Ouvertures l Or Norme #38

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EDITO

OUVERTURES « History recalls how great the fall can be While everybody’s sleeping, the boats put out to sea Borne on the wings of time It seemed the answers were so easy to find «Too late», the prophets cry The island’s sinking, let’s take to the sky » * Fool’s overture - Richard Davies / Roger Hodgson Supertramp/ Even in the quietest moments… / Universal Music / 1977

Pourquoi, au moment d’écrire mon édito pour ce numéro 38, c’est ce morceau de Supertramp qui est venu me chatouiller les oreilles ? Fool’s overture est une des grandes compositions du groupe et le message qui y est inscrit, oscille entre désespoir d’un monde qui s’écroule et hommage au combat pour s’en sortir puisque les paroles font explicitement référence à la situation de la GrandeBretagne pendant la 2ème guerre mondiale et à l’obstination de Churchill à tout faire pour la sauver. (On y entend même les extraits de son célèbre discours : “ We shall go on to the end... we shall fight on the seas and oceans, we shall defend our island, whatever the cost may be. We shall never surrender.”)

ouvrons-nous surtout, sur tout ce et tous ceux qui nous entourent : l’environnement et la démocratie (Jeanne Barseghian), le monde, l’universel (Leïla Slimani), la littérature et la musique (Les Bibliothèques Idéales), faisons preuve d’audace (Benjamin Morel), et interrogeons-nous avec Thierry Jobard sur les raisons qui nous mènent aujourd’hui à une société que nous ressentons comme plus violente : « c’est parce que le conflit démocratique disparait, que la violence surgit. » L’ouverture c’est aussi celle-là : accepter le conflit avec l’autre tout en le respectant, et faire naître de la confrontation des idées, des propositions innovantes, et pourquoi pas révolutionnaires, pour demain.

Au-delà des craintes légitimes qui sont exprimées dans ce numéro par le secteur culturel, face aux défis de la crise liée au Covid-19, et convaincu que les choses n’arrivent jamais par hasard, je suis de ceux qui pensent que l’ouverture et l’imagination pour créer de nouveaux modèles, seront des remèdes bien plus intéressants et pérennes que réclamer des subventions et des aides supplémentaires (certes indispensables sur le court terme) afin de mettre sous oxygène un système moribond, dans la culture comme dans bien d’autres secteurs de l’économie.(non ce n’est pas un gros mot d’associer culture à économie ou alors il faudra expliquer à tous les acteurs culturels de devenir bénévoles !)

*Traduction : « L’Histoire rappelle comment la chute peut être grande Pendant que tout le monde dort, les bateaux prennent le large Portés par les ailes du temps Il a semblé que les réponses étaient si simples à trouver «Trop tard», les prophètes ont crié L’île est en train de couler, réfugions-nous dans les cieux »

Alors oui ! Ouvrons les salles de spectacles (sinon pourquoi les trains et les avions ?!), mais

Patrick Adler directeur de publication

« Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous ». Cette citation de Franz Kafka, que François Wolfermann a choisie comme fer de lance des Bibliothèques Idéales 2020 est d’une justesse folle, cinglante et pénétrante, comme un avertissement : ouvrons-nous ou mourrons gelés dans la glace de nos certitudes.


OR NORME

THIERRY JOBARD

AMÉLIE DEYMIER

NICOLAS ROSES

RÉDACTEUR

JOURNALISTE

PHOTOGRAPHE

VÉRONIQUE LEBLANC

ERIKA CHELLY

CHARLES NOUAR

JOURNALISTE

JOURNALISTE

JOURNALISTE

ELEINA ANGELOWSKI

ALAIN ANCIAN

BENJAMIN THOMAS

JOURNALISTE

JOURNALISTE

JOURNALISTE



BARBARA ROMERO

GILLES CHAVANEL

JESSICA OUELLET

JOURNALISTE

JOURNALISTE

RÉDACTRICE

ALBAN HEFTI

ISABELLE BALADINE HOWALD RÉDACTRICE

PHOTOGRAPHE

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JEAN-LUC FOURNIER

PATRICK ADLER

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OR NORME STRASBOURG ORNORMEDIAS 2, rue de la Nuée Bleue 67000 Strasbourg CONTACT contact@ornorme.fr DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Patrick Adler patrick@adler.fr DIRECTEUR DE LA RÉDACTION Jean-Luc Fournier jlf@ornorme.fr

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PHOTOGRAPHES Sophie Dupressoir Alban Hefti Abdesslam Mirdass Caroline Paulus Nicolas Roses DIRECTION ARTISTIQUE Izhak Agency PUBLICITÉ Régis Pietronave 06 32 23 35 81 publicite@ornorme.fr IMPRESSION Imprimé en CE

COUVERTURE Izhak Agency TIRAGES 15 000 exemplaires Dépôt légal : à parution ISSN 2272-9461



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20 DOSSIER Bibliothèques idéales 2020 84

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SOS CULTURE Navigation à vue

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PROPHÈTE EN SON PAYS L’odyssée de Nourit Masson-Sékiné

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JEU VIDÉO Homo ludens

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CHRISTO ET JEANNE-CLAUDE AU MUSÉE WURTH Naissance et déploiement des rêves

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MUSÉE UNGERER Les « champs de bataille » de Dürrenmatt

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PLUS DE TROIS SIÈCLES PLUS TARD La (re)belle strasbourgeoise vous attend dans l’atelier d’Horéa

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LE PETIT MONDE DES STATUES STRASBOURGEOISES Georges Bischoff : « Les statues ont des statuts »

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GOETHE ET STRASBOURG « Petite rose… »

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LA RENTRÉE DES ENFANTS Confinement, déconfinement, rentrée : ces enfants si résilients…

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BALLADE DANS LES HERBES FOLLES Peur sur la tique

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CONSEIL DE L’EUROPE Le droit à un environnement de qualité doit devenir un droit de l’homme à part entière

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VIGNOBLE : DE L’ÉTÉ A L’AUTOMNE Les vacances en bouteilles

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Vive le vin nouveau !

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SOMMAIRE

ORNORME N°38 OUVERTURES

LE GRAND ENTRETIEN Jeanne Barseghian

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FICTION DU RÉEL Je et ses autres

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LE PARTI PRIS DE THIERRY JOBARD De la matraque et du pavé

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ÉVÉNEMENTS OR NORME

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À NOTER

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JAK KROK L’AKTU

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OR CHAMP Benjamin Morel



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OR NORME N°38 Ouvertures LE GRAND ENTRETIEN

Entretien réalisé par : Jean-Luc Fournier

Photos : Alban Hefti et Abdesslam Mirdass


JEANNE BARSEGHIAN, MAIRE DE STRASBOURG

« C’est le plus grand défi auquel j’ai eu à faire face dans ma vie » Rencontrer Jeanne Barseghian, maire de Strasbourg, pour cet entretien convenu dès son élection le 28 juin dernier aura permis d’enregistrer cinq sur cinq les premiers symboles ostentatoires d’un changement parfaitement assumé par la nouvelle équipe : exit les bureaux climatisés du 9ème étage du centre administratif et bienvenue dans les espaces quasi lambda du premier étage. Le bureau de Jeanne Barseghian est dans un angle du bâtiment et bénéficie d’un maximum de lumière via de larges baies vitrées, avec la conséquence d’une température surchauffée en ces derniers jours de la canicule d’août dernier. Car, bien sûr, il n’y a pas la climatisation, autre signe évident lui aussi… Mais ce qui ne change pas, c’est la montagne de parapheurs qui attend la signature du premier magistrat… Parfaitement détendue et très à l’aise, la nouvelle maire de Strasbourg est manifestement ravie de se prêter au jeu de nos questions pour un entretien d’une heure et quinze minutes dont les horaires du créneau auront été finalement respectés quasiment à la minute près…

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Or Norme. Deux mois après votre élection, on a juste envie de vous demander ce qui s’est passé depuis le 28 juin dernier, depuis votre sourire éclatant devant les caméras sur la terrasse du restaurant du TNS au soir de la victoire, jusqu’à ce 13 août, date à laquelle vous nous recevez. Est-ce que ces premières semaines dans ce fauteuil se sont passées comme vous l’aviez imaginé ? « Oui et non, en fait. Pendant toute la période de confinement entre les deux tours, il y avait eu un très gros travail de préparation, malgré que j’aie été non opérationnelle pendant plus

d’un mois puisque j’ai été atteinte par le Covid19. Ce fut d’ailleurs pour moi un moment pas facile du tout, qui m’a pas mal secouée… Or Norme. Puisque vous en parlez, avez-vous craint à un certain moment que la maladie vous empêche d’atteindre votre but ? Honnêtement oui, car quand les choses se sont accélérées et qu’il est apparu que la date du second tour se profilait pour la fin juin, j’étais encore en convalescence et pas très en forme. Je me suis demandée si je parviendrais à être rétablie et en pleine possession de mes moyens pour mener la campagne du second tour. J’ai eu de la chance sur ce coup-là : quand la date précise a été officialisée pour le 28 juin, j’étais alors quasiment remise. Ceci dit, pour le reste de mon équipe, ce fut un moment de suspension et de silence certes, mais aussi, paradoxalement, au bout de quelques semaines, de vrais moments de créativité qui se sont nourris de toutes ces réflexions engendrées par le confinement et tout ce qu’il nous avait appris. Au final, c’est une toute nouvelle dynamique qui s’est ainsi mise en place. Et pendant ce temps-là, on a vraiment travaillé sur l’après, sur les premiers pas du mandat, en cas de victoire. Entendonsnous bien, je n’avais pas la moindre certitude de gagner cette élection, mais je pensais que c’était possible. Sincèrement, je peux vous dire que je pensais que ce serait beaucoup, beaucoup plus serré que ce ne le fut finalement. Donc oui, on avait un peu balisé les premières


étapes, l’installation, la constitution de l’équipe des adjoints et adjointes, les premiers repères en terme de gouvernance et bien sûr, les toutes premières mesures, symboliques au départ et complètement opérationnelles ensuite.

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LE GRAND ENTRETIEN

Entretien réalisé par : Jean-Luc Fournier

Photos : Alban Hefti et Abdesslam Mirdass

Malgré tout, on a eu beaucoup d’urgences à gérer. Même pas installés, on était déjà obligés de tout faire en même temps car nous avions une première date importante, un conseil municipal que nous avons voulu réunir fin juillet, pour voter un budget supplémentaire devant permettre d’engager certaines mesures d’urgence. En quelques semaines, nous avons abattu un travail acharné, avec une organisation loin d’être stabilisée. Elle ne le sera que début septembre… Or Norme. Avec notamment en ce qui vous concerne directement l’absence d’un directeur de cabinet qui est un rouage essentiel pour la maire

d’une grande ville… Ce ne sera manifestement pas quelqu’un issu du crû local, dit-on… Effectivement. Nous sommes en cours de recrutement pour ce poste. Comme il y a pas mal de changements dans les cabinets des maires des grandes villes de France, une certaine mobilité est en train de s’organiser. Ça a un petit côté cuisine back office (rires) mais en fait on a besoin de toute cette organisation autour de nous pour bien fonctionner. Cette personne sera donc à mes côtés ici au premier étage, tout près également de Pia Imbs, la présidente de l’Eurométropole et des deux vice-présidentes, présidentes déléguées (outre Jeanne Barseghian ellemême, Danièle Dambach, la maire de Schiltigheim - ndlr) et la direction générale des services. Bien sûr, notre présence à ce premier étage est symbolique mais elle reflète aussi notre vision du partage du pouvoir, celle


d’être plus accessible et plus en prise avec les réalités du terrain et au contact avec les habitantes et les habitants… Or Norme. Comment mesurez-vous tout le chemin que vous avez parcouru ? Manifestement, malgré le fait que vous ayez été élue comme conseillère municipale durant les six ans de la mandature précédente, vous ne donnez pas l’impression de quelqu’un qui avait programmé de A à Z son accession à la fonction de maire de Strasbourg. On connait un peu l’histoire de votre arrivée au sein du Labo citoyen mis en place il y a plus de deux ans par Syamak Agha Babaei, puis l’émergence de cette idée que vous seriez tête de liste… En fait, il y a la petite histoire mais aussi la grande histoire. Il y a certes mon parcours personnel mais il s’inscrit aussi au sein d’un mouvement de fond global qui est un véritable mouvement sociétal au niveau mondial. Effectivement il y a deux ou trois ans, je ne me suis nullement positionnée pour conduire une liste à l’élection municipale de 2020 d’une des plus grandes villes de France. Mon ambition était simplement de faire bouger les lignes et d’agir au quotidien dans ce sens, en tant que praticienne de l’environnement puisque je travaille depuis quinze ans sur cette thématique-là. J’ai ainsi toujours souhaité pouvoir apporter ma pierre à l’édifice pour améliorer la vie des gens, à l’échelle la plus grande possible. Alors, oui, il y a eu un très grand chemin parcouru, tant sur le plan individuel que collectif. En ce qui me concerne, je ne me situais nullement dans cette perspective de conduire une liste : je ne dis pas qu’on n’en avait jamais parlé, je savais que certaines personnes y pensaient pour moi, vous avez raison de l’évoquer, mais ma décision personnelle définitive, je ne l’ai prise qu’en juillet de l’année passée, il y a un an donc. J’avais prévenu tout le monde qu’il fallait me laisser réfléchir quelques mois afin que je sois absolument certaine et déterminée…

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Or Norme. Revenons un instant sur le dénouement du scénario électoral du second tour. Il y a un point qui concerne quasiment l’ensemble des maires élus : le faible nombre de voix obtenues par rapport à l’ensemble du corps électoral, en raison, évidemment, de cette forte abstention totalement inédite au niveau des élections municipales. À Strasbourg, un peu plus de 23 000 électeurs ont glissé un bulletin à votre nom dans les urnes du

second tour, à rapprocher des plus de 143 000 électeurs inscrits. Vous avez donc été élue par à peine 15% du corps électoral. C’est encore pire dans d’autres endroits, à Mulhouse notamment où votre collègue a été élue par à peine plus de 9% des inscrits. Il y a là, objectivement, un vrai problème de légitimité des maires élus en juin 2020. Comment comptez-vous agir pour tenter de recoudre ce lien très distendu entre les citoyens et les élus municipaux ? Vous avez tout à fait raison en faisant ce constat. Et notre capacité de réaction est au cœur de la dynamique que nous avons chercher à créer et qui va porter nos actes maintenant que nous sommes élus. Cette désaffection des citoyens, voire même cette défiance, on ne les découvrent évidemment pas. Tout le projet que je porte tourne autour de ce renouveau démocratique : nos institutions et nos pratiques sont fatiguées, et les citoyens ont besoin de voir émerger de nouvelles manières de faire de la politique. Il ne s’agit pas forcément uniquement de faire émerger de nouveaux visages, il faut aussi de nouvelles pratiques politiques. Mais on touche là à d’autres incidences : ça interpelle le statut de l’élu, notamment, et aussi

“ C’est pour ça que je m’engage à faire bouger les lignes : mon ADN est bien sûr écologiste mais derrière, il y a une vraie volonté de renouveau démocratique… ” cette réalité que, simplement pour faire campagne, il faut avoir derrière soi la machine d’un parti. Je ne découvre évidemment pas ces préoccupations mais je pense que ce qui a été remarqué par les électeurs, en ce qui nous concerne, c’est que nous étions davantage sur le terrain, davantage dans le foisonnement d’idées et davantage dans la recherche de proximité avec les gens, tels que nous étions, naturellement. Notre


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LE GRAND ENTRETIEN

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équipe présentait un spectre très large, très ouvert - les deux tiers des membres ne s’étaient jamais engagés auparavant en politique -, rien que cela a permis de changer la tonalité de cette campagne. Maintenant, pour ce que nous allons faire, c’est gouverner autrement comme le prouve par exemple la création d’un pôle Territoires avec des élus beaucoup plus nombreux qu’avant qui travailleront dans une plus grande proximité avec les habitants car leur rayon d’action sera plus petit qu’auparavant. Ils sont 19 élus aujourd’hui en charge de cette proximité contre les dix adjoints de quartiers du précédent mandat. Recréer ce lien de proximité et cette reconnaissance

“ On a été élus pour une amélioration du cadre et des conditions de vie des Strasbourgeoises et des Strasbourgeois, à commencer par celles et ceux qui en ont le plus et le plus urgemment besoin… ” de l’ensemble des quartiers de Strasbourg est l’une de nos toutes premières priorités. C’est aussi une question d’équité territoriale : ça veut dire que là où on considère qu’il y a des conditions de vie indignes, là où on considère qu’il y a des quartiers sans services publics, sans réponses aux besoins de base des habitants, et bien là sera notre priorité budgétaire, c’est par là que nous commencerons ! Ce rééquilibrage-là, nous l’assumons complètement. Certes, ça prendra du temps mais je pense que sur la durée et avec cette proximité, on peut recréer du lien. Et tout ça en misant sur la capacité de la population à agir, en lui laissant des espaces de créativité pour le bénéfice de tous… En tout cas, même si des avancées significatives ont eu lieu dans ce domaine lors du dernier mandat, les formats comme les conseils de quartiers, par exemple, sont dépassés. Ça ne suffit pas. Il nous faut travailler en direct avec les citoyens sur des projets complexes grâce

à l’organisation de conférences citoyennes où pourront intervenir des experts d’usage, des techniciens, des universitaires… Sur des questions majeures comme la pollution de l’air ou la place de la voiture en ville, on va se dire que nous allons prendre six mois pour en débattre avec les citoyens. Par ailleurs, nous allons mettre en place des ateliers de projets sur des lieux beaucoup plus proches du quotidien des citoyens qu’auparavant. Autant je pense que si ces derniers n’avaient pas forcément envie de participer à un conseil de quartier, autant je me dis que si l’opportunité de donner leur avis se présente au pied de leur immeuble, ils ne seront pas les derniers à faire des propositions… Le vrai défi est là : réintéresser les citoyens, les réembarquer dans la vie de la cité. C’est pour ça que je m’engage à faire bouger les lignes : mon ADN est bien sûr écologiste mais derrière, il y a une vraie volonté de renouveau démocratique… On ne peut le faire qu’en regardant en face la réalité : ce sont toujours les mêmes gens les plus vulnérables qui sont touchés par les questions environnementales. C’est une question de justice sociale et de dignité humaine : les questions de pollution, par exemple, ce sont toujours les mêmes qui vivent tout à côté des autoroutes et qui sont obligés de prendre leur véhicule diesel pour aller bosser très tôt le matin en horaires décalés. Ce sont les plus vulnérables qui sont le plus victimes des effets du réchauffement climatique, ce sont toujours les mêmes qui ont des problèmes d’accès à des produits alimentaires de qualité de façon à prendre soin de leur santé : toutes ces questions sociales et environnementales sont toujours liées et ces questionnements sont souvent caricaturés car il ne s’agit évidemment pas de développer des épiceries à quinoa dans toute la ville… On a été élus pour une amélioration du cadre et des conditions de vie des Strasbourgeoises et des Strasbourgeois, à commencer par celles et ceux qui en ont le plus et le plus urgemment besoin… Or Norme. On ne reviendra pas ici dans le détail des premières mesures prises en juillet, puisqu’il faut rappeler que vous n’avez pas vécu un seul jour de vacances d’été depuis votre élection. L’une d’elles a cependant été très remarquée, celle de la mise en place d’arbres en pots pour offrir un peu d’ombre sur les huit places les plus minéralisées de la ville. Cette mesure très symbolique là encore a été très commentée car, dans le même temps, on apprenait l’abattage de plusieurs arbres centenaires sur le site du futur Observatoire, rue de l’Université. Bien que ces terrains ne soient pas municipaux et que le


maître d’ouvrage de ce projet soit l’Université de Strasbourg, vous comprenez l’étonnement et la stupéfaction des citoyens devant cet état de fait ?

