont également nombreux : le « pinzuttu » (en langue corse, celui qui parle pointu, c’est à dire le français du continent) adore lui aussi I Muvrini, ce groupe qu’il aura sans doute
découvert lors d’une des deux Victoires de la Musique remportées par le groupe insulaire. Alors, quand la nuit estivale tombe, quand les projecteurs s’éclairent et que résonnent les premières notes du synthé, c’est plus qu’un spectacle qui commence, c’est une formidable communion qui se prépare…
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Le groupe s’est constitué à la toute fin des années 70. Au départ, deux frères, Jean-François et Alain Bernardini, qui avaient « de qui tenir » puisque leur père Ghjuliu, simple menuisier à TagliuIssulacciu, fut l’un des piliers du groupe Canta U Populu Corsu, alors très connu en Corse. Le père parvint donc sans mal à communiquer à ses deux fils les bases des somptueux chants polyphoniques corses. Malheureusement décédé en 1977, Ghjuliu Bernardini ne connut pas le succès de ses deux fils. D’abord entièrement centré sur les polyphonies traditionnelles, le répertoire
de I Muvrini évolua très tôt vers la chanson contestataire (le groupe fut d’ailleurs interdit plusieurs fois de concert dans les années de ses débuts). Depuis longtemps désormais, les chansons n’évoquent plus seulement la terre corse mais bel et bien toutes les terres du monde, leur fraternité, leur dignité et leurs batailles qui sont universelles. LES PASSIONNÉS DE SOLUTIONS Avec la création voici douze ans de la Fondation Umani (lire à ce sujet les propos de Jean-François Bernardini dans l’entretien qu’il nous a accordé), I Muvrini s’est engagé dans le combat quotidien en faveur de la non-violence et son leader parcourt la France pour multiplier les rencontres avec les collégiens et lycéens. A ce jour, plus de dix mille jeunes ont été sensibilisés, en Corse et ailleurs. Alors que la violence déchire de plus en plus des sociétés percluses de haines, acharnées à exclure plutôt qu’à réunir,
DOSSIER
voilà un discours salvateur qui nous dit qu’un autre monde est possible. Là, deux camps s’affrontent : celui des blasés ou des cyniques qui railleront cette mentalité de « bisounours » et celui de celles et ceux qui pensent qu’une multitude de petits riens peut colossalement faire bouger les montagnes. I Muvrini a depuis longtemps choisi le sien. Il est résumé dans une fort belle parole de Jean-François Bernardini quand il évoque tous ceux qui œuvrent au quotidien, sur tant de domaines différents, pour que demain soit meilleur qu’aujourd’hui. Ils les appellent les « passionnés de solutions ». Cet homme-là parle d’or… UN HYMNE À LA NON-VIOLENCE Oui, il faut voir et entendre un spectacle de I Muvrini pour comprendre à quel point la terre corse est encore imprégnée de ses belles valeurs traditionnelles et familiales et tordre le cou aux stupides clichés qui collent encore aux basques de l’île. Peu importe si on ne maîtrise pas la langue locale car JeanFrançois, très souvent, prend le temps, dans de courts textes emprunts d’émotion et de tendresse, de livrer le contexte de la chanson qui suit. Oui, peu importe, car la musique est un langage qui se joue des frontières administratives ou naturelles et des barrages culturels. Pour tout dire, et on vous précise qu’on n’abuse pas une seule seconde, entendre s’élever dans la nuit corse les voix des deux frères Bernardini, rejointes, depuis 1998, par celle (si haute et superbe de limpidité) de leur complice Stéphane Mangiantini vous procure une émotion incroyable et quasi indescriptible. De plus, les musiciens du groupe assurent comme des malades : le bassiste ivoirien César Anot (celui-là a dû naître avec son instrument dans les mains !) Mickey Menert à la
guitare (excellent !), Achim Meyer aux claviers et l’incroyable Loïc Taillebrest à la cornemuse (le numéro jubilatoire qu’il nous sert ne peut se raconter !)… Invincta, le dernier album du groupe, sorti au printemps dernier, ne rompt pas avec les valeurs défendues par I Muvrini. Sur scène, à grands coups de citations et d’histoires racontées avec une sincérité certaine, Jean-François Bernardini et ses complices régalent un public qui en redemande. Parmi les nouvelles chansons, celle, sensible et émouvante, consacrée au petit Ismà (qui revient sur l’histoire vraie de cet enfant palestinien tué par l’armée israélienne et dont les parents ont donné les organes, sauvant cinq vies du côté israélien) qui permet de saluer, dans l’album, une belle collaboration avec les Polyphonies Hébraïques de Strasbourg. La 19 décembre prochain, au Zénith de Strasbourg, le concert fera la part belle aux 300 choristes du chœur Summerlied, dirigé par Jean-Philippe Billmann, autour de morceaux très différents que les choristes alsaciens travaillent depuis des mois. Au rayon « reprises », le Tri Martolod des bretons de Tri Yann et l’inattendu « Chœur des Esclaves » de Verdi qui sera chanté en italien, en hébreux, en français et… en alsacien ! Quatre titres du répertoire du groupe corse sont en outre prévus au programme des choristes : « O Ismà » que nous avons évoqué et « Lurra », qui figure dans l’album Imagina de 2012, plus deux titres où la polyphonie des voix corses devient réellement extraordinaire et vous fait vibrer comme jamais : « Diu vi Salvi Regina » et le somptueux « A te Corsica », un incroyablement puissant hymne à la terre corse où les voix mêlées des trois solistes Jean-François et Alain Bernardini et Stéphane Mangiantini, en harmonie totale, atteignent des sommets et deviennent ainsi quasiment divines (croyez-nous sur parole…). ◊
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ENTRETIEN
JEAN-FRANÇOIS BERNARDINI
I MUVRINI
« LE PEUPLE A BESOIN D’UN NOUVEAU CHANT DES PARTISANS ! »
« Je ne suis pas un diseux, je suis un faiseux ! » dit en souriant le leader d’I Muvrini. Avant d’être sur la scène du Zénith le 19 décembre pour ce concert très attendu où il a invité les choristes du festival Summerlied d’Ohlungen, Jean-François Bernardini le prouve à longueur d’année dans le cadre de son action en faveur de la non-violence. Les 12 et 13 novembre derniers (le matin-même des attentats à Paris), il rencontrait les lycéens à Strasbourg… /// ENTRETIEN JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MEDIAPRESSE
Une phrase que vous prononcez souvent : « On a trop voulu nous faire croire que la violence est une posture normale et pourtant, avec la non-violence, on peut mettre les âmes debout… » « La nonviolence reste quelque part une notion méconnue, son logiciel n’est pas sur la place publique dans notre pays. Notre fondation, Umani, propose de devenir artisan de la non-violence. Depuis les événements de janvier dernier, depuis Charlie, chacun comprend bien que le conflit ne résout rien. Ceux qui disent que la violence est la solution sont dans l’erreur. La violence ne permet pas de triompher de l’injustice. La non violence est, je le dis souvent, un équipement de vie. Avec cette posture, on peut tout d’abord exiger la vérité. Ensuite, il faut écouter sa colère et ses souffrances. Qu’est-ce que tu en fais de ta colère ? Tu prends une Kalachnikov ? Soit tu te comportes comme Rosa Parks (en 1955, cette vieille dame noire, simple couturière, en refusant de céder sa place à un blanc dans un bus public de Montgomery dans
l’Alabama a formidablement contribué aux succès postérieurs du mouvement américain pour les droits civiques - ndlr ), soit comme les tueurs de Charlie, en janvier dernier…
