OR NORME STRASBOURG / L’INFORMATION AUTREMENT
numéro 23 / décembre 2016
ART & CULTURE 2016
e di to PAR Patrick Adler
Directeur de la publication
/// De l’Art ! De l’Air ! Ce dernier numéro d’Or Norme de l’année 2016 (le dernier également sous cette forme…) nous propose d’en prendre de belles bouffées, et ce ne sera pas de trop, étant donné le niveau d’encrassement auquel pourraient bien se situer nos cinq sens, durement éprouvés par l’actualité de ces derniers mois. Pourtant, dans ce chaos ambiant, il nous est possible d’aller découvrir, comme le font les artistes, qui savent « descendre aux entrailles des choses », ce qui construira notre Nouveau Monde. Alors, sachons observer, soyons attentifs à ce qui se passe actuellement à Strasbourg, et dans cette région tri-rhénane si intensément vivante : les eaux du grand fleuve, les vents d ’Est, les essences des forêts, doivent tout autant nous inspirer que les initiatives artistiques et culturelles qui nous sont également proposées !.. L’Air et l’Art. Aristote pensait que l’Art imitait la Nature, et qu’ainsi il permettait à l’Homme de s’en rapprocher, alors que Platon en déduisait à contrario que par imitation, Il finissait par s’en éloigner… En vérité, quiconque a connu le bonheur de la communion avec la Nature, de ces moments d’intimité, où l’on sent l’Univers passer à travers soi, est apte à connaître et à éprouver la même émotion au contact d’une œuvre d’Art. Mais, à l’instar de la réponse de la Nature, celle de l’œuvre d’Art peut également nous infliger des moments plus inconfortables, voire violents… qui doivent nous interpeller sur ce que toutes deux, la Nature et l’œuvre, ont à nous dire ! Ce que ce numéro d’Or Norme nous invite à expérimenter, à vivre, à retrouver, c’est justement cette capacité, que nous avons tous, à être plus attentifs à ce qui peut nous être offert, à tout moment, par la Nature, par l’Art, par les Autres. C’est ainsi, intuitivement, que nous saurons poser de nouvelles et belles intentions, qui seront les prémices de nos futures actions, de nos nouvelles entreprises, et de nos prochaines œuvres… toujours Or Norme ! ◊
SOMMAIRE
DÉCEMBRE 2016 ORNORME 23
4 - ENTRETIEN RAPHAËL GLUCKSMANN
10 - DOSSIER
ART & C ULT U R E
54 - MARAM AL-MASRI 58 - ST-ART
60 - ENTRETIEN ROLAND RIES 68 - MIME MARCEAU 72 - AUDREY KESSOURI 74 - POLAR KIDS 76 - MINE GÜNBAY 78 - JEAN HANSMAENNEL 80 - AU CAFÉ ET-NORME 82 - NOTEZ DÉJÀ 83 - NOËL EN ALSACE 84 - PORTFOLIO CHRISTOPHE MATTERN
12 - FONDATION BEYELER 20 - FONDATION VUITTON 26 - MADELEINE MILLOT-DURRENBERGER 30 - TOMI UNGERER 34 - ROGER DALE 36 - HÉTÉROTOPIES 40 - REGIONALE 17 44 - SONNAMBULA & BLANCHE-NEIGE 48 - LES PERCUSSIONS DE STRASBOURG 50 - LE TRAIN DU CRÉPUSCULE
DOSSIER
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DOSSIER
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ENTRETIEN
Raphaël
Glucksmann /// Entretien réalisé par JEAN-LUC FOURNIER à Paris, le 14 novembre 2016
Photos Or Norme – Thibaut Camus/Sipa - DR
“ C’est le moment de vérité… ”
Parce que la tentation du repli envahit de plus en plus l’espace public, parce que les héritiers de Voltaire et Hugo sont devenus bien silencieux et acceptent que d’autres kidnappent littéralement notre histoire avec leurs raccourcis approximatifs et leurs pseudo-vérités qu’ils débitent au kilomètre, le fils du philosophe André Glucksmann, récemment disparu, Raphaël (36 ans), retourne aux sources de notre France pour la faire vivre à nouveau. Selon lui, elle est « humaniste, cosmopolite, ouverte sur les autres, le monde et l’avenir », comme elle l’a toujours été, n’en déplaise aux réactionnaires et leur obsession d’une identité univoque dans un pays clos et assiégé par des hordes venues de toutes parts. Rencontre avec un homme qui parle à l’oreille des jeunes générations…
Nous nous rencontrons au lendemain de la date anniversaire des attentats de novembre 2015 contre Le Bataclan et les terrasses de l’est parisien. Depuis, les peurs se sont accumulées et il n’y a pas un jour sans qu’une interview, un article, une émission de télé voire un livre ne viennent développer les théories des réactionnaires qui, sans complexe, cherchent à imposer le concept d’une France depuis toujours univoque, blanche et chrétienne pour résumer. Dans votre ouvrage « Notre France – Dire et aimez ce que nous sommes », vous réouvrez le grand livre de l’histoire de notre pays pour prouver que la France s’est au contraire depuis toujours construite sur l’ouverture sur les autres, l’humanisme et le cosmopolitisme. Vous démontrez que le récit national n’a rien à voir avec ce qu’imaginent les Zemmour et consorts… « En 2015, les attentats sont survenus dans notre pays au sein d’une société qui doutait déjà d’elle-même et des grilles de lecture qui l’ont façonnée pendant des décennies. Une société en pleine crise, sociale, politique, morale, économique, philosophique, idéologique. La puissance de déflagration de ces attentats a été décuplée par cette crise qui leur préexistait. Nous sommes donc dans un état d’ébranlement beaucoup plus profond qu’il n’a été analysé et qui peut nous conduire à changer littéralement de type de société. Daech et ses terroristes n’ont pas les moyens de planter le drapeau noir de leur califat sur l’Elysée mais, en nous terrorisant, ils peuvent nous pousser à changer nous-mêmes le type de société dans laquelle nous vivons. L’enjeu de la décennie qui vient, et même des mois qui viennent, est là, incontestablement. Cette peur, qui est légitime bien sûr, peut nous conduire à ce changement de paradigme.
On vient d’en avoir un écho aux EtatsUnis : ce n’est pas juste un moment de colère anodin, c’est un mouvement très profond d’ébranlement des sociétés occidentales qu’on retrouve en Russie et qui traverse toute l’Europe. Sur fond de perte des repères, de perte de sens et d’un mouvement de remise en cause de cette société ouverte et tolérante qui a été mise en place depuis 70 ans, depuis la fin du second conflit mondial. Pour le moment, on n’arrive pas à l’endiguer et la menace est que tout soit emporté dans un même déferlement… Il y a un point commun dans les sociétés qui subissent cette remise en cause de leurs valeurs d’humanisme et d’ouverture. Leurs élites sont aux abonnés absents, elles n’apportent plus les réponses pour que la société s’oppose à cet ébranlement... Stigmatiser la vague d’extrême-droite qui traverse ces pays et qui touche également la France est indispensable mais ce n’est pas du tout suffisant. Il y a une faillite des élites occidentales à remplir leur mission. Déjà, il faudrait qu’elles se renouvellent mais au-delà, à quoi sert une élite ? Elle doit donner du sens à la société dans laquelle elle évolue. Or, les élites occidentales sont aujourd’hui incapables de renouveler la démocratie au sein de laquelle elles évoluent et de donner sens aux sociétés métissées et ouvertes dans lesquelles nous sommes nés et dans lesquelles nous aspirons à continuer à vivre. La clé du désastre actuel est là : mine de rien, nos élites ont été formées à l’idée que l’histoire était finie au lendemain de la chute du mur de Berlin en 1989, qu’il n’y avait plus ensuite d’immenses enjeux et que notre démocratie, notre paix, notre
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ENTRETIEN prospérité étaient aussi naturelles que l’air qu’on respire. Et bien, on le voit aujourd’hui, c’est faux. L’histoire, dans sa dimension tragique, n’est pas finie et la démocratie, la paix et la prospérité ne sont pas du tout acquises une fois pour toutes. Et quand l’histoire s’en vient brutalement frapper à la porte de ces leaders qui n’ont été formés qu’à la gestion et à la communication mais pas à la crise dans sa dimension la plus profonde, elle les trouve totalement démunis. Ce qui est flagrant aujourd’hui, dans cette société ébranlée par les attentats, par la crise économique et sociale et qui est gagnée par la progression des grilles de lecture d’extrêmedroite, c’est cette incapacité pour nos hommes politiques à donner du sens, à indiquer un chemin, à dégager un horizon… C’est ça qui à mon avis pose le plus gros problème. Et on ne peut même pas leur reprocher individuellement de ne pas le faire car ils n’ont pas été formés pour ça. Je le répète, ils ont été formés pour gérer et pour communiquer. Point. Notre société se retrouve aujourd’hui dans une situation où il faut bien plus que ça, où il faut une vraie capacité à embrasser l’histoire dans toute sa dimension tragique et à comprendre que ces moments d’ébranlement obligent à ressouder, à recréer et à réformer. Un exemple concret qui
notes de conseillers qui lui disent à quel point ce service civique obligatoire serait compliqué à gérer, horriblement coûteux et que le simple fait de le rendre obligatoire risquerait de déclencher une polémique, etc, etc. Moi je pense que si on appréhende vraiment la radicalité de la situation, on se doit de prendre des décisions radicales d’autant que sur un sujet aussi peu sulfureux, je pense qu’une majorité de Français auraient été d’accord. Et bien, même ça on n’est pas arrivé à le faire ! Cet exemple montre à quel point nos élites sont démunies dès que la situation exige des mesures fortes et radicales. Il y a une inadéquation profonde entre ce personnel politique tel qu’il a été formé et les temps graves, les temps de crise que notre société doit affronter. Leur formation date des trente glorieuses et ils ont été élevé par Sciences-Po ou par l’ENA dans une perspective où la société fonctionne d’elle-même et ne nécessite que de mettre de temps à autre un peu d’huile dans les rouages. Simplement, gérer. Mais aujourd’hui, on est dans une situation où plus rien ne va de soi, où tout est ébranlé, où d’un côté il y a les attentats terroristes et de l’autre la dislocation de la construction européenne et la montée de l’extrême-droite, la remise en cause de la démocratie, la montée de la violence et un culte du chef qui s’installe. On demande à des gens qui ne sont pas formés pour ça de s’élever au niveau des enjeux tragiques de l’époque : c’est peine perdue, ils ne peuvent pas le faire… Il y a dans votre livre une trentaine de pages qui constituent un chapitre entier nommé « Notre France est cosmopolite » où vous imaginez que François Hollande aurait pu décider la panthéonisation des 23 membres du groupe Manoukian, ceux de l’Affiche rouge. Vous imaginez son discours : « Aujourd’hui, Gavroche entre au Panthéon, un Gavroche au sang mêlé et aux papiers douteux, un Gavroche juif, arménien, espagnol, italien mais pourtant un Gavroche français, absolument, indubitablement français, français comme vous et moi, et bien plus encore. » Ce discours n’a pas eu lieu, l’histoire ne s’est pas écrite ainsi. Pourtant, François Hollande possède cette culture de l’altérité, il croit en ces idées-là… Déjà, il faut dire que ce qui condamne ce quinquennat, plus que ce qui a été fait – car sincèrement, l’impopularité du président ne peut pas s’expliquer par ce qu’il a fait, rien d’absolument scandaleux n’a été fait -, c’est ce qui n’a pas été dit et n’a pas été fait. C’est que dans une situation aussi tragique, avec un besoin de sens aussi fort, il n’y ait pas eu de grands moments où le président de la République ait embrassé notre histoire, nous ait expliqué ce qu’être français aujourd’hui signifie, en quoi notre propre histoire doit nous préserver des pulsions de haine, de rejet ou de cette tentation du repli qui traversent notre société. Ca, c’est la preuve d’une incapacité à s’élever et à donner du sens. Cela met en lumière une classe politique qui a peur des grands récits, qui n’a pas de capacité à en produire et qui se retrouve perdue quand la situation de notre pays exige cela. C’est particulièrement vrai pour la gauche, mais il y a aussi cette incapacité à défendre ne seraitce que des mots qui sont en train de s’effacer, de basculer, de disparaître ou de se retourner en injure. Face à cela, aucune résistance n’est opposée. Par exemple, les notions de cosmopolitisme ou de droits de l’homme. Le mot cosmopolitisme a complètement disparu et la notion de droits de l’homme s’est retournée en « droitdel’hommiste ». Tout est de la faute des « droitsdel’hommistes » martèlent certains. C’est devenu une injure suprême dans notre propre pays, celui qui a rayonné dans le monde parce qu’il a inventé les Droits de l’homme et du citoyen ! Et ainsi, aujourd’hui, on laisse des mots qui ont formé notre identité soit être récupérés par l’extrême-droite comme laïcité ou nation soit complètement disparaître du vocabulaire ou se retourner en insulte. Face à cela, la gauche politique mais aussi intellectuelle n’entreprend rien pour se réapproprier ces termes, pour réinventer les concepts qu’ils expriment. Beaucoup de gens ont voté pour François Hollande parce qu’ils attendaient un autre discours sur l’identité de la France que celui prononcé à Grenoble par l’ex-président Sarkozy. Et bien, ce discours n’est pas venu… Cependant, François Hollande n’est que le symbole d’une démission somme toute beaucoup plus généralisée, celle de la gauche intellectuelle qui n’arrive plus à produire une vision du monde qui s’assume et qui soit aussi cohérente que la vision du monde de gens tels
“ Nos élites sont démunies dès que la situation exige des mesures fortes et radicales ” illustre bien le problème et qui montre que même quand nos leaders ont une bonne idée, ils n’en vont jamais au bout. Je parle du service civique : au lendemain des attentats, Manuel Valls dit qu’il y a des ghettos en France et qu’il faut absolument en abattre les murs. François Hollande lui emboîte le pas et dit que quand des jeunes français tuent d’autres jeunes français, il faut absolument ériger la jeunesse en priorité. Il parle même de « recréer une jeunesse française ». Il a alors cette bonne idée du service civique car on a supprimé le service militaire et il n’a été remplacé par rien. Il n’y a donc plus, à aucun moment dans notre vie, la moindre institution qui oblige des jeunes nés à Trappes dans des cités à majorité immigrée, d’autres nés dans le XVIIème arrondissement de Paris ou nés dans un village alsacien à se croiser, à se rencontrer même symboliquement. Si les jeunes ne se croisent pas, créer une société républicaine est impossible ! D’où cette idée du service civique. Mais il n’ira jamais au bout de cette belle idée, comme de beaucoup d’autres d’ailleurs. Il crée un service civique volontaire, c’est à dire qui ne s’adresse qu’aux gens qui déjà se sentent partie prenante de la République, qui adhèrent à des principes communs. Et pourquoi fait-il ça ? Et bien parce qu’il reçoit des
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que Philippe de Villiers ou Eric Zemmour. Il ne suffit pas de dire qu’ils sont racistes ou xénophobes, il faut comprendre que s’ils ont le vent en poupe, c’est parce qu’ils osent présenter leur vision du monde. Face à cela, nous en sommes réduits à un « fastchecking » de leurs propos, certes indispensable à réaliser mais qui ne suffit pas. Au mieux, nous ne parvenons qu’à exprimer une vision du monde compartimentée en segments, en thèmes ou en catégories de population, sans jamais offrir un horizon général. Concernant la gauche intellectuelle, sans vouloir paraître trop railleur, j’ai envie de vous demander : des noms, des noms ! Je pense qu’effectivement, ce n’est plus grand chose aujourd’hui. Elle a été brillante pendant très longtemps, elle a dominé le débat sociétal et intellectuel de l’après-guerre et cela a continué quand la gauche a cessé d’être marxiste jusqu’en 1981, quand elle est arrivée au pouvoir. Deux facteurs ont alors joué à plein. D’abord ils se sont très vite habitués au pouvoir et une forme de paresse intellectuelle s’est installée, doublée d’un égoïsme qui a consisté à déduire de son bien-être personnel le fait que la société dans son ensemble allait bien également et qu’il n’y avait donc plus besoin de quête de transformation sociale et d’abolition des privilèges. Pour le débat intellectuel, le confort c’est l’ennemi. C’est a contrario ce qui a fait la force des intellectuels réactionnaires : ils ont été longtemps marginalisés, ils n’occupaient que les marges du débat intellectuel et cet inconfort leur a permis d’acquérir peu à peu une vraie force de conviction. Ils ont ainsi réinventé leur propre logiciel, ce qui explique leur domination d’aujourd’hui. La gauche intellectuelle était tellement à l’aise dans la société des années 80, 90 et même 2000 : au final, ce confort a entraîné la paresse puis l’incurie. Et cette croyance que l’histoire était terminée après la chute du mur a fait le reste… Finalement, au moment du sommet qui a réuni Blair, Schroeder, Jospin et d’Alema en Autriche à l’automne 1998, c’est à dire l’ensemble de l’Europe rose, tous pensaient qu’ils vivaient l’aboutissement du rêve humain. En fait, au moment où on est convaincu qu’il n’y a plus rien à changer, c’est justement l’instant où tout s’effondre. Mais il y aussi une autre raison qui a miné la gauche intellectuelle : ces membres étaient devenus des gadgets du Parti socialiste. Ca ne pouvait pas fonctionner comme ça et c’est pour cela qu’il faut que cette gauche intellectuelle se réinvente aujourd’hui hors des partis politiques. Si on ne comprend pas que tout n’a pas été bien fait, loin de là même, alors on est dans l’illusion totale. Si tout avait été bien fait, Zemmour ne vendrait pas 300 000 exemplaires de ses bouquins, le FN ne serait pas à 30% et on n’aurait pas, avant même que la campagne pour les présidentielles ne commence, la certitude que 2002 va se reproduire avec le FN au second tour ! Et pour se réinventer, il faut produire des symboles, un récit sinon on est comme cet albatros si magnifique dans le ciel mais qui, une fois posé sur le pont d’un bateau, devient maladroit et ridicule quand il tente de marcher avec ses ailes démesurées qui l’entravent. Ca vaut aussi pour la construction européenne qui est en danger elle aussi et qui représente un enjeu majeur : tant
ENTRETIEN qu’on ne dessinera que des ponts ou des bâtiments sur nos billets de banque, rien ne s’incarnera. « Dire et aimer ce que nous sommes » figure aussi dans le titre de votre livre. C’est donc la base pour se réinventer avec les valeurs de la France de toujours comme socle solide. Vous ne cessez d’attirer l’attention sur l’extrême urgence de réenclencher le processus et sur les énormes dangers qui menacent nos sociétés encore démocratiques… Je le pense, c’est le moment de vérité. Nous y sommes. Rendezvous compte : après que tous les pays occidentaux aient vécu depuis plus de vingt-cinq ans avec cette idée que comme il n’y avait plus le communisme, c’était la fin de l’histoire, l’occident allait pouvoir imposer ses standards dans le monde entier, et bien en son cœur-même, je dis bien en son cœurmême, la démocratie occidentale est rejetée. Pas en périphérie, à Washington ! Les attentats, les succès invraisemblables des mouvements d’extrêmedroite un peu partout en Europe, l’élection de Trump aux Etats-Unis, tout cela sont des signaux d’une intensité désormais très forte et qui annoncent que la société dans son ensemble menace de s’effondrer. Donc, c’est en effet le moment de vérité : il est plus que temps d’abandonner le statutquo des dernières décennies et bâtir un projet de vraie transformation. Et ce sera le rôle des gens de ma génération. On les a dits dépolitisés mais c’est complètement faux. Il n’y a jamais eu autant d’associations dans lesquelles ils s’investissent, il n’y a jamais eu autant d’initiatives et sur les réseaux sociaux, il n’y a jamais autant eu de débats purement politiques, en bien comme en mal d’ailleurs car on sait bien que le FN est le premier parti sur Facebook.
“ Il est plus que temps
même. La jeunesse a conscience de ça et c’est une situation qui procure plein d’espoir. Pour l’instant ne manquent d’une part que la traduction intellectuelle de toutes ces initiatives qui permettrait de fabriquer un récit, un horizon, un sens communs et d’autre part, un débouché politique capable de représenter cette France humaniste, cosmopolite et altruiste qui est en train de se construire à une échelle infra-politique, pour l’heure. C’est Hegel qui expliquait la fonction de la guerre, pour les Etats. Il écrivait que quand tout va bien, quand tout semble fonctionner de soi-même, chaque partie qui compose le tout a l’impression qu’elle est autonome et autosuffisante. En quelque sorte, cela donne des sociétés atomisées : en groupes sociaux, en communautés ou alors plus simplement en individus. Et tout à coup, quand la grande crise survient, la guerre dans son exemple, chacune des parties se rend soudain compte qu’elle dépend du tout, pour sa propre existence. Elle se rend compte que si le tout s’effondre, elle-même disparaît. Je pense que nous sommes aujourd’hui dans un tel moment. Si on ne prend pas conscience que le commun, le tout, appelons-ça la République, appelle notre investissement à tous pour sa survie et bien chacun d’entre nous sera bouleversé dans son existence propre. Si on ne prend pas conscience de ça maintenant, alors nous ne méritons pas de vivre dans une démocratie ! Nous en sommes à ce moment de vérité-là, où il faut comprendre qu’il y a quelque chose qui nous dépasse et sans quoi nous n’existerons plus. Ce quelque chose, c’est la chose commune, la République. C’est ce qui différencie pour moi la pensée multiculturaliste de la pensée cosmopolite. La pensée multiculturaliste c’est dire : nous avons des origines différentes, nous sommes tous différents, nous avons des cultures différentes, c’est très bien. Essayons de vivre ensemble sur le même territoire. Tout cela est indéniable et vrai mais cette pensée est pour moi une pensée fainéante. La pensée cosmopolite, c’est autre chose qui dit qu’à partir de ces origines et de ces cultures différentes, nous devons chercher quelque chose qui les transcende et qui nous permette de faire un peuple. C’est cela la tradition française du cosmopolitisme républicain, en opposition à la tradition anglosaxonne du multiculturalisme. Malgré toutes ces tragédies depuis plus d’un an maintenant, la société française a réussi à ne pas plonger dans ce que souhaitait Daech, c’est à dire de violentes exactions contre les Musulmans, une véritable guerre civile. Quelle analyse peut-on faire, au jour où l’on se parle, de cet état des lieux ? Il faut bien sûr féliciter chaque Français pour l’absence de pogroms, de manifestations de haine tout du moins de manière collective et exacerbée. Grâce à la force d’inertie de ces principes et de ces valeurs qui ont infusé la France pendant des siècles et des siècles, ça tient. Maintenant il faut bien comprendre que ces attentats continuent à travailler la société en profondeur et que donc, nous ne savons pas jusqu’à quand ça tiendra. Nous en sommes donc là, dans ce laps de temps qui est donné aux politiques et aux intellectuels pour corriger le tir et reformuler un projet et un horizon mobilisateurs. Si ce projet et cet horizon ne sont pas produits, viendra le moment où ça ne tiendra plus. Si ce temps qui ne nous est donné ne sert pas à agir dans ce sens, ça ne tiendra pas indéfiniment. Si une politique déterminée ne permet pas de refabriquer un peuple à partir de la collection de ghettos qu’est devenue la France, et bien ça ne tiendra plus. C’est l’enjeu majeur des mois et des années qui viennent. Nous avons la chance d’être un peuple et une nation qui ont eu des siècles et des siècles de formation spirituelle, idéologique et sociale à la tolérance et c’est ça qui aujourd’hui nous permet d’être encore en vie. Si on ne profite pas du moment et du temps qui nous sont donnés, et bien, encore quelques années d’apathie et d’aphasie et nous nous effondrerons… » ◊
d’abandonner le statut-quo des dernières décennies et bâtir un
projet de vraie transformation ” Il y a donc, cette conscience, cette jeunesse qui naît au monde dans un univers déjà très différent de celui des années 80. Ils naissent au monde dans le tragique, au beau milieu des attentats qui les visent eux en priorité comme les tragédies du Bataclan ou des terrasses l’ont montré. Du coup, ils savent que la politique n’est pas un luxe, qu’elle n’est pas du superflu comme à l’époque où on pensait que la société allait bien et que la seule question était de savoir si c’était Jospin ou Chirac qui allait gouverner la France. Que ce soit l’un ou l’autre, à l’époque, leur vie ne changerait pas. En revanche, les choix qui vont se présenter à nous dans les 10 ou 20 ans qui viennent sont des choix qui vont changer nos vies. La politique redevient existentielle et essentielle. Elle redevient quelque chose de profondément bouleversant pour nos existences-
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/// « Notre France – Dire et aimer ce que nous sommes » Allary Editions. Raphaël Glucksmann sera à la librairie Kléber le lundi 12 décembre à 17h. Il sera en outre l’invité exceptionnel d’un Petit-déjeuner Or Norme Strasbourg, organisé par notre revue le mardi 13 décembre, de 8h30 à 10h à Aedaen Place, 6 rue des Aveugles.
