Consciences | Or Norme #26

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Edito

Consciences ‘‘Et c’est assez, pour le poète, d’être la mauvaise conscience de son temps. ’’ Saint-John Perse – Allocution de Stockholm, 10 décembre 1960

Que pèsent les écrits et les paroles de Michel Serres ? Et la voix, et « La Voie », d’un Edgar Morin ? Peut-on, comme nous interroge une des si belles rencontres proposées par les Bibliothèques Idéales 2017, sauver le monde par un livre ? Parce qu’elle est, avant tout, une production de l’esprit, la littérature contribue à notre compréhension du monde, mais surtout, elle tente, parfois désespérément, de nous transformer, individuellement et collectivement. La littérature, écrire et lire sont des concepts parfaitement subversifs, qui, souvent en dévoilant l’époque et la société dans laquelle nous vivons pour ce qu’elles sont vraiment, nous invitent au changement, à la transformation : la conscience, bonne ou mauvaise, qui nous interpelle dans les textes littéraires, tient du travail alchimique. À l’heure du web et de l’accélération permanente, face aux écrans de toutes tailles, qu’ils soient de cinéma, de télévision, de tablettes ou de smartphones, la littérature reste l’île merveilleuse de la lenteur de vivre, que certains d’entre nous aiment habiter à l’année, mais qui sait accueillir également les amants de passage.

Certes, la mission de la littérature ne se limite pas à nous alerter, à nous (r)éveiller, ou comme le dit François Wolfermann dans son « Or Champ » qui boucle ce numéro d’Or Norme : « … à introduire un doute, un libre examen, traquer le préjugé qui s’étale partout en toute bonne conscience. », mais elle nous permet aussi de nous extraire de notre quotidien, et, grâce au talent et à l’imagination de l’auteur, de nous transporter dans un état émotionnel, où nous perdons tout repère, pour nous égarer dans les mots. Pierre Assouline, dans ses « Vies de Job » a su merveilleusement traduire cet état : « Quand on écrit, on n’est plus de ce monde. Quand on lit aussi. Il faudrait oser mourir pour défendre ce privilège. Non trépasser vraiment, mais juste l’envisager. Seuls ceux qui ont éprouvé cette grâce comprendront. » Modestement, nous espérons que ce numéro 26 d’Or Norme, et les mots qu’il contient, qu’ils soient de notre cher Michel Serres, d’Olivier Guez, de Camille Laurens, de Pascal Elbé et de tant d’autres, sauront parler à votre cœur autant qu’à votre tête et surtout, qu’ils vous donneront envie d’assister aux Bibliothèques Idéales dont le cru 2017 s’annonce exceptionnel. Patrick Adler directeur de publication


contributeurs

or norme

véronique leblanc La plus française des journalistes belges en résidence à Strasbourg. Correspondantedu quotidien « La Libre Belgique », elle est un des piliers de la rédaction de Or Norme, depuis le n° 1. Sa douceur est réelle, mais trompeuse : elle adore le baroud et son métier. On l’adore aussi.

Éric genetet Il a rejoint Or Norme à l’automne dernier. Journaliste, il écrit aussi des livres édités par Héloïse d’Ormesson. Fan de football et de tennis, il a également touché à la radio et même à la télé. Enfin, grâce à son IPhone, vous le retrouverez aussi sur l’appli Or Norme.

Erika Chelly Elle hante les « backstages » parisiens (souvent) et alsaciens (parfois), elle est incollable sur l’art et les artistes contemporains. Malgré ses 35 ans, elle a tout lu de Kerouac et de la « beat generation » et elle écoute Tangerine Dream en boucle. Décalée avec son époque. Or Norme.

alain ancian Journaliste à Or Norme depuis le n° 1, il se passionne pour les sujets sociétaux et n’a pas son pareil pour nous expliquer en réunion de rédaction toutes les incidences de telle ou telle mesure sur la vie des « vraies gens ». L’honnêteté pousse à dire que les faits lui donnent rarement tort…

charles nouar Journaliste, à Or Norme depuis le n° 1, il écrit également des pièces de théâtre et se passionne pour… la cuisine thaï. Fan de l’Ailleurs sous toutes ses formes, véritable citoyen du monde, il est capable de citer de mémoire des pans entiers de textes d’écrivains lointains.

benjamin thomas Ce journaliste est d’une polyvalence rare tant sa curiosité personnelle et professionnelle est insatiable. Sport, culture, cinéma, opéra, théâtre, mais aussi pêche à la ligne, rando dans les Vosges, vététiste, acteur de théâtre amateur. Où s’arrêtera-t-il ?



alban hefti

vincent muller

Ch’timi de naissance et Alsacien d’adoption, ce jeune photographe est arrivé à Strasbourg il y a sept ans, sans la moindre ligne sur son carnet d’adresses, mais avec une volonté de fer. La photo de presse et de reportage est sa passion, son œil est innovant et très créatif.

C’est avant tout l’un des plus réputés des photographes-portraitistes en Alsace. Ses clichés des écrivains des Bibliothèques idéales ont fait le tour des réseaux sociaux. Il n’a pas son pareil pour, très rapidement, créer une ambiance particulière qu’on retrouvera sur les visages qu’il capture.

régis pietronave

jean-luc fournier

Son nom sonne comme celui d’un bandit corse mais il n’a jamais vécu sur l’Île de Beauté. Il est le responsable commercial de Or Norme, c’est dire si notre revue qui ne vit que grâce à ses annonceurs compte sur lui. Il a la pression mais son large sourire ne le quitte jamais.

ornorme strasbourg ornormedias 6 Rue Théophile Schüler 67000 Strasbourg contact contact@ornorme.fr directeur de la publication Patrick Adler patrick@adler.fr directeur de la rédaction Jean-Luc Fournier jlf@ornorme.fr

Directeur de la rédaction, il a créé Or Norme en 2010 avec une forte conviction : la presse gratuite n’a aucune raison de se cantonner à quelques vagues articles publirédactionnels au milieu de nombreuses pubs. Pari réussi : Or Norme est reconnu comme un magazine de journalistes.

rédaction redaction@ornorme.fr Alain Ancian Erika Chelly Jean-Luc Fournier Éric Genetet Véronique Leblanc Charles Nouar Benjamin Thomas Nathalie Bach Photographes Alban Hefti Vincent Muller Franck Disegni Sophie Dupressoir

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Julien schleiffer Graphiste, animateur, généraliste 3D et développeur web, notre illustrateur Julien Schleiffer est aussi un spécialiste en image animée. Il développe également ses talents en écriture filmique. Outre son travail qu’il exerce en indépendant, il enseigne également à l’Université de Strasbourg.

patrick adler Directeur de la publication de Or Norme, il est aussi le cofondateur de Aedaen Place et de Aedaen Gallery, deux lieux qui sont vite devenus le QG de la rédaction. Décidé à travailler « dans le plaisir permanent », il adore également écrire et la rédaction a accueilli bien volontiers sa belle plume.

illustrateur Julien Schleiffer

distribution Impact Media Pub

concept & création graphique Izhak Agency

Tirages 15 000 exemplaires

Correction Mathilde Coquis Publicité Régis Pietronave 06 32 23 35 81 publicite@ornorme.fr impression Valblor - Illkirch-Graffenstaden

Tous déposés dans les lieux de passage de l’agglomération. Liste des points de dépôt sur demande. Dépôt légal : SEPTEMBRE 2017. ISSN 2272-9461 Photo de couverture : Alban Hefti



Le grand entretien 12 Michel Serres ‘‘On revient à grandes enjambées à l’Ancien Régime !’’ or sujet 18 Bibliothèques idéales 2017 Ces livres qui nous font vivants

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22 Olivier Guez écrivain de l’après… 26 Camille Laurens ‘‘Je me bats avec mes armes, les mots…’’ 30 Bibliothèques idéales 2017 Parmi les 48 rendez-vous proposés… 34 UNE FORMIDABLE IDÉE La librairie d’occase buissonnière

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or cadre 36 ANNIVERSAIRE Un fantastique 10 e Festival 40 MAMCS ‘‘Il s’est passé quelque chose ici ! ’’

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EVA KLEINITZ Une première saison en aparté…

46 Orchestre philharmonique ‘‘La musique c’est la vie’’

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Marine De Missolz au TNS ‘‘Prendre une claque’’

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Pôle-Sud CDCN La danse pour habiter la terre autrement

54 Django Saison 2

sommaire

ornorme n ° 2 6 c o n s c i e n c e s

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56 Théâtre Le monde aux mailles du Maillon 60

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FREDERIC SOLUNTO Il était une fois…



or piste 62 Pascal Elbé 50 ans, en route vers lui-même 66 éternel Charlot ! 62

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Arnaud Ribot Le chemin des étoiles

76 Cécile Gheerbrant Mademoiselle Maria K c’est (aussi) elle 78 Immotruck ou comment innover dans un vieux métier 82 le piéton de Strasbourg or bord 84 Ayline Olukman New York eternity 88

MARIE-REINE GROSS Le monde est son jardin

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Les Teko entre Guyane et Alsace

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94 HUMANITAIRE Gérard Studer or d’œuvre 98 12 es Rendez-vous européens de Strasbourg L’heure des choix 102

Florence Martin Kessler ‘‘Bousculer les codes est quelque chose qui relie le Live Magazine aux Rendez-vous européens de Strasbourg’’

106 Football Le Racing dans la peau 76

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110 Vu d’ici… 114 portfolio Yvan Marck

sommaire

ornorme n ° 2 6 c o n s c i e n c e s

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sT-art 2017 L’édition du rebond

120 NOTEZ DÉJÀ 124 Or champ ‘‘Pour vivre cachés, vivons heureux.’’ par François Wolfermann

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Or Norme N°26 Consciences le grand entretien

Photos : Franck Disegni

Texte : Jean-Luc Fournier


grand entretien

Michel Serres

‘‘On revient à grandes enjambées à l’Ancien Régime !’’ À 87 ans, il est, avec Edgar Morin, un des derniers penseurs français de la trempe des Albert Jacquard ou Théodore Monod, par exemple, c’est-à-dire de cette lignée de scientifiques si pétris de leur spécialité qu’ils l’ont très vite dépassé, pour s’évader vers les territoires de la sociologie ou de la philosophie pure avant de devenir de véritables humanistes et nous aider à mieux appréhender le monde que nous vivons. En prélude aux Bibliothèques Idéales 2017 dont il assurera la session d’ouverture à l’Opéra de Strasbourg, rencontre chez lui, à Vincennes, avec Michel Serres, qui rouvre la boîte de ses souvenirs pour mieux nous dire certaines vérités dont nous n’avons pourtant plus conscience…

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C’est un petit portail opaque, d’un bleu provençal, qui donne sur un jardinet (luxe inattendu dans cette rue très urbaine de Vincennes) et une maison au charme désuet, mais fou. C’est le royaume de Michel Serres qui nous y accueille sans façon, s’excusant presque de sa tenue décontractée et nous expliquant vite que son œil droit, à demi fermé, est dû à une petite opération sans gravité subie tout récemment. « Ce ne sera pas facile pour les photos » sourit-il avec malice. On lui explique en retour que ce n’est vraiment pas un problème et il nous entraîne aussitôt à l’arrière dans son espace de travail baigné de lumière. « Alors, qu’attendez-vous de moi ? » questionne-t-il d’un air malin…

Or Norme. C’était mieux avant ! Combien de fois entend-on ça ? Dans votre dernier livre, qui a souvent des parfums d’autobiographie, vous nous dites que nous nous trompons formidablement… J’avais commencé à prendre quelques notes après la Petite Poucette, pour compléter le tableau du monde moderne en quelque sorte. Je n’avais pas spécialement l’intention d’en faire un livre, mais quand mon éditrice a lu ces notes, elle m’a encouragé à étoffer tout ça et c’est vrai que je m’inspire fortement de certaines choses vécues quand j’étais très jeune, dans ma région natale du sud-ouest. Ce livre est comme une réponse aux interrogations de la génération des 20-40 ans par un vieux monsieur qui constate manifestement l’écart impressionnant qu’il y a entre eux et lui. J’ai trouvé que ça valait la peine de réfléchir à certaines choses bien précises. En fait, il y a une vraie coupure aujourd’hui: celle entre tous ces jeunes qui sont nés avec les outils modernes du numérique dans leurs mains et tous les autres. Mais il y a aussi cette autre coupure nette, qu’on a constatée depuis bien plus longtemps, évidemment: celle entre ceux qui ont connu la dernière guerre mondiale et les autres. Les générations des années 1930 à début 1950 et les suivantes… Or Norme. Vous vous plaisez à vous caricaturer dans la peau de ce « grand-papa ronchon » qu’on connaît tous. Mais, des grands-papas ronchons, il y en a toujours eu, de tout temps, non ? Mais bien sûr, à l’évidence. Le plus ancien, selon moi, est Socrate, qui était contre l’écriture et s’acharnait à vanter l’oral à Platon. Un deuxième me vient à l’esprit : Don Quichotte, qu’on ridiculise parce qu’il croit que le monde, c’est les lois de la chevalerie. On le critique parce qu’il lit des romans, on est quasiment dans la critique du livre, tout simplement. Ce sont des exemples illustres, mais des grand-papas ronchons, il y en a dans toutes les générations. C’est objectivement vrai. On ne se rend plus compte que nous visons un moment exceptionnel de l’histoire de l’humanité. Il n’est jamais arrivé que nous soyons en paix depuis si longtemps, il n’est jamais arrivé que l’espérance de vie soit aussi élevée : vu mon âge,


il m’arrive fréquemment d’avoir des amis plus jeunes au téléphone qui me disent : je viens de perdre ma mère. Elle avait 88 ans, elle avait 92 ans… Je n’ose pas leur dire qu’ils ont une chance folle. Notre génération, nous perdions nos parents à 65, 67 ans… L’espérance de vie a bondi, de façon considérable. Et sont apparus des progrès extraordinaires que je cite dans le livre, concernant l’hygiène, la médecine, les transports…

Photos :

Franck Disegni Jean-Luc Fournier

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le grand entretien

Texte :

Or Norme. Dans votre livre, très habilement, vous partez de faits que vous avez vécus dans votre enfance ou votre adolescence et qui sont quasi anecdotiques, tirés de la vie de tous les jours dans la campagne du Lot-et-Garonne où vous viviez. Et vous parvenez cependant à nous faire réfléchir profondément sur l’époque que nous vivons aujourd’hui… Je vous donne deux exemples. Celui que je raconte dans le livre avec cette grue que mon père, qui était marinier sur la Garonne, est allé acheter d’occasion sur le port de Bordeaux. Transporter le socle et la cabine sur 180 km n’a pas été un problème. Mais pour la flèche, avec ses 30 mètres de long, ce fut une autre paire de manches. À l’époque, il n’y avait pas la moindre législation concernant la sécurité, on l’assurait par nous-mêmes. On l’a couchée sur la plate-forme d’un camion, et l’on a pris la route sans autre précaution que de le faire à deux heures du matin, pour gêner le moins de gens possible. Ça branlait de partout, on a rayé quelques murs d’habitation en sortant de Bordeaux et l’on a arraché de multiples branches basses des arbres… Et les gendarmes rencontrés sur notre long et lent périple n’ont fait que nous souhaiter bonne chance, à haute voix ! Une telle chose serait bien sûr totalement impossible de nos jours, et heureusement, car on avait alors risqué de tuer des tas de gens ! Un autre exemple, qui montre l’incroyable dureté et même certaines fois l’humanité et la barbarie qui prévalaient avant : j’ai été un marin et je me souviens des manœuvres au guindeau, que décrivait déjà Jules Verne, pour qu’un navire puisse lever l’ancre. C’était un engin particulier, un treuil à axe horizontal, comme une sorte de manège. Des marins y engageaient des barres de fer ou de bois et tournaient le tout en force pour que l’ancre soit remontée et que le bateau puisse appareiller. Quelquefois, il y avait des retours, d’une violence incroyable. Souvent, plusieurs marins mourraient sur le coup de ces chocs terrifiants. Et bien, Jules Verne raconte qu’on les jetait à la mer et qu’on continuait la manœuvre… tout simplement. Ce qu’on considérerait aujourd’hui comme une barbarie terrible n’était alors que les risques du métier… Vous voyez, ce n’était pas mieux avant. Aujourd’hui, fort heureusement, nous vivons dans une société de sécurité, à ce niveau-là du moins. Beaucoup plus humaine, en tout cas. Dans mon livre, je cite de nombreux autres exemples…

Or Norme. Pour autant, il vous arrive aussi dans ce livre de vous révéler comme un vrai grand-papa ronchon… Mais oui, bien sûr. Je parle par exemple de ces entrées de villes d’aujourd’hui, tel qu’on les a fabriquées dans les vingt ou trente dernières années. Elles sont d’une laideur incroyable, avec ces publicités géantes, ces couleurs hideuses. Elles ont remplacé ces belles transitions douces que nous avions quand nous rentrions à Strasbourg ou à Bordeaux : nous étions alors longtemps dans la campagne, mais déjà en ville. Et elles exprimaient bien les caractéristiques régionales : on ne rentrait pas dans Strasbourg comme on rentrait dans Bordeaux. Il y avait une culture régionale

‘‘Ce qu’on considèrerait aujourd’hui comme une barbarie terrible n’était alors que les risques du métier… Vous voyez, ce n’était pas mieux avant. ’’ visible et marquée. Aujourd’hui, tout se ressemble, dans la même laideur et les mêmes enseignes des multinationales, partout. On a imité la laideur des banlieues américaines. Et ça sans que personne ne se révolte, ce qui est pour moi une grande source d’incompréhension. L’argent, ou plutôt les excès de l’argent détruisent la beauté. Sur ça, oui, je suis un vrai grand-papa ronchon, bien réel (rires). Or Norme. Donc, ce n’était pas mieux avant. Alors, comment expliquez-vous ce mal-être contemporain persistant et même s’accentuant considérablement depuis largement plus qu’une génération, maintenant… ? Il y a deux angles pour l’expliquer. Tout d’abord le mal-être ressenti par la classe dominante, et celui ressenti par le reste de la société. Concernant les premiers, leur sensibilité s’est accrue au fur et à mesure que s’amélioraient leurs revenus et leurs richesses. Le plus vous êtes à l’aise financièrement, le plus vous êtes sensible à la moindre des difficultés. Quand vous n’êtes jamais malade, la première douleur de dents vous emmerde beaucoup ! À l’inverse, quand vous êtes dans la mouise, vous savez parfaitement que le monde n’est pas commode pour vous, et vous vous accommodez de cet état de fait, vous vivez avec. Et puis, plus généralement, il y a cette concentration urbaine qui ne cesse de produire ces stress multiples qui concourent largement au mal-être que nous constatons. Je vous parlais de ce monde d’avant : on ne s’en rend plus bien compte de nos jours, mais il n’y a que quelques décennies encore, le pays entier était très majoritairement paysan. Il était rare de se définir parisien, bordelais ou strasbourgeois. Depuis, il y a eu cet immense exode rural. Les villes ont crû considérablement. Aujourd’hui, le savez-vous, la France bétonne la valeur d’un département tous les dix ans, elle dévore à toute vitesse son espace rural. Ceux qui vivent encore dans


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‘‘[...] on est en train de détruire complètement toute cette classe moyenne qui a pourtant été à l’origine de l’essor de la démocratie.’’ ces campagnes ne bénéficient donc plus des services publics de base : ils n’ont plus d’instituteurs, l’école est partie.

Photos :

Franck Disegni Jean-Luc Fournier

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le grand entretien

Texte :

Ils n’ont plus de Poste et la dame du téléphone n’est plus là. Ils n’ont plus de médecins, il leur faut faire 40 ou 50 kilomètres pour avoir accès à des soins, ils n’ont plu de…, ils n’ont plu de…, la liste est longue. Ils se sentent abandonnés de tous, comme exclus de notre communauté nationale. Leur mal-être est extrêmement important et, quelquefois, malheureusement, décisif… Or Norme. Vous évoquiez tout à l’heure la classe dominante. Un des plus grands milliardaires américains, Warren Buffet, a dit : « Tout va très bien pour les riches dans ce pays, nous n’avons jamais été aussi prospères. C’est une guerre de classes, et c’est ma classe qui est en train de gagner ». Cette réflexion vous inspire quoi ? J’ignorais qu’il avait dit ça, mais je connais bien des gens de sa condition qui le pensent et le disent. Ces mots-là sont d’une barbarie extraordinaire. Vous savez, la classe des nobles, autrefois, traitait le reste du peuple exactement comme cela. Ils pensaient que jamais ils ne se révolteraient. Jusqu’au jour où il y a eu la prise de la Bastille ! Au-delà du cynisme, ces gens-là ne voient plus du tout l’état de la société autour d’eux. J’ai enseigné des décennies près de San Francisco, à Palo Alto, au cœur de la Silicon Valley. Cette vallée est partagée en deux par une immense autoroute, la 101. Palo Alto Est est dans une misère incroyable. Mais la plupart des gens qui travaillent et vivent à Palo Alto Ouest ne le savent pas : il leur suffirait de franchir les ponts qui y mènent, mais ils ne les ont jamais franchis. Ils prennent chaque jour la 101 pour aller et revenir de San Francisco, mais ils ne vont jamais de l’autre côté des ponts. Alors cette parole de Warren Buffet montre son cynisme, mais aussi son ignorance parfaite de l’état du monde qui l’entoure. Sous l’influence des pays anglo-saxons que nous imitons servilement, on est en train de détruire complètement toute cette classe moyenne qui a pourtant été à l’origine de l’essor de la démocratie. On revient à grandes enjambées à l’Ancien Régime : de plus en plus de pauvres, de plus en plus d’immensément riches et rien au milieu. C’est un des plus grands dangers qui nous menacent, aussi dramatiquement que nous accablent les problèmes liés à l’environnement. Les scientifiques sont aujourd’hui unanimes pour convenir

des responsabilités de l’homme. À ce sujet, je voudrais dire que tous ceux qui nous gouvernent ont tous été formés, dans le meilleur des cas, aux sciences humaines, à l’économie, à la sociologie, à la science politique. Mais les sciences humaines ne font que décrire et étudier les phénomènes. Les sciences dures, la physique, la chimie, la biologie et les autres, elles ne décrivent pas le monde, elles le transforment. Ces questions de réchauffement climatique font appel à des notions fortes de physique, de biochimie, de géologie, d’astronomie, etc. Ceux qui gouvernent le monde ne voient pas et ne comprennent pas ces notions-là ; cette coupure entre sciences humaines et sciences dures est dramatique. Il faudrait mettre l’étude de la physique quantique au programme de l’ENA (rires). Mais tant que nos gouvernants prêteront plus l’oreille aux bateleurs médiatiques qu’aux scientifiques… Nous savons que la situation est grave et qu’il nous faut maintenant faire très attention tant la probabilité de la catastrophe grandit. Ça, ça concerne les choses. Mais pour ce qui concerne les hommes, la situation sera-ce que nous la ferons. Par conséquent, le pessimisme n’est pas de rigueur, il faut être optimiste pour combattre, pour faire en sorte que les générations suivantes vivent dans un monde qui ne soit pas catastrophique par rapport à ce qu’il est encore aujourd’hui. D’une certaine façon, mes deux livres « Petite Poucette » et « C’était mieux avant » relèvent tous deux d’un vrai optimisme de combat… Michel Serres sera le tout premier invité des Bibliothèques idéales Bibliothèques idéales - Jeudi 7 septembre 16h30 - Opéra


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Photos :

Franck Disegni – Alban Hefti – Vincent Muller – Jean-Luc Fournier – DR

Texte :

Jean-Luc Fournier – Patrick Adler

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Bibliothèques idéales 2017 Ces livres qui nous font vivants C’est encore l’été et, à Strasbourg, il aura peut-être, enfin, le bon goût de nous offrir la lumière et la chaleur dont il nous a privé durant juillet août. En tout cas, à partir du 7 septembre, notre ville vibrera de nouveau aux rencontres et aux moments privilégiés de la dixième édition des Bibliothèques idéales. Un programme somptueux et inventif que Or Norme, partenaire de cette manifestation sans pareille, vous invite à découvrir et vous incite à déguster.


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‘‘ Il suffit de jeter un simple coup d’œil sur les auteurs présents pour réaliser l’ampleur de l’événement’’

On saura se reconnaître…

Jean-Luc Fournier

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Texte :

Qu’on ait vingt, quarante, soixante ou quatrevingts ans, les premiers jours de septembre conservent immanquablement ce parfum de rentrée qu’on a tous humé très tôt dans notre enfance. Mélange de poussière surchauffée dans les premières heures de retour dans la salle de classe, de douce fraîcheur matinale, sensation de l’humidité de la rosée pour celles et ceux qui n’ont pas perdu tout contact avec la terre, mais aussi léger vertige à l’heure de se confronter à de nouvelles connaissances, humaines ou intellectuelles… Dix ans déjà que les Bibliothèques idéales accompagnent notre éternelle rentrée des classes. Mesurons-nous bien la chance que nous avons ici, à Strasbourg, d’accueillir une telle manifestation et plus généralement, d’être toute l’année connectée avec ce média qu’est le livre, dont l’origine semble désormais si lointaine et pourtant sans cesse plus révolutionnaire ? Dix ans déjà que François Wolfermann, le créateur des Conversations de la librairie Kléber, devenue l’incroyable lieu de débats et de rencontres que nous aimons tant fréquenter au quotidien tout au long de l’année, programme cette manifestation unique, soutenue par la Ville de Strasbourg dès l’origine avec une belle constance. Il suffit de jeter un simple coup d’œil sur les auteurs présents pour réaliser l’ampleur de l’événement : Michel Serres, Erik Orsenna, Régis Debray, Abd Al Malik, Claude Hagège, Christian Bobin, Laure Adler, Kamel Daoud, Aldo Nouari, Amélie Nothomb, Boris Cyrulnik, Anne Sinclair, Raphaël Glucksmann, Alain Badiou, Emmanuel

Todd, Raphaël Einthoven, Pierre Nora, Alain, Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay… sont les têtes d’affiche des BI 2017, avec pas moins de 48 rencontres programmées en dix jours, à l’Opéra et à l’Aubette. Certains d’entre elles et eux n’hésitent pas à revenir dès qu’ils le peuvent à Strasbourg, tant cette manifestation leur plaît et les inspire… Oui, mesurons-nous vraiment la chance qui est la nôtre de pouvoir vivre tant de grands moments autour du livre, de septembre à juin, chaque année ? Si nous posons cette question, c’est parce que nous savons bien que l’être humain, entre autres travers, cultive volontiers celui de s’habituer et de s’ensommeiller trop rapidement au contact permanent des belles et bonnes choses… Car oui, le livre est une belle et bonne chose, qui résiste à toutes les dictatures technologiques et comportementales et, sans faiblir, nous aide à rester vivants et en alerte. Dans une remarquable contribution à nos pages Or Champ en fin de magazine, François Wolfermann, qui nous en voudra, on le sait, de le citer deux fois dans le même papier, écrit : « Ceux qui lisent sont seuls dans le monde avec leur unique exemplaire. Ils forment la communauté mystérieuse des lecteurs. Ils défendent, sans le revendiquer, des sentiments nobles comme le retrait, la solitude, l’écoute et la bienveillance. Également, le détachement nécessaire pour ne pas être broyé… » Vous reconnaissez-vous membre de cette communauté-là ? Si oui, on se rencontrera sûrement aux Bibliothèques idéales. Pas d’inquiétude, on saura se reconnaître…


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Or Norme N°25 Sérénités

or sujet Photos : Vincent Muller

Texte : Patrick Adler


Olivier Guez écrivain de l’après… Dans son nouveau roman, « La Disparition de Joseph Mengele », l’écrivain strasbourgeois Olivier Guez explore comment le médecin criminel nazi a pu vivre sa longue fuite à travers l’Amérique du Sud. Or Norme. Pourquoi ce livre sur Joseph Mengele ? Il y a plusieurs choses et vraisemblablement cela tient beaucoup au caractère inouï de son histoire, bien sûr liée aux crimes monstrueux de celui qu’on a appelé l’ange de la mort à Auschwitz, mais également parce qu’il n’a jamais été attrapé. Et puis cette histoire d’un criminel surpuissant après-guerre, qui a multiplié les naissances de jumeaux en Amérique du Sud et notamment au Brésil... tout ça corroboré par toute une littérature dans les années 60-70 et par des films, surtout : « Marathon Man » inspirée de sa vie, et encore plus directement « Ces garçons qui venaient du Brésil » où Gregory Peck interprète clairement le personnage de Mengele. Ensuite, je suis tombé à plusieurs reprises sur Mengele en préparant le film « Fritz Bauer, un héros allemand ». Et puis, c’est toujours l’après qui m’intéresse : comment peut-on seremettre de tels évènements quand on est une victime, et comment, pour le meurtrier, vit-on après avoir fait le mal ? Or Norme. Pourquoi cette appellation de roman vrai ?