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Il y a beaucoup de pédagogie à mettre en œuvre sur ces sujets. Les grandes plantations d’arbres sur le territoire communal ont été réalisées il y a cent ans ou plus. On arrive aujourd’hui à une fin de cycle : il y a énormément de nos plus beaux arbres qui arrivent en fin de vie, un certain nombre sont même morts et deviennent donc dangereux. Un certain nombre d’arbres vont devoir être abattus dans les mois et années à venir. Nous avons bien sûr un plan de replantation, le plan Canopée, qui va d’ailleurs être présenté très prochainement au conseil municipal et qui démarrera effectivement dès cet automne puisque c’est évidemment à cette saison qu’on plante les arbres, pas en été. Mais ces arbres-là ne seront très grands que dans vingt ou trente ans… C’est cette pédagogie de compréhension que nous devons mettre en œuvre. Mais je suis bien consciente qu’il faut aussi qu’on travaille beaucoup plus sur les règles de protection

des arbres existants et en informer nos partenaires, comme l’Université dans le cas que vous citez. On voit bien à quel point on a besoin maintenant d’un plus grand nombre de zones ombragées, à mettre en œuvre dans tous nos futurs projets et bien sûr il nous faut aussi impérativement sanctuariser l’existant. C’est complexe là aussi, plus que vous ne pouvez quelquefois imaginer : à l’heure où Or Norme sortira début septembre, on aura inauguré le tram vers Koenigshoffen. A un certain moment, deux logiques environnementales se sont opposées : celle d’irriguer les quartiers avec ce transport en commun qui est un des plus écologiques qui soit. Mais, pour construire la ligne, il a fallu abattre des arbres… Or Norme. Une question plus politique, à présent. La gouvernance de l’Eurométropole a profondément été remaniée après ces élections. Elle reposera sur trois femmes (un cas presque unique en France) : la présidente, Pia Imbs, maire de la petite commune de Holtzheim et deux présidentes déléguées, Danièle Dambach, la maire


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LE GRAND ENTRETIEN

Entretien réalisé par : Jean-Luc Fournier

Photos : Alban Hefti et Abdesslam Mirdass

de Schiltigheim réélue dès le premier tour en mars dernier et vous-même. Beaucoup se demandent si cette gouvernance à trois têtes va pouvoir longtemps fonctionner aussi facilement qu’on peut l’espérer… Ecoutez, c’est très simple : on est parti du constat que ça ne fonctionnait pas auparavant. Il y avait une extrême concentration des pouvoirs qui a engendré une vraie souffrance des élus, de l’administration et des partenaires. Les projets ont également pâti du fait qu’il y avait cette vraie guerre entre la Ville de Strasbourg et l’Eurométropole. On a donc pensé qu’il fallait sortir de cette éternelle hégémonie strasbourgeoise et qu’il fallait aller vers un travail beaucoup plus collégial avec l’ensemble des 33 communes, de la ville-centre jusqu’aux communes de première et deuxième couronnes de l’Eurométrople. Déjà, ce trio est garant de ce nouvel état d’esprit. Ensuite, il y aura un partage des responsabilités. Nos trois bureaux sont voisins à ce même premier étage, on aura des rendez-vous communs et il y aura un cabinet mutualisé qui nous permettront d’avoir une cohérence maximum entre la ville et son Eurométropole… Or Norme. Au passage, on apprend ainsi que vous allez conserver sur ce point la même organisation administrative qu’auparavant, à savoir un même directeur de cabinet pour la maire de Strasbourg et la présidente de la Métropole. Vous confirmez ? Oui, absolument. Or Norme. Une question aussi sur les premières escarmouches entre majorité et opposition au sein du Conseil municipal. Le ton a monté fortement, dernièrement, quand on vous a accusé de ne pas respecter une de vos promesses électorales, celle de confier la présidence de la Commission Budget et Finances à l’opposition, comme cela se pratique à l’Assemblée nationale ou à la Région Grand-Est, par exemple… Il a toujours été question d’une co-présidence, durant toute la durée de la campagne. Vous voulez que je vous montre ? (Et, joignant le geste à la parole, la maire de Strasbourg se lève, saisit un exemplaire de

son programme de campagne où, effectivement, nous lisons noir sur blanc ce mot de co-présidence - ndlr). Donc, ce qui a été promis sera accordé, il n’y a pas débat. Ce que je regrette, c’est que c’est l’ex-premier adjoint et qui fut aussi adjoint aux Finances lors de son premier mandat qui a instrumentalisé ce faux débat. Il a été au pouvoir durant douze ans et il n’a jamais partagé la construction d’un budget. Me faire la leçon, alors que je propose justement cette co-présidence à l’opposition pour qu’on puisse travailler ensemble sur ces questions de manière collégiale, et me dire que ce n’est pas assez, je trouve ça assez culotté pour tout vous dire… C’est dommage car l’objectif de cette Commission reste

‘‘ Il y a ce mouvement de fond, cette dynamique formidable et pas seulement à Strasbourg puisque plusieurs grandes villes de France sont concernées...’’ de mieux partager les décisions autour des questions financières. De fait, on s’est heurté à un problème juridique qui fait qu’on ne pouvait pas écrire le mot co-présidence dans la délibération. Mais je me suis engagée à cette co-présidence et dans les faits, ce sera le cas. La délibération reviendra au prochain Conseil municipal… Or Norme. Une de nos dernières questions portera sur un point dont on discute beaucoup dans les milieux commerçants et hôteliers de la ville: la problématique sécuritaire autour du prochain Marché de Noël. Suite notamment aux deux dernières éditions, un consensus s’est établi, celui de tout faire pour « débunkeriser » ce Marché, tant l’exaspération de tous a été grande en décembre dernier. Dans ce domaine, on sait que la décision de la maire de Strasbourg ne s’impose pas


forcément à la décision de l’Etat. Une de vos toutes premières rencontres officielles, avant même le Conseil municipal d’installation, a été un entretien avec la Préfète Josiane Chevalier, nouvellement nommée le 15 janvier dernier et qui n’avait donc pas pu prendre conscience personnellement des conditions sécuritaires de la dernière édition. Où en est-on à trois mois du début de l’édition 2020 ? Lors de cette rencontre, la Préfète s’était dite ouverte aux discussions sur ces sujets et avoir bien compris qu’il n’était pas possible de rester sur un statu-quo. On a pu expliquer la manière dont ça s’était passé et cette grande exaspération qui s’était manifestée de toutes parts. Il ne s’agit bien sûr pas de faire fi des problèmes de sécurité, il s’agit de les adapter pour qu’ils soient mieux acceptés par toutes les parties concernées et notamment la population. Ce qui ne peut plus être accepté, ce sont les check-points et la fermeture des stations de tram dans l’ellipse insulaire. On a tous vu des personnes avec des difficultés de mobilité, avec des béquilles ou en chaise roulante, se retrouver complètement dépourvues. On travaille ensemble aujourd’hui sur ces deux points-là et il y aura des annonces officielles à la rentrée. Pour le reste, c’est à dire la réflexion sur la rénovation profonde de la formule du Marché de Noël, elle est entamée mais il faudra un an de travail pour qu’elle porte ses fruits, ce sera donc pour l’édition 2021… Or Norme. Pour finir, une question plus intime. Durant les derniers mois et particulièrement après le résultat du premier tour en mars dernier et bien sûr durant les longues semaines qui ont suivi, vous n’avez jamais été prise de vertige devant cette accélération subite de votre destin personnel ? Car, au soir, du 12 mars dernier, la probabilité que vous deveniez maire de Strasbourg est devenue soudain une potentialité réelle… Bien sûr, c’est une immense responsabilité pour moi et le plus grand défi auquel j’ai jamais eu à faire face dans ma vie. Alors, bien sûr effectivement, ça peut donner le vertige… Mais c’est aussi un extraordinaire monde des possibles qui s’ouvre grâce à cet alignement de planètes inespéré. Il y a ce mouvement de fond, cette dynamique formidable et pas seulement à Strasbourg puisque plusieurs grandes villes de France sont concernées, il y a ce renouvellement non

seulement des visages mais aussi des pratiques et des aspirations des personnes. Il y a globalement une grande cohérence dans tout ça, quand on y regarde bien. Ce qui a été dur pour moi, c’est de prendre la décision car je savais qu’en cas de succès, les événements allaient bouleverser ma vie personnelle et professionnelle durant mes prochaines années. Mais, une fois la décision prise, les choses se sont déroulées avec beaucoup de cohérence et tout est allé en s’amplifiant et sans faiblir. On n’était pas très nombreux au départ, vingt-cinq personnes à tout casser lors de notre première conférence de presse en juillet 2019 : il y avait les gens du Labo citoyen, quelques écologistes et quelques personnalités de la société civile. Mais très vite ensuite, avec beaucoup de travail collectif, les choses ont pris tournure et là, j’ai arrêté de me poser des questions… Alors, oui, je mesure bien mes responsabilités et je mesure aussi les immenses attentes que nous avons fait naître. Il faut donc absolument que nous soyons à la hauteur… »




BIBLIOTHÈQUES IDÉALES 2020

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OR NORME N°38 Ouvertures

OR SUJET

Texte : Alain Ancian - Jean Luc Fournier

Photos : Sophie Dupressoir - DR

La respiration de la rentrée Il a eu bien raison l’ami François Wolfermann, le magicienprogrammateur des Bibliothèques idéales depuis toujours, de choisir de mettre en exergue de la manifestation 2020 cette superbe phrase de Franz Kafka : « Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous ». Plus que jamais en cette année si bouleversante et bouleversée, les Bibliothèques idéales constitueront le phare de cette rentrée si particulière où nous mesurons si bien, comme le dit Leïla Slimani dans l’interview qu’elle nous a accordée, un des effets les plus spectaculaires de l’arrivée de ce virus dans notre quotidien : la « mise à mal permanente de notre rationalité ». Voici une sélection de quelques grands moments qui nous attendent d’ici le 13 septembre prochain. Des moments sans doute un peu plus précieux donc nécessaires qu’à l’accoutumée…


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OR NORME N°38 Ouvertures

OR SUJET

Texte : Alain Ancian - Jean Luc Fournier

Photos : Sophie Dupressoir


RENCONTRE

« Une société c’est d’abord un récit commun… »

Elle sera sur le plateau d’ouverture des Bibliothèques idéales le jeudi 3 septembre, avec quelques-unes de ses amies auteures les plus proches, autour de la thématique du métissage. Rencontre avec Leïla Slimani autour de son dernier livre Le Pays des Autres, le premier tome d’une saga qui s’étirera sur trois ouvrages où la jeune franco-marocaine raconte son pays depuis la fin de la seconde guerre mondiale. C’est passionnant d’un bout à l’autre, au ras de personnages si humains et authentiques qu’on a déjà hâte de lire la suite, à peine avoir tourné la dernière page. Avec une bonne dose d’autobiographie à découvrir dès les premières lignes… Or Norme. A l’évidence, et parce que dès le début de la lecture du Pays des autres on comprend que cette histoire était en vous depuis longtemps, on se demande pourquoi avoir choisi de l’écrire aujourd’hui ?

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« C’est un peu un mystère, j’avoue. Oui, cette histoire fait partie de moi depuis très longtemps, elle m’est très intime et très personnelle et, même si dans ce que je raconte il y a plein de fiction, cette fiction n’est pas entièrement le fruit de mon imagination. J’ai eu la chance d’avoir des grands-parents et des parents qui nous ont raconté plein d’histoires : histoires vraies ou pas, anecdotes pour enfants… tout ça était mêlé dans ma tête. Mes grands-parents, pour moi, dans ma tête d’enfant puis d’adolescente, je les ai toujours vus comme des personnages de roman et j’ai toujours su, qu’un jour, j’écrirai sur eux… Après Chanson douce qui m’a fait faire le tour du monde, quelque chose d’énorme m’a happée, j’ai fini par me demander ce que j’avais encore à dire et à écrire: et ce qui remontait le plus facilement, c’était l’histoire de mes grands-parents et celle du Maroc, aussi, ses couleurs, son climat , ses paysages, les images de mon enfance… Or Norme. Quelle est la réelle part d’autobiographie dans les plus de 360 pages de votre roman ? C’est le point de départ qui est vrai : cette jeune femme du sud de l’Alsace qui, à la fin de la seconde

guerre mondiale, rencontre un soldat marocain de l’armée coloniale qui combat pour la France et qui tombe amoureuse de lui. Ce qui est vrai aussi, c’est que mon arrière-grand-père, Aimé Ruetsch, a accepté à l’époque que sa fille, ma grand-mère, se marie avec un Africain, comme on le disait alors et que les deux amoureux sont partis ensemble au Maroc, près de Meknès, pour exploiter leur ferme et vivre leur vie. Le reste c’est la littérature, la fiction, l’imagination… Mais honnêtement, au tout départ, je ne savais pas vraiment quoi faire de cette histoire. Quand j’en ai parlé à mon éditeur, il m’a plutôt dissuadée de le faire, au début… J’avais déjà écrit une cinquantaine de pages. J’ai fini par les

‘‘Dans les deux heures, il m’a répondu : vas-y, continue, tu tiens ton sujet !... ’’ lui envoyer. Dans les deux heures, il m’a répondu : « Vas-y, continue, tu tiens ton sujet !... » Le côté très romanesque l’a convaincu. Il a compris que je voulais écrire un livre qui ressemblerait aux livres que j’ai aimés quand j’étais très jeune : les grandes sagas des auteurs russes ou encore les livres de Roger Martin du Gard, là où on suit des personnages sur toute une vie…


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Texte : Alain Ancian - Jean Luc Fournier

Photos : Sophie Dupressoir

Or Norme. C’est cette idée d’une saga qui s’est imposée tout de suite, donc… C’est ça, tout de suite… Mais je ne souhaitais pas seulement raconter les années cinquante au Maroc : depuis quatre ou cinq ans, j’ai rencontré tellement de journalistes et je me suis rendue compte à quel point les gens, notamment dans le monde occidental, n’ont pas du tout conscience de l’histoire réelle des pays comme le Maroc qui, en un siècle, vont sortir de l’archaïsme puis ensuite de la colonisation et qui vont acquérir non seulement leur indépendance mais se construire finalement assez rapidement. J’espère qu’à la parution dans quelques années du troisième roman de cette saga, les gens comprendront d’où vient le Maroc et son peuple, j’espère qu’ils se souviendront du personnage de Mouilala, mon arrière-grand-mère, que j’ai connue, qui ne savait ni lire ni écrire, qui vivait cloitrée, qui ne connaissait rien du monde avec lequel elle n’avait pas la moindre interaction, hors les hommes de sa famille et ses propres enfants. Et moi, qui suis son arrière-petite-fille, je suis devant vous aujourd’hui, à Strasbourg, pour vous parler d’un livre et de ces pays du sud qu’on imagine alanguis et sur lesquels on raisonne avec des clichés : souvent, par exemple, dans les interviews ou dans les débats, on laisse entendre que pour les femmes, c’est pire maintenant qu’auparavant. Je réponds que ceux qui disent cela n’ont évidemment

aucune idée de ce qu’était réellement la condition des femmes dans les années cinquante… Oui, j’avais aussi envie de témoigner de la fulgurance de l’histoire dans ces pays-là… Or Norme. En témoigne aussi certains mythes que vous mettez à mal. En lisant la vie de Mathilde, l’Alsacienne et Amine le Marocain, vos grands-parents, sur les dix ans que couvre le premier tome de votre saga, de 1944 au milieu des années cinquante, on ressent à chaque page la misère dans laquelle vivent alors les Marocains des villages enclavés qui mènent une existence extrêmement dure. Pour les colons qui arrivent là-bas dans les années vingt ou trente, la vie est très difficile, également. On dirait presque le farwest américain et son côté impitoyable… C’est tout à fait ça, le Maroc d’alors est un espace d’aventure et on n’y fait pas de cadeau. Je me souviens du témoignage de ma mère parlant de mes grands-parents. Elle m’a raconté le mépris auquel tous deux ont dû faire face. Ma mère a énormément souffert du racisme dans son enfance, en particulier celui venant de la société coloniale. Racisme à l’encontre de la petite fille métis qu’elle était, avec ses cheveux extrêmement frisés et le mépris envers sa maman qui s’était mariée avec un arabe, donc un sauvage, un indigène avec lequel elle avait en quelque


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Photos : Sophie Dupressoir Texte : Alain Ancian - Jean Luc Fournier OR SUJET OR NORME N°38 Ouvertures

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sorte trahi sa communauté. Sans parler du soupçon latent qu’une européenne qui fait cela souffre forcément d’un trouble sexuel car le colonisé, quelque part, a forcément la sexualité d’un animal ou d’un sauvage. Ma mère me racontait à quel point c’était difficile pour elle d’assister, enfant, à l’humiliation de ses parents. Les colons appelaient systématiquement mon grand-père Mohammed et le tutoyait, lui qui, pourtant, avait été officier et avait combattu dans les rangs de l’armée française durant la guerre. J’ai vraiment tenu à restituer le quotidien de Aïcha à ce niveau-là. Et puis bien sûr, j’évoque ce couple qui devient en quelque sorte un otage de l’histoire et de la politique et qui en arrive peu à peu à devenir étranger et ennemi l’un de l’autre et l’un à l’autre. Amine, en particulier, n’a jamais connu que des femmes dociles qui acceptent les ordres et les contraintes et ne comprend pas Mathilde qui n’accepte pas les codes imposés, la séparation de fait entre les hommes et les femmes, ces dernières ne bénéficiant pas de la moindre vie sociale et devant rester à la maison pour élever les enfants. Tout cela, forcément, génère beaucoup de violence. Et pourtant, ils s’aiment : ils s’aiment mal mais de manière passionnée. Et, à cette époque-là, quand on est une femme, on ne vient pas expliquer un jour que finalement, ça ne me plait pas du tout et que je vais partir. A un moment, je pense que ma grand-mère a compris que c’était foutu pour elle, qu’il fallait qu’elle accepte et qu’elle s’engage

profondément dans cette vie qui était la sienne. Je sais par ailleurs qu’elle était révoltée contre le fait qu’on lui avait fait croire des choses horribles dans son enfance sur les étrangers. La guerre lui a servi de révélateur, dans le sud de l’Alsace où elle vivait. Elle m’a raconté sa terreur la première fois où elle a vu un soldat noir qui faisait partie des troupes de libération. La seule chose qu’elle savait des noirs, à travers les livres d’histoire, c’est qu’on les appelait les nègres, les sauvages. A la fin de la seconde guerre mondiale, les troupes coloniales sont arrivées en Alsace et les Alsaciens se sont alors rendus compte que ces types qu’on leur avait décrits comme des sauvages, des sous-hommes de races inférieures, venaient pour libérer leur village, venaient mourir pour eux et que c’étaient de hommes tout à fait honnêtes, sympathiques, qui disaient bonjour comme tout le monde et qui s’asseyaient volontiers à table avec eux pour partager les repas. Au fond, ma grand-mère a toujours vécu dans le pays des autres : au Maroc, certes, mais aussi en Allemagne puisqu’elle était née à Lörrach, en Allemagne aujourd’hui, puisque l’Alsace était allemande à l’époque de sa naissance. Elle était très germanophile sur la plan culturel mais en même temps, très françaises et en même temps aussi, très marocaine… Or Norme. Il y aussi ce mythe qui court encore par chez nous et qui voudrait qu’à l’inverse


de ce qui s’est passé dans l’Algérie voisine, le Maroc ait conquis son indépendance de façon très pacifique. A la fin de votre livre, les maisons des colons brûlent, Aïcha, votre maman se réfugie dans les bras de son père et pense : « Qu’ils brûlent ! Qu’ils s’en aillent ! Qu’ils crèvent… ». Il y a plein de lecteurs qui vont découvrir cette violence en vous lisant… Je dois vous avouer que ce fut le cas pour moi aussi. Je n’avais pas conscience auparavant que ce fut à ce point. Aujourd’hui, le Maroc et la France entretiennent une relation apaisée, presque douce, et je pense que c’est parce que cette légende d’une indépendance paisible elle aussi a été entretenue en fait conjointement par les deux pays. A la fin du Protectorat, les colons ne sont pas partis. Jusqu’au début des années 70, l’économie marocaine est tenue encore en majorité par les Français. On a toujours eu cette idée que tout s’est négocié tranquillement autour d’une table alors qu’il y a une jeune génération qui va émerger à la faveur