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ART & CULTURE FO NDAT IO N B EYEL ER FO NDAT IO N V UI T TO N M adeleine M illot -Durrenberger TO M I UNGER ER R O GER DAL E HÉT ÉR OTO PI ES R EGIO NALE 1 7 SO NNAM B ULA & B LANCHE-NEIG E LES PER CUSSIO NS DE ST R ASB O URG LE T R AI N DU CR ÉPUSCU L E ST -ART
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Vassily Kandinsky – Paysage sous la pluie, 1913
DER B LAU E R E I T E R À L A F ON DATION BEY EL ER
Ces trois années flamboyantes… Deux expositions et deux parutions d’un almanach au début des années 1910… L’histoire du Blaue Reiter (Le Cavalier Bleu) est courte mais ces trois années-là vont imprégner l’histoire de l’art qui s’en ressent encore. C’est une histoire de passion et de liberté et c’est pourquoi l’expo de la Fondation Beyeler se visite avec une jubilation immense… /// TEXTE Jean-Luc Fournier PHOTOS Fondation Beyeler - Medienzentrum, Antje Zeis-Loi/Von der Heydt - Museum Wuppertal - Walker Art Center, Minneapolis - Solomon R. Guggenheim Museum, New York - ProLitteris, Zurich
Munich - 1911. D’emblée, il faut remercier plus que chaleureusement ces quelques anonymes (ils le resteront pour l’éternité…) membres du comité d’organisation de La Nouvelle association des artistes munichois (Neue Künstlervereinigung München - NKVM), qui du haut de leur autoproclamée extrême expertise, rejetèrent une peinture de Kandinsky, l’ex-président fondateur de ce groupement d’artistes qu’il avait créé deux ans plus tôt, en 1909. Sans le savoir, ces tâcherons allaient initier une des plus belles aventures de l’art moderne, et même de l’art tout court. Depuis une dizaine d’années, dans toute l’Europe, l’Art nouveau est en train de faire souffler sur l’art académique un vent d’une incroyable fraîcheur. A Vienne, Klimt et ses compères Schiele et Kokoschka ont déjà fait sécession et créé le mouvement du même nom. Bruxelles, Londres, Berlin, Munich, Barcelone et, en France, Paris, Nancy et Strasbourg ont emboîté le pas… A Munich, le russe Vassily Kandinsky bouillonne donc de colère devant le refus de sa toile pour l’exposition de la NKVM. Il n’est dupe de rien : l’hiver précédent,
il a démissionné de la présidence de cette association, en faisant le constat des divergences grandissantes entre les peintres avides de nouveauté et les autres, infiniment plus frileux. L’occasion est donc belle de rompre avec la NKVM… Trois années flamboyantes… Quelques mois avant cette rupture, Kandinsky avait été invité avec son épouse, la peintre Gabriele Münter par un autre couple de peintres, Marianne von Werefkin et Alexej von Jawlensky, pour fêter la nouvelle année. Lors de cette soirée, il fit la connaissance d’un autre peintre, Franz Marc. Tous se retrouvèrent dès le lendemain pour assister à un concert du compositeur Arnold Schönberg. Le noyau dur venait de se constituer…. En quelques mois, le groupe se baptisa « Der Blaue Reiter », le Cavalier Bleu. Longtemps, les critiques d’art expliquèrent que le nom de ce mouvement révolutionnaire avait été inspiré par le nom d’une toile de Kandinsky, peinte en 1903, qui représentait un personnage drapé dans sa cape et juché sur une
cheval fonçant dans une prairie parsemée de rocailles. En 1930, Kandinsky donna la clé qui manquait, en expliquant tout simplement : « Franz aimait le bleu et moi, j’ai toujours aimé les chevaux… ». On imagine les yeux pétillants du génie de l’abstraction, derrière ses fines lunettes rondes, en train de faire ce pied de nez… La Fondation Beyeler accueille donc cette exposition formidable, Kandinsky, Marc & Le Cavalier Bleu. Ses grandes salles où sont présentées 70 œuvres et plus de 90 objets appartenant à nombre de musées et collections particulières du monde entier, racontent en fait une histoire de passion et de liberté. En tout premier lieu, la couleur qui brise ses chaînes. Se retrouver devant « Les Grands Chevaux Bleus » de Franz Marc (1911) est un pur moment de bonheur. C’est peu dire que ces couleurs-là réchauffent l’âme : l’indigo du pelage des trois chevaux, le rouge profond des paysages de fond, le blanc lumineux du tronc d’arbre autour duquel un cheval se love et l’ondulation générale de la toile rendent profondément heureux,
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Franz Marc - Les Grands Chevaux Bleus, 1911
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tout simplement, car c’est un petit miracle que nous offre la Fondation Beyeler. « Les Grands Franz Marc - Le Renard Bleu Noir, 1912 Chevaux Bleus » ne quittent que très rarement le Walker Art des visionnaires... Vers la fin de l’Almanach figurent aussi les partitions des Center de Minneapolis, qui n’a pourtant pas hésité Schönberg, témoin de leur amitié naissante quelques mois auparavant… une seule seconde à le prêter pour cette exposition. Vu dans son intégralité, l’Almanach du Blaue Reiter illustre à merveille cette Et tant mieux, car c’est quand même un peu loin, volonté de transformer radicalement les arts et de s’extraire de la simple le Minnesota… reproduction de la réalité visible. Belle idée : entièrement numérisée, on Le génie des couleurs de Franz Marc est également « feuillette » page après page cette édition mythique sur un grand écran présent dans nombre d’autres toiles dont Le plat. Si ce n’étaient les autres visiteurs qui patientent derrière vous pour Renard bleu-noir, célèbre elle aussi, et qui fut vivre eux aussi cette expérience émouvante, on y passerait bien une heure… peinte pour la première exposition du Blaue Reiter durant l’hiver 1911-1912. L’animal est d’un L’apocalypse s’abat sur les génies violet profond, semblant sommeiller au pied d’un arbre. Tout autour de lui, les taches de couleurs L’expo n’a pas oublié de rendre hommage à l’ensemble de ce groupe de bleues, jaunes, vertes… Le mouvement du Blaue révolutionnaires. On y retrouve les œuvres, rarement montrées, des Reiter a signé l’explosion de la couleur. Rappelons épouses des membres, peintres elles-mêmes, Marianne von Werefkin que nous sommes en 1911 : à peine quinze ans et surtout Gabriele Münter, l’épouse de Kandinsky (quel musée osera-tauparavant, c’est l’académisme le plus austère qui il un jour réunir les fantastiques couleurs des paysages de cette peintre régnait encore… injustement méconnue ?..). L’histoire fut donc brève. Trois ans, deux expositions à six mois d’intervalle, L’émotion devant le célèbre almanach deux livraisons de l’Almanach, la seconde paraissant en mars 1914. L’apocalypse va s’abattre sur C’est Kandinsky qui eût l’idée du fameux le Blaue Reiter et pulvériser Almanach qui ne connut que deux livraisons et le mouvement. C’est d’abord qui fait l’objet d’une salle particulière au sein de Vassily Kandinsky qui est l’exposition bâloise. Trois exemplaires d’origine rattrapé par sa nationalité y figurent, des trésors protégés sous une épaisse russe dès le début de la coque de plexiglass. Plus qu’un objet rare (seuls première guerre mondiale. 1 200 exemplaires ont été édités à l’époque), on Il ne peut plus résider a sous les yeux LE manifeste de l’art moderne, en Allemagne, devenue tout simplement. Les textes de Kandinsky et Marc l’ennemie de la Russie. Il rythment la pagination, les reproductions, dont émigre en Suisse et est même certaines en couleur (un exploit pour l’époque), ensuite contraint de rejoindre font comprendre cette avant-garde naissante qui son pays natal. influençait déjà tant de peintres. Au détour d’une Franz Marc, mais aussi Paul page, on découvre une œuvre d’un jeune inconnu Klee et August Macke sont nommé Picasso et une minuscule œuvre d’un mobilisés. Ce dernier est un Paul Klee qui n’avait pas encore quitté sa région des tout premiers à trouver la bernoise natale : Kandinsky et Marc étaient aussi
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mort le 23 septembre 1914. Franz Marc sera tué à Braquis, dans la région de Verdun, le 4 mars 1916… Il ne restera alors rien du Blaue Reiter. Mais l’art est plus fort que la guerre, plus fort que la bêtise et la cruauté des hommes, infiniment plus fort. Ce n’est pas le moindre des mérites de cette formidable exposition chez Beyeler : quand on connaît un tant soit peu cette histoire, leur histoire, on admire ces œuvres en frissonnant souvent devant tant de grâce. Ce même frisson qu’on peut aussi ressentir au Leopold Museum de Vienne devant les toiles de Schiele ou tout près de là, au Musée du Belvédère, devant les merveilles de Klimt. Ces deux monstres de la peinture, s’ils ont échappé à la guerre elle-même, ont disparu eux aussi avant 1920, le premier emporté par la grippe espagnole, le second par une hémorragie cérébrale. On ne peut bien sûr pas s’empêcher de se demander ce que seraient devenus ces génies si le début du XXème siècle n’avait pas été marqué par ces drames épouvantables. C’est cela aussi qui questionne la passion de tant d’amateurs d’art pour ces deux décennies-là. Peu importe au fond, ils auront marqué à jamais l’histoire de l’art et leurs audaces assumées nous touchent aujourd’hui encore au cœur. Révolutionnaires à jamais : l’exposition de la Fondation Beyeler nous le rappelle avec bonheur… ◊
Photo ci-contre : Quelques membres du Blaue Reiter : De gauche à droite : Maria et Franz Marc, Bernhard Koehler, Heinrich Campendonk, Thomas von Hartmann, assis devant : Wassily Kandinsky.
La couverture du premier Almanach du Blaue Reiter (1912)
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2O è me ANNIVERSAIRE
Monet en gu est star !
Claude Monet - Charing Cross Bridge
Pour fêter ses vingt ans avec le panache qui convient, la Fondation Beyeler va déclencher une vague de plaisir dans toute l’Europe en accrochant cinquante chefs-d’œuvre du maître de Giverny, le génialissime Claude Monet, un des pionniers de l’impressionnisme. Du 22 janvier au 28 mai prochains, il y aura foule sous les cimaises de Riehen. /// TEXTE Jean-Luc Fournier PHOTOS Fondation Beyeler
Vingt ans déjà ! Le 18 octobre 1997, Ernst et Hildy Beyeler coupaient le ruban inaugural de leur fondation bâloise, réalisant ainsi leur rêve le plus cher de présenter leur collection d’art au plus grand nombre. L’écrin choisi était à la hauteur : un parc délicieux, le Berowepark, au cœur de la petite agglomération de Riehen, aux portes de Bâle et à un jet d’arbalète des frontières allemande et suisse. Un bâtiment, signé avec talent par l’architecte Renzo Piano, inondé de lumière grâce à ses larges ouvertures vitrées et, à l’intérieur, 200 peintures et sculptures impressionnistes, postimpressionnistes et cubistes du début du XXème siècle où trônent les Monet, Cézanne, Rousseau, Picasso, Miró, Mondrian, Braque, Giacometti et autres Rothko… tous acquis par ce galeriste et marchand d’art de génie
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qu’était Ernst Beyeler, quasi autodidacte au début des années quarante et qui, à force de flair, de roublardise et de talent, finit par développer une vraie passion artistique toute entière basée sur l’amour des peintres qu’il n’eut de cesse de fréquenter à la moindre occasion. Un seul crédo pour lui : présenter les œuvres acquises au plus large public qui soit. Tout le contraire des spéculateurs d’aujourd’hui qui enferment leurs acquisitions dans des entrepôts en zone franche, quasiment en bout de piste des aéroports des paradis fiscaux, juste le temps d’assurer une revente avec énorme plus-value à la clé. C’est ainsi qu’Ernst et Hildy Beyeler imaginèrent leur Fondation, pour le partage avec les amateurs d’art. Depuis vingt ans, outre la présentation de sa fantastique collection, la Fondation
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Beyeler monte des expositions temporaires fabuleuses et enviées par nombre de grandes places artistiques en Europe. Rien que lors des cinq dernières années, on s’est régalé avec les Brancusi, Richard Serra, Dali, Magritte, Bonnard, Degas, Max Ernst, Courbet, Gauguin, Dubuffet et, comme on vous le raconte dans les pages précédentes, Kandinsky, Marc et Der Blaue Reiter. Des Monet jamais vus à partir de janvier prochain L’atmosphère magique des toiles de Monet sera au cœur de l’expo qui rassemblera cinquante œuvres des années postérieures à 1880, jusqu’aux tableaux de nymphéas tardifs. Les principaux acteurs de ce spectacle sont les reflets et les jeux d’ombres fascinants
Claude Monet - Nympheas
Claude Monet - Coucher de soleil sur la Seine
de la peinture de Monet : reflets dans l’eau de la Seine, paysages sauvages et ombragés du bord de mer, arbres à contre-jour et ponts de Londres dans la brume. L’exposition Monet présentera des chefs-d’oeuvre de la collection de la Fondation Beyeler et des plus grands musées du monde, tels que le Metropolitan Museum of Art de New York, l’Art Institute de Chicago, donc autant d’occasions d’admirer pour la première fois des œuvres qui quittent rarement le territoire américain. Bien sûr, le Musée d’Orsay de Paris a également apporté son écot à l’événement de la fondation bâloise qui, une fois de plus, démontre son incroyable capacité à attirer les contributeurs du monde entier pour monter ses expositions. L’incontestable héritage de Ernst Beyeler… ◊ /// Monet – Réflexions et ombres Du 22 janvier au 28 mai 2017 Fondation Beyeler Baselstrasse 101 – Riehen/Bâle Riehen est une petite commune limitrophe de Bâle facilement accessible en tram depuis la gare ferroviaire SBB de Bâle. Lignes 1 + 8. www.fondationbeyeler.ch
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22 Pablo Picasso - Trois femmes
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FONDATION VUITTON
La folie Chtchoukine
Claude Monet - Le déjeuner sur l’herbe - 1866
La légendaire collection du collectionneur russe Sergueï Chtchoukine n’avait jamais quitté la Russie depuis sa quasi mise sous séquestre par les révolutionnaires bolchéviques de 1918 et encore plus par Staline, ensuite. 130 chefs-d’œuvre absolus (la moitié de la collection) sont enfin visibles à la Fondation Louis Vuitton à Paris. Profitez de vos congés de fin d’année pour vous y rendre : certains ont attendu des décennies pour admirer ces merveilles ! /// TEXTE Jean-Luc Fournier PHOTOS Fondation Vuitton - Musée de l’Ermitage Saint-Petersbourg Musée Pouchkine Moscou – Galerie Nationale Tretiakov Moscou - Or Norme
Imaginez… Imaginez un rêve d’amateur d’art. Des salles qui se succèdent comme autant d’écrins délicats et d’une si belle sobriété. Une orgie de chefs-d’œuvre, des Gauguin, Cézanne, Matisse, Courbet, Derain, Picasso, Monet, Rousseau, Signac… comme s’il en pleuvait. Quasiment tout l’art moderne du début du XXème siècle accroché là, sous vos yeux, juste pour vous… Ce rêve est devenu réalité et il se poursuivra jusqu’au 20 février prochain (au moins, car au vu des foules immenses qui se pressent aux entrées, une prolongation paraît d’ores et déjà plus que probable). Ouverte depuis deux ans à peine, la Fondation Louis Vuitton nous offre ainsi un inoubliable rendez-vous…
Une légende du XXème siècle Il est des vies qui sont des chefsd’œuvres à elles toutes seules. Celle du collectionneur russe Sergueï Chtchoukine fait partie de celles-là, puisque c’est bien un seul et même homme qui a réalisé cet exploit de réunir tant de toiles prestigieuses. Ce fils d’un opulent négociant en textile de la Russie tsariste de la fin du XIXème siècle aurait pu se contenter de suivre les traces paternelles en dirigeant quelques prolifiques sociétés commerçant avec l’Europe voisine. C’était sans compter avec son coup de foudre pour l’art académique russe qui, d’abord, l’incita à l’acquisition et lui communiqua le virus du collectionneur. Mais ses voyages à
Paris, pour les affaires, eurent vite raison de sa destinée d’industriel. Au contact quasi quotidien des impressionnistes français, son destin prit très vite un tour déterminant. Revendre sa collection de peintres russes lui procura un supplément de fortune appréciable… qu’il décida immédiatement de consacrer à quelques achats à Paris. Un premier tableau de Monet dès 1898 puis, rapidement, les premières toiles de Degas, ToulouseLautrec, Pissarro, Renoir… A peine une poignée d’années plus tard, il investit sur une nouvelle vague qui, dans le contexte de l’époque, les années 1905 et suivantes, constituait un pari plutôt risqué, même si les toiles ne se négociaient pas très cher à l’époque. Bingo, puisque ces peintres alors quasi inconnus s’appelaient
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de ce formidable événement que constitue l’exposition « Icônes de l’art moderne » à la Fondation Louis Vuitton. 130 chefs-d’œuvre… Oui, pas moins de 130 chefs-d’œuvre vous attendent sur les quatre niveaux du musée du Bois de Boulogne. D’emblée, il faut saluer le merveilleux accrochage de Anne Baldassari, la commissaire de l’exposition, qui montre ainsi l’étendue de son talent, elle que d’obscures manigances éloignèrent du musée Picasso du quartier du Marais, juste au moment de sa réouverture il y a deux ans. Les linéaires qu’elle propose sont parfaitement agencés en de multiples salles, en autant de formidables ambiances. La salle Gauguin, empreinte d’une belle sérénité, réunit seize tableaux majeurs réalisés lors des deux séjours du peintre à Tahiti. Lors de son premier achat d’une toile de Gauguin, Chtchoukine avait dit : « J’ai acheté cet homme fou ! »
Vladimir Tatlin - Nu
Cézanne, Gauguin, Van Gogh… Un peu plus tard, ce furent Matisse, Picasso… Plein d’autres encore, jusqu’à constituer la plus belle collection d’art moderne au monde, 275 toiles pour être précis. On apprend dans le catalogue (forcément magnifique) de l’exposition que Sergueï Chtchoukine a toujours eu l’objectif de réunir sa collection dans un musée de sa chère Russie. Malin en terme d’achat d’art, il se révéla aussi plus que lucide sur la destinée de son pays. Dès 1913, soit quatre ans avant la révolution bolchévique, il avait déjà transféré ses avoirs financiers à l’étranger. Mais il dut précipitamment s’exiler à Paris en 1918, abandonnant sa précieuse collection au néopouvoir communiste. Le mystère règne encore aujourd’hui sur la fin de sa vie et sur les raisons précises qui le firent se couper totalement du milieu de l’art. Chtchoukine est mort en 1936, âgé de 82 ans, sans voir pu admirer ses trésors une dernière fois. L’avènement de Staline eut pour effet d’enterrer sa collection dans le tombeau de l’obscurantisme de ces années de terreur rouge. La moitié des tableaux fut stockée dans les réserves du musée de l’Ermitage de Saint-Petersbourg (ou plutôt Leningrad, à l’époque), l’autre moitié au musée Pouchkine à Moscou où elles dormirent jusqu’aux années 1980. Après la perestroïka de Gorbatchev, elles refirent peu à peu leurs réapparitions dans les collections permanentes de nouveau visibles par le public. Ces décennies de mise sous séquestre contribuèrent pour beaucoup à la fabrication de la légende de la collection Chtchoukine. Inutile de chercher plus loin les raisons du succès
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Les salles Matisse sont incroyables, elles réunissent les chefsd’œuvre réalisés par le peintre durant les quinze premières années du XXème siècle. Au tout début de l’exposition, deux salles consacrées aux impressionnistes sont dominées par plusieurs toiles de Monet dont les sublimes « Mouettes » perdues dans la brume de Londres, une toile jamais sortie de Russie auparavant, qu’on peut donc enfin admirer aujourd’hui de nos propres yeux. Evidemment, Anne Baldassari a pris grand soin de l’accrochage des salles consacrées à son cher Picasso, qu’elle sut magnifier au Grand-Palais parisien il y a sept ans . Le collectionneur possédait cinquante toiles du peintre espagnol, dont une forte majorité peintes lors de ses années les plus remarquables, entre 1901 et 1915. Enfin, en plus des génies français du début du XXème siècle, l’exposition montre aussi une trentaine d’œuvre de peintres russes de l’époque. C’est la première fois que ces 130 chefs-d’œuvre sortent d’un coup du territoire russe, quelques rares d’entre eux ayant déjà été prêtés ici ou là. L’ensemble des visas de sortie avaient déjà été signés par le ministère russe de la Culture et c’est Vladimir Poutine himself qui devait inaugurer l’exposition parisienne le 21 octobre dernier, visite officiellement reportée en raison de tensions diplomatiques entre la Russie et la France. On notera, pour être aussi complet que possible, que ce rêve d’amateur d’art a pu être possible en raison également du fort soutien accordé par le groupe LVMH, auquel appartient la Fondation Louis Vuitton, en faveur de nombre de musées russes. Parfait symbole de ce soutien de la multinationale française, la restauration de « L’atelier rose » de Matisse jusqu’alors en trop piètre état pour supporter un voyage et qu’on peut admirer, somptueux, dans une des salles consacrées à ce monstre de la peinture du XXème siècle… ◊ /// Icônes de l’art moderne Fondation Louis Vuitton 8 Avenue du Mahatma Gandhi - 75016 Paris Un peu à l’écart des transports en commun dans le Bois de Boulogne, la Fondation est facilement accessible par de fréquentes navettes électriques à partir du haut de l’avenue de Friedland, sortie Friedland de la station de métro/RER Charles de GaulleEtoile (2 € A/R) Ouverture chaque jour de 9h à 21h (23h le vendredi soir) Compte-tenu du succès de l’exposition, il est plus qu’impératif de réserver sa place via le site de la Fondation : www. fondationlouisvuitton.fr
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Strasbourg aime ses
collectionneurs d’art
Georges Méliès
A partir du 10 décembre (et jusqu’au 26 mars prochain) le Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg offre ses cimaises au deuxième volet d’une exposition remarquable consacrée aux collectionneurs d’art de la ville et de la région, ces privés pour qui, comme le proclame superbement la strasbourgeoise Madeleine Millot-Durrenberger, « une collection est l’aveu que la vie ne suffit pas » (lire son portrait page suivante). Quelle belle idée que de donner au public l’occasion unique de découvrir ces collections si proches de nous et pourtant rarement admirées ! Quand Strasbourg faut preuve d’audace, ça marche ! /// TEXTE Jean-Luc Fournier PHOTOS Musées de Strasbourg – Collection MMD - DR
En matière d’art, le Rhin reste une vraie frontière entre l’Allemagne, la Suisse, et notre hexagone… D’une rive à l’autre, les comportements des collectionneurs diffèrent, quelquefois considérablement. Outre-Rhin, les collectionneurs privés suisses ou allemands présentent volontiers leurs œuvres (et pas seulement dans les galeries des grandes agglomérations). Pour les plus fortunés d’entre eux comme Beyeler à Bâle, Burda à Baden-Baden et même l’industriel Würth au sein de son unité alsacienne d’Erstein, ils créent musées ou fondations pour exposer au grand jour leurs collections. C’est là que le pari de Strasbourg est audacieux. On imagine sans peine qu’il a bien fallu prendre le temps de convaincre les collectionneurs privés de la ville et
de la région d’exposer leurs œuvres au MAMCS. Le résultat est formidable et, pour une fois, Strasbourg donne la leçon à bien d’autres grandes métropoles françaises en concentrant sous la lumière des projecteurs le meilleur de ses collectionneurs d’art. Après une première vague de quatre collections depuis la rentrée (dont celle du regretté Marcel Burg qui nous a quittés le 3 septembre dernier sans avoir pu assister à l’hommage de sa ville), le MAMCS met en lumières cinq nouveaux collectionneurs jusqu’au printemps prochain : Lionel van der Gucht (Le désir est partout – 90 artistes), Madeleine Millot-Durrenberger (Comme une respiration- 67 artistes), Jean Brolly et un collectionneur anonyme (Voies de
la peinture figurative contemporaine – 10 artistes) et un dernier collectionneur qui a souhaité garder l’anonymat (Collectionner les formes – 25 artistes). De vrais passionnés Impossible ici, faute d’espace suffisant, de détailler la richesse de ces ensembles imposants qui présentent tous ce qui paraît être la caractéristique la plus importante qui soit pour un collectionneur : la cohérence. En outre, le musée a laissé chacun d’entre eux entièrement libre de présenter ses œuvres comme il l’entendait, ce qui renforce l’intérêt d’une telle exposition. On lira avec attention, plus avant, les belles réflexions de Madeleine Millot-
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Robert Mapplethorpe
Durrenberger sur sa passion de collectionneuse. Mais c’est une autre caractéristique commune aux neuf collectionneurs qui auront joué le jeu avec le MAMCS qui saute aux yeux ; leur démarche est à des années-lumière des pratiques devenues usuelles aujourd’hui en matière d’art contemporain : cette espèce de frénésie spéculative d’un malsain total qui préside aux transactions, ces golden-boys largement incultes en matière d’art et qui n’ont que les ratios d’investissement que leur confirme nuit et jour le tableur excel qu’on leur a greffé dans le cerveau. L’art comme une marchandise précieuse, un simple levier pour des plus-values toujours plus mirifiques. Pauvres enfants du siècle si éloignés des vrais collectionneurs qui avec patience et simplement forts de leurs goûts et de leur flair ont constitué lentement mais sûrement un patrimoine artistique à la hauteur de leur passion. Ce n’est pas le moindre des mérites de cette exposition strasbourgeoise de nous le rappeler avec autant de superbe… ◊
Sammy Engramer
/// L’œil du collectionneur Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg Du 10 décembre au 26 mars 2017 www.musees.strasbourg.eu
MADELEINE
MILLOT-DURRENBERGER Son lumineux appartement du boulevard de la Victoire à Strasbourg est parsemé d’œuvres d’art et pas seulement de photographies. Madeleine Millot-Durrenberger nous y reçoit, presque surprise qu’on s’intéresse à sa passion de collectionneuse : « Tout a commencé avec une photographie que j’ai achetée à un réfugié politique, au début des années 1980. Je dirais que cet acte initial a été un pur hasard car, bien sûr, je n’avais rien imaginé d’autre que de l’aider. Mais ce fut le début de ma collection. Puis on a réussi à réunir d’autres photos de lui et avec quelques clichés de ses copains, ce fut une petite exposition dans une galerie parisienne. Peu à peu, je me suis mise à acheter. Mes moyens n’étaient pas énormes mais il faut dire que l’achat de photos était alors loin d’être
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Stéphane Couturiez
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aussi onéreux qu’il ne l’est devenu depuis. Il y avait alors des usages comme celui de se voir offrir par l’artiste une troisième photo après avoir acheté les deux premières… ». Madeleine fait ainsi allusion à l’emballement qui a saisi le marché de la photo d’art : « Les jeunes photographes ont vite rompu avec ces pratiques vertueuses. Certains n’étaient pas loin de penser que si Cartier-Bresson vendait certains de ses clichés 18 000 €, et bien l’une ou l’autre de leur photo pouvait partir à 10 000 €… » Devenue donc collectionneuse presque par hasard, comment a-t-elle peu à peu réussi à réunir les plus de 1 300 photos originales qu’elle possède aujourd’hui ? « En fait, la mécanique s’est enclenchée naturellement » se souvientelle. « Avec quelques photos, j’ai fait une première expo. Ce n’était même pas une vraie collection mais très vite, j’ai trouvé mon angle : présenter le travail des auteurs pour le partager avec le public. En faisant tout moi-même : l’encadrement, notamment, il ne me viendrait même pas à l’idée, même aujourd’hui, que quelqu’un d’autre que moi s’en charge. J’encadre, je transporte et j’accroche ! Ce fut le cas aussi pour la collection que je présente au MAMCS. J’ai obtenu de pouvoir exposer autant d’œuvres que je souhaitais et de les accrocher à ma façon. Et comme je tenais à en montrer le plus possible au public, l’accrochage sera plus serré, plus dense, loin du savoir-faire d’un musée. Je préfère un travail moins propre en quelque sorte mais qui m’est plus personnel. J’assume tout » dit-elle en souriant, nous confiant qu’elle réalise ainsi une moyenne de trois expos chaque année.