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C’est la vraie histoire de Mengele en Amérique du Sud. Après, c’est aussi un vrai travail littéraire et comme on ne saura jamais tout sur les trente ans que Mengele a passés en Amérique du Sud, le passage par le roman était indispensable. Et puis, un personnage comme ça ne méritait pas de s’installer dans un roman historique classique : pour moi, il s’agissait simplement de raconter sa descente aux enfers et donc j’ai travaillé non pas comme un historien, mais j’ai énormément lu et je suis allé sur place, je suis allé à Günzburg, en Argentine à Buenos Aires, je suis allé voir toutes les maisons et les appartements où il a vécu. Je suis

allé en Patagonie et surtout au Brésil où j’ai découvert la ferme dans laquelle il a passé plus de dix ans avec cette famille hongroise. J’ai vu le mirador qui existe toujours, sur lequel j’ai grimpé et j’ai vu ce que lui voyait quand il montait la garde et surveillait les alentours, craignant d’être retrouvé à tout moment. Tout ça a été fait peut-être comme un journaliste, mais je ne dirais pas que j’ai écrit comme un journaliste. J’ai fait un choix de style très particulier pour raconter cette histoire, et pour moi c’était le style qui s’imposait. Dès le départ, je me suis interrogé de savoir comment j’allais raconter cette histoire, quel type de narration j’allais utiliser et comment j’allais me protéger de cet homme! Il ne s’agissait pas d’être la énième marionnette de Mengele car son nom même fait frémir et quand on tape son nom sur Google et qu’on voit ses photos, on a la chair de poule… il y a là quelque chose d’absolument effrayant.

‘‘Il ne s’agissait pas d’être la énième marionnette de

Mengele car son nom même fait frémir [...]’’

Or Norme. Vous avez été récompensé en Allemagne par l’équivalent du César du meilleur scénario pour « Fritz Bauer », vous avez vécu en Allemagne. Pourquoi cet intérêt pour l’Allemagne et une partie très particulière de son histoire ?


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Or Norme N°26 Consciences

or sujet Photos : Vincent Muller

Texte : Patrick Adler


Je suis né à Strasbourg, au cœur de l’Europe et j’ai grandi lors d’une décennie formidable couronnée par la chute du mur de Berlin. J’adore voyager et l’espace germanique était une évidence pour moi car les trois quarts de l’Europe ont un lien avec cette espace germanique, donc naturellement je me suis intéressé à tout ça. Mais ce ne sont pas seulement les douze ans du troisième Reich qui m’intéressent. Ils m’interpellent parce que ça reste un mystère absolu : comment la société la plus sophistiquée, la plus riche, la plus cultivée d’Europe et du monde à l’époque est-elle arrivée à tomber là-dedans ? Donc je m’intéresse à l’espace germanique parce qu’on ne peut pas y échapper et dans la mesure où je ne suis pas historien, ce qui m’intéresse aussi, c’est comment on peut se remettre après tout ça, au niveau individuel comme au niveau collectif. Et ça, c’est ma vie depuis que j’ai dix ans ! Et dans « Les révolutions de Jacques Koskas » (son roman précédent – ndlr) c’est ça aussi !

‘‘Aux Bibliothèques Idéales ce qui est formidable c’est de pouvoir parler de ses livres et de son travail et de rencontrer d’autres écrivains.’’ Ça n’a absolument rien à voir, mais pourtant Koskas cherche des fantômes et cherche à faire revivre l’empire austro-hongrois qui aurait pu être l’antidote absolu à toutes ces horreurs, et dans « L’impossible retour – une histoire des juifs en Allemagne depuis 1945 » c’était ça, et « Fritz Bauer » c’est ça aussi… Donc,« La disparition de Joseph Mengele », c’est une autre facette de la même histoire. Or Norme. C’est un peu obsessionnel non ? Oui, mais il paraît que les écrivains écrivent toujours le même livre ! Or Norme. Aujourd’hui, vous êtes écrivain, journaliste, essayiste, scénariste ... Oui, en fait j’écris.

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Je pense qu’il y a des passerelles entre tous ce que je fais, mais avec la possibilité à chaque fois de faire des choses très différentes. Ainsi ce livre, qui est la suite logique du film sur Fritz Bauer qui est l’adaptation d’un chapitre de « L’impossible retour », donc tout ça finalement s’étale sur une période de douze ans et j’arrive à trouver des passerelles… Et en ce moment, je fais une série pour Le Point sur le voyage d’un Européen parce que j’ai un roman

européen en tête, et ça me permet aussi, même si je raconte des choses très contemporaines, de faire des repérages. Je travaille également sur une petite histoire de l’Union soviétique à travers le football… quelque chose autour du foot et du stalinisme ! Or Norme. Quel est votre rapport avec Strasbourg ? Strasbourg c’est mon berceau d’une certaine manière, ce que fut le Strasbourg de ma jeunesse c’est-à-dire cette ville européenne, cette espèce de bouillonnement… Pour moi, les années 80 furent la meilleure décennie européenne de l’histoire du XXe siècle et j’ai vraiment la sensation d’avoir vécu cette réconciliation européenne en grandissant à Strasbourg ! Ensuite, ce sont des attaches familiales très fortes puisque mes parents sont toujours là, et c’est aussi un réseau amical et bien sûr le Racing que je suis en permanence et d’ailleurs, je vais à la Meinau dès que je peux. Cette terre de frontières qu’est Strasbourg est quelque chose qui m’est extrêmement cher et en m’installant à Paris finalement assez tard, je me suis rendu compte que je découvrais la France, car à Strasbourg dans cette décennie-là, on était dans une province européenne entre la France et l’Allemagne et c’était fascinant ! Et puis Strasbourg c’est une drôle de ville juive : c’est un shtetl de Marocains à l’est de la France et à la frontière de l’Allemagne ! ... Mais pour l’apprécier, il faut également savoir s’en éloigner… Or Norme. Vous serez présent aux Bibliothèques Idéales… Oui, et j’ai vraiment hâte d’y participer car que ce qui a été fait ici à Strasbourg est extraordinaire pour les écrivains : on leur donne la parole et c’est quand même plus gratifiant que d’être assis à signer des dédicaces comme dans la plupart des foires au livre. Je me rappelle d’ailleurs qu’au début de ma carrière je me suis retrouvé à côté de Valéry Giscard d’Estaing avec ces centaines de gens qui venaient s’agglutiner pour lui demander des autographes (il fallait toucher le roi !). Les gens étaient assis sur moi ! Évidemment ce fut une expérience très particulière. Aux Bibliothèques Idéales ce qui est formidable c’est de pouvoir parler de ses livres et de son travail, et de rencontrer d’autres écrivains.

Merci à Bistrot Coco pour l’hospitalité lors de l’interview et les prises de vues. Bistrot Coco - 8 rue de l’écurie, 67000 Strasbourg Olivier Guez avec Philippe Sands, Françoise Sironi et Christian Ingrao comment devient-on tortionnaire ? Psychologie des criminels contre l’humanité Bibliothèques idéales - Dimanche 10 septembre 19 h - Opéra


Camille Laurens

‘‘Je me bats avec mes armes, les mots…’’

Photos :

Franck Disegni Jean-Luc Fournier

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Comment repenser l’intime à l’heure des nouvelles technologies ? C’est la thématique d’un très beau plateau des BI 2017, avec la présence, notamment, de Camille Laurens que nous avons rencontrée pour un entretien passionnant où il fut question des tricheries sur les réseaux sociaux, de repenser nos vies amoureuses, mais aussi des engagements des écrivains… Or Norme. Or Norme : Internet, le virtuel, le double voire le triple jeu, les fausses pistes, tous ces thèmes sont au centre de votre livre Celle que vous croyez, publié l’an passé… Est-ce que le virtuel modifie les relations amoureuses ? C’est la question à laquelle je voulais répondre en écrivant ce livre, moi qui n’utilise Facebook que de façon secondaire, car je ne suis pas du tout obsédé par les réseaux sociaux, comme je vois certains amis l’être. Heureusement, car comment trouverais-je le temps d’écrire, sinon ? Avec les réseaux sociaux, on peut facilement mentir, trafiquer son âge, publier une fausse photo, s’inventer une vie de A à Z. C’est le cas de l’héroïne de mon roman qui se crée un avatar de 24 ans, moitié moins que son âge réel, puis qui tombe amoureuse d’un homme de 36 ans, mais bien sûr, elle ne peut le rencontrer, car la supercherie serait découverte. Au départ, elle croit qu’elle va maîtriser la situation, mais celle-ci va complètement lui échapper… Or Norme. La leçon serait qu’on n’arrivera jamais à rien concernant les relations amoureuses via les réseaux sociaux : on serait fatalement condamné à une sorte d’illusion temporaire qui, tôt ou tard, se dissiperait dans l’échec ? Finalement, il y a quelque chose d’universel dans l’amour : il se fonde toujours sur un fort imaginaire. Même au moyen-âge, on idéalisait l’autre, on tentait de se rendre le plus aimable possible aux yeux de la personne qu’on voulait séduire, on se montrait sous son meilleur jour. Simplement, de nos jours, Facebook permet de le faire de façon beaucoup plus radicale. Là, le mensonge prend toute la place, le désir se retrouve complètement mani-

pulé. Le drame de mon héroïne, c’est qu’elle pense qu’elle ne peut pas être aimée pour elle-même, pour ce qu’elle est réellement, et qu’il lui faut tricher, prendre une autre apparence, être plus jeune, plus jolie, plus désirable… Or Norme. Dans une interview à propos de ce livre, vous avez dit : « on peut jouer davantage, mais jouir c’est beaucoup moins sûr… » Mais oui, c’est absolument évident. Avec Facebook, il y a du jeu, sans arrêt, tant ça peut sans doute être excitant de se plonger virtuellement dans une fausse vie. Concernant le jouir, on en reste sans doute à une forme de jouissance mentale, qui doit être forte je suppose, car au final, on ne se rencontre presque jamais. Car si cette rencontre se produit, on prend un risque, on s’expose. Et ce risque, je crois qu’on le prend de moins en moins. J’ai des amis qui n’ont de relations amoureuses que par écran interposé. Ou par l’intermédiaire de la voix, par téléphone. Pour autant, cette relation n’a aucun avenir réel. Cependant, l’hyperconnexion contemporaine a des aspects positifs, on est en contact avec une infinité de gens, on peut avoir accès à des quantités fabuleuses d’informations, mais le grand danger est cette dépendance dans laquelle on peut tomber assez facilement, ainsi que le fait de se perdre dans le regard des autres comme dans le cas de ces lycéens qui se suicident, car ils ne peuvent pas supporter les moqueries constantes dont ils font l’objet sur les réseaux sociaux. C’est aussi le pire de l’être humain que ces réseaux excitent, quelquefois… Et puis, si je parle d’hyperconnexion, c’est peut-être là aussi un faux semblant : on est connecté, mais au fond, n’est-on pas seul plus que jamais ? Je pense à un confrère de Roland Gori qui sera à mes côtés sur le plateau des Bibliothèques idéales : Jean-Pierre Lebrun a écrit La perversion ordinaire, et le sous-titre de son livre est : Vivre ensemble sans autrui. C’est exactement ça, la connexion virtuelle contemporaine. On est relié jour et nuit, si l’on veut, mais en même temps, on est très souvent tout seul. Or Norme. Alors, il nous faut repenser la nature de nos relations, amoureuses ou autres, en fonction de ces nouvelles technologies qui, de fait, nous sont imposées ? Oui, sans doute. J’ai un ami, un vrai, dans la vraie vie,


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qui pense qu’il faut reconstituer ce qu’il appelle des micro-utopies, des petits groupes avec des gens avec qui on se sent bien… Au moins, de façon peut-être un peu égoïste, conserver ces moments où on peut cultiver un vrai lien, à travers une vraie pensée, une vraie conversation. C’était un peu ça « Nuit debout », une espèce de lieu où ensemble, on peut réfléchir, on peut repenser les choses. On se sert des réseaux sociaux pour générer des rencontres et après, on coupe les portables… Or Norme. On parle de vos engagements, maintenant. Avec « Nuit debout », vous me facilitez la transition. Vous avez suivi ce mouvement de près ? Je n’y suis allé que quelquefois grâce à ma fille qui, avec ses 22 ans, y était très souvent. On a beaucoup parlé de tout ça ensemble, à ce moment-là. Mais c’est fini aujourd’hui, c’était une utopie et par définition, une utopie…

Franck Disegni Jean-Luc Fournier

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Texte :

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Or Norme. À tour de rôle avec d’autres écrivains, un samedi sur quatre, vous publiez une chronique très remarquée dans les colonnes de Libération… A l’heure où on attend un peu désespérément le Camus des années 2010 qui nous écrira un livre puissant sur les résistances d’aujourd’hui, est-ce que ce type de chronique, très engagée, est une façon plus facile d’exprimer une révolte à travers ces courts textes incisifs ? Oui, sûrement. Ce type d’écriture me va parfaitement, car on est ainsi en prise directe avec l’actualité. Je ne crois pas

La petite danseuse de quatorze ans

que je serais capable d’écrire un roman au long cours sur ces thèmes. Ma référence, c’est plus tôt, et bien sûr je ne me compare en rien, Victor Hugo avec ses Choses vues. Cependant, avec cette fréquence, le danger est de devenir un peu à son insu comme une spécialiste de l’indignation. En fait, je me bats avec mes armes, les mots, mais souvent je me surprends à ressentir comme un sentiment d’imposture. L’après-midi, je visite un bidonville en plein Paris avec Médecins du monde et je me retrouve confortablement chez moi pour écrire ma chronique que je titre « Nous habitons l’indifférence » et puis je passe à autre chose… La question de savoir ce qu’est vraiment l’engagement se pose, à l’évidence. Je suis contente de pouvoir écrire ces textes, plutôt que rien, mais je ne suis pas à l’aise avec ça, car bien sûr, ce n’est au fond pas grand-chose… Mais, en revanche, je suis attentive à exploiter tout ce que j’entends. Quand, début juillet dernier, notre président évoque des « gens qui ne sont rien », évidemment ça m’interpelle et je me sers de cette phrase pour écrire « Si vous n’êtes pas quelqu’un, vous êtes personne »… Dans ce cas, l’engagement, c’est ne pas laisser passer une parole comme celle-là. Ce qui est intéressant, c’est quand ça dérape ainsi au milieu d’un langage qu’on veut très formaté, ce que j’appelle le retour du refoulé. Il y a un vrai enjeu politique à relever ça, à le pointer, parce que ça dit quelque chose de très important, à mon sens. Camille Laurens avec Roland Gori, Elsa Godart et Claude Schauder comment repenser l’intime à l’heure des nouvelles technologies Bibliothèques idéales - Samedi 9 septembre 13 h 45 - Opéra

« Je ne sais d’où vient exactement cet amour fou que j’éprouve pour cette sculpture très célèbre de Degas. Quand j’ai commencé à écrire ce livre, je ne savais pas grand-chose sur elle…» confie Camille Laurens. En fait, c’est comme si cette petite danseuse était comme un tout petit bout de fil dépassant d’une pelote bien emberlificotée que l’auteur aurait fini par entrevoir, aurait tiré et c’est toute une époque qui se déroule alors brusquement sous nos yeux de lecteurs. Magie de la littérature, on dévore goulûment ce court texte où chaque page nous en dit très long sur cette fin du XIXe siècle où le sordide de la vie des « gens de peu » côtoyait de si près la grande bourgeoisie parisienne. « La petite danseuse de quatorze ans » se dévore d’un trait. On est stupéfait par l’audace de Degas (par ailleurs

peintre assez conventionnel et lui-même bourgeois revendiqué) au moment de réaliser cette sculpture dont la première exposition à Paris fit scandale, tant l’outrance des traits était marquée. Le livre ne possède pas seulement une dimension d’histoire de l’art : la condition féminine impitoyable de l’époque avec ces petites filles de huit ans sciemment exploitées à l’Opéra de Paris y est évoquée sans détour. « On était alors au sommet de la misogynie », fait remarquer Camille Laurens. « Pour la haute bourgeoisie de l’époque, à l’image des frères Goncourt par exemple, la femme n’était qu’une espèce d’ordure… », conclut-elle. L’indignation, là encore… Vous pourrez découvrir « La petite danseuse de quatorze ans » dès les premiers jours des Bibliothèques idéales, le livre venant de sortir le 30 août dernier.


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Bibliothèques idéales 2017 Bernard Matussière – DS - Sandrine Roudeix – Fabien Coste – DRFP - Vinciane Lebrun-Verguethen – Renaud Monfourny – Ulf Andersen – Josy Falconieri – RFI Musique – Philippe Matsas - DR Jean-Luc Fournier

Erik Orsenna Jeudi 7 septembre – 17 h 30 – Opéra

La Fontaine, une école buissonnière

Régis Debray – Jean-Claude Guillebaud Jeudi 7 septembre – 19 h – Opéra

Avec Delphine Horvilleur La foi qui reste, convictions et engagement.

Régis Debray

Christian Bobin

Vendredi 8 septembre – 18 h – Opéra.

Samedi 9 septembre – 17 h – Opéra

La littérature est un exercice de lenteur

L’homme au livre, à contrepied des tambours modernes

Abd Al Malik Jeudi 7 septembre – 19 h – Opéra

Avec Clotilde Coureau et Lionel Suraez Camus, l’art de la révolte (lecture musicale) Claude Hagège Samedi 9 septembre – 16 h – Opéra

Pourquoi l’humain a-t-il besoin de religion ?

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Parmi les 48 rendez-vous proposés…

Kamel Daoud Dimanche 10 septembre – 16 h 30 – Opéra

Peut-on sauver le monde par un livre ?


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Alain Badiou – Emmanuel Todd Sylvain Tesson – Jean-Christophe Rufin

Photos :

Bernard Matussière – DS - Sandrine Roudeix – Fabien Coste – DRFP - Vinciane Lebrun-Verguethen – Renaud Monfourny – Ulf Andersen – Josy Falconieri – RFI Musique – Philippe Matsas - DR Jean-Luc Fournier

Avec Ludovic Escande La marche est une critique en mouvement

Samedi 16 septembre – 14 h – Aubette

Psychothérapie de Dieu

Samedi 16 septembre – 17 h 30 – Aubette

Où en sommes-nous ? Esquisse de l’histoire humaine

Anne Sinclair – Raphaël Glucksmann Samedi 16 septembre – 16 h – Aubette

Avec Adèle van Reeth De la politique enfin ! Dans ce monde qui change…

Valérie Lagrange Samedi 16 septembre – 19 h – Aubette

Mémoires d’un temps où l’on s’aimait Amélie Nothomb Mercredi 13 septembre – 16 h 30 – Aubette

Frappe-toi le cœur Patrick Boucheron Mercredi 13 septembre – 18 h 30 – Aubette.

L’historien qui défie les apôtres du déclin

Pierre Nora Dimanche 17 septembre – 15 h 30 – Aubette

Une mémoire d’historien face à l’école abandonnée

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Mardi 12 septembre – 18 h – Aubette

Boris Cyrulnik

Alain Finkielkraut – Elisabeth de Fontenay Dimanche 17 septembre – 18 h– Aubette

Une amitié tumultueuse et féconde, celle de deux esprits libres


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UNE FORMIDABLE IDÉE La librairie d’occase buissonnière Jusqu’au nom qui fait rétro : « Au vrai chic littérère » (il n’y a pas de faute d’orthographe) va prendre son réel envol cet automne. Son créateur, le Mulhousien Jean-Jacques Megel-Nuber, se définit comme libraire et pionnier. Il a méticuleusement conçu puis aménagé cette librairie itinérante et, fort de l’obtention toute récente de son permis de conduire, il va désormais sillonner les routes de France…

Jean-Luc Fournier

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Si d’aucuns l’avaient croisé dans une gare début juillet dernier, entre la catégorie de ceux qui ont réussi et ceux « qui ne sont rien », Jean-Jacques Megel-Nuber aurait bien sûr automatiquement été versé dans la seconde... Songez donc : 45 ans, un parcours professionnel hétéroclite aux confins de l’univers de l’éducation populaire (animation d’un service éducatif dans un musée archéologique, créateur d’un petit théâtre dans l’Aube, direction artistique d’une scène conventionnée jeune public itinérant — déjà… – en Franche-Comté) et de surcroît même pas titulaire du permis de conduire, voilà le CV absolument idéal pour être sûr de ramer pendant encore au moins deux ou trois décennies dans la société high-tech qu’on nous annonce inéluctables à très court terme. Les belles rencontres Sauf que notre homme n’est jamais à court d’idées et absolument pas du genre à se laisser décourager facilement. « J’ai assez longtemps habité les montagnes du Jura », raconte-t-il. « Là-bas, le territoire n’est quasiment pas irrigué en matière de librairies.

‘‘ C’est en gardant bien en tête l’idée d’aller au-devant des lecteurs que le choix de la « tiny house », comme disent les anglo-saxons, s’est imposé’’

Il faut faire des kilomètres et des kilomètres pour arriver dans une grande surface qui possède bien un rayon « librairie », mais avec un fonds d’ouvrages très pauvre, finalement. L’idée d’une librairie itinérante est née suite à ce constat. D’abord, j’ai songé à une péniche, mais ça m’empêchait de vraiment voyager. Évidemment, j’ai pensé au bibliobus, mais l’idée manquait de charme et le système induit de ce genre d’équipement consiste plus à prêter des ouvrages et à les récupérer à des horaires précis et très stricts. C’est en gardant bien en tête l’idée d’aller au-devant des lecteurs que le choix de la « tiny house », comme disent les Anglo-saxons, s’est imposé, comme une évidence. Tout s’est alors enchaîné très vite, car j’ai eu la chance de faire la connaissance d’un couple vosgien génial. Lui est menuisier et elle, architectedesigner. En un soir, on s’est mis d’accord et ils ont entamé la construction de ma cabane mobile. Ils avaient prévu deux mois et demi, mais en fait, il a fallu six mois pour qu’elle naisse, c’est finalement le temps passé qui a coûté le plus cher. Entre-temps, j’ai vendu ma voiture pour pouvoir acheter le fourgon et apporter les premiers fonds pour la fabrication de la tiny house. Le budget global était de 700 000 euros. J’ai fait appel au crowdfunding et obtenu un prêt bancaire auprès d’un banquier atypique, lui aussi itinérant, Olivier Guillenbet de la NEF (la Nouvelle Économie fraternelle, une coopérative de finance solidaire qui ne contribue qu’aux projets d’économie sociale – ndlr). Avec le recul, entre ce couple vosgien et mon banquier itinérant, c’est une conjonction de belles rencontres qui m’auront permis d’aboutir », analyse Jean-Jacques Megel-Huber. Un outil de résistance Nous avons rencontré ce passionné de littérature au début du printemps dernier, alors qu’il exposait son concept sur le parking strasbourgeois


de l’Espace K, gentiment prêté par Jean-Luc Falbriard, le maître des lieux. Il avouait alors se situer « en pleine phase d’expérimentation, n’ayant décroché que la partie théorique de l’indispensable permis de conduire » permettant de tracter la librairie sur roues. Des copains avaient déjà permis d’effectuer quelques déplacements « dans les Vosges et en Bourgogne », juste de quoi mesurer « d’excellents retours. Côté finances, ces premières expériences m’ont permis de réaliser mon objectif de chiffre d’affaires mensuel en neuf jours. C’est prometteur… », avouait alors notre atypique libraire. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts. Favorablement, semble-t-il. L’intégralité du fameux permis de conduire a été obtenue début juillet dernier. « Enfin », soupire Jean-Jacques. « Je peux donc me consacrer entièrement à prospecter pour remplir mes dates de tournée. Deux rendez-vous ont eu lieu en août, à Fontenoy-le-Château, dans les Vosges, et Gundelsheim près de Rouffach, dans le Haut-Rhin. Mes deux premières sorties autonomes…

Des contrats sont en cours de signature sur Strasbourg où je prévois de nouveau de stationner cet automne sur le parking de l’Espace K… » Il est bien parti, cet homme innovant et volontaire. « Au vrai chic littérère » va se faire connaître de plus en plus. Entre-temps, Jean-Jacques continuera à hanter les travées des entrepôts régionaux d’Emmaüs d’où provient l’essentiel de son stock (11 000 livres, en très bon état, qu’il revend donc d’occasion avec une forte décote). « Depuis mon enfance, la lecture m’a apporté de grandes joies, m’a permis de découvrir d’autres cultures, d’autres façons d’envisager le monde et de m’y inscrire et a développé ma sensibilité et mon empathie envers autrui », dit-il joliment. Avant de conclure tout aussi formidablement : « Finalement, ce concept est un outil de résistance par rapport à ce qui se passe actuellement, vis-à-vis du monde tel qu’il évolue… »

Au vrai chic littérère Jean-Jacques Megel-Huber 06 82 92 60 50 auvraichic@gmail.com

encore plus or norme

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Retrouvez l’interview vidéo intégrale de Jean-Jacques Megel-Nuber sur le site www.ornorme.fr. Propos recueillis par Jean-Luc Fournier

Retrouvez tout Or Norme sur notre site internet www.ornorme.fr et via notre application gratuite.