‘‘Non, moi j’ai voulu raconter le Maroc comme d’autres ont écrit sur l’Amérique, l’Italie ou la France, avec la même grandeur, la même fierté. ’’ de la guerre d’Algérie et qui va se battre pour le respect de son identité, de sa religion et pour la fin d’un mode vie basé sur la ségrégation que j’évoque largement en décrivant Meknès, cette ville où, à l’époque, on lisait couramment : piscine ou ascenseur interdit aux arabes. Pour qu’il puisse passer de la ville européenne à la ville arabe, mon grand-père avait besoin de son laissez-passer…

27Or Norme. On imagine que le plan des deux

autres ouvrages de la saga est déjà fixé dans votre tête. Avez-vous choisi votre angle littéraire ? Il sera très hardi, très percutant ?.. Je ne me pose pas la question de savoir à qui la suite de cette histoire va plaire ou déplaire. Ce qui est très difficile, quand on écrit une telle saga,


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Texte : Alain Ancian - Jean Luc Fournier

Photos : Sophie Dupressoir

c’est de se mettre à la hauteur de ses personnages. Je n’ai pas du tout envie de raconter le coup d’État de Skhirat ou, plus tard, celui d’Oufkir avec les connaissances de ces événements que nous avons aujourd’hui. Je veux les raconter avec le très peu de connaissance que les gens en avaient à l’époque et même avec les fausses informations qu’on leur donnait. Le peuple vivait dans la propagande permanente. Dans le deuxième tome qui se situera entre l’arrivée de l’homme sur la lune en 1969 et les émeutes de la faim à Casablanca en 1981, je vais raconter comment on vivait il y a un demi-siècle dans un pays où on ne sait presque rien de ce qui se passe et où la peur est permanente tout en essayant de restituer le contexte historique, de la parenthèse enchantée des années soixante avec la mixité, l’accès des femmes à l’Université, la danse, les boites de nuit et les bikinis sur la plage et les changements brutaux de la fin des années soixante-dix avec la révolution en Iran, un rapport de plus en conflictuel à l’Occident, la montée de l’islamisme, la fin d’un rêve en quelque sorte… Or Norme. Quand on est une jeune femme biculturelle comme vous, est-ce que c’est facile d’écrire sur son pays d’origine qui fait partie d’un endroit du monde où on dit, avec un peu de condescendance quelquefois, que les peuples sont passés du moyen-âge au monde moderne en moins d’un siècle ? Déjà, pour moi ce n’est jamais facile d’écrire, le verbe écrire et l’adjectif facile ne vont pas bien ensemble (rires). Non, moi j’ai voulu raconter le Maroc comme d’autres ont écrit sur l’Amérique, l’Italie ou la France, avec la même grandeur, la même fierté. On considère toujours qu’un écrivain afghan, turc ou marocain doit absolument parler de politique car il vient d’un pays où c’est compliqué et tout ça… Donc, il doit faire des textes engagés. Moi, je veux faire l’inverse. L’histoire, la politique, sont à l’arrière-plan des personnages. Je veux montrer que dans les années soixante-dix au Maroc, on s’intéresse au rock, à l’amour, au sexe ; on a envie de se faire des amis, de voyager, il y a des salauds, des escrocs, des gentils, il y a de tout, ce sont des être humains universels traversés par des émotions universelles auxquelles un Italien, un Américain ou un Péruvien peuvent sans problème s’identifier. Or Norme. Un mot pour finir sur ces derniers mois totalement inédits que nous venons

tous de vivre. Comment les avez-vous vécus personnellement ? C’est difficile à dire, je n’ai pas encore assez de recul. J’ai simplement essayé de faire en sorte qu’un jour suive l’autre, à faire avec plein de petites choses très importantes comme m’occuper de mes enfants, leur faire la classe, m’occuper de ma mère et préoccupée aussi par mes deux sœurs qui sont toutes deux médecins… J’ai vécu ces mois dans un présent continuel qui était aussi sidérant mais je me suis vite enfermée totalement dans ma coquille. J’ai cessé net d’écouter les infos parce que je n’en pouvais plus de ce virus et de la mort qui tournaient en boucle. Je me suis mise à regarder beaucoup de films des années cinquante, j’ai beaucoup lu, des choses qui se passaient dans des pays lointains et à d’autres époques, j’ai voulu m’évader loin de ce réel où je ne comprenais rien. Aujourd’hui, je réalise que pour la première fois, on a tous été contraint de faire une pause, de ne plus vivre dans cette vie trépidante, où une chose en chasse une autre sans arrêt et à tout moment. Et ça vaut surtout pour nous les femmes qui avons une charge mentale importante et permanente : les enfants, l’école et toutes ces petites choses qui font que nous n’arrêtons jamais d’être préoccupées. En fait est arrivé, sans que nous l’ayons voulu, ce moment où on a pu se poser, réfléchir, avec un agenda vide et j’ai pu alors me demander tranquillement si tout ce que j’avais vécu ces dernières années était bien ce que je me souhaitais. Avoir enfin du temps pour réfléchir a été une conséquence extraordinaire des événements des mois passés… Or Norme. Est-ce que ces moments vous ont permis de prendre des décisions importantes pour vous-même ? Oui. Et je suis déjà en train de les appliquer… Or Norme. On peut savoir lesquelles ? Non (grand éclat de rire). Mais je sais que je suis arrivée à la fin d’un cycle… Or Norme. Ce virus, il nous dit quoi, sur nousmême ? Un virus teste nos défenses immunitaires, non ? Il le fait aussi pour notre société. Dans nos pays riches, développés, il nous fait réaliser que nous avons au fil des années abandonné par mal de choses essentielles en matière d’éducation ou de santé : ce fut terrible de se rendre compte qu’en


Italie ou en Espagne, des gens mourraient seuls allongés par terre. On marche sur la tête sur notre continent qui est le plus riche et le plus développé de la planète. Ce virus teste aussi notre capacité à être solidaire, à considérer l’autre. Autour de moi, les clochards m’ont raconté le rejet auquel ils doivent faire face, la méchanceté et cette solidarité qui s’exerce à l’égard de certains mais pas à l’égard d’autres comme les migrants qui sont considérés comme des infra-humains…

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Or Norme. Cette littérature que vous chérissez tant, que peut-elle faire ? Peut-elle donner les petits coups de main que certains attendent et dont ils ont besoin ? On a besoin de récits, on a besoin qu’on nous raconte ce qu’est vraiment un être humain qui vit telle ou telle situation… Dans cinquante ans, ce qui fera que les gens comprendront ce que nous avons vécu, ce ne seront pas les articles de journaux. Ce sera cette personne qui aura réussi à écrire de

l’intérieur ce que nous aurons vécu. Aura-t-elle tout dit de cette crise sanitaire ? Non, bien sûr mais elle aura écrit l’essentiel. C’est la même chose pour le racisme, les inégalités ou l’abandon des campagnes dans notre pays : on a besoin de récits, on a besoin de voix qui racontent ce que c’est que de vivre ces expériences-là, ce que c’est que d’être un noir, un immigré ou un misérable en France en 2020. C’est le récit qui permet de construire de l’empathie et de construire une société. Une société c’est d’abord un récit commun… J’ai beaucoup relu Stefan Zweig durant le confinement, particulièrement Le monde d’hier où ce qu’il raconte dit beaucoup de notre monde et surtout de notre naïveté quand on pense que plein d’événements ne peuvent pas survenir chez nous, dans notre pays. Depuis cinq ou dix ans, on se rend compte que notre rationalité est en permanence mise à mal : j’ai été diplômée de Sciences Po en 2004. Depuis, tout ce que j’ai appris à Sciences Po s’est révélé faux. Absolument tout… »


par Artefact à Rodolphe Burger ; elle ouvre ainsi une trajectoire partagée autour de quelques récits souterrains constitutifs de l’ « éternel strasbourgeois » et qui traversera ces mois à venir, dont nous sommes tous incapables de mesurer ce qu’ils seront…

JEUDI 3 SEPTEMBRE, 17H30 MAUDIT MÉTIS ? Débat inaugural avec Leïla Slimani, Rachida Brakni, Abnousse Shalmani, Nina Yargekov, avec Pascal Blanchard. Leïla Slimani a réuni autour d’elle des amies engagées pour débattre du métissage. Voici des femmes libres au croisement de deux cultures. Quand l’histoire familiale s’entremêle avec celle de la colonisation et se nourrit du mélange d’identité nationale et de culture. Avec la présence de l’historien Pascal Blanchard, spécialiste des décolonisations françaises.

Rachida Brakni

Rodolphe Burger

Pascal Blanchard

Leïla Slimani

AMÉLIE NOTHOMB La jeunesse est un talent et il faut des années pour l’acquérir Abnousse Shalmani

Guillaume Galienne

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Jean-Luc Nancy

VENDREDI 4 SEPTEMBRE, 15H

JEUDI 3 SEPTEMBRE, 20H30

Star indéboulonnable de la rentrée littéraire, Amélie Nothomb raconte dans Les Aérostats (Ed. Albin Michel) une rencontre entre deux jeunes mal dans leur peau, Ange, étudiante en philologie, et Pie, lycéen dyslexique...

RODOLPHE BURGER (FEATURING JEAN-LUC NANCY)

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GUILLAUME GALIENNE Pour nous donner le goût des mots… C’est en tant qu’ambassadeur d’un livre puissant que Guillaume Gallienne prend la parole. Un recueil de poèmes écrit par sa cousine, Alicia Gallienne, morte à l’âge de 20 ans. L’autre moitié du songe m’appartient, (Ed.Gallimard).

Texte : Alain Ancian

Photos : DR

JEUDI 3 SEPTEMBRE, 19H00

Chansons électriques, lectures, conversations

Nina Yargekov

Cette soirée est de fait le premier acte d’une résidence singulière proposée

Amélie Nothomb


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VENDREDI 4 SEPTEMBRE, 19H ROLAND GORI & FABIENNE ORSI Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment éviter que cela se reproduise? Comment nos sociétés en continuant à éclairer leurs conduites par les astres morts des croyances fondatrices des sociétés industrielles se précipitent dans un gouffre… en oubliant la solidarité et l’entraide.

dans la crise du Covid-19. Martine Wonner, député du Bas-Rhin (et médecin), est co-fondatrice du collectif “Laissons les médecins prescrire” et le Professeur Jean Sibilia est chef de service de rhumatologie au CHU de Hautepierre, doyen de la Faculté de Médecine de Strasbourg et président de la conférence des Doyens de France.

SAMEDI 6 SEPTEMBRE, 16H RAPHAËL ENTHOVEN FACE AUX MONSTRES SACRÉS DE SON ENFANCE Mise à nu brute et émouvante. Raphaël Enthoven signe le roman de toute une vie. En parvenant à exprimer l’universel par le particulier, Raphaël Enthoven livre un premier roman où s’exalte son imaginaire et s’exprime la trajectoire des sentiments et de l’âme humaine grâce à une langue virtuose, cruellement drôle et secrètement tendre.

Christian Perronne Raphaël Enthoven

Photos : DR

Roland Gori

SAMEDI 6 SEPTEMBRE, 18H

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Texte : Alain Ancian

EMMANUEL TODD Les luttes de classes en France au XXIe siècle

Martine Wonner

Fabienne Orsi

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VENDREDI 5 SEPTEMBRE, 10H30 TABLE RONDE Quelle est la place du médecin et du politique en période de pandémie ? Christian Perronne, Martine Wonner & Jean Sibilia Dans un livre choc et courageux, « Y a-t-il une erreur qu’ils n’ont pas commise ? », l’infectiologue Christian Perronne accuse ses confrères d’avoir privilégié les intérêts des laboratoires au détriment de la santé des Français

Jean Sibilia

Emmanuel Macron et les Gilets jaunes ont ouvert une page nouvelle de l’histoire de France, qui mêle retour des luttes sociales et apathie politique, sursaut révolutionnaire et résignation devant les dégâts de l’euro, regain démocratique et menace autoritaire... Pour la comprendre, Emmanuel Todd examine, scrupuleusement et sans a priori, l’évolution rapide de notre société depuis le début des années 1990…

Emmanuel Todd


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DIMANCHE 7 SEPTEMBRE, 11H30

DIMANCHE 7 SEPTEMBRE, 15H

TOBIE NATHAN. GUÉRISSEUR DES ÂMES ET EXILÉ MAGNIFIQUE

JACQUES CANETTI, GÉNIE DE LA MUSIQUE Lecture musicale avec Françoise Canetti, Liselotte Hamm, Jean-Marie Hummel & Léopoldine HH

Clinicien et thérapeute reconnu, ce provocant ethnopsychiatre français vole dans les plumes de la psychanalyse qui le lui rend bien. Entre fresque historique et grand roman, Tobie Nathan écrit magnifiquement une épopée foisonnante et tragique, lestée du passé, forte de ses personnages, de leurs souvenirs et de leur cheminement.

Sourcier sûrement, sorcier peut-être, Jacques Canetti n’a besoin que de son talent pour faire éclore celui des autres. Explorateur infatigable, découvreur impénitent, défricheur perspicace, il a été pendant des décennies le Christophe Colomb de la chanson française, révélant à eux-mêmes les plus grands alors qu’ils étaient encore petits…

Saint-Germain» sera l’un des temples du jazz les plus prisés de la capitale. On y écoute les géants afro-américains de la note bleue : Miles Davis, Duke Ellington, Kenny Clarke mais aussi les Européens Django Reinhardt et Martial Solal. Autour d’un quartet inédit monté par Grégory Ott, ce concert émaillé de quelques petites histoires nous rappellera cette formidable période, unique et hors du temps..

Le Grégory Ott Trio Tobie Nathan

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Jean-Marie Hummel et Liselotte Hamm

“AMÉRIQUE, AFRIQUE : TOUS MES TEXTES SONT POLITIQUES” Alain Mabanckou Alain Mabanckou croise l’histoire de la colonisation et des indépendances, des représentations, de la vie intellectuelle et littéraire, mais aussi du cinéma et de l’actualité et convoque un vaste et lumineux tableau qui est l’occasion de retracer l’émergence des lettres africaines dans un monde structuré par les récits d’exploration, les mémoires coloniaux et les romans exotiques produits par les colonisateurs.

Léopoldine HH

DANS LES P’TITS PAPIERS DE RÉGINE Léopoldine HH, Javel Habibi & Gérard Daguerre Dans une soirée arrangée et orchestrée par le pianiste et compositeur Gérard Daguerre (qui fut le pianiste historique de Barbara), nous retrouvons la chanteuse Léopoldine Hh et la drag queen française Javel Habibi dans un spectacle consacré à la chanteuse littéraire Régine et son répertoire littéraire qui va de Bruant à Gainsbourg…

DIMANCHE 7 SEPTEMBRE, 17H30 LE JAZZ À SAINT-GERMAIN-DESPRÉS Grégory Ott invite Michael Alizon, Diego Imbert et Franck Agulhon

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Texte : Alain Ancian

Photos : DR

DIMANCHE 7 SEPTEMBRE, 19H DIMANCHE 7 SEPTEMBRE, 14H

Alain Mabanckou

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, Paris ouvre ses bras aux plus grands représentants du jazz américain alors que la ségrégation est encore très vive aux États-Unis. Le très chic «Club

Régine


aux disparus est devenu pour moi une obsession » écrit Anne Sinclair à l’orée de son enquête sur le destin énigmatique de son grand-père…

littérature d’Olivia Ruiz, conteuse hors pair, qui entremêle tragédies familiales et tourments de l’Histoire pour nous offrir une fresque romanesque et flamboyante sur l’exil.

Gérard Daguerre

MERCREDI 9 SEPTEMBRE, 16H ANNE SINCLAIR. LA RAFLE DES NOTABLES EN 1940 Anne Sinclair, fidèle des Bibliothèques idéales, nous revient avec cette « histoire qui la hante depuis l’enfance ». Elle y interroge un chapitre méconnu de la persécution sous l’Occupation. La journaliste a enquêté sur le passé de son grand-père paternel, incarcéré fin 1941 dans le camp de Royallieu à Compiègne avec d’autres juifs considérés comme bourgeois… « Essayer de redonner un peu de chair

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Olivia Ruiz

Anne SInclar

JEUDI 10 SEPTEMBRE, 16H MERCREDI 9 SEPTEMBRE, 18H00 OLIVIA RUIZ : EXIL, DÉRACINEMENT ET VIE ENTRE DEUX CULTURES Olivia Ruiz accompagnée de ses musiciens lira en musique et chansons La commode aux tiroirs de couleurs (JC Lattès). La commode aux tiroirs de couleurs signe l’entrée en

JACQUES WEBER : VERTIGE DE L’AMOUR ET DE LA GUERRE Jacques Weber triomphe dans Cyrano, à Mogador. Soudain, il perd sa voix. Perdre sa voix, n’est-ce que « dans la tête », comme lui répètent les médecins ? Il se voit alors proposer deux mois de tournage au Liban, en


pleine guerre. Il faudrait quitter Christine et leur petit garçon… Ne serait-ce pas fou, inconscient, improbable ? Christine l’accompagne finalement, à Beyrouth, où la mort est un bruit persistant. Le café blanc, la danse des mouchoirs, le parfum du jasmin, n’ont très vite plus rien de pittoresque ; il faut s’habituer aux grondements de la montagne, aux tirs en rafales, aux joutes avec des kalachnikovs. La survie s’installe dans les chairs du couple. Le « rat dans la gorge » est bien petit face à l’urgence de vivre…

Avocat et écrivain, François Sureau dénonce la disparition progressive de l’Etat de droit dans l’indifférence générale. Il alerte sur la fragilité des libertés publiques en France et nous presse de retrouver le sens de la citoyenneté politique. Cet écrivain au parcours atypique évoque ses lectures, ses admirations, ses souvenirs, ses combats (notamment en faveur des réfugiés) et son amour fou de la France.

évoque l’Algérie des années 1960 et les pérégrinations d’un homme abandonné par sa femme, rongé par le désespoir, errant sur les routes après avoir perdu son bien le plus précieux. Il nous offre une méditation profonde sur la possession et la rupture, le déni et la méprise, et sur la place réductrice qu’occupent les femmes dans les mentalités obtuses.

Yasmina Khadra

François Sureau Jacques Weber

ANNICK COJEAN - GISÈLE HALIMI Une farouche liberté VENDREDI 11 SEPTEMBRE, 20H

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IDIR, SINGULIER ET UNIVERSEL

ENKI BILAL, GÉNIE PROTÉIFORME Enki Bilal raconte son confinement volontaire et halluciné durant une nuit au Musée Picasso où il s’est laissé volontairement enfermer une nuit pour y rédiger un texte de libre parcours. Au départ, en un jeu immédiatement hallucinatoire, Bilal sent sur lui un « souffle batracien » tandis qu’une main hostile le projette dans un lieu inconnu, où il perd connaissance pour se retrouver sur un lit de camp...

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Texte : Alain Ancian

Photos : DR

VENDREDI 11 SEPTEMBRE, 16H

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SAMEDI 12 SEPTEMBRE, 14H

Rencontre & concert organisé par Strasbourg Méditerranée. Idir nous a quittés en mai dernier. Ses chansons seront interprétées par Ali Amran (auteur-interprète), Juba Sid, Kahina Afzim & Issam Azzi. Salah Oudahar dialoguera avec Jean-Luc Fournier pour évoquer la mémoire de l’artiste et ses engagements.

Gisèle Halimi : Soixante-dix ans de combats, d’engagement au service de la justice et de la cause des femmes. Et la volonté permanente de transmettre ce qui a construit cet activisme indéfectible, afin de dire aux nouvelles générations que l’injustice demeure, qu’elle est plus que jamais intolérable. Peu de temps avant sa disparition, Gisèle Halimi rest revenue avec son amie, Annick Cojean sur certains épisodes marquants de son parcours rebelle pour retracer ce qui a fait son destin.