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Vous ne cessez de rencontrer les jeunes des collèges et lycée sur ce sujet. Votre engagement est impressionnant… Ce qui se passe est en effet assez étonnant. Je parcours la France depuis des années. En ce début novembre je reviens de Marseille, Gardanne, Saint-Etienne où je viens de rencontrer les jeunes pousses de l’AS Saint-Etienne à la demande de Dominique Rocheteau. En quelques jours, j’ai rencontré 700 jeunes, c’est merveilleux. En dialoguant, on leur apprend notamment que la non-violence n’est pas négociable. Chose curieuse, il n’y a pas d’enseignement de la nonviolence en France comme cela existe dans d’autres pays. Et bien, on y arrive : en mars prochain, l’IUT de Saint-Denis en Seine-Saint-Denis va ouvrir un module universitaire de non-violence. Un module
officiel, avec une évaluation et des notes au bout du cursus. Je suis très heureux, c’est une victoire extraordinaire et elle arrive après quelques interventions dans des lycées du secteur, une ou deux participations à des colloques. Et voilà ! Avec de petits pas, on change fondamentalement la donne… Pas moins de 10 000 gosses ont déjà été ainsi sensibilisés à la non-violence. 10 000 ! Tu m’aurais dit ça il y a six ans, je t’aurais pris pour un fou… A ces jeunes que vous rencontrez, vous leur dites quoi exactement ? J’essaie d’être cohérent avec ce que je pense profondément et je m’implique autant car je suis un faiseux, pas seulement un diseux (sourire). Quelque part, j’explique que le système a tout intérêt à ne pas transmettre les outils qui feraient qu’on se mette debout. Il ne faut pas trop de Rosa Parks, pas trop de citoyens qui posent les bonnes questions. J’explique aussi que le système a souvent besoin de quelques racailles qui cassent tout,
DOSSIER
REPORTAGE
de Corses qui brûlent… Tout ça, c’est merveilleusement providentiel pour lui. Alors, la non-violence est une force tellurique impressionnante, un équipement de vie face à un équipement de mort. La non-violence, c’est le choix de répondre présent devant l’injustice. En tant qu’artiste, je sers à quoi ? Mon sillon de valeurs n’est pas forcément celui auquel on s’attend. Ce sont ces valeurs-là que nous allons tous ensemble montrer à Strasbourg le 19 décembre prochain. C’est ce qu’on va donner à voir, à entendre, ce que l’on va offrir au public et on va le faire dans la noblesse et dans le respect de la dignité et la diversité de chacun. On va être ensemble pour une belle partition, voilà. C’est bien au-delà d’un concert, c’est une marche ! C’est précieux… La Fondation Umani que vous avez créee il y a douze ans déjà est devenue une forte caisse de résonnance et ce, bien au-delà des frontières corses ou hexagonales… Oui. Elle regroupe plus de 4 000 citoyens dans toute l’Europe et audelà. Ce sont tous des passionnés de solutions, tous différents mais tous déterminés à agir ensemble et ça, c’est absolument extraordinaire. Un simple exemple : Umani s’oppose et lutte contre les esclaves du travail au Brésil. Et bien, quand l’un d’entre eux parvient à s’échapper, le premier lieu où il sait pouvoir se rendre est tenu par quelqu’un qui l’accueille et le protège et ce quelqu’un et ceux qui l’entourent, c’est la Fondation qui assure leurs salaires. On se bat sur beaucoup de fronts. En Corse, Umani soutient depuis sa création la préservation des châtaigneraies qui sont à la base des activités paysannes dans l’île. Nous nous activons aussi en faveur du retour des bergers dans certains endroits de Corse mais nous sommes aussi concernés par le multilinguisme, l’existencemême de notre langue corse. Tiens, un autre exemple formidable : un groupe de jeunes ados de quatorze ans est en train de terminer la traduction du roman de Jean Giono, « L’homme qui plantait des arbres ». Le combat pour la langue corse traduit bien notre engagement universel. Il suffit d’assister à l’un de vos concerts pour réaliser que cette mission en faveur de la non-violence vous habite complètement, tant artistiquement qu’humainement. C’est votre combat… Je suis totalement persuadé que la violence est le vrai problème de fond. On revient à Charlie : le problème n’était pas la religion, le problème n’était pas la laïcité. Non ! Le problème était celui de la violence, celui de ce que j’appelle les comportements reptiliens : tu m’as blessé, je te blesse et même je te tue ; tu m’as humilié, je te frappe encore plus fort ! Face à cette constance qu’on observe sur toute la planète, il faut monter des armées de non-violents et de bienveillants. Il faut se battre, et s’appuyer sur ceux qui ont déjà foulé les chemins que nous arpentons comme le philosophe franc-comtois Jean-Marie Muller qui, concernant la non-violence, parle d’un thème qui a été refoulé d’où son audience insuffisante. Nous sommes nombreux à lutter pour que le cercle des non-violents s’élargisse. Moi, j’utilise mon petit haut-parleur et je le mets au service de cette cause. Le peuple a besoin d’un nouveau « Chant des partisans ». Je suis un artiste pour les citoyens ! » ◊
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NON VIOLENCE J U STE DES HISTOIRES QU I FONT RÉFL ÉCHIR
Vendredi 13 novembre dernier, au lycée Marcel Rudloff de Koenigshoffen. Une bonne centaine d’élèves de Terminale ont rendez-vous avec Jean-François Bernardini dans la salle polyvalente de l’établissement. Cool comme à son habitude, le chanteur d’I Muvrini, juste après avoir branché son Mac Air qui va lui servir de fil conducteur, « s’empare » directement de son public, la voix bien posée et l’œil qui pétille. Tout sera affaire, ce matin-là, de sincérité et de passion. De respect aussi car jamais le discours ne sera emprunt d’une quelconque morale d’un autre âge. Faire appel à l’intelligence, la sensibilité et l’émotion sera le fil conducteur de la rencontre. A l’aise, tout en générosité, Jean-François Bernardini interpelle sur « l’outil le plus important dont nous disposons : le cerveau. Il nous appartient à tous de le programmer au mieux, c’est notre responsabilité ». Et, en constante référence à cet outil que les jeunes connaissent et pratiquent évidemment mieux que quiconque, il ne relâchera jamais sa démonstration : « Si vous ne le programmez pas, ça veut dire que vous acceptez tous les virus qui trainent. Et ces virus ont un nom : des mensonges. Ils sont nombreux, les mensonges, aujourd’hui… » Des exemples : « Aujourd’hui, le monde qui nous entoure nous dit : si tu veux obtenir quelque chose, bats-toi, frappe fort ! Dis, tu l’as attrapé où ce virus-là ? » Les lycéens, impressionnés, écoutent en silence. « Si tu veux être quelqu’un, il te faut des vêtements de marque. Si tu ne les as pas, tu es une poubelle ! Tu l’as chopé où ce virus-là ? Avec tous ces virus, on s’invente des prisons ! » Peu à peu, le discours sur la non-violence se met en place à grand coups d’histoires vraies. Juste des histoires qui font réfléchir : « On colle des étiquettes à tout le monde. Les Arabes, ils sont tous comme ça ! Les flics, ils sont tous comme ça ! Les Corses, ils sont tous comme ça. Et les Alsaciens ? »
DOSSIER
Dans la foulée, les jeunes du Lycée Marcel Rudloff ont tous été invités au concert du Zénith, le 19 décembre prochain. « Je suis un artiste pour les citoyens » répète-t-il sans cesse… AU LENDEMAIN DES ATTENTATS À PARIS…