“ CE QUI COMPTE, C’EST LA RENCONTRE AVEC L’ARTISTE ... ” « Je n’achète quasiment que des photos de contemporains car tout chez moi est basé sur la rencontre, c’est mon crédo en tant que collectionneuse. Je ne suis pas spécialement attirée par les photographes classiques, plutôt par les artistes qui finissent par utiliser la photo comme vecteur d’expression. Mes rencontres avec eux sont souvent magiques et même ensuite, je poursuis mes conversations avec eux, je n’arrête pas de correspondre, le dialogue reste constant, même longtemps après la rencontre initiale. Pour beaucoup d’entre eux, on est loin du simple acte d’achat, c’est toute une vie qui se déroule. Récemment, j’ai pu rencontrer un photographe très connu. Très malade, il ne se rend même plus à ses propres vernissages dans les galeries parisiennes qui l’exposent. Il a voulu me rencontrer juste pour me dire qu’il souhaitait vraiment figurer dans un document que j’éditais. Il a refusé de se rendre à la FIAC (surtout pas, m’a-t-il dit) mais, malgré sa maladie et sa fatigue, on s’est rencontré dans un petit bistrot de quartier. Il a mobilisé toute son énergie et son courage pour poser pour moi et l’édition que je prépare, lui qui fuit depuis longtemps les mondanités et les choses surfaites. Ma démarche lui a plu et bien entendu, pour moi qui ne fonctionne qu’avec la magie et le carburant de l’échange, cette rencontre fut une réelle récompense… » ◊
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Merci Tomi !
Une « boîte » de Raymond-Emile Waydelich, une dédicace du « Chat » de Philippe Geluck, une réinvention de l’histoire des « Trois Brigands » sous l’angle de Tiffany par Grégoire Solotareff , un portrait de Tomi Ungerer en compagnie de ces mêmes « Trois Brigands » par Jean Remlinger, son condisciple aux Arts Déco… Près de cent « cadeaux d’anniversaire » pour l’artiste emblématique autant que pour le public. L’exposition « Tomi Ungerer forever » est une fête et montre combien, depuis des décennies, il compte dans la création graphique contemporaine. 58 ans séparent en effet R.O. Blechmann, le dessinateur new-yorkais et Marion Fayolle, la benjamine des artistes exposés. /// TEXTE Véronique Leblanc PHOTOS Musées de Strasbourg
Tomi Ungerer a célébré ses 85 ans le 4 octobre dernier. L’âge d’être un maître qui a fait école… Comment sa leçon graphique a-t-elle été reçue, assimilée, réinventée ? Thérèse Willer, conservatrice du musée, n’aime pas le terme d’« hommage » et elle a raison. L’exposition « Tomi Ungerer Forever » est tout sauf le morne inventaire d’influences ou de « recopiages ». C’est « la fête à Tomi », dit-elle rendant ainsi hommage à la réjouissante énergie qui se dégage des salles. Aux manettes, Thérèse Willer donc, mais aussi François Vié ancien directeur du festival de BD d’Angoulême aujourd’hui enseignant à l’Ecole de Condé Paris dédiée au design, aux Arts graphiques et aux Métiers d’Art. « L’exposition est d’abord une histoire d’amitié, confie
la première, nous avons réfléchi à des artistes ayant un lien avec Tomi Ungerer et nous avons croisé nos listes avant de contacter les personnalités retenues. Tous ont été enthousiastes. » Un sentiment de liberté Et Tomi ? Comment a-t-il vécu la perspective de cette célébration transgénérationnelle ? « Il était un peu gêné au départ, un peu dubitatif aussi car il a l’habitude d’être plus reconnu dans les pays anglo-saxons. Le nombre de Français qui ont été marqués par son travail sera une vraie surprise pour lui. » Pour François Vié, ce que l’on sent dans les salles, « c’est un sentiment de liberté ». « Tomi est du nombre des rares personnes à qui je voue un culte, dit-il,
il fait partie de ceux qui parlent à la fois à l’intelligence et à l’imagination. Il a un sens de la cible absolu.» Rémy Courgeon, auteur du collage de couverture du très beau catalogue édité par « Les Arènes » confirme : « on avait tous envie de lui dire merci pour cette vitalité qui le pousse à explorer sans cesse de nouveaux territoires, le rêve et le cauchemar, la guerre et la paix, l’enfer et le paradis… Il nous a donné envie « d’y aller »». Christian Antonelli a lui aussi fait un portrait de Tomi. « Grandeur nature », souligne-t-il. « Je l’ai rencontré il y a trente ans. Il m’a beaucoup impressionné et j’ai voulu le représenter à taille réelle, c’est-à-dire plus grand que moi, dans la redingote de cuir qu’il portait ce jour
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là. » Les codes sont ceux de la caricature – énorme tête, menton en galoche, nez exagéré – mais l’admiration est bien là, dans la vivacité du trait, la mixité des techniques et surtout la pétillance des yeux bleus. Quand on croise ce regard, on y plonge et on s’y régénère. Un parcours complet Conçu comme une « mosaïque de la création graphique », le parcours de l’exposition commence donc à l’étage par une section « portraits ». Certains ont mis en avant leTomi artiste, d’autres ont détourné des éléments de sa vie comme sa date de naissance, son prénom, ses lieux de séjour, sa passion pour les jouets ou bien certaines de ses thématiques avec parmi elles la mort. La salle suivante s’attache aux livres pour enfants pour assimiler Tomi au héros, réécrire l’histoire ou en prélever des détails. Découvrir, redécouvrir, réinventer « Les Trois Brigands », « Mellops et Crictor », « Jean de la Lune », « Le Géant de Zeralda », « La grosse bête de Monsieur Racine »…, on est partants ! « L’art de l’affiche » ensuite, à lui seul un immense domaine d’inspiration et puis « Le dessin satirique, de société et politique » qui fit le sel des années new yorkaises avec pour thèmes de prédilection la mort, le couple, l’animal humanisé, la métamorphose. « Le dessin d’observation » clôt le parcours à l’étage. Tomi n’a jamais cessé de le pratiquer et là aussi il a inventé en isolant le dessin sur le blanc de la page comme le montre les œuvres de sa période canadienne mises en regard, selon le principe général de l’exposition avec celles des artistes qui se sont nourris de son art et de sa manière. Planète illustration Descente en « enfer » ensuite, au rez-de-jardin, avec les dessins érotiques où certains des artistes invités n’ont pas hésité à mêler les héros pour enfants aux thématiques très lestes. Le « Kamasutra des grenouilles » devient bréviaire pour les « Trois Brigands » sous le crayon de Thomas Baas. Martin Jarrie dessine un chapitre supplémentaire au « Géant de Zeralda » en montrant la demoiselle nue conduisant un tandem avec son compère. « Allumette » devient, sous le pinceau et les crayons d’Antoine Bernhart, une sulfureuse petite fille aux allumettes dans une mise en scène Sado-maso… Antagonisme des genres, transgressions assumées, chocs parfois malicieux, parfois percutants comme dans l’espace « Totempole ». Rien n’est banal dans l’exploration de cette planète-illustration irriguée par une eau vive nommée Tomi. L’exposition fera date dans l’histoire du musée. A ne pas rater. ◊ /// Jusqu’au 19 mars 2017 au musée Ungerer Centre international de l’illustration - 2, avenue de la Marseillaise. Catalogue : « Tomi Ungerer Forever », 176 pages, 100 illustrations, avec les contributions de Cécile Ripoll, François Vié et Thérèse Willer - 34,80 € - www.musees.strasbourg.eu
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Roger Dale
« You have foug ht well mister »
Roger Dale est né près de Liverpool en 1950. Il a grandi au Canada, il travaille et vit à Strasbourg. L’été dernier, l’artiste peintre fut l’un des quinze invités de la République de Sakha (la Yakoutie) au nord-est de la Sibérie, à 300 km du cercle polaire. Un territoire grand comme l’Inde pour un million d’habitants, où les températures atteignent moins 50 en hiver. Au moment du solstice d’été, des artistes russes et chinois se sont rendus sur place pour exercer leur art pendant deux semaines. Roger Dale était le seul européen. /// TEXTE Eric Genetet PHOTOS Bernard Irrmann
Il a gardé l’accent british des Anglais qui parlent très bien le « France », si charmant quand ils confondent les « ils et les « elles », les « le » et les « la ». Pourtant, son arrivée en Alsace ne date pas d’hier ; il y a 30 ans, il est frappé par une image, le vue aérienne d’un château, des arbres, une parc. C’est le coup de foudre à une époque où les sites de rencontres n’existaient pas, encore moins entre les humains et Dame Nature. Le château est celui de Pourtalès à la Robertsau. Sur place, c’est l’idylle. Roger installe son atelier au premier étage, sur les traces de la comtesse Mélanie. Depuis il vit et travaille ses « bleus » à Strasbourg. Dans une vie antérieure, il a peut-être peint ici une nature morte, une pomme, un morceau de bravoure, une ecchymose. À moins que ce ne soit un rêve qu’il fait chaque nuit sans jamais s’en souvenir, un bleu à l’âme, une blessure à soigner.
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« Ici, si tu veux tuer quelqu’un tu lui voles son chapeau… » En pleine nature, l’artiste est dans son univers, surtout quand il peut dire que la journée est rude. Dale existe dans le combat, à la disposition des éléments, tombé du ciel à travers les nuages. Alors pour lui, se retrouver en Sibérie, « de l’autre côté de la lune », pour passer deux semaines à « peindre comme un fou » aux rayons du soleil de minuit pendant ce festival international, est un heureux présage ; car Roger Dale travaille toujours « in situ ». Il s’installe quelque part, et il peint. Comme pour ses « 100 vues de la liberté » (réalisées au Struthof) par exemple. Il ne part jamais d’une photographie, ne retouche pas ses œuvres dans son atelier : « C’est peutêtre pour cela que mes tableaux évitent le kitsch », affirme l’artiste toujours prêt à l’affrontement. Il peint la nature
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comme on mène un combat avec l’honnêteté et l’honneur d’un chevalier : « C’est un acte de résistance, une urgence. La nature est presque une espèce en voie de disparition. Elle doit être peinte maintenant », ajoute-t-il. L’esprit chevaleresque ne le quitte pas, surtout dans ce lieu où le peuple polaire, même s’il retrouve ses racines, a beaucoup souffert ; de plus, ici plus de vingt millions de personnes ont perdu leur vie dans des goulags. Isolé de tout, impossible de s’échapper, l’exact contraire de la vie d’artiste. « Ici, si tu veux tuer quelqu’un tu lui voles son chapeau. Si l’on ne porte rien sur la tête, la mort arrive en 40 minutes ». Au départ, il a envie de « faire un scandale » ce qui signifie pour lui écrire sur un tableau sa révolte contre l’attitude de la Russie à Alep, mais il comprend vite qu’il n’est pas complètement en Russie, qu’en Yakoutie on ne partage pas tout à fait les idées du gouvernement, qu’une provocation serait mal placée. Alors, il préfère peindre, comme un fou.
Roger Dale n’est pas le genre d’artiste poussé par l’inspiration, mais par autre chose : « Par la honte. Il faut que je fasse quelque chose sinon je me sens mauvais, si je ne fais rien, je ne suis rien, il faut que je sois en action pour justifier mon existence, l’inspiration vient ensuite, et parfois il y a des moments sublimes, dit-il. » Cette fois, devant l’exception du panorama, l’inspiration ne traine pas. Il choisit de créer des triptyques, mais il n’a pas de clou pour accrocher les toiles ensemble. Il arrache ceux de la maison dans laquelle les artistes sont hébergés et utilise un caillou pour les enfoncer dans le gabarit. La nature est au combat, le vent emporte l’un des tableaux, de quoi avoir « les bleus » comme on dit au Québec, mais il répare le trou : « C’est celui-là le meilleur de tous, parce qu’il y a eu cette souffrance ». Ce triptyque restera sur place, dans le musée national de Yakutia : « À la fin, nous avons exposé 160 tableaux créés par les artistes pendant le séjour. Rien n’était mauvais, on a tous peint comme des fous. »
« Si je ne fais rien, je ne suis rien »
Sur ses tableaux sibériens, les paysages semblent suspendus. Le bleu est magnifié comme dans la plupart de ses œuvres, ce bleu qui ressemble à ses yeux, à sa chemise en jean. Roger Dale est un homme bleu, un homme du désert froid : « je n’ai pas d’explication, mais je vois les choses en bleu, c’est peut être une déformation optique. Je n’arrive pas à expliquer cela, ça m’échappe, même si j’en suis conscient ; c’est pour cela que les fonds de mes tableaux sont chaleureux, pour que le bleu qui s’imposera ne soit pas glacial. » Pour toutes ces raisons et pour beaucoup d’autres qui s’échappent comme les éléments se déclenchent, mais surtout par sa singularité, le travail de Roger Dale fut le plus remarqué en Yakoutie. « You have fought well mister ». ◊
Du parc naturel des Piliers de Léna (les piliers de cent à deux cents mètres de haut qui s’étendent sur une centaine de kilomètres le long de cette énorme rivière) il va peindre les paysages grandioses et inquiétants d’un site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2012, un trésor caché, presque inaccessible. Aucun train, pas de route pour atteindre les piliers de Léna. C’est l’été, les températures sont douces, le confort moyenâgeux, l’eau et la nourriture le rendent malade, physiquement il est faible. Chaque jour, les voitures d’embourbent dans la boue, chaque jour il faut marcher longtemps jusqu’au lieu de rendezvous. À bout de force il va peindre.
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ART & CULTURE
MAMCS
Lieu x d’utopies
« Hétérotopies ». Le titre de l’exposition qui se tiendra à Musée d’art moderne et contemporain et à l’Aubette 1928 déroute… Ce mot a été forgé par Michel Foucault lors d’une conférence donnée à Tunis, en 1967, devant un parterre d’architectes. /// TEXTE Véronique Leblanc PHOTOS DR
L’intervention s’intitulait « Des espaces autres » et correspond très exactement au concept d’hétérotopie que l’on peut décomposer en « hétéro », autre et « topos », lieu. Foucault y voyait « la localisation physique de l’utopie » c’està-dire un espace concret qui abrite l’imaginaire tel une cabane d’enfant ou un théâtre, un espace de mise à l’écart à l’image des prisons, des maisons de retraite, des asiles, des cimetières ou bien encore un espace où s’organise un type d’activité précis comme le sont les stades de sport, les lieux de culte, les parcs d’attraction et… les musées.
Les années 1930 et les nôtres « Je pense que l’Aubette 1928 incarne une hétérotopie, c’est-à-dire une utopie matérialisée », souligne Camille Giertler, attachée de direction et responsable du lieu. Impossible de la contredire… Lieu hors du temps « réel », œuvre d’art qui se veut « totale » mêlant architecture, peinture, musique, danse…, l’Aubette correspond à la définition de Michel Foucault et elle pose une autre question soulevée par Camille Giertler : « comment l’art contemporain se rapproche-t-il des utopies drainées par l’avant-garde des années 1930 qui ont vu s’épanouir ce que d’aucuns appellent la « Sixtine de l’art moderne » ? ». « Les échos sociétaux sont nombreux entre cette
période et la nôtre », précise-t-elle en citant notamment la crise économique, les craintes de conflits, la redéfinition du vivre-ensemble. Une dizaine d’artistes ont dès lors été invités à s’interroger sur cette problématique. Certains travaillent sur des concepts, d’autres sur des formes, d’autres encore sur l’histoire des avantgardes, soit en se documentant tel Michel Aubry qui a retravaillé sur le Pavillon russe de Melnikov conçu en 1925 ou en s’en éloignant beaucoup afin de capter « une forme », « une idée »… Au MAMCS et à l’Aubette L’exposition se tient sur deux lieux. Au Musée d’Art moderne et contemporain,
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elle se répartit en quatre sections illustrant les concepts ou mouvements représentatifs des avant-gardes et rassemblant dix artistes au total. L’Aubette-1928 est évidemment de la partie, d’une part parce qu’elle est le socle de la manifestation, mais aussi « parce qu’elle est une « projection du musée » qui s’intègre dès lors dans la logique des « Passions partagées », manifestation plurielle lancée en mai dernier pour mettre l’accent sur la richesse des collections des musées de la Ville de Strasbourg ». S’y tiendra une « mini exposition » de Ryan Gander intitulée « La Joute » car elle s’inscrit en rupture avec le refus de la diagonale affiché dans les années 1920 par des artistes tels que Mondrian ou Van Doesburg. « L’idée était de confronter le lieu avec des œuvres nouvelles venues », résume Camille Giertler. Heurs et malheurs de la modernité « Hétérotopies » est au final une exposition très interpellante qui n’écrit pas un livre rose de la modernité. Elle en montre aussi les risques comme l’explique sa commissaire. « Le Corbusier, par exemple, est une référence en matière de fonctionnalisme mais si appliquer son concept de « machine à habiter » dans le domaine de la maison individuelle est une chose, le prolonger à grande échelle en est une autre. On voit combien les ressorts de cette modernité ont été remis en question par le développement des grands ensembles d’habitation apparus dans les années 1950-60… La maquette de la barre du Haut-duLièvre à Nancy réalisée par Bertrand Lamarche est un exemple de cette réflexion. La vidéo de Cyprien Gaillard – « Pruil-Igoe Falls » – qui met en parallèle la destruction d’un quartier social de Saint-Louis aux Etats-Unis avec une illumination des Chutes du Niagara en est un autre. »
Maxime Dufour
Une esthétique européenne Peintures de Farah Atassi inspirées du Bauhaus, vidéos, installations…, les œuvres présentées répondent à une esthétique européenne interrogée par des artistes européens même si Xavier Veilhan se rend également aux Etats-Unis et en Russie dans le cadre de ses « Architectones ». « Elles sont très visuelles, précise Camille Giertler, elles ont une dimension incarnée, un impact immédiat ». Pas de texte au mur donc mais un livret qui présente les artistes, contextualise leur travail et définit les concepts. Sans compter la programmation qui se tiendra, en parallèle, à l’auditorium des musées. Pour encore mieux explorer les hétérotopies. ◊ Les artistes invités : Ryan Gander (né en 1976), Bertrand Lamarche (1966), Cyprien Gaillard (1980), Haegue Yang (1971), Edi Rama (1964), Anri Sala (1974), Xavier Veilhan (1963), Farah Atassi (1981), Michel Aubry (1959), Nicolas Godin (1969)
/// Jusqu’au 30 avril 2017 L’exposition du Musée d’Art moderne et contemporain est ouverte tous les jours, sauf le lundi, de 10 h à 18 h. Celle de l’Aubette 1928 est accessible du mercredi au samedi de 14 h à 18 h. Des horaires spécifiques sont réservés aux groupes accueillis par le service éducatif des musées par les guides de l’Office du Tourisme. Catalogue de 160 pages et 80 illustrations, « Hétérotopies. Des avant-gardes dans l’Art contemporain »
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ART & CULTURE
« Regionale » s’installe chez Aedaen avec
« Opportunismes »
Depuis septembre, « Aedaen Place » (Art Every Day and Every Night) s’est imposé comme acteur de la vie culturelle strasbourgeoise : plateforme d’art en ligne, restaurants et cafés de la rue des Aveugles, activités musicales et littéraires… Tout ça « prend ». Reste à concrétiser un « Espace d’art » dont l’ouverture est prévue au printemps prochain. Le chantier va battre son plein en relevant d’emblée un pari : accueillir dès décembre l’exposition « Opportunismes » organisée dans le cadre de la 17e édition de « Regionale », la manifestation artistique de fin d’année entre Allemagne, Suisse et Alsace. L’occasion de réfléchir ici au sens des mots et à notre rapport à l’art contemporain. /// TEXTE Véronique Leblanc PHOTOS Or Norme Strasbourg
« Cette expo est un challenge », souligne Andreas Hagenbach qui en partage le commissariat avec l’historienne d’art Anne-Sophie Miclo. Lui est photographe et vidéaste installé à Bâle, ville suisse associée comme d’autres en Allemagne et en Alsace au rendez-vous artistique de « Regionale » : dix-neuf lieux d’art contemporain au total rassemblés dans une belle synergie transfrontalière. Mais en quoi « Opportunismes » est-elle un challenge ? Le lieu d’abord, installer ex abrupto des œuvres d’art dans un chantier ne va pas de soi. « On s’en empare avant qu’il ne soit « adapté » », précise Andreas, on doit composer avec son aura, lui offrir une pause avant qu’il ne soit investi. On saisit « l’opportunité » d’y faire quelque
chose en lui donnant toute sa place ». Opportunité-Opportunismes… les mots font tilt dans la conversation et le titre de l’expo s’éclaire d’un jour nouveau. « Opportunismes », vous avez dit « Opportunismes » ? C’est vrai qu’il y a lectures et contrelectures. Au départ on l’avait perçu un peu négativement et on avait ironisé sur un vernissage « vestes retournées » en hommage à Jacques Dutronc. Mais la réalité va plus loin que l’humour facile. L’opportunisme c’est aussi la capacité de s’adapter pour le meilleur ou pour le pire. « Dans les années 30, on a pensé qu’il fallait faire avec une certaine personne qui avait une certaine
moustache, reprend Andreas, après la guerre on a mis en place un code éthique qui est en train de s’éroder… Comment, aujourd’hui, devons-nous réagir à ce que devient notre monde ? » L’opportunisme c’est peut-être aussi l’occasion de se réveiller, de dire qu’on est contre un état de fait, de s’interroger. Et interroger le monde, surprendre, prendre des risques c’est le propre de l’art. Ainsi en va-t-il, par exemple, de l’œuvre de Rona Kobel qui sera exposée chez Aedaen : un vautour de porcelaine qui se réfère à la photographie du Sud Africain Kevin Carter, « la fillette et le vautour », prix Pulitzer 1994. Prise un an plus tôt, lors de la famine au Soudan, elle était terrible et montrait une
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enfant famélique, guettée par un vautour qui semblait attendre sa mort pour fondre sur elle. Accusé d’un « opportunisme » plus révoltant que celui du volatile charognard, Kevin Carter s’était suicidé quelques mois après avoir reçu son prix. Opportuniste à son tour, Rona Kobel s’empare de ces réalités successives pour interpeller le public dans une mise en abyme qui semble sans fin. « Nous, artistes, on n’arrive pas à vous parler parce que vous ne venez pas » A nous public, de ne pas détourner les yeux, de prendre part à ces questionnements qui nous parle de nous. A nous d’accepter de dialoguer avec l’art contemporain car, comme le souligne Andreas, « nous, artistes, on n’arrive pas à vous parler parce vous ne venez pas, alors même qu’on souhaite vous toucher sans vous faire consommer ». Car c’est aussi ça « Regionale » : au cœur du Marché de Noël, trois lieux où l’on peut entrer gratuitement pour rencontrer la création en région rhénane. Elle est exigeante et peut dérouter mais si on accepte de lâcher prise, de se laisser toucher sans exiger de grille de lecture immédiate, elle a le pouvoir de nous atteindre, de nous surprendre, de nous « faire avancer ». « Toutes les œuvres que nous présentons ont la force de parler sans médiation », souligne Andreas mais si l’on veut échanger, « le personnel sur place aura eu une visite guidée par les commissaires et pourra donner des pistes », précise Sophie Kauffenstein, directrice d’ « Accélérateur de particules », la structure aux manettes de l’organisation strasbourgeoise de « Regionale ». Saisissez donc l’occasion, soyez « opportuniste ». « Régionale » 2016 en chiffres et en lieux Quelque 200 artistes confirmés seront exposés entre 19 lieux d’art contemporain aux frontières de l’Allemagne, de la Suisse et de la France. A Strasbourg, outre Aedaen, La Chaufferie-Galerie de l’Haute Ecole des Arts du Rhin, l’Artothèque de la Ville de Strasbourg, le CEAAC et la galerie Stimultania se sont associées à la manifestation. 5 sites donc, sans compter La Filature-Scène nationale et la Kunsthalle Mulhouse ainsi que le FABRIKculture de Hegenheim. Ce qui porte à 8 le chiffre français. « La dynamique est collective, souligne Sophie Kauffenstein, et notre volonté est de faire circuler les publics ». Vernissages programmés de façon à ce que l’on puisse passer d’une expo à l’autre, mise en place de bus… Une infrastructure est mise en place mais… si « les Allemands vont en Suisse et en France, les Français sont plus réticents à bouger ».