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ANNIVERSAIRE Un fantastique 10 e Festival Quand Strasbourg permet aux vrais passionnés d’exprimer à fond leurs envies, le deal est gagnant, imparablement. La preuve avec le festival européen du Film fantastique qui, dès la mi-septembre, va dérouler ses projections, déployer ses événements et réunir ses milliers de fans, tout ça sous l’œil bienveillant de William Friedkin, le père de L’Exorciste, dont la sortie il y a 44 ans, marqua un tournant dans le genre. Retour sur dix ans de fantastique à Strasbourg et passage en revue de l’édition 2017 avec Daniel Cohen, le père fondateur du Festival… Il a l’œil qui pétille, Daniel Cohen, quand on le rencontre pour évoquer avec lui une décennie de cinéma fantastique à Strasbourg. Ce néo-quarantenaire est en effet la cheville ouvrière de cet étonnant événement qui fait parler de lui depuis dix ans déjà. Et quand on lui demande ce qu’il fait dans la vie en dehors de sa totale implication à la tête de l’organisation, il répond en riant : « Plus grand-chose ! Car je n’ai plus de temps, c’est la simple vérité, depuis que je suis devenu le directeur artistique à plein temps du festival dont j’ai été le fondateur il y a dix ans donc, même si en fait certains se souviennent peut-être que deux ans auparavant, nous avions organisé le Hammer Film Festival, du nom de ces studios anglais qui avaient remis au goût du jour des années 50 et 60 les classiques comme Frankenstein, Dracula, la Momie, le Loup-Garou, entre autres… » Projectionniste, programmateur, organisateur de festival… Ce passionné reconnaît « être tombé dans le fantastique quand j’étais petit, ma cinéphile est celle de la génération des vidéoclubs. Quand mon père a ramené le premier magnétoscope à la maison, ce fut pour moi une vraie révolution. On s’est mis à louer beaucoup de cassettes VHS. Mon grand-frère était un adepte des films

d’horreur et je me souviens encore des PLV dans le vidéoclub des Halles et plus tard au VidéoSélect de la Meinau : les Morts-vivants de Romero, Massacre à la tronçonneuse, ces pubs géantes m’ont marqué. Ces années 80 ont vraiment représenté l’âge d’or du fantastique et comme j’étais déjà très attiré dès mon adolescence par cet univers-là, notamment par les jeux de rôles de l’Heroïc Fantasy, je me suis vraiment passionné complètement pour les films fantastiques en construisant peu à peu ma cinéphilie différemment : je me suis mis à découvrir les films de chaque réalisateur que j’appréciais, j’ai appris à les regarder de façon plus construite, disons, et j’en suis arrivé à m’intéresser aux coulisses des tournages. À partir de là, comme j’avais besoin de financer mes études naissantes, en histoire d’abord puis ensuite un diplôme de cinéma et d’art théâtral, je me suis débrouillé pour me faire embaucher aux Star à Strasbourg où j’ai d’ailleurs obtenu mon CAP de projectionniste ! C’étaient des moments formidables quand je discutais cinoche avec les spectateurs, quand je projetais des avant-premières et même quand j’ai mis un peu le doigt dans la programmation. C’est par ce biais qu’est née l’idée de programmer les films de la Hammer, par cette passion commune que j’avais avec Stéphane Libs, le directeur des Stars, autour de cette esthétique du studio, ces décors tout à fait particuliers, le faux brouillard, etc. tous ces marqueurs qui te font rêver te transportent dans un univers qui est bien sûr tout à fait différent de celui du cinéma réaliste. On s’est dit que ce serait chouette de programmer un rétro de la Hammer. Et tout est parti de là, avec quelques copains et copines, on a créé une association, la première édition en 2006 a fait 1200 spectateurs, on avait organisé une belle expo d’affiches et des rencontres littéraires autour du roman gothique, bref, ce fut un beau succès… » Quel casting ! Les dix éditions du Festival européen du Film fantastique de Strasbourg ont été marquées par la présence en chair et en os de véritables légendes dans le rôle des invités d’honneur : « En 2009, il y eut Roger Corman, énorme producteur et découvreur de talents, qui a lancé des réalisateurs comme Martin Scorcese, Francis Ford Coppola ou, plus près


‘‘Ces années 80 ont vraiment représenté l’âge d’or du fantastique’’ de nous, James Cameron. L’année suivante ce fut Brian Yuzna, le réalisateur de Reanimator, puis l’inoubliable Georges Romero, le réalisateur de La Nuit des mortsvivants, qui vient de nous quitter. Sa venue a constitué un véritable événement pour le festival, ce fut pour nous un grand tournant. Les années suivantes, nous avons eu Tobe Hooper, le réalisateur de Massacre à la tronçonneuse, c’était d’ailleurs l’année des quarante ans du film, puis en 2015, Joe Dante, un très grand moment pour nous avec la diffusion des Gremlins en plein air place de la Cathédrale et un rétro avec L’Aventure intérieure, Pinrahas. Enfin, l’an passé, ce fut Dario Argento, le roi du thriller à l’italienne, qui fut aussi le coscénariste du légendaire « Il était une fois dans l’ouest » de Sergio Leone… » Lors de l’énumération de chacun de ces invités d’honneur, et faute d’espace suffisant à lui consacrer dans Or Norme, il nous a fallu lutter contre l’envie de Daniel Cohen de nous livrer une foule de détails sur chaque filmographie de ces légendes du cinéma fantastique qui se sont succédé chaque année à Strasbourg. Insatiable, il nous a également rappelé le phénomène des événements autour du festival : « depuis 2009, il y a cette fameuse « Zombie Walk » qui est devenue la plus grande de France et même d’Europe avec ses 5 000 participants (« selon la police » dit-il en se marrant), la création d’un Village place Saint-Thomas où des exposants proposent tout le merchandising autour

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du fantastique, les projections en plein air ou dans des lieux insolites comme l’an passé aux Bains municipaux avec Les Dents de la mer, des concerts, bref, tout un programme qu’on élabore avec soin pour épauler la partie cinéma pur… » Un dixième anniversaire d’anthologie Pour cette dixième édition, Daniel Cohen et la petite équipe de passionnés qui l’entoure ont mis les petits plats dans les grands pour mitonner une succession de rendez-vous et d’événements qui vont marquer les spectateurs. Superstitieux, le fondateur du festival a longtemps retenu le nom de son invité d’honneur, William Friedkin, qui, outre la réalisation du célébrissime Exorciste, réalisa également French Connexion avec Gene Hackmann, Killer Joe, Le Convoi de la peur et Police fédérale Los Angeles. Dès que l’accord fut conclu, il nous l’annonça avec une joie formidable dans la voix. Le Festival ouvrira sa 10e édition avec le très attendu Ça d’Andy Muschietti, adaptation cinématographique du best-seller éponyme de Stephen King qui terrorise les lecteurs depuis des décennies, et se terminera avec Tragedy Girls de Tyler MacIntyre. Entre-temps, près de 35 films inédits seront projetés dans les différentes sections : la section « Crossovers » dédiée aux films de genre au sens large, proposera à nouveau son lot de thrillers, films noirs ou autres comédies noires. Du côté des « Midnight Movies », l’outrance et la démesure seront comme toujours de rigueur : on a hâte d’y découvrir notamment le film-choc du dernier festival de Sundance. 68 Kill de Trent Haaga, un road-movie complètement déjanté comme le laisse présager l’affiche de la dixième édition, la rétrospective principale du festival sera entièrement dédiée à un des thèmes favoris


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Texte :

Jean-Luc Fournier

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The Endless

de la science-fiction : le cyber humain : robots, clones androïdes, cyborgs, et on en passe… Côté événements, sous le thème 10 ans, 10 événements, on va se régaler : outre la désormais traditionnelle « Zombie Walk », la projection des Dents de la mer 2 au Bassin Austerlitz, Christine diffusée sous forme de Drive-In sur le toit du parking des Halles (!), la projection en plein air d’Indiana Jones Place du Château, un Bal des Vampires organisé au Palais Universitaire et un jeu d’enquête grandeur nature « L’étrange cas du Docteur Rosenberg » qui se déroulera dans des lieux-clés de l’histoire de Strasbourg et du Festival sont au programme. (voire aussi, page suivante, l’encadré sur l’exposition consacrée au célèbre affichiste Laurent Melki à Aedaen Gallery). Lors de notre dernier entretien en tête-à-tête, quand on l’a sollicité pour tirer une sorte de bilan de ces dix années, Daniel Cohen a immédiatement souligné « le formidable théâtre d’expression artistique qu’a représenté la création puis l’organisation d’un festival consacré à l’univers du film fantastique qui nous permet de programmer avec beaucoup

‘‘Il y a quelque chose de très ludique dans le fantastique.

Et nous, on aime bien jouer, ça tombe bien…’’

de liberté, cette liberté de ton qu’on associe avec tous les autres thèmes possibles, les jeux vidéo, l’illustration, la littérature, la musique, les événements dans des lieux insolites… » Et quand on résume tout cela avec la bonne vieille expression : « L’imagination est au pouvoir », il acquiesce immédiatement : « C’est exactement ça, c’est bien vu, on a un côté soixante-huitard comme Georges Romero, on est pile dans l’esprit de « La Nuit des morts-vivants ». Il y a quelque chose de très ludique dans le fantastique. Et nous, on aime bien jouer, ça tombe bien… »


Le père de l’Exorciste en invité d’honneur Après Dario Argento l’an passé, c’est donc William Friedkin, le réalisateur de l’inoubliable « L’exorciste » en 1973 qui sera invité d’honneur de cette 10e édition. Ce fils d’immigrés ukrainiens est considéré comme le cinéaste de tous les excès, n’hésitant pas à mettre en scène des scènes très violentes et crues. William Friedkin fut aussi le réalisateur de « French Connection » avec Gene Hackman (1971). Il réalisa également un remake très controversé

du « Salaire de la peur » de Henri-Georges Clouzot (avec Yves Montrand et Charles Vanel dans la version originale). C’est ce film, « Le Convoi de la peur » que les organisateurs ont choisi de projeter immédiatement après la Master Class que donnera William Friedkin le samedi 23 septembre à 14 h. Un événement à ne pas rater puisque l’invité d’honneur du festival reviendra sur sa prolifique carrière.

Les affiches de Laurent Melki à Aedaen Gallery

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Parmi les événements de ce 10e festival du film fantastique de Strasbourg, ne manquez pas l’expo Laurent Melki à Aedaen Gallery de la rue des Aveugles. Pour la première fois, on pourra y découvrir les œuvres originales de celui qui est considéré comme « le pape » de l’affiche du cinéma fantastique et d’épouvante en France. Aujourd’hui âgé de 57 ans, ce talentueux illustrateur est, comme Daniel Cohen, l’enfant des années 80 et de l’explosion des films fantastiques sur les écrans français puis dans les vidéoclubs de l’époque. « L’engouement autour des premiers magnétoscopes a été considérable », se souvient-il. « On m’a d’abord demandé d’illustrer les jaquettes des cassettes VHS puis l’histoire s’est précipitée vers moi quand on m’a sollicité pour les affiches grand format. Ce furent Creepshow, Freddy, la Baie sanglante, Survivance, la Nuit des morts-vivants, Zombies, Vidéodrome… mais aussi les affiches

des films d’action de la star française de l’époque, Jean-Paul Belmondo… Une affiche est une image qui doit aller à l’essentiel » dit Laurent Melki. « Elle doit susciter le désir et l’émotion et nous griller quelques neurones afin de rester dans nos mémoires. Si elle reflète l’air du temps, alors elle sera inoubliable… » Les œuvres originales de Laurent Melki n’avaient jamais été montrées auparavant, seules quelques reproductions ayant été exposées à Lille. Aedaen Gallery permettra aussi aux amateurs du genre d’acquérir des sérigraphies signées et numérotées, des « goodies » ainsi que des copies d’affiches de films légendaires du cinéma fantastique. Aedaen Gallery 1, rue des Aveugles — Strasbourg Vernissage et séance de dédicaces samedi 16 septembre à partir de 18 h en présence de l’artiste. Séances de dédicaces dimanche 17 et lundi 18 septembre dans l’après-midi.


MAMCS

Documents Remis Véronique Leblanc

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‘‘Il s’est passé quelque chose ici ! ’’

Inauguration du tram vers Kehl en avril, classement de la Neustadt au patrimoine de l’UNESCO en juillet et, du 23 septembre au 25 février, une exposition à ne rater sous aucun prétexte : « Laboratoire d’Europe Strasbourg, 1880-1930 ». Les événements s’enchaînent et dessinent entre l’Alsace et l’Allemagne un voisinage plus étroit, plus subtil. Nul ne s’en plaindra. Joëlle Pijaudier-Cabot et Roland Recht, commissaires généraux de l’expoévénement à venir nous en confient les tenants et les aboutissants tout sauf binaires. Leur but : s’affranchir des récits nationaux et proposer un récit singulier constitutif de la nature européenne de Strasbourg. Un ADN unique. Défini il y a quatre ans par les musées et l’Université, le projet « Strasbourg, laboratoire d’Europe, 1880-1930 » est né d’une interrogation de Roland Recht, professeur émérite au Collège de France et professeur à l’Université de Strasbourg. « Jusqu’à présent, explique-t-il, on n’avait considéré cette période que comme une addition de moments différents, successivement sous autorité allemande et française. J’ai pensé qu’il serait intéressant de comprendre si ces ruptures étaient réelles ou si l’on pouvait définir des transferts, des continuités entre les périodes sans oublier de mettre le doigt sur ce qui a souvent été mis de côté par les historiens : le positif. »

1880-1930 Les deux dates butoirs se sont imposées comme des évidences : 1880 signe la mise en place de structures et de projets urbains qui feront de Strasbourg une vitrine du Reichsland. On songe aux travaux de la Neustadt, aux nouvelles collections du Musée des Beaux-Arts, à la création de l’école des Arts déco, au développement de l’Université, etc. ; 1930 marque la coupure née de l’avènement du national-socialisme en Allemagne. « Le problème politique devient alors mondial », rappelle Roland Recht qui souligne que cette date a été précédée de deux événements strasbourgeois importants, l’inauguration du « phare moderniste » de l’Aubette en 1928 et la création de la revue des Annales et de l’École du même nom par les historiens Marc Bloch et Lucien Febvre. Une programmation foisonnante Retracer le foisonnement de cette période, l’interroger dans ses origines et ses prolongements pour le porter aux cimaises représentait un défi relevé avec intelligence et ambition. « Les Strasbourgeois ne pourront pas échapper à l’événement », s’amuse Joëlle Pijaudier-Cabot, directrice et conservatrice en chef des musées. « Nous avons voulu être les plus exhaustifs possible, tous les champs artistiques et scientifiques seront abordés et intégrés dans leur dimension européenne et internationale. » La ville entière sera en effet concerné puisqu’à côté des expositions prévues dans tous les musées, la programmation s’étendra aux médiathèques, aux Archives, au Shadok-fabrique du numérique, à la Bibliothèque nationale universitaire, au Service de l’inventaire de la région et à la Haute école des arts du Rhin. Plus de 1 000 œuvres, objets et documents au total, et plus d’une centaine d’événements culturels. Un foisonnement pour le meilleur ! « Quant au mot “laboratoire”, ajoute Roland Recht, il signale qu’il s’est passé quelque chose, ici, pendant ces 50 années. Pas uniquement une expérimentation volontaire, mais la mise à profit du terreau rhénan bilingue pour innover et rayonner dans le domaine des arts et de la connaissance. »


La Liseuse — Jean-Jacques Henner

Foisonnement et rayonnement Le 21 juillet, jour de l’interview au MAMCS, les salles étaient en chantier. La Victoire de Samothrace fraîchement installée dans la salle consacrée aux collections des instituts universitaires, l’Aurige de Delphes pas loin… Il s’agit là de moulages impressionnants prêtés par le musée Michaelis de l’Université et destinés à l’origine à la recherche et à l’enseignement, tout comme l’étaient les collections d’égyptologie, de botanique, de zoologie, de minéralogie, de paléontologie, de sismologie ou encore de médecine évoquées dans cette section de l’exposition. Des microcosmes à chaque fois. En place aussi, dans la section « Un art de vivre : les arts décoratifs, l’illustration », les reconstitutions des « Period Rooms » conçues par Charles Spindler pour les expositions universelles de Paris 1900, Turin 1902 et Saint-Louis (Missouri) 1904. Marqueteries, vitraux, affiches… le vocabulaire Art nouveau dans toute sa splendeur s’est développé à Strasbourg à la faveur de l’urbanisme naissant et on en prend la mesure. La « Galerie des illustres » qui s’ébauchait ce jour-là déroule le fil des personnalités marquantes de la période. Les historiens Marc Bloch et Lucien Febvre, Charles Spindler, Ernest Munch, fondateur du Chœur Saint-Guillaume, Adolf Michaëlis, archéologue à l’origine de la collection de moulages antiques de l’Université, Anton Seder, directeur de l’école des arts décoratifs fondée en 1892, l’artiste Sophie Taueber-Arp, Denise Naville, traductrice d’Hölderlin et de Celan, compagne des surréalistes… mais aussi Aby Warburg, « étudiant illustre » selon le mot de Roland Recht. Historien d’art allemand, tenu pour fondateur de l’iconologie, Warburg est passé par Strasbourg entre 1880 et 1881 et il fit de la bibliothèque de l’Université le modèle de celle qu’il constitua tout au long

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de sa vie. Riche de 80 000 ouvrages, elle est aujourd’hui conservée à Londres. Le « Bismarck des musées » Parmi ceux, nombreux, qui ont marqué l’histoire intellectuelle de Strasbourg, une place spéciale peut être faite à Wilhelm Bode. Directeur des musées de Berlin, il fut aussi celui de ceux de Strasbourg durant la période allemande et il a joué un rôle central dans la constitution des collections que nous connaissons aujourd’hui. « Il achetait des œuvres pour les deux villes, raconte Joëlle Pijaudier-Cabot et nous avons eu la chance d’obtenir le prêt de tableaux berlinois, dont un très beau Rembrandt. » « Volontiers surnommé le “Bismarck des musées”, Bode était vraiment un des plus grands conservateurs de son époque, renchérit Roland Recht. Ses partis pris, ses goûts, ses réseaux montrent sa culture européenne ». Créée ex nihilo après le bombardement de 1870 qui détruisit l’ancien Musée des beaux-arts installé dans le bâtiment de l’Aubette, place Kléber, la collection de Strasbourg reformée sous la direction de Bode se rapproche de celles des grands musées occidentaux eux aussi fondés à la fin du XIXe siècle : numériquement peu élevée, mais d’une qualité aussi homogène que remarquable. Ses principes et ses méthodes, ses choix et ses refus sont présentés au musée d’art moderne et contemporains en même temps qu’une série d’œuvres de la Renaissance italienne récemment restaurées. Ses conceptions muséographies sont quant à elles « ressuscitées » par un réaccrochage des collections au Musée des beaux-arts.


À gauche / Vieillard avec une cape rouge — Rembrandt À droite / Projet pour Parsifal — Georges Daubner

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Modernité allemande, française et européenne Les collections strasbourgeoises se sont également ouvertes à la création moderne allemande durant ces quelques décennies, de Max Klinger, Käthe Kollwitz ou Max Liebermann à Emil Nolde, Erich Heckel ou Max Beckmann. Ce qui n’a pas empêché l’organisation d’une exposition particulièrement marquante consacrée à l’art français en 1907. Présidée par Auguste Rodin, elle permit aux Strasbourgeois de découvrir des œuvres impressionnistes et postimpressionnistes comme celles de Sisley ou Cézanne. L’événement est évoqué dans l’exposition tout comme les engagements de Strasbourg dans la modernité à travers la personnalité de Hans Haug, conservateur des musées dès 1919 ou celle d’importants collectionneurs tels que les frères Horn, commanditaires de l’Aubette dont la création est documentée et restituée dans son environnement européen.

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La musique Impossible d’évoquer ici la totalité des champs abordés par cette exposition labellisée d’intérêt national par le ministère de la Culture. Collections scientifiques, avant-garde littéraire, recherche d’une identité culturelle alsacienne propre et résistance francophile exprimées par la création de la « Revue alsacienne illustrée » et du Musée alsacien… la mise en perspective est complète. Loin d’être oubliée, la musique savante, légère, chorale a été déclinée à travers l’évocation des lieux

qui lui étaient réservés : le théâtre reconstruit, l’Aubette qui abritait le Conservatoire, le Sängerhaus (actuel Palais des fêtes), les parcs et jardins, des Contades au Tivoli en passant par l’Orangerie, les églises protestantes ou bien encore l’université où fut créée la première chaire de musicologie d’Allemagne… Décors d’opéra, peintures et sculptures complètent une évocation qui comprend des « points d’écoute » et un « salon de musique » installé dans la galerie Heitz du Palais Rohan. Une scénographie immersive Et tout est fait pour rendre le parcours fluide dans une scénographie signée par le Studio Adeline Rispal. Au visiteur, il sera proposé d’apprendre bien sûr, mais, précise Joëlle Pijaudier-Cabot « en imposant le moins de texte possible sur les murs, ce qui est une gageuse pour une exposition de ce type. » Point de surcharge documentaire donc. L’information sera accessible grâce à des tables de médiation, de la documentation interactive, des projections cinématographiques issues de films amateurs fournis par la Mémoire des Images réanimées d’Alsace (MIRA). Des lectures, des concerts et d’autres surprises sont prévus comme autant de moments spectaculaires au sens propre du terme. Omniprésentes et pour une large part présentées en frise, les photographies anciennes permettront de s’immerger autant que possible dans une époque à laquelle le Strasbourg que nous connaissons doit une part fondatrice de son identité singulière.


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Alain Ancian

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EVA KLEINITZ Une première saison en aparté… La nouvelle directrice de l’Opéra national du Rhin aura réussi l’exploit de construire de toutes pièces une saison entière tout en continuant à diriger l’Opéra de Stuttgart jusqu’au dernier jour de son contrat. L’idée de nous donner au moins une bonne raison de nous rendre à l’opéra lors de chacune des soirées programmées lui a spontanément bien plu et, à peine les adieux badois et son déménagement effectués, juste avant de prendre quelques jours de repos au Japon, Eva Kleinitz a tenu parole sur la terrasse ensoleillée du Café de l’Opéra au cœur d’un Strasbourg quasi déserté à la fin juillet dernier. SOIRÉE D’OUVERTURE — Mercredi 27 et jeudi 28 septembre à 20 h au PMC « En même temps que Kein Licht de Philippe Manoury donnera le coup d’envoi de la saison à l’Opéra place Broglie, cette soirée d’ouverture sur la scène du PMC sera comme une grande célébration du chant, de la musique et de la danse avec de larges extraits d’œuvres à l’affiche cette saison ainsi que pas mal de surprises

KEIN LICHT — Philippe Manoury — 22, 23, 24 et 25 septembre J’ai été nommée trop tard pour passer une nouvelle commande dans le cadre de notre belle collaboration avec le festival Musica, mais quand j’ai rencontré Jean-Dominique Marco, il m’a proposé cette œuvre du Strasbourgeois d’adoption qu’est Philippe Manoury. Je n’ai pas hésité 24 h, car le produit de cette association entre Elfride Jelinek prix Nobel de littérature, Philippe Manoury et le fascinant metteur en scène Nicolas Stemann représentait pour moi l’œuvre idéale pour ouvrir une saison.


LE PAVILLON D’OR — Toshiro Mayuzumi — 21, 24, 27, 29 mars et 3 avril Il faut regarder aussi hors d’Europe, c’est une de mes grandes convictions. Toshiro Mayuzumi fut une proche amie du célèbre écrivain japonais Mishima, il est venu à Paris et à Berlin pour s’inspirer des œuvres du répertoire européen. Ce sont les chœurs qui sont au centre de cette œuvre très puissante, ils sont sans arrêt dans la tête de ce moine bouddhiste si désemparé par le monde qui l’entoure qu’il en vient à détruire ce temple exceptionnel à Kyoto, une histoire qui s’est réellement passée… Au Japon, beaucoup de jeunes lisent encore le roman de Mishima d’où est tiré le livret. Ces dates à Strasbourg sont au cœur du festival Arsmondo qui, chaque année au printemps, permettra aux Strasbourgeois de tourner leur regard au-delà d’autres frontières, vers d’autres continents. J’ai choisi le Japon pour cette première, un pays de haute culture, de tout temps très fasciné par l’Europe et par la France, tout particulièrement. On annoncera tout cela en janvier prochain...

LES NOZZE DI FIGARO — Wolfgang Amadeus Mozart — 20, 22, 24, 26, 28 et 31 octobre Le chant et la musique de Mozart sont au cœur même de l’opéra, c’est évident. Mais cette jeune distribution, et la présence du metteur en scène Ludovic Lagarde, qui ont produit un Avare absolument exceptionnel au théâtre, vont surprendre avec des Noces de Figaro aux aspects très contemporains qui ne négligent pas pour autant les fondamentaux de leur première création. FRANCESCA DA RIMINI —Riccardo Zandonai — 8,10, 14, 19,23 et 28 décembre Le cinquième chant de l’enfer de Dante, cette histoire d’amour terrible entre Francesca et Paolo. L’histoire, mais aussi la musique avec toutes ces « couleurs » différentes, un peu de Debussy, un peu de Puccini, un peu de Strauss, un peu de Wagner… je suis convaincue que ça va plaire au public. Allez écouter sur YouTube le duo d’amour du IIIe acte, vous verrez… Ça va valoir la peine de découvrir cette œuvre à Strasbourg. WERTHER — Jules Massenet — 9, 11, 13, 15 et 17 février

45J’avais six ans quand j’ai appris à l’école la présence

de Goethe à Strasbourg qui montait tout en haut de la cathédrale et découvrait sa peur du vertige (rires). Werther est un des grands chefs-d’œuvre de la musique française et je suis fière de présenter aussi la jeune metteuse en scène Tatjana Gürbaca qui rencontre déjà un grand succès en Allemagne et dans les pays du nord de l’Europe.

LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX et MAHAGONNY SONG SPIEL — Kurt Weill. PIERROT LUNAIRE - Arnold Schönberg - 20, 22, 24, 26 et 28 mai Compte tenu des autres événements de la saison, je cherchais pour ce mois de mai 2018 une œuvre plus légère qui pouvait représenter également un véritable défi pour l’orchestre symphonique de Mulhouse, une œuvre qui aurait aussi un caractère un peu sarcastique, décalé, disons… Aux sept péchés capitaux, une représentation de moins d’une heure qui va clore la soirée, j’ai joint Mahagonny Song Spiel et Pierrot lunaire, deux œuvres où les musiciens seront sur scène et non dans la fosse. Trois femmes seront vraiment à découvrir ces soirs-là : une jeune chanteuse néerlandaise, une magnifique jeune chanteuse américaine et une jeune danseuse italo-japonaise… EUGÈNE ONEGUINE — Tchaïkovski 16, 18, 20, 22, 24 et 26 juin Dès ma première approche de la programmation, je savais qu’Eugène Onéguine serait l’apothéose de ma première saison à Strasbourg, car j’avais été subjuguée par l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg sous la direction de Marko Letonja quand il avait joué la Dame de Pique il y a deux ans. Donc, je voulais absolument avoir l’OPS pour la clôture de la saison. Je savais que Marko adorait la musique de Tchaïkovski et comme Eugène Onéguine n’avait plus été présenté depuis longtemps, ce choix s’est imposé comme une évidence. Figaro, Werther et Onéguine, elle est belle la colonne vertébrale de la saison, non ? (rires).