Et Jean-François d’interpeller en surprenant. Il se colle une étiquette sur le front : « RACISME » est-il écrit. Puis une deuxième : « RACAILLE », une troisième : « SALE CORSE ». Avant d’enfoncer le clou : « C’est votre ordinateur, ne l’oubliez pas. Si vous ne le programmez pas, d’autres vont sa charger d’installer leur programme à votre place ! » D’autres exemples suivront, tout au long de la rencontre, des réflexions aussi : « L’enthousiasme, c’est l’engrais de votre cerveau. Il faut y déclencher des tempêtes d’enthousiasme ». « Soyez vigilants avec votre ordinateur interne : si vous n’y prenez garde, l’irrespect, l’insulte, l’agression grandissent dans le monde. A force, l’ordi peut se déprogrammer. A la fin, c’est la violence qui gagne, elle prend le pas sur la non violence et la compassion, qui font partie de notre état premier, qui sont notre réflexe naturel, pourtant… » Ce sera ainsi durant toute la rencontre. En vrai militant de la non violence, Jean-François Bernardini contera jusqu’au bout ses histoires édifiantes…
Dans notre métier, l’actualité dicte toujours ses droits et bouscule nos rythmes. La première rencontre avec JeanFrançois Bernardini, en prévision de la publication de ce dossier, datait de cet été, à une encablure de son village de Haute-Corse, à Folelli lors de la toute première date de sa tournée d’été. L’entretien s’est ensuite complété par téléphone fin octobre puis lors de sa venue du 13 novembre à Strasbourg. Le soir-même, la terreur envahissait Paris et la France entière… Au risque de rendre obsolète et inaudible le concept de nonviolence ? « Non » répond fermement Jean-François, sollicité de nouveau par nos soins le 19 novembre dernier, juste avant le bouclage de notre revue et l’envoi de ce numéro à l’imprimeur. « D’abord penser aux victimes, leur douleur, le deuil, la compassion face à l’inacceptable. Oui, nous avons perdu 129 frères et sœurs, et tant d’autres souffrent dans leur chair. Ne rien excuser bien sûr, mais il faut également tenter de comprendre ce qui nous arrive. Si on ne cherche pas à comprendre, on entretient le mal. Et quand on comprend, on est plus fort pour combattre. Le meurtre n‘est pas négociable nous dit la non-violence, comme le disent d’ailleurs toutes les traditions du monde. D’où vient toute cette souffrance ? Quel est leur message ? Que veulent-ils nous dire ? Comment un être humain peut-il détruire son équipement biologique pour en arriver là ? Pourquoi sontils tellement coupés de leurs sources ? Et surtout, comment déconstruire la mécanique infernale ?
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REPORTAGE
C’est le devoir de la non violence de poser ces questions. Evitons les amalgames entre ces brigades d’égarés et le milliard de musulmans trahis qui vivent en paix sur la planète et sont hostiles à ce terrorisme . Sachons nous convaincre que l’on ne combattra pas les ténèbres avec les ténèbres, la haine avec la haine. Cette aliénation, cette perte d’humanité n’est pas réservée à certains, l’Histoire le prouve… Les forces nouvelles nous ne les trouverons pas en diabolisant, en surenchérissant mais déterminés, en cultivant tout le contraire. Un équipement de vie, des outils de régulation des conflits, les liens, l’appartenance, et, comme le disait le premier ministre de Norvège après la tragédie d’Utoya en 2011, « nous allons répondre avec encore plus d’intelligence, plus de fraternité, plus de démocratie. » Comment reconstruire des sociétés qui fonctionnent pour tous et un monde en paix ? C’est bien cela le challenge qui commence devant notre porte. Et si un jour, un jour proche, les outils de la nonviolence étaient aussi disponibles que le sont les armes aujourd’hui ? Ce que m’a appris la non-violence , c’est de toujours sortir du piège « la guerre, ou la résignation » . Au final, la grande question reste la même : comment transmettre un équipement de vie plutôt qu’un équipement de mort ? » ◊
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DOSSIER
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CHANT CHORAL
JEAN-PHILIPPE BILLMANN
DE L’AUTRE CÔTÉ DU PUPITRE
C’est lui qui dirigera les 350 choristes sur la scène du Zénith, le 19 décembre prochain. Dans la petite confrérie des directeurs de chœurs, Jean-Philippe Billmann s’est déjà fait un nom et vit désormais à fond sa passion… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MEDIAPRESSE / DR
A la simple évocation de la date du 19 décembre, les yeux de Jean-Philippe Billmann se mettent à pétiller : « Le groupe I Muvrini était déjà venu à Summerlied en 2012. Ce fut un super succès » se souvient-il. « Jacques Schleef, alors directeur du festival, a souhaité qu’ils reviennent deux ans plus tard mais avec une plus-value : la présence, sur scène de 300 choristes alsaciens. Il en a parlé à Denis Haberkorn, le directeur de Mission Voix Alsace, qui m’en a parlé à son tour. Et voilà ! Jean-François Bernardini m’avait proposé d’arranger cinq de ses chansons. Les choristes ont travaillé en amont, j’ai visité une fois chacun des dix chœurs concernés puis je les ai tous réunis pour un jour entier de répétition et le concert s’est très bien passé… »
haut, ils sont accessibles et d’une grande gentillesse. Alors oui, comme ils ont aimé mes arrangements, ils m’ont proposé de les rejoindre sur scène avec 350 choristes lors de leur date de Strasbourg. On n’avait plus qu’à se mettre au travail… »
C’est ainsi qu’est né le projet qui aboutira en décembre prochain. Une question de feeling aussi, comme le confirme Jean-Philippe Billmann : « Jean-François Bernardini est un ange, tout simplement. Ma formation universitaire, c’est 90% de musique savante mais les I Muvrini, ils me demandent quand ils veulent et je serai là ! Ils sont sympas et je les adore parce qu’ils sont humbles, ils respectent infiniment les gens sans les regarder de
Issu d’une famille de Hunspach près de Wissembourg, Jean-Philippe Billmann a en quelque sorte toujours baigné dans la musique : une mère mélomane et passionnée d’opéra (« Puccini et Verdi ont bercé mon enfance » se souvient-il), deux sœurs qui sont devenues profs de musique et surtout « un instituteur qui nous faisait bien chanter et une bonne prof au collège » ont sans doute forgé le destin de ce passionné qui a enchaîné ensuite les études en musicologie. Bon chanteur, il a su très vite que la direction de chœur serait sa vraie spécialité. « Ma formation est passée par une institution, outre-Rhin, la Hochschule de Fribourg qui était bien cotée pour avoir comme enseignant un exceptionnel professeur de direction de chœur. Ce fut pour moi un choix jusqu’auboutiste. Il aurait enseigné à Singapour, je me serais débrouillé pour le rejoindre là-bas. C’était lui ou personne. Il est décédé il y a peu, il fut pour moi un maître absolutissime… »
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Passer de l’autre côté du pupitre s’imposa donc comme une évidence. Et, depuis, les projets se déroulent un peu comme par magie. « Je viens juste de créer mon propre chœur » commente Jean-Philippe. « Je sentais que cette démarche était absolument nécessaire pour continuer ma progression. Exosphère (« avant, je voulais être astrophysicien » nous confiet-il en souriant) est donc né cet été à Rocamadour. Le chœur est composé de 19 chanteurs professionnels et s’est produit pour la première fois à Strasbourg en septembre dernier. « Le Temple Neuf était plein à craquer, les retours ont été très positifs » jubile encore Jean-Philippe qui, pour l’heure, reste très concentré sur le beau rendez-vous de décembre prochain au Zénith : « J’ai hâte d’y être. Ce sera un moment très privilégié qui va m’extraire de mes habitudes et surtout me faire retrouver à la fois les choristes et I Muvrini, ce groupe que j’aime. Et puis, il y aura le défi de se produire dans une salle aussi grande : ce n’est quand même pas tous les jours qu’on dirige un chœur dans un endroit pareil !.. » ◊