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L’Arthotèque accueillera une exposition intitulée « Le Geste et la Matière » dédiée aux œuvres de trois artistes, Karen Müller, Sandra Rau et Letizia Romanini. Leur propos : comment appréhender le processus créatif et mesurer l’empreinte de l’artiste sur notre espace et notre perception. A la Chaufferie-Galerie de la HEAR, Damien Deroubaix a réuni huit étudiants de Hochshule der bildenden Künste Saar (Sarrebrück) afin de poursuivre un échange entre écoles d’art française et allemande. Pluridisciplinarité à l’honneur. Pour sa 2e participation à « Regionale », le CEAAC réunit huit artistes allemands et suisses dans une exposition intitulée « Eye Catch » qui explore les moyens créés et empruntés par les artistes – formes, couleurs, procédés de création, outils – comme autant de stratégies visuelles pour créer l’image et capter le regard. - Chevaux bariolés, chevaux sautant de la falaise, cavaliers courageux, bords de mer intérieurs, nuits noires, collection de lampes abîmées… Le « Manège à images et autres ensembles #2 » de la galerie Stimultania - spécialisée dans la photographie -rassemble les œuvres de 6 artistes français et suisses. Mot d’ordre : accepter l’obscurité et se mettre à l’écoute. ◊ /// « Regionale 17 », jusqu’au 8 janvier 2017. Aedaen 1 rue des Aveugles Artothèque de la Ville de Strasbourg 5 rue de la Manufacture de Tabacs HEAR - La Chaufferie 5 rue de la manufacture de Tabacs CEAAC 7 rue de l’Abreuvoir Stimultania 33 rue Kagenek Site : www.regionale.org
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Sonnambula, Blanche Neige l’ Opéra déjoue les codes
du classicisme
David Marton, le metteur en scène de La Sonnambula au Maillon
Tel un Falk Richter au TNS, David Marton et Waut Koeken dépoussièrent à leur tour les codes du classicisme. Non pas au théâtre mais à l’opéra, cette fois, avec La Sonnambula et Blanche Neige, proposés en janvier par le Maillon et l’Opéra National du Rhin. Joussif et salvateur. /// TEXTE Charles Nouar PHOTOS Alain Kaiser – Gabriela Neeb - DR
Dépoussiérer l’Opéra. Le revitaliser. Le « dé-feutrer ». L’Opéra du Rhin nous y avait déjà habitué. Voilà que le Maillon, sur fond de crise interne avec le départ « précipité » de son directeur Frédéric Simon, se prend au jeu, en invitant David Marton pour son Sonnambula. Marton : un metteur en scène hongrois de génie, tout juste quadra, installé en terre berlinoise depuis 1996, à qui l’on doit notamment Don Giovanni, Keine Pause, Wozzeck ou Harmonia Caelestis, présentés il y a quatre ans de cela au MC93 de Bobigny, à l’initiative de Patrick Sommier, directeur du lieu. Marton, l’homme de scène désigné en 2009 comme metteur en scène d’opéra de l’année par la revue « Die Deutsche Bühne » pour les deux premiers de liste et Lulu. Excusez du peu.
Une approche sensitive, sensuelle, intuitive La force du travail de Marton : ne pas se concentrer sur la narration, souvent binaire, de son art, mais « explorer les fonctions de la musique à l’intérieur du théâtre », en privilégiant une approche sensitive, sensuelle, intuitive. Comme un refus de trop guider le spectateur, comme une volonté de lui laisser une liberté nouvelle, celle de ressentir, de s’immerger, de se laisser aller pour mieux se laisser embarquer dans la réalité d’une création. Avec pour conséquence un message qui gagne en force, en pertinence, en efficacité, en humanité. A peu de choses près, dans la mise en scène de Marton, il y a quelque chose d’un Falk Richter, récemment hébergé sur la scène du TNS. Richter, un autre enfant terrible de la scène européenne, où le théâtre se fait chroniqueur des temps modernes. Plus juste, plus incisif que n’importe quel article de presse.
Qu’on l’ait vu avec Small Town Boy ou Je suis Fassbinder, le ressenti, le « traumatisme », presque, est identique. Une p... de claque de réalisme d’un monde en crise. Crise d’identité, de valeurs, de regard sur soi, de vision, de responsabilité, de surréalisme désabusé. Même enfant terrible parce que tout comme comme Falk Richter, David Marton ne s’embarrasse pas des codes classiques. Ne craint pas de bousculer, de détricoter, de mettre l’humain en avant et, avec, nos sensibilités. Une claque, oui, à mesure que clashent les notes de nos histoires. Une modernité rare, parce que percutante, sans filtre tragiquement classique. Déconstruction de l’opéra La Sonnambula ? Un exemple criant de cette petite révolution artistique. Une déconstruction de l’opéra en deux actes de Vincenzo Bellini, pour mieux le recomposer en un spectacle théâtral
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La Sonnambula
Rendre le genre lyrique plus proche de notre quotidien
Blanche Neige
et musical. Une déconstruction qui « offre aux différents protagonistes des personnalités vibrantes et attachantes, transforme la structure lyrique en une forme imaginative et facétieuse ». Une déconstruction qui « s’appuie sur l’omniprésence de la musique dans nos vies pour rendre le genre lyrique plus proche de notre quotidien ». Une histoire des plus banales, celle d’un trio amoureux où deux femmes aiment un même jeune homme. Où celui-ci se croit d’abord trahi par sa promise qui déambule dans ses nuits somnambules, puis par sa seconde élue, l’aubergiste du village, dont on retrouve les traces d’infidélité. Où le Comte, finalement, viendra démêler les fils de cette énigme et réconcilier les deux amoureux qui pourront enfin fêter leur union. Autant dire du classique, du très classique, même, mais que sublime Marton en réussissant le tour de force d’inscrire cette histoire dans notre réalité sociale, dans ce qui, en 2016, touche à nos sens vitaux à nos débats sociétaux, au point d’oublier, presque, que Bellini en avait joué les notes presque deux-cents ans plus tôt, en 1831.
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Faire le parallèle avec Richter n’a rien de gratuit, tant, d’une certaine manière, leur façon de faire a quelque chose de similaire.Tant, parfois, leur œuvre dérange certains adeptes d’un classicisme par trop poussiéreux mais que suit, sans commune mesure leur public. Du Max Gorki Theater, où Falk a pris ses quartiers, à l’école de la Berliner Volksbühne, puis à celle de la Münchner Kammerspiele, deux lieux où Marton s’est fait un nom, souffle indéniablement un vent d’Est des plus séduisants. Comme si, d’une certaine manière, tous deux, dans leur art, nous permettaient de revisiter le monde, de le redécouvrir, de rouvrir les yeux sur ce qu’il est, en se faisant chroniqueur du présent ou en réhabilitant la modernité du passé. Une œuvre, où tous deux, offrent aux différents protagonistes des personnalités vibrantes et attachantes, transforment, dans le cas de Marton, la structure lyrique en une forme imaginative et facétieuse. Où, pour La Sonnambula revisitée, l’on « s’appuie sur l’omniprésence de la musique dans nos vies pour rendre le genre lyrique plus proche de notre quotidien ». Où se développe « une narration claire et rythmée qui transporte l’œuvre initiale à travers le temps pour mieux la rendre intemporelle ». L’intemporalité. Mot clé, désir, ambition artistique de toute œuvre, auquel n’échappe pas une autre création, cette fois à l’Opéra du Rhin, avec le Blanche Neige de Waut Koeken. Koeken, un autre magicien de l’art lyrique, dont la première mise en scène fut une adaptation pour enfants de Die Zauberflöte, suivie d’Aladin et la lampe merveilleuse de Nino Rota, récompensée par le prix du Syndicat de la critique musicale française comme meilleure création d’éléments scéniques. Koeken, l’homme à qui l’on doit également, avec l’Opéra de Flandre, la création mondiale de l’opéra La Strada de Luc Van Hove, d’après Fellini, les mises en scène de L’Ile de Tulipatan, Ba-ta-clan, Die lustigen Weiber von Windsor, Die Fledermaus, Barbe-Bleue, La Princesse de Trébizonde, Die Entführung aus dem Serail, Die Feen, BarbeBleue, Salome et, donc, désormais, avec l’Opéra national du Rhin, Blanche-Neige de Marius Felix Lange.
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Une gifle à la bien pensance feutrée Elu Metteur en scène de l’année par plusieurs critiques du magazine Opernwelt pour sa mise en scène de La vie parisienne, Koeken surprend une nouvelle fois avec ce Blanche Neige, où la fin justifie les moyens. Où, comme un autre écho à notre réalité sociale faite d’Insta, de Snap, de Télé-réalité où l’apparence visuelle devient un art de la guerre, l’homme interroge, interpelle, provoque : « Et si pour monter sur le podium de la plus belle femme du monde, la Reine doit éliminer Blanche-Neige, qu’à cela ne tienne, ce sera fait ! » A ceci près que ce serait « sans compter sur l’obstination de sept nains et d’un Prince prêts à tout pour défendre leur petite protégée des ongles manucurés de son horrible belle-mère ». Un conte, un opéra pour enfants, dit-on, mais si juste, si universel dans la façon d’aborder notre temps qu’il n’a rien de superficiel. Et c’est sans doute là aussi l’une des force de ce Blanche Neige de Koeken. Autre reflet, aussi, de nos codes, de nos petites mesquineries et absurdités. D’une certaine moralité, aussi, mais dans le sens noble du terme où subir la tyrannie n’est pas une fatalité. Où certaines choses, certaines actions, certaines valeurs – encore – autorisent une porte de sortie, un espoir face à la médiocrité ambiante. A la persécution de quelques petits chefs et à la vanité cruelle. Un regard, là encore, sur notre temps, hérité d’autres, plus anciens, dont la mise en modernité, tout comme dans le cas de Richter et Marton, frôle avec délice le génie. Et finit, comme une tendance de plus en plus lourde venue de l’Est ou du Nord flamand de l’Europe par délicieusement nous aculturer d’un classicisme français trop souvent figé. Et à nous interroger, à nous ré-interroger, sur notre propre monde, sur nos propres pratiques, codes et responsabilités. Presque une gifle à la bien pensance feutrée, à nos certitudes et petites mesquineries de gens du monde ou ordinaires qui
claque comme un vent de fraîcheur sur les scènes d’un théâtre ou d’un opéra. L’une de ces gifles qui, l’air de rien, par la chaleur de leur mise en scène sur fond d’histoires emplies de froideur, nous font tomber à notre plus bas niveau, celle de notre réalité brute, dénuée de tout contrôle de notre image, de paillettes virtuelles et parfois obscènes, pour mieux nous inciter à nous relever. Par une prise de conscience forte de nos actes et de l’universalité de leurs effets. ◊
/// La Sonnambula Jeudi 12 et vendredi 13 janvier 20h30, Théâtre du Maillon – Wacken Mise en scène : David Marton Distribution: Hassan Akkouch, Paul Brody, Daniel Dorsch, Jelena Kuljic, Michael Wilhelmi, Yuka Yanagihara /// Blanche Neige Auditorium de la Cité de la Musique et de la Danse mercredis 4 et 11 janvier : 14h30 vendredi 6 janvier, samedi 7 janvier : 20h dimanche 8 janvier : 10h et 15h Direction musicale : Vincent Monteil Mise en scène ; Waut Koeken - Réalisation de la mise en scène : Anne Somot - Décors Florian Angerer Distribution : Louise Pingeot, Coline Dutilleul, Jean-Gabriel Saint-Martin, Georgios Papadimitriou, Emmanuel Franco, Camille Tresmontant, Antoine Foulon, Francesca Sorteni, Gaëlle Alix, Diego Godoy, Nathanaël Tavernier
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Les Percus
sont de retour !
Les six fondateurs
Les légendes ne meurent jamais... Dans les années 60 et 70, les Percussions de Strasbourg ont représenté une référence mondiale absolue dans leur domaine et un des plus beaux ambassadeurs qui soit pour la capitale alsacienne. Puis, doucement, les générations se succédant, sans jamais cependant que l’existence du groupe ne soit remise en cause, les Percus se sont fait plus discrètes. Ca y est, c’est le grand réveil grâce à une prometteuse quatrième génération de musiciens audacieux et déterminés… /// TEXTE Jean-Luc Fournier PHOTOS Percussions de Strasbourg – Or Norme
Pour mesurer l’incroyable influence que génèrent encore les mythiques Percussions de Strasbourg, il suffit d’écouter quelques minutes Séverine Cappiello (ci-dessus), venue de Marseille en 2013 pour occuper le poste d’administratrice de l’ensemble. Cette jeune quarantenaire, parisienne d’origine, avait pourtant déjà occupé quelques postes en vue sur la friche de la Belle de mai où pullulent parmi les plus belles et innovantes structures culturelles de la capitale provençale. Mais quand elle a pris connaissance de l’offre des Percus, elle n’a pas hésité une seule seconde. « Nous les avions reçus deux ou trois fois à Marseille » confie-t-elle avec l’œil pétillant « et, à chaque fois, j’avais
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ressenti comme une énorme claque musicale. Je n’avais tout simplement jamais entendu quelque chose comme ça ailleurs, c’était unique… » Une si longue histoire Tout avait commencé à la toute fin des années 50 quand Pierre Boulez fut invité à diriger une de ses œuvres musicales à Strasbourg. Il avait besoin de former un vaste pupitre de percussions et on réunit donc à la hâte les musiciens de deux orchestres locaux, l’Orchestre municipal et celui de l’ORTF, sigle de la télévision publique d’alors. Les six musiciens d’origine, Bernard Valet, Jean Batigne, Lucien Droeller, Jean-Paul Finkbeiner, Claude Ricou et Georges Van Gucht, animés par une même et belle énergie innovante (et soudés par une grande amitié) décidèrent donc de poursuivre
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l’aventure en créant un orchestre. Pierre Boulez leur fournit le nom : le Groupe Instrumental à Percussion deviendra rapidement Les Percussions de Strasbourg et donna son premier concert en janvier 1962, avant d’entamer l’écriture d’un nouveau répertoire par des compositeurs tels que Messiaen, Stockhausen, et autres Xenakis… Une incroyable performance scénique va ensuite propulser le groupe au firmament de son art. Nous sommes en 1967 et il lui faut interpréter Ionisation de Varèse, une œuvre qui nécessite la participation de… treize percussionnistes. La magistrale interprétation des Percussions de Strasbourg va faire date : dès lors, les Percus ne cesseront d’innover et demandés par le monde entier, participeront aux plus grands festivals internationaux, inventant en permanence de nombreux instruments et produisant
ART & CULTURE nombre de disques (plus d’une trentaine) collectionnés avec religiosité par des milliers de mélomanes de tous les pays du monde. Trente Prix internationaux ont couronné le talent des Percus… Depuis, Les Percussions de Strasbourg ont donné plus de 1600 concerts dans 70 pays différents de par le monde. A l’actif de l’orchestre, plus de 300 œuvres inédites écrites spécialement pour eux en l’espace de trois générations. Mais aussi la constitution d’un incroyable instrumentarium unique au monde avec ses 500 instruments (7 tonnes de matériel et d’accessoires, un véritable inventaire « à la Prévert » : timbales, congas, xylophones, marimbas, cymbales, cloches à vaches, tamtam, plaques, tôles… répondent aux verres de vins, tuyaux harmoniques, enclumes, ressorts d’amortisseurs et autres bols…). Une quatrième génération pleine d’ambition Ecoutons encore la passionnée Séverine Cappiello : « Les fondateurs étaient de vrais et incroyables visionnaires qui ont profondément marqué leur époque et même au-delà, car les générations suivantes ont sans doute voulu à tout prix perpétuer le modèle, se bridant en quelque sorte elles-mêmes » pense-telle avec modestie car les informations précises lui manquent. « Malgré la demi-teinte de la dernière décennie, jamais les Collectivités ne nous ont lâchés (les subventions publiques de la Ville de Strasbourg, principalement, de la Drac, de la Région Grand Est et du Conseil Départemental du Bas-Rhin permettent de couvrir la moitié du budget annuel de 600 000 €, l’autre moitié provenant des recettes propres, des ventes de prestations, des aides des sociétés civiles et du mécénat -ndlr). Mais la quatrième génération qui a pris le relais il y a un an à peine a décidé de se plonger résolument dans ce nouveau siècle. Ils ont baigné dans la culture électro et dans une mixité musicale permanente. Ils arrivent avec plein de références nouvelles, n’ont aucun interdit et donc, expérimentent de nouveau comme des fous. Le répertorie classique des Percus, ils le reprennent volontiers mais ils ne s’y cantonnent pas. Ils ont une vitesse d’exécution impressionnante, bien en phase avec l’époque et leur palette technique est immense : ça frotte, ça frappe, ça râpe…, c’est bien plus ample et plus vaste qu’auparavant et tout ça concourt à un formidable engagement sur scène, ils sont littéralement habités quand ils jouent, ils « performent » avec leurs tripes… » conclut Séverine, admirative. Un tour d’horizon confirmé par le directeur artistique Jean Geoffroy (ci-contre). A 56 ans, ce soliste réputé joue depuis plus de 35 ans avec les orchestres du monde entier (35 CD à son actif), collabore avec des labos et des centres de recherche musicale. « La création et la performance scénique et la transmission de tous ces acquis, je suis arrivé aux Percussions de Strasbourg avec ces objectifs-là pour motiver notamment les enfants des quartiers, les jeunes, les confronter à des instruments désormais éprouvés, un univers dans lequel l’électronique prend désormais toute sa place. Il y a une telle diversité de projet autour de ce groupe qui est un monument artistique à lui seul, un monument de la création musicale, la référence absolue du XXème siècle et qui se renouvelle complètement aujourd’hui sur scène, cette scène qui est devenue prioritaire dans le contexte d’aujourd’hui, qu’ils soient à deux, quatre ou six… Le public strasbourgeois pourra peut-être le constater le 10 décembre prochain, à l’église SaintPaul dans laquelle nous sommes invités à jouer notre dernière création, dans le cadre des marchés de Noël » conclut Jean Geoffroy qui ajoute cependant une dernière pirouette ; « Les
La 4ème génération : François Papirer, - Galdric Subirana -Thibaut Weber Minh-Tâm Nguyen - Olivier Maurel - Arnaud Lassus
Percus ont toujours été un important partenaire pour moi, nous avons toujours été très proches mais… jamais je n’ai joué avec eux ! » Les Percussions de Strasbourg dans vingt ans ? Séverine Cappiello n’hésite pas à se projeter et à nous confier sa vision : « Nous aurons assuré la pérennité des activités actuelles, anciennes ou nouvelles, les créations et la diffusion du répertoire et de l’ensemble, les actions éducatives et culturelles avec les masterclasses et Percustra, notre label discographique qui aura été développé. Nous serons positionné en tant « qu’opérateur » et puis, peut-être notre rêve à tous aura-t-il vu le jour : un festival de la percussion contemporaine, sous toutes ses formes, à Strasbourg, programmé chaque saison. Peut-être aussi serons-nous parvenus à faire du Théâtre de Hautepierre un centre national de la percussion, tout en restant focalisés sur la création et la diffusion, et le spectacle vivant » rêve-t-elle à haute voix… Un indice nous fait dire que ce rêve pourra sans doute se réaliser en tout ou partie. Au moment de quitter l’antre des Percus à Hautepierre, un jeune garçon d’une dizaine d’années, d’origine asiatique, nous a gentiment ouvert la porte sur notre passage. « Ce jeune a suivi avec constance les ateliers Percustra avec l’ensemble de sa classe » nous apprend Séverine. « Il a tellement aimé ça qu’il est revenu de lui-même l’année suivante. Aujourd’hui, il se sent chez lui parmi nous, il suit les répétitions des musiciens. D’autres ados créent avec lui. Ces jeunes, il faut juste qu’ils trouvent leur chemin. On les aide pour ça… » ◊
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ART & CULTURE
Le train du
crépuscule
Le 11 décembre 1969 à Colombey, Charles de Gaulle écrit ses mémoires et convoque André Malraux. Ce sera l’ultime rencontre entre les deux hommes. De ce dialogue stupéfiant, « l’ami génial » publiera « Les chênes qu’on abat », en 1972. Le texte est adapté et enrichi par le metteur en scène strasbourgeois Lionel Courtot ; son « Crépuscule » fut donné pour la première fois en octobre dernier au Préo d’Oberhausbergen. Un pur bijou… /// TEXTE Eric Genetet PHOTOS Or Norme Strasbourg - DR
Il y a quinze ans, quand Lionel Courtot découvre « Les chênes qu’on abat », c’est une déflagration. Le texte s’inscrit en lui comme un tatouage sur le cœur et les tripes. Il l’adaptera pour le théâtre, un jour ! La machine Courtot vient de quitter la gare, et en matière de locomotive cet homme aux multiples facettes se pose là. E là aussi, pour arriver à ses fins. En janvier 2015, sa rencontre avec Alain Malraux (filleul d’André Malraux) permet au Crépuscule de gagner en épaisseur. Courtot voyage alors en première classe et choisit de travailler avec Philippe Girard (qu’il allait voir sur les planches du TNS) et John Arnold. Ils seront de Gaulle et Malraux : « quel privilège de mettre en scène ces deux monstres du théâtre
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français », affirme le jeune metteur en scène. C’est son rêve qui se réalise, mais sur les rails du spectacle, rien n’est simple. L’auteur s’est heurté au convoi des sceptiques, ceux qui auraient pu lui apporter une aide précieuse ne répondaient pas à ses messages. Mais, travailleur obsessionnel, voyageur de nuit, il n’a rien lâché. Qu’importe le train de vie, pourvu qu’on ait l’arène et c’est le Préo d’Oberhausbergen qui accueille la première en octobre. Courtot assiste médusé à un triomphe : « Atteindre ce qui était inaccessible nous tire vers le haut, mais tout s’est fait tellement naturellement que je n’ai même pas le sentiment d’avoir réalisé un rêve. »
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ENTRETIEN
P hilippe Girard L ionel C ourtot John Arnold
Un monde qui se perd Sur scène, les deux comédiens, servis par un texte d’anthologie, sont d’une grande justesse. Au début, c’est une pièce de théâtre, puis, très vite ce sont de Gaulle et Malraux qui dialoguent dans la bibliothèque de Colombey-les-Deux-Eglises, bel endroit pour une rencontre, drôle d’endroit pour dresser le constat désenchanté d’une France d’avant. Pour Lionel Courtot le Général était au service de son pays : « Il était au-dessus de la politique, il ne voulait pas qu’elle soit à son service ». Ce texte nous renvoie, cinquante ans plus tard, à la pauvreté de la politique d’aujourd’hui, à cette politique aux valeurs dilapidées, mais aussi à l’image de ce que nous sommes, « un petit peuple pas disposé à l’effort » pour de Gaulle, témoin amer d’un monde qui se perd : « Ça n’allait pas très bien le 18 juin », conclut le Général à la fin du Crépuscule. Cette pièce qui fait maintenant le tour de France, nous confronte au monde tel qu’il est et nous pousse à regarder les étoiles pour comprendre l’insignifiance des choses ; une façon de dire qu’au théâtre comme dans la vie, ceux qui nous aiment prendront le train.