Orchestre philharmonique ‘‘La musique c’est la vie’’

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Texte et photos : Véronique Leblanc — DR

Entre-deux de l’été. Les interviews se décrochent au mieux des agendas de vacances et se déroulent au calme des lieux désertés. C’est dans la cafétéria de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg que nous avons rencontré Antony Ernst qui en est le directeur artistique chargé de production. Australien d’origine, Strasbourgeois depuis six ans, il aime vivre dans « une des très rares villes vraiment internationales de France » et parle de la saison à venir avec intelligence et passion. Celle-ci a été définie sous la férule de Marko Letonja, chef slovène directeur musical de l’OPS depuis 2012 qui a su nouer, précise Antony « une très belle relation avec l’orchestre. » « Son projet de le faire rayonner a été bien reçu tant par les musiciens que par le public. Nous nous sommes produits à Dusseldorf, Vienne, Francfort et la tournée en Corée du Sud qui s’est terminée début juillet a été un grand succès. L’OPS est d’ores et déjà réinvité ! » «Marko s’implique vraiment, poursuit Antony, le public le sent et répond très chaleureusement à sa personnalité tant humaine que musicale. » Toutes les symphonies de Beethoven avec à chaque fois un « plus »… Pour la saison à venir, il met en exergue le « grand projet » de jouer toutes les symphonies de Beethoven, mais « pas que » ! Qu’est-ce à dire ? « On a voulu montrer toute la dimension novatrice de l’artiste qui était un révolutionnaire politiquement et musicalement. » Pour ce faire, des petits concerts contemporains ont été prévus en lien avec chaque symphonie, à l’exception de la « Neuvième » qui clôturera la série sans autre œuvre présentée en préambule. Pour la « Cinquième », il s’agira d’un concerto de trombone interprété par Nicolas Moutier, magnifique artiste de l’OPS. Beethoven est en effet le premier compositeur à avoir intégré

Antony Ernst

cet instrument à l’orchestre. La « Sixième » dite la « Pastorale » sera précédée d’un concerto pour violoncelle de Friedrich Gulda, « un peu jazz, un peu persiflage viennois », « très hétérogène tout comme l’est la « Sixième ». » Et avant la « Septième », un concerto pour percussion mettra en valeur le rythme, s’y important dans l’œuvre de Beethoven. Inextinguible soif de vie et de musique Les 9 et 10 novembre juste avant le jour anniversaire de l’armistice de 1918, l’OPS proposera un concert qui scellera le passage de présidence du Conseil de l’Europe entre la République tchèque et le Danemark. Josef Špaček, « jeune et génial violoniste tchèque », interprétera un concerto de Dvořák suivi de la quatrième symphonie de Carl Nielsen, le plus connu des compositeurs danois. Baptisée « L’Inextinguible », celle-ci a été composée entre 1914 et 1916 et évoque la pulsion de guerre symbolisée musicalement par la lutte de deux jeux de timbales, l’un « à sa place », dans les percussions, l’autre devant l’orchestre. Mais si cette pulsion destructrice peut sembler irréductible pour l’homme, c’est à la musique que Nielsen dédiait le mot « inextinguible », car « la musique est la vie. » Tradition Mahler L’exposition « Laboratoire d’Europe, Strasbourg 1880-1930 » trouve elle aussi un écho dans la programmation avec


un concert rassemblant Wagner, Chausson, Debussy et Pfitzner les 18 et 19 janvier. Hans Pfitzner, il faut le savoir, fut le directeur du Conservatoire et de l’Opéra de Strasbourg avant d’être contraint à quitter la ville en 1919. La « Septième » de Mahler est prévue pour les 1er et 2 mars « C’est une des grandes traditions strasbourgeoises que d’interpréter Mahler et Brückner, rappelle Antony. Cette symphonie appelée « Chant de la nuit » est une œuvre magnifique et difficile pour laquelle il faut un très grand chef que nous avons trouvé en la personne de Hartmut Haechen. Une chance ! » « Big Nightmare Music » pour la Saint-Sylvestre Quant aux événements hors abonnement, ils foisonnent… Citons le traditionnel concert de la Saint-Sylvestre donné cette année par un duo constitué de Igudesmann et Joo, un musicien russe et un coréen. Deux artistes complets rompus aux arrangements, à la comédie, à la danse… « On les appelle les Monthy Pythons de la musique ! », s’amuse Antony qui signale que l’Orchestre sera impliqué dans cette soirée intitulée « Big Nightmare Music ». Parlons aussi des « Concerts éducatifs et familles » avec un spectacle autour de la « Symphonie fantastique » de Berlioz où le processus de création de l’œuvre est mis en scène. « Fascinant… On rentre dans l’imagination de Berlioz et dans cette œuvre hallucinante et hallucinée dont on ne fait jamais le tour. »

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Matrix au Zénith Le 26 mai, au Zénith d’Eckbolsheim, ciné-concert « Matrix » avec un orchestre placé sous la direction de Don Davis, compositeur de la bande-son de la trilogie. « Pour la première fois, explique Antony, on va combiner les sonorités de l’orchestre avec de la musique électronique, c’est exigeant et passionnant. » Ce sera au printemps, d’ici là l’OPS aura fait l’ouverture de la Foire du livre de Francfort le 10 octobre avec un double concert de Brahms quelques jours après l’ouverture de saison de l’Opéra national du Rhin prévue les 27 et 28 septembre avec au programme de l’OPS des airs d’Offenbach, Mozart, Puccini, Weill, Verdi, etc. Un hautboïste en résidence Marie Linden, nouvelle directrice générale, aura pris ses fonctions et François Leleux, nouvel artiste en résidence, sera arrivé. Hautboïste et chef d’orchestre français de renommée internationale, « grand et adorable artiste », il se produira à la synagogue le 19 octobre et le 6 avril au Palais des Congrès avec l’orchestre placé sous la direction de Marko Letonja. Des concerts de musique de chambre sont prévus le 22 octobre et le 3 juin, sans oublier les Masters Classes annoncées au Conservatoire. « La musique est la vie », disait Nielsen, notre soif en est inextinguible et l’OPS ne cesse de se renouveler pour l’étancher.


Marine De Missolz au TNS

‘‘Prendre une claque’’

Tesslye Lopez – Jean Mascolo Eric Genetet

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Depuis sa sortie du TNB de Rennes en 2009, Marine De Missolz travaille avec Stanislas Nordey. Leur entente artistique atteint une sorte de sommet avec la mise en scène du « Camion », qui ouvre la saison 2017 du TNS. C’est une vraie prise de risque, une chance incroyable offerte par le directeur du TNS à celle qui lui doit déjà tout, car c’est uniquement sa rencontre avec Nordey qui a convaincu Marine de Missolz de faire du théâtre dans la vie. Avec « Le Camion », son ambition est d’être au rendez-vous. Un rendez-vous amoureux. Car d’amour il s’agit. Le Camion est maintenant un spectacle de théâtre. Ce fut d’abord un film hors norme de Marguerite Duras. Pour certains, c’est un chef-d’œuvre, pour d’autres une imposture, une œuvre absurde ou géniale qui en 1977 a fait scandale. Cela tient au dialogue entre Depardieu et Duras, un récit extrêmement singulier, libre, ouvert et percutant pendant lequel ils lisent au conditionnel le scénario d’un film, « elle aurait dit tout à coup qu’il n’y a pas d’histoire en dehors de l’amour. » Duras provoque, se marre, jubile sur ce terrain poétique et décalé, presque enfantin.

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L’instant d’une rencontre On aurait dit que ma rencontre avec Marine de Missolz aurait lieu au moment des premières répétitions, ce moment particulier où rien n’est incontestable, où tout est possible, à ce moment précis de la création où tout est encore à faire, à accomplir. On aurait dit que la metteuse en scène ne saurait pas comment parler de cette œuvre qui n’existe pas encore au moment où elle en parle, mais que l’on s’en fout. C’est ce qui donnera du sens à cet entretien ; il y aurait de l’intuition, des mots hésitants et provisoires. Avant cette rencontre, j’ai revu le film, pris ma claque, bougé mes fesses, laissé passer tous les camions. Revoir le film et se lancer dans cet échange avec Marine de Missolz. Elle dit les mots virevoltent sans contrôle, j’écris sans ordre précis. Sans plan. Juste poser les choses, en bataille, sans organisation. Revoir le film et se demander ce qu’elle va faire des personnages de Gérard Depardieu

et de Marguerite Duras, ce qu’elle va faire des notes de piano de Beethoven qui parcourent le long-métrage, de cette fin annoncée du socialisme bien avant la déchéance qu’il connaît aujourd’hui. Revoir le film et se demander pourquoi cette jeune femme consacre autant de temps à Duras depuis longtemps. Pourquoi comme Duras, elle préfère nommer directement les émotions sans passer par la fiction, entrer directement au cœur de la façon dont les choses sont vécues ?

‘‘ Revoir le film et se demander pourquoi cette jeune femme consacre autant de temps à Duras depuis longtemps ? Pourquoi comme Duras, elle préfère nommer directement les émotions sans passer par la fiction, entrer directement au cœur de la façon dont les choses sont vécues ? ’’ À l’origine Elle dit mes parents étaient des actifs du cinéma expérimental des années 70. Elle a grandi entourée de marginaux. J’écris c’est une fille élevée au biberon de la création, elle dit par des œuvres folles, radicales, souvent incompréhensibles pour beaucoup, mais avec une énergie et une passion, une excitation permanente, dans une époque faite de joie, d’enthousiasme, de fantaisie, de cette volonté de changer le monde. Aujourd’hui il lui paraît beaucoup plus triste le monde, elle dit j’ai un peu la nostalgie de la joie créatrice.


« Le Camion » Mise en scène : Marine De Missolz Texte : Marguerite Duras Avec Olivier Dupuy, Hervé Guilloteau, Laurent Sauvage Production Théâtre national de Strasbourg, Compagnie l’Etang Donné. Théâtre national de Strasbourg Du 12 au 23 septembre 2017 Salle Gignoux

Mettre en scène son Camion, c’est dire que même si c’est plus sérieux aujourd’hui, même si c’est plus dur aujourd’hui, même si, même si… il faut conserver la joie, l’engagement sincère et la dérision, et la foi. Il faut dire que tout reste toujours possible. Son ambition est là : « Comment dealer entre une lucidité qui pousse à la désillusion et l’espoir de vivre ? » Le Camion dans la bibliothèque Elle a découvert le texte du « Camion » un jour dans la bibliothèque de son père, mais sa passion pour l’auteure vient d’une rencontre avec un patron de bar dans lequel elle passait beaucoup de temps pour rédiger ses dissertations, où elle jouait à la belote avec des petits vieux du quartier ; un jour le patron lui offre « Le Marin de Gibraltar ». Il écrit sur la première page : « Marine c’est presque l’anagramme d’aimer. » Le sentiment du monde qui était décrit par Duras dans ce texte lui correspond complètement, elle reconnaît quelque chose, quelque chose de la beauté, du cœur qui s’enchante. Quelque chose qui change la vie, qui bouge les fesses.

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Le Camion, c’est encore plus fort. Elle dit en lisant le texte je suis en transe, sans savoir l’expliquer, ce dialogue au conditionnel, avec ses incertitudes et ce sentiment du monde extrêmement clair, avec un temps qu’elle aime

‘‘Marine c’est presque l’anagramme d’aimer.’’ particulièrement à la fois définitif et d’une grande ouverture, ce texte transmet une énergie vitale, un point de vue vital, un émerveillement de l’enfance et de ses possibles. Duras et son conditionnel. Elle dit ce film est un Hymne à la vie. C’est ce que provoque Duras en elle, je crois, je l’écris, là. Extrait du film : « Elle aurait dit j’ai la tête pleine de vertige. » Marine c’est tout le temps. Depuis toujours. L’impression d’être perdue dans des situations qui paraissent évidentes pour les autres, un peu inadaptées, une touriste égarée sur une autre planète Terre. Un peu comme si c’était une première vie et que les autres en avaient plusieurs d’avance. C’est plus difficile à vivre, mais c’est tellement plus merveilleux. Ce n’est ni une posture ni un choix, c’est un fait. Alors évidemment de l’extérieur cela provoque de l’incompréhension, de l’énervement, parfois. Mais ça aussi, on s’en fout.


Photo de plateau du tournage du Camion, avec Gérard Depardieu (1977) Photos :

Tesslye Lopez – Jean Mascolo Eric Genetet

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Photo de plateau du tournage du Camion, avec Gérard Depardieu (1977)

Le Camion sur scène Au départ, elle a des choix à faire. Trouver un ton, intégrer des extraits du cinéma des années 70, casser le huis clos, l’enfermement du dialogue, en intégrant un troisième personnage, elle dit sur scène les textes ont besoin d’espace, elle dit un peu plus de circulation. Le projet n’est pas de refabriquer le film. Et puis, sans chercher à plaire à tout le monde, comprendre le rejet et l’ennui suscités par le film. Sur scène, trois comédiens, la metteuse en scène dit ils portent la vérité profonde de la poésie de Duras et la décalent dans un esprit de provocation espiègle ! Extrait du film : « Elle aurait dit tout à coup qu’il n’y a pas d’histoire en dehors de l’amour. » Elle dit je m’en sors mieux avec les sentiments amoureux que dans le fait d’aller chercher une baguette à la boulangerie du coin, parce qu’elle y croit, que son investissement est infini : elle dit quand il y a de l’amour

je n’abdique jamais. C’est aussi pour ça que j’ai envie d’aller voir sa pièce. Marine, quand elle parle de l’amour, on découvre son âme : elle dit les circonstances peuvent être des plus rudes, destructrices, compliquées, c’est peut-être l’apocalypse, mais si j’aime je ne lâche pas je continue à y croire et jusqu’à maintenant j’ai toujours trouvé la solution. Je note, l’amour a toujours été un moteur de combat très positif. Extrait du film : « Ça aurait été un film sur l’amour, oui sur tout, sur tout à la fois, sur l’amour. » J e dis qu’avez-vous fait de cette phrase et de l’amour ? Elle dit j’ai réuni trois hommes sur scène pour dire cela, pas un mot de plus, emporté par une émotion qu’elle n’explique pas, mais qui augmente mon désir de découvrir cette création de théâtre, de prendre ma claque. À Strasbourg, nous avons un rendez-vous amoureux avec Marine de Missolz.


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Pôle-Sud CDCN La danse pour habiter la terre autrement « Il n’y a pas que l’économie dans la mondialisation, nous voulons lui donner un corps poétique. » Les mots sont beaux, ils donnent envie d’en savoir plus et d’écouter celle qui les a prononcés… Rencontre avec Joëlle Smadja, directrice de Pôle-Sud Centre de Développement Chorégraphique National depuis un an.

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Texte : Véronique Leblanc

Photo : DR

Au cœur de son édito de lancement de saison, Joëlle a repris en gras le titre « Désirs d’horizons », titre de la pièce de Salia Sanou qui sera présentée en avril à Pôle-Sud. Des mots qui évoquent « l’espoir, l’envie d’un monde meilleur » et la volonté d’ouvrir le regard vers l’extérieur. Ailleurs c’est aussi beau que demain, dit-on… La dimension internationale restera donc fondatrice et s’élargira à des pays qui n’ont pas encore été accueillis dans la programmation, l’Afrique et le Proche-Orient. « Parties du monde incandescentes où les artistes ont une vivacité, une inventivité remarquable. » Que peut faire la danse ? « Loin de l’exotisme où on les a longtemps relégués, ils se révèlent porteurs d’une force qui renouvelle et ne copie pas la gestuelle européenne. Ils écrivent leur propre histoire avec leur propre vocabulaire artistique. » Ainsi en va-t-il, par exemple, de la Rwandaise Dorothée Munyaneza qui travaille dans « Unwanted », sur « le sujet hyperdur des enfants du viol avec une forme théâtrale très puissante qui donne de la pudeur. » Ce sera en avril, tout comme « Déplacement » du chorégraphe syrien Mithkal Alzghair, qui traite de l’exil en questionnant simultanément les danses traditionnelles et la réalité sociale de son pays d’origine. « Entre ancrage et déracinement que peut faire la danse ? » Plus proches, mais tout aussi singulières, les compagnies belges ont toujours reçu bel accueil à Pôle-Sud.

« Ils y vont avec talent pour jeter les choses dans une grande décomplexions », souligne Joëlle en citant notamment Lisbeth Gruwez, longtemps danseuse égérie du dramaturge Jan Fabre, qui signe deux pièces en novembre. L’une, fluide et intime, sur Bob Dylan ; l’autre, haletante, sur l’angoisse. Sacrée ouverture de saison Au programme de l’ouverture de saison, « Le Sacre du printemps » se déclinera en deux soirées et deux visions les 14 et 15 septembre. L’une émane de la compagnie de danse hip-hop « Chute libre », dirigée par Pierre Bolo et Annabelle Loiseau. Ils y confrontent leur propre langage à la pièce créée en 1913 par Nijinski et en dégagent une vision intense rebaptisée pour l’occasion « IN BLOOM », à l’image de la floraison de gestes qui s’y déploie. L’autre, en salsa contemporaine, a marqué en 2004 les débuts flamboyants du chorégraphe israélien Emanuel Gat. Artiste associé à Pôle-Sud et concepteur de ces « sacrées » soirées, Amala Dianor présentera pour sa part une pièce intitulée

‘‘La danse est le lieu de la transdisciplinarité. Elle est hospitalière, y compris pour le public.’’


« Pas seulement », née de sa rencontre avec des danseurs de la région. Ouvrir un autre espace « Et puis, signale Joëlle, Kubilai Khan Investigations revient en octobre ! », avec quatre danseurs originaires du Mozambique, de Singapour, du Mexique et d’Europe compagnons des multiples routes du chorégraphe Franck Micheletti. Leur création s’annonce sans concession : « Bien sûr les choses tournent mal » entre hypercapitalisme, dérives climatiques, machines de guerre, manipulation d’opinion, tumultes sociaux… mais leurs mots et leur corps s’élancent pour ouvrir un autre espace

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et inviter à habiter la terre autrement. « La danse a toujours été un lieu de brassage, dit Joëlle Smadja, elle est le lieu de la transdisciplinarité. Elle est hospitalière, y compris pour le public. À nous d’ouvrir le lieu pour « raconter » des histoires. » Pour renouer avec les émotions les plus vives ou enfouies, pour prendre ou reprendre pied dans un espace poétique où chacun est légitime. La saison 2017-2018 est en ligne sur le site : www.pole-sud.fr


Django

Saison 2

Photos :

Documents Remis Véronique Leblanc

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Texte :

En décembre 2015, l’association BeCoze s’est vue confier la gestion de l’Espace Culturel Django Reinhardt par la Ville de Strasbourg. L’objectif était de dédier ce lieu aux cultures urbaines émergentes et d’ancrer le quartier du Neuhof dans sa programmation. Sacré défi… Où en est-on aujourd’hui ? Pierre Chaput et Benoît Van Kote, respectivement directeur et programmateur de la salle, font le point et annoncent la saison à venir. De l’avis de Pierre Chaput, « le bilan à chaud est plutôt positif », même s’il ne veut pas vendre la peau de l’ours Django avant de l’avoir vu évoluer sur un plus long terme. Après six mois de « test », la première saison a été lancée en septembre 2016, et se termine cet été. La deuxième est prête à démarrer sur des airs d’opéra puisque l’Espace Django a noué un partenariat avec l’Opéra national du Rhin comme il l’avait déjà fait avec le TNS, Pôle Sud ou le FRAC Alsace cette saison. Relier le Neuhof au centre-ville est important, profiter de l’extraordinaire maillage culturel de Strasbourg l’est tout autant, passer du mot d’ordre « musique du monde » à « musique des mondes » — le mot est de Benoît Van Kote — ne l’est pas moins. Diversité, bonne humeur… « Il ne s’agit pas de juxtaposer nos actions, précise Pierre, mais de les imbriquer dans un tout cohérent, de travailler avec des artistes divers et de toucher des publics variés au Neuhof, dans la ville et au-delà. » Et ce au travers de concerts, mais aussi d’expositions, de projections cinématographiques, d’ateliers ou de soirées participatives... Bref, d’identifier Django comme « un acteur dynamique de la vie culturelle. » Pour y parvenir, l’équipe aux manettes s’est lancé trois paris. Celui de la diversité d’abord. Dans les formes proposées comme on vient de le voir, mais aussi dans les lieux investis, que ce soit en salle ou dans la rue, par exemple à l’occasion des « Concerts aux fenêtres. » « Un mix art et culture qui

multiplie les canaux de rencontre », résume Pierre en rendant hommage au travail de Mourad Mabrouki, responsable de l’action culturelle. La convivialité est le deuxième pari de l’équipe. Accueillir dans la bonne humeur c’est important, tant pour le public — un bar a été aménagé dans le hall (avec baby-foot !) et la circulation intérieure a été repensée — que pour les artistes dont les loges ont été rendues plus cosy. « Discuter entre amis, boire un verre, fumer une clope, rencontrer les artistes… c’est super important ! » Pas faux… … Inventivité et prise de risque Troisième challenge et non le moindre : l’inventivité et la prise de risque, notamment dans les formats et les espaces investis. « Nous avons trois actions phares en la matière, expliquent Pierre et Benoît, les “Raids urbains”, les “Récréations artistiques” organisées en impromptu dans les cours d’écoles (avec le Weepers Circus ou bien encore l’artiste de bulles Sébastien Kauffmann la saison dernière, avec Thomas Shoeffler la prochaine) et les “Concerts aux fenêtres” au pied des immeubles. » Le tout en « co-construction » avec les partenaires concernés, car « il faut aller vers les gens, insérer l’art dans le quotidien, remplir de musique le territoire sur lequel la salle est implantée. » Variété des publics « Blues, rock, hip-hop, reggae, voire même chanson française… La diversification de la programmation draine des publics différents, l’info circule à chaque fois dans des réseaux spécifiques. Mais sur chaque esthétique on voit arriver des gens qu’on n’avait jamais vu et là on se dit “victoire”, le challenge étant qu’ils s’abonnent et découvrent des univers qu’ils ne connaissent pas forcément. » Donner le goût, l’envie de venir et revenir, ça pourrait être ça, le fil rouge de « l’histoire » que Pierre et Benoît voudraient écrire pour la salle. Et à écouter ce dernier évoquer la saison 2017-2018, on se dit qu’il y a matière à devenir addict. Opéra, jazz manouche, hip-hop, soul, rumba congolaise teintée de rock et d’électro. Etc. ! Pour s’en faire une idée, rendez-vous le 15 septembre à 19 h à la brasserie Wow de la rue du Jeu des enfants réenchantée par ses habitants au printemps dernier. Ouverte à tous et gratuite, la présentation de saison s’y fera en musique. Pas question de passer à côté sans entrer ! Le 21, retour au Neuhof pour un Djang’Opéra avec Éva Kleinitz, nouvelle directrice de l’ONR et Bruno Bouché,


nouveau directeur du Ballet accompagné de plusieurs artistes. Django bouge les lignes, on vous aura prévenu ! Le 23, « ce sera la teuf » pour l’ouverture officielle de la saison. Percussions brésiliennes, déambulations en échasses, odes à la rue chantées par « Les Clandestines », jeux vidéo d’arcade, radio éphémère dans le patio et, sur scène à 20 h 30, Haïdouti Orkestar, une fanfare-orchestre des Balkans aussi joyeuse qu’engagée qui, en 2016, enflamma la cérémonie de clôture du Festival de Cannes. Le 29, premier concert payant avec le Timbo Merhstein Gypsy Jazz Ensemble. Du jazz manouche interprété par un violoniste virtuose venu de Forbach qui a participé au film « Django », dont l’avant-première a eu lieu au Star en avril. Benoit Van Kote

Hip hop et électro le 5 octobre avec « le gros concert plutôt jeune » du duo de DJ AllttA, rassemblant le Français 20syl et le rappeur américain Mr J. Medeiros. « Un concert d’ores et déjà mythique », avec en première partie Gaston, « notre pointure locale » signale Benoît en évoquant ce DJ strasbourgeois, ex-membre de La Fanfare en pétard et du groupe Notilus. Le 13 sera soul avec deux jeunes chanteuses. L’une est Anglaise et se nomme Harleighblu, l’autre, Kamisa Negra, est « l’Amy Winehouse strasbourgeoise» et vit à 300 mètres de la salle ! Le 27, Kinshasa s’invite à Strasbourg. Jupiter et Okwess débarquent avec leur « énergie folle » pour casser les codes de la rumba congolaise, du rock, de l’électro. « Détonnant, complètement dingue, des OVNI ! » Et pour Halloween, le 31, Django programme sa troisième date exclusive de hip-hop légendaire avec le groupe américain Arrested Development. Mythique. Les précédera en première partie, le DJ Stan Smith, un des pionniers du hip-hop strasbourgeois à retrouver régulièrement dans « Turn Up », son émission de radio RBS. Chanson française et pop-rock, mais pas que

Pierre Chaput

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A l’horizon de novembre, du blues viking « très brut », de la chanson française ressuscitée par Gauvain Sers, « le nouveau Renaud », un nouveau live de Carmen Maria Vega « super intimiste » qui sera précédé des entêtantes mélodies pop-rock de la Strasbourgeoise Claire Faravarjoo. « Une pépite », jure Benoît en annonçant pour octobre la sortie d’un album de l’artiste qui y raconte des souvenirs, des mots qu’on ne dit pas le jour, seulement la nuit… Décembre ensuite avec en ouverture un partenariat avec Strasbourg-Méditerranée, et puis viendra janvier, et puis, et puis… Le rythme ne se ralentira pas – 12 concerts en tout, d’autres en après-midi pour les personnes qui ne peuvent venir en soirée, des spectacles jeunes public, QuartierLibre pour les amateurs un jeudi par mois, un Soul Train en octobre, un blind test, une jam session, du cinéma… mais d’ici là d’autre « Or Norme » sont prévus et Django, c’est sûr, on y reviendra ! www.espacedjango.eu


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Estelle Hanania — Géraldine Aresteanu — Frédérik Buyckx Véronique Leblanc

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Théâtre Le monde aux mailles du Maillon « Certes, il y avait des engagements pris en amont par Frédéric Simon, mais nous n’avons pas reçu la saison 2017-2018 clés en main », précise Barbara Engelhardt, nouvelle directrice du Maillon, lorsqu’on l’interroge sur le passage de témoin qui a suivi le départ de son prédécesseur en décembre 2016. Selon son expression, la saison à venir a été écrite « à six mains », celles de Frédéric Simon, les siennes et celles de Bernard Fleury qui dirigea la salle jusqu’en octobre 2015. Qu’en est-il ?

Interdisciplinarité, ouverture à l’international, les fondamentaux de la scène européenne installée au Wacken sont respectés. C’est son ADN, pas question d’y renoncer, pas question non plus de « catégoriser » les genres esthétiques du spectacle vivant. « Le théâtre contemporain multiplie le jeu entre les formes, explique Barbara, cette porosité est sa richesse, il ne faut pas en faire un “contrat”. » Au critère de découverte, « subjectif », elle préfère celui de « rencontre avec un univers artistique » et précise que la diversité de programmation qui signe la prochaine saison a pour but de créer cette rencontre « dans la surprise et le décalage des regards, des certitudes. » Gisèle Vienne et Jean-Yves Ruf en création Sans pour autant renoncer aux artistes « qu’on connaît ! » La chorégraphe Gisèle Vienne reviendra au Maillon en novembre pour y créer « Crowd » où elle traite la question de la violence sans l’esthétiser, mais en la transformant en un « état énergétique, vibrant, échevelé. » Jean-Yves Ruf s’inscrira dans « une approche beaucoup plus littéraire » en adaptant des textes sur la relation père-fils


de Conrad et O’Neill dans « Les Fils prodigues », à l’affiche du 17 au 19 janvier. « Ces soutiens à la création dépassent la coproduction et représentent une prise de risque qui correspond à notre engagement d’aider un artiste à développer un projet et rencontrer son public », souligne Barbara. Plus qu’un spectacle, c’est un « univers d’artiste » qu’elle veut proposer. Brett Bailey, Anne Teresa de Keersmaeker, Joël Pommerat et Jean-Michel Rabeux revient Autres grands noms de la scène nationale et internationale auxquels le Maillon reste fidèle : Brett Bailey dont la performance immersive « Sanctuary » traite de la situation des réfugiés et des migrants et Anne Teresa de Keersmaeker qui reprend avec « Rain » l’une de ses chorégraphies les plus électrisantes. « Fascinante », dit Barbara. Citons aussi Joël Pommerat qui interroge la construction d’une démocratie dans « Ça ira (1) Fin de Louis », Jean-Michel Rabeux qui dresse dans « Aglaé », le portrait d’une prostituée de 70 ans interprétée par Claude Degliame ainsi que Philippe Quesne, directeur du Centre dramatique national de Nanterre, qui revient avec « La Nuit des taupes », univers troglodytique décliné « jeunepublic » au TJP avec « L’Après-midi des taupes ». Parade en ville annoncée !

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En haut, à gauche : Zvizdal En haut, à droite : Crowd En bas : Celui qui tombe


De nouveaux artistes arrivent Qu’en est-il des nouveaux artistes attendus au Maillon ?