Idir

Enki Bilal

SAMEDI 12 SEPTEMBRE, 17H

VENDREDI 11 SEPTEMBRE, 17H

YASMINA KHADRA, MÉDITATION SUR LES FEMMES FACE AUX MENTALITÉS OBTUSES.

FRANÇOIS SUREAU Avons-nous renoncé à la liberté ?

Dans le roman philosophique Le sel de tous les oublis, Yasmina Khadra

Gisèle Halimi

Annick Cojean


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transmission des valeurs féministes aux jeunes générations

SAMEDI 12 SEPTEMBRE, 16H LAURE ADLER. LA VIEILLESSE DEMEURE UN IMPENSÉ. Voici un récit merveilleux, où l’on croise des comédiennes, des médecins, des penseurs, des vieux célèbres et des petites dames du quartier. Une enquête sur notre société et sur soi-même : dans son miroir, chacun voit-il son vrai visage, et la marque du temps ? Jamais ces choses ne furent écrites ainsi, avec simplicité, vitalité, tendresse. Laure Adler a écrit ce beau livre de combat et d’amour, dans la continuation de Beauvoir, Groult, et d’Annie Ernaux.

SAMEDI 12 SEPTEMBRE, 16H

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Camille Laurens

DIMANCHE 13 SEPTEMBRE À 12H LÉA SALAMÉ Femme(s) puissante(s) à Strasbourg Le féminin et la puissance : quand un sujet rencontre son époque. Dans son son livre, Léa Salomé fait le portrait de « femmes puissantes », et raconte comment ces entretiens l’ont profondément changée. Elle s’y raconte aussi pour la première fois. De sa naissance à Beyrouth pendant la guerre, jusqu’à son arrivée à la matinale de France Inter, elle revient sur son parcours d’éxilée et la façon dont elle s’est imposée au sein d’un monde d’hommes...

DIMANCHE 13 SEPTEMBRE, 16H RENCONTRE AVEC JEAN-PIERRE CHEVÈNEMENT De son entrée en politique au début des années 60 à ses combats actuels, Jean-Pierre Chevènement relate dans ses méoires plus d’un demi-siècle d’histoire française, à la fois celle de la gauche et celle de notre République. C’est le témoignage d’un homme de convictions et d’engagement, et plus encore d’un homme de très grand caractère.

RÉGIS JAUFFRET & MARIUS JAUFFRET. TOUTES LES FAMILLES SONT DES ASILES DE FOUS. L’année littéraire avait commencé avec “Papa”, le cri d’amour et de détresse lancé par Régis Jauffret à son père mort, dont la vie, coupé du monde par la surdité, la bipolarité, les neuroleptiques et le brouillard de ses cigarettes, fut un calvaire. C’est avec Marius Jauffret que se poursuit aujourd’hui la geste littéraire de cette famille insoumise. Le fils de Régis Jauffret, aujourd’hui âgé de 31 ans, publie Le Fumoir…

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Texte : Alain Ancian

Photos : DR

Laure Adler

Marius Jauffret

Régis Jauffret

Jean-Pierre Chevènement

Léa Salomé

DIMANCHE 13 SEPTEMBRE, 18H DIMANCHE 13 SEPTEMBRE, 15H CAMILLE LAURENS. MERVEILLEUSE FILLE... OU LA DOMINATION DES HOMMES Dans ce roman d’une puissance exceptionnelle, Camille Laurens déploie le destin d’une femme confrontée aux mutations de la société française de ces quarante dernières années. La narratrice emporte dans sa voix les grandes problématiques de l’éducation des femmes, de la domination masculine et de la

EDWY PLENEL, FRÉDÉRIC CIRIEZ & DANY LAFFERIÈRE : L’EXIL VAUT LE VOYAGE « Celui qui reste vit l’exil plus durement que celui qui part », note Dany Laferrière. Cet arrachement, qui cloue sa mère sur place, il décide de s’adapter, de faire l’effort de comprendre les codes de ce pays d’accueil pour y survivre. C’est de cet apprentissage qu’il tire la matière de deux livres. Ce débat évoquera l’influence de Frantz Fanon sur la prise de conscience des peuples


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sous domination étrangère. Fut-il un un maître à penser, un acteur déterminant ? Et quel est aujourd’hui l’héritage de la vie et de la carrière de ce révolutionnaire qui fut aussi un éminent psychiatre ?

peut insuffler : les mesures, les interdictions et la morale. C’est un véritablement un mouvement de contre-culture : les zazous répondent avec légèreté et autodérision à l’ordre social et moral du régime de Vichy...

C’est un véritable militantisme déguisé. Ils ont même l’audace d’arborer des étoiles jaunes marquées « zazou », « swing » ou « goy » («non-juif» en hébreu) par défi !

Edwy Plenel

OR NORME ET LES BI : UNE LONGUE HISTOIRE

Photos : DR

Dany Laferrière

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OR SUJET

Texte : Alain Ancian

Frédéric Ciriez

DIMANCHE 13 SEPTEMBRE, 18H30 LES ZAZOUS, MOUVEMENT PIONNIER DANS LA CONTRECULTURE JEUNE Concert de clôture avec Lisa Portelli, Gérard Daguerre, Léopoldine HH Etre zazou dans les années 40, c’est bien vite être catalogués «insolents». Avec leurs vêtements et leur mode de vie, ils se positionnent directement en rejet de tout ce que le gouvernement

Depuis son tout premier numéro, (bientôt dix ans), Or Norme soutient Les Bibliothèques idéales, ce magnifique festival littéraire sur le podium français des manifestations consacrées à la littérature. Il y a quatre ans, ce fut le début d’une autre étape de cette belle aventure avec la prise en charge du community management du festival, c’est-à-dire la diffusion d’échos sur toutes les sessions d’écrivains en direct sur les réseaux sociaux. Depuis l’an passé, une autre responsabilité, importante, a été confiée par la Ville de Strasbourg à Ornormedias, l’agence de presse qui édite Or Norme chaque trimestre. Patrick Adler, le directeur de la publication de Or Norme, la détaille : « Depuis l’an passé, la ville de Strasbourg a décidé d’organiser un appel d’offres pour déléguer la production des Bibliothèques idéales. C’est la deuxième édition dont nous assurerons l’organisation et la production,

en étroite relation avec François Wolfermann qui assure la totalité de la programmation depuis l’origine des Bibliothèques idéales et le service Culture de la Ville de Strasbourg. Nous nous occupons de l’achat des spectacles et du cachet des artistes, de la venue des écrivains et des artistes, de leur séjour sur place durant l’événement (voyage, hébergement, restauration, répétition le cas échéant…) mais aussi de la régie scénique du plateau de la Cité de la musique et de la danse. En 2019, 36 000 spectateurs ont été accueillis sur les deux sites (Opéra national du Rhin et Cité de la musique et de la danse) lors des 72 rencontres programmées durant le festival. Un format nouveau est organisé cette année puisque cette session de septembre se verra complétée par une autre session sur un grand week-end en janvier prochain. Ainsi, désormais, les BI se caleront idéalement sur les deux rentrées littéraires de France, collant ainsi étroitement et parfaitement à l’actualité du Livre dans notre pays… »

Programme intégral susceptible de modifications disponible sur www.bibliotheques-ideales.strasbourg.eu Réservations gratuites et impératives en ligne


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DOSSIER

SOS CULTURE !

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OR SUJET

Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Or Norme - DR

Le spectacle vivant est le secteur culturel le plus durement touché par la crise sanitaire des derniers mois. Et c’est encore d’autant plus vrai qu’à l’heure où ces lignes sont écrites et ce numéro de Or Norme bouclé (le 23 août dernier), le renforcement des mesures sanitaires semble redevenir d’actualité dans nombre de régions du pays, de nouveau touchées par les affres du virus. C’est toute la culture qui est en grand danger dans un pays qui, il n’y a pas si longtemps finalement, en faisait sa fierté et la revendiquait comme une exception intangible… A enquêter durant plusieurs semaines au début de cet été auprès de nombre d’acteurs culturels de Strasbourg et son Eurométropole, on mesure bien le désarroi, la détresse quelquefois l’angoisse qui se sont emparés de celles et ceux que nous avons l’habitude de côtoyer toute l’année tant leur talent et celui de leurs équipes se conjuguent à celui des artistes pour nous faire vivre ces moments d’exception qui nous nourrissent et nous inspirent si fort tout au long de nos vies. Un expression revient sans cesse et sans cesse : « Et nous ? Qu’on nous dise enfin quelque chose, qu’on nous aide vraiment ! » Et une scène, grotesque et terrible, est rappelée sans fin, et reste gravée dans toutes les mémoires. On est le 6 mai dernier. A l’Elysée, une visio-conférence avec treize artistes soigneusement triés sur le volet et à la notoriété établie (dont Stanislas Nordey, le directeur du TNS) vient de se terminer. Elle n’était pas destinée à être rendue publique (et d’ailleurs, elle ne le sera pas) mais ses suites vont l’être car, pour Emmanuel Macron, il s’agit en urgence de répliquer à une violente charge publiée par Le Monde, « La culture oubliée en temps de crise », adressée le 30 avril au ministre de la Culture et signée par deux cents artistes parmi lesquels Catherine Deneuve ou encore Omar Sy… Après avoir rassuré les intermittents en prolongeant leurs droits jusqu’en août 2021 -cette très bonne nouvelle sera la seule annonce concrète de la session-, le président de la République

se lance soudainement dans un numéro digne de l’Actor’s Studio des grandes années. Un long propos, un peu hagard, s’en suit : décousu, sans axe précis, et avec un passage où il est question « d’enfourcher le tigre » qui deviendra immédiatement un must sur les réseaux sociaux. Tout au long de ces longues minutes de pure langue de bois et d’improvisation totale, sans l’ombre d’une décision d’aide concrète, le ministre de la Culture d’alors, le transparent Franck Riester se donne une constance en feignant de prendre des notes avec un air appliqué et inspiré pendant tout le « show » présidentiel… Le président évoque un instant un deuxième rendez-vous « dans deux mois » (il n’aura jamais lieu, du moins en ce qui le concerne) puis rideau ! La caravane présidentielle disparait, laissant le monde de la culture hébété et en colère… C’EST UN TSUNAMI QUI MENACE… Elle n’est pas retombée, cette colère. Elle enfle même encore quand, par exemple, le 24 juillet, le Puy du Fou de Philippe de Villiers (ce dernier avait reçu, dès le 20 mai, un SMS directement d’Emmanuel Macron lui annonçant la bonne nouvelle), est autorisé à accueillir 12 000 personnes dans ses trois espaces contigus simplement séparés par des plaques de Plexiglass. Devant la polémique, le parc promettra ensuite de limiter son public à 5 000 personnes, comme l’impose la loi. Mais les promesses n’engageant que ceux qui ont la faiblesse de les croire, le 16 août dernier, le parc obtiendra de nouveau l’autorisation du Préfet de Vendée pour


Franck Riester et Emmanuel Macron lors de l’émission télévisée du 6 mai dernier

accueillir 9 000 spectateurs ! Le Puy du Fou, le fait du Roy : la colère ne cesse d’enfler… Et les questions continuent de fuser, restant sans réponse. On peut depuis longtemps circuler pendant des heures dans des trains ou dans des transports en commun bondés avec le port d’un masque. Alors, dans un théâtre, dans une salle de concert, en quoi est-ce si différent ? Dès son arrivée au ministère de la Culture, début juillet dernier, Roselyne Bachelot avait promis de se saisir du sujet. A la mi-août, on attendait encore… Et, malgré les incessantes demandes d’une aide plus conséquente et surtout plus en adéquation avec les enjeux, le Fonds d’Urgence pour le Spectacle Vivant privé non musical (FUSV) n’a pas bénéficié d’un euro de plus des 5,8 millions d’€ dont il a été primitivement doté au printemps. Sur les 900 dossiers reçus, 4,2 millions d’€ avaient déjà été distribués au 7 août, une moyenne de 2 400 € pour les compagnies à 21 000 € pour les salles. Mieux que rien, certes, mais pas de quoi se rassurer pour l’avenir…

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Car il est sombre, cet avenir, c’est un tsunami qui menace dès cet automne tout le secteur de la culture et la vague, déjà bien formée, approche des côtes à très grande vitesse. Les différentes initiatives menées cet été du mieux qu’elles le pouvaient par les structures et les municipalités n’ont fait que maintenir une présence symbolique des spectacles ou des concerts. Certes, une petite part des spectacles annulés au printemps dernier ont réussi à retrouver une date dans la saison à venir mais, avec cette résurgence de la contamination qui s’est amorcée, il n’existe aucune garantie qu’ils soient effectivement programmés.

Tout cela est corroboré par l’enquête annuelle menée et publiée par le ministère de la Culture chaque début juillet : le secteur du spectacle vivant, hors structures subventionnées par l’Etat (musique, théâtre, danse, cirque) - 217 860 salariés recensés, mais il faut y rajouter le flot des indispensables intermittents du spectacle sans lesquels rien ne tournerait -, vient d’enregistrer une chute de 72% de son chiffre d’affaires et est depuis sa mise à l’arrêt à la mi-mars le secteur le plus lourdement impacté de tous les secteurs du domaine de la culture. A la mi-juillet, plus de 1 500 directeurs de salles de concert ont adressé à Roselyne Bachelot une lettre ouverte intitulée « Tous debout contre la mise à genoux de la musique ! » dans laquelle ils insistaient sur la nécessité absolue de lever progressivement l’interdiction dans des lieux clos pour des spectateurs debout, à partir du 1er septembre. Pour l’heure, aucune réaction. Personne ne sait si les milliers d’événements culturels publics organisés en plein air ou dans les salles de concert ou de spectacle de France pourront avoir lieu comme prévu dans les semaines à venir. Dans les pages qui suivent, Or Norme a questionné et donné la parole à un panel d’acteurs représentatifs de l’intense vie culturelle de Strasbourg et son Eurométropole. Comme ce sont nos relations au quotidien, ce sont aussi des ami(e)s. Toutes et tous se sont ouverts à nous et, même si la plupart tenaient à ne pas exprimer trop ouvertement leur inquiétude, les gorges serrées disaient tout de leur angoisse… Jean-Luc Fournier


ORCHESTRE PHILHARMONIQUE DE STRASBOURG

« Quoiqu’il arrive, on va jouer ! » Marie Linden, la directrice générale de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, se souvient avec nous des derniers mois totalement inédits vécus par l’ensemble des musiciens et des personnels de l’OPS et se projette résolument dans les premières semaines d’une saison 20202021 où les incertitudes ne manquent pas…

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OR SUJET

Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Grégory Massat - DR

Or Norme. Revenons tout d’abord sur ce premier semestre 2020 où le temps s’est retrouvé soudain comme suspendu… « Il y a d’abord eu, en mars, de longs moments de totale sidération où les événements se sont enchaînés brutalement et où nous avons pris conscience de la gravité de la situation. Mais je dois dire que nous nous sommes tous très vite ressaisis autour de l’idée qu’il fallait tout faire pour que l’institution se remette vite en ordre de marche, pour que la maison puisse tourner. Comme beaucoup de formations musicales, une période très intense s’est alors ouverte : il s’agissait de faire en sorte que la vie musicale perdure via les réseaux sociaux. On a pu alors juger de la très grande volonté individuelle des musiciens de fournir des prestations de qualité sur l’espace numérique. Et on a donc eu la confirmation que la musique classique peut encore conquérir des publics nouveaux via les réseaux sociaux. Toutes les formations musicales ont pu mesurer la place extraordinaire que la musique a pris dans la vie des gens durant le confinement : elle a apporté du réconfort, du plaisir et ouvert des espaces de découverte. Ces réseaux sociaux se sont révélés être un outil formidable et indispensable pour toucher les nouveaux publics dont nous avons besoin, notamment via la mise en avant d’œuvres populaires comme Carmen ou le Boléro de Ravel, entre autres. Mais en même temps, ces mêmes réseaux sociaux ont montré leur limite : la musique est un art du vivant. On le savait bien sûr déjà mais on en a eu la confirmation indéniable : le concert est un moment unique car c’est une expérience qui met charnellement en contact le public et les musiciens. Et les événements nous ont privés de ces rendezvous si précieux… Enfin, pour être complète sur

les derniers mois que nous avons vécus, je me dois de dire que nous nous sommes mobilisés en faveur de tous les personnels car si 135 agents travaillent à l’OPS, il y aussi les intermittents du spectacle dont nous nous sommes préoccupés : nous avons honoré leurs cachets prévus pour la saison… Or Norme. Que va-t-il maintenant se passer dans les prochains mois, disons d’ici la fin de l’année. Les incertitudes ne manquent pas… (compte-tenu de la volatilité de la situation sanitaire, précisons que ces propos ont été recueillis le 12 août dernier - ndlr), à commencer par la situation financière puisque l’Orchestre a bien sûr été percuté sur ce plan-là également… L’impact budgétaire dû à l’arrêt quasi total de la programmation lors du premier semestre 2020 peut être estimé à 700 000 €, cette somme concerne la billetterie grand public et les soirées privées événementielles. Les réabonnements de juin ont été bien sûr perturbés ce qui a touché notre trésorerie. Il faut cependant compenser un peu tout cela par le fait que nos dépenses ont été moins élevées puisque l’activité événementielle s’est totalement figée. Du côté des subventions, aucune inquiétude à court terme, je peux dire que l’OPS bénéficie du soutien massif de l’ensemble des collectivités publiques. L’Etat a répondu également présent : la subvention versée par la DRAC Grand-Est nous est même parvenue plus tôt que d’habitude… Nous avons aussi été particulièrement aidés par le grand public avec lequel la petite équipe administrative et moi-même n’avons jamais cessé de communiquer durant ces longs mois. Ce lien maintenu s’est traduit très positivement : nous avions laissé la possibilité à celles et ceux ayant acheté leurs billets avant le début du confinement de faire le choix de nous aider en ne demandant pas le remboursement : 25 à 30% nous ont suivis sur cette voie. C’est formidable cette confiance en l’institution OPS !.. Or Norme. On imagine qu’à ce stade, le grand public n’a qu’une envie, celle d’entendre de nouveau les musiciens de l’OPS en concert. Pouvez-vous lui donner rendez-vous ? On va jouer, c’est une quasi certitude. A l’heure actuelle, impossible de savoir si les jauges


Marie Linden

habituelles pourront être rétablies. Si ce n’est pas le cas, ce sera bien sûr très difficile mais là encore, je peux dire que nous allons jouer. Nous avons recensé méthodiquement date par date les diverses options en fonction de la situation sanitaire réelle. Nous nous adapterons en temps réel aux normes de distanciation qui nous seront imposées. Bien sûr, nous sommes optimistes et nous espérons tous retrouver l’OPS dans sa plénitude et nous avons la volonté absolue de maintenir les chefs et les solistes invités. Si un plan B devait se mettre en place, ce sera une belle occasion pour les musiciens d’explorer

un répertoire moins habituel et, pour le public, d’entendre des pièces jouées plus rarement. Mais je le répète, quoiqu’il arrive, on va jouer ! Et nous maintiendrons toutes les collaborations, notamment les trois rendez-vous que nous avons programmés avec Pierre Chaput à l’Espace Django et les interventions des musiciens dans les établissements scolaires… Notre traditionnel rapport au temps est bien entendu totalement bousculé car la programmation d’une saison se boucle en général deux années avant son entame mais, comme beaucoup, nous nous adaptons et nous faisons face. »

PARMI LES TEMPS FORTS DES MOIS À VENIR À L’ORCHESTRE PHILHARMONIQUE DE STRASBOURG

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PREMIER ACTE AVEC LAMBERT WILSON Strauss - Le Bourgeois Gentilhomme Mendelssohn - Le Songe d’une nuit d’été entrecoupés de lectures par le comédien Vendredi 11 septembre - 20h

DÉCLARATION EN MUSIQUE AVEC PETRA LANG Mahler - Adagio de la Symphoniee n°10 Rûckert Lieder Beethoven - Symphonie n°7 en la majeur Jeudi 15 et vendredi 16 octobre septembre - 20h