Le trio magique Deux comédiens, un dramaturge et metteur en scène : l’équation parfaite du « Crépuscule » . L’évocation de la dernière rencontre des ces deux hommes d’Etat nous permet de surfer sans retenue sur des vagues de nostalgie mais nous force aussi à accoster sur des rivages plus actuels et moins nobles. Rencontre au lendemainmême de la « première » avec les trois complices de ce magnifique moment de théâtre… /// ENTRETIEN Jean-Luc Fournier
Hier soir, le rideau s’et baissé sur la toute première représentation du « Crépuscule ». A chaud, quelles réactions ? Lionel Courtot : « Une joie évidemment indescriptible mais en même temps une drôle de sensation. J’ai tellement monté de spectacles avec un énorme stress que je me sens étrangement frustré. D’habitude, j’ai une énorme angoisse avant la première et là, grâce à ces deux merveilleux comédiens, cette angoisse n’a pas été de la partie. Je l’avais compris dès la toute première répétition : on savait parfaitement où on allait. Du coup, j’ai travaillé avec une énorme confiance et c’est grâce à cette collaboration incroyable avec mes deux camarades comédiens…
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ART & CULTURE
John Arnold (Malraux) : J’étais très confiant au fur et à mesure que les différentes phases de travail se déroulaient. Que ce soit au niveau de l’exploration initiale du texte, de l’adaptation, de la phase où nous nous sommes tous trois bien mis d’accord sur l’articulation de l’ensemble du texte, le travail des acteurs, la scénographie, les jeux de lumières, et j’en passe, je voyais que petit à petit les choses se précisaient et que tout allait dans le bon sens. Bien sûr il y a toujours un petit risque avant la « première » mais elle a été réussie, je pense… Philippe Girard (De Gaulle) : J’étais moi-même très confiant, exactement pour les mêmes raisons que John vient d’expliquer. On a tous bien travaillé et moi j’ai toujours la certitude que quand on travaille bien, quand les étapes sont bien pensées, il n’y a aucune raison pour que les choses se passent mal. Je suis donc très heureux que le résultat ait été à la hauteur de ce qui était attendu, si j’en crois toutes celles et ceux avec qui j’ai échangé après la première représentation. Lionel, comment le texte du « Crépuscule » a-t-il été extrait des « Chênes qu’on abat », le livre de Malraux. C’est un texte si surprenant, pour l’époque où il a été écrit. Malraux le dit luimême dans sa préface : « Ce livre est une interview comme La condition humaine était un reportage. » Et, plus loin : « Même lorsque l’homme de l’Histoire a des témoins, il n’a pas d’entretiens… » Lionel Courtot : En fait la première étape a été en juillet dernier quand Philippe Girard m’a confirmé son intérêt et demandé de lui faire une proposition. Alors, j’ai passé tout le mois d’août avec « Les chênes qu’on abat », me demandant ce qui parlerait le plus au public en 2016 et j’ai donc été amené à faire des choix. A partir de là, j’ai fait des propositions. J’avais pris le parti de garder le réflexe du spectacle précédent sur De Gaulle, celui du Traité de l’Elysée que j’avais rythmé avec des voix off qui étaient absolument nécessaires pour contextualiser chacune des scènes. J’avais donc déjà mis de côté certains très beaux passages écrits par Malraux pour servir de base à ces voix off. Mais dès la toute première lecture, j’ai ressenti que cet artifice de mise en en scène était totalement inutile. Tout comme mon intention initiale de clore l’adaptation par la mort du Général. Dès la première lecture, il était évident que que ce n’était pas une bonne option et que cette idée devait être abandonnée. Puis tout s’est enchaîné car, à partir du moment où les comédiens sont là, ce n’est plus mon projet à moi mais 54
celui d’une équipe. Les maestros ont donc pris les choses en main et, de lecture en lecture, ils n’ont cessé de proposer des choses… Philippe Girard : Ca aurait été presque anecdotique de raconter ainsi la mort de De Gaulle... On a travaillé une semaine complète sur l’adaptation d’origine de Lionel. En amendant, en coupant, en réintroduisant… tout ça pour finir par composer une partition qui soit absolument équilibrée, avec un consensus entre tous. On l’a divisée en séquences, pour lui donner un rythme. Une fois tous d’accord là-dessus, il n’y avait plus qu’à jouer !.. (rires) Ce qui frappe également, c’est qu’on découvre grâce à cette adaptation que le Général a énormément souffert des circonstances qui l’ont amené à quitter volontairement le pouvoir après l’échec du référendum de 1969… Lionel Courtot : C’est tout à fait ça. Dans « Le crépuscule », on découvre un homme profondément blessé par cet événement. Et c’est en ça que je trouve que De Gaulle est un personnage follement romanesque : on n’est plus seulement dans le politique, cet homme a une relation aux Français qui transcende tout. Là, il a le sentiment d’être trahi par ceux-là même à qui il a tant donné. Du coup, c’est l’histoire du père trahi et abandonné par ses enfants. Je suis allé à la Boisserie (la maison privée du Général – ndlr) pour préparer cette adaptation, je l’ai vraiment vu là, seul et désemparé, et ça m’avait bouleversé. Cet endroit, il l’habite encore, c’est évident, cet endroit a une âme…
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Vraiment, ce que j’ai découvert dans ce texte, c’est à quel point ces personnages sont des personnages de roman. On quitte rapidement la politique, ils deviennent vite des personnages de légende ! A partir de là, j’ai été obsédé par le fait de les propulser sur scène… Est-ce qu’il y a une difficulté particulière, pour des comédiens, à jouer ces rôles de personnages réels et aussi historiquement grands, qui sont encore dans la mémoire collective du peuple ? John Arnold : Non, pas vraiment. A partir du moment où une personnalité historique bascule dans le champ poétique, de fait il rejoint le Panthéon collectif de notre imaginaire. Quand Shakespeare a écrit les drames historiques de l’histoire de l’Angleterre, la démarche a été la même. Il écrit Richard III qui n’est séparé de lui, chronologiquement, que par le laps de temps qui nous sépare, nous, d’Hitler ou de Mussolini, par exemple. J’imagine que pour les spectateurs qui ont assisté à la première, l’ombre de l’histoire était passée mais elle était encore concrètement inscrite dans leur vie, ne serait-ce que par le souvenir d’un de leur proche aïeul qui avait vécu à cette époque. Pour nous, en tout cas pour moi, cela ne m’a pas posé le moindre problème de jouer Malraux, il est dans mon imaginaire proche… Evidemment, dès la fin du « Crépuscule », on ne peut pas s’empêcher de penser au contraste violent entre cette génération d’hommes politiques et celle qui fait notre quotidien d’aujourd’hui. Cet éclairage crû, vous l’assumez ? Philippe Girard : Oui, et sans problème aucun. Aujourd’hui, c’est simple, ils se réfèrent tous à De Gaulle, ils sont tous gaullistes ! Mitterrand, qui combattit De Gaulle sans relâche mais se coula merveilleusement bien dans la fonction présidentielle telle que conçue par la Vème République, fut le dernier homme d’Etat en France, selon moi, et il avait dit : « Après moi, il n’y aura plus que des comptables. » Et bien, on y est ! On pourrait d’ailleurs élire un bureau d’experts-comptables, ça nous coûterait moins cher ! Mais voilà, la comptabilité n’a jamais fait une bonne politique. Tout grand dessein, comme dit De Gaulle, « est un dessein à long terme ». Il n’y a aucun dessein à long terme dans ce que nous proposent les candidats d’aujourd’hui. La chose fondamentale qui sépare les hommes politiques de la génération De Gaulle – Mitterrand et ceux des actuelles générations, c’est que les premiers ont connu la guerre, de près et en vrai, ils l’ont faite. Les politiciens d’aujourd’hui disent que la France est en guerre, mais ils ne savent pas ce que c’est, la guerre. Quand Mitterrand devient président de la République, il devient homme d’Etat et cette Vème République qu’il a tant combattue, il va s’en emparer et s’y couler idéalement, il va l’assumer et il va finir par la défendre. C’est toute la différence avec les politiciens d’aujourd’hui. Ils n’écoutent pas, ils ne savent pas écrire une ligne… » ◊ Après les deux triomphales représentations d’ouverture au Préo de Oberhausbergen en octobre dernier, « Le Crépuscule » a été joué avec le même succès dans le berceau de résistant de André Malraux, à Brive puis Tulle en Corrèze et vient d’entamer une tournée de quelques dates en France. Lionel Courtot travaille pour recevoir plusieurs soutiens d’envergure pour que « Le Crépuscule » prenne son essor et soit programmé dans nombre de villes françaises. Celui de la Fondation Charles de Gaulle lui est quasiment acquis. Selon toute vraisemblance, la qualité de cette adaptation, le jeu magnifique des deux comédiens et la sobre virtuosité de la mise en scène devraient séduire les programmateurs.
DOSSIER
56 Dans l’enfer d’Alep
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RENCONTRE
LA POÉSIE EST UNE ARME
« Je crois dans le pouvoir des mots et de la beauté... »
Exilée en France depuis près de 35 ans, la poétesse syrienne Maram al-Masri a été invitée en résidence par Stéphane Litolff, le directeur du centre culturel de Vendenheim pour une série de rencontres-lectures avec le public. Rien que pour l’édition en langue française, sa bibliographie compte seize titres. Traduite en près de quinze langues, Maram al-Masri est régulièrement saluée par la critique des pays arabes ce qui fait d’elle une des grandes voix féminines du Moyen-Orient. Sa vie tourmentée, ses combats, ses désespoirs mais aussi ses espérances et ses certitudes, elle les livre sans ostentation et, à l’heure où son peuple se meurt sous les bombes, elle persiste à parler haut et fort… /// TEXTE Jean-Luc Fournier PHOTOS Or Norme - DR
Elle arrive, souriante et charmante, en ce frisquet samedi matin de novembre dernier, alors que la médiathèque du centre culturel s’éveille à peine. Le temps de récupérer quelques-uns de ses livres qui sont disponibles durant ses séjours à Vendenheim, elle accepte bien volontiers de dérouler pour nous le roman de sa vie. Nous comprenons bien vite qu’il nous est inutile de poser des questions. Juste être attentif aux fragments de vie. Le pouvoir des mots… Les titres des chapitres et les extraits des poèmes de Maram al-Masri qui ponctuent la fin de ses différents propos ont été choisis ensuite par la rédaction de Or Norme.
L’enfance « Je suis issue d’une famille mixte libanaise, entre ma grand-mère chrétienne et mon grand-père musulman. Ils ont émigré très vite en Syrie. Mon père n’a pas hésité à abandonner tout son héritage familial pour vivre son histoire d’amour avec ma mère. Je suis née dans une famille unique et cultivée : ma mère était une artiste et également professeur de sport. Mon frère, poète et artistepeintre m’a enseigné toute la beauté du monde et m’a permis d’acquérir les belles valeurs humaines : la liberté, la dignité, la recherche de la beauté et de la
noblesse en toutes choses. Je pense que c’est lui qui m’a permis de me construire humainement. Quand j’étais jeune, il m’a confié un livre de Dostoïevski. J’ai commencé à le lire un soir. Puis, en pleine nuit, il m’a réveillée et m’a dit : « Mais comment peux-tu t’endormir au milieu du livre, sans te soucier de ce qui va arriver aux personnages ? »…
« Je me souviens tous les matins sur le chemin de l’école le long du port cette route sinueuse à proximité du Café de la Jeunesse où se retrouvaient les vieux du quartier, mon cœur se serre... » (Habitante de la Terre).
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RENCONTRE La poésie « Je suis tombée amoureuse d’un chrétien syrien. Pour me distinguer des autres filles aux yeux de ce garçon très bien éduqué, je lui écrivais chaque soir un petit poème… Aujourd’hui, je pense que c’était ma première révolte contre tous les tabous, contre les religions, les traditions et la poésie est devenue pour moi un véritable objectif. J’ai foncé… J’avais besoin de beaucoup de courage car l’ambiance était hostile aussi bien du côté chrétien que du côté musulman. J’ai assumé… Ma famille a accepté cette relation, mais pas la sienne. A un certain moment, j’ai même eu honte d’être musulmane, honte également de mes origines populaires. Mon frère me corrigeait mes poèmes et m’a conseillé sans cesse d’alléger au maximum ce que j’écrivais. Au final, des amis à mon frère, des érudits, ont même publié certains des mes poèmes tellement ils les appréciaient… C’était à mon insu. J’ai toujours été extraordinairement timide sur ce planlà : bien plus tard, quand j’ai fait mes premières émissions de radio, j’avais un mal fou à me réécouter… Je me suis construite comme cela. Mais c’est vrai, la poésie s’est imposée à moi, pour que mon premier amour me considère comme différentes des autres filles autour de moi…»
« On frappe. Qui est-ce ? Je cache la poussière de ma solitude sous le tapis, j’ajuste mon sourire, et j’ouvre. (…) J’avais envie que tes lèvres effleurent mon cou, pour fermer les yeux et savourer la magie de cet instant défendu ». (Cerise rouge sur un carrelage blanc). L’exil « Je me sentais coincée de toutes parts, cette histoire d’amour ne pouvait pas se vivre à cause des différences de religion. Sa famille voulait l’obliger à y mettre fin et la mienne aussi. J’étais sans cesse stigmatisée. De plus, comme je travaillais alors comme interprète, le gouvernement syrien m’a convoqué pour que je collabore avec lui dans une affaire de délation concernant mes collègues de travail. J’ai refusé et la pression et les chantages ont commencé, jusqu’à menacer de déporter mon amoureux à la frontière entre la Syrie et Israël où il y avait alors une situation très tendue et d’emprisonner ma famille si je refusais de coopérer. Ma mère a organisé un temps mon départ en Angleterre mais je suis rentrée car elle est tombée très malade. Elle est décédée très vite. Je me suis sentie désespérée, très fragile. J’ai fini par accepter de vivre avec un syrien qui vivait déjà en France. Je me suis dit alors que l’amour viendrait sûrement avec le temps… Comme il faisait son doctorat d’Etat en littérature, je me suis dit qu’il m’encouragerait à poursuivre l’écriture de poésies. Rien de tout cela ne s’est passé. Plus tard encore, je me suis dit qu’avec un enfant, j’irais mieux, la vie serait plus belle. Une autre erreur… Je me sentais déracinée, comme un serpent qui laisse sa peau dans un endroit et en revêt une autre. J’ai fini par divorcer. Le retour en Syrie était encore plus inenvisageable, dans ces conditions… De retour en Syrie, mon ex-mari syrien a fini par kidnapper mon fils, refusant de me le rendre après un séjour avec lui. Ce fut bien sûr, une très dure épreuve pour moi, une de plus… J’étais exilée de tout : de ma langue, de
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ma famille, de ma culture, de ma nourriture, de ma musique, de mon enfant. Exilée de partout… Même plus tard, treize ans près mon départ, quand je suis revenue en Syrie, je m’y sentais autant étrangère qu’en France… Aujourd’hui, j’ai réalisé que je me suis toujours gommée pour me faire accepter là où j’étais.»
« Loin de mes bras, tu dors dans un lit qui n’est pas le tien, tu ne vois plus mon visage, ni mes yeux qui te regardaient avec tant d’amour, tu ne vas plus prendre mes mains, comme tu faisais d’habitude avant de t’endormir. La nuit, tu te réveilleras pour dire « Maman » à une femme qui n’est pas moi. » (Le rapt) La Syrie « Avant le printemps arabe, jamais je n’aurais pensé que quoique ce soit puisse se passer chez moi tant le pays était cadenassé de partout. Et puis, les événements ont commencé et quelque chose s’est passé. Ce fut pour moi une révolution de chants et de danses, partout, dans toutes les rues. C’était beau à pleurer… Cette effervescence m’avait rendue enthousiaste, vue de Paris où j’habitais. Je me suis dit qu’ils allaient y arriver. C’était très émouvant… Je me souviens qu’ils applaudissaient sans cesse, une façon de montrer qu’ils étaient sans armes, pacifiques. Jour et nuit, ils chantaient leur liberté. La répression a commencé et elle a été terrible : Bachar a oppressé, torturé, emprisonné, assassiné, ce fut horrible. Jamais on aurait pensé qu’il puisse être aussi cruel que son père l’avait été. Il a fait pire ! Quelques mois après, il a libéré les djihadistes. Les gens ont donc été obligés de prendre les armes pour défendre leur vie… Aujourd’hui, c’est partout le chaos. Les gens sont traités comme des chiens. Le pays est délabré de partout… Les Syriens ont fini par apprendre à apprivoiser la mort, ce qui a entraîné une forme de schizophrénie. Même ceux qui comme moi sont à l’étranger ont ressenti ça aussi. On continue à vivre bien sûr, mais quelqu’un en nous souffre atrocement et nous ne le montrons pas. On a une double-vie, voilà… C’est une façon de se protéger. Les Syriens avaient un peu d’espoir avec Clinton qui, peut-être, aurait décidé de leur venir en aide mais maintenant, avec Trump, ils sentent bien qu’ils sont de plus en plus isolés. Assad a 500 000 morts sur la conscience, lui-même et Daech ont provoqué l’exil de 12 millions de personnes. Comment peut-on accepter un régime qui bombarde ou fait bombarder son propre pays ? »
« Nous, les exilés, rôdons autour de nos maisons lointaines comme les amoureuses rôdent autour des prisons, espérant apercevoir l’ombre de leurs amants. Nous, les exilés, nous sommes malades d’une maladie incurable. Aimer une patrie mise à mort ». (Elle va nue la liberté). Ce que peut faire la poésie face à ces drames épouvantables « Oui, que peut-faire la poésie, et même l’art en général, devant ces monstruosités et ces laideurs ? Ce qu’on essaie de faire, c’est de provoquer le réveil des consciences. Il y a une petite histoire que je raconte toujours, une légende, celle d’un énorme monstre qui était destiné à être d’une énorme cruauté, décidé à détruire tout ceux qui s’opposaient à lui, sans la moindre pitié. Un jour, une femme sort de sa maison, barre son chemin et le supplie d’épargner ses enfants. Alors, elle se met à chanter des chansons magnifiques avec des mots sensibles qui finissent par toucher le cœur du monstre. La voix de cette femme est si extraordinaire que cette femme finit par faire en sorte que le monstre soit touché par tant de beauté et qu’il l’épargne.
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Moi, je crois au pouvoir des mots, à celui de la beauté et j’espère que mes poèmes et l’art en général parviendront à transformer les monstres d’aujourd’hui. C’est l’histoire de la Belle et la Bête, ou celle de la grenouille et de la princesse : je crois qu’il y a toujours une part de réalité dans ces histoires. Et c’est cette part de réalité qui peut transformer l’être humain et le rendre meilleur. A Vendenheim, je propage un message de paix. Et j’essaie aussi de développer l’amour de la poésie. Je ne suis pas seulement le poète de la révolution syrienne, je suis le poète de l’amour et je montre qu’au fil des expériences de ma vie, ma poésie a su prendre d’autres chemins. Mais c’est vrai que je rencontre beaucoup de gens, jeunes ou moins jeunes, qui m’incitent à parler de la Syrie, d’ailleurs je me sentirais coupable si je parlais d’autre chose. Donc, le plus important pour l’instant, c’est que les gens sachent la vérité sur ce qui se passe réellement dans mon pays, la vérité sur l’extrême souffrance de mon peuple… »
« L’avez-vous vu ? Il portait son enfant dans ses bras et il avançait d’un pas magistral, la tête haute, le dos droit... Comme l’enfant aurait été heureux et fier d’être ainsi porté dans les bras de son père... Si seulement il avait été vivant ». (Elle va nue la liberté). Ce matin-là à Vendenheim, on aurait pu rester encore longtemps pour écouter la voix douce de Maram al-Masri parler de l’exil, de la nostalgie de l’enfance, de la paix, de l’apaisement de la violence. Dans « Le rapt », son dernier livre, enfin écrit trente ans après que son ex-mari ait kidnappé son jeune fils de 18 mois, elle dit : « L’acte d’écrire n’est-il pas un acte scandaleux en soi ? Ecrire c’est apprendre à se connaître dans ses pensées les plus intimes. Oui, je suis scandaleuse car je montre ma vérité et ma nudité de femme. Oui je suis scandaleuse car je crie ma douleur et mon espoir, mon désir, ma faim et ma soif. Ecrire c’est décrire les multiples visages de l’homme, le beau et le laid, le tendre et le cruel. Ecrire c’est mourir devant une personne qui te regarde sans bouger. C’est se noyer devant un bateau qui passe tout près sans te voir. Ecrire c’est être le bateau qui sauvera les noyés. Ecrire c’est vivre sur le bord d’une falaise et s’accrocher à un brin d’herbe ». ◊
ART CONTEMPORAIN
St-Art me z z a voce
In-extremis avant le bouclage de ce présent numéro, nous avons arpenté les allées de l’édition 2016 de la Foire d’art contemporain de Strasbourg. Deux ans après notre article de décembre 2014 qui avait provoqué quelques remous, les yeux et oreilles grand ouverts, nous avons tenté de déceler une évolution… /// TEXTE Jean-Luc Fournier PHOTOS OR NORME
Les dates de St-Art (traditionnellement fin novembre) ne permettent pas à une revue comme la nôtre de couvrir de façon optimale cet événement de la vie artistique strasbourgeoise. Elles sont trop tardives vis à vis de notre date de bouclage qui, cette année, tombait le dimanche soir du salon. On a quand même essayé… Du positif… Premier constat, et il est positif: un effort manifeste a été réalisé sur les espaces dédiés aux galeries. Manifestement, la nouvelle direction artistique de la Foire, qui n’est en place que depuis un an, a perçu ce qui sautait aux yeux depuis pas mal d’années maintenant : « l’empilement » des œuvres sur des successions de stands eux-mêmes bien denses. Bien sûr, chacun fait ce qu’il veut sur l’espace qu’il a acheté mais,
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à l’évidence, la plupart des galeristes présents ont « joué le jeu » qui leur avait été recommandé par les organisateurs et cela s’est ressenti sur les visiteurs. On « respirait bien » dans les allées et sur les stands de l’édition 2016… Deuxième constat, positif également : les fautes de goût les plus flagrantes en matière de choix de galeries et de validation de leurs artistes ont été évitées. On ne va pas en faire des tonnes sur ce sujet mais la simple relecture du numéro 15 de Or Norme, déjà cité, vous rafraîchira la mémoire… Troisième constat : la présence de la majorité des galeristes strasbourgeois en vue. Pour ne parler que d’elles, les galeries Radial, Bamberger, Gillig, Kaiser, entre autres, ont joué le jeu, elles aussi, et présenté des œuvres d’un très bel intérêt… Et puis, bien sûr, on ne peut que saluer l’invitation d’honneur qui est devenue
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une tradition de St-Art: après la Maison Européenne de la Photographie l’an passé, la Fondation Maeght et ses merveilles ont fait l’unanimité, les visiteurs s’extasiant devant les trésors de Giacometti, Calder, Miró… Evidemment, on ne peut que s’en réjouir, même si un invité d’honneur, aussi prestigieux soit-il, ne fera jamais à lui seul le succès d’un tel événement. Il reste des choses qui fâchent encore… En tour premier lieu, l’impression qui subsiste que l’événement n’est pas totalement positionné « art contemporain » et que certaines galeries présentent des œuvres plus proches de la déco haut de gamme que de l’art. Sur ce sujet, Patricia Houg, directrice artistique de St-Art (photo ci-contre), plaide pour qu’on lui « laisse encore un peu de
ART CONTEMPORAIN
temps. Je suis bien consciente de tout cela » dit-elle avec franchise « mais sans doute ces galeristes considèrent-ils que ces œuvres se vendront plus facilement… On leur a expliqué clairement en amont nos exigences. Le dossier demandé était plein de contraintes pour eux : plus de rigueur, pas trop d’artistes différents sur le même stand, un accrochage clair et ils savaient qu’il y aurait une direction artistique qui passerait et ne validerait que ce qui avait été auparavant annoncé. Bref, on a fait notre travail et on est resté ferme… » Selon la directrice artistique, St-Art est « la première Foire d’art contemporain en région, en terme de visibilité, de nombre de galeries, de nombre de visiteurs… » récusant ainsi quelques propos mezza voce entendus ci et là qui laissaient entendre que pas mal de galeries s’étaient fait un peu tirer l’oreille pour être présentes à Strasbourg cette année. Un point cependant est difficilement argumentable : la très surprenante (on reste mesuré…) absence totale du catalogue de l’événement. Mezza voce là encore, Patricia Houg ne reconnait qu’une « erreur de communication » envers les exposants. Elle défend cependant bec et ongles sa décision de ne publier qu’un catalogue consultable en ligne sur internet. Problème : les exposants ont tous bel et bien payé pour deux pages imprimées au sein d’un catalogue papier. Peu leur importe que, selon la directrice artistique, il y ait eu, « en date du vendredi soir, 25 000 consultations du catalogue sur le site de St-Art et 900 téléchargements, contre 450 catalogues vendus l’an passé… » « Quand on nous vend deux pages de présence au sein d’un catalogue, on n’achète pas une publication sur internet » a résumé, la colère dans la voix, un galeriste « historique » de St-Art. Manifestement, ce point, qui est plus important qu’il n’y paraît, a considérablement altéré l’ambiance et les relations avec les organisateurs… Pour ce qui nous concerne, une Foire d’art contemporain sans catalogue, c’est un peu comme un repas gastronomique sans bon vin. Au lieu de le supprimer de façon aussi brutale et pour d’évidentes raison d’économies, il aurait sans doute été plus judicieux de limiter le nombre d’exemplaires imprimés, afin de mieux rationaliser cette édition. Et demain, quel avenir pour St-Art ?