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Estelle Hanania — Géraldine Aresteanu — Frédérik Buyckx Véronique Leblanc

Début 2018, ce sont les questions de genre qui seront interrogées. En janvier par la chorégraphe suisse Tabea Martin dans « Pink for girls & Blue for boys ». En février avec « Sons of Sissy » de l’Autrichien Simon Mayer qui déconstruit avec une ironie décapante les clichés de virilité véhiculés par le folklore alpin. L’exil, l’Europe, le racisme et notre permanente instabilité Notre monde, c’est aussi l’exil qu’explore par la danse le Syrien Mithkal Alazgaïr. Son spectacle « Déplacement » sera coprésenté avec Pôle-Sud CDCN, tout comme « Siena » de l’Espagnol Marcos Morau prévu lui aussi au printemps. Sans oublier le racisme ordinaire qui sera pris à bras le corps sur un plateau littéralement retourné par « Imitation of Life » du hongrois Kornel Mundruczó Sans oublier non plus l’Europe dont les jeunes Barcelonais Tanya Beyeler et Pablo Gisbert cartographieront les rapports à la culture et à l’histoire à travers dix villes traversées par la poésie d’un texte. Un monde où l’individuel et le collectif doivent cohabiter comme le montrera en novembre « Celui qui tombe », spectacle de haute voltige, entre danse et cirque mis en scène par Yoann Bourgeois. Comment faire face au déséquilibre ? Résister au vertige ? Ne pas rompre la cohésion d’un groupe…? L’exploration de la permanente instabilité humaine est également au cœur de « Rare Birds » proposé par la compagnie circassienne « Un Loup pour l’homme ». Des possibles naissent des portées de la voltige, jusqu’à en faire une réflexion sur l’existence. Juste avant Noël.

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Des concerts très visuels, du théâtre musical… Musique aussi au Maillon mais toujours inscrite dans la correspondance des expressions artistiques.

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En décembre, le collectif anversois « Berlin » présentera « Zvizdal », l’histoire d’un vieux couple qui a choisi de ne pas quitter la région de Tchernobyl et de braver les radiations et la solitude. « Comme un négatif du Jardin d’Eden » décrit la succession des saisons grâce à un dispositif théâtral sur grand écran où l’image joue un rôle prépondérant.

Le concert du fantasque trio londonien « The Tiger Lillies » s’alliera à la projection d’une série photographique de Nan Goldin dans « The Ballad of sexual Dependency » pour interroger l’intime, la vie de couple.

« Love and Revenge » du Libanais Rayess Bek s’inscrit comme la performance musicale, audio et visuelle puisant dans les classiques des productions musicales et cinématographiques des années 1940 à 1990. Avec ses douze chanteurs et musiciens sur scène, « Menuet » de Fabrice Murgia explore les abîmes et les désirs au cœur d’un triangle tragique dessiné par un homme, une femme et une jeune fille. Du théâtre musical venu de Belgique, un « opéra » d’une grande plasticité.

‘‘La culture, ça se vit à 360° et ça ne tient pas en place’’ « Chaque spectateur a son travail à faire » Multiplicité des thèmes et des approches, ouverture au territoire et à l’Europe, le programme est d’une grande acuité dans son interrogation sociétale. Il propose à chacun de disposer en fonction de ce que Barbara appelle « sa propre entrée, ses propres expériences. » « Chaque spectateur a son travail à faire par rapport au spectacle ». Et lorsque les portes intérieures s’ouvrent — par hasard ou par nécessité — la rencontre est là, nourrissante. Rendez-vous au Maillon donc ! Et ce dès octobre pour le double spectacle d’ouverture : « Germinal » de Halory Goerger et Antoine Defoort où quatre personnages referont le monde, de la naissance de l’humanité à l’invention de l’ordinateur. Sur le mode cocasse avec, en prime, un kit de survie en groupe ! Parallèlement, Antoine Defoort montera seul sur scène pour un théâtre-conférence sur les droits d’auteur intitulé « Un faible degré d’originalité ». Il sera question de la propriété intellectuelle, sujet aride s’il en est… Mais ici, il se prêtera à moult digressions aussi savantes qu’hilarantes qui seront également présentées dans les locaux de l’Université où « la transmission » se fera « par un autre biais que la forme magistrale ». La culture, ça se vit à 360 ° et ça ne tient pas en place. La confrontation des musiques colombiennes, underground et savantes du groupe Kaixu by Pixvae en atteste elle aussi. Concert prévu les 18 et 19 octobre dans le cadre de Jazzdor. www.maillon.eu


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Samtem Norbu - Documents Remis Nathalie Bach

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FREDERIC SOLUNTO Il Etaix une fois… Cela fait plus de trente ans que le comédien Frédéric Solunto exerce son métier avec toujours plus de passion. Cette figure strasbourgeoise a choisi de se lancer dans une aventure encore inédite pour lui, avec, en guise de viatique, les textes du clown, acteur, cinéaste, écrivain et dessinateur Pierre Etaix. Seul en scène, pour sa première création « Il Etaix une fois… »

Avant d’être un corps, avant d’être un visage, il est une voix. Profonde sans être vraiment grave, droite, chaleureuse, elle vibre de toute l’intensité de Frédéric Solunto. Il y a quelque chose de rare chez lui, comme dans sa façon d’occuper l’espace, à la ville comme à la scène d’ailleurs, cette attitude indéfinissable qui semble soudain rappeler notre universalité. Un émoi. Ou encore ce que d’autres nomment charisme. « Je voulais être libre… » « Devenir acteur a été ma seule façon de vivre, de me sauver. La lumière m’a immédiatement fait du bien. Je viens d’une famille modeste où j’étais « le fou ». On y écoutait Claude François, Mireille Mathieu. Dans mon coin j’écoutais Aragon, Ferré, Apollinaire. Puis j’ai découvert Rimbaud, et le monde a basculé. Mais tout cela était sans question, sans jugement, il me fallait simplement trouver un autre monde, vite, et surtout ne pas devenir bête. La bêtise a toujours représenté pour moi l’empêchement de ce qui pourrait être demain. Il fallait partir, apprendre. Je voulais être libre. »


À 20 ans, il intègre les chœurs de l’Armée française et fait son service militaire. En chantant. « Ma mère est pied-noir d’Algérie et mon père sicilien. Il était trompettiste, et puis il a perdu ses dents, il a été obligé de renoncer à jouer. Sans doute cela a-t-il fait partie de son drame. Et du mien par ricochet. Il m’en est resté un goût immodéré pour la musique, c’est la seule chose qu’il m’ait vraiment laissée… » Pour cet enfant conçu à Sidi Bel Abbès, mais né à Strasbourg, la traversée « in utero » de la Méditerranée semble avoir étreint son âme de tous les soleils. Il poursuit sa route, se forme au cours Florent. En 1993, Pierre Diependaële fait appel à lui lorsqu’il met en scène « Dans la jungle des villes » de Bertolt Brecht. La carrière du jeune homme prend définitivement son envol. S’ensuivent plusieurs collaborations, notamment autour des « Illuminations » de son adoré Rimbaud, revisitées à travers sa propre nudité. Une fois encore, son talent et son audace font des ravages. Sa beauté aussi. Il évoque ses metteurs en scène avec tendresse, de Jean-Yves Ruf à Jean-Claude Berutti et les belles saisons au Théâtre du Peuple à Bussang, de Matthew Jocelyn à Laurent Crovella. Il voudrait les citer tous, et toutes, la liste est longue, mais voilà, le prochain sera François Small, un acteur lui aussi, et un clown. « Ce que je ne suis pas, précise Frédéric. Mais le mime et le jeu ne sont pas si éloignés que ça. » « Le théâtre est musique » L’univers burlesque de Pierre Etaix peut surprendre en regard du style plutôt claudélien du comédien. « C’est vrai, sourit-il. Pierre Etaix, de plus, était aussi magicien, gagman, affichiste, dramaturge. Il a construit sa carrière, dont une partie avec Jacques Tati, essentiellement autour des arts du cirque, du comique, à l’instar des Buster Keaton, Chaplin ou Max Linder qu’il aimait tant. Surtout, il a été l’unique représentant du slapstick en France, tout comme Jerry Lewis aux États-Unis. Et bien sûr et c’est si important, il y a le cinéma, et les films réalisés avec son partenaire et ami, le scénariste Jean-Claude Carrière. »

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« À l’âge que j’ai maintenant, l’important était de trouver une intériorité qui me corresponde. Et à ce moment-là de ma vie, curieusement, ce monde-là résonne comme une évidence. Je crois que la chose la plus étonnante, bavard comme je suis, c’est d’avoir choisi un artiste qui avait un rapport au silence aussi fort. Tout comme l’équipe que j’ai désirée sur cette création : ce sont tous, contrairement à moi, des gens paisibles et calmes, ça me fait un bien fou ! Ce que j’aime chez Etaix, c’est ce que j’aime le plus au théâtre, à savoir le sens du rythme. La musique, la langue, les mots sont pour moi étroitement liés. D’ailleurs, le théâtre est musique. On peut à peu près lire n’importe quoi, comme un menu

Pierre Etaix

au restaurant, ça peut être sublime si l’on arrive à y apporter et à inventer une musicalité. Pierre Etaix avait tout compris de l’immédiateté, avec la magie de l’instant présent, et cette impression de ne rien faire. Je crois qu’il a réussi cette jonction entre la fragilité d’un homme, le rire et une immense poésie. Avec, au sommet de tout cela, l’amour… » L’amour de son métier, Frédéric Solunto l’entretient avec honnêteté, transmet avec générosité son savoir aux plus jeunes, et depuis quelques années excelle dans la direction d’acteur. Pourtant, sur ce chemin foisonnant, il n’a pas toujours échappé à des difficultés personnelles. Pour conjurer l’angoisse et tenter de dissoudre les démons de l’enfance, il fait comme il peut, jusqu’à n’en plus pouvoir… « Évidemment, l’alcool m’a empêché de tant de choses, privé de tant d’amis, de mes proches, et surtout de moi-même. Moi qui affectionne tant les courses automobiles, j’ai raté quelques virages, disons que je me suis frelaté d’huiles négatives. Mais on peut s’en sortir. Ça tombe bien, après cette interview, j’ai rendez-vous avec mon psy. Parce qu’il faut vivre ! » Et parce qu’il a aussi l’art des rencontres, il y a de nouvelles histoires, et des petites qui en font des grandes, et des belles. Dans le café littéraire d’AEDAEN, il y a quelques mois, il donne avec succès une lecture publique de Pierre Etaix, puis deux. Cet espace, si élégamment proposé par Patrick Adler, deviendra celui de tous les possibles. Olivier Chapelet, directeur des TAPS et metteur en scène, y découvre encore une autre facette du comédien, avec qui il a souvent travaillé, et décide à son tour de lui ouvrir les portes de son théâtre, et, plus que cela, lui confie la direction du projet. La suite sera donc sur scène. L’action, qui se déroulera entre la loge de l’acteur et le tournage du « Soupirant » dévoilera un nouveau tour de piste de Frédéric Solunto. « Il Etaix une fois… » Un grand, un très grand comédien. « Il Etaix une fois… » Du 10 au 14 octobre au TAPS Laiterie à 20 h 30 10, rue du Hohwald à Strasbourg Réservations au 03 88 34 10 36


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Franck Disegni

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Patrick Adler

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Pascal Elbé 50 ans, en route vers lui-même Acteur, scénariste, réalisateur, Pascal Elbé, qui a grandi à Strasbourg, nous livre ses émotions avec une belle authenticité sereine et fragile à la fois.


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Franck Disegni Patrick Adler

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C’est l’été. Paris huitième. Malgré le plan Vigipirate, le quartier est blindé de touristes, majoritairement moyen et extrême-orientaux, navigant entre les boutiques de luxe et les hôtels du même acabit. Pascal Elbé nous a donné rendez-vous à l’hôtel de Sers. Luxueux mais plus sobre et plus calme que les palaces des avenues attenantes, l’acteur y a ses habitudes depuis qu’il y a écrit les scénarii de ses deux premiers films : « C’était ma maison pendant trois ans. » À 50 ans, Pascal Elbé est un homme serein, conscient de la chance qu’il a de faire son métier, mais également de la constante incertitude qui y est attachée : « Je crois que dans ce métier, on passe sa vie à se rapprocher de plus en plus de ce que nous sommes… Et les circonstances, parfois, le permettent. Ça m’est arrivé de faire des mauvais choix par peur, parce que c’est quand même très fragile tout ça… Le plus important, c’est d’aller au plus près de toi-même, et ça c’est le travail d’une vie. » Alors Pascal sait apprécier à sa juste valeur la période faste qu’il vit actuellement. Qu’on en juge : il tourne ces jours-ci pour la série « Le baron noir » pour Canal+ (il y joue un personnage qui vient du secteur privé, qui crée un mouvement politique au centre et qui provoque un renversement d’alliance !). Cet été, il a débuté une tournée de la pièce « L’éveil du chameau », avec Barbara Schulz, créée au Théâtre de l’Atelier l’hiver dernier, et qui se poursuivra au premier trimestre 2018. On le verra également, à partir du 18 octobre prochain, dans le film « Knock » de Lorraine Lévy, tiré de l’œuvre de Jules Romains, dans lequel c’est Omar Sy qui reprend le rôle mythique immortalisé par Louis Jouvet. Alex Lutz, Strasbourgeois comme lui, figure au générique, ainsi que Sabine Azéma et Ana Girardot. À la fin de l’année doit sortir également le premier film réalisé par Michèle Laroque où il donne la réplique à Kad Mérad. Mais surtout, le comédien travaille sur son prochain film en tant que réalisateur, qu’il est en train d’écrire. Une comédie douce-amère sur un sujet qui le touche personnellement mais dont il ne veut pas en dire plus pour le moment. Et puis, aussi, d’autres projets de tournages sur des films étrangers, « plus tôt des films d’auteur, et à petit budget. » Quand on l’interroge sur cet éclectisme, de la télévision, du théâtre et du cinéma, mais également des comédies et des films plus intimistes, il note que « la télévision est souvent plus ambitieuse en termes de création que le cinéma. » Que la diversité de ses choix, précise-t-il avec beaucoup d’honnêteté, est sans doute aussi due au fait que « je ne suis pas à l’abri. Parfois je peux avoir peur du vide, et avoir tendance à dire oui un peu vite… Je ne suis

pas « installé » comme certains. Si je ne bosse pas un an, je peux être en péril… » Quand on aborde avec lui le théâtre, Pascal a l’œil qui pétille et son visage s’éclaire d’un beau sourire : « J’adore ça ! Je viens de là, et quand je joue c’est comme si je rentrais à la maison. Bizarrement, j’aime la contrainte du théâtre. Ce rendez-vous quotidien avec le public, ça structure ta vie et même si tu as passé une journée difficile, le soir tu es récompensé comme un petit garçon à qui on fait un cadeau ! »

‘‘[...] je ne suis pas à l’abri. Parfois, je peux avoir peur du vide, et avoir tendance à dire oui un peu vite…’’ Pour lui, au théâtre on a rendez-vous avec les vrais acteurs, « c’est la radiographie d’un acteur. » Il apprécie la vérité des planches, en tout cas une certaine forme de vérité qu’on approche beaucoup plus qu’au cinéma. Il reconnaît d’ailleurs que cette absence de « connexion » fait qu’au cinéma, le résultat peut parfois être décevant et que c’est une des raisons pour lesquelles il ne va jamais voir ses films. Certes, par peur de voir ses défauts, mais surtout pour se préserver, comme dans l’exercice de la promotion d’un film qui pour lui « peut parfois confiner au dégoût de soi-même. » En parcourant sa carrière, un film, particulièrement, lui donne des frissons en l’évoquant. « Père et fils » qu’il a coécrits avec Michel Boujenah, pendant sept ans, traversant mille moments de doutes et de fragilité, mais qui a emporté l’adhésion de la critique et du public. Mais surtout, « Père et fils », c’est la rencontre avec Philippe Noiret avec qui il a noué, jusqu’à son dernier souffle, une authentique relation père-fils. « Ce fut une aventure humaine avant d’être un film. On a constitué une vraie petite famille et il s’est passé quelque chose sur ce film qui dépasse le cadre du cinéma. » « Philippe Noiret… C’est moi qui lui ai apporté son dernier repas assis, et je l’ai accompagné jusqu’à sa dernière demeure… Il n’a eu que des filles, alors sur ce film, il s’est constitué sa famille de mecs, il en était très fier ! » On sent l’homme ému aux larmes, comme quand il nous parle de ce film si particulier « 24 jours » d’Alexandre Arcady, où il incarne le père d’Ilan Halimi,


ce jeune juif torturé et assassiné. Ce film fut une épreuve à bien des titres pour Pascal Elbé : « La perte de mon amie Valérie Benguigui qui devait à l’origine jouer la mère d’Ilan (finalement repris par Zabou Breitman), et la « présence » d’Ilan pendant le tournage… J’avais constamment envie de pleurer… Mais on l’a fait ! Et c’est un film dont je suis très fier. » Sur son identité juive, il se défend d’être un « acteur communautaire », et s’emporte quand il nous explique qu’on lui a déjà reproché de « ne travailler qu’avec des cinéastes juifs, ou d’avoir tenu trop de rôles de juifs ! C’est comme si l’on reprochait à De Niro d’avoir tenu trop de rôles d’Italiens !»

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Impossible enfin, de quitter Pascal Elbé sans parler de Strasbourg où il a grandi et vécu jusqu’à 18 ans. Et l’on comprend mieux son amour du théâtre en apprenant

que le premier spectacle auquel il a assisté fut le « Tartuffe » monté au TNS par Jacques Lassalle avec Gérard Depardieu ! Il aime revenir à Strasbourg, « pour les potes, pour la bouffe ! », tout en regrettant, comme Alex Lutz avec qui il a échangé sur le sujet, la (trop grande) réserve dont font souvent preuve les Strasbourgeois quand il s’agit de mettre en avant leur ville ou les talents qui en sont issus. Et quand on est acteur, auteur, réalisateur et que tout vous sourit, est-ce qu’on a encore des rêves ? La réponse de Pascal fuse : « Que mes trois garçons soient heureux et réussissent leur parcours professionnel », et si on insiste un peu pour qu’il nous fasse part d’un rêve qui le concerne lui-même, il nous lâche : « Mon rêve ce serait de continuer jusqu’au bout de ma vie, la vie que j’ai aujourd’hui, c’est-à-dire une vie de voyages, de créations, de rencontres… Si je suis plus gourmand que ça, c’est que je suis un con ! »


The Kid

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éternel Charlot !

À Vevey, près de Lausanne, dans la demeure même où Charlie Chaplin a vécu les dernières années de sa vie, Chaplin’s World fait revivre celui qui, aujourd’hui, continue à marquer les générations par son incroyable génie précurseur. Charlot a su bâtir sa part de légende, certes, mais le talent de l’acteur-réalisateur éblouit encore le visiteur… chaque fois, l’émotion gagne encore d’un cran et devient immense quand, dans la salle de projection privée du manoir de Ban à Vevey, le film Super 8 montre ses dernières images avec leurs couleurs un rien défraîchies et ce fondu au noir si emblématique des films de Charlot : on y voit Charlie Chaplin un ou deux ans avant sa mort en 1977. À cette date-là, il est sans doute l’octogénaire le plus connu dans le monde. Il est filmé de dos, avec un lourd manteau noir sur les épaules. Il marche très lentement au bras de son épouse Oona sur une des allées de son grand domaine. Il s’appuie sur une canne qui n’est bien sûr plus l’accessoire magique de ses débuts au cinéma, soixante ans plus tôt, mais qui l’aide désormais à surmonter sa démarche claudicante due à des AVC à répétition, plus ou moins graves, endurés lors de la décennie précédente. Le dernier, massif, l’emportera le 25 décembre 1977. Il n’est pas abusif de dire que ce jour-là, le jour de Noël, des millions d’adultes dans le monde ont pleuré la disparition d’un acteur (et de son personnage) qui aura marqué leur vie. Et tout à la fin du petit film, Charlie Chaplin se retourne et nous sourit par-dessus son épaule. Mais nous, c’est Charlot que nous voyons, c’est l’éternel vagabond qui nous fait un dernier clin d’œil avec sa redingote noire, sa canne en osier et sa démarche sautillante et espiègle. Alors, forcément, on a des larmes plein les yeux…

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Né dans la misère et devenu éternel vagabond Quel destin que celui de cet enfant de deux piètres artistes de music-hall londoniens, né en 1889, deux ans avant que le couple ne se sépare ! Charles Spencer Chaplin fut donc élevé avec son frère Sydney dans la plus grande des misères par Hannah, sa mère qui, alors qu’il avait dix ans à peine, fut internée en asile

Charlie Chaplin… avant Charlot

psychiatrique après avoir développé une psychose provoquée par la malnutrition et la syphilis. Brièvement remis à leur père qu’ils ne connaissaient pas, les deux frères se retrouvèrent seuls deux ans plus tard, quand leur géniteur fut emporté à son tour par une cirrhose du foie due à l’alcoolisme. Très tôt attiré par le théâtre et le music-hall, le jeune Charles vit son talent vite reconnu par les critiques et le public, lors de plusieurs brèves apparitions sur les scènes londoniennes. En 1906, à peine âgé


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de dix-sept ans, il comptait déjà deux ans de tournée derrière ui en jouant un rôle de groom dans une pièce consacrée à Sherlock Holmes. Un début de succès plus tard, la chance de sa vie arriva sous la forme d’une tournée aux États-Unis où il fut immédiatement remarqué par les critiques américains. Le cinéma naissant fut l’opportunité : dès son deuxième film, son caractère se révéla, car il réussit à imposer son personnage du vagabond Charlot qui allait devenir légendaire : « Je voulais que tout soit une contradiction : le pantalon ample, la veste étriquée, le chapeau étroit et les chaussures larges… », raconta-t-il bien plus tard dans son autobiographie. « J’ai ajouté une petite moustache qui, selon moi, me vieillirait sans affecter mon expression. Je n’avais aucune idée du personnage, mais dès que je fus habillé, les vêtements et le maquillage me firent sentir qui il était. J’ai commencé à le connaître et quand je suis entré sur le plateau, il était entièrement né… » C’est cette vie d’artiste (mais aussi celle du citoyen éclairé qu’il était) que nous raconte magnifiquement Chaplin’s World à Vevey. Charlie Chaplin acheta cette splendide propriété surmontant le lac Léman à peine plus d’un an après avoir quitté l’Amérique, après avoir tourné un nombre impressionnant de chefs-d’œuvre comme « La Ruée vers l’or », « Les Temps modernes », « Les Lumières de la ville », « Le Kid », « Le Dictateur », « Les Feux de la rampe »… Au lendemain de son départ, en pleine chasse aux communistes et l’accusant en outre de « licence morale », le procureur général des États-Unis avait en effet révoqué son visa. « Que je revienne ou non dans ce triste pays avait peu d’importance pour moi. J’aurais voulu leur dire que plus tôt je serai débarrassé

de cette atmosphère haineuse, mieux je serai, que j’étais fatigué des insultes et de l’arrogance morale de l’Amérique », confiera Charlie Chaplin à la presse européenne. En Suisse, bénéficiant d’une reconnaissance mondiale, le vagabond le plus célèbre du monde reçut tous les honneurs d’une planète sous le charme de son talent et de ses engagements progressistes. En 1971, il fut élevé au rang de commandeur de la Légion d’honneur lors du festival de Cannes, avant de w un Lion d’or pour

‘‘[...] des photos rappellent ses rencontres avec Gandhi ou encore Einstein tandis que se succédaient à Vevey les Jean Cocteau, Graham Greene, Truman Capote, Ian Fleming…’’ sa carrière durant la Mostra de Venise un an plus tard. La même année, Hollywood lui décerna un Oscar d’honneur. Après avoir longtemps hésité, Charlie Chaplin se rendit finalement à Los Angeles pour recevoir sa distinction. Là eut lieu un extraordinaire moment d’émotion quand le vagabond chassé d’Amérique reçut un standing ovation de plus de douze minutes, la plus longue de l’histoire des Oscars américains. Parmi les distinctions les plus significatives, celle qui l’émut sans doute le plus fut d’être élevé au rang de Chevalier par la reine d’Angleterre, en 1975. À Charlot, sa patrie (enfin) reconnaissante… 2 1

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1. Oona et Charlie Chaplin 2. le Domaine du Ban 3. Charlie Chaplin avec sa fille Géraldine


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La magie d’un lieu unique

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À Vevey, on a donc bâti ce Chaplin’s World il y a deux ans. La maison où Chaplin a vécu ses dernières décennies a été entièrement préservée à l’identique de ce qu’elle fut. On y déambule sur ses deux étages, de salle à manger à salons, en passant par la salle de projection privée que Chaplin avait fait installer. Entre deux pièces, les hommages à cette époque bénie du cinéma sont formidablement mis en scène et l’on mesure mieux le titre de « citoyen du monde » qu’on lui attribua : des photos rappellent ses rencontres avec Gandhi ou encore Einstein tandis que se succédaient à Vevey les Jean Cocteau, Graham Greene, Truman Capote, Ian Fleming… La partie la plus spectaculaire du site, dès l’entrée, est « Le Studio », cet imposant bâtiment, tout entier né de l’imagination des concepteurs du lieu et qui nous fait voyager avec un souci constant de la véracité historique. On taira ici la façon tout à fait originale et émouvante par laquelle on y pénètre, mais le lieu nous promène à travers l’incroyable filmographie de ce génie du cinéma. Habilement, et sans forcément rechercher l’effet « Disneyland » qu’on pouvait craindre, les scénaristes du studio parviennent peu à peu à faire de nous des acteurs du « Kid », de « La Ruée vers l’or », du « Dictateur », des « Temps modernes » ou des « Lumières de la ville », tandis que quelques secrets de fabrication nous sont révélés au fil de plateaux de cinéma tous plus formidablement reconstitués les uns que les autres… Le grand parc du Domaine de Ban se visite lui aussi et concourt grandement au plaisir de flâner ici. Honnêtement, après trois heures de visite, nous avons eu beaucoup de mal à nous résoudre à quitter cet endroit où l’on a réellement réussi à faire souffler l’âme et le talent de ce Charles Spencer Chaplin, né dans une épouvantable misère dans les quartiers pauvres de Londres à l’aube de la dernière décennie du XIXe siècle et qui traversa le siècle suivant grâce au cinéma, qu’on eut dit spécialement créé pour lui, l’acteur, le réalisateur, le scénariste, le producteur… Oui, Charlie Chaplin fut tout ça, mais avant tout, Charlot fut un géant qui, aujourd’hui encore, nous fait rire et nous émeut si profondément. Chaplin’s World 2 route de Fenil à Cosier-sur-Vevey (Suisse) Ouvert tous les jours de l’année (sauf Noël et Jour de l’an) de 10 h à 18 h. www.chaplinsworld.com

‘‘Je voulais que tout soit une contradiction : le pantalon ample, la veste étriquée, le chapeau étroit et les chaussures larges…’’


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Arnaud Ribot

Le chemin des étoiles

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Eric Genetet - Documents Remis

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Eric Genetet

Il est chanteur, chansonnier, troubadour, conteur, tout ça à la fois. Ses chansons sont gorgées d’humour, de fantaisie et de profondeur ; des titres parfois légers qu’il siffle ou chante avec tendresse, qu’il offre avec l’énergie de ceux qui ne sont pas dans le moule. Arnaud ne fait rien comme les autres… Le chemin du Belfortain Arnaud Ribot est tracé à la règle par sa première passion, les maths. Ensuite, des études universitaires sans problème, Erasmus en Allemagne, agrégation de mathématiques, le parcours d’Arnaud Ribot est parfait. Avant la vie active à Strasbourg, il part un an en Amérique du Sud avec son sac à dos et sa guitare, un voyage pour ouvrir son esprit et faire de la musique, sa deuxième passion. Il traverse le Pérou, la Bolivie et l’Argentine avec des gens un peu déracinés qui vendent des bracelets aux passants ; ambiance baba cool, une certaine illusion qui l’inspire, mais une vie que ne lui fait pas envie.