BANDES ORIGINALES AVEC MARTIN GRUBINGER Figure majeure de la percussion, Martin Grubinger accompagne l’Orchestre pour cette escapade en terre cinématographique avec une pièce de Tan Dun, compositeur dont les musiques de film ont fait la renommée. À travers deux programmes, l’occasion est donnée de découvrir que la B.O. d’un film est souvent, avant tout, une merveilleuse partition. Jeudi 8 et vendredi 9 octobre - 20h

VOYAGE AU CŒUR DU ROMANTISME AVEC ARABELLA STEINBACHER Schumann - Ouverture de Hermann et Dorothea Brahms - Concerto pour violon en ré majeur Schubert - Berio - Rendering Jeudi 5 et vendredi 6 novembre - 20h

LE VIOLON DE RAVEL AVEC RENAUD CAPUÇON Strauss - Danse des sept voiles Ravel - Tsigane , rapsodie de concert - Sonate pour violon et piano en sol majeur - La Valse, poème chorégraphique Schmitt - La Tragédie de Salomé, suite Jeudi 19 et vendredi 20 novembre - 20h MOZART UNE INTÉGRALE AVEC DAVID GRIMAL Six concertos au programme Vendredi 11 décembre - 20h


OPERA NATIONAL DU RHIN

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OR SUJET

Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Roses - Smith, Courtesy Galerie les Filles du Calvaire

« Mon projet se situe dans la continuité du travail initié par Eva Kleinitz… » Alain Perroux a pris définitivement ses fonctions de directeur général de l’Opéra national du Rhin le 1er août dernier. De son passé en Suisse puis au festival d’Aix-en-Provence jusqu’à ce qu’il a découvert de sa nouvelle maison depuis le début de la crise sanitaire et les prémices de la saison 2020-2021, il nous fait part de son optimisme et de sa foi en l’institution ONR… Or Norme. On a envie de mieux vous connaître, Alain Perroux, car, après la disparition de la regrettée Eva Kleinitz l’an passé et les épisodes de la crise sanitaire qui affecte l’ONR comme toutes les autre structures culturelles de Strasbourg depuis le début du printemps dernier, c’est vous qui héritez du défi de relancer l’Opéra national du Rhin après ces mois sans spectacles publics… « Je suis né en Suisse il y a quarante-neuf ans et j’y ai passé les trente-huit premières années de ma vie. Après mes études, j’ai travaillé comme journaliste, plus précisément critique musical spécialisé en musique classique et opéra au quotidien Le Journal de Genève (devenu Le Temps depuis la fin des années 90 - ndlr). Puis, Jean-Marie Blanchard est arrivé à la direction du Grand Théâtre de Genève et il m’a engagé dans son équipe en tant que dramaturge. Je m’occupais des programmes, des conférences, des journées thématiques, des petites expositions… Il y avait tant à faire et à construire que ce furent des années magnifiques en matière de créativité dans une maison que je connaissais bien puisque j’y avais vu mes premiers opéras dans les années 80. J’y suis resté jusqu’en 2009, durant tout le mandat de Jean-Marie Blanchard. A son départ, alors que je m’apprêtais à continuer à collaborer avec cette maison, une proposition-surprise est arrivée en provenance de France. Bernard Foccroulle, directeur général du Festival d’Aix-en-Provence, me proposait un poste de rêve : devenir conseiller artistique et dramaturge de ce célébrissime festival. On me proposait ainsi de succéder à Eva Wagner, une des arrières-petites-filles du compositeur qui s’en allait diriger le festival de Bayreuth. Evidemment, je ne pouvais

Alain Perroux

pas refuser une telle proposition, vous pensez bien… Cela aura donc durer onze ans, et ces années auront été les plus belles années professionnelles de ma vie, jusqu’à présent du moins, puisque j’ai pu construire des distributions autour d’immenses artistes comme Patrice Chéreau dont ce fut le dernier spectacle ou encore Peter Sellars, autour de grands chefs mais aussi de plus jeunes créateurs, ce qui est un peu la marque de fabrique du festival d’Aix-en-Provence. Quand je regarde aujourd’hui dans le rétroviseur de ces neuf dernières années, je mesure tout ce que la collaboration avec Bernard Foccroule m’a appris et apporté. C’est inestimable… Or Norme. Puis est arrivé l’appel à concours pour diriger l’Opéra national du Rhin. Vous avez été choisi parmi quatre finalistes. On aura très certainement l’occasion de revenir sur votre projet qui, compte-tenu des délais de production artistique, ne prendra corps que dans un an, pour la saison 2021-2022. Pour l’heure, vous défendez ce qui sera donc la dernière programmation de Eva Kleinitz, unanimement regrettée en Alsace et à Strasbourg… Très sincèrement, je ne me sens pas très éloignée d’elle, on vient de familles et d’écoles qui sont assez poches. Je connaissais Eva, elle avait travaillé avec Peter de Caluwe qui avait succédé à Bernard Foccroule à la direction du


théâtre royal de La Monnaie de Bruxelles, ce qui explique certaines parentés. J’ai donc ce grand plaisir et cet honneur de défendre ses choix puisque tous les spectacles de cette saison 2020-2021 sont les siens : elle les a choisis et lancés. Après sa disparition, le travail de production a été suivi par Bertrand Rossi (devenu aujourd’hui directeur général de l’Opéra de Nice - ndlr). Mon projet se situe dans la continuité, il n’y aura pas de rupture car je trouve que ce que Eva avait commencé à construire va tout à fait dans le bon sens, notamment la diversification des esthétiques et des répertoires de façon à pouvoir toucher de nouveaux publics. Son idée d’ouvrir cette maison vers les autres institutions de la place va être poursuivie, c’est tout le sens du festival Arsmondo. Je me retrouve bien dans cette politique-là ; mes goûts personnels sont très éclectiques : mon monde c’est l’opéra mais en son sein-même, je suis aussi bien fan d’opéras baroques que de créations contemporaines ou de grand titres du répertoire du XIXème siècle. Mais j’ai aussi une véritable passion pour la comédie musicale américaine. Je pense que c’est très important de travailler sur une grande variété d’esthétiques différentes. Du coup, cela permet de rencontrer des publics très différents aussi car c’est à travers la programmation que tout commence. On va continuer aussi à développer ce qui aura été une grande marque du travail d’Eva, la programmation pour les jeunes publics. Le but est vraiment que personne ne se sente exclu du monde de l’opéra, que personne ne pense que c’est trop intellectuel, il s’agit vraiment de rompre définitivement avec cette image-là parce que je pense profondément que l’opéra peut parler à chacun d’entre nous. Je suis convaincu que l’opéra est parmi les plus faciles à appréhender parmi l’ensemble des arts. Il est beaucoup plus simple de se laisser emporter par un opéra que par la vision d’un tableau, par exemple, ou encore par la lecture d’un roman… Or Norme. Vous n’étiez présent qu’à 50% de votre temps depuis janvier dernier mais, pour terminer, un mot sur la façon dont l’Opéra national du Rhin a pu gérer cette implacable crise sanitaire qui a morfondu le monde de la culture…

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Passés ces premiers moments de sidération que toutes les entités culturelles, publiques ou privés, grandes comme plus petites ont toutes connus, j’ai trouvé que la maison avait très bien su réagir, de manière très sérieuse et très professionnelle. Chacun a su garder son calme, la crise interne a été inexistante. On a toujours su anticiper, on était à chaque fois en avance de quelque jours sur les recommandations gouvernementales. On a su prendre les bonnes décisions aux bons moments : annuler Arsmondo, malheureusement, était une décision inévitable. On a ensuite mis tout le monde en télétravail, du moins quand c’était possible, ou en situation exceptionnelle d’absence pour les autres personnels. Tout le monde a continué à être payé à 100%. Les intermittents ont également été payés pour ceux qui avaient déjà des contrats et on s’occupe de ceux qui n’en avaient pas encore, par exemple pour les

spectacles de la toute fin de saison dernière. L’ONR a été parmi les maisons les plus généreuses en réglant la moitié des cachets des artistes-invités. On a pu se permettre ça car la maison est très bien gérée et aussi parce que des dépenses prévues n’ont bien sûr pas été engagées, comme la construction de décors ou la création de costumes par exemple. Malgré tous ces points positifs, c’est l’absence de visibilité sur le moyen terme qui constitue la plus grande difficulté pour des maisons comme la nôtre. A l’heure où je vous parle, fin juillet, il est impossible de savoir où nous en serons en septembre, par exemple. A l’opéra, les choses se décident tellement longtemps à l’avance qu’il est très difficile pour nous de naviguer dans ces eaux-là. Au moment où je vous parle, et j’insiste bien sur ce calendrier, nous avons deux spectacles en septembre sur lesquels nous continuons à travailler : la reprise de Chaplin, car le spectacle partira ensuite en tournée et Solveig, dans le cadre de Musica qui sera notre premier spectacle lyrique de la saison, avec un personnage seul sur scène, cerné par les écrans vidéo avec l’orchestre à l’arrière. C’est évidemment un spectacle Covid-compatible, je dirais. A moins d’un renversement très brutal de la tendance sanitaire, je suis à peu près certain qu’on pourra maintenir ce spectacle. On souhaite tous que l’épidémie ne progresse plus, qu’elle régresse même mais nous, pour l’instant, nous sommes déterminés à coller le plus possible par ce qui a été programmé par Eva et Bertrand et ce qui a été annoncé en mai dernier. En tout cas, je sens la maison très résiliante, elle tient le coup manifestement, avec des équipes très dévouées, ce point m’a frappé très fortement. On espère tous qu’on a passé le plus dur de la crise et je vous l’assure, nous sommes très optimistes…

PARMI LES TEMPS FORTS DES MOIS À VENIR À L’OPÉRA NATIONAL DU RHIN SOLVEIG ,Strasbourg - dans le cadre de Musica, du 19 au 23 septembre SAMSOM ET DALILA ,Strasbourg & Mulhouse - du 19 au 23 septembre

HANSEL ET GRETEL

,Strasbourg, Colmar & Mulhouse - du 19 au 23 septembre


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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Alban Hefti - Agathe Poupeney - Smith, Courtesy Galerie les Filles du Calvaire

BALLET DE L’OPERA NATIONAL DU RHIN

« Cette crise sanitaire est en fait une crise politique, sociale et même philosophique… » Bruno Bouché, le directeur artistique du Ballet de l’Opéra national du Rhin, pose un regard lucide sur les événements des derniers mois et optimiste sur le début de la saison à venir… Ses rendez-vous Facebook live ont été très suivis durant le confinement. Les centaines de participants pouvaient participer à un cours à base d’étirements, d’entrainements de yoga et d’exercices plus classiques, à la barre. « Il vous faut un tapis de yoga ou de salon, une armoire, une bibliothèque ou une simple chaise pour vous accrocher » prévenait avec malice Bruno Bouché qui avouait fin juin dernier au moment de notre entretien « avoir tout fait pour préserver le lien avec la danse et aussi avec les danseurs du Ballet de l’ONR. Chacun d’entre nous a tout mis en œuvre pour continuer à s’entraîner, pour perdre le moins possible de cette forme physique qui nous préoccupe tous en permanence. Le risque était de tourner en rond, comme de véritables fauves en cage. Ce fut hyper dur pour tout le monde mais en juin, certains ont pu revenir sur scène… » Bruno Bouché ne cache par son amour et sa reconnaissance pour l’Opéra national du Rhin : « L’institution ONR est forte et solide et elle a assumé parfaitement le choc. Sur le plan financier, grâce à la très bonne gestion d’Eva Kleinitz, tout s’est bien passé. Les danseurs ont perçu leurs salaires et tous ont bien eu conscience de la solidarité de l’ONR. Ils évoluent au sein d’un métier très cosmopolite, ils ont pu faire la comparaison avec leurs nombreux copains aux USA ou ailleurs, dans la danse ou dans d’autres secteurs culturels… »

vraiment prendre conscience de la gravité de ce qui nous attend : la crise sociale, notamment, va engendrer des conséquences terribles… » Mais, très vite, il se reconcentre sur les premières dates de la saison à venir : « Chaplin, dès la rentrée ? Il faut absolument pour les danseurs qu’on revienne à des conditions normales et naturelles de plateau : pouvoir se toucher de nouveau, danser sans masque, sans distanciation. On est conscient de tout ça, on a tout fait en ce sens pendant les répétitions. En tout cas, le 17 août, pour notre reprise officielle (notre bouclage rédactionnel était le 14 août dernier - ndlr), on devra absolument savoir ce qui nous attend ! Je pense que ce sera le cas, ne serait-ce que parce que nous savons que certaines compagnies auront déjà repris auparavant. A l’heure où je parle (fin juin dernier - ndlr), les indices vont dans le bon sens. Je suis donc assez optimiste pour ce début de saison… »

PARMI LES TEMPS FORTS DES MOIS À VENIR AU BALLET DE L’OPÉRA NATIONAL DU RHIN CHAPLIN ,Strasbourg & Mulhouse - du 5 au 17 septembre

UNE VIE LIBRE ET SANS ENTRAVE À l’aube d’attaquer la saison 2020-2021, le directeur artistique du Ballet de l’ONR ne se voile pas de mots : « Oui, je suis très inquiet car nous vivons en fait une crise sanitaire certes, mais qui est aussi une crise politique, sociale et même philosophique. Dans les semaines qui viennent, je pense que nous allons

SPECTRES D’EUROPE #3 AVEC NOTAMMENT LA CRÉATION DE POUSSIÈRE DE TERRE DE LA CHORÉGRAPHE ALBA CASTILLO

,Strasbourg, Colmar & Mulhouse - du 21 octobre au 18 novembre DANSER MOZART AU XXIÈME SIECLE ,Strasbourg, Colmar & Mulhouse - à partir du 16 décembre


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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Roses

Barbara Engelhardt, la directrice du Maillon

LE MAILLON

Des dates multipliées, une dynamique de reprise mais une grande prudence Quelle ironie du sort ! Des années que Le Maillon attendait son nouvel écrin et à l’heure où celui-ci dresse fièrement sa belle façade sombre dans le quartier du Wacken, voilà que surgit cette épouvantable crise sanitaire sur laquelle se fracassent tant d’ambitions culturelles. Entretien avec la dynamique directrice du théâtre de Strasbourg, Barbara Engelhardt, qui ne veut pas s’en laisser compter… A la mi-juillet à l’heure où est prévue la rencontre avec sa directrice, le nouveau théâtre du Maillon est encore un peu alangui sous les rayons du soleil. Chacun, dans ces murs, a encore en tête le scénario des derniers mois, depuis l’inauguration à la hâte en octobre dernier par le président de la République alors que les aménagements du nouveau théâtre était tous loin d’être terminés (mais il fallait bien anticiper sur la campagne municipale qui était à venir…) De campagne électorale printanière, il n’y eut finalement que ce sinistre premier tour (le samedi on annonce le confinement et le dimanche on appelle à voter, quel drôle de pays tout de même…). Puis tout s’arrêta brutalement, figeant ce superbe outil dans un silence surréaliste. Un silence que nous avons eu le sentiment étrange de rompre pour la première fois en posant nos questions. Avec cette idée qui nous a également traversé l’esprit : un dramaturge pourrait sans doute tirer parti d’une histoire où

un théâtre flambant neuf refuserait de lever son rideau, où les coulisses resteraient silencieuses et sombres et où le tissu des beaux fauteuils tout neufs ne serait jamais élimé… Heureusement, le bel optimisme de Barbara Engelhardt est très vite venu balayer ces idées-là… Or Norme. Tout d’abord, et sans remuer le couteau dans la plaie, comment avez-vous vécu et comment avec-vous géré les événements de ces derniers mois ? « Nous avons tous vécu l’annonce du confinement comme un événement très brutal. Mais ce qui nous a touché plus encore, c’est d’avoir ensuite été très vite confronté à tant d’informations contradictoires et tant d’aléas. Tout cela faisait beaucoup d’autant qu’en raison des travaux, nous avions déjà dû gérer les conséquences d’une ouverture de saison tardive, en novembre. Nous avons donc dû annuler


le départ, nous avons voulu renforcer le dialogue avec les artistes avec lesquels on souhaitait développer des projets alternatifs, si besoin. Notre programme de saison était bien sûr quasiment bouclé au moment où tous ces événements se sont produits. A ce jour, je ne sais pas ce que nous pourrons présenter tant le niveau des contraintes reste encore incertain. Je ne sais pas quelle jauge sera autorisée donc le nombre de spectateurs que nous allons pouvoir accueillir. On table sur 60 à 70% de la jauge de la salle mais rien n’est certain… Je pense qu’on est entré dans une étape où il va falloir que les acteurs culturels soient parties prenantes en matière de co-construction de scénarii avec les pouvoirs publics : chaque structure culturelle a des compétences, grâce à ses équipes techniques, qui lui permettent de réfléchir aux mesures sanitaires précises à mettre en place. Car tout dépend des bâtiments, de l’architecture, des volumes et des possibilités de circulation du public. Il nous faut peser sur les mesures à prendre et pour ça, il faut que nous réfléchissions ensemble avec les autorités compétentes.

dix-sept spectacles; Certains ont été reprogrammés pour la saison à venir, à la condition que la situation sanitaire le permette, d’autres qui correspondent à des spectacles que nous avons co-produits seront programmés lors de la saison 2021-2022. En revanche, grâce aux effets de la politique culturelle au niveau national et au niveau municipal, nous avons pu honorer tous nos contrats; Beaucoup d’artistes et de techniciens ont brutalement été privés de leurs revenus, en ce qui concerne leurs contrats, Le Maillon a pu les payer sur la base de ce que l’on appelle notre coût-plateau. Et compte-tenu de la situation particulière du théâtre qui était encore à prendre en main, en quelque sorte, les intermittents ont pu eux aussi continuer à travailler… Or Norme. Sur le plan strictement comptable, la perte est sévère ? Il va falloir attendre le bilan pour le savoir avec précision. Il y a bien sûr la perte des recettes de billetterie mais beaucoup de nos spectateurs, presque 40%, ont accepté de ne pas demander de remboursement. Ce don qu’ils ont fait a été immédiatement réinvesti dans la création artistique. Cette possibilité reste ouverte jusqu’au 31 octobre prochain, elle représente un véritable soutien pour nous.