C’est donc tout un travail qui reste à faire, un gigantesque travail pour reconquérir les indispensables collectionneurs d’outreRhin et repositionner le salon sur le créneau strict de l’art contemporain en traquant impitoyablement les œuvres de déco (il n’y a bien sûr rien de scandaleux à apprécier la décoration, mais on ne doit pas « tromper sur la marchandise »). Patricia Houg semble très consciente de l’ampleur de la tâche qui l’attend. Prudente, elle a réservé ses réponses à nos questions sur l’avenir de St-Art et surtout sur les moyens à aligner pour redresser la barre. Mais on a bien senti qu’elle avait une idée très précise sur les initiatives à mettre en œuvre dès le début de l’année… On suivra tout ça de près. St-Art est une manifestation qui, selon nous, manquerait à la panoplie de Strasbourg si elle venait à péricliter, voire disparaître. Les organisateurs se donneront-ils les moyens de leurs ambitions? On aimerait bien, dans quelques mois, que Patricia Houg nous le confirme. Et pas mezza voce… ◊
Toujours selon les galeristes, les collectionneurs allemands et suisses-allemands ne viennent plus à Strasbourg depuis plusieurs années maintenant. L’un d’eux le dit assez brutalement : « Que viendraient-ils faire ici ? Il est évidemment illusoire de se comparer à Art Basel, ce serait stupide, mais s’ils sont tous effectivement présents à Art Karlsruhe (l’édition 2017 aura lieu à la mi-février prochain -ndlr), c’est qu’il doit bien y avoir quelques solides raisons, non ?.. »
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Roland
RIES
/// Entretien réalisé par JEAN-LUC FOURNIER Photos Or Norme
“ Il faut que nos élu-es descendent de leur piédestal ”
Après Frédéric Bierry, président du Conseil départemental du Bas-Rhin, Philippe Richert, président de la Région Grand-Est et Robert Herrmann président de l’Eurométropole de Strasbourg (lire nos numéros 20, 21 et 22), Or Norme clôt sa série d’entretiens avec les grands élus régionaux avec Roland Ries. Presque à la moitié de son second mandat consécutif, le maire de Strasbourg fait le tour d’horizon de son action municipale et n’hésite pas à s’évader dans les grands espaces des enjeux politiques nationaux…
En mars prochain, nous serons à la moitié du second mandat consécutif que les Strasbourgeois vous ont confié. Où en sont les projets figurant dans votre programme électoral du printemps 2014 ? « C’est la responsabilité, et l’honneur, d’un maire que de donner à sa ville une ambition urbaine qui dépasse les frontières de ses propres échéances électorales, des intérêts politiques immédiats de sa municipalité, et même des conflits, tout à fait naturels dans une démocratie locale intense et saine, avec son opposition municipale. C’est dans cet esprit que j’avais proposé notre programme de 2014, et c’est dans ce temps long que nos réalisations, et leurs calendriers, doivent aujourd’hui être regardés et appréciés. Les Deux-Rives, qui ont évidemment une importance majeure pour donner un souffle à Strasbourg pour plusieurs décennies, se placent dans cette perspective exigeante. Il faut s’armer de patience, croyez-moi, quand on met en œuvre ce genre d’entreprise de longue haleine qui suppose forcément des contraintes, des frustrations immédiates et des humeurs contestataires… Mais cela en vaut la peine. J’avoue que j’ai éprouvé un grand bonheur lors de ce dimanche extraordinaire du 25 septembre, quand des milliers de Strasbourgeois se sont mobilisés sur le nouveau pont du tram qui reliera la ville à Kehl au printemps 2017. Ce rêve très volontariste est en train de se réaliser, pas à pas. Et alors qu’il n’est encore qu’un chantier – parfois éprouvant pour les automobilistes… - il suscite déjà un grand enthousiasme collectif. C’est une immense satisfaction pour moi, et un encouragement. Oserais-je dire, un réconfort… La « mi-mandat » que vous évoquez est un moment particulier, où les concepts
des programmes se heurtent aux attentes de concrétisation… Un moment incertain toujours difficile à gérer pour un élu : certains projets ont déjà vu le jour, mais ne sont pas encore forcément rôdés, et d’autres sont encore en gestation. Je suis comme tous les Strasbourgeois : j’aimerais toujours que tout soit plus rapide… Mais on ne peut pas aller plus vite que la musique… C’est la condition pour donner un avenir solide à une cité. Tout élu, quel que soit son bord politique, est confronté à une réalité incontournable : avant qu’une idée ou un projet trouve un début de réalisation, un temps assez long se déroule. Je dirais même que ce temps est souvent plus long que la période de réalisation elle-même. Il y a les délais de procédures à respecter, le temps de concertation à développer, la pédagogie à mettre en œuvre en direction des publics concernés sans compter les inévitables amendements nécessaires pour gérer pragmatiquement les imprévus. J’ai aussi fait le choix de la cohérence et de l’opiniâtreté en évitant ce que j’appelle « l’effet patchwork», cette facilité qui consisterait à tenter de donner satisfaction à tout le monde. La saupoudrage, même quand il n’est pas clientéliste, m’apparait comme la pire des choses… Ce type de gestion enfermerait notre avenir dans une pratique de l’éphémère qui n’est rien d’autre qu’une forme de surplace annoncé. Il nous faut donc conserver nos lignes de force comme les objectifs politiques définis par l’équipe municipale et suivre les axes tracés en amont de l’élection. La mise en œuvre peut être modifiée par des enrichissements successifs mais sans que le dessein pour lequel nous avons été choisis par les électeurs n’en soit affecté. Cette méthodologie obstinée ne prive pas
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ENTRETIEN les citoyens de résultats visibles. Prenez le Palais des Congrès (PMC), dont la restructuration vient de s’achever : avec lui, Strasbourg se dote d’un des équipements les plus performants de France et même d’Europe! Un atout majeur pour le rayonnement économique et culturel international auquel notre ville doit prétendre. Oui, c’est un investissement lourd - 85 millions d’euros – mais il est source de richesses économiques futures pour Strasbourg. Economes, nous avons su limiter les coûts en optimisant l’extension de l’équipement initial. La réussite est là avec cette architecture harmonieuse pour l’ensemble du monument qui, je m’en réjouis, est assez consensuelle. Les effets ont été immédiats: les grands congrès reviennent à Strasbourg car ce Palais qui concentre beaucoup de nouvelles technologies est désormais parfaitement adapté à des besoins et des formats très divers. Notre ville peut envisager sereinement de retrouver la deuxième place nationale qu’elle a jadis occupée dans ce secteur. GL Events, un groupe d’envergure mondiale expérimenté dans la gestion de ce type d’équipement, et aujourd’hui actionnaire de Strasbourg Evénements - la société qui exploite le PMC - estime qu’il s’agit d’un « outil formidable ».
Expositions sur le modèle de celui inauguré en 1927 ! Il n’occupera pas les mêmes surfaces que son prédécesseur dont les différents pavillons s’étalaient exclusivement au ras du sol. A l’instar de ce que réalisent les Allemands, ce nouvel outil – qui doit être d’envergure délibérément européenne - sera plus ramassé, éventuellement avec des étages, et il devra être très évolutif pour s’adapter aux différents besoins identifiés. Notre démarche dans ce dossier repose sur la prise en compte de la mutation des modes de consommation que vous mentionnez. Comme un jeu de construction intelligent et souple, si vous voulez. Ainsi, au premier élément intégré au nouveau PMC viendra s’agréger un hall d’une surface conséquente puis d’autres extensions près de l’hôtel Hilton avec des aménagements routiers que nous allons repenser. Très rapidement maintenant, nous allons devoir prendre des décisions sur la réalisation effective de cet équipement lourd, sur son calendrier et sur son financement. Nous voulons aussi lever d’autres incertitudes qui enveloppent encore la perception et la visualisation de l’avenir de ce secteur stratégique, à commencer par le devenir du Rhénus avec le projet d’extension et de privatisation envisagé par le président de la SIG, mais aussi le futur du théâtre du Maillon. Quant à la création du Quartier européen d’affaires, c’est une de nos grandes priorités. Un enjeu pour Strasbourg… mais aussi pour la France car au-delà de ses objectifs de développement régional, ce projet est aussi constitutif de l’ambition de la France dans la nouvelle Union européenne qu’il nous faut construire après le Brexit. C’est vrai, il a mis un certain temps à devenir opérationnel mais les travaux, cette fois, ont débuté après un cheminement inévitablement long. Le débat et les hésitations passées sur la localisation de ce Quartier européen d’affaires nous ont retardés : quand elle était maire, Fabienne Keller avait souhaité - de façon assez surprenante, à mon sens - le localiser sur les terrains de la gare basse. Mais l’étude de faisabilité que nous avons effectuée a démontré qu’il fallait déplacer tant d’équipements existants, comme le « peigne ferroviaire » et d’installations de la SNCF, que tout cela allait coûter une fortune . A contrario, le site du Wacken, à l’ombre des institutions européennes et à quelques stations de tram de l’hypercentre, présentait, lui, une réelle attractivité. Nous constatons aujourd’hui que nous ne nous sommes pas trompés, puisque très vite, le Crédit Mutuel et ADIDAS ont décidé de s’y installer. Le cas de cette dernière société est particulièrement intéressant ; ses dirigeants envisageaient de quitter l’Alsace et de rejoindre Paris. C’est parce que nous avions une offre compétitive, conforme aux standards actuels attendus en matière d’immobilier tertiaire, et rapidement réalisable, que le siège d’Adidas est resté en Alsace. Je n’ai pas d’inquiétude sur le reste de la commercialisation de ce Quartier européen d’affaires. En revanche, des interrogations subsistent sur les 30 000 m2 réservés aux institutions européennes. Là, les choses sont un peu plus compliquées : je m’appuie sur un réseau influent au niveau des plus hauts dirigeants européens pour diffuser l’idée que tout ou partie de l’administration permanente du Parlement européen pourrait s’établir à Strasbourg. Les travaux lourds et très longs qui vont débuter sur les sites bruxellois dès 2018 donnent à cette proposition une force inédite, et la crise de l’Union européenne lui offre, paradoxalement, une résonnance nouvelle, y compris parmi les « Bruxellois » les plus acharnés. Notre offre a l’avantage d’être réaliste et économique. Le Parlement n’a pas le choix : il faudra bien qu’une part très importante de son administration trouve un… toit. . Alors, puisque la conjoncture nous est favorable, il faut foncer, et maintenant. Je joue la carte de Strasbourg ! Certains, je le sais, parlent d’un « coup de poker ». Et alors ? Si je n’ai jamais aimé le poker menteur, je crois qu’il faut être prêt à prendre, disons…, des risques calculés. Des risques qui sont dans l’intérêt même de Strasbourg puisqu’ils garantissent sa crédibilité! Quand Catherine Trautmann a fait construire l’IP4, elle a su faire preuve d’une réelle audace, à la hauteur du niveau exceptionnel de cette opération. Et cette audace a payé. Elle a réussi parce qu’elle a eu le
“ J’ai aussi fait le choix de la
cohérence et de l’opiniâtreté en évitant ce que j’appelle « l’effet patchwork », cette facilité qui
consisterait à tenter de donner satisfaction à tout le monde. ” L’Orchestre Symphonique, pour sa part, hérite d’un espace permanent de répétition qui lui manquait cruellement. Et nous avons décidé de rapatrier, dans le même environnement, le Parc des Expositions qui devait voir le jour à Eckbolsheim, afin de le réinstaller tout près de son site d’origine. L’extension du Palais des Congrès doit être vue comme la première étape de ce nouveau Parc Expo, dont la réalisation a été décalée pour des raisons financières, il faut le dire très clairement : il faut mettre en place un financement supportable, pour la commune et les contribuables strasbourgeois, d’un coût estimé entre 150 et 180 millions d’euros… Il y a un vrai débat sur ce sujet, sur la justification même d’un Parc des Expositions à échéance dix ou vingt ans. Dans un contexte de modes de consommation qui se modifient, se bouleversent même sous l’influence des nouvelles technologies numériques, y aura-t-il encore longtemps besoin d’espaces aussi vastes dédiés aux foires et salons ? C’est clair : on ne réalisera pas le nouveau Parc des
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courage « d’y aller », tout comme, avant elle, Pierre Pflimlin, qui avait fait construire les bâtiments du Conseil de l’Europe sans être absolument certain que les institutions européennes allaient ensuite les utiliser… Bien sûr, l’une comme l’autre avaient certaines assurances, celles-là même que je m’efforce de rassembler. A quelle échéance pensez-vous avoir les éléments de réponse objectifs qui vous feront prendre ce risque ou non ? Dans les mois qui viennent, je pense. Le « climat européen », qu’il nous faudra apprécier, comptera, bien sûr, dans notre décision. Pour autant, cette philosophie de grands projets est loin d’occuper tout notre champ de vision pour Strasbourg. La qualité de la vie quotidienne des Strasbourgeois est, dans une autre dimension, une grande ambition parce que, précisément, elle est à taille humaine. Les logements, les centres socioculturels, les crèches… Cette somme d’actions pour donner de nouveau une « envie de la ville » à celles et ceux qui s’en étaient éloignés est capitale. Notre attention se porte en particulier sur cette deuxième couronne qui a besoin d’aménagements, de solutions de transports y compris à la demande. Nous avons encore beaucoup d’idées et de désirs de bien-être à mettre en œuvre. A quelques mois de la mi-mandat, notre gestion prudente nous laisse un peu de marge de manœuvre : malgré les difficultés financières imposées par des règles défavorables aux collectivités territoriales, et qui affectent toutes les autres grandes agglomérations, nous sommes dans les clous pour mener à bien tous nos projets. Comme nous l’avons fait pour les précédents élus que nous avions questionné, quel est votre avis sur la nouvelle architecture institutionnelle que la mise en place des grandes régions a instituée ? Je n’en ai jamais fait mystère : j’étais plutôt favorable à la première mouture « Alsace-Lorraine ». En y ajoutant Champagne-Ardenne, après avoir emprunté des chemins dont j’ai eu du mal à déceler la pertinence, l’Etat a fait naître une région qui a plus que triplé sa surface et son nombre d’habitants. C’est une masse critique suffisante, en termes de taille, pour que Grand Est puisse soutenir la comparaison et affronter l’avenir. Pour autant, les diverses identités régionales doivent et vont subsister. Quoi qu’il arrive, l’Alsace restera bien sûr l’Alsace ! Concernant les départements, il faut se rappeler qu’au départ de la réforme, ils devaient être réduits à la portion congrue, voire, disparaître, car beaucoup pensaient qu’ils représentaient un échelon de trop. Ce n’était pas faux car l’émergence et le fort développement des intercommunalités grignotaient les territoires de compétence des départements. Là est intervenu ce que je qualifie de tropisme, en France : ne jamais aller jusqu’au bout des choses. A un certain moment, des lobbies se constituent ou se reconstituent et on en arrive à la situation actuelle… que je trouve trop confuse, notamment dans le Bas-Rhin. Les relations entre la Ville et l’Eurométropole trouvent un rythme à peu près normal après des débuts où nous devions innover. Nous avions, en effet, deux situations qui modifiaient la donne habituelle: le passage de la CUS au statut d’Eurométropole, avec tous les ajustements que
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cela entrainait, mais aussi le double statut de Robert Herrmann, son président, également adjoint au maire de Strasbourg. En dépit des efforts de Robert pour trouver des points d’équilibre , il arrive fatalement qu’il y ait des tensions assez fortes, assez inévitables sur des points naturellement sensibles comme l’ancienne problématique du poids respectif de la ville-centre et celui des 27 autres communes de l’agglomération. Je peux avoir, de mon côté, des contraintes pour préserver les intérêts propres de Strasbourg, mais j’apprécie la façon dont Robert Herrmann gère les sujets épineux liés aux charges de centralité.
Les élus ont abandonné sans lutte toute une série de prérogatives qui étaient naturellement les leurs. Les exemples à l’appui de cette thèse sont nombreux… C’est vrai. Le politique était naturellement plus fort durant les années de forte croissance, chaque pays avait toute latitude pour imposer ses règles et les faire respecter. Les effets du néo-libéralisme sont nés sur les cendres des trente glorieuses. Mais il y une autre raison qui aggrave le discrédit de la parole politique. La suspicion du « tous pourris ». Il y a bien sûr des individus qui ont dérivé. Dans tous les partis. Y compris le mien. Mais ce n’est quand même pas l’ensemble des élus qui est concerné. Cet amalgame est insupportable et évidemment, il est instrumentalisé par les extrémistes de tout poil. C’est si facile de jouer les chevaliers blancs pour éradiquer « tout ça »… Que faire ? Une nouvelle république, de nouvelles règles, un véritable code comportemental ?.. Il faut s’inspirer du modèle scandinave, plus transparent et plus sain, dans lequel les élu(e) s se mêlent au reste de la population. Qu’ils (elles) soient maires ou ministres, ils (elles) ont un statut social indifférencié. Seulement Primus inter pares, le premier parmi ses pairs comme le dit la locution latine… Il faut que nos élu-e-s descendent de leur piédestal. C’est une condition sine qua none pour revitaliser la démocratie. La question se pose partout comme la campagne électorale américaine nous l’a montré avec cette opposition tragique entre un tribun populiste et sans scrupule, et une représentante d’un « système » épuisé à qui les Américain-e-s n’accordaient que peu de confiance. Churchill disait que la démocratie était « le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres ». Cela reste bien sûr très vrai pour le vieux militant que je suis devenu : quarante ans de parti socialiste, élu au conseil municipal de Strasbourg sans interruption depuis 1983, dans la majorité comme dans l’opposition. Mais j’ai aussi un devoir de lucidité. Une lucidité salvatrice. Mon parti est usé, il est vraiment à la fin d’un cycle comme l’était l’ancien parti socialiste avant le congrès d’Epinay en 1971 qui a permis à François Mitterrand de le prendre à la hussarde et de le guider vers la victoire de 1981. Ces dix années-là qui ont précédé l’arrivée au pouvoir du PS ont été d’intenses années de débats, un incroyable laboratoire d’idées qui a permis à une belle génération d’hommes politiques d’émerger. C’est sans doute ce qu’il faudrait aujourd’hui à mon parti de toujours. Une refondation. Nous n’en sommes pas encore là...» ◊
“ Le décalage est toujours plus
grand entre ce qui est dit durant les campagnes électorales et les décisions politiques qui sont prises ensuite. Un écart mortifère… ”
Il n’y a pas si longtemps, en 2012, la gauche avait toutes les manettes des pouvoirs à sa disposition au niveau national : la présidence de la République, la majorité à l’Assemblée nationale, au Sénat, la quasi totalité des présidences des régions, la majorité des présidences des conseils départementaux et la grande majorité des mairies des villes de plus de 30 000 habitants. Selon toute vraisemblance, fin mai prochain, elle ne sera plus maître d’aucun de ces leviers du pouvoir. Quelle dégringolade !.. Et tout cela sur fond du terrible discrédit de la parole des hommes politiques tous partis confondus. Au mieux, on ne les écoute plus qu’avec un énorme scepticisme… Je peux difficilement contester ces constats. Je vois au moins trois raisons à ce discrédit que je déplore comme tout un chacun. Elles sont liées. D’abord, le décalage toujours plus grand entre ce qui est dit durant les campagnes électorales et les décisions politiques qui sont prises ensuite. Un écart mortifère, car les citoyens, déçus, ne sont même plus à l’écoute de ce qui est promis. Résultat : les périodes électorales sont, de fait, stérilisées et se montrent incapables de faire germer des solutions d’avenir. La conséquence, c’est une certaine impuissance des élus, qui ont perdu non seulement de leur superbe mais également une partie de leur pouvoir… Qu’attendons-nous pour prendre les moyens de mettre un terme à ce cercle vicieux ? Une crise encore plus aigüe de la représentativité? On sait à qui elle profiterait…
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L’aventure TED’x Alsace continue à Strasbourg ...