CHANT CHORAL
LES CHORISTES
« CE SERA UNE COMMUNION ! »
L’air de rien, entre leur participation à « Lorraine de chœur » (lire page 56) et leur présence au sein du chœur de Summerlied à Ohlungen et au Zénith de Strasbourg, Dominique et Philippe sont devenus des vieux routiers des performances chorales exceptionnelles. Mais c’est au sein de leur chorale hebdomadaire qu’ils puisent leur énergie et pour rien au monde ils ne souhaiteraient que ça change… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MEDIAPRESSE / DR
Tous deux ont comme point commun d’avoir réalisé très tôt que le chant serait l’une de leurs passions majeures. Philippe (50 ans - à droite sur la photo) raconte pourtant avoir été plus concerné au départ par la musique instrumentale. Mais c’est à l’église que le virus du chant s’est emparé de lui : « J’ai en fait commencé la chorale après avoir entendu mon père qui chantait lors du culte du dimanche » se souvient-il. « Il n’avait jamais eu la moindre formation de chanteur bien sûr, mais ces chants d’église, il les chantait dans une autre voix, instinctivement et de façon naturellement harmonieuse. J’ai fait de même… Il y a vingt-cinq ans, j’ai intégré les rangs d’un chœur d’hommes où j’ai bien progressé. Ensuite, entre les obligations professionnelles et les contraintes familiales, la disponibilité pour aller plus avant a commencé à manquer… » C’est la rencontre avec Jacky Locks, la cheville-ouvrière de « Lorraine de Chœur » qui a relancé la machine. « Il
m’a recruté » sourit Philippe, signifiant sans doute par là que l’oreille de l’expert lorrain ne s’est pas trompée. « Depuis, je chante dans son chœur, Novo Genere, et c’est passionnant ! »
avant de chanter plus régulièrement lors d’événements, comme par exemple la Fête de la musique. Aujourd’hui, je chante de nouveau assidument depuis quinze ans » dit-il.
Dominique (54 ans- à gauche sur la photo) a compris lui aussi assez vite que le chant l’accompagnerait longtemps dans sa vie. Doté d’une belle voix grave et profonde, ce perfectionniste de nature, que nous incitons à parler de sa passion pour le chant choral, l’illustre avec une anecdote savoureuse qui remonte à ses années de collège : « J’étais en 5ème et j’ai participé à un concours au Palais des Fêtes de Strasbourg. En chantant, je prenais tellement mon pied que j’ai tenu la note tout seul alors que le chef de chœur venait de signifier la fin du chant ! Depuis, je te jure, je ne cesse de regarder le chef et je ne supporte pas que quelqu’un soit inattentif sur ce sujet-là ! » rigole ce bon vivant qui avoue avoir « arrêté, puis repris au gré de ses obligations professionnelles
CHANTER : UN BIENFAIT VITAL Attention ! Réunir ces deux choristes autour d’une belle table un dimanche après-midi dans l’intention, notamment, de leur demander le pourquoi d’une telle passion, vous expose à un voyage inoubliable dans l’univers musical qui peut se terminer beaucoup plus tard que prévu, autour d’un karaoké improvisé à grand renfort de bandes sonores musicales enregistrées sur le disque dur de la grande télé du salon ! Même doté d’un filet de voix pas trop catastrophique, il y a largement de quoi complexer, coincé entre les deux voix basses qui évidemment, en rajoutent un peu, ravis de la situation ! Mais c’est très sérieusement qu’ils expriment tout
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CHANT CHORAL
I Muvrini à Ohlungen en août 2014
ce que chanter leur apporte. Philippe dit que « chanter est une passion qui est tout sauf égoïste. Par dessus tout, c’est chanter ensemble qui est primordial, c’est comme une communion… » Dominique acquiesce : « Le mot clé est celui de partage. C’est tellement fort que quand tu chantes au sein d’une chorale, tu te sens serti dans une telle équipe que tu as le sentiment que rien ne peut t’arriver. Ca devient vite jubilatoire… » « C’est sûrement ce que veut exprimer Jacky Locks quand il nous dit en plaisantant : « Vous savez les enfants, on n’est pas à l’abri d’un triomphe ! » s’amuse Philippe. Tous deux s’accordent sur un autre point : « Ça vide bien la tête » avoue Philippe. Dominique opine du bonnet : « Chanter, c’est un exutoire. Tu peux avoir les pires ennuis, ça t’apaise. Obligatoirement ! Je me souviens de ce jour où j’avais appris que la société qui m’employait alors voulait se séparer de moi. Le soir, j’ai tout donné à la chorale. Et le lendemain, de retour au boulot, ma détermination et ma motivation étaient redevenues intactes. Sans le lui dire, j’avais puisé mon énergie dans le groupe.. » L’ATTENTE FÉBRILE DU CONCERT DU 19 DÉCEMBRE Outre, tous les deux ans, un engagement fidèle pour les 2 000 choristes de Jacky Locks, Dominique et Philippe seront aussi au rendez-vous du concert d’I Muvrini au Zénith de Strasbourg. Philippe est réellement admiratif : « I Muvrini fait confiance à un groupe de choristes amateurs pour chanter lors d’une date de leur tournée. C’est pas incroyable, ça ? J’aime le message de tolérance qu’ils véhiculent, il me touche. Etre associé à ça, c’est génial. Encore une fois, ce n’est pas seulement pour la performance vocale. Avec eux, sur scène, ce sera très fort, ce sera comme une communion ! » « Être sur scène derrière eux va être un moment formidable » confirme Dominique. « J’étais déjà là à Ohlungen, quel régal ce fut ! Jean-François Bernardini est d’une honnêteté intellectuelle totale. Il véhicule un message de tolérance tout à fait sincère et
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non feint. Son combat pour la non-violence est superbe et son énergie est incroyable. Qu’on essaie de le faire passer pour un naïf ou un bisounours m’insupporte. J’espère que son message pourra continuer à passer au milieu des moments difficiles que notre pays traverse. En tout cas, comme le dit Philippe, c’est un vrai privilège que des amateurs comme nous puissent chanter avec eux, dans le cadre d’une tournée très professionnelle et avec l’exigence qu’est la leur. » ◊
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REPORTAGE
FARÈS
E N B LE U-BL AN C-R OU G E
Damas, Istanbul, la Méditerranée, Lesbos, Mytilène, la route des Balkans, Vienne, Munich… La route empruntée par Farès est désormais connue. Elle l’a mené à Strasbourg. Le 13 novembre dernier, il a filtré son image de profil Facebook aux couleurs de la France. Il s’est fait insulter pour cela. Il a tenu bon. /// TEXTE VÉRONIQUE LEBLANC PHOTO VÉRONIQUE LEBLANC
Nous avions rencontré Farès le 12 octobre dernier à un repas organisé par l’association Alsace-Syrie. Cela faisait une semaine qu’il était en France, venu de Turquie où il s’était abrité avec sa mère et sa sœur après avoir quitté Damas. « Je m’appelle Farès, ça veut dire chevalier », avait-il dit avec un regard et un sourire à décrocher les étoiles. Un peu plus d’un mois plus tard, au moment où ces lignes sont écrites, s’écoulent les dernières heures d’un week end sans fin. Le vendredi 13 novembre est passé par là. Le monde – le nôtre en tout cas – a basculé.