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Non, Arnaud, t’es pas tout seul… La musique a toujours fait partie de son quotidien. Il commence très jeune par la guitare. À onze ans, il écrit des morceaux. « Rien de très intéressant » ne dit-il, surtout le premier, composé en 1998 après la victoire de la France en Coupe du monde. Sans expliquer pourquoi, son désir d’écrire des chansons est évident et éternel. Faut-il chercher plus loin que le simple fait d’être bercé par les chansons de Brassens ou Brel que ses parents écoutaient ? Du grand classique en fait. Tous ces textes le fascinent ; il découvre sans cesse autre chose dans les vinyles qui tournent sur les platines de son enfance. C’est comme une école dans laquelle on apprendrait à mettre du sens dans chaque phrase, du sens et des émotions qui ne le quittent pas, lui qui pleure encore souvent

devant la grandeur des titres de Brel et Brassens. Non, Arnaud, t’es pas tout seul. Encouragé par ses copains des soirées étudiantes, il ne perd pas de vue l’idée de faire de la musique son métier, mais devient prof de maths. Très heureux en tant qu’étudiant, il l’est beaucoup moins comme enseignant, même si les mathématiques le passionnent toujours : « je trouve ça trop beau », dit-il. Alors, au bout d’un an et demi, il repart de zéro, quitte l’Éducation nationale et se lance, comme ça, comme un accord de guitare avec lui-même. Fort de son expérience en Amérique du Sud, il puise dans ses souvenirs le courage de changer de vie et de devenir artiste.

‘‘ Et à la fin de l’envoi, il touche le cœur de ceux qui viennent l’écouter en concert.’’ « Ce qui nourrit, c’est la création… » Arnaud ne fait rien comme les autres disionsnous, il fait juste son truc à lui, son truc d’artiste, quitte à prendre le risque de rester tout seul avec ces chansons. Pour vivre, il préfère


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donner des cours privés de mathématiques et jouer sa musique plutôt que de dépendre d’une musique qui ne serait pas complètement celle qu’il a envie de faire. Il ne lui manque qu’une épée à la main pour clamer : « Ne pas monter bien haut, mais tout seul. » L’artiste reste sur son chemin, plus important que la destination où brillent les paillettes. Sans être bouddhiste, il a lu beaucoup de livres du dalaï-lama, il s’inspire de sa philosophie, de sa sagesse, de son modèle ; il aime son message et son aisance. Et à la fin de l’envoi, il touche le cœur de ceux qui viennent l’écouter en concert. Il en a donné cent cinquante en France (il sera en novembre en première partie de Tété) et finalement, sa vie d’artiste et de prof est plutôt cool, rationnelle, comme les mathématiques.

Au commencement, il imaginait un succès qui tarde à arriver, même si en 2016 son album autoproduit a été remarqué, des titres sont diffusés sur quelques radios francophones. Alors, sans doute pour s’en convaincre ou pour repousser la frustration, il conclut : « Le succès, la notoriété, c’est très volatile, ce n’est pas très nourrissant. Ce qui nourrit c’est la création. » Arnaud Ribot est peut-être plus heureux dans la quête de l’inaccessible, car on peut réussir sa vie sans atteindre les étoiles. Une philosophie qui n’a rien à envier à celle du dalaï-lama.


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Cécile Gheerbrant

Mademoiselle Maria K c’est (aussi) elle

Photos :

Véronique Leblanc — Documents Remis Véronique Leblanc

Elle raconte avoir eu du public, des distributeurs et même « très vite de la presse » autour de « La Dernière Bande », pièce en un acte avec un personnage et un magnétophone, tiré d’un texte de Samuel Beckett qu’elle a elle-même mis en scène. On avait vu le spectacle en octobre au TAPS et l’on avait été émus par Krapp — alter ego de Beckett – qui dialogue avec son passé en écoutant de vieilles bandes enregistrées des dizaines d’années auparavant. Beckett en Avignon « Le spectacle est reprogrammé dans la même salle du 6 au 9 février prochains et le 27 avril au Centre culturel de Vendenheim », annonce Cécile, et c’est une bonne nouvelle. François Small, qui interprète Krapp, fut autrefois le clown Smol et joue son personnage très grave avec « un petit rire sur soi » qui préserve une lueur essentielle.

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Pour Cécile, ce spectacle fut un « passage, mais pas un virage » dans le parcours de sa compagnie « Les Oreilles et la queue ». Elle raconte avoir relu « La Dernière Bande » « il y a deux ans, pendant les vacances » et avoir été frappée par le fait que le personnage était décrit avec les attributs du clown. « À la deuxième page, je me suis dit “C’est François !”, je l’ai appelé et il m’a dit “Ça fait 20 ans que je rêve de jouer Beckett.” » Tout s’est enchaîné, « de manière très intuitive » et en septembre, les dossiers étaient déposés ! Mademoiselle Maria K, clown et tragédienne de rue

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Texte :

À Lille on me dit : « T’es clown toi ? » Et à Strasbourg « Et donc tu es aussi comédienne ? » Cécile Gheerbrant sourit… D’autant plus volontiers qu’elle revenait tout juste d’Avignon lorsque nous l’avons rencontrée et que ça s’était bien passé.

Metteur en scène, comédienne — elle a joué dans « Erwin Motor Devotion » de Magali Mougel — Cécile est aussi « Mademoiselle Maria K, clown et tragédienne de rue. »

C’est même ainsi qu’elle s’est fait une place à Strasbourg où elle s’est installée il y a une grosse dizaine d’années, son mari, Xavier Jacquot, concepteur son, étant à l’époque engagée au TNS. À Lille, elle travaillait comme comédienne et avait eu l’occasion de former un duo burlesque avec une amie, Stéphanie Hennequin, qui lui a révélé sa « propre audace » en l’incitant à faire de l’impro dans la rue. « On s’est bien marrées », raconte Cécile. Alors, une fois à Strasbourg, elle s’est lancée en 2005 dans une formation au Centre national des arts du cirque installé à Châlons-en-Champagne avant de convaincre Olivier Chapelet, directeur du TAPS, de ses nouveaux talents. « J’étais tétanisée le matin où je devais aller le voir, se souvient-elle, alors je suis allée en clown dans son bureau et je suis aussi allée voir ses collaborateurs. » Résultat : « tout le monde était mort de rire » et j’ai eu une carte blanche

‘Mais il est vrai que l’une est l’autre et l’autre est l’une.’ à l’occasion de l’inauguration du jardin des Deux Rives. Spectacle lors de l’inauguration, discours de Pythie clownesque sacrifiant un melon pour attirer les meilleurs augures autour du berceau du nouveau lieu et même… offrande de ses propres amygdales fraîchement opérées. Mademoiselle Maria K est née de ces moments burlesques avant de brûler les planches dans « Médée » de Sénèque en solo et en intégrale (ou presque) et « Nos Règlements intérieurs » en 2011 et 2014.


à l’avance. « Je suis curieuse de voir comment les gens vont réagir à cette période longtemps taboue », dit-elle… Ce que l’on produit instinctivement a une vraie valeur De Strasbourg, cette Lilloise d’origine parle avec enthousiasme et évoque « une qualité de vie rare. » Elle s’y est attachée après « de premières années difficiles », ses enfants y ont grandi…

Nez rouge et Neustadt

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Et elle est toujours là ! Fidèle au poste pour des visites de musée audacieusement décalées, des lancements de saison dans différents lieux de culture et même pour faire découvrir la Neustadt tout récemment classée au patrimoine mondial de l’humanité. Ce fut le cas en juillet et en août, c’est aussi au programme des « Journées du patrimoine », le 17 septembre à 15 h et 16 h Deux visites-promenades également accessibles aux personnes sourdes et malentendantes. Mademoiselle Maria K et son nez rouge seront également de la partie à l’occasion de la grande expo « Laboratoire d’Europe, Strasbourg 1880-1930 ». Elle déambulera dans trois quartiers, une fois par mois entre octobre et février et Cécile s’en réjouit

Au fait, ça leur fait quoi à ses enfants d’avoir une maman clown ? « Ils font la différence, ça ne les embête pas même si entre 6 et 10 ans, il trouvait Mademoiselle Maria K. trop bavarde. » « Elle parle tout le temps et on ne comprend rien », disaient-ils. « Preuve que dire que les clowns sont pour les enfants est un malentendu », conclut leur mère… Quant à elle, cette extravagante et futée Maria K lui a appris que « le travail n’est pas seulement besogneux, que ce que l’on produit instinctivement a une vraie valeur… » Je fais de plus en plus confiance à mes intuitions, dit-elle. Et nous d’instinct, on leur fait d’autant plus confiance à Cécile et son double clownesque qu’on les a vues en action. Mais il est vrai que l’une est l’autre et l’autre est l’une.


Immotruck ou comment innover dans un vieux métier Lionel Burstin, « tombé dans l’immobilier quand il était petit » et qui dirige Immoval depuis plus de quinze ans, nous présente sa dernière innovation.

Photo :

Sophie Dupressoir Patrick Adler

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Or Norme. Tout d’abord pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre parcours ? J’ai 43 ans et une formation de juriste avec un DESS en droit de la franchise. Après mon diplôme, je suis rentré directement chez Immoval. Quand j’ai eu mon bac, je me suis assez vite décidé pour le métier que je voulais faire : j’avais compris que l’immobilier était un sujet qui m’intéressait car, très tôt, mon grand-père m’en a donné le goût. Mon grand-père m’a réellement initié à ça. En parallèle de mes études de droit je travaillais le soir et le matin avec lui pour apprendre le métier : je faisais des visites, des décomptes de charges, bref, tout ce qu’on apprend au début. Il a été mon Maître. Pendant mes cinq années de droit j’étais sur le terrain avec mon grandpère, c’était comme une formation en alternance ! Or Norme. Quel a été votre apport sur le développement d’Immoval ? J’ai racheté Immoval en 2001. Mais Immoval c’est 45 ans d’existence ! L’agence a été créée par Hubert Fischer. On touche tous les métiers de l’immobilier de l’achat à la location, la gestion et le syndic d’immeubles. Hubert Fischer avait créé une très belle agence avec d’excellentes bases. J’ai mis l’accent sur la transaction plutôt haut de gamme lorsque je suis arrivé, et nous avons été un peu pionniers dans la communication et dans la mise en avant de la société. Très tôt, on a fait de la communication de notoriété,

et ce n’était pas courant dans notre secteur. Il y a aujourd’hui quarante-cinq salariés, alors que quand j’ai repris il y en avait une quinzaine. L’activité de marchand de biens nous a permis de développer le service transactions de manière accélérée en vendant nos propres produits, et l’on fait également de la location saisonnière. J’ai donc essayé d’explorer tout ce qui tourne autour de mon métier, en ayant toujours une touche haut de gamme avec des produits sélectionnés… et c’est comme ça qu’est venue l’idée d’Immotruck.

‘‘[...] en général, les gens rentrent dans une agence immobilière avec une démarche active, et là c’est nous qui venons vers eux’’ Or Norme. Alors, expliquez-nous cette innovation qu’est Immotruck… Il y a un an, j’ai engagé Stéphane Hummel, un négociateur immobilier qui avait plutôt une spécialité campagne qu’Immoval n’avait pas. Et à force de réflexion et de discussions est née l’idée qu’il fallait créer une nouvelle marque pour développer l’immobilier à la campagne. Cette image-là ne collait pas à celle d’Immoval, et ce marché-là méritait une marque avec une attention particulière. L’objectif principal est d’être proche des gens, en prenant


79 Ci-contre : Lionel Burstin Page suivante : Lionel Burstin et StÊphane Hummel devant le premier Immotruck


Photo :

Sophie Dupressoir

Texte :

Patrick Adler

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l’immobilier à contre-pied : en général, les gens rentrent dans une agence immobilière avec une démarche active, et là c’est nous qui venons vers eux ! D’où l’idée de se mettre sur les marchés et sur les parkings des supermarchés pour être à la rencontre de nos clients. Ça, c’est l’idée motrice.

‘‘ [...] les campagnes sont délaissées par un certain nombre de métiers et l’on avait envie de leur apporter ce qui leur manque aujourd’hui.’’ On s’est inspiré bien sûr de la tendance des Food-trucks, d’ailleurs la semaine dernière on nous a demandé des hamburgers (rires), mais également parce que les campagnes sont délaissées par un certain nombre de métiers et l’on avait envie de leur apporter ce qui

leur manque aujourd’hui. Notre idée est d’être très disponibles et très réactifs… et on vient avec notre agence sur le dos ! Il y a un côté assez ludique et l’accueil est très sympathique. L’ambition est aujourd’hui de développer l’Alsace et puis toute la France en master franchise. On voudrait 12 masters franchisés, un objectif qu’on aimerait voir réaliser en 2018. Dans le cadre de ce développement, nous souhaiterions travailler un peu sur le même schéma qu’Uber : je vais sur une app web Immotruck, je vois qu’il y a un camion à une demi-heure, je prends rendez-vous, et finalement, quel que soit l’agent immobilier, je suis certain de la qualité car il s’agit de négociateurs formés qui assurent un service de qualité. Or Norme. Avez-vous d’autres projets innovants ? C’est un vieux métier, mais on essaye d’innover tous les jours, et l’innovation fait partie de l’ADN d’Immoval. L’idée c’est d’apporter toujours plus de services à nos clients, c’est ça la vraie innovation. C’est ce qu’on fait avec le home staging (Immodéco) et avec l’immobilier à la campagne, en essayant de progresser constamment.


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le piéton de strasbourg Les pas d’Arnaud Delrieu, le piéton de Strasbourg, l’ont entraîné face à la gare centrale où, entre l’expo de photos géantes et les voyageurs en attente, c’est tout ce cosmopolitisme qu’on adore qui s’expose chaque jour… Arnaud Delrieu : bizzneo@gmail.com


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Ayline Olukman New York eternity

Photos :

Documents Remis Eric Genetet

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Texte :

Il y a deux ans, après une dernière rencontre en public à Strasbourg, Ayline Olukman est partie vivre à New York. J’étais là, au fond de la salle blanche de la librairie Kléber. Je me souviens de sa douceur et de cette mélancolie dans ses yeux, de ce souffle qui la poussait vers ailleurs. Elle allait chercher son rêve, son rêve d’artiste et de femme. Elle vivait l’instant, comme si elle faisait une photo par seconde. Je me souviens qu’elle parlait de son travail de photographe, du désert dans lequel elle se perd comme elle se libère, pour comprendre ce qu’elle voit. Elle aimait le hip-hop, Nirvana, Seattle et New York. Je me souviens de la signification de son prénom d’origine turque : Ayline c’est le clair de lune, « le reflet de la lune sur la mer » lui raconte son père.

‘‘Elle a toujours parcouru le monde avec, dans son sac, « Errance », le livre de Depardon, pour relire sans cesse qu’après le voyage quelque chose n’est plus comme avant.’’

Ses premières recherches tournaient autour de la juxtaposition des graphismes. Elle détournait l’image initiale à l’aide de collages, de superpositions et d’aplats de couleur. Des déserts, des paysages urbains, des silhouettes, des instants suspendus. Elle s’aventurait quelque part, avec le vide comme source de départ, la notion du mouvement comme guide. Elle faisait des photos, elle peignait, elle agissait, elle se remettait en cause. Elle naissance, elle quête, elle pureté. Elle destination. Elle a toujours parcouru le monde avec, dans son sac, « Errance », le livre de Depardon, pour relire sans cesse qu’après le voyage quelque chose n’est plus comme avant. Elle partait et revenait à Strasbourg, son point de chute, mais au bout de deux jours, elle avait des fourmis dans les jambes. De sa phase d’errance, des photos et des textes sont publiés dans deux livres : « Small Eternity » et « America » chez Mediapop. Des traces de l’essentiel. Un rêve comme une étincelle Et puis, à force de se dire qu’un jour elle habitera à New York, happée par ses désirs, ses besoins de confrontation, le goût du possible, ses envolées, ses rêves et ses lunes, elle s’est décidée.


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Photos :

Documents Remis

Texte :

Eric Genetet

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‘‘ J’ai une voix, je suis entendue, mais maintenant qu’est-ce que j’en fais ? New York est un déclencheur.’’

Elle a toujours eu envie de vivre au bord de la mer ; New York n’est pas une station balnéaire, mais il y a au moins le bruit des mouettes et l’odeur du sel. Elle quitte Strasbourg pour New York, pour tout remettre en question, un rêve comme une étincelle, New York avec la solitude comme amie intime. Quelle beauté, quel courage ! Quand elle arrive, elle n’a que trois contacts en poche, mais un galeriste lui a proposé de travailler avec elle. C’est son sponsor. Grâce à lui, elle obtient son visa. Elle achète un lit chez Ikea, le même qu’à Strasbourg avec les mêmes motifs sur les draps, pour se rassurer, car les premiers jours sont difficiles, malgré l’énergie de l’espoir.


Une façon de déplacer le centre du monde Deux années n’ont pas suffi pour trouver toutes les réponses, pour analyser les évolutions de son travail ; elle réalise simplement qu’en photographie, elle est passée de sa phase d’errance à une phase statique. Alors, que se passe-t-il quand elle ne bouge plus, qu’est-ce qui reste d’elle quand il y a une ville autour ? Elle travaille sur ces questions, comme elle travaille sur elle, car avant de trouver qui est réellement l’artiste, il faut vivre et devenir. Le yoga est entré dans sa vie, la méditation l’aide beaucoup et cette ville lui a permis de s’ouvrir, d’aller vers les autres, d’exister.

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Un mois après, sa grand-mère disparaît. Elle se sent coupable de ne pas revenir auprès de sa famille ; deux jours plus tard, son galeriste meurt dans un accident de deltaplane. À partir de ce moment-là, elle perd complètement confiance en elle, son projet de changer de vie n’a plus de sens, elle ressent l e sentiment horrible que rien ne l’attend, que vivre à New York quand on vient de loin, c’est un combat à mener. C’est New York Story, elle recommence à zéro, elle oublie son arrogance, sa fierté. New York est la ville de la renaissance, mais une question tourne mille fois dans sa tête : « Pourquoi as-tu pris cette décision dingue de tout quitter ? »

Ayline est une belle combattante qui s’est donné la chance d’accomplir ses rêves : « J’ai une voix, je suis entendue, mais maintenant qu’est-ce que j’en fais ? New York est un déclencheur. Quand on voit ce qui se passe dans le monde, en France, en Turquie, Trump aux États-Unis, la montée du FN en France, ça donne une motivation supplémentaire pour faire avec ce que j’ai dans les mains, pour aller au-delà de moi-même. » Une façon de déplacer le centre du monde. Deux ans après son départ de Strasbourg, Ayline est une vraie New-Yorkaise, elle partage une colocation à Brooklyn, avec son bout de jardin, ses framboises et ses pieds de tomates. Sa douceur, cette mélancolie dans ses yeux et ses doutes, terrains fertiles de ses inspirations, n’ont pas disparu. Elle vit toujours l’instant comme si elle prenait une photo par seconde, dans cet endroit du monde où la lune se reflète sur l’Upper New York Bay.


MARIE-REINE GROSS

Photos :

Marie-Reine Gross - Alain Ancian Alain Ancian

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Texte :

Le monde est son jardin « Il n’y avait pas que mon petit village, il n’y avait pas que l’Alsace, il n’y avait pas que la France. » Voilà comment Marie-Reine Gross résume joliment le meilleur de ce que le sport lui a apporté depuis son adolescence. Elle a bouclé, au début de l’été dernier, un énième périple seule à vélo, entre Thaïlande, Laos, Vietnam et Cambodge. Alors que l’heure de sa retraite d’enseignante approche à grands pas, cette passionnée de sport déborde de projets… Bien avant de la rencontrer pour recueillir ses propos, on la savait ouverte et pétillante, très tournée vers l’ailleurs et l’Autre en général. Et l’on n’a pas été déçu. Après être arrivée (à vélo, bien sûr) au rendez-vous, Marie-Reine Gross s’arrange pour résumer à grands traits (à grands coups de pédale, plutôt) sa vie de sportive accomplie que son physique impeccable trahit à l’évidence. Elle est « prof de gym », comme le dit l’expression populaire, au Lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg, « mais j’ai 58 ans passés et l’heure de la retraite est proche », dit-elle en souriant. Elle évoque avec beaucoup trop de modestie son passé d’athlète : à aucun moment, elle ne mentionnera qu’elle est encore à ce jour recordwoman d’Alsace du tour de piste (le 400 m) avec un chrono de 54’’32 réalisés à Colombes en 1978, pas plus qu’elle ne s’attardera sur ses sélections en équipe de France à la fin des années 70, toujours sur la distance-reine en athlétisme. Brièvement également, elle parlera de son passage de la piste au triathlon, une discipline qui lui va bien sûr comme un gant avec le vélo, la natation et la course à pied. Avec là encore, la très positive sanction sportive : championne d’Alsace de la spécialité, catégorie vétérans. Au passage, on notera sa participation, alors âgée de 44 ans, à ce monstre de la spécialité qu’est « l’Iron Man » d’Embrun avec ses 4 km à la nage, ses 180 km à vélo et un petit marathon pour finir (!).

Mais le corps, quelquefois, en vient à refuser brutalement ce que la volonté désire. Une blessure au tendon d’Achille et deux opérations plus tard, Marie-Reine est contrainte de se tourner vers les courses longues distances, elle participe aux Foulées de la Soie (180 km en marchant ou en courant), à un contre la montre sur la Muraille de Chine, à la Transmongolie et ses 180 km, à l’Ultra Marathon Dogon au Mali et, plus près de nous, au Trophée des Vosges, entre plein d’autres… Tous ces renseignements statistiques, nous sommes allés les chercher ensuite sur internet tant, très vite, à peine évoquées les grandes lignes de son parcours sportif, la conversation a basculé sur l’extraordinaire passion que vit aujourd’hui Marie-Reine, avec ses incessants périples dans le monde entier, seule sur son vélo… Seule de par le monde, à vélo… « Il y a un peu plus de dix ans, je me suis décidée à réaliser ce qui me trottait dans la tête depuis longtemps, voyager à vélo, seule et sur plusieurs semaines », raconte-t-elle avec une petite lumière d’excitation au fond de ses yeux clairs. « Ce fut le Pérou et la Bolivie pour la mise en jambes puis le Chili avec, notamment, la traversée du mythique désert d’Atacama. » 1400 km de total dépaysement, au rythme lent du vélo, « ce moyen idéal pour vraiment découvrir un pays. Bien sûr, je bénéficie du vécu sportif que je ne saurais renier, dit-elle en souriant, mais quelle liberté puisqu’on peut vraiment s’arrêter là où l’on veut, en repartir si nécessaire, décider à l’instinct également ? Mon minimum d’autonomie, c’est la petite tente et les quelques accessoires que je transporte dans mes sacoches mais, le plus souvent, je ne sais pas vraiment où je vais dormir le soir qui vient. Franchement, je reçois toujours un formidable accueil et les gens viennent souvent vers moi de façon très spontanée. Ils ont plein de questions : d’où je viens, et surtout pourquoi je voyage seule, ça, ça les étonne très souvent. La langue est une difficulté réelle, bien sûr, quelquefois il est difficile d’avoir de vraies discussions, car on ne parle pas l’anglais partout, loin de là. Au final, l’hébergement chez l’habitant est fréquent


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Photos :

Marie-Reine Gross - Alain Ancian Alain Ancian

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Texte :

Au dessus / Une nuit sous la tente en Thaïlande À gauche / Dans le désert d’Atacama

mais je ne suis pas comme certains animateurs télé, je ne demande rien, ça se fait de façon beaucoup plus spontanée. Les moments de partage qui suivent, sont très souvent inoubliables, même si je dois dire que je ressens presque toujours une certaine gêne : les gens que je rencontre ainsi sont très souvent en pleine lutte pour survivre, je ne perds pas de vue qu’à côté de leur situation, mes efforts à moi, mon parti pris de voyager au long-cours en vélo est plus ou moins gratuit. J’ai du mal à me situer vraiment, dans ces cas-là. En tout cas, tous les gens que je rencontre ainsi ont une immense qualité commune : ils savent apprécier l’instant présent. Le lendemain existe bien sûr pour eux, mais leur priorité est de profiter de chaque moment qu’ils vivent. Souvent, je me dis que nous sommes très éloignés de ça, chez nous… »

Se souvenant de ces milliers de kilomètres effectués sur la planète, Marie-Reine Gross insiste volontiers sur la richesse humaine qu’elle a pu rencontrer et la vie dans les endroits les plus improbables où ces pédales l’ont conduite. « Le plus dur dans tout ça n’est pas forcément l’épreuve physique que cela représente mais plutôt le départ, quand je suis obligée de quitter ces gens qui m’accueillent plus ou moins longtemps mais avec cette gentillesse et cette fraternité inouïe. J’avoue que reprendre alors ma vie en Alsace est souvent difficile… », soupire cette femme étonnante que rien n’arrête, pas même l’âge qui avance : « Je n’ai pas attendu d’être à la retraite, comme beaucoup le font, pour vivre mes rêves. Je l’ai toujours fait, à chaque fois que cela a été possible et sans attendre. Souvent, je me dis : tant que je peux, j’en profite… »

Le plus dur est de rentrer…

Et si comme tout cela ne lui suffisait pas, elle est aussi à la recherche de l’exceptionnel, à chaque occasion. Ainsi, elle fut parmi les volontaires des Jeux olympiques de Rio à un poste un peu privilégié puisque chargée d’accueillir les officiels du CIO à l’aéroport chaque jour de 6 h à 15 h, ce qui lui laissa beaucoup de temps ensuite pour se régaler des compétitions, le reste de la journée.

Elle est formidable à écouter, Marie-Reine, quand elle vous raconte ses 6 000 km effectués en Argentine comme s’ils étaient d’une évidence naturelle totale (« parce que je rêvais d’Ushuaia », dit-elle) et le « léger détour » qu’elle a fait, juste du temps d’escalader et redescendre l’Aconcagua, le sommet de la cordillère des Andes. Elle est impressionnante à écouter, Marie-Reine, quand elle évoque aussi cette dizaine de jours où elle s’est littéralement retrouvée « engluée dans la boue » sur les pistes défoncées du Chili avec autant de nuits courtes sous une tente pétrie d’humidité. « La galère fait partie du voyage », résume-t-elle avec philosophie. Au palmarès de sa vie de pédaleuse libre et mondialisée, on trouve donc le Pérou, la Bolivie, le Chili, l’Argentine, mais aussi Cuba, le Guatemala, le Japon, la Corée du Sud, l’Inde, le Ladakh, les Balkans, la Turquie et il y a à peine quelques mois un fabuleux périple asiatique en Thaïlande, au Laos, au Vietnam et au Cambodge (il est fort possible que nous ayons oublié au passage quelques destinations, tant la liste est impressionnante).

Elle a récidivé début juillet dernier en étant bénévole pour le compte du départ du Tour de France à Düsseldorf, avant de suivre les premières étapes en vélo, l’occasion là encore de belles rencontres. En août dernier, elle était dans les tribunes des Mondiaux d’athlétisme à Londres (« je n’ai pas oublié mon sport de prédilection » justifie-t-elle). Jamais en retard d’un projet, elle est d’ores et déjà inscrite comme bénévole pour les prochains JO d’hiver qui auront lieu à Pyeongchang, en Corée du Sud. Et comme toujours, ensuite, le plus dur sera de rentrer à Wolfisheim… Cette femme, timide en apparence, est en fait dotée d’une volonté rare et d’une formidable soif de la découverte. Étonnante Marie-Reine.