Pourtant deuxième manifestation française du genre après Paris, le TED’x Alsace n’avait plus été organisé depuis 2014, après avoir réuni près de 2 000 participants lors de ses cinq éditions successives à Mulhouse. Heureusement, une équipe de bénévoles, soudés autour de Philippe Studer, le fondateur et co-gérant de ED-Institut (lire Or Norme n°21 de juin dernier), a relevé le défi et fait renaître cet événement unique, véritable révélateur de talents neufs et rafraîchissants… /// TEXTE Alain Ancian PHOTOS Or Norme - DR
Déjà 32 ans (eh oui !) que les conférences TED’X ont débuté aux Etats-Unis et depuis 1990, elles sont régulièrement organisées chaque année de par le monde. TED est l’acronyme de Technology, Entertainment and Design et l’appellation a été déposée par The Saplin Foundation, une organisation à but non lucratif qui se consacre donc à la « puissance des idées pour changer le monde ». Cette fondation a deux sièges sociaux, l’un à New-York, l’autre à Vancouver au Canada, où la conférence mondiale est organisée depuis 2014. Un concept simple et efficace En trois décennies, le concept TED’x a été largement popularisé en occident grâce, notamment, à la participation de nombreuses personnalités emblématiques aux diverses conférences. Parmi elles, Bill Clinton, Bono, le chanteur de U2, Peter Gabriel ou encore Al Gore le Prix Nobel de la Paix… Si le concept est simple et efficace (les
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Philippe Studer
« speakers » se succèdent pour leur présentation, seuls sur scène et pour une durée maximale de 18 minutes), tout le secret est dans ce qui se passe dans les mois précédant, un vrai travail de sélection et de coaching. Les premiers TED’x organisés en France (surtout à Paris) avaient en effet largement été « pollués » par la présence sur scène de nombre de participants victimes du
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mal du siècle : l’égo boursouflé. Avant la généralisation des réseaux sociaux où ils sont aujourd’hui omniprésents, les « moi, je… » et autres manifestations d’un « melon » surdimensionné avaient fini par envahir les plateaux des TED ‘x. « Ce n’est plus le cas aujourd’hui » se félicite Philippe Studer qui organise le Ted’x Alsace à Strasbourg sous la licence du mulhousien Salah Benzakour, organisateur des cinq premières éditions. « On a dit stop à ce genre de comportements. Notre premier critère de sélection est l’humilité. Viennent ensuite l’authenticité et la générosité. Après seulement intervient la nature de l’exposé, le « talk » comme on dit. Ceci nous garantit ce que nous attendons avec le plus d’impatience et d’envie : le passage d’un vrai message. Nous avons sélectionné douze « speakers » dont deux sont alsaciens. Les thématiques abordées auront trait au développement personnel et à la spiritualité, le sport et l’aventure, le handicap ainsi qu’à l’innovation et l’entrepreneuriat… »
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« Ca peut bousculer… » Philippe Studer avait été en 2011 l’un des « speakers » d’une édition mulhousienne du TED’x Alsace. Sa thématique avait été sa passion pour « l’entreprise libérée » à l’image de ED Institut qu’il dirige et la mise en place des fameux « microrêves » accessible à tout salarié. « J’ai été réellement séduit par ce concept d’intervention et, quand j’ai appris que Salah éprouvait réellement le besoin de souffler après avoir organisé cinq sessions annuelles consécutives, je me suis dit que cette manifestation pouvait trouver sa place à Strasbourg. Six bénévoles m’entourent, ils sont tous salariés de l’entreprise et surtout volontaires, dans le cadre, justement, de micro-rêves. Dès le départ, nous étions tous très conscients du caractère très chronophage d’une telle organisation. Heureusement, Salah Benzakour s’est fortement impliqué à nos côtés, notamment pour la formation des « coachs » car quasiment chaque speaker a besoin de son coach personnel pour pouvoir être au top le jour J. Le but de ce coaching est en quelque sorte de polir le diamant pour qu’il soit magnifique sur scène » résume très joliment l’organisateur. Fin novembre, au moment du bouclage de ce numéro de Or Norme, Philippe Studer restait très discret sur l’identité des douze « speakers » qui se succèderont sur la scène du Palais de la Musique et de la Danse de Strasbourg, le samedi 21 janvier prochain. Tout juste nous a-t-il alléché avec un « ça peut bousculer » de belle augure. « Tous les messages qui seront délivrés tourneront autour d’une pensée commune : quelque chose d’autre est possible » nous a-t-il dit. Et de conclure : « LE TED’x Alsace sera une véritable invitation à sortir des sentiers battus en s’inspirant de témoignages portant à réflexion ».
Soutenu par Strasbourg-Eurométropole et d’autres partenaires publics et privés, l’événement s’annonce comme un moment exceptionnel pour les personnes en quête de sens. Une prise de recul, l’occasion de faire une pause dans sa vie ou dans son travail, ou tout simplement être hors du temps. Et oser dépasser sa limite, comme le proclame le thème général de cet alléchant TED’x Alsace. ◊ /// La billetterie en ligne est accessible sur : www.tedxalsace.com
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LE POUVOIR DU GESTE
Une superbe e xposition Marcel M arceau au printemps prochain
C’est une belle chaîne de complicité et d’amitié qui s’est mise en place pour que Strasbourg soit le théâtre de la première d’une exposition appelée à faire le tour du monde, « Le pouvoir du geste ». Dix ans après sa disparition, elle rendra hommage au mime Marcel Marceau, né à Strasbourg en 1923 et qui connut une formidable carrière internationale… /// TEXTE Jean-Luc Fournier PHOTOS Serge Tamagnot – Stéphanie Bonnet - Editions Somogy - DR
la Fondation pour Strasbourg dont il est devenu président. Quand il entend Valérie Bochenek évoquer son passé personnel avec le mime Marceau dont elle fut la dernière assistante à la mise en scène, son désir de perpétuer sa mémoire grâce à une exposition dont la « première » pourrait voir lieu à Strasbourg où il est né en 1923, JeanLouis percute immédiatement et sait qu’il tient là un potentiel événement pour sa ville. Le reste est affaire de rendez-vous (le tout premier avec Roland Ries, tout de suite enthousiasmé par le projet qui apporte l’Aubette dans « la corbeille de la mariée ») et de recherche de soutiens et de mécénat. Et c’est ainsi que Strasbourg, la ville natale du mime, accueillera l’expo « Le pouvoir du geste » du 1er au 25 mars prochain…
On ne dira jamais assez combien l’existence-même des winstubs strasbourgeoises est essentielle pour la vie de la capitale alsacienne. Un soir, Jean-Louis Debré, l’ex-président du Conseil Constitutionnel s’en vient donner une conférence à Strasbourg sur son livre « Les femmes qui ont réveillé la France », co-écrit avec Valérie Bochenek qui l’accompagne pour l’occasion. Le dîner chez « Yvonne » est souvent de mise pour les nombreuses personnalités de passage et c’est entre les belles boiseries du lieu et les rideaux à carreaux blancs et rouges que la rencontre déterminante eut lieu. Jean-Louis de Valmigère, ex-propriétaire de « chezYvonne » était autour de la table. Cet infatigable créateur d’événements est en permanence à l’affût de ce qui peut contribuer à la notoriété de Strasbourg, c’est d’ailleurs dans ce sens qu’il a créé Valérie Bochenek et Marcel Marceau
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Aux côtés d’un extraordinaire artiste international « A l’âge de treize ans, après m’être inscrite à des cours d’initiation au mime, je me sentais déjà mime » dit en souriant Valérie Bochenek. Cette picarde d’origine se souvient d’avoir joué à cette occasion le Pierrot sur la Sonate au clair de lune de Beethoven. Un signe du destin ? « Très certainement » confirme-t-elle. « Un peu plus tard, j’avais 21 ans, j’ai passé l’audition à l’Ecole Marcel Marceau et ce furent trois années d’apprentissage formidables. En même temps, j’ai eu la possibilité de voir le spectacle du mime au théâtre des Champs-Elysées. Quel étonnement quand j’ai vu le tapis rouge, la haie d’honneur des gardes républicains. C’est ça à chaque fois, me suis-je demandé. J’ai appris ensuite que non, ce soir-là il y avait d’importantes personnalités étrangères qui assistaient au spectacle ! (rires). En tout cas, le fait d’avoir suivi les cours de cette école fut un privilège extraordinaire, c’était l’excellence au niveau mondial, on y apprenait l’ensemble des techniques du mime bien sûr mais aussi la grammaire complète de l’expression corporelle. C’est un parcours rare... » Sortie diplômée en 1991, Valérie affronte brutalement les dures réalités du milieu. Le mime n’est pas une assurance tout risque, pour bien gagner sa vie. Soit on crée sa propre compagnie, soit on devient chorégraphe ou metteur en scène de spectacle, mais vivre de son métier est un défi au quotidien. Cependant, jamais le contact ne sera rompu avec Marcel Marceau qui poursuit sa belle carrière. Elle contribue à quelques événements autour des cinquante ans de Bip, le personnage qu’il a très vite popularisé. Mais la vraie ouverture se fera à propos d’un livre qui nécessitera de nombreux entretiens avec le mime. « Pas autant que j’aurais voulu » se souvient Valérie « mais je me suis rappelée des nombreuses notes prises durant l’école. J’ai beaucoup recherché dans les bibliothèques avant de tout approfondir avec lui. Il s’est souvenu de beaucoup de choses à ce moment-là, lui aussi. Il avait alors 74 ans et nous avons vécu ensemble de vrais moments de partage, avec une complicité qui n’a cessé de grandir. C’était enthousiasmant et formidable. Pour lui, c’était une époque charnière où il commençait à ressentir la peur qu’il n’y ait plus rien après ce travail de mémoire. Moi, au contraire, je souhaitais vraiment que le livre ne soit qu’une étape dans la poursuite de sa carrière internationale. » Edité en 1996 et accompagné d’un CD Rom rempli de séquences filmées et de photos, le livre fut considéré de toute part comme un bel hommage rendu au mime Marceau, de son vivant qui plus est. Marcel Marceau crée ensuite un nouveau mimodrame et demande à Valérie de travailler avec lui sur la mise en scène, mais aussi en tant que chargée de production, poste qu’elle ne devait pas occuper initialement. Après avoir été créé au théâtre Antoine à Paris, le spectacle est joué en Europe et un mois à Boston aux Etats-Unis. Mais, les alertes se succédèrent quant à la santé du mime, toujours dans une grande activité : rentré très fragilisé d’une tournée en Amérique latine, Marcel Marceau sera en outre très affecté par la fermeture de son école par la Ville de Paris (« il a comme vieilli brutalement de dix ans » se souvient Valérie). Il rendra son dernier souffle le 22 septembre 2007 à Cahors. Il avait 84 ans..
EXPOSITION
Une vraie lutte pour préserver la mémoire Peu de temps après la disparition de cet artiste emblématique de la scène française et internationale, de nombreux épisodes marqueront sa succession. « Un jour, j’ai appris la vente aux enchères de tous ses biens en consultant le catalogue de chez Drouot. J’y ai retrouvé tous ses objets que je connaissais si bien et qu’il avait accumulés pendant soixante ans avec l’espoir qu’ils trouvent un jour leur place dans un musée…. » Devant le risque de dispersion de ces trésors, Valérie se démène comme une diablesse, lance une pétition et une collecte en ligne et remue tous ses contacts sur Paris. Après une vigoureuse intervention sur Europe1 et grâce à l’appui de Laurent Ruquier et de l’association Pierre Etaix, une somme suffisante est réunie pour acquérir un maximum d’objets, le ministère de la Culture ayant entretemps accepté de préempter une part de la collection. De fil en aiguille, donc, l’héritage matériel du mime Marceau reste disponible pour un musée ou, en l’occurrence, une exposition. Celle de Strasbourg au printemps prochain sera organisée autour d’une belle scénographie et d’une multitude d’espaces scéniques qui révéleront l’univers créatif de cet artiste hors pair : affiches et programmes du monde entier, photos, articles de presse des tournées, manuscrits, dessins, objets personnels, costumes de BIP, le personnage emblématique du mime,, costumes de Marcel Marceau et des membres de sa troupe, accessoires de scène, tableaux, dessins et lithographies d’artistes, de peintres, sculptures, documents vidéos inédits et vidéos d’archives : un vrai trésor pour rendre hommage à l’art du mime et à ce gigantesque artiste… « Cette exposition n’est pas seulement rétrospective, historique, elle a aussi pour ambition d’évoquer « le pouvoir du geste » et la force « de la communication non verbale » souligne Valérie Bochenek. Toutes ces questions étaient pour Marcel Marceau essentielles. Comment communiquer, faire partager des convictions, se rassembler dans une espérance commune, quand on ne parle pas la même langue. On traverse aujourd’hui tellement de difficultés dans notre pays et ailleurs que je me rappelle particulièrement qu’en jouant ses mimodrames un peu partout sur la planète, Marcel Marceau véhiculait en permanence ses valeurs humanistes. Et ces valeurs-là sont celles de la France, je trouve. Alors, il faut donner ces clés-là aux jeunes générations d’aujourd’hui. C’est le sens de cette initiative : l’engagement profond de Marcel Marceau trouve ainsi une vraie continuité… » ◊ /// Exposition Marcel Marceau – Le pouvoir du geste L’Aubette – du 1er au 25 mars 2017 Organisée par la Fondation pour Strasbourg et l’Association « Un musée pour le mime ».
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PORTRAIT
Audrey K essouri
Ronde de nuit
Il y a presque deux ans, Audrey ne va pas très bien quand elle apprend qu’une créatrice strasbourgeoise cherche son égérie. Elle se présente sans trop y croire. En toute logique, elle ne gagne pas le concours, mais elle découvre une mine d’or : elle aime la lumière, les objectifs braqués sur elle. L’élection de Miss ronde, c’est pour elle, son format… /// TEXTE Eric Genetet PHOTOS Nicolas Poulain
« Le rideau va se lever bientôt. On va y aller. Je regarde la salle. J’ai demandé à mes soutiens de s’habiller en rouge, mais je ne pensais pas qu’ils seraient si nombreux. Ils sont presque cent, c’est dingue ces banderoles « Audrey on t’aime » ! C’est pour moi ? Ces regards sont sur moi ? Ma meilleure amie a fait le déplacement du sud de la France, ma mère est là. Je pleure d’émotion, je stresse. Il y a une heure, j’étais déjà en larmes. Qu’est ce que je fais là ? Je vais être ridicule. C’est sérieux ? On est six, cinq autres que moi, rondes derrière un rideau rouge. Le show commence dans deux minutes. Je fixe sur mon visage un sourire qui ne me quittera plus. J’ai le diable au corps. Enfin le rideau se lève, j’ai peur… » Je ne sais pas si tout s’est passé exactement comme ça dans la tête d’Audrey Kessouri, il est même probable qu’à l’intérieur régnait la plus grande confusion. C’est souvent le cas lorsque
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Elle est bien dans ses rondeurs
taille. Après, la décision se fait sur le charisme, l’harmonie des rondeurs, la beauté, la qualité du discours et la prise de parole. Sur ce point, ce n’est pas un problème, dans sa vie pro, elle travaille en périscolaire dans le quartier de Cronenbourg à Strasbourg, elle s’adresse souvent au public.
Audrey a 35 ans. Des yeux bleus qui viennent du Sud, héritage d’un grand-père kabyle qui a rencontré une Alsacienne. La méditerranée au fond des yeux et les Bretzels dans le cœur. Dans son éducation, la famille est au centre de tout, comme une belle cerise sur le gâteau. Le respect des autres, ce n’est pas du flan ! Pour s’engager dans la course à la couronne de Miss Ronde France Comité Alsace 2016 (comme pour Miss France, plusieurs organisations se disputent sa légitimité) il n’existe qu’un critère : un différentiel de 5 entre le poids et la
Le rideau s’est levé. Et trois heures plus tard, elle est devenue Miss Ronde 2016. Sa page Facebook passe de rien à 600 personnes, « c’est du délire » dit-elle. Son estime de soi grimpe, son regard sur elle change, elle apprend à s’habiller, son message est positif, les médias alsaciens l’accueillent tous les uns après les autres. Elle est bien dans ses rondeurs : « 40% des femmes portent du 42/44, on est vite ronde. Je représente les femmes d’aujourd’hui, une femme actuelle, audessus de la norme IMC (indice de masse corporelle), mais une femme qui mange de tout, qui se fait plaisir ».
l’on vit un moment décisif. Les neurones ne se connectent plus, les fils se touchent quand la lumière s’allume. Mais trois heures après la levée du rideau, elle fut sacrée Miss Ronde France Comité Alsace 2016 et sa vie a changé.
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DOSSIER
Ok ! Je n’ai pas envie de mettre les formes, alors je me fais l’avocat du diable, deux secondes, avec une question : Miss Ronde excuse les excès, la mal bouffe et le laisser-aller ? La réponse est non, un non ferme et définitif. Elle fait du sport, trois heures par semaine, elle marche, ne prend pas l’ascenseur. Elle parle aussi, c’est un sport. Fini, le délit de sale corps J’insiste : Que se cache-t-il derrière ce sourire toujours scotché à ses lèvres depuis l’élection ? Un sourire de circonstance qu’elle remettra dans la boite quand tout s’arrêtera ? Le soir, chez elle, a-t-elle l’impression d’avoir joué le rôle de la ronde de service qui assume ses formes, mais qui pleure toutes les larmes de son corps ? À propos, une femme ronde a-t-elle plus de place pour stocker ses larmes qu’une femme menue ? Le diable marque un point. Une seconde seulement, car j’ai beau chercher la faille, je ne la trouve pas. Audrey est un roc. Pas besoin d’avocat. Sa petite recette secrète est la « positive attitude » qu’elle souhaite partager : terminé la norme, le jugement, les différences physiques qui isolent, le délit de sale gueule, le délit de sale corps, plus compliqué pour trouver du travail, pour se faire une place en plein jour, en soleil. Elle veut pousser un cri, défendre celles et ceux qui souffrent. Elle veut bouger, se lever… pour Danette ? Ok, je me tais. Elle ne se prend pas pour « Zorote », mais elle espère qu’avec sa notoriété naissante, elle pourra écrire un message à la pointe de l’épée, que les gens soient un peu moins durs avec eux-mêmes. Elle ne me dit pas : « pour que les gens soient moins durs avec les rondes », non, mais « pour que les rondes s’aiment un peu plus ». Les aider est son ambition, le respect, c’est pas du flan ! Valeur d’exemple. Elle ne tentera pas le diable, ne changera pas le monde : « ça serait génial, mais ce n’est pas si simple ». Sur les réseaux sociaux, on veut lui vendre des régimes, des soins
pour le corps, les hommes la draguent, plus qu’avant : « Des types imaginent qu’avec un salut ça va, je vais craquer ». Non messieurs, il n’est pas plus facile de mettre miss ronde que miss Alsace dans son lit, « on n’a pas élevé les cochons ensemble » conclut-elle. Audrey attend la rencontre qui changera sa vie, mais pas tout de suite. L’amour, c’est quoi ? Long silence. Je l’ai coincée là. Bon, j’annule la question de bonne grâce, chaque chose en son temps… Le 21 janvier elle tentera de devenir Miss Ronde France ; elle l’espère, son discours de présentation est prêt. Si j’étais elle avant que le rideau se baisse, je dirais : « Je n’ai pas choisi d’être ronde, j’ai eu de la chance c’est tout. » ◊
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AUDACE
Polar Kids
ouvre le cercle des possibleS
20 000 kilomètres. Une cinquantaine d’étapes, à travers la Laponie, la Sibérie, le détroit de Béring, l’Alaska, le Yukon, les territoires du Nord-Ouest, le Nunavut, le Groenland, l’Islande et les Iles Féroé. Durant 80 jours, Loïc Blaise sillonnera ces terres dans le cadre de la mission Polar Kid, dont il assure la direction. Loïc ? Un explorateur qui bien qu’atteint, ou justement parce qu’atteint d’une sclérose en plaques, permettra à des gamins victimes de la même maladie que lui de vivre en quasi direct les effets de la fonte du cercle arctique via des casques de réalité immersive à 360°. Une petite boite en carton où l’on glisse un smartphone, avec cette idée à la clé que tant en matière environnementale que médicale, rien n’est jamais totalement perdu pour peu que l’on agisse. La preuve par l’exemple… /// TEXTE Charles Nouar PHOTOS DR
L’histoire, pour nous, débute un soir de septembre autour d’un plat de pâtes, Strasbourg, quartier Gare. Une invitation à dîner chez une amie. Les conversations s’enchaînent, les sourires, les rires fusent. Et puis, il y a ce mec, en bout de table, assez discret. Qui, après que tout le monde se soit un peu présenté, vient à le faire à son tour. Loïc - Loïc Blaise, de son nom complet. Un grand brun, fin trentenaire, au charisme tranquille, à la voix un peu rauque, une élégante canne en bois à la main lorsqu’il se déplace. Séquelles d’un accident de moto, je suppose, alors.
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Cette maladie, elle n’épargne pas… Lui, son histoire commence il y a quelques années, pilote d’affaires et pilote instructeur : c’était ça son job, à Loïc. L’un des rares aviateurs qualifiés sur hydravion PBY Catalina, un vieux colosse d’une envergure équivalente à celle d’un A320, notamment rendu célèbre pour avoir chassé le U-Boat dans l’Atlantique. Son grand kiffe, à Loïc, voler lors de meetings aériens sur de vieux coucous, sans GPS, avec cette prise directe avec la machine, sans qu’un ordinateur ne lui dise quoi faire. Sur le moment, déjà, ça fait son petit effet, sans doute parce que cela renvoie à un truc de gosse, l’imaginaire aérien, la série Les Têtes Brulées, que toute une génération
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AUDACE
de gamins ne manquait pas de regarder sur le poste télé du salon parental. Et puis, poursuit Loïc, voilà qu’il y a cinq ans, son histoire bascule. Beaucoup de fatigue, des pertes de sensibilité. Diagnostic : sclérose en plaques. D’où la canne, à mesure que la maladie le ronge par petits bouts. P.., là ça fait moins rêver. Parce que cette maladie, elle n’épargne pas. C’est ça, le sens de sa seconde partie de cette histoire de quartier Gare. La plus belle, la plus scotchante : puiser des ressources dans un corps progressivement désensibilisé pour sensibiliser le monde aux enjeux climatiques et montrer à des gamins atteints de la même saloperie que lui que rien ne peut les empêcher de bouger. Un projet un peu dingue « Entre un glacier qui fond et un Loïc qui se périme avant l’heure, c’est le même combat, explique-t-il sobrement. Chaque jour je perds un truc, de la mobilité, de l’énergie, des sens, et en Arctique c’est la même chose. Là-bas, la banquise estivale aura disparu d’ici 3 à 5 ans et la NASA, dans ses dernières études, annonce que c’est déjà plié pour la banquise dans son ensemble, d’ici 2031. Il n’y a déjà plus moyen d’agir là-dessus, mais on peut au moins travailler sur les conséquences et anticiper ». Pour ça, Loïc créé alors la mission Polar Kid, aidé d’une dizaine de personnes dont un cosmonaute russe, Valeri Tokarev, héro national, rencontré sur un salon aéronautique à Friedrichhaffen, qui l’aide à obtenir des autorisations de vol dans l’espace aérien russe. Un truc inédit pour une mec de l’« Ouest ». Polar Kid : un projet un peu dingue. Partir durant 80 jours en mai 2017, autour du cercle arctique. Avec, malgré la maladie, Loïc pour pilote, et un husky pour compagnon de route. Dans un petit hydravion russe ultra léger et ultra propre, rebaptisé au nom de la mission, « parce que c’est l’avion des enfants et que c’est important qu’ils puissent se l’approprier ». Et filmer, en format classique dans le cadre d’un projet de long-métrage mais également à 360°, dont les images seront rebalancées en temps à peine décalé, par satellite ou liaison Internet - dans la rares zones où cela sera possible - sur une appli mobile.
Objectif : triple. Le premier, faire vivre la mission de l’intérieur à des gamins hospitalisés. Une manière pour lui de leur sortir de la tête qu’ils finiront inévitablement dans une chaise roulante, et qu’ils n’ont pas le choix. « C’est le nerf de la guerre, explique Loïc, parce que 50% de la bataille contre cette maladie est psychologique et que vivre l’aventure avec lui, un husky et un cosmonaute en Arctique, cela ouvre le champ des possibles. Prouve que si « la sclérose en plaques est une maladie pourrie, elle n’empêche pas de vivre ». Second objectif : la prise de conscience environnementale. En permettant à des gamins, à leurs familles, à des internautes « de s’asseoir à ma place, et de rencontrer des loups, de plonger en apnée avec des belugas, avec la japonaise Leina Sato, de toucher ces zones du bout des doigts, on peut peutêtre changer les comportements. En donnant envie, par l’affectif, d’en prendre soin ». Et, troisième objectif : lever des fonds tout au long de la mission et après, pour financer la recherche contre la sclérose en plaques. Pour cela, tout au long de l’expédition, un téléthon sera notamment organisé dans plus de 30 pays à travers le monde, avec le soutien de la MSIF, la Multiple Sclerosis International Federation. Et de rappeler, qu’il s’agisse d’environnement ou de santé, que, même si c’est souvent difficile, « on a encore de la prise sur nos vies mais qu’il nous appartient pour cela d’agir ». ◊
/// Suivre et soutenir l’expédition Polar Kid : http://life-odyssey.org/polar-kid/
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LA SOIF DE LIBERTÉ
Mine G ü nbay
Carnet de voyage
A 37 ans, démissionnaire de son mandat d’adjointe au maire de Strasbourg, cette jeune femme d’origine turque a eu envie de réaliser son rêve : voyager en Amérique du Sud. Elle vient de rejoindre l’Equateur, pour commencer, et écrire « un chapitre de vie à durée indéterminée », comme elle le dit joliment. Son intention est « d’aller à la rencontre des associations et activistes féministes avec le désir d’apprendre, d’observer, de questionner, de confronter, de me ressourcer. Mais aussi pour vivre intensément mes passions du voyage et de la danse… » A Or Norme, nous avons été séduits par sa démarche courageuse et volontaire et par sa réflexion : « Lorsque l’on a toute sa vie durant été en réflexion sur l’indépendance d’esprit et de ton, sur la liberté en tant que femme, et sur comment contribuer à améliorer le monde et bien on finit par franchir le pas... non sans quelques appréhensions. Mais la soif de liberté est la plus forte !.. » /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS DR - OR NORME
La diversité des modes de résistance, la pluralité des alternatives, les utopies concrètes mises en œuvre sur le continent sud américain attisaient ma curiosité depuis très longtemps. Si on ajoute à cela, que le continent vibre de bout en bout sur les rythmes latinos ma destination était évidente. Riche de mes expériences passées, excitée à l’idée de faire de nouvelles rencontres, l’idée de partir seule, sans maitriser parfaitement l’espagnol a cependant été une source d’angoisse.