Farès a été lui aussi percuté par cette soirée dramatique et le samedi 14, sur son profil Facebook, il remerciait ses amis français qui, la veille, l’avait appelé pour lui dire leur solidarité. « Ils savent que je viens d’un pays qui produit le terrorisme mais ils savent aussi que les Syriens sont des victimes », écrivait-il. « Je suis fier et reconnaissant d’être aujourd’hui dans un pays qui compte de telles personnes.
J’y ai trouvé beaucoup de choses qui me manquaient. J’ai trouvé un foyer. » L’histoire de Farès est singulière comme le sont toutes les histoires humaines. Il est né à Ryad en 1993. Son père y travaillait dans le secteur du bâtiment avant de rentrer en Syrie parce qu’en Arabie Saoudite, raconte Farès, « c’était trop dur pour les femmes et les enfants ». La vie qui va et puis la guerre où disparaît son père. Maison détruite, famille séparée et relogée dans différents quartiers de Damas et, en mars 2013, location d’une maison à Kudsia en banlieue. Il a fallu que Farès, ses deux frères et sa sœur s’accommodent des bombardements fréquents. Ils l’ont fait jusqu’à ce que l’usage des armes chimiques à l’Est de Damas et l’annonce de frappes américaines les décident à partir. « Mon grand-frère est resté, raconte Farès, mon petit-frère, ma sœur, ma mère et moi sommes partis vers Istanbul en septembre. Ce fut dur là-bas. Farès parallèlement à ses études de droit a dû travailler au noir avec un maigre salaire à la clé. Ou pas de salaire du tout… Deux ans se sont passés avant qu’il ne décide de rejoindre l’Europe pour
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L’EXIL
y demander l’asile à l’instar de son cadet parti vers l’Allemagne. « Pour les femmes, c’est encore trop dangereux. » Le 19 septembre dernier, il est parti de Chanakale, sur la côte turque. Sa traversée ressemble à celle de tant d’autres : négociations avec les passeurs, canot pneumatique surchargé, aucun bagage si ce n’est son passeport, un téléphone et de l’argent scotchés sur le torse… Une heure et demi sur une mer dangereuse et puis l’accostage à Lesbos où il a perdu son groupe car les journalistes se sont rués sur ce garçon qui parlait anglais et français. Le temps qu’il leur réponde, il n’y avait plus personne et c’est donc seul qu’il a couvert à pied les 45 km le menant au camp de Mytilène où il a rempli les formalités obligatoires et laissé ses empreintes digitales. Avion pour Salonique où il a rencontré Isabelle, une touriste strasbourgeoise qu’il aborde tout simplement parce qu’elle parle français, langue qu’il avait apprise pendant deux ans en Syrie et qu’il est heureux d’entendre. Elle lui laisse son numéro et lui promet de l’accueillir… si jamais.
Ces mots lui restent dans la tête au fil du périple qu’il lui reste à couvrir, pour l’essentiel à pied. La Macédoine, la Serbie, la Croatie, la Hongrie et puis Vienne où il foncera voir la tombe de Beethoven à la grande stupéfaction de son entourage. Enfant, sa mère a tenu à ce qu’il fasse du piano et pour lui Vienne c’était ça, une ville où il pensait ne jamais aller et où la vie le catapultait. Il la reliait à Beethoven et ne voulait pas passer à côté de ce souvenir. Comme s’il lui fallait nouer les fils improbables que la vie lui tendait pour relier passé et présent… De Munich où il s’est ensuite rendu, il a pris le train pour Strasbourg où il est arrivé le 2 octobre, dans la soirée. Isabelle a tenu promesse et l’a hébergé. LA VIE L’AIMERA PARCE QU’IL AIME LA VIE Tout s’est ensuite passé aussi bien que possible. Il lui a fallu deux semaines et demi – avec passage obligatoire à la Préfecture, tous les matins à sept heures tapantes – pour que soient relevées ses empreintes et qu’à partir de là tout puisse s’enclencher : dépôt de demande d’asile, inscription à l’Université pour une licence en langues et transculturalité, tant de choses à faire entre l’obtention d’une carte de sécu, un badgeo pour le tram, un abonnement téléphonique français… Une grande fatigue aussi après le choc physique et émotionnel de son départ vers l’Europe et des moments lourds au point de vue symbolique comme celui où il a dû laisser son passeport aux services administratifs. Jusque là c’était LE document à sauver et en être séparé marque la fin de la vie d’avant, la page qui se tourne. Ce n’est pas anodin à vivre même si l’on sait que c’est ce pourquoi on s’est battu. Il va lui falloir continuer à avancer, tenir la route à la Fac, ne rien louper du point de vue administratif, franchir le pas de s’installer seul ce qui l’inquiète un peu. Loin de l’appartement d’Isabelle et de ses filles, il « déprime », dit-il. Sa famille et ses amis lui manquent même si le tapis volant des nouveaux moyens de communication lui permet de garder un contact quasi quotidien. Impossible d’échapper au vertige de tant de changements en si peu de temps. Mais il sait qu’il a de la chance. « Je rêvais d’une vie où personne ne fait irruption dans ma vie, dit-il, ici c’est possible et je suis reconnaissant à la France de m’accueillir ». Nous on sait qu’il a des atouts. Sa connaissance des langues, cette tolérance inculquée par ses parents, sa curiosité du monde... « Il y a tant de choses que je veux connaître », murmure-t-il quand on lui parle ne serait-ce que des Vosges, du ski en hiver… La vie l’aimera parce qu’il aime la vie. Le croiser fait du bien. Et Isabelle est sa bonne fée, tendre et solide, l’oreille aux aguets pour vérifier qu’il n’y a pas de panne d’oreiller le matin mais consciente qu’il faudra que ce jeune garçon construise sa vie bien à lui. Farès c’est Farès. Son parcours et sa personnalité lui appartiennent et ne définissent que lui. Pourtant, raconter son histoire fait du bien en ces temps de tumulte. « La famille ce sont les personnes qui t’aiment et te soutiennent. J’ai une grande famille en France », écrivait-il sur Facebook le jour où on a « fêté ses empreintes » selon une formule un peu bizarre adoptée ce soir-là. Au lendemain du 13 novembre, sa photo de profil était en bleublanc-rouge et il affichait « Paris » en couverture. La violence a rattrapé son pays d’asile mais il est certain que celui-ci va faire face sans rien céder de ce qui le fonde. Il y croit, peut-être encore plus fermement que nous tous. ◊
MÉMOIRE
MIRA
ELLES SE BATTENT POUR QUE LES IMAGES ALSACIENNES NE DISPARAISSENT PAS
Ces deux amies se sont rencontrées voilà quinze ans et elles ont décidé de tout faire pour que les films amateurs réalisés par les Alsaciens ne sombrent pas dans le néant. Leur but est de créer une cinémathèque régionale qui les conserverait. C’est un très beau combat… /// TEXTE ERIKA CHELLY PHOTOS MEDIAPRESSE / DR
L’histoire de nos images est devenue part entière de notre histoire tout court depuis que le cinéma amateur a réussi à émerger au siècle dernier, bien servi par une démocratisation sans précédent des techniques et matériels. Depuis les premières décennies du XXème siècle, les formats se sont succédés et tous ont eu leurs adeptes : du célèbre Pathé Baby avec sa perforation centrale (lancé en 1922) jusqu’aux modernes smartphones et leur numérique ultra-perfectionné, on a connu le célébrissime Super 8 - rares sont les familles qui n’en ont pas été équipées dès les années d’après-guerre -, supplanté à l’aube des années 80 par la bande magnétique (VHS) elle-même balayée par les bandes mini-format d’abord avant que l’avènement de l’ère numérique ne vienne mettre tout le monde d’accord. Pendant tout ce temps, les Alsaciens n’ont cessé de filmer leur vie quotidienne, les fêtes, les événements familiaux, les vacances… tous ces instants de vie qui constituent des témoignages précieux et autant d’archives capables de transmettre la mémoire du temps qui passe.