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Or Norme. Comment se présente la saison 2020-2021? On peut imaginer que les incertitudes sont nombreuses… Oui, bien sûr. Nous avons d’ailleurs un spectacle titré Les promesses de l’incertitude, on est en pleine actualité… Dès

‘‘Les artistes pourront s’exprimer, chanter, danser comme auparavant sur la scène.’’ Un point capital est le port du masque par les artistes qui sont sur scène : on a désormais une réponse officielle sur ce sujet, les artistes pourront s’exprimer, chanter, danser comme auparavant sur la scène. Je parle bien sûr avec les données disponibles qui sont celles du 13 juillet, le jour où nous nous rencontrons. On espère que rien ne changera sur ce point, bien sûr. La question du masque reste ouverte en ce qui concerne le public. Nous ne savons pas encore grand chose sur ce sujet… Or Norme. Il y a de très nombreuses dates qui figurent dans le dépliant de la saison à venir. Que peut-on dire sur les temps forts de la saison qui bien sûr ont été choisis en amont de la crise sanitaire… Il y en a deux, l’un en novembre que nous avons appelé Sisters ! Sonorités et mobilisations féministes aujourd’hui et l’autre en mars prochain Les narrations du futur. Dans les deux cas, ils vont permettre de naviguer sur une quinzaine de jours, entre des spectacles, des rencontres,


Photos : Nicolas Roses Texte : Jean-Luc Fournier OR SUJET OR NORME N°38 Ouvertures

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Sisters, le premier temps fort de la saison du Maillon

des conférences, des débats, des ateliers… sur des questions qui relèvent du sociétal. Ce programme de notre saison, nous l’avons voulu comme une réponse à la crise sanitaire : nous avons multiplié les dates pour chaque spectacle, quand c’était possible, de façon à anticiper sur d’éventuelles jauges restreintes et pouvoir ainsi permettre à un maximum de nos spectateurs de découvrir les œuvres. Il n’y aura pas d’abonnements pour cette saison, mais une tarification simple et solidaire. J’invite notre public à se rendre à une de nos quatre soirées de présentation de saison prévues les 4, 8, 11 et 15 septembre. On aura à ce moment-là, du moins je l’espère, une vision un peu plus précise de ce que nous pourrons présenter jusqu’à la fin de l’année… D’ailleurs, dès septembre également, on mettra en place une communication bimensuelle qui collera donc au plus près de l’actualité sanitaire… Or Norme. A l’aube de cette saison qui est effectivement celle de toutes les inquiétudes pour le secteur de la culture, au moment aussi où Le Maillon va enfin pouvoir fonctionner avec la plénitude de son nouveau potentiel, comment souhaitez-vous voir ce théâtre se

positionner parmi l’abondance de l’offre culturelle strasbourgeoise ? Je voudrais d’abord rappeler les soutiens publics dont bénéficie Le Maillon. Celui de la Ville de Strasbourg est le plus important, 2,7 M €, puis vient l’aide de l’Etat via la DRAC, 160 000 € et enfin l’aide de la région GrandEst 475 000 € sur trois ans. Avec la Ville de Strasbourg, notre partenaire public le plus important qui représente 83% de notre budget, nous avons une convention qui court jusqu’à fin 2021. Le public nous suit : même cette saison avec tous ces rebondissements, nous avons eu un taux de fréquentation de 94%… Le Maillon a un rôle important à jouer dans cette ville qui, effectivement, présente un paysage culturel très riche. Il présente une ouverture formidable pour la création contemporaine nationale et internationale, c’est le cœur-même de son identité très particulière. La dimension européenne du Maillon doit pouvoir peser aussi sur certains débats. Il participe à ce rôle très spécifique qu’est celui de la culture dans notre société : contribuer à mettre les choses en mouvement pour que les transitions et les changements sociaux s’opèrent… »


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THÉÂTRE NATIONAL DE STRASBOURG

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Roses - DR

Pour le TNS, 2021 sera une année capitale… Le TNS fait partie des « poids lourds » du secteur de la culture à Strasbourg. L’institution de la place de la République n’a donc évidemment pas ressenti les effets de la crise sanitaire de façon aussi aiguë que nombre d’autres structures culturelles ; mais elle a eu à faire face aux mêmes contraintes… C’est Chantal Regairaz, la souriante et toujours efficace secrétaire générale du TNS qui a tiré avec nous le bilan des mois passés et évoqué les perspectives des mois à venir. « Nous nous parlons en cette fin juin et je voudrais évoquer avec vous en tout premier lieu l’impact de la crise sanitaire sur la vie artistique du TNS. Au final, quatre spectacles ont été annulés mais deux d’entre eux ont été reprogrammés dans le cadre de la saison qui va s’ouvrir. Ce qui, entre parenthèses, va porter le nombre de rendez-vous à 20 au lieu des 16 à 18 habituels. Evidemment, je me projette ainsi dans le cadre d’une saison qui se déroulerait normalement, à l’heure où je parle rien d’autre ne peut être évoqué sérieusement. Du côté financier, l’impact négatif est encore à affiner, mais il sera d’environ 360 000 €. Cela correspond aux pertes en billetterie, en revenus des tournées et aussi à l’impact du maintien des salaires de nos équipes durant toute la période de l’arrêt total d’activité. Sur le plan humain, nous avons insisté sur l’accompagnement des salariés durant les mois passés. Nous avons aussi découvert le télétravail pour les métiers où cela était possible. Nous en avons fait des découvertes : ainsi,

annuler une représentation dans la grande salle, c’est trois jours de travail pour la grande armée des invisibles du TNS : les techniciens, les monteurs de décors, les éclairagistes, les gens du son… Nous avons aussi découvert la réalité d’une telle crise, avec ces scénarii qui changeaient quasiment chaque semaine. Difficile de s’adapter mais les équipes y sont parvenues… » LA TRAVERSÉE DE L’ÉTÉ… ET CELLE DE 2021 En plus des incertitudes réelles sur la situation sanitaire, les travaux programmés dans l’Espace Gruber vont venir compliquer diablement la situation. « Qu’est-ce qui sera effectivement prêt pour 2021 ? Nous ne le savons pas encore » avoue Chantal Regairaz. « Du coup, il va falloir préserver avant tout l’activité artistique et cela concerne les saisons à venir. D’ores et déjà, avec le report des deux spectacles que j’ai évoqué, un engorgement est à prévoir durant la saison qui s’ouvre. 2021 sera une année capitale, il va nous falloir défendre l’activité, nous espérons tous que l’Etat pourra accompagner le TNS durant ces inéluctables moments difficiles… » En tout cas, ce qui a mis du baume au cœur des équipes, c’est le pari réussi de La Traversée de l’Eté (en deux mois, 40 artistes ont participé à plus de 100 rendez-vous culturels les plus divers) : « Nous en avons été très fiers » sourit la secrétaire générale du TNS. « Dès les premiers rendez-vous, on a senti que l’opération serait un succès. Elle avait aussi pour but de permettre à des artistes de reprendre une activité professionnelle le plus tôt possible, sans attendre septembre. Des auteurs et des comédiens ont pu ainsi retrouver le contact avec le public après trois mois de quasi hibernation. Beaucoup l’ont vécu comme un vrai soulagement. Ce fut pour eux une opportunité formidable… » conclut Chantal Regairaz.


Chantal Regairaz

LES PRINCIPAUX RENDEZ-VOUS DES MOIS À VENIR AU TNS ARIA DA CAPO du 30 septembre au 4 octobre LE PERE du 7 au 15 octobre MITHRIDATE du 7 au 19 novembre LES SERPENTS du 25 novembre au 4 décembre

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Le Père dès le 7 octobre au TNS

MAUVAISE du 26 novembre au 5 décembre PHEDRE du 8 au 18 décembre


ESPACE DJANGO

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Roses - Romain Staropoli

« Il faut penser l’ensemble des politiques publiques à partir d’un filtre culturel » Bientôt cinq ans que Pierre Chaput et ses équipes se sont lancés dans l’aventure atypique de l’Espace culturel Django Reinhardt, cette salle de concert avec médiathèque et école de musique intégrées, inaugurée il y a dix ans, et qui abrite ce projet artistique et culturel tout à fait unique puisqu’il se double d’un projet social et territorial affirmé. Entretien avec un directeur passionné, autour du bilan de ces cinq années et de la façon dont l’Espace Django gère les conséquences de l’implacable crise sanitaire qui ravage le secteur de la culture… Or Norme. Quel bilan tires-tu de ces quasi cinq années d’action à Django ? Rien n’était gagné d’avance… « Cinq ans déjà, pfff… On est arrivés avec la trentaine et on va bientôt atteindre la quarantaine (rires). Le vrai bilan, il faudrait qu’on puisse le tirer avec nos partenaires institutionnels ou autres. Notre auto-bilan est plutôt marqué par cette dynamique que nous avons pu créée et qui est saluée par le plus grand nombre qui ont remarqué notre inventivité, dans notre programmation qui est centrée sur la découverte et l’émergence d’une ligne artistique originale axée sur les musiques actuelles du monde. On salue aussi tout ce que nous avons pu faire dans le champ de l’accompagnement des talents

locaux avec plein de coopérations dans plein de secteurs et de territoires : tout ça met bien en valeur ce quartier populaire qu’est le Neuhof qui a des atouts nombreux. Tout cela fait aussi que le projet est plutôt bien vu mais il reste des défis énormes à relever. Ce projet doit s’ancrer pour au moins dix ou quinze ans : quand nous sommes arrivés, ces gamins avaient six, sept ou huit ans, que seront-ils quand ils auront quatorze, quinze ou seize ans ? Grâce à ce que nous aurons contribué à leur apporter, se seront-ils affranchis de leur appartenance culturelle, sociale et territoriale ? C’est ça qui se joue… Les équipes et moi-même sommes plutôt satisfaits car nous sommes des militants en quelque sorte et nous travaillons dans un endroit, certes artistique et culturel, mais qui est aussi social, éducatif et territorial. On se sent au bon endroit et notre convention avec la Ville de Strasbourg, qui nous finance à hauteur de


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Photos : Nicolas Roses - Romain Staropoli Texte : Jean-Luc Fournier

Or Norme. Il y eu un superbe coup de projecteur sur votre travail lors des Bibliothèques idéales de l’an passé. C’était à l’Opéra, vous aviez monté avec Bruno Bouché le directeur du Ballet une sorte de « battle » entre les danseurs classiques du Ballet et les hiphoppers de Django qui ont mêlé leur énorme talent sur scène, devant un public incroyable, dont une très grande majorité de très jeunes qui manifestement entraient dans ce lieu pour la première fois…

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450 000 €, mais aussi l’Etat et le département du Bas-Rhin, vient d’être renouvelée jusqu’à décembre 2022.

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Melissa Laveaux

Cette soirée reflète bien ce que nous souhaitons mettre en place : une culture du frottement et du rebond. Ce travail avec l’Opéra avait démarré trois auparavant, avec l’arrivée d’Eva Kleinitz à la tête de l’ONR qui était venue nous rencontrer. Nous nous sommes dits ensemble qu’il fallait décloisonner les pratiques et les structures, qu’il y avait de la circulation à insuffler de toute part et des passerelles à créer pour que l’art et la culture

deviennent partout des réflexes quotidiens. Là, on a fait exploser quelques cases et se croiser et se rencontrer des mondes qui sont plutôt habitués à fonctionner de façon autonome. Chacun a pu faire ce pas de côté nécessaire… Or Norme. La grande question qui préoccupe au plus haut point l’ensemble des acteurs culturels est l’impact de la crise sanitaire sur les activités culturelles ou autres. Django n’a pas échappé aux bouleversements des derniers mois… Bien sûr. Comme tout le monde, tout s’est totalement arrêté pour nous avec la plus extrême brutalité en mars dernier. Une énorme frustration s’en est suivie. Pendant le confinement, on a tenté via internet de rester en contact avec nos publics. On a eu la chance, dès le 20 mai, d’obtenir l’autorisation de la Préfecture de réactiver le lien avec les artistes, les habitants, les partenaires du quartier et d’ailleurs. On a pu développer des projets comme les déambulations artistiques, les raids urbains ou les Concerts aux fenêtres que nous développons maintenant depuis plusieurs années : des groupes viennent jouer au bas


Nemir est pour l’instant programmé le 2 octobre prochain sur la scène de l’Espace Django

de l’immeuble et les habitants se mettent aux fenêtres pour les écouter. De vrais moments de partage qui ont encore plus de sens aujourd’hui qu’auparavant, du coup… Maintenant, nos inquiétudes vont pour la période septembrenovembre : les activités à l’extérieur vont se raréfier et se compliquer et à l’heure où on se parle, la réouverture des salles à jauge debout reste un grand point d’interrogation… Avec nos réseaux, on cherche à peser sur les pouvoirs publics en leur disant : bravo pour la Foire SaintJean ou les terrasses, mais il faudrait aussi penser aux salles de concert…

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Or Norme. Pour finir, que penses-tu du sort réservé à la culture dans le contexte actuel ? Les milliards pleuvent sur les activités économiques en difficulté mais, hormis le statut des intermittents conforté, quid des aides réelles pour le secteur culturel ? Comme beaucoup, je me souviens de cet après-midi surréaliste où notre président de la République a dit vouloir « enfourcher le tigre »

pendant que son ministre de la Culture prenait sagement des notes à ses côtés. Il ne s’est pas passé grand chose d’autre ensuite… Depuis malheureusement pas mal de temps, la culture est un peu reléguée en périphérie : on sent encore que c’est une spécificité française importante que les pouvoirs publics ont à cœur de défendre mais ce n’est tout de même plus un sujet majeur. Et c’est bien dommage car je pense qu’il est grand temps de réaffirmer que la culture est un irremplaçable moteur de transformation. La culture a un rôle gigantesque à jouer quand il s’agit de recoudre les rapports de confiance entre les Français. Il faut penser l’ensemble des politiques publiques à partir d’un filtre culturel : c’est là sans doute qu’il faudrait placer la nouvelle ambition de la politique qu’on veut mener pour le pays. Avec les équipes de Django, on se sent un peu comme au cœur du réacteur, sur cette thématique-là, on est au carrefour des politiques publiques en travaillant dans ce quartier et audelà… »


LA LAITERIE

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Roses - DR

« On navigue à vue et c’est le pire des schémas… »

Joint une première fois à la mi-juillet, Thierry Danet nous avait incité à attendre la veille-même de notre bouclage pour pouvoir s’exprimer en parfaite connaissance des évolutions de la crise sanitaire. Un mois plus tard, à la mi-août, le boss de La Laiterie n’en savait finalement pas beaucoup plus. Sa structure dont le cœur d’activité est la programmation de « concerts debout », est à l’épicentre de l’élaboration des protocoles ministériels… et de l’attentisme des pouvoirs publics. Et rien ne le pousse à l’optimisme, même minimal. Il faut lire son plaidoyer… La passion de l’homme est bien connue, elle ne s’atténue nullement avec le temps qui passe. Son éloquence défie toutes les conventions et lui a déjà permis de remporter bien des combats. C’est pourquoi il faut écouter le désarroi de Thierry Danet sans trop l’interrompre car les mots viennent assurément des tripes… « Nous n’avons aucune vision sur les semaines et les mois qui viennent et je crains que ce soit ainsi pendant de longs mois encore car, au fil de la communication gouvernementale, toute décision est reportée de semaine en semaine. Le type de musique qu’on propose n’a aucun sens sans ces concerts « debout » et nous sommes donc dans la pire situation qui soit. Le 6 juin dernier, en organisant sciemment un concert qui respectait strictement les dispositions en cours, la distanciation notamment, nous avons démontré l’inanité du concept pour nous : 50 personnes parsemées dans la salle figées sur des croix peintes sur le sol : il est évidemment impossible de fonctionner dans ces conditions-là… Depuis la mi-mars, nous avons perdu 60 concerts car leur reprogrammation sur cet automne reste hautement improbable. Les tournées nationales et européennes ne se reconstituent pas sur un claquement de doigt, les « routing » (l’enchainement cohérent des dates en fonction de la planification géographique des salles, notamment -ndlr) sont impossibles à mettre sur pied rapidement. On essaie de faire le max pour ne pas compromettre la saison qui vient mais on sent bien que ça parait très difficile

de pouvoir assurer des concerts cet automne. Rien ne se débloque en ce sens, septembre est d’ores et déjà fichu, octobre très compromis, et on est plus qu’inquiets pour novembre-décembre… Il y a surtout cette impuissance des pouvoirs publics de dire les choses clairement. Il est impossible pour nous de nous adapter dans ces conditions car on navigue à vue en prévision de la rentrée et ça, pour nous, c’est le pire des schémas. Et bien sûr, l’inquiétude devient presque une angoisse quand on songe à nos structures de recettes : 70% de notre budget est assuré par nos ressources propres, concerts et produits annexes des concerts. Sans cette activité, notre viabilité est frappée de plein fouet, d’autant qu’il est difficile de discuter avec les élus locaux. Avec quelques autres directeurs des salles les plus actives du pays (La Laiterie en est, avec une dizaine d’autres ndlr), nous essayons de faire prendre conscience au ministère d’un constat probant : c’est quoi un pays où ce type de musiques-là est complètement à l’arrêt et où les jeunes qui les plébiscitent ne peuvent plus se rassembler pour vivre ensemble l’expérience de leur musique ? On le voit, c’est un sujet qui dépasse largement le seul domaine artistique, on est dans le social et le sociétal. Que va décider l’Etat ? On a tellement de mal à entrevoir les perspectives. Ce flou nous empêche d’y voir clair. C’est très pénible, c’est angoissant et c’est exténuant de se battre à l’aveugle sans avoir vraiment les armes en main… »

A droite : Le désarroi de Thierry Danet


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PÔLE SUD

« S’adapter et rester créatifs »

« La crise que nous venons de traverser a révélé la fragilité d’un monde confronté à des événements inconnus » commente Joëlle Smadja. « L’arrogance de nos sociétés envers les défis de la nature n’a pas fait le poids. Nous voici

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Texte : Erika Chelly

Photos : DR

Un grand flou règne encore à Pôle Sud à quelques semaines du début présumé de la saison 2020-2021. Joëlle Smadja, la directrice du Centre de Développement Chorégraphique National, revient avec nous sur les conséquences de la crise sanitaire pour son établissement.

Road Movie, un des événements de Programme(s) Commun(s)

aujourd’hui face à de nouvelles alternatives, avec de nouvelles responsabilités si l’on veut faire aboutir des idées respectueuses de son prochain et de la planète. La culture n’est pas exclue de ce débat. La question du corps contraint, du corps social et du corps de l’autre, de sa distance ou de son danger a été au cœur des dispositifs de protection. Cela donne à réfléchir. Quid du langage des corps et de son expression ? » TRIMESTRE PAR TRIMESTRE… « Dès mars dernier, notre programme de la saison 2020/2021 était bouclé » se souvient Joëlle Smadja. « L’affiche était florissante et internationale. Nous nous nous sommes donc retrouvés face à de nombreux défis. Il nous a bien sûr fallu


Une saison incertaine pour Pôle Sud

interrompre la saison en cours et un festival puis dans le même temps reconstruire, sans indications précises, une éventuelle saison suivante. Après une longue période d’incertitude, nous avons fait le choix de maintenir nos propositions artistiques avec quelques aménagements de calendrier et de programmes pour l’automne. Nous déclinerons donc cette foisonnante saison trimestre après trimestre, en fonction de l’évolution sur le plan sanitaire. Mais à l’heure où je parle, nous ne savons pas encore comment nous pourrons présenter le travail des artistes, chorégraphes et danseurs, sur nos plateaux. La distanciation est bien sûr inapplicable pour la danse. En septembre et octobre, nous proposons donc des œuvres et des parcours artistiques originaux imaginés par des artistes compagnons qui ont pu intégrer les obligations sanitaires dans le déroulé de la manifestation. Une façon de s’adapter, d’être créatifs et surtout l’occasion de donner du travail à une profession qui a beaucoup souffert des annulations et reports. Ces projets vont se décliner dans tous nos espaces : résidences, spectacles, performances, tables rondes, films et parcours sensibles de jour comme de nuit sont au programme. Une entrée en matière concrète et intense que nous avons intitulée Programmes(s) Commun(s). »

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Daniel Cohen, le directeur du FEFFS

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Roses - Nicolas Busser

FESTIVAL EUROPEEN DU FILM FANTASTIQUE DE STRASBOURG

Le FEFFS ne s’est pas dissout dans le Covid

Si l’édition 2020 du FEFFS a été annulée en raison des conditions sanitaires, Daniel Cohen et ses équipes ont réussi à mettre sur pied une belle programmation d’événements: les 18-20 septembre, 30 octobre-1er novembre et 27-29 novembre auront lieu les Week-ends du fantastique avec des longs-métrages inédits, des films de rétrospectives et des courts-métrages dans toutes les salles de cinéma de la ville. La passion des organisateurs ne s’est pas dissoute dans le Covid… Rencontré à la mi-juillet dernier, le directeurfondateur du FEFFS, Daniel Cohen, nous a une nouvelle fois épaté par la passion incroyable qui l’anime dès qu’il parle de son cher Festival. Et pourtant, notre question introductive avait la gaieté d’un soir de brouillard dans la banlieue de Washington, filmé par William Friedkin, juste avant l’apparition de la silhouette de Max von Sidow en ombre chinoise : on lui demandait ni plus ni moins de nous raconter comment la décision d’annuler l’édition 2020 avait été prise. Pas démonté pour un sou, Daniel Cohen détaille les événements des derniers mois : « Cette décision finale est survenue en juin dernier mais elle s’est élaborée au fur et à mesure du

confinement et de l’évolution de la situation sanitaire. On est passé par des stades successifs quelquefois incroyables : pour l’anecdote, j’ai été tous les quinze jours en visio-conférence avec mes collègues organisateurs de festivals du même type en Europe, notamment ceux qui avaient un événement en septembre également : Lisbonne, Vienne ou en novembre, avec les organisateurs de Trieste. On s’est marré plus d’une fois en réalisant qu’on changeait tous d’état d’esprit en l’espace de deux semaines, en fonction bien sûr des informations que nous avions. On constatait qu’on était raccord sur une formule puis l’un d’entre nous disait : mais, dis donc, on n’avait pas dit complètement le contraire il y a quinze jours ? Au début du confinement, on s’est dit qu’on avait de la chance d’organiser le