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Les Teko

entre Guyane et Alsace

Photos :

Julien Mathis - Eric Navet - Christian Michel Véronique Leblanc

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Texte :

La Guyane, on l’avait un peu oubliée avant de s’en souvenir quand une crise sociale y a éclaté il y a quelques semaines. Loin des yeux, loin du cœur et pourtant, ce territoire — qui n’est pas une île — est bien français et ce qui s’y passe nous concerne au-delà des réussites d’Ariane Espace ou des souvenirs du bagnard Papillon. La Guyane, c’est bien plus que Kourou ou Cayenne. Le vidéaste et ethnologue strasbourgeois Julien Mathis en connaît les terres frontalières du Brésil, en bordure du fleuve Oyapock, et plus particulièrement la commune de Camopi, grande comme toute l’Alsace, où vivent les Amérindiens Teko. Camopi compte aujourd’hui presque 2000 habitants et Strasbourg ne leur est pas inconnue, car certains d’entre eux y sont venus en 2013. À l’époque, Julien s’est joint au travail de l’Association d’ethnologie pour organiser leur déplacement lorsqu’il a été question de rendre hommage au « professeur et passeur » Eric Navet qui partait alors en retraite. L’isolement n’est pas une fatalité Une exposition autour des Amérindiens avait été décidée et c’est Eric Navet qui a souhaité qu’elle porte sur l’univers des Teko de Guyane, plus oubliés, plus en danger que les populations autochtones d’Amérique du Nord qu’il connaissait aussi depuis longtemps. Lorsque Colette Riehl Olivier, doctorante du professeur Navet, a pris contact avec James Panapuy, agent au parc amazonien de Guyane et fils du chaman de Camopi, celui-ci a insisté pour qu’une délégation teko puisse faire le voyage en Alsace. Pas pour le plaisir de passer un bout de temps en Métropole, mais pour une raison quasi existentielle : montrer aux jeunes Teko que l’isolement n’est pas une fatalité, qu’on peut sortir de Camopi, présenter ailleurs des danses traditionnelles en train de renaître, être fiers d’être Teko. À Camopi en effet, le suicide des jeunes est un fléau qui alarme et qui désarme. Il prend des proportions terribles et, dans le film consacré aux Teko que Julien vient de terminer, on en prend la mesure au fil des témoignages et des clips de rap que Lucien, le fils du maire, enchaîne pour témoigner et alerter.

Les Teko en Alsace Les Teko, sont donc venus à Strasbourg à l’automne 2013 pour participer à l’inauguration de l’exposition « Guerriers de la Paix » qui leur était consacrée, et pour retrouver en ses terres académiques Eric Navet, leur ami de plus de quarante ans. Ils ont aussi eu l’occasion de découvrir Muttersholtz où leur compagnie de danses traditionnelles « Teko Makan » devait donner un spectacle. Ils y ont découvert la terre alsacienne à la saison des pommes, un fruit qu’ils ne connaissaient pas, et ils ont visité la Maison de la nature consacrée à l’écosystème du Ried. Le rythme d’un fleuve, ses bienfaits et ses caprices… ça leur a parlé. Il y eut tant de choses à se dire entre Teko et Muttersholtzois qu’il fut impossible de se dire adieu. L’idée d’un jumelage a germé, rapidement validée par le conseil municipal de la commune alsacienne, puis par son homologue ultramarin. L’hiver dernier, deux jeunes Alsaciens de la compagnie de théâtre « Bardaf », Lénaïc Eberlin et Odile Kerckaert, ont fait le voyage à Camopi pour « voir ce qu’il était possible de faire » et amener là-bas une pleine valise de cadeaux de la part de Muttersholtz. Un film pour accompagner le livre Julien avait fait le même périple il y a deux ans pour terminer le film destiné à accompagner le livre édité à l’occasion de l’exposition de 2013. En plus de trois heures — excusez du peu — s’y déroulent 16 chroniques tournées entre l’Alsace et la Guyane, en passant par la Normandie, terre d’Eric Navet... Les danses s’y déroulent du début à la fin, les interventions des uns et des autres n’y sont pas coupées afin de donner le temps de comprendre.


À gauche : Enfant de Camopi À droite, en haut : Julien Mathis et un jeune Teko (photogramme tiré du film) À droite, en bas : Eric Navet

Eric Navet y parle longuement, bourru, passionné, plein d’interrogations sur l’avenir de ces peuples autochtones, mais aussi sur la destinée de nos sociétés occidentales. Quel futur allons-nous inventer, les uns et les autres, les uns avec les autres ? Selon Jean Malaurie qui fut autrefois le professeur d’Eric Navet, les « peuples racines » ne sont pas « en arrière », mais « en réserve » de l’Histoire, et ils ont gardé en eux bien des choses qui nous seront un jour vitales. Julien partage ce sentiment, lui qui vit l’ethnologie comme un impératif après un parcours qui aurait dû le mener à tout sauf à cette spécialité. Retourner en Guyane n’est pas simple, mais il n’a pas rompu le lien, et Internet lui permet de garder le contact, notamment avec Lucien, le rappeur, animateur du « Point Info Jeunesse » de Camopi.

93 Comment agir ?

Celui-ci est « circonspect », dit Julien. « Comme tous les Teko, il attend, il s’interroge sur ce qui se passe actuellement en Guyane. Il mesure les méfaits de l’orpaillage qui détruit un territoire riche en minerais précieux, pollue ses rivières au mercure, amène la violence. Il ne cesse d’essayer d’agir contre ce terrible

suicide des jeunes dont il a témoigné à l’Assemblée nationale l’hiver dernier… » Et il se renseigne sur les actions menées par les Amérindiens du Nord. Là-bas, l’« American Indian Movement » structure leurs actions pour préserver leurs cultures ancestrales. Facebook est très coûteux à Camopi où Internet n’est accessible que par satellite, mais il est bien utile à Lucien pour s’informer et avancer dans ses réflexions. Et puis à Camopi, ils sont nombreux à rêver de venir ou revenir en Alsace. Le voyage de 2013 leur a montré que l’on pouvait quitter la Guyane et puis y retourner, riche de nouvelles rencontres. Plus fiers que jamais d’être Teko. « Teko, Ethnologues & Cie ». Ce qui devait être un catalogue d’exposition est devenu un ouvrage de 200 pages préfacé par Jean Malaurie et riche des contributions de 15 auteurs, dont les Amérindiens. L’ouvrage et le DVD qui l’accompagne sont disponibles au Tibet bleu, 26, Grand Rue, à la vidéothèque « Les Petites Fugues », 25, rue de la Krutenau et à la librairie des Bateliers, 5, rue Modeste Schickele. Des rencontres sont prévues cet automne.


HUMANITAIRE

Documents Remis Benjamin Thomas

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Texte :

Photos :

Gérard Studer

Mission à Madagascar

Après une belle carrière dans l’informatique puis le marketing, Gérard Studer, 68 ans, consacre sa retraite à l’organisation humanitaire internationale ShelterBox dont il est devenu un des délégués internationaux. En s’appuyant sur les réseaux mondiaux du Rotary, il est présent sur les théâtres des crises humanitaires mondiales où l’ONG d’origine anglaise déploie son savoirfaire en matière de solidarité…

Il faut écouter cet Alsacien (d’origine mulhousienne, mais installé depuis près de cinquante ans à Strasbourg) raconter les pérégrinations de sa carrière professionnelle pour mettre tout de suite le doigt sur l’un des caractères saillants de sa personnalité : l’opiniâtreté. Il lui en a toujours fallu, notamment dans l’entreprise de ses débuts, le Crédit Mutuel, sous la houlette d’un certain Michel Lucas, alors responsable de l’informatique de la banque et qui n’allait pas tarder à en devenir le président (fonction que l’intéressé vient de quitter après des décennies de pouvoir sans partage — ndlr). « Je lui dois d’avoir énormément progressé, même si ce fut à la dure », reconnaît Gérard Studer. « Non pas tant en informatique, car, dans ce domaine, le boulot était déjà bien avancé à mon arrivée, mais dans ma connaissance du monde de l’entreprise, son management, ses objectifs. Plus tard j’ai quitté la banque, un fait rarissime à l’époque, pour découvrir le marketing au sein


du groupe Gervais-Danone, chez Kronenbourg, où je suis devenu responsable des études. Puis, toujours dans le même objectif d’accumuler les expériences et de perfectionner mes pratiques professionnelles, j’ai répondu aux offres de Henri Lachmann, alors président du groupe Strafor qui m’a envoyé pour trois ans aux États-Unis. Pour ma famille et moi-même, ce fut une expérience incroyablement positive, même si ce fut difficile à maints moments. Mais je gardais mon cap, j’apprenais encore et encore. J’ai terminé ma carrière en tant que directeur général d’une PME du nord de Strasbourg, filiale d’un groupe allemand, où l’on me faisait entièrement confiance et où j’ai donc pu exprimer tout le savoir-faire que j’avais auparavant accumulé. Les excellents résultats de cette société m’ont permis ensuite, à titre bien sûr entièrement bénévole, de me tourner vers le Rotary et de pouvoir être utile autour de moi comme le permet traditionnellement ce club-service très représenté dans le monde.

C’est ainsi que mon chemin a croisé celui de ShelterBox. J’ai fait la connaissance de cette ONG lors d’une présentation qui en a été faite au Rotary », se souvient-il.

Très rapidement, donc, ShelterBox s’est fait connaître un peu partout dans le monde en étant capable de fournir très rapidement (sous 48 heures, généralement) des abris d’urgence et des matériels d’importance vitale aux victimes des catastrophes. Sa fameuse boîte verte peut être acheminée dans des délais record comme c’est le cas depuis seize ans dans 75 pays touchés par un peu plus de 200 catastrophes. La boîte contient une tente de secours pour une grande famille (10 personnes, le plus souvent), des couvertures, du matériel de filtration et de stockage de l’eau, du matériel de cuisine et un kit d’outils de base, indispensables pour faire face à l’urgence d’une situation catastrophique. « Cette tente est bien sûr précieuse pour les victimes directes de ces catastrophes », commente Gérard Studer. « Mais elle est également attendue fiévreusement par les personnels des hôpitaux locaux. En effet, ces structures sont aussi touchées et les médecins et infirmières ne peuvent plus travailler dans des bâtiments en partie délabrés et qui sont susceptibles de s’effondrer encore plus… »

La boîte verte

Le réseau, la clé de tout…

Comme tous les passionnés, Gérard Studer est intarissable dès qu’il s’agit de faire connaître son action. « ShelterBox a été créée en Angleterre en 2001. L’air de rien, cela fait déjà seize ans aujourd’hui et sa notoriété internationale a progressé de façon exponentielle. Au départ, ShelterBox devait prendre toutes les initiatives possibles dès que se produisait la moindre catastrophe dans le monde. Aujourd’hui, tout a changé : il ne se passe pas une semaine sans que notre organisation soit sollicitée. Cela vient de l’excellence de ce que nous proposons sur le terrain et qui est reconnu par les plus grosses ONG. Elles reconnaissent elles-mêmes qu’elles n’apportent pas toutes les réponses souhaitables et ShelterBox évolue dans ce créneau-là, parfaitement complémentaire

Entre 2010 et 2015, Gérard Studer a participé à trois missions ShelterBox de par le monde. « La première a été à Haïti et c’est peut-être la plus extraordinaire, même si aucune mission ne peut se comparer à une autre. Il y avait là-bas plus 1,2 million de sans-abri et nous avons convoyé 40 000 boîtes. Nous avons donc permis à 400 000 personnes d’être immédiatement abritées et secourues. ShelterBox a donc pourvu à elle seule aux besoins d’urgence d’un tiers des sinistrés. Puis je suis parti pour Madagascar et, deux mois plus tard, je suis allé en mission au Congo-Brazzaville. En 2015, 200 personnes, dans le monde entier, étaient comme moi formées et opérationnelles pour partir en mission… »

‘‘ Il y avait là-bas plus 1,2 million de sans-abri et nous avons convoyé 40 000 boîtes. Nous avons donc permis à 400 000 personnes d’être immédiatement abritées et secourues. ’’

200 millions C’est l’estimation du nombre de personnes qui seront impactées par une catastrophe ou un conflit d’ici 2025. Les chiffres connus et ceux estimés montrent l’ampleur de la tâche qui attend les ONG. En 2016, 61 millions de personnes ont perdu leur toit pour ces raisons-là.

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Source : ShelterBox

avec ce qu’apportent ces grandes ONG. De plus, ShelterBox ayant été fondée par un Rotarien, le réseau des Rotary de par le monde constitue un fabuleux relais : on parle là de 1,2 million de membres et de 40 000 clubs, c’est évidemment considérable. La tradition du début a été préservée : les premiers contactés, dès qu’il s’agit de monter une opération, sont les responsables du Rotary du pays en question. Ils sont d’une aide incroyable dès qu’il s’agit de rencontrer les responsables gouvernementaux, au niveau le plus élevé… »


Photos :

Documents Remis Benjamin Thomas

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Texte :

Mission en Haïti

Son élan a malheureusement été freiné il y a deux ans par un pépin physique contrariant (rupture du tendon d’Achille) qui l’a empêché de suivre les formations de mises à niveau permanentes organisées par l’ONG. « Il n’est en effet pas question de partir en mission sans être complètement opérationnel », reconnaît-il. « Une fois sur place, le handicap se révélerait trop lourd en matière d’efficacité. Ce point est vital : lors d’une mission à Madagascar, j’ai fait la connaissance à l’aéroport des autres membres de ShelterBox qui allaient codiriger la mission avec moi : un Néo-Zélandais, un Hollandais et un Américain. On ne s’était jamais rencontrés auparavant, mais comme nous avions suivi les mêmes formations et acquis le même vocabulaire, nous savions tous les quatre immédiatement tout ce qu’il fallait faire, on connaissait le matériel : le niveau de cohésion de l’équipe a été instantané, on pouvait donc tout entreprendre sans délai. Donc, si on est diminué d’une façon ou d’une autre, il ne faut pas constituer un problème de plus qui handicaperait tout le monde, il faut savoir s’abstenir. Mais je repartirai, c’est sûr… », affirme-t-il avec un grand sourire. En attendant, Gérard Studer se consacre à la promotion de ShelterBox « à travers tous les réseaux possibles, du Rotary ou de la société civile, dans la région, mais aussi en France et à l’étranger. »

L’ONG est contrainte de toujours innover. Ainsi, pour assurer une certaine maintenance sur le terrain, une fois que ses bénévoles ont quitté les lieux, un partenariat avec les associations de scouts et de guides partout dans le monde a été initié. Un précieux relais quand il s’agit de trouver des compétences sur place. Et quelquefois beaucoup mieux. « Au Congo, la responsable des scouts locaux était aussi… la ministre des Affaires sociales », se souvient Gérard. « Grâce à elle, on a pu réaliser des choses incroyables sur le plan de l’efficacité sur place. » Modeste, il n’insiste que sur « le sourire de celles et ceux qu’on est parvenus à aider » quand on évoque les satisfactions personnelles qu’il retire de cet engagement. Et reconnaît également que ses interventions tous azimuts pour promouvoir son ONG le comblent de satisfaction : « Quand je constate que je suis en train de tripler le temps qu’on m’avait imparti pour parler de ShelterBox et que les gens sont encore là et me posent mille questions, alors là oui, j’ai le sentiment d’avoir délivré un message important et que ces gens avaient besoin de savoir qu’on peut faire des choses biens, et très contrôlables, très loin de chez soi. Oui, c’est une profonde satisfaction pour moi, ces moments-là… », conclut-il. studer.gerard@wanadoo.fr www.shelterboxfrance.fr


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12 es Rendez-vous européens de Strasbourg

Photos :

RVES - Ludovic Petit Nylo – J. Delay Charles Nouar

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Texte :

L’heure des choix

« Une jauge publique multipliée par quatorze en une édition. En entamant leur mue vers un format « festival », les Rendez-vous européens de Strasbourg ont été l’une des grosses surprises de la fin d’année 2016. Pour leur douzième édition, intitulée « L’heure des choix » et organisée conjointement par les présidences du PEAP et de l’Université, l’envie, l’ambition restent les mêmes : ouvrir le débat européen à tous et participer à l’inscription sur la scène continentale de Strasbourg comme lieu de débat et proposition incontournables sur l’avenir de l’Europe.»

C’était il y a près d’un an : les Rendez-vous européens de Strasbourg entamaient une mue inattendue, passer progressivement du format colloque à celui de festival, combinant rencontres-débats, ateliers de travail, propositions politiques et instantanées artistiques et culturelles. En somme, associer au débat européen non plus seulement experts, universitaires, hauts fonctionnaires et élus, mais également milieux culturels, associatifs, journalistiques, scientifiques, entrepreneuriaux, civictech et « simples » citoyens. Le tout, sur une plage horaire étendue de 7 h à 1 h du matin, six jours durant, avec projections cinématographiques et concerts à la clé. Ce pari un peu fou fut alors initié par la présidence du Pôle européen d’administration publique (PEAP) et la direction de l’Institut national d’études territoriales (INET) — l’un des membres du Pôle - qui en devenait le porteur juridique pour la première année. L’idée alors défendue : celui d’une ouverture des Rendez-vous à de nouveaux intervenants, publics, espaces, modes de pensée, « bousculer les codes », comme nous l’avait

Au dessus : les Rendez-Vous 2016

alors confié l’équipe d’organisation en amont de ce beau coup de poker. Et défendre l’idée que les questions européennes n’étaient pas réservées à quelques spécialistes et encore moins une affaire étrangère. Que le débat ne devait pas rassembler pro ou sceptiques, mais les regrouper parce que formant une même société.


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Photos :

RVES - Ludovic Petit Nylo – J. Delay

Texte :

Charles Nouar

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Comment répondre aux défis qui attendent l’Europe d’ici 15 à 20 ans ?

Cigarette after Sex & concert caché au programme ?

Pour réussir cette petite révolution, « il nous a alors fallu repenser, reconstruire de A à Z la formule des Rendez-vous, mais avec l’exigence de ne pas nous couper de nos fondamentaux » se remémore les organisateurs. « Faire évoluer le format, le rendre plus ouvert, plus ancré dans les préoccupations des gens, tout en conservant l’exigence du fond ». Dit autrement : conserver la qualité d’expertise du Pôle tout en étendant son réseau historique à de nouveaux intervenants et partenaires parmi lesquels le Live Magazine, le TNS, France Bleu, Radio en construction, La Librairie Kléber, les Cinémas Star, Aedaen Place, la Pop Artiserie, la Binchstub, la Banque Française mutualiste, la société Brownfields, Europe Créative, Le Conseil de l’Europe – qui a accueilli une grande partie de la manifestation en son sein, le Goethe Institut, l’Association des journalistes européens... « L’objectif annoncé en interne était de multiplier le public des Rendez-vous par quatre. Il l’a finalement été par quatorze. Bien sûr, c’est une très grande satisfaction, mais cela nous oblige également à confirmer, à faire au moins aussi bien cette année, simplement pour ne pas décevoir toutes celles et tous ceux — public et intervenants compris — qui nous ont fait confiance l’an dernier ».

Autre objectif : « Chaque rencontre, chaque atelier devra déboucher sur des propositions concrètes d’action et les véhiculer sur la place publique européenne. C’est là peut-être le palier le plus ambitieux qu’il nous reste encore à franchir à court terme. Cela ne se fera bien évidemment pas en un jour, mais cette direction est essentielle pour que Strasbourg soit identifié et reconnu dans les prochaines années comme LE lieu transversal de réflexion de l’Europe de demain. De nombreuses manifestations existent, mais celles-ci restent cloisonnées : les pro et les anti-européens d’un côté, la société civile et les politiques ou la haute administration de l’autre. Il est grand temps de casser ces clivages, de permettre à ces acteurs de se retrouver en un même lieu et de proposer ensemble. Et quelle ville est-elle plus légitime que Strasbourg pour cela ? ».

Thème choisi pour cette 12e édition : « L’heure des choix ! » L’idée ; partir des cinq scénarios de la Commission européenne pour l’avenir de l’Union, les discuter, les projeter dans le débat public et proposer des pistes d’action ancrées au plus près des réalités des gens. Et se poser cette question simple : quels sont les grands défis qu’aura à relever l’Europe dans les 15 à 20 prochaines années et de quelle manière le faire pour être modèle à l’international ? Modèle économique, mais également social, environnemental, éthique, sociétal. Ceci non pas en partant de la structure institutionnelle des scénarios — plus d’Europe, moins d’Europe, etc. —, mais du fond, des thématiques listées et en les confrontant aux réalités du terrain, que ce soit aux disruptions technologiques, à l’harmonisation fiscale et sociale, au revenu universel, à l’indépendance énergétique, aux politiques de transport, à l’égalité femmes-hommes, aux questions migratoires ou aux relations avec la Turquie. Le tout du lundi au dimanche inclus, de 7 h 30 à 23 h/minuit.

Ambition un peu folle ? Peut-être, mais l’édition 2016 a semble-t-il, déjà marqué les esprits et de nouveaux partenaires ont déjà rejoint la nouvelle, dont l’ERAGE, l’école d’avocats de Strasbourg — qui accueillera conjointement l’événement cette année avec l’Hôtel de Ville. D’autres semblent également se préciser, comme la Laiterie et l’Espace Culturel Django Reinhardt, avec respectivement en projet avec eux l’intégration du groupe Cigarette after Sex dans la programmation et l’organisation d’un « concert caché » dans un lieu inédit, sinon improbable... Côté intervenants, de nombreux noms circulent en interne, venus de toute l’Europe. « Mais il est encore trop trop pour les annoncer », tempère-t-on du côté de l’équipe d’organisation. Leur liste ne sera dévoilée qu’à partir de fin septembre. Mais nous pouvons déjà vous livrer une petite exclu d’ici là : Le Live Magazine fera à nouveau l’ouverture des Rendez-Vous, en salle Koltès du TNS ». Site web : rves.eu Facebook/Twitter/Instagram : @rvesofficiel


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Florence Martin Kessler

RVES - Ludovic Petit Nylo – J. Delay Charles Nouar

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« Bousculer les codes est quelque chose qui relie le Live Magazine aux Rendez-vous européens de Strasbourg » Salle comble au TNS l’an dernier, public conquis : Le Live Magazine remonte sur les planches du TNS le 20 novembre pour l’ouverture de la 12e édition des Rendez-vous européens de Strasbourg. L’occasion d’une rencontre en avant-première avec Florence Martin-Kessler, cofondatrice et rédactrice en chef de ce journal vivant, inspiré du Pop-Up Magazine, fondé en 2009 aux États-Unis par Douglas McGray. Or Norme. Un an après la première représentation du Live Magazine à Strasbourg, vous faites à nouveau l’ouverture des 12es Rendez-vous européens de Strasbourg sur l a scène du TNS. Est-ce à dire que le Live devient un élément central de cette manifestation ? Disons que c’est avant tout une histoire de rencontre, il y a un peu plus d’un an et demi, avec l’équipe d’organisation des Rendez-Vous. Celle-ci s’est effectuée par le biais d’une amie que nous avions en commun. Elle leur a parlé du format, ils ont pris contact avec nous et on les a invités à une représentation au Théâtre de la Porte Saint-Martin. De là, gros coup de cœur à les en croire. On a alors prolongé la discussion le lendemain, commencé à apprendre à se connaître, parlé de nos envies de nos projets et de là est apparue une réelle envie et un vrai plaisir de travailler ensemble. Cette deuxième participation ne fait que le confirmer. Mais oui, pour répondre à votre question, travailler dans la durée avec les Rendez-vous est une volonté partagée. Or Norme. Pourtant vos univers respectifs étaient initialement assez différents. D’un côté le Pôle européen d’administration publique, regroupant des écoles de la haute fonction publique, des universitaires, des chercheurs, des experts en questions européennes et, de l’autre, des journalistes...

Oui, mais les Rendez-vous entraient alors dans une profonde phase de mutation. Les organisateurs voulaient dépoussiérer le format « colloque », pour tendre davantage vers un format festival où pourraient débattre de l’Europe toutes les couches de la société, ce qui incluait les journalistes, mais également des personnes représentant le monde de la culture comme le TNS. Construire ensemble prenait dès lors pleinement sens parce qu’il permettait à chacun de s’ouvrir aux autres. Décrypter, interroger le monde, proposer, bousculer les codes. C’est, je crois, quelque chose qui nous relie, le Live Magazine, les Rendez-vous européens et l’équipe actuelle du TNS. Or Norme. Une envie à laquelle n’a pas été insensible le public strasbourgeois, à l’écouter encore aujourd’hui... Le succès que nous avons rencontré l’an dernier à Strasbourg, mais également à Paris, Bruxelles ou ailleurs, tient, me semble-t-il, d’une certaine forme de sincérité, voire de fébrilité des auteurs du Live. C’est pour nous quelque chose de fondamental. La sincérité : celle des histoires racontées, qui émanent du terrain, sans Off, sans filtre. La fébrilité : celle des auteurs, qu’ils soient écrivains, journalistes, photographes, réalisateurs ou artistes qui, d’une certaine façon, se livrent, là encore, sans filtre, sans barrière physique, à un public, ce qui est pour certains un exercice très difficile,


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RVES - Ludovic Petit Nylo – J. Delay Charles Nouar

‘‘Cette force de l’oralité est

très présente dans le Live et tout à l’opposé de la consommation d’information que nous vivons au quotidien.’

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Oui, parce que le Live est un moment unique, un instantané sans autre possibilité de le voir que d’y assister le soir de la représentation. D’une certaine manière, il est un objet rédactionnel non identifié, un journal fugace qui change son équipe de dix auteurs à chaque numéro, pas imprimé, pas diffusé sur les ondes et introuvable en ligne. Le sommaire n’est pas davantage dévoilé à l’avance. Il faut vivre l’instant, laisser ce journal vivant s’imprimer dans sa tête. En être ou pas ! Un article, un reportage, vous pouvez les survoler, revenir plus tard dessus. Là, vous ne pouvez pas, avec pour effet connexe que les gens écoutent, enregistrent « mentalement » ce qui s’y partage et, très souvent, font à leur tour acte de transmission auprès de leurs proches, collègues ou amis. Cette force de l’oralité est très présente dans le Live et tout à l’opposé de la consommation d’information que nous vivons au quotidien. Et à l’heure où nous sommes effectivement tous en proie au doute quant à notre lectorat et au crédit que peuvent avoir les journalistes dans une société effectivement de plus en plus défiante, le Live Magazine redonne un sens à ce que nous faisons.

Au dessus : Live Magazine sur la scène du TNS en 2016

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Texte :

Photos :

Or Norme. Presque un moment privilégié...

Réservations : livemagazine.fr

mais qui renforce inévitablement l’émotion présente lors d’une représentation. La sincérité, la fébrilité sont deux forces du Live parce que cela vous met face à votre public, en chair et en os, et le retour est immédiat. Lorsque l’on a fondé le Live avec Thomas Baumgartner (aujourd’hui rédacteur en chef de Radio Nova — ndlr) et Sébastien Deurdilly (Directeur Général de l’agence de presse Upside), la première question que nous nous sommes posée était très simple : « À quoi ressemblerait une revue si on la faisait en direct ? » La réponse nous est venue très rapidement : relier photo, documentaire, récit sonore, narration littéraire et faire partager la force et la sensibilité de ces écritures au plus près des gens.

Or Norme. L’an dernier vous avez fait monter sur scène des personnes aussi différentes que Mine Kirikkanat sur les arrestations de journalistes turcs au petit matin, Philippe Pujol sur l’extrême droite espagnole ou encore Valerio Vincenzo et son travail photographique sur la frontière. quoi devons-nous nous attendre pour cette édition du 20 novembre ? Le thème sera comme l’an dernier avec la déperdition des valeurs européennes, celui des Rendez-vous européens : « L’heure des choix ! », les défis qu’aura à relever l’Europe dans les prochaines années. Un thème qui nous inspire profondément, tant ceux-ci sont nombreux. Mais comme je vous l’ai dit, le sommaire ne sera connu qu’à la dernière minute parce que cela fait partie de la magie du Live. Ce que je peux néanmoins vous promettre est que dix journalistes et auteurs issus de différents pays partageront l’histoire la plus forte, la plus inédite, qu’ils aient vécue. Que nous travaillons déjà au sommaire et qu’il y sera très certainement question d’innovation, d’amour, d’humour, de politique et de frisson. Que l’on jonglera entre histoires parfois drôles, parfois dingues et, le plus souvent, fondamentales pour ceux qui les racontent et les partageront avec le public !