Mais voilà : peu à peu, beaucoup de ces films ont été oubliés dans de grands cartons sur lesquels la poussière s’entasse. La faute aux matériels de projections devenus obsolètes, irréparables, caduques. On sait bien qu’il ne faut pas se séparer de ces films, qu’ils sont notre vie d’autant qu’ils contiennent très souvent la précieuse image et la voix de celles et ceux qui ne sont plus là et qui nous sont chers. On se promet de les préserver en les numérisant mais c’est un long travail pour les visionner et les choisir et au final, c’est aussi un budget qui peut s’avérer conséquent. Alors, on oublie, le temps passe et le risque est alors grand que tous ces films finissent au rebus…
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DES TRÉSORS INÉDITS C’est contre ce danger-là que les deux amies se sont liguées et ont créé l’association MIRA (Mémoire des Images Réanimées d’Alsace). Soutenue par la Direction régionale des Affaires Culturelles et par les Collectivités territoriales), MIRA peut compter sur
ces deux jeunes retraitées qui sont les chevilles ouvrières de l’association. Christiane Sibieude (ex-chargée de développement à la Chambre de Commerce et d’Industrie de Strasbourg et du Haut-Rhin) et Odile GozillonFronsacq (historienne, auteur d’une thèse sur l’histoire du cinéma en Alsace et de plusieurs documentaires sur l’histoire de l’Alsace) ne ménagent pas leurs efforts depuis 2006. « Nous avons dès 2007 organisé un maximum de projections publiques un peu partout en Alsace » raconte Christiane. « Les publics ont été emballés, émus, interloqués et ça nous a confortées dans notre action ». Des propos approuvés par Odile qui relève que « tout cela contribue pour beaucoup au lien social indispensable à maintenir. Ces projections et l’accueil réservé par le public nous ont fait redoubler d’ardeur pour dénicher ces images et ces films inédits, véritables marqueurs de la vie de notre région et des Alsaciens. » Logée dans les locaux de la Maison de l’Image, près de la gare de Strasbourg, MIRA peut ainsi compter sur une belle
synergie, avec le voisinage des bureaux strasbourgeois de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA), de l’association Vidéo les Beaux Jours et d’Alsace Cinéma, le réseau des salles indépendantes en Alsace. DES PROJETS « Nous avons eu dès le début l’objectif de créer une cinémathèque régionale » poursuit Christiane Sibieude. « Un outil permettant au grand public, mais aussi aux réalisateurs ou aux chercheurs d’entrer en contact avec les possesseurs des films, par exemple. Un centre nerveux pour permettre aussi que circule l’information en direction des travaux universitaires ou autres. » « Un outil pour la mémoire » dit Odile Gozillon-Fronsacq. « On possède un fonds formidable et unique : la transformation des rues de Strasbourg, au fil des décennies passées par exemple. On y lit la mutation profonde de notre ville, c’est passionnant. » En 2016, MIRA souhaite développer considérablement son action. Un œil sur l’évolution administrative en cours avec la création de la Grande Région, les deux complices ont néanmoins décidé de lancer le « Cercle des amis de la cinémathèque régionale ». Cette initiative fortement soutenue à Strasbourg par Catherine Trautmann, a été présentée début novembre dernier au cinéma l’Odyssée lors d’une grande soirée où MIRA a pu montrer le processus complet de conservation des images récupérées, de la bobine d’origine au montage numérique.
proposer ce concept de cinémathèque régionale à la Grande Région. C’est le moment de nous aider ! » conclut Christiane Sibieude. ◊ /// MIRA 31 rue Kageneck - Strasbourg
www.miralsace.eu contact@miralsace.eu
En leur for intérieur, les deux piliers de MIRA rêvent d’une ou plusieurs sociétés mécènes qui viendraient renforcer l’aide publique que reçoit l’association. « Début janvier, on prévoit de
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ÉDITION
SABINE TRENSZ TA L E N T E T R ESPECT
Elle est, et de très loin, une des plus talentueuses photographes animalières de France. Mais elle excelle aussi dans les portraits des humains qu’elle rencontre sur toute la planète. En janvier prochain paraîtra Zig-Zag, le livre qui permet de mieux comprendre pourquoi la strasbourgeoise Sabine Trensz, à travers ses images, déploie tant d’activité en faveur de la planète… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS SABINE TRENSZ
Parmi les photographes professionnels, comme pour n’importe quelle profession, se côtoient les comportements les plus variés. Et, comme souvent dès qu’il s’agit de création artistique, la boursouflure des egos peut faire bien des ravages. On ne compte plus ceux qui sont capables de tout pour « shooter » l’image qu’ils veulent, au mépris du pourtant si évident respect humain : un animal, et encore plus un être humain, ne sont pas des cibles à approcher au plus près et à « aligner » sans vergogne. Encore moins des trophées à exhiber orgueilleusement à grand renfort de « moi je… ». L’élégance, on l’a, tout le temps, de façon naturelle et innée. Elle est difficile à acquérir si ce n’est pas le cas. Et impossible à comprendre quand on se comporte comme un vulgaire prédateur d’images…
photographe nous raconte son chemin de vie, de ses frasques en mode adolescente rebelle jusqu’aux grands espaces qu’elle parcourt aujourd’hui, avec son compagnon le réalisateur Pierre Mann, tous deux à la recherche des derniers spots sauvages de la planète. Quand elle n’est pas à l’autre bout du monde, Sabine enchaîne conférences et rencontres dans les festivals de voyage qui l’invitent. A chaque fois, elle sait s’effacer avec élégance et respect derrière les animaux et les hommes dont elle est parvenue à capturer la belle présence. La sortie de ZIG-ZAG est prévue pour la première quinzaine de janvier et les murs de la salle blanche de la Librairie Kléber accueilleront, en janvier également, une exposition sur une sélection des plus beaux clichés de cette photographe sensible et talentueuse. ◊
Sabine Trensz est une personne élégante, au quotidien et dans le cadre de son métier. Ses images en témoignent toutes. Il faut également saluer Angelita Martins, la courageuse éditrice, qui n’hésite pas dans le cadre de sa petite maison d’édition joliment nommée « Un bout de chemin », à publier des parcours de vie éclairants. Angelita a manifestement réussi à dépasser la beauté
formelle des images de la photographe strasbourgeoise et a compris par instinct que cette beauté et ce respect de la nature et des hommes transmis par Sabine Trensz ne pouvaient se comprendre qu’en regard des nombreux épisodes d’une vie qui ne ménagea pas les obstacles, tous surmontés avec un profond optimisme et beaucoup de résilience. Avec pudeur mais néanmoins sans détour, la