FEFFS en septembre, car nos pauvres collègues de Bruxelles ou Amsterdam, prévus en avril avaient bien sûr annulé direct. Cannes en mai et Neuchâtel en juillet ont annulé eux aussi. Mais au fil du temps qui passait, on s’est aperçu qu’il était de plus en plus probable que nous allions devoir annuler le festival, du moins sous sa forme traditionnelle avec la richesse de notre programmation qui est vraiment notre « marque de fabrique », des projections sur dix jours et cette grosse programmation événementielle sur le domaine public qui est bien connue des Strasbourgeois. Ensuite, on s’est dit: qu’est-ce qu’on fait ? Pas question de travailler sur la très grosse rétrospective que nous envisagions puisqu’il était déjà évident que nous n’aurions aucun réalisateur ou acteur venant de l’étranger, les compagnies aériennes étant toutes à l’arrêt et qu’à l’évidence, rien ne reprendrait normalement avant longtemps en matière de transport aérien. Bref, il nous a fallu faire preuve d’imagination,… en restant humble et prudent. Ne prendre aucun risque sur le plan sanitaire, bien sûr, mais aussi sur le plan financier. Notre association organisatrice ne pouvait pas se permettre le moindre écart dans ce domaine… On s’est finalement arrêté sur cette formule de trois week-ends de trois jours, en septembre, octobre et novembre poursuit Daniel Cohen. La ligne habituelle du Festival sera respectée puisqu’on aura des films de genre, horreur, fantastique, science-fiction, thriller. On aura aussi des films d’animation, de rétrospective sur différentes thématiques avec des sorties de films classiques remasterisés. Du côté de la venue de réalisateurs, on s’est promis de faire le maximum en fonction de l’ouverture des frontières et des vols disponibles. On va traiter ça au cas par cas et évidemment, on sait très bien que tout ce qu’on pourra imaginer ou développer sera toujours susceptible d’être remis en cause au dernier moment. On n’y peut rien, c’est comme ça… »

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LA CULTURE, CETTE GRANDE OUBLIÉE… De lui-même, Daniel Cohen engagera ensuite une vraie réflexion sur le secteur de la culture en France. « La culture a été le parent pauvre des décisions qui ont pu être prises depuis le printemps dernier » commente-t-il. « Un très long délai a été nécessaire pour commencer à parler des intermittents du spectacle et encore, au détour d’une conférence de presse un rien surréaliste de notre président de la République. Des zones très floues subsistent encore au jour où je parle (le 13 juin dernier -ndlr). Et puis n’oublions pas aussi que dans le domaine culturel, des tas d’indépendants ne bénéficient pas du moindre statut et sont en grande souffrance. On a l’impression que la culture est négligée alors qu’outre son importance dans la construction d’une société, son poids économique en France est considérable. Supérieur à celui de l’industrie automobile, par exemple, et pourtant cette dernière a été considérablement et très rapidement aidée par les mesures gouvernementales… En fait, je crois qu’on a encore à faire avec beaucoup de préjugés comme la culture qui, au fond, ne serait qu’un simple divertissement avec un faible impact économique, malgré des études précises et récentes qui prouvent lumineusement le contraire.

‘‘Bref, il nous a fallu faire preuve d’imagination…’’ Ces préjugés-là me semblent encore bien ancrés, du coup la culture est reléguée très loin dans l’ordre de priorité des questions à régler. On a vu que tous les pays n’ont pas réagi de la même manière : on a vu en Allemagne, par exemple, une très forte et immédiate mobilisation d’argent public en faveur des institutions culturelles. C’était d’autant plus impressionnant que la tradition d’argent public dans la culture paraissait plutôt jusqu’alors une exception française… Je crains beaucoup, pour finir, les effets de ces manques dans les politiques publiques dans les années à venir : une baisse des subventions publiques serait catastrophique, après les effets de la crise économique qui vont aussi sans doute remettre en cause les partenariats aves les entreprises privées… Notre société croit-elle encore au rêve, à l’enrichissement culturel personnel ? Notre société est-elle encore une société d’espérance ? Je me pose vraiment ces questions-là, maintenant… » conclut le directeur du FEFFS.


Photos : DR Texte : Texte : Jean-Luc Fournier OR SUJET OR NORME N°38 Ouvertures

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GREGORY OTT

« Cette méconnaissance dédaigneuse de nos métiers… » On croit bien connaître Grégory Ott et puis… Brillant pianiste et compositeur au profil de gendre idéal, toujours partant pour donner généreusement un coup de main lors de soirées consacrées aux causes les plus diverses, c’est un artiste profondément ulcéré et bien remonté que nous avons rencontré dans le cadre de ce dossier. Un long discours d’homme en colère que nous livrons ici sans filtre… « Face au choc du Covid et de ses conséquences, j’ai d’abord une analyse sur le monde du spectacle qui a été mis sous cloche. Tout est d’une grande tristesse : ce sevrage radical a mis en exergue le besoin de culture des gens mais aussi le fait que sans eux, nous sommes des oiseaux sans ailes. J’ai essayé de garder le lien avec le public en produisant des petites vidéos sur Facebook, le retour venu des gens a été très touchant mais un mois après le début du confinement, j’ai arrêté. Comme

une forme de déprime très soudaine. J’ai quand même réussi à lâcher un peu prise et je m’y suis timidement remis ensuite avec plein de pensées contradictoires en tête : le plaisir que j’ai pu donner à certains mais aussi ce que je faisais : est-il raisonnable de tout offrir, de tout donner de nos productions ? Peu à peu, la réalité s’est faite jour. Globalement, 25 de mes concerts ont été annulés. Ces annulations


ont été autant de coups de poignards difficilement encaissables, financièrement mais aussi moralement et artistiquement, tant de travail en amont devenu instantanément inutile. A l’heure où je parle, à la mijuillet, les quelques reprogrammations actées à partir de septembre prochain tiennent toujours. Du coup, je me sens un peu privilégié mais je sais bien que ma situation est enviable pour beaucoup. Mais je n’ai cependant aucune réelle assurance. Je pense aussi aux très nombreux intermittents que je connais et qui sont mes amis : quelques-uns vont bénéficier de ce matelas de sécurité mis en place en mai dernier et qui court jusqu’à fin août 2021. Mais les autres, celles et ceux qui n’avaient pas atteint leur quota d’heures, ils peuvent crever la bouche ouverte, c’est ça ? A plus long terme, je m’interroge sur la culture dans son ensemble, sur le théâtre, les concerts, le monde de la musique et aussi sur le libre arbitre des programmateurs culturels qui sont encore les seuls à essayer de faire en sorte qu’on donne leur chance aux jeunes talents en devenir, aux découvertes, à ceux qui émergent. Ici, tout autour de nous, il y a des gens de talent et de qualité. Va-t-on leur couper l’herbe sous les pieds ? Faire absolument du fric risque d’être l’obsession de beaucoup dans les deux ou trois ans à venir. Quid des projets artistiques et quelle sera l’attitude des municipalités, des collectives locales ou régionales ? Tout risque de se jouer au niveau national tant l’Etat donne souvent le La dans le domaine de la culture. Or tout se dégrade et depuis longtemps à ce niveau. Et aujourd’hui, quelques mois après le début du confinement, les trains sont bondés et roulent, les avions sont pleins et volent mais les portes des salles de spectacle ou de concert restent closes. On est punis, on est mis sous cloche. Je suis ulcéré : ce motif sanitaire me semble bien pratique. Notre liberté gène ? Ma liberté de faire voyager les gens simplement avec quelques notes de musique gène ? On dirait que tout s’organise pour que tout rouvre le plus tard possible. Car entretemps, on aura fermé nos gueules. Les artistes, les directeurs et programmateurs de salles de spectacle ou de concert n’ont pas attendu Macron ou Bachelot pour innover. Le pitoyable numéro de comédien du président de la République quand ils nous a demandé de nous réinventer, nous l’avons tous vécu comme un affront. Se réinventer fait partie de notre package depuis toujours. Cette méconnaissance dédaigneuse de nos métiers et de nos vocations est scandaleuse et affligeante ! »

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LE DIAPASON A VENDENHEIM

Stéphane Littolf : « Je suis prodigieusement énervé… »

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Texte : Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Roses - DR

Le Diapason est le centre culturel de la commune de Vendenheim, isolé aux confins de cette commune de la deuxième couronne de l’Eurométropole et qui bénéficie chaque saison d’une foison d’événements de qualité programmés (dénichés, quelquefois…) par son directeur le passionné Stéphane Littolf. Qui, cette fois-ci, ne décolère pas… Oui, la colère de Stéphane Littolf est grande. Ce directeur de salle est quasi emblématique dans sa profession. Il vante depuis longtemps les bienfaits d’une culture authentiquement populaire, qui élève l’individu et il parvient à la mettre en œuvre au sein d’une petite commune où ce type de politique culturelle ne s’impose pas forcément comme une priorité absolue en raison de budgets évidemment limités. Chaque date est donc bien souvent un événement considérable, en tout cas est prévue et organisée comme tel et on ne compte plus les découvertes et les coups de cœur qui trouvent leurs places sur la scène du Diapason.

Si sa colère est grande, c’est que Stéphane Littolf navigue dans un flou absolu : « C’est assez simple. A l’heure où nous parlons, début juillet, je ne sais même pas si je vais pouvoir présenter une saison culturelle au Diapason. Il y a des circonstances locales très particulières : par exemple, si en septembre, lors de la rentrée scolaire, les règles de distanciation restent les mêmes qu’en juin dernier, le Diapason servira de cantine pour les écoles de la commune. Donc, entre l’annulation totale de la fin de la saison dernière et ces incertitudes gigantesques pour les semaines et sans doute les mois à venir, je navigue à vue. Tout est devenu si compliqué… Cet été, comme beau-


coup de directeurs de centres culturels, j’ai voulu reprendre au bond les propos du président de la République, le 6 mai dernier, qui incitaient les acteurs culturels à faire preuve d’imagination pour proposer une foule de choses pour cet été. J’ai réussi dans la hâte à convaincre le maire de ma commune de s’engager dans cette voie et il a été OK pour cette saison estivale. On a donc monté quinze rendez-vous hors les murs, prévoyant que les gens ne partiraient pas forcément en vacances cet été. Avec succès, comme cette représentation de Barricades, un spectacle entièrement créé et monté ici par six ados accompagnés de trois musiciens professionnels, qui a été joué par des jeunes devant 500 personnes au stade de Vendenheim le 13 juillet dernier. Le public était là, les gens ont été responsables comme jamais. Mais quelle galère pour monter tout ça. La volonté présidentielle s’exprime début mai et l’appel d’offres attendu de la part de la Direction Régionale des affaires Culturelles (la DRAC, le bras armé de l’Etat en matière de subventions culturelles dans les régions - ndlr) nous parvient le 23 juin avec l’impératif d’être rendu le 29 juin. Six jours pour préparer les rendezvous de l’été !.. Un scandale ! »

‘‘Quand on ne sait plus quoi dire, on ressort Jack Lang… ’’ Alors oui, les incertitudes s’accumulent et pèsent comme jamais sur la saison censée s’ouvrir prochainement et Stéphane Littolf est très en colère : « Je ne sais rien de rien aujourd’hui mais je vais remettre le couvert sur la saison automnale. Après, on verra bien… Je vais essayer d’ouvrir avec des spectacles à jauges réduites, avec masques obligatoires bien sûr, des spectacles programmés sur un nombre de dates plus important de façon à ce que tout le public intéressé puisse les voir. Les gens ont répondu présents lors des manifestations estivales, j’espère qu’ils seront là en septembre et les mois suivants. » plus encore que les contraintes dûes à la crise 69Mais, sanitaire, c’est ce pressentiment que le pays délaisse le secteur de la culture qui le révolte : « Je suis réellement dépité dès lors que j’aborde la thématique de la culture au niveau national. Le Covid a bon dos mais c’est une évidence: la culture n’est plus soutenue. Les subventions sont en baisse constante depuis des lustres. Et le Covid n’a fait que mettre en

Barricades

évidence des faits accablants : le spectacle vivant est méprisé, 80% de son chiffre d’affaires vient de s’envoler avec la pandémie et aucune réponse gouvernementale digne de ce nom n’est audible. La situation des artistes est devenue dramatique, d’un bout à l’autre du territoire. Je suis très inquiet pour eux, beaucoup sont littéralement cassés. Le maintien d’une politique culturelle digne de ce nom a besoin de perspectives et on est tous traités à la petite semaine. La culture est devenue le cadet des soucis de notre président et même de nombre d’élus locaux. Et comme on ne sait plus quoi dire, voilà qu’on ressort Jack Lang ! Alors que les défis s’accumulent devant nous: loin de la crise du Covid, quid des nouveaux publics par exemple ? Les gens qui fréquentent nos établissements et participent à nos événements ont majoritairement soixante ou plus. Partir à la conquête de nouveaux publics représente donc un impératif vital pour la culture. C’est déjà très problématique en soi mais quid de notre avenir avec cette nouvelle donne qui se profile : moins d’argent, et même beaucoup moins, et une politique culturelle qui se tourne vers l’incitation à la numérisation. Je suis très inquiet, comme jamais je ne l’ai été et oui, je suis très énervé… » conclut Stéphane Littolf avec une triste mine…


SÉBASTIEN TROENDLÉ

Une chanson douce…

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Paola Guigou

Les lecteurs de Or Norme connaissent bien Sébastien Troendlé et son incroyable talent pour promouvoir le rag’n boogie, ce style de jazz né au plein cœur du système esclavagiste américain au XIXème siècle. Deux spectacles (un pour adultes, l’autre destiné au jeune public) ont rencontré un franc succès sur les scènes françaises où le public a été séduit tant par l’incroyable dextérité du pianiste quand il s’attaque au clavier que par son aisance à raconter l’émergence du ragtime et du boogie-woogie. Rencontre avec Sébastien Troendlé, un des rares à ne pas totalement maudire la crise sanitaire du Covid19… Or Norme. Quel impact a eu pour toi l’arrivée brutale de cette crise sanitaire au printemps dernier ? « En ce qui me concerne particulièrement, je dois dire que j’ai finalement vécu cette période de façon très douce dans mon cadre de vie car je suis un jeune papa. Ça a été très doux car je bénéficie d’un petit coin de jardin là où j’habite au Neudorf et d’un logement suffisamment grand et confortable. Sincèrement, j’ai vécu ce confinement comme une libération personnelle. Pour une raison très simple : depuis quinze ans, au moins, j’avais un vrai rêve : vivre quelques mois au ralenti grâce à un truc qui permettrait au système qui m’entoure de se mettre sur pause. Pour fabriquer de la douceur, me permettre de passer du temps en famille et de retrouver un rythme paisible : ne plus être dans la course constante, se retrouver à cuisiner midi et soir, bref vivre avec moins de stress. En toute franchise, j’ai vécu ces derniers mois comme un bienfait et je me doute que je dois être très minoritaire dans le milieu des artistes, en disant cela… Or Norme. On peut cependant imaginer qu’il y a eu des conséquences moins positives au niveau de ton travail… Et bien honnêtement, non. Le travail, cela fait des années que j’en ai suffisamment au

niveau de mes heures qui me permettent de bénéficier de mon statut d’intermittent. Je ne me suis jamais vraiment inquiété. Et là, il se trouve qu’au niveau des dates qui s’étaient déjà passées et celles qui restent à venir, enfin autant qu’on puisse être certain de l’avenir car on ne sait rien de ce qui nous attend en matière sanitaire en fait, j’ai pu bénéficier comme beaucoup des mesures gouvernementales, comme le chômage partiel par exemple. Pour le dire simplement, je me suis dit que j’avais enfin la chance de vivre ce que j’attendais depuis très longtemps : pouvoir jouer du piano pour moi et pour moi seul. Tous les jours, j’ai passé des heures et des heures avec mon instrument, tout en profitant de la vie avec ma fille et sa maman. Je me suis mis à revivre normalement, j’ai retrouvé le goût de la simplicité de la vie, comme dans mon enfance. Avant le confinement, une journée c’était, pour moi, quinze ou seize heures avec plein de trucs différents à vivre et à gérer, jouer du piano, créer pour le prochain spectacle, les mails, l’organisation, l’anticipation, être prêt pour ceci ou pour cela, l’administratif… ça n’arrêtait jamais. Et là, d’un coup, tu réalises que tu te lèves tranquillement un matin, tu prends un café avec le temps de le déguster, tu joues un peu avec ta fille, tu fais un peu de piano, tu prends le temps de préparer le repas de midi ensemble avec ta famille et tu te retrouves à midi trente à table avec ta fille et


secteur de la culture avons été pris en charge par le système, rien à dire là-dessus. Pour le reste, je ne participe pas au pessimisme ambiant et aux plaintes sur le manque de soutien à la culture en général. Je me dis même que ce qui arrive va peut-être permettre au secteur culturel de se remettre en cause, de se questionner en tout cas sur ses pratiques usuelles et revenir à des choses beaucoup plus saines pour tout le monde. Je suis par nature d’un tempérament optimiste… Or Norme. Il y a ce grand projet pour les dix ans de ton Rag’n Boggie en novembre prochain sur lequel tu travailles depuis des mois. Il se concrétise ?