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Documents Remis Eric Genetet

Texte : or d’œuvre

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Football

Le Racing dans la peau

Mon nom est Lucas, j’ai douze ans, comme les onze joueurs d’une équipe plus ses supporters. Le foot, c’est ma passion. Il y a quelques semaines, je suis allé au Racing pour la première fois avec mon père. Je crois que c’était le plus grand jour de ma vie. Il ne faisait pas très chaud, pas comme des soirs de mai où l’on dîne sur des terrasses avec mes parents, où les gens sont heureux et parlent fort en avalant des burgers et des frites. La température avait du mal à atteindre 15 degrés. D’ailleurs, mon père portait son blouson en cuir, ce qui est rare. Pas seulement contre le froid, mais parce que c’est celui des grandes occasions. Il l’a acheté à Paris en 2005 dans une boutique sur les Champs-Élysées, quand le Racing a gagné la Coupe de France contre Caen. Moi, je suis né juste après et ma mère m’a raconté qu’il était arrivé à la maternité avec des fleurs bleues et blanches et son blouson en cuir sur le dos, car c’était un jour aussi important pour lui que celui d’une finale de Coupe du monde.

Neuf ans après son dernier match de Ligue 1, le Racing a rendez-vous avec son histoire, comme disent mon père et les journalistes de la radio, mais il faut battre Bourg-en-Bresse. Je ne sais pas où se trouve cette ville qui peut empêcher notre Racing de retrouver sa place dans l’élite du football français, mais je sais que si ça arrive, ce sera le paradis. Je serais plus heureux encore que si la France gagne la Coupe du monde en finale contre les Italiens. Ça, j’en ai rêvé… Juste après, Mbappé signait au Racing. MBAPPE A STRASBOURG, le titre était écrit en gros à la une des journaux.


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En fait, mon vrai grand rêve, c’est de fêter la remontée de Strasbourg en L1. Mon père m’a même dit que si ça arrivait, on pourrait descendre sur la pelouse et qu’il m’achèterait le maillot bleu avec écrit ES en gros dessus. Il a ajouté que le Racing, ailleurs qu’en Ligue 1, ce n’était pas normal, qu’on aurait peut-être dû garder Gilbert Gress et d’autres trucs que je n’ai pas compris. Il était tellement déçu quand le club était redescendu au 5e niveau national, qu’il ne mettait plus les pieds à la Meinau depuis. Il est revenu seulement contre Lens cette année, parce que Strasbourg-Lens, c’est comme une affiche de Première division. Je n’ai pas trop compris pourquoi il a dit division au lieu de Ligue, mais bon, pas grave, c’est sans doute une formule d’avant.

Photos :

Documents Remis Eric Genetet

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Texte :

L’ambiance était dingue, les supporters chantaient, on sentait de l’électricité dans l’air. Il faisait jour quand le match a commencé. La Meinau, enfin ! J’attendais depuis si longtemps de la découvrir, c’était plus grand que dans mes rêves. Et puis tout est allé très vite : le Racing a ouvert le score et doublé la mise avant la 20e minute, le scénario parfait. Je me disais qu’ils allaient en marquer six ou sept, un feu d’artifice. À la mi-temps, c’était toujours deux zéros. Les minutes passaient, je me disais que rien ne pouvait nous arriver, même si dans le stade l’ambiance avait baissé, on attendait sans doute la fin du match pour exprimer sa joie. Heureusement, il y avait ceux qui chantaient encore et encore dans leur tribune et qui ont déployé une banderole sur laquelle était écrit : « On a retrouvé notre Racing »… J’ai demandé à mon père pourquoi ils l’avaient perdu, il m’a répondu que c’était du passé, qu’avant Strasbourg ne jouait jamais contre des clubs comme Bourg-en-Bresse, sauf en Coupe de France, que maintenant tout allait bien. Enfin, il fallait quand même le gagner ce dernier match de la saison. La nuit était tombée, le ciel était gris et noir, le score ne bougeait toujours pas, j’étais heureux comme tout, j’agitais mon drapeau bleu et blanc en chantant « Allez Racing, allez, allez, allez… » Les yeux de mon père fixaient le rectangle vert. Son visage était grave, comme s’il se méfiait de quelque chose. Alors, quand l’ancien du Racing, Loïc Damour, a réduit le score à un quart d’heure de la fin, j’ai eu très peur et j’ai compris pourquoi il restait tendu depuis le début de la deuxième période. Même si Bourg-en-Bresse n’était pas très dangereux, il suffisait d’un coup de malchance et notre rêve partait en fumée comme des fumigènes. Les dernières minutes furent insupportables, on a souffert, mais l’arbitre a sifflé la fin et libéré le stade et toute la région. C’était le plus grand bonheur de ma vie. J’ai crié « Ouiiiiiiiii » dans le ciel de la Meinau, un cri parmi 25 000 autres, un cri comme si je venais de naître.

‘‘L’ambiance était dingue, les supporters chantaient, on sentait de l’électricité dans l’air.’’ J’ai répété dix fois « Regarde ça papa, on est en Ligue 1, tu te rends compte », même sur beIN Sports ils en parlaient. Les supporters ont allumé des fumigènes, les tribunes étaient rouges de plaisir. Pendant la remise du trophée de champion de France de L2, mon père était ému, je crois qu’il a un peu pleuré. Après, nous sommes descendus sur la pelouse, on avait le droit, les soirs comme ça tout est permis. Il y avait plein de monde, c’était génial de toucher le rectangle vert des stars du ballon sous les projecteurs. J’ai couru et glissé les genoux en avant comme les pros quand ils marquent un but. On entendait le groupe AC/DC dans les hautparleurs, tout le monde était heureux, on faisait des photos, je criais encore mon bonheur, la L1, c’est tellement génial. Après, on est passé par la boutique pour acheter mon maillot avec écrit ES dessus et l’on a traversé la ville en chantant « On est en Ligue 1, on est, on est, on est en Ligue 1 » tant que l’on a pu, avec d’autres qui n’étaient pas venus à la Meinau. Il y a des soirs frisquets qui réchauffent le cœur des Strasbourgeois. « Tu vois bonhomme, le Racing rapproche les Alsaciens », a dit mon père enfin libéré. Mon doudou ce soir-là c’était le maillot du Racing. Dans mes rêves il y avait Mbappé, Cavani et ceux qui viendront ici pour les dix-neuf rendez-vous à partir du mois d’août, dix-neuf fêtes du football. Ça sera fou, je vais assister à un match de L1 en vrai pour la première fois. Pour les soirs où il fera froid, comme contre Bourg-en-Bresse, je porterai mon premier blouson en cuir que mon père a promis de m’acheter pour les grandes occasions.


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Vu d’ici… Le bloc-notes de l’actualité des derniers mois, malicieusement ou plus sérieusement revisitée par Or Norme. sympa avec les Suédois ; enfermé dans sa cage pendant 93 minutes, le syndrome de Stockholm le frappe à la 94e. La France s’incline.

28 MAI

Documents Remis

La Palme d’or du 70e Festival de Cannes pour « The Square », de Ruben Östlund. Le lendemain Stanislas Nordey présente la nouvelle saison du TNS. Plus d’audace, plus de productions. Plus d’envie. Dans l’après-midi, Paul Henri Mathieu perd sèchement au premier tour de son dernier Roland Garros.

Eric Genetet

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événements

Texte :

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Le comédien, réalisateur et comique français Jean-Marc Thibault est mort ce dimanche, à 93 ans, sept ans après Roger Pierre avec qui il forma un duo comique immortel. Nadine Morano, qui d’habitude exige sur son compte Twitter des réactions des dirigeants français cinq minutes après les évènements ne réagit pas.

11 JUIN

1 er juin Donald Trump annonce le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris. Ce n’est pas son premier joint. Trump est désormais un effet de serre à lui tout seul.

7 Juin

1er tour des législatives. À Strasbourg, les députés socialistes Philippe Bies et Eric Elkouby sont en grande difficulté. « En marche » se la joue à la Nadal qui marche sur l’eau et remporte son dixième Roland Garros sans perdre un set : Macron aura sa majorité. Viendra-t-il a Kaysersberg, élu deux jours plus tard « Village préféré des Français 2017 » par les téléspectateurs de France 2 ?

Au Maroc, des chercheurs découvrent des fossiles de notre espèce âgés de 280 000 et 350 000 ans. Les premiers Homo sapiens sont bien plus vieux qu’on ne le pensait et ne vivaient pas où on le croyait. Comme quoi, c’est aussi aux vieux singes qu’il faut apprendre à faire la grimace. 16 JUIN

30 JUIN 15 h 45. Après plusieurs jours de canicule, un orage éclate à Strasbourg. 15 h 50 toujours pas de réaction de Nadine Morano. Choquant. Pas mieux pour la nouvelle de jour : bug dans le numérique alsacien : Alsace Digital se sépare de son président Stéphane Becker.

9 juin SigGO la mascotte a eu très chaud, mais la SIG s’impose in extremis 70/69 face à l’Asvel dans le 5e match décisif et réussit l’exploit de se qualifier pour sa cinquième finale de suite, un record. Le même soir, Hugo Lloris est très

À 87 ans, l’ancien chancelier allemand Helmut Kohl, l’homme de la réunification, est mort dans sa maison de Ludwigshafen. En Alsace, on se souvient aussi du dîner du 18 mai 1995 chez Yvonne. Au menu, l’engagement confirmé de la France dans la monnaie commune, mais aussi : escargots, presskopf, cervelas, tête de veau, tarte aux quetsches, arrosés de bière, de vin blanc, de pinot noir.


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18 JUIN Deuxième tour des Législatives. La France donne une majorité à Macron. À Strasbourg, pas de Bies répétita. Les élus PS ont du mal à sécher leurs larmes. 23 JUIN La SIG joue le match décisif en Finale de pro a à Chalon. Dans la salle, il ne fait pas loin de 67 °. Elle se bat, mais s’incline pour la 5e fois de suite en finale. Le premier geste du coach de Chalon est d’ouvrir une 1664. Chalon, une marque, une empreinte…

Photos :

Documents Remis Eric Genetet

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événements

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31 JUILLET

26 JUIN Les élus strasbourgeois approuvent à l’unanimité le nom de Passerelle Des Deux Rives Helmut Kohl. La France et l’Allemagne sont encore plus proches. 21 JUILLET 30 JUIN Simone Veil est morte, elle avait 89 ans. Elle fut la première présidente du parlement européen de Strasbourg. La déferlante sur les réseaux sociaux est à la hauteur de l’affection que les Français lui portaient.

14 JUILLET Un siècle après l’entrée en guerre des États-Unis dans la Première Guerre mondiale, Donald Trump assiste au défilé du 14 juillet place de la Concorde aux côtés d’Emmanuel Macron. Une parenthèse enchantée à Paris, dira-t-il la mèche allumée…

L’Alsacien Claude Rich, âgé de 88 ans, s’éteint à Paris. Il restera l’une des figures les plus familières du cinéma et du théâtre français. Une cinquantaine de pièces et près de 80 films dont les Tontons flingueurs, ont construit une grande carrière. Le même jour, la philosophe Anne Dufourmantelle disparaît en tentant de sauver des enfants de la noyade. Dix jours plus tard, dans Libération les mots de sa fille sont bouleversants : « Tu m’as appris à dire oui, à plonger la tête dans l’invisible, à célébrer la vie. »

Le cinéma français ne fait pas les 400 coups, Jeanne Moreau vient de mourir, elle avait 89 ans. Le même jour, le commissaire Valentin des Brigades du Tigre, Jean-Claude Bouillon et la veille, Sam Shepard prennent le même chemin. Été 2017, le tourbillon de la mort. 13 Août après neuf saisons d’absence, le Racing Club de Strasbourg Alsace retrouve la Ligue 1 à la Meinau et pulvérise Lille (3-0). Une semaine auparavant, le club alsacien était revenu de Lyon avec une valise trop pleine (4-0). Le surlendemain, la rédaction « boucle » l e numéro que vous avez en main. Tout ce qui se sera passé depuis cette date ne pourra figurer ici…


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portfolio Yvan Marck

Un père photojournaliste aura sans doute permis à ce talentueux photographe de baigner dans l’univers de la photo depuis son plus jeune âge. Yvan Marck, 45 ans aujourd’hui, ne se consacre à la photo que depuis une quinzaine d’années et il a très vite développé cette fascination pour les lieux abandonnés qui a attiré l’œil de notre rédaction. Pour lui, la découverte et la visite de ces sites sont « au moins aussi importantes que les prises de vues. Il faut s’imprégner de l’atmosphère du lieu, écouter le silence qui y règne… » Ce travail, initié au gré de ses déplacements alors qu’il était commercial, aura permis à Yvan Marck d’assurer brillamment sa reconversion : il est devenu depuis photographe professionnel… www.imagesdemarck.photography yvan.marck@gmail.com

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Légende / 1. Hôtel Allemagne 2. Hôtel Allemagne 3. Maison France




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Légende/1. Piscine Belgique 2. Parc 3. église de la vierge1 France 4. Hôtel France 5. Maison France


Galerie Bertrand Gillig

L’édition du rebond

En ce début septembre, la préparation de ST-ART 2017 n’est pas loin d’entrer dans sa dernière ligne droite. S’il est encore trop tôt pour présenter ici l’exhaustivité de la manifestation, certains points forts sont connus. Petit tour d’horizon, en avant-première…

Jean-Luc Fournier

Texte :

Photos :

sT-art 2017

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Ci-dessus : Ayline Olukman, Flipside,

Tout d’abord, une bonne nouvelle. Ce qui était réclamé avec force par l’ensemble des acteurs concernés (galeristes, partenaires, fournisseurs…) et sans doute souhaité tout aussi fortement par les visiteurs, collectionneurs voire grand public, deviendra une réalité dès novembre prochain. Enfin, les dates de ST-ART ne coïncideront plus avec le premier week-end d’ouverture du grand barnum des Marchés de Noël. De tous côtés, on se plaignait gaillardement de cette « collision ». Les années passées, le renforcement considérable des mesures de sécurité liées à la manifestation phare de la fin de l’année à Strasbourg ne favorisait évidemment pas l’accès aisé au secteur du Wacken. Une situation qui fragilisait la fréquentation de ST-ART est donc réglée : ST-ART 2017 aura lieu du 17 au 20 novembre prochains. Du nouveau… Après la Maison européenne de la Photographie en 2015 et la Fondation Maeght l’an passé, c’est la Fondation Bernar Venet qui sera l’invitée d’honneur de cette 22e édition de ST-ART. Sur 4 hectares dans le village provençal du Muy, cette fondation assure la pérennité de l’œuvre du célèbre plasticien

et sculpteur français. Outre les œuvres de Bernar Venet lui-même, on relève quelques noms qui éveillent l’appétit : Donald Judd, Sol LeWitt, Carl Andre, Man Ray, Marcel Duchamp, César… parmi les œuvres qui seront présentées par la Fondation. Henri-François Debailleux sera le critique d’art invité. Plus de 30 ans de signature dans Libération aujourd’hui critique au Journal des Arts, il collabore aussi à L’Œil et à ArtAbsolument. Il présente une parfaite connaissance du marché de l’art, des galeristes et des différents métiers liés au milieu de l’art. La carte blanche d’Olivier Kaeppelin, directeur de la Fondation Maeght et membre du comité scientifique de ST-ART (aux côtés de Jean-Luc MONTEROSSO, directeur de la Maison européenne de la photographie et Michel NURIDSANY, critique d’art) sera consacré au peintre et sculpteur Damien Cabanes. À la mi-juillet dernière, 40 galeries (dont les meilleures de Strasbourg) avaient confirmé leur présence dont 35 % de galeries étrangères (9 d’entre elles participant pour la première fois). Évidemment, chaque semaine à venir verra grossir le flux… Après 2015, où le groupe venait juste de signer son arrivée, et 2016 pour sa première « vraie » édition aux manettes, GL Évents jouera une carte importante du 17 au 20 novembre prochain. On attend le rebond annoncé pour une manifestation qui, évidemment, tient à cœur à nombre de Strasbourgeois amateurs d’art contemporain ou plus simplement se sentant concernés par l’image de marque de la capitale alsacienne, dont ST-ART est forcément un important marqueur…


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NOTEZ DÉJÀ Que des Good news

à Strasbourg Wake’Up !

Documents Remis - Ignacio Haaser - Gauthier Ménil-Blanc Jean-Luc Fournier

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auraient envie de partager avec tous. 60 personnes lui ont répondu par écrit sur place en 3 heures ! Au hit-parade des réponses, outre le bonheur évident d’être présent sur ce site estival au milieu d’une belle mixité, pas mal de good news relatives au bien vivre en ville : le vélo, la végétalisation en ville, l’augmentation des terrasses, le tram vers l’Allemagne, l’arrivée du TGV Ouigo à Strasbourg..

Le groupe « Que des good news » lancé sur Facebook par l’artiste strasbourgeoise CatL Meyer — plus de 2500 membres (!) — a prouvé une fois de plus sa pertinence et son dynamisme en s’associant au festival « Strasbourg Wake’Up - Les nouveaux modes de vie en ville » cher à Francis Blanrue (lire Or Norme n° 25 de juin dernier) qui s’est déroulé entre la plage urbaine des Docks d’été et Le Shadok à la mi-juillet dernier ! CatL Meyer, ultra investie sur les lieux, a demandé aux participants quelles étaient leurs bonnes nouvelles d’aujourd’hui et celles attendues pour demain qu’ils

Et les good news attendues pour demain ? Plus d’arbres et de jardins partagés, pouvoir ça baigner dans les bassins des Docks l’été, la gratuité des transports en commun pour les enfants en été là encore, et même… une volonté répressive : « verbaliser ceux qui polluent la ville avec leurs papiers et leurs mégots en les jetant par terre… » Pour connaître les principes de fonctionnement de ce groupe sur Facebook : www.facebook.com/groupsquedesgoodnews/ www.facebook.com/catlmeyerartiste/

Il faut sauver FIP strasbourg

Rendez-vous le 3 octobre au TNS ! Nous l’avions évoqué dans notre numéro de juin dernier. Le groupe Radio-France souhaite éteindre peu à peu (par non-renouvellement des départs à la retraite) les voix des Fipettes des trois dernières stations régionales de FIP qui développent encore une politique rédactionnelle digne de ce nom et, de fait, soutiennent la culture sous toutes ses formes à Strasbourg, Bordeaux et Nantes.

prochain et réunira comédiens, chanteurs, acteurs, pour un happening déluré. Un débat réunira les Fipettes et les politiques régionaux qui seront tous invités, notamment les nouveaux députés issus des dernières élections législatives dont Bruno Studer, devenu depuis président de la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale, commission directement en charge des problématiques des médias.

Ce véritable service public a une valeur inestimable que beaucoup souhaitent préserver. Il faut donc se mobiliser pour lutter une nouvelle fois contre ce coup bas.

À noter que la soirée du 3 octobre se déroulera conjointement à Bordeaux et Nantes, ces deux dernières villes ayant choisi des concerts de soutien.

L’été a été mis à profit par l’équipe FIP-Strasbourg pour mettre sur pied une grande soirée de soutien. Celle-ci aura lieu au TNS, spontanément mis à disposition par Stanislas Nordey, le mardi 3 octobre

Or Norme soutient les Fipettes strasbourgeoises dans leur combat. Notre application et notre site ornorme.fr actualiseront les informations concernant cette soirée d’ici au 3 octobre.


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STRASMED

Documents Remis - Gauthier Ménil-Blanc Jean-Luc Fournier

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événements

Texte :

Photos :

Place Klezmer et Dernier Requin

Le programme complet et les infos pratiques : www.strasmed.com 03 88 75 51 17

Le Festival Strasbourg-Méditerranée fête sa dixième édition et ses presque vingt ans — il a lieu tous les deux ans — et s’offre un thème sur-mesure pour cet anniversaire : « Utopies ». Entre regards complices vers le passé et engagement assumé pour un monde meilleur au présent, Strasbourg-Méditerranée propose toujours une programmation éclectique et foisonnante dédiée aux cultures du bassin méditerranéen, à l’histoire et aux mémoires de l’immigration. Plus de 90 évènements se dérouleront du 25 novembre au 9 décembre prochain, essentiellement à Strasbourg et dans l’Eurométropole, avec une évasion à Bischwiller. Mêlant concerts, spectacles, films, rencontres littéraires, performances, expositions, ateliers, contes et fêtes, Strasbourg-Méditerranée fait œuvre collective en mobilisant plus de 40 partenaires, acteurs associatifs, culturels et institutionnels, artistes et intellectuels pour proposer quinze jours d’échanges placés sous le signe de l’accueil et du partage, de la liberté de circulation des hommes et des idées. Quel programme ! Parmi les beaux rendez-vous d’un programme dense et de très hautes qualités, la soirée d’ouverture (25 novembre – Cité de la musique et de la danse), présentera des libres voix de Grèce et de Turquie avec le duo vibrant et délicat d’Angélique Ionatos et de Katerina Fotinaki, et le trio de Zülfü Livaneli, immense musicien, compositeur,

Vingt ans, dix éditions, et plus de 90 événements en novembre et décembre prochains écrivain, réalisateur turc célébrant 50 ans de carrière artistique et d’engagement. Puis, les Motivés (28 novembre à l’Illiade à Illkirch) se chargeront de rappeler que nous avons encore l’espoir, que tout est encore possible et que tout peut changer. Les frères Mouss et Hakim de Zebda s’entourent pour cela de la piquante Karimouche, du rappeur Gari Gréu de Massilia et de l’icône du chant kabyle Idir. En clôture, les mélodies stambouliotes de Pera précéderont les riffs brûlants du groupe touareg Tinariwen. Deux jours de débats à l’auditorium du MAMCS seront consacrés aux acteurs, aux démarches et aux outils de l’Histoire, des mémoires et de la lutte contre les discriminations, sous le titre : Utopies et altérités. Pour une histoire inclusive. Écrivains et intellectuels y sont conviés avec notamment un dialogue entre Patrick Chamoiseau, le romancier et théoricien de la créolité et le sociologue Smaïn Laacher, et la participation des romanciers Hubert Haddad et Yahia Belaskri, animateurs de la revue Apulée. Depuis 1999, Strasbourg-Méditerranée s’est toujours voulu un lieu d’écho et de découverte de l’actualité et de la création des peuples de la Méditerranée. Au fil des éditions le Festival reste fidèle à sa volonté de traiter de la diversité culturelle et d’explorer sans cesse les thèmes qui lui sont chers : Écriture et Oralité, L’hospitalité, Nouvelles identités, Tomber la frontière, Héritages, Exils, Métissages, Rêver la ville comme autant de repères à partager.


La pop-up

Bierstub Fischer En octobre prochain, Strasbourgeois et visiteurs pourront se replonger l’espace d’un instant gourmet dans l’atmosphère d’un lieu caractéristique de la culture alsacienne en s’attablant autour d’une stammtisch pour (re) découvrir des plats typiques de la cuisine Bierstub revisités pour l’occasion. Deux jeunes Chefs, Léa Birckner 27 ans, chef à l’Aedaen Place et Matthieu Frinault, 30 ans, chef à La Hâche seront invités à bousculer les traditions et revisiter les recettes de bierstub aux rythmes des différents brassins de la brasserie alsacienne et révéleront leurs talents derrière les fourneaux en faisant découvrir deux menus spécialement concoctés pour l’événement. 25 couverts midi et soir… 2 menus éphémères (amuse-bouche, entrée, plat, dessert) à déguster en exclusivité à La Hache, qui hébergera la Pop-Up Bierstub Fischer du 6 au 28 octobre prochain.

Léa Birckner

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Matthieu Frinault


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Or champ

‘‘Pour vivre cachés, vivons heureux.’’ Texte et photo : François Wolfermann

Sur la plage abandonnée, les vacances se terminent et la rentrée littéraire s’annonce foisonnante et bruyante. Et, pourtant, je suis venu vous parler d’un sentiment imperceptible, mais tenace qui se nomme ennui. Et je vous propose même - luxe suprême de vous offrir une cure d’ennui. Au « camp de l’ennui », au Québec, les enfants sont délaissés délibérément sans activité ni encadrement actif. Ils y font des séjours d’ennui. Georges Bernanos, dans son Journal d’un curé de campagne, trouve que le monde est dévoré par l’ennui. Une « espèce de poussière » recouvre votre visage, vos mains. « Vous devez vous agiter sans cesse pour secouer cette pluie de cendres. Alors, le monde s’agite beaucoup. » N’avait-il point raison ? S’agiter n’est-ce pas là le mal de l’homme moderne qui recherche dans l’agitation permanente la fuite qu’il croit salutaire face à son ennui ? Et il attire avec lui, dans cette spirale, ses propres enfants qu’il soumet à des rythmes et des occupations forcenées. Ne plus tuer l’ennui, mais l’aimer et le cultiver. J’aime la sensation du temps qui ne passe pas, le sentiment troublant d’être toujours en « grandes vacances », le passeport de Résident privilégié que procurent les livres. Lire c’est fuir le peuple des truqueurs et des bavards. Quitter ceux qui n’ont plus l’air effrayés, ceux qui n’ont plus l’air étonnés. Lire peut servir à introduire un doute, un libre examen, traquer le préjugé qui s’étale partout en toute bonne conscience. Fuir les certitudes qui nous transforment en experts et en analystes. lecteur est celui qui tire un rire de son effroi 125Le et de son ennui. Un rire salutaire. Comme un amoureux, celui qui lit est impatient de retrouver sa promise. J’en connais qui se précipitent chez eux pour retrouver Dostoïevski ou Flaubert, car c’est le seul rendez-vous d’amour réconfortant et consolateur. C’est Soljenitsyne emprisonné dans les camps soviétiques, qui, sans pouvoir prendre la moindre note (ou devant détruire toute trace écrite), apprendra par cœur dans

sa mémoire aux mille tiroirs, son livre à venir, L’Archipel du Goulag. C’est l’adolescent Alberto Manguel faisant la lecture à un Borges quasi aveugle. C’est Semprun lisant les philosophes à ses compagnons de déportation, mourants, à Buchenwald... Ceux qui lisent sont seuls dans le monde avec leur unique exemplaire. Ils forment la communauté mystérieuse des lecteurs. Ils défendent, sans le revendiquer, des sentiments nobles comme le retrait, la solitude, l’écoute et la bienveillance. Également, le détachement nécessaire pour ne pas être broyé. J’ai toujours su qu’il me faudrait échapper au « gros animal », comme disait Platon. Le gros animal sent qu’il y a quelqu’un dans un coin qui pense librement en écrivant des phrases, en lisant, et le gros animal n’aime pas ça du tout. Il vous le manifeste à chaque instant. Cela commence à l’école, à l’université, à l’armée, aux partis politiques, etc. Je ne suis pas militant. Je ne suis pas pessimiste. Je suis un colporteur. Et puisqu’il faut se quitter, terminons avec Sagan, toujours elle, qui mieux que personne a su dire la stupeur et l’effroi que provoquent la lecture et l’écriture : « Quelqu’un avait écrit cela, quelqu’un avait eu le génie, le bonheur d’écrire cela, cela qui était la beauté sur la terre, qui était la preuve par neuf, la démonstration finale de ce que je soupçonnais depuis mon premier livre illustré, à savoir que la littérature était tout. Qu’elle était tout en soi, et que même si quelque aveugle, égaré dans les affaires ou les autres beaux-arts, l’ignorait encore, moi du moins, à présent, je le savais. Elle était tout : la plus, la pire, la fatale, et il n’y avait rien d’autre à faire, une fois qu’on le savait, rien d’autre que de se colleter avec elle et avec les mots, ses esclaves et nos maîtres. Il fallait courir avec elle, se hisser vers elle et cela à n’importe quelle hauteur : et cela, même après avoir lu ce que je venais de lire, que je ne pourrais jamais écrire, mais qui m’obligeait, de par sa beauté même, à courir dans le même sens. »


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