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/// ZIG-ZAG Nouveau Monde Éditions 920 pages, 32€ Sous la direction de Nicolas Bourguinat et Georges Bischoff www.nouveau-monde.net
ÉDITION
LIBERTÉ
J’E X PLOR E TON N OM
L’entretien était fait, le papier écrit mais le Dictionnaire historique de la liberté de Georges Bischoff ne nous est parvenu en service presse que le matin du 14 novembre. Comme un signe du hasard et de la nécessité… A l’heure où le monde semble marcher sur la tête, il est essentiel de faire marcher sa propre tête en état. Réfléchir au-delà de l’émotion. Cet ouvrage y contribue. /// TEXTE VÉRONIQUE LEBLANC PHOTOS DR
« Tout le monde a le mot « liberté » à la bouche, souligne Georges Bischoff lorsqu’on l’interroge sur ce qui a mis en chantier ce dictionnaire historique, mais cet édifice à la façade attrayante repose sur des fondations plus ou moins fragiles. Ce que nous avons voulu c’est explorer un domaine qui, de manière paradoxale, a échappé à la sagacité des historiens. D’en définir les éléments constitutifs. » Quelque 350 entrées structurent l’ouvrage. « Certaines s’imposaient, dit l’historien, comme « Esclavage », « Prison », « Anarchisme », « Bonnet phrygien », « Che Guevara »... D’autres, telles que « Bikini », « Blues », « Rock » sont plus inattendues… » Toutes permettent de se mettre ou remettre les idées en place, de mesurer le rôle de l’imaginaire dans la construction de la notion de liberté et de réaliser - ne serait -ce que par la longueur des articles qui leur sont consacrés - l’ampleur de certains combats. Le féminisme par exemple…
même et pour les autres. L’inattendue notice « Boire » est à cet égard très éclairante car elle introduit la notion de « mésusage » tout comme celles consacrées à ce « gigantesque espace de liberté que représente la communication électronique ». « Ces textes sont au cœur même du sujet, confirme Georges Bischoff, car ils mettent en évidence la transgression qui est l’un des nœuds de la problématique. »
A lire d’autres notices on prend aussi conscience de nombre de paradoxes et de tensions. C’est très beau d’être libre mais ça n’est pas sans risque, pour soi-
La liberté est en effet complexe, elle se vit au présent et doit être continuellement remise sur le métier. Rien n’est jamais acquis comme on dit et l’actualité nous le prouve… « Le but de ce dictionnaire est d’apporter à « l’honnête homme » de quoi nourrir sa réflexion et la remettre en perspective » précise Georges Bischoff en évoquant ce que l’historien et résistant Marc Bloch – en bonne place dans le dictionnaire - appelait « le service en ville » : être là pour mettre à la disposition du public de quoi rendre intelligible le passé et le présent. » « Il ne s’agit pas d’asséner des certitudes, poursuit-il. Il s’agit de poser de bonnes questions, de rappeler les fondamentaux et d’apporter des éléments de réponse essentiels dans une époque où l’on est dans une interrogation permanente, notamment
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LIBERTÉS…
en ce qui concerne la liberté de pensée. » Liberté de pensée mais aussi d’expression sans oublier la liberté de la presse née bien après son corollaire qu’est la censure. On gagne à redéfinir tout cela, à en percevoir les tenants et les aboutissants, les vertiges et les acquis, les questionnements à venir et les drames qui frappent – qui viennent de frapper - ce qui nous semblait aller de soi. Une rubrique « Charlie Hebdo » figure dans l’ouvrage. Elle est éclairante et à la lire on se dit que ça pourrait être ça « Être Charlie » : ne pas endosser des formules toutes faites mais réfléchir au sens des combats. Celui pour la liberté n’est pas clos. Quant à définir ce si beau mot, ce n’est pas simple mais Georges Bischoff se réfère volontiers à cette phrase de la notice « Christiania », quartier de Copenhague autoproclamé « Ville libre » en 1971 : « Y vivre, en dit l’un des théoriciens, c’est vivre sans filet. Le filet du rétiaire comme celui du trapéziste. » ◊ /// « DICTIONNAIRE HISTORIQUE DE LA LIBERTÉ » Nouveau Monde Éditions 920 pages, 32€ Sous la direction de Nicolas Bourguinat et Georges Bischoff www.nouveau-monde.net
ÉVÉNEMENT
LES ESCAPADES DE NOËL SO NT À P ORT ÉE D E T R AIN
Belle initiative : la Région Alsace et l’Agence d’Attractivité de l’Alsace publient une petite brochure ingénieuse qui récapitule toutes les escapades de Noël accessibles en moins de 45 minutes de Strasbourg, Colmar et Mulhouse, les trois principales gares alsaciennes. De quoi redécouvrir sereinement la magie de Noël… /// TEXTE BENJAMIN THOMAS PHOTO DR
LeTER Alsace est le mode de déplacement idéal pour rejoindre les destinations de Noël permanentes ou les événements ponctuels à moins de 45 minutes de sa gare de départ. On évitera ainsi le pire de ces déplacements de fin d’année : bouchons, parkings problématiques voire routes impraticables… Pour ne profiter que de la seule magie de Noël, la Région Alsace et l’Agence d’Attractivité de l’Alsace ont édité comme chaque année une brochure qui regroupe, au départ de Strasbourg, Colmar ou Mulhouse, toutes les destinations emblématiques de Noël à moins de 45 minutes de la gare de départ. ONZE DESTINATIONS AU DÉPART DE STRASBOURG Les lecteurs de Or Norme pourront choisir parmi onze destinations au départ de la capitale alsacienne. Haguenau (Le Pays des mystères) fête ses 900 ans et son marché de Noël est accessible en 40 mn. Saverne est au centre du Pays des lumières et n’est qu’à
25 minutes de Strasbourg. Pas loin de là, le musée Lalique de Wingen-sur-Moder est accessible en 45 minutes. Peut-être préférerez-vous vous rendre là où la tradition du sapin de Noël est née, à Sélestat : cette escapade au Pays du sapin ne vous prendra que 30 minutes, exactement la même durée pour une visite d’une demi-journée à Obernai, où la magie du très bien préservé centreville joue à fond au moment de Noël. Toutes les destinations précédemment citées sont dites permanentes (horaires précis dans la brochure). Elles sont complétées par les événements ponctuels (souvent les week-ends ou dimanche précédant la nativité) : autour de Soultz-sous-Forêts, Wissembourg, Niederbronn, Bouxwiller, Barr ou encore Molsheim, il y a évidemment nombre de villages où la tradition de Noël est bien présente.
/// BROCHURE DISPONIBLE dans les gares de Strasbourg, Sélestat, Colmar et Mulhouse et consultable en ligne sur : www.noelalsace.eu
La brochure précise les horaires de train et des manifestations, toutes visibles dans le très pratique créneau d’une demijournée. ◊
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DES NOU VE LLES...