Equateur Il y a des moments dans la vie où les choix deviennent limpides, où les portes s’ouvrent une à une, où la peur cède la place à l’évidence, où le cheminement vers la liberté prend un virage excitant. Ce moment où on se sent prête à bousculer ses habitudes, ses certitudes, ses repères, son confort. C’est ainsi qu’à 37 ans, j’ai décidé de réaliser un vieux rêve. M’envoler pour l’Amérique du Sud, le temps d’un chapitre de vie à durée indéterminée pour voyager, danser, aller à la rencontre des activistes féministes avec un objectif ; observer, découvrir, partager, me ressourcer. Pour changer de point de vue, se déplacer physiquement est parfois nécessaire et salvateur. J’ai ainsi fait mienne la citation de Rosa Luxembourg : « ceux qui ne bougent pas ne sentent pas leur chaines ».
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En effet, qui n’a pas déjà entendu : « les français.e.s. sont nul.l.e.s en langue étrangère » ou « les français.e.s sont méprisant.e.s avec celles et ceux qui ne maitrisent pas bien le français » ! Ces deux affirmations relèvent d’une généralité un peu caricaturale mais recouvrent néanmoins une certaine réalité.
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Née dans une famille d’immigrée originaire de Turquie, la maîtrise du français comme enjeu d’intégration et d’invisibilisation de toutes formes de différences a été un leitmotiv. Cette nécessité s’est imposée à moi, toute petite déjà dans mon environnement. Je ne compte plus les fois où j’ai été témoin des moqueries ou des agacements à l’endroit de mes parents du fait de leur accent ou de l’usage erroné de certains mots. A l’école, dans les administrations, les commerces ou dans la rue .... Dès lors, la dimension culturelle de la langue, son rapport à notre identité m’a toujours intéressé. Penser la question de l’hégémonie culturelle, la hiérarchisation des langues, le rapport à l’histoire coloniale, sont certes des sujets délicats et complexes mais lorsqu’on voyage, on déplace sa perspective d’analyse et ces questions se posent de manière fortes. Depuis que je suis en Equateur, je n’ai pas essuyé une seule moquerie, aucune remarque blessante, aucun ton accusateur sur mon accent ou mes erreurs. Bien au contraire, ce ne sont que des encouragements et de la bienveillance. Chaque jour qui passe, je mesure combien cette empathie me permet de dépasser mes appréhensions. Chaque jour qui passe, mes efforts pour être à la hauteur de leur confiance se traduisent par plus d’aisance, capable de suivre des conférences sur le féminisme ou l’histoire de l’art, d’aller au théâtre ou d’entamer la lecture d’un essai féministe en espagnol. Je n’ai qu’une hâte, mieux connaître encore la société qui m’accueille ! L’apprentissage d’une langue exige de la rigueur et des efforts, incontestablement. Mais omettre l’importance de la rencontre et ne s’arrêter qu’à la langue comme outil de transmission d’un message, c’est passer à côté de la dimension culturelle et interculturelle. Langue et culture sont intrinsèquement liés. Pour cela, il faut que de part et d’autre, il y ait une réelle volonté de rencontre sans préjugés afin de construire une « nouvelle » relation. Cela peut parfois provoquer des situations coquasses auxquelles on survit, néanmoins ! Ainsi, un be/vi mal prononcé à l’oral en espagnol m’a mise dans une situation pour le moins gênante. Plutôt que de dire à mon interlocuteur, avec lequel nous parlions droits humains, « allons prendre un verre ensemble », je lui ai dit : « allons vivre quelque chose ensemble » !!! Son fou rire m’a permis de comprendre que je venais de faire une bourde. Mais la glace était brisée. Nous avons pu ensuite aborder d’autant plus facilement les systèmes politiques de nos pays respectifs, sans crainte ni jugement. L’erreur est toujours une transgression par rapport à la norme. Mais celle-ci ne semble pas avoir le même impact partout. L’ouverture aux langues étrangères (à toutes les langues), l’éveil à l’Autre, à son parcours, aux motivations de sa présence dans cet « ailleurs », sont des batailles culturelles qu’il nous faut gagner pour une société plus inclusive et interculturelle. Voir les efforts plutôt que les erreurs, donner envie plutôt que de stigmatiser. La lutte contre l’obscurantisme passe incontestablement par plus de culture. Mais pour cela il faut permettre à chacune et chacun d’y avoir accès, partout. ◊
OPINIONS
Primaire
entre Priam et Prince /// TEXTE Jean HansMaennel PHOTOS dr
Drôle d’automne, monotone, primaire, déprimé. Je ne sais pas vous, mais moi j’ai du mal. A voir clair, à discerner, à goûter, à sentir. J’ai du mal à entendre. Plus rien à gauche. Sonotone. Envie de gueuler. A en perdre des voix. A droite aussi, brouillard, théâtre d’ombres, sans relief, sans couleur. Et même au centre, on n’est plus au cœur. Bref, ça craint, non ? Ca craint sur les bords. Les Américains ont eu le choix : la peste ou le choléra. Ils étaient déjà malades, condamnés d’avance. Amstramgram, pique et pique et Donald Trump ! Chouette, la banane. Cas d’école. Primaire. Primates. Et primeur en prime : de ce côté-ci de l’Atlantique aussi, le mur est fissuré… Les 7 mercenaires dont Calamity Jane passent à la télé. Et passent, et repassent. Cas d’école. Primaire. Primates. Quel curieux enchaînement. Comprendre, oui mais quoi ? Comment ? Ouvrir un dictionnaire, tout simplement. Comprendre l’enchaînement. Songez-y un instant, à l’ordre des choses, inéluctable : Primaire, entre Priam et Prince… C’est si évident ! Priam : roi de Troie qui, ayant vu périr ses enfants et sa ville, et ayant péri lui-même dans cette dernière ruine, est pris souvent comme un type d’extrême malheur. Suivez mon regard, voyez-vous qui je vois ?
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Priape : le dieu des jardins, des vergers et de la vigueur génératrice, préside à l’amour physique, connu pour son gigantesque phallus. A mon avis, il a des frères jumeaux ou des clones. Priapisme : maladie consistant en une érection continuelle et douloureuse. Bien fait ! Prie dieu : sorte de pupitre qui a pour base un marchepied où l’on s’agenouille pour prier. En vente dans toutes les bonnes mairies. Prier : adresser des demandes aux puissances célestes, s’adresser à Dieu ou à ses saints. Dieu, c’est mieux. Mais il est difficile à joindre en ce moment. Va savoir pourquoi ? Prieur, prieure : celui ou celle qui régit des religieux ou religieuses en communauté. Ca peut toujours servir, une bonne communauté, non ? Prima donna : première et principale cantatrice d’un opéra. Savoir chanter et tenir la scène, surtout le devant, jusqu’au rideau final. Indispensable en campagne. Primage : bonification en tant pour cent que l’on accorde quelquefois au capitaine sur le fret du navire qu’il commande. Nous n’en dirons pas plus, la discrétion s’impose. Primaire : du premier degré en commençant, voire en finissant. Dedans jusqu’au cou. Le niveau semble stagner. Mais tant que lire n’est pas acquis, pas de secondaire.
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DOSSIER
Primat : nom donné à quelques archevêques qui, par d’anciens droits, ont une sorte de supériorité sur tous les évêques et archevêques d’une région. Par exemple et au hasard, le Primat des Gaules. Rien à voir avec Priape. Primates : famille de mammifères qui renferme l’homme. Nous sommes singes comme des mirages. Assez grégaires et bêlants pour hurler avec les loups et nous laisser tondre comme des moutons. Primauté : prééminence, premier rang. Dieu traite les rois avec les mêmes rigueur… nous avons vu que la primauté de leur état leur attire une primauté dans les supplices. C’est Bossuet qui le dit. Jean HansMaennel est homme d’entreprise et de culture, écrivain et conférencier. Il est l’auteur de plusieurs livres, notamment « Une goutte à la mer » (2011), « Les Prisons Mobiles » (2015), « Les bons mots des buveurs de bière » (2016). Il vit et travaille à Paris, Lyon et Strasbourg, sa ville natale.
Primitif : qui est en premier lieu, qui précède, qui a une existence supposée première. A la recherche de la vérité, du paradis perdu, de l’origine enfouie, pour un nouveau départ, une renaissance, une refondation… Primordial : qui est à l’origine, qui sert d’origine au reste. Fondamental, essentiel, éternel ? Prince : celui qui possède une souveraineté, le souverain du pays dont on parle. Celui que nous élirons bientôt, mes chers compatriotes. Quand auront fleuri les primevères. ◊
Prime : ex premier, somme accordée, assurance, bonus. C’est jamais de refus. Primer : l’emporter sur tous les autres. Ca finit toujours comme ça, quoi qu’on en dise. Primeur : première saison, saison des fruits et des légumes. Au choix : dans les choux ou aux fraises ! Primevère : genre de la famille des primulacées, dont une espèce fleurit dès les premiers jours du printemps.
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Au café Et-norme
En direct du rendez- vous préféré de la Rédaction de Or N orme Strasbour g . . .
/// TEXTE Eric Genetet PHOTOS OR NORME
Au Café Et-norme, l’autre jour, on regardait le JT de 13h de Pernaut quand Patrick, le patron, a dit : - Le Populisme triomphant ne règnera pas en l’Alsace ! Il est très énervé le patron depuis l’élection de Trump. Jean-Luc lui a fait remarquer que nous étions devant TF1 quand même. Alors Patrick a coupé la télé et il a dit : - Terminé le Pernaut. Et puis stop avec l’Amérique, les tambours et les Trumpettes, il a conclu en jetant la télécommande à la poubelle. C’était la goutte d’eau qui avait fait déborder son jaune. Ça faisait des semaines que Jean-Luc ne nous lâchait pas avec ce qu’il décrivait comme une onde de choc, la fin programmée de l’humanité, il est devenu une vraie
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publicité des supermarchés Lidl. - On est mal patron, on est mal ! Quand j’ai répliqué qu’il exagérait, il remit le même disque. - T’as raison, Trump n’est pas antisémite, raciste, xénophobe, vulgaire, sexiste, nationaliste… - Groconliste aussi, ajouta Patrick. - C’est quoi un groconliste, j’ai demandé ? - C’est un type qui fait la liste des conneries qu’il va faire pour détruire le monde et la liberté. Vous connaissez le programme économique de Trump ? Lui non plus. Il paraît que sa capacité de concentration ne dépasse pas deux minutes. - C’est largement suffisant pour appuyer sur un bouton, compléta Jean-Luc. Là, on a vraiment flippé.
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- Dans ses rêves les plus fous, à côté de la femme de sa vie, qui est dans son lit pas dans ses rêves, il construit des murs… - …Quand d’autres rêvent de les abattre, ajouta Jean-Luc en terminant son verre. - Vu d’ici, après une campagne abjecte, on se demande comment les Américains ont pu laisser une chance à cet homme. Le mec n’est pas vraiment embarrassé avec les bonnes manières et le respect que l’on doit aux autres êtres humains qui sont censés cohabiter sur notre planète, argumenta Patrick avant de conclure et de filer en cuisine pour retrouver son piano : « Pour lui c’est qu’un gros sac-poubelle dans lequel il jette sa haine….
OPINIONS
Alors, avec Jean-Luc, on a refait le monde… qui est vraiment à refaire cette fois, et on n’était pas trop de deux. - Ce type est dangereux, il n’a pas la lumière dans toutes les pièces… j’ai dit. - On ne choisit pas ses parents, pas sa famille, mais son président bordel ? - Tout le monde peut se trumper ! - T’es con, j’ai dit ! - Remarque que pour certains, c’était un beau jour. La première à avoir sauté sur l’occasion pour féliciter les Américains comme on saute sur les knacks du buffet alors que le discours n’est pas fini, c’est Marine, suivi d’une courte tête, par Nadine et Christine… - Tu as d’autres rimes en ine… - coquines ? -… - Bon, tout cela se passe si loin de chez nous, si loin de notre belle ville de Strasbourg et de son gros beau sapin, roi des forêts, qui est encore plus beau cette année. - Il y a peu de chance qu’il fasse le voyage officiel jusqu’ici Donald. - On s’en fout on a eu le Dalaï-Lama, a dit Jean-Luc. - Quand même, la France, son histoire, sa culture, ce que représente notre pays, ses valeurs, sa République… Trump est loin de tout cela… il ne s’intéresse à un pays qu’à travers son triple A. - Triple buse. - Quand je pense que je viens d’acheter une nouvelle paire de New Balance alors que le patron de la marque soutient Trump. Je vais la refiler à un type du FN, ça ne manque pas ici, non ? T’en connais un ? - À Strasbourg tu vas avoir du mal à en trouver un bien dans tes baskets. - Fais gaffe avec ce genre de discours, on est parti pour faire la même connerie qu’aux USA dans six mois. T’as vu le niveau ? - Ça ne m’étonne pas que les gens préfèrent aller à la SIG revoir Vincent Collet ou à Musica. - Il faut qu’ils deviennent disruptifs comme dit Macron. - Il a dit ça Macron ? Il est Vegan ? - Je ne sais pas, pourquoi ? - Comme ça ! - Aucun rapport, mais tu as vu la lune super Lune de novembre ? C’était dingo, on avait l’impression qu’elle était à portée de main. - Oui, comme le logo du Grand EST sur la devanture de la Région, il n’est pas un peu gros ? - Non, non, c’est pas comme s’il était moche !
- Il se passe des trucs à Strasbourg depuis qu’on est Grand Est. La SIG a prêté son parquet aux filles de l’équipe de France de FED CUP et leur belle énergie, on a eu le Nobel de Chimie, St’art… Et Str’off aussi. - St’art et Str’off sont dans un bateau… St’art tombe à l’eau et Str’off jette l’éponge, ce qui n’est pas malin parce qu’une éponge qui a été dans l’eau, bonjour ! - Putain de monde moderne. T’as vu que les algorithmes de Facebook et Google nous proposent uniquement ce que l’on attend. Ceux qui ne sont pas d’accord avec nous sont inaudibles. En fait, on vit enfermé dans nos certitudes sans contradictions qui tiennent. Par exemple, Facebook ne me propose jamais les publications de Delphine Wespiser ? - Tu déconnes ? À cet instant, un truc dingue s’est produit. Elle est entrée dans le café, Delphine Wespiser en personne, avec son chien et son accent, elle a dit bonjour bisamme. Je pensais que tout le monde allait dégainer son portable pour un selfie avec la miss, mais non, rien. Il est vrai que depuis septembre, Miss France 2012 n’est plus en odeur de sainteté. Elle a participé à l’émission « Tout le monde joue », avec Nagui sur France 2 ; elle a publié sur sa page Facebook une photo du tournage où elle brandissait un petit panonceau Grand-Est. Il y a eu des plaintes. Comment a-t-elle osé ? La Miss était « sincèrement triste » d’avoir déçu ses fans. Mais enfin, Delphine, ne fais pas ça. Delphine, ne t’excuse pas, c’est comme si Mélanie Trump était invitée à la Grande Librairie sur France 5, les Américains ne comprendraient pas tant de violence, mais elle ne s’excuserait pas. Je m’apprêtais à lui demander une photo dédicacée, quand je me suis rendu compte que ce n’était pas Delphine Wespiser, mais une jeune fille charmante qui venait voir Patrick pour lui vendre de la publicité dans un magazine fashion. - Salut, je vais aux bains municipaux, me dit Jean Luc. - Fais gaffe aux requins ! - Pourquoi ? - Tu ne suis pas l’actu locale toi ? T’as pas vu que les dents de la mer, le film de Spielberg a été projeté sur place ? - Si, bien sûr, même que Patricia Kass jouait dedans. Moi c’est en voyant son clip que j’ai eu peur… Je plaisante… Salut vieux. - Salut. Jean-Luc quitta le café en faisant un DAB, c’est dangereux à son âge, il aurait pu se fêler une côte. Moi je suis allé au cinéma, je n’avais pas encore vu « Tour de France » de Rachid Djaïdani avec Gérard Depardieu. Sur le chemin j’ai pensé à Malek Chebel : l’anthropologue est mort en novembre, on lui doit l’Islam des lumières. À propos de lumières, si les citoyens du monde rallumaient leur cœur avant que la haine ne prenne toute la place dedans… ◊
ÉVÉNEMENT
Le Noël en Alsace avec le train
Grâce à la région Grand Est et TER , on peut vivre sereinement la magie de Noël en ayant accès le plus simplement du monde aux sites alsaciens des fameux marchés. /// TEXTE ALAIN ANCIAN PHOTOS DR
Eviter le pire des déplacements de fin d’année à destination des marchés de noël alsaciens, les bouchons, les parkings problématiques voire les routes impraticables en raison de la météo, voilà ce que propose le TER Alsace. Le train est à coup sûr le mode de déplacement idéal pour rejoindre les destinations de noël permanentes ou les événements ponctuels à moins de 45 minutes de sa gare de départ …
des lumières et n’est qu’à 25 minutes de Strasbourg. Pas loin de là, le musée Lalique de Wingen-sur-Moder est accessible en 45 minutes. Une escapade à Sélestat, là où la tradition du sapin de noël est née, ne vous prendra que 30 minutes, exactement la même durée pour une visite d’une demi-journée à Obernai, où le centre-ville de la belle cité du Piémont des Vosges étincelle de tous ses feux au moment de Noël.
Les destinations au départ de Strasbourg
En fait, les principales gares du réseau TER Alsace permettent l’accès aux destinations des marchés de Noël alsaciens, qu’elle soient permanentes comme également à Colmar ou Mulhouse ou plus ponctuelles : autour de Soultzsous-Forêts, Wissembourg, Niederbronn, Bouxwiller, Barr ou encore Molsheim ou Kaysersberg dans le Haut-Rhin, il y a évidemment nombre de villages où la
tradition de Noël est bien présente, et c’est très souvent le cas lors des weekends ou simplement les dimanches précédant la fête de la Nativité. Profiter à fond de la magie de Noël sans subir les désagréments des déplacements hivernaux aléatoires, voilà la belle offre du TER Alsace pour ce mois de décembre. ◊ /// www.escapadesnoel.fr
Les lecteurs de Or Norme Strasbourg pourront choisir parmi un grand nombre de destinations au départ de la capitale alsacienne. Haguenau (Le Pays des mystères) avec son marché de noël est accessible en 40 mn. Saverne est au centre du Pays
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Notez déjà… /// Strasbourg signé Nature
/// Strasbourg signé nature Format 25 X 31 cm 176 pages – 32 € En vente en librairie ou chez l’auteur www.bernardirrmann.com
Vous aimez la nature ? Vous aimez Strasbourg ? Alors vous allez adorer ce très beau livre signé par le talentueux photographe Bernard Irrmann. A force d’opiniâtreté et fort d’une exigence à toute épreuve, il a arpenté durant plusieurs années tous les endroits discrets où la nature est encore omniprésente dans l’aire urbaine de Strasbourg. De façon surprenante le livre étale sous nos yeux une flore et une faune qu’on n’aurait jamais soupçonnées et qui, pourtant, sont si proches de nous autres citadins qui ne savons plus voir. Le parfait cadeau de noël… ◊ Erika Chelly
/// Burning Bright, le CD des Percussions de Strasbourg Plus de quarante ans que les Percussions de Strasbourg (en plein renouveau – lire pages 48) entretiennent une belle relation avec le compositeur Hugues Dufourt qui leur dédie une nouvelle œuvre phare, Burning Bright, largement inspirée d’un poème du Britannique William Blake, The tyger, publié en… 1794. Burning Bright avait été créé au TNS dans le cadre du Festival Musica, voilà deux ans. « Conçue d’un seul tenant, tel un immense adagio, la musique s’élève par couches, par nappes, ou se déploie par émergences amples et diffuses » écrit Hugues Dufourt dans le livret de présentation de Burning Bright qui figure dans le CD. Dans cette œuvre incandescente, se trouve exalté le choc des contraires, celui des états extrêmes de l’âme humaine. Aucun soliste ne se dégage de cette immersion sonore, en permanence les six musiciens des Percus « sont dans la même respiration… » comme le souligne Jean Geoffroy, le directeur artistique de la mythique formation strasbourgeoise… Il fallait une prise de son exceptionnelle pour parvenir à rendre acoustiquement la profondeur des sons et l’immersion qu’ils procurent quand on st dans la salle de spectacle. Ce travail a été parfaitement réalisé et l’écoute de ce CD est un pur bonheur… ◊ Jean-Luc Fournier /// www.percussionsdestrasbourg.com
/// Au cœur du vivant, dans le Kochersberg La Maison du Kochersberg accueillera une exposition d’art contemporain intitulée « Au cœur du vivant… un regard en conscience ». Trente-deux artistes de l’atelier de Marie-Anne Mouton nous offrirons une palette de plus d’une centaine d’œuvres riches en sensibilités et en expressions personnelles qui nous interrogent sur le devenir de ce précieux vivant. A découvrir : des inspirations figuratives ou abstraites, des œuvres en volume, des sculptures et quelques installations. Les techniques sont variées, telles que l’encre de Chine, l’huile, l’acrylique, les pastels, le fusain etc… Certaines œuvres sont réalisées à partir d’éléments puisés dans la nature sur des supports comme le bois, le métal ou le plexi. Une grande roue en métal abritera plusieurs « petits univers » installés dans des sphères transparentes. ◊ Erika Chelly /// Maison du Kochersberg esKapade- 4 place du Marché – 67370 Truchtersheim musee@eskapade.alsace - www.kochersberg.fr Du 13 février au 15 avril 2017
/// Le calendrier Mathématique 2017 est arrivé ! De la chimie aux mathématiques, comment développer la culture scientifique auprès de tous ? C’est pour répondre à cette question que Jean-Pierre Sauvage, Prix Nobel de Chimie et ambassadeur du Calendrier Mathématique 2017, a dialogué le 1er décembre dernier lors du lancement du Calendrier 2017 à la Librairie Kléber avec la jeune génération de mathématiciens dont dont Thibaud Bertrand (École polytechnique fédérale de Zurich). Leurs regards croisés ont été agrémentés d’un échange avec les auteurs du calendrier, Antoine Rousseau et Marcela Szopos. Edité depuis 2014 aux Presses Universitaires de Strasbourg et proposant un problème mathématique chaque jour, le Calendrier Mathématique 2017 est consacré aux modèles de fluides, une thématique bien présente dans notre quotidien, depuis la circulation sanguine jusqu’au trafic routier en passant par la fonte des glaces ou les énergies marines. ◊ Benjamin Thomas
/// www.pus-unistra.fr
Calendrier : 28 pages illustrées, 29 x 29 cm
L’enregistrement a été réalisé en mars dernier au
Livret des solutions : 112 pages, 15 x 22 cm
Théâtre de Hautepierre et le CD a été produit par l’orchestre.
Mis sous film – 15 €
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PORT FOLIO C hristophe Mattern
Ce Colmarien d’origine est installé depuis six ans à Strasbourg. Depuis l’âge de douze ans, il affectionne la pellicule noir et blanc mais cela ne l’empêche pas d’interroger aussi l’outil numérique. Les images de ce port-folio ont été déclenchées par le voyage où la photographie est utilisée « pour sa force mimétique du réel, mais aussi pour sa capacité à le transformer » dit Christophe Mattern. Qui ajoute aussitôt : « Une photographie est une image ; une image, une allégorie ; une allégorie, une histoire ; une histoire, de la mémoire… » www.christophemattern.com christophemattern@hotmail.fr
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Dépôt légal : DÉCEMBRE 2016. ISSN 2272-9461 magazine.ornorme.strasbourg Crédit photo de Couverture : Fay Godwin - 1982 - Collection MMD