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tu te dis : d’accord, elle a trois ans et depuis trois ans, ce moment n’est jamais arrivé… et cette succession de journées normales, je me suis rendu compte que ce n’était plus arrivé depuis mon enfance. Pour répondre à ta question sur le côté professionnel, si j’ai vécu ça de façon moins tragique que d’autres, c’est aussi parce que j’ai su assez vite qu’à part deux dates annulées, toutes les autres dates où mon spectacle était programmé ont été simplement repoussées de quelques mois. Une tournée d’été dans des centres de vacances a été maintenue, quelques résidences ont été confirmées puisque les directeurs de salles se sont mobilisés en ce sens en faveur des artistes. Il y a eu un petit moment de doute mais tout n’a fait que se décaler et aujourd’hui le rythme des spectacles revient tout doucement… Sur la fin, j’appréhendais plus le début du déconfinement que tout ce qui venait de se passer les mois d’avant. Mais bon, je reste conscient que beaucoup de gens ont passé de très mauvais moments à cette occasion, et qu’il y a des situations dramatiques au niveau économique. Nous autres intermittents du

Oui, j’ai bien sûr réactivé un peu la vie d’avant, j’ai remis le bouton sur ON. Je vais voir si les dates sont maintenues, je me projette de nouveau sur novembre avec la venue spécialement pour cet évènement de grands artistes américains. Mais je veille scrupuleusement à ne pas me remettre dans le rouge, j’y vais plus paisiblement… Il y a douze ou treize ans, quand j’en étais à l’écriture de la première mouture du spectacle, on m’a dit que si moi j’étais à fond dans cette thématique, elle n’intéresserait pas grand monde. On en est aujourd’hui à plus de 300 dates, toutes versions confondues. Il y a le spectacle pour adultes, celui pour le jeune public, j’ai écrit aussi une méthode de boogie après m’être rendu compte qu’il n’y avait aucun support pour les pianistes amateurs désireux de se lancer dans ce style et pour leurs profs, deux albums, des programmations dans des festivals de boogie européens et même dans le festival américain de référence, celui de Sedalia au Missouri où je me retrouve à la Une du journal local comme « le frenchie qui joue notre musique », sans compter ce livre illustré que j’ai réalisé avec Christophe Chabouté (un des plus grands auteurs de BD -ndlr). Je me suis donc retrouvé auteur, à ma grande stupéfaction personnelle ! Rag’n Boogie est devenue un projet global. Quand je pense à sa première représentation sur scène il y a dix ans, au Camionneur : moi qui n’étais à la base qu’un pianiste pur et dur, rien qu’à la pensée de dire trois phrases sur scène, je flippais comme un fou. Je mesure le chemin parcouru, crois-moi… »


LIONEL COURTOT

Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Or Norme - DR

« La catastrophe est là, juste devant nous… »

Le metteur en scène et auteur Lionel Courtot bien connu des lecteurs de Or Norme pour ses brillantes productions (Le Crépuscule, Le Vent de Mai,..) revient avec nous sur la brutalité de la crise sanitaire et le coup d’arrêt qu’elle a porté à ses activités. Juste au moment où, après quelques années de travail acharné, le vent s’apprêtait à tourner et les portes à s’ouvrir en grand… Depuis son tout premier numéro (bientôt dix ans), Or Norme suit avec constance le parcours de Lionel Courtot, cet atypique auteur et metteur en scène qui, depuis le début des années 2010, a trouvé sa voie en créant et mettant en scène des pièces à caractère historique. Depuis un an, le couronnement à Avignon et à Paris de sa dernière production Le Crépuscule offrait comme un boulevard à cet artiste courageux, opiniâtre et décalé. Et puis, le 17 mars dernier, le confinement a tout bouleversé…

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Or Norme. Alors que les planètes semblaient enfin formidablement alignées pour toi, la crise du Covid-19 est venue tout chambouler… « Oui, malheureusement et le réveil fut très brutal. J’étais sur un nuage depuis près d’un an après le formidable succès du Crépuscule à Avignon lors de l’été 2019 et à La Cartoucherie de Vincennes au mois d’octobre suivant. On venait de jouer la pièce à Strasbourg au mois de janvier dernier. On était sur une incroyable dynamique et l’année 2020 représentait pour nous comme un boulevard. C’était l’année des 130 ans de la naissance de De Gaulle, les 80 ans de l’appel du 18 juin et surtout les 50 ans de sa mort, toute une série de commémorations était prévue depuis longtemps. En octobre dernier, une première mauvaise nouvelle est arrivée : j’avais écrit un scénario de film que j’avais présenté à France 3 et j’ai alors appris que la chaîne ne traiterait pas avec moi. Puis, en mars dernier, je m’apprêtais à concrétiser avec Frédérique Neau-Dufour (l’historienne, qui fut longtemps la directrice du Centre

Lionel Courtot

européen du résistant déporté sur le site du camp du Struthof, est une spécialiste reconnue du général De Gaulle après plusieurs années passées en tant que chargée de recherche à la Fondation Charles-deGaulle - ndlr) un important projet basé sur les lettres des Français reçues par la veuve du général après sa disparition en 1970. On s’apprêtait à mettre en place des dates et les lieux des lectures de ces lettres quand le confinement est arrivé et a stoppé net ce projet. Pour donner une idée de ce qui a été perdu corps et bien, simplement sur la région du Grand-Est, une trentaine de dates était prévue dans autant de villes moyennes de la région… Il en était de même à Brazzaville, la capitale du Congo où De Gaulle est l’objet d’une véritable vénération. L’Institut Culturel Français me proposait trois dates à partir du mois de juin. Mais, en ce qui me concerne, j’ai bu le calice jusqu’à la lie : le jeudi où le président de la République a annoncé la fermeture des écoles, j’étais à Paris pour un rendez-vous avec un producteur qui avait manifesté sa volonté de reprendre cet automne Le Crépuscule dans un théâtre privé. Tout cela bien sûr en parallèle avec les nombreuses dates dont on finalisait la négociation dans la France entière, après l’impact du succès en Avignon. Six mois exceptionnels se présen-


Le Crépuscule avait été plébiscité par le public et la presse il y a un an au Festival d’Avignon

taient donc devant moi au sortir de l’hiver dernier… J’ai donc vécu un véritable cauchemar : des années de travail qui convergeaient pour aboutir en 2020 et qui partaient en fumée ! J’étais comme un boxeur qui vient de prendre le dernier coup et qui se retrouve KO. Bon, je ne suis pas du genre à me laisser abattre aussi facilement : s’il n’y a pas de deuxième vague et Dieu sait qu’en ce moment il y a lieu d’être très inquiet, j’arriverai sans doute à sauver quelques dates en décembre prochain dans les Hauts-de-France, notamment (De Gaulle est natif de Lille - ndlr) et peut-être à Brazzaville qui a l’air de toujours tenir à notre venue… Donc, concernant l’avenir à court terme, mon but est de boucler 2020 sur quelques notes positives avec Le Crépuscule mais je travaille déjà sur des projets plus ambitieux encore. Suite à Avignon et à La Cartoucherie, mes rencontres avec des producteurs importants et des comédiens de premier plan ont débouché sur des demandes de leur part en ce sens… Or Norme. Un mot sur ce terrible constat : plus de trois mois et demi après le déconfinement, le réveil est brutal pour l’ensemble des acteurs culturels et les millions de gens qui sont attachés à cette particularité française qu’est la culture. Plus que jamais, elle parait en grand danger…

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Ecoute, je n’irais pas jusqu’à dire que tout cela fait bien les affaires du gouvernement, je ne suis pas du tout dans un tel délire, mais depuis longtemps, un tas de gens pensent que la culture a un coût exorbitant, et qu’il faut donc drastiquement réduire son budget et réduire le nombre d’intermittents, voire même carrément avoir la peau de leur statut. Ils n’ont jamais eu le cran d’attaquer de front ces questions-là, alors ce qui se passe en ce moment est une très bonne opportunité pour réduire considérablement les budgets et du coup, le nombre des intermittents. On les trouve partout, ces gens-là : au niveau

national, régional et municipal. Ce qui me fait très peur, c’est que s’ils parviennent à leurs fins, cela va aboutir au renforcement de l’institutionnel. Toutes les autres structures sont en grand danger, pas une d’entre elles ne craint pas l’avenir à court et moyen terme. Toutes les compagnies et artistes indépendants sont incroyablement fragilisés et marginalisés par ce qui se passe. C’était déjà compliqué de trouver des mécènes, mais là, on peut oublier pendant quelques années. Du coup, pour nous, l’argent ne proviendra plus de nulle part : ni des subventions, ni du privé. Je suis mortellement inquiet pour les compagnies, les artistes, les projets qui se veulent hors circuit et hors système institutionnel. La catastrophe est là, juste devant eux, juste devant nous… Pour le spectacle vivant dont le théâtre fait partie, on va inéluctablement vers encore plus d’élitisme et d’entre soi, c’est tristement évident… Il faut être réaliste : cela fait maintenant belle lurette qu’il n’y a plus eu de projet ambitieux pour la culture au niveau de l’Etat. Avant l’arrivée de Roselyne Bachelot, qui se rappelle du nom du dernier ministre de la Culture ? Qui se rappelle du nom de celle qui le précédait ? Qui se rappelle le nom des cinq ou six derniers ? Personne. ça en dit très long… Je reviens un instant sur De Gaulle. Quand le général choisit Malraux pour développer la culture, c’est bien pour que la France se dote d’une arme de plus pour rayonner dans le monde, non ? Idem pour Mitterrand avec Lang. On a fini par abandonner cette vision que l’art, la littérature, la philosophie, les idées…, tous ces piliers de la culture, sont une arme essentielle pour la France dans le monde et pour la francophonie. Et on veut nous persuader et nous faire croire que ce n’est plus possible aujourd’hui, que le pays n’en a plus les moyens… Quel mensonge, quelle duplicité !.. »


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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Or Norme - DR

Marikala

COMME UN CRI DU CŒUR

« Quand l’humanité se calme, la nature recommence à respirer… »

Près de quatre cent concerts en quelques années. L’auteure-compositrice et interprète haut-rhinoise Marikala déroule son parcours avec l’obstination de ceux qui savent exactement d’où ils viennent et où ils veulent aller. La brutalité de la crise sanitaire ne l’a pas anesthésiée. Bien au contraire, un spectacle innovant est en cours de réalisation. Et tout ça sans perdre le moins du monde son âme… Quand on la questionne à la mi-juillet dernier confortablement installés dans un restaurant bio de Sélestat, sur l’impact soudain de la crise sanitaire des derniers mois, Marikala passe rapidement la main dans sa belle chevelure rousse et esquisse un sourire non feint : « Je ne suis pas du genre à me plaindre. Peut-être les lecteurs de Or Norme se souviennent-ils de mon parcours personnel qui, je pense, à prouver que j’avais tout fait pour me réaliser en tant qu’artiste.. Bien évidemment, Covid-19 ou pas, je ne regrette pas une seule seconde mes choix. De toute façon, ça fait belle lurette que je sais qu’il faut se battre opiniâtrement.

De façon très concrète, dès le début du confinement, tout s’est brutalement arrêté. Mes vingt-deux dates de concert ont été immédiatement annulées, toutes… Ma première réaction a été de me demander comment j’allais faire pour remplir mon frigo dans les mois à venir et l’année prochaine, car je bénéficie du statut d’intermittent du spectacle et une bonne partie de mes revenus de 2021 est conditionnée par un certain nombre de dates à assurer en 2020, une bonne quarantaine… En même temps que je réalisais tout ça, j’ai tout fait pour que rien d’anxiogène ne vienne perturber ma vie, je me suis dit qu’il fallait que je continue à faire comme j’ai toujours fait :


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Photos : Or Norme - DR Texte : Jean-Luc Fournier OR SUJET OR NORME N°38 Ouvertures

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me demander ce que moi je pouvais mettre en œuvre pour surpasser cette difficulté inattendue comme j’avais surpassé toutes les autres. Premier réflexe : ne plus suivre au jour le jour les infos. Je me suis éloignée de tout ce qui se disait ou se supputait. J’ai utilisé la période du confinement comme un retour sur moi-même, j’ai essayé de parvenir à un retour sur mon essentiel. Ce fut un retour à la création et à d’autres choses qui me permettaient de continuer à avancer. J’ai donc dans un premier temps bossé à fond sur tout ce que nous, les artistes, ne parvenons pas à faire aussi efficacement que nous le voudrions : l’administratif, les réseaux, le site internet et j’en passe… Parallèlement, j’allais de temps en temps sur Facebook et je m’apercevais que beaucoup d’artistes y produisaient leurs petits concerts privés. J’étais assez frileuse sur le concept au début, et l’idée-même de m’introduire dans le salon des gens me faisait plus flipper que de monter sur une scène. Mais mes musiciens ont insisté et je l’ai fait. Avec mon compagnon qui m’accompagne

‘‘Finalement, j’étais en parfait accord avec moi-même. Mais je suivais un peu l’actualité, juste pour m’apercevoir de ce mépris ahurissant envers les artistes et la culture. ’’ sur scène, on s’est lancés, on s’est posés sous le cerisier en fleurs, on a repris quelques compos comme ma chanson Chacun sa part et quelques reprises comme Tout le bonheur du monde de Sinsemilia qui me paraissaient parfaitement adaptées à l’époque que nous vivions et tout s’est enchaîné. C’était le bon choix, on l’a compris quand on a constaté que ce Facebook Live avait atteint les 35 000 vues. Du coup, on en a fait trois autres, avec le même impact. Puis on s’est dit qu’il fallait franchir un pas, toujours en y allant à la débrouille : avec Jo, on a retravaillé tout mon répertoire pour le format guitare/voix et on s’est retrouvés avec une dizaine de dates à assurer

en Alsace durant l’été. On a sauté dans mon van et en avant ! Finalement, j’étais en parfait accord avec moi-même. mais je suivais un peu l’actualité, juste pour m’apercevoir de ce mépris ahurissant envers les artistes et la culture. C’est à pleurer, vraiment… Je n’ai été et ne suis dupe de rien… » UN BEAU PROJET QUI SE BÂTIT… Ces dates par monts et par vaux en Alsace, ce rapprochement avec la nature qui lui est si chère (ses compositions en témoignent…) et plus généralement ses concerts de plus en plus nombreux depuis quelques années ont fini par convaincre Marikala qu’il fallait enfin faire aboutir un projet depuis longtemps esquissé : un spectacle « famille où les parents vont vouloir emmener leurs enfants et les enfants amener leurs parents, aussi » comme elle le dit avec un grand sourire. Le pitch est déjà arrêté : « l’histoire d’une petite bonne femme qui vit sertie dans la nature et qui rencontre un petit bonhomme qui lui, vit en ville et qui va finir par se rendre compte qu’il est triste comme tout. Au fil de leurs petites aventures communes, le bonhomme va finir par réaliser qu’il y a d’autres façons de vivre… » raconte Marikala. « J’ai envie de monter un spectacle à partir de cette histoire, un spectacle sur la dualité des mondes, la sobriété, l’empathie, l’altruisme… mais sur un ton très positif. Avec la base de tout : l’amour. Il est grand temps qu’on revienne à cette notion-là… » Sur ce que nous dit cette crise sanitaire, Marikala parle sans filtre aucun : « Je parle mais en fait c’est un cri du cœur qu’il faut entendre : on le savait tous déjà, mais cette crise nous dit qu’il est grand temps de prendre soin de la planète, quoi ! C’est le plus important des messages que ce que nous vivons nous transmet : quand l’humanité se calme, la nature recommence à respirer. Le virus nous a rappelés à tous que nous n’étions que des êtres humains tout petits qui ne sont que locataires de la terre, pas ses propriétaires. Le virus nous a rappelé à l’humilité : nous devrions faire notre petit bonhomme de chemin en prenant soin de tout ce qui nous entoure. Ce sera donc aussi le thème de ce spectacle… » Une date est d’ores et déjà programmée: ce sera à Village-Neuf, dans le Haut-Rhin en mai 2021. C’est une bonne nouvelle. Le rendez-vous est pris…


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PROPHÈTE EN SON PAYS

L’odyssée de Nourit Masson-Sékiné

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OR CADRE

Texte : Eleina Angelowski

Photo : DR

Saviez-vous que la petite maison d’édition Origine basée à Strasbourg publie une série de livres au format identique d’environ 70 pages, dans sa collection Prophète en son pays ? Titre un peu prétentieux, vous dites ? Non, ce n’est qu’un réflexe, très français, de hiérarchisation institutionnelle de la culture. On ne dirait pas ça si c’était une collection de la classique Pléiade ou le logo d’une start-up, symbole de la nouvelle « branchitude ». Et au milieu ?... C’est une chance d’y rencontrer, au hasard de la vie, un des humbles gardiens de cette qualité de cœur et d’esprit, pas loin de chez nous, dont on a presque désappris à reconnaître le goût. « On n’a pas besoin d’aller courir en Inde ou aux Himalaya pour rencontrer les hommes et les femmes de sagesse », dirait Nourit. Elle y croit en éditrice, artiste, artisane, photographe, poète, femme de théâtre, professeur, thérapeute, mère, pélerine à la recherche de l’infini du sens et de ses nombreuses formes incarnées, personnelles, uniques, qui rappellent l’insondable profondeur de la condition humaine. Pour elle, la vie est toujours et encore une passionnante aventure à partager, soigner et célébrer, ici et maintenant, sans tarder ! Nourit Masson, devenue Sékiné d’après son mari japonais, est née à Strasbourg, puis partie en Israël avec ses parents, puis revenue pour vivre à Strasbourg pendant son adolescence lycéenne pour repartir à nouveau sur le chemin de nombreuses initiations humaines, thérapeutiques et artistiques en Israël, puis au Japon et aux Amériques. Elle y a été témoin du grand réveil féministe des années 70-80. Enfin, telle une Odyssée au féminin, Nourit est revenue dans sa ville natale « sage à présent et pleine d’expérience », comme dirait le poète Cavafy. Elle a rejoint son Ithaque, il y a plus de vingt ans, pour y vivre et créer sans pour autant perdre le contact avec les amis du monde entier. Artiste multidisciplinaire, elle continue à exposer en Europe, mais aussi au Japon – le pays d’origine de ses deux grands amours : le père de sa fille et la danse d’avant-garde japonaise Butoh dont Nourit est devenue une des grandes spécialistes en Europe signant notamment l’album historique de référence internationale Butoh :

Shades of Darkness (avec Jean Viala, Ed. Shufunotomo, Japon, 1988 et 2000). LES GRANDES RENCONTRES HUMAINES ET ARTISTIQUES DE NOURIT A la fin des années 90, elle avait déjà recueilli les paroles d’une série de personnalités qui ont inspiré sa grande installation sonore au Ciné-Bal de l’Aubette. L’intérêt porté par le public strasbourgeois à cette œuvre a motivé la publication de l’ouvrage « Le courage de vivre pour mourir » (Ed. du Relié, 2000, en poche chez Albin Michel en 2002). On y retrouve les réponses à la question « comment vit-on avec la conscience qu’un jour on va mourir ? »

‘‘ Dans les moires de tes yeux/je décrypte/ toute la beauté qu’ils ont su voir.’’ de Ginette Raimbault, Sogyal Rimpoche, Sylvie-Anne Goldberg, Patrick Levy, Alessandro Jodorowsky, Jean Luc Nancy, Guy Mazars Charlotte Herfray, Marie de Hennezel, André Chouraqui etc. La collection « Prophète en son pays » prolonge et approfondit cette idée : transmettre une parole artistique et philosophique qui se mesure à la question primordiale de la mort/amour (le couple Eros-Thanatos). « Dans les moires de tes yeux/je décrypte/toute la beauté qu’ils ont su voir. » C’est un peu à l’image des vers de son recueil Poéme à Di que Nourit envisage le profil éditorial de sa collection : Les livrets ont pour vocation de devenir des livres de chevet, chacun contenant une vision ou une

En haut : Livre objet : L’épave. Toutes les pages du poème sur calque dans un aquarium avec un poisson rouge nourri tous les jours. À droite : Portrait de Nourit au regard du performer Catalan Albert Vidal


parole permettant au lecteur de se ressourcer. « A l’époque du numérique, ce format artisanal, élitiste et populaire à la fois, offre, je crois, une alternative de qualité aux ouvrages de 300 pages. Mon idée est d’y concentrer, dans un langage beau et abordable à la fois, plaisir de lecture et expérience existentielle. » Pour rendre les livrets photocopiables, c’est-à-dire accessibles à ceux qui n’ont pas les moyens de les acheter, Nourit a inventé une forme particulière d’impression et de reliure avec des pochettes spéciales qu’elle commande au Japon. Sa collection nous fait rencontrer Shen He Yang dans Le Maître, initiation au monde du Chi-kong ou encore le trésor coréen et universel Kong Ok-jiN, artiste du conte chanté le Pansori dans Une étoile de Corée. On s’assied au bord du Gange en compagnie de Sadhûs avec Patrick Levy dont Nourit publie aussi une série d’entretiens sous le titre Dieu, personne n’en veut. Le voyage continue à Tokyo dans une clinique Aura Soma où l’on rit avec maître Nobuyuki, puis en Inde, avec le professeur indianiste Guy Mazars qui aborde le sujet de la mort dans « Déjà vieux quand j’étais jeune », comme Charlotte Herfray le fait dans « Nul ne connaît ni le jour, ni l’heure ». On y a rendez-vous avec les grands danseurs du Butoh japonais à travers les trois merveilleux livrets où Nourit raconte l’aventure humaine et artistique de cette danse sur la crête

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de la mort. Le dernier « De Fange en Merveilles » a été préparé pendant le confinement avec celui de Georges Federmann « Le serment de Yoram » où le psychiatre strasbourgeois partage sa vision d’une médecine intemporelle et humaniste. Les prophètes, dit-on, ne sont jamais reconnus dans leur pays, mais aujourd’hui ils sont partout en citoyens du monde, parfois à côté de chez nous ou sur les rayons de la libraire Ehrengarth où les lecteurs trouveront tous les livres de la collection. Les sites des éditions Origine et de Nourit Masson-Sékiné : www.propheteensonpays.wordpress.com www.nouritms.fr


JEU VIDÉO

Homo ludens Les simulacres n’imitent pas les humains : à plus d’un titre, ils sont d’ores et déjà profondément humains - Philip K. Dick

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Texte : Aurélien Montinari

Photos : Anaïs Liegeon - Blizzard WoW Classic BWL