OR NORME /// TEXTE BENJAMIN THOMAS PHOTOS MÉDIAPRESSE / DR
L A S EP TI ÈM E O BSES SION
C ES T R OIS A M I S ON T M O BIL I S É 5 0 0 0 P ER S ON N ES Place Kléber à Strasbourg le mercredi 18 novembre dernier lors de l’hommage aux malheureuses victimes des attentats de Paris. Camille Taleb (26 ans), Valentine Zeler (18 ans) et Sacha Metzger (18 ans) - de gauche à droite sur la photo - ont réussi leur pari en utilisant au maximum les relais efficaces des réseaux sociaux. Une soirée bien sûr très émouvante avec la lecture de la liste des noms des victimes puis d’autres lectures de textes qui avaient été initialement publiés soit sur internet soit par la presse écrite. « J’ai été très impressionné par le silence et le respect de la foule lors de cet hommage » dit Camille Taleb. « Ce qui s’est passé cette année, Charlie et maintenant les attentats du 13 novembre représente un électro-choc immense qui a réveillé notre génération. Il va nous falloir désormais vivre longtemps avec ça, je le crains. Plus tard, c’est notre génération qui va être amenée à prendre les décisions… » conclut-il. Loin de toute récupération politique ou autre (ces trois jeunes avaient été très clairs en amont…), on saluera le discret investissement de Silvio Philippe qui fut l’initiateur du rassemblement de janvier dernier et de Stéphane Littolf, le directeur du Centre culturel de Vendenheim, qui a organisé avec quelques amis artistes les lectures des témoignages. ◊
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Un superbe magazine sur le cinéma vient de naître. Destiné à une audience nationale, il a largement été initié et réalisé par deux Strasbourgeois : Nathalie Bittinger, maître de conférence à l’Université de Strasbourg et spécialiste du cinéma asiatique en est la rédactrice en chef et Ghislain Benhessa (photo ci-contre), docteur en droit et enseignant lui aussi à l’UDS est un des piliers du comité de rédaction. Revue de belle facture, maquette élégante (quelle belle Une !) et de vrais parti-pris : on y lit, par exemple, « Imaginez si l’on nous apprend à voir l’envers des apparences… Où va-t-on ? » Ghislain Benhessa revendique totalement le support papier : « La Septième Obsession est une revue directement issue d’une formule largement éprouvée sur internet. Mais rien de tel qu’une revue papier pour pouvoir mieux toucher nos lecteurs… » Evidemment, à Or Norme, on applaudit des deux mains et on vous incite à découvrir d’urgence cette revue dont la cheville-ouvrière, Thomas Aïdan, n’a que 21 ans ! Au sommaire de ce premier numéro. ◊ /// WWW.LASEPTIEMEOBSESSION.COM
L ES PEI NTURES ET GRAV URES DE HÉL ÈNE DE BEAUVOIR F I N 20 1 7 AU M USÉE WÜRTH Et c’est une bonne nouvelle ! Or Norme vous avait raconté le superbe combat mené depuis Goxwiller par Margharete et Martin Murtfeld, un couple d’amateurs d’art qui ont acheté la maison dans laquelle la sœur de Simone de Beauvoir a passé plusieurs décennies avant de s’éteindre au début des années 1990. Après avoir essuyé le refus des musées strasbourgeois (la Conservatrice émettait des doutes sur la « valeur muséale » de l’œuvre de l’artiste), le couple Murtfeld a obtenu l’accord du musée Würth à Erstein : les toiles et les gravures de cette artiste
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plus reconnue à l’étranger qu’en France seront accrochées aux cimaises à la fin 2017 en provenance essentiellement de la collection acquise par Margarethe et Martin Murtfeld et de celle du galeriste Ludwig Hammer à Regensburg. ◊ /// WWW.LASEPTIEMEOBSESSION.COM
DEUX MANIFESTATIONS
À NE PAS RATER
EN JANVIER ET FÉVRIER PROCHAINS
LA 6 È ME ÉDI T IO N D ES R EN D E Z-VO U S D E L’I M AGE Organisés par le passionnéThierry Edel, les Rendez-Vous de l’Image auront lieu au Palais de la musique et des Congrès au Wacken du 22 au 24 janvier prochains. Cette manifestation de haute tenue est un moment unique pour côtoyer et rencontrer des photographes talentueux dont les travaux ont été soigneusement sélectionnés. Les Rendez-Vous de l’Image mettent l’accent sur le travail d’auteur et cherche à mettre à l’honneur des photographes qui ont un travail construit. Du 22 au 24 janvier prochains, le grand public pourra donc découvrir les œuvres primées par le jury qui sera présidé par le photographe Alain Willaume (photo ci-dessus), photographe et commissaire d’exposition indépendant et enseignant à la Haute école des arts du Rhin de Strasbourg et à l’École nationale supérieure d’art de Nancy. ◊ /// WWW.RDVI.FR
L A F Ê T E E U R O P É E N N E DE L’IM AG E SO U S-M A R I N E & DE L’E N VIR ON N E M E N T /// PHOTOS DENIS PALBIANI / PAKIELA ROBERT / GREG LECŒUR / DR
Elle aura lieu du 12 au 14 février 2016 à la Cité de la Musique et de la Danse de Strasbourg. Si la capitale alsacienne est bien loin de la mer, elle constitue chaque hiver le port d’attache de nombre de photographes, cinéastes, vidéastes venus du monde entier pour faire admirer leurs productions à un nombreux public de fans qui se pressent à la Cité de la Musique. Chaque année, la Fête européenne bénéficie de la venue d’une personnalité prestigieuse. Après Captain Watson de Sea Shepard l’an passé (inoubliable moment) c’est François Sarano qui sera le parrain de l’édition 2016. Ancien de l’équipe Cousteau, biologiste reconnu, chef d’expédition, facilitateur de grands films, plongeur insatiable, peintre, François Sarano (photo ci-dessus), l’homme qui parle aux oreilles du grand blanc, sait partager les images et les connaissances accumulées au cours de quarante ans de plongée. Ne manquez pas ce conteur formidable et le récit de l’extrême diversité de ses expériences. ◊ /// WWW.FEISME.COM
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PORT FOLIO J É RÉ MY MAY
« Les premières neiges » de Jérémy May Lorrain d’origine, Jérémy May vit et travaille à Strasbourg. Il fait partie de cette nouvelle génération de photographes pour qui le mot respect est tout aussi indispensable que le dernier reflex sorti des chaînes des fabricants. Passionné de montagne, il se lève très tôt pour quitter Strasbourg et entamer ses marches lors des dernières heures de la nuit en cherchant à se fondre entièrement dans la nature. Nous sommes tombés amoureux de son travail le plus récent, réalisé dans les Hautes-Vosges, aux alentours du Hohneck, du col du Wormspel ou de l’arête du Spitzkoepfe, lors des récentes semaines automnales où les premières neiges sont arrivées. Il a bien du talent, Jérémy… ◊ www.facebook.com/JeremyMayPhotographie www.may-jeremy.fr
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OURS numéro 19 / décembre 2015
ORNORME STRASBOURG 11 Boulevard de l’Europe 67300 Schiltigheim CONTACT josy@mediapresse-strasbourg.fr DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Josy Falconieri josy@mediapresse-strasbourg.fr DIRECTEUR DE LA RÉDACTION Jean-Luc Fournier jlf@mediapresse-strasbourg.fr RÉDACTION Alain Ancian Erika Chelly Jean-Luc Fournier Véronique Leblanc Charles Nouar Benjamin Thomas GRAPHISME Julie juliefournier.designer@gmail.com
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CORRECTRICE Valérie Bisson
TIRAGE 15 000 exemplaires Tous déposés dans les lieux de passage de l’agglomération (liste des points de dépôt sur demande). DÉPÔT LÉGAL : DÉCEMBRE 2015. ISSN 2272-9461 magazine.ornorme.strasbourg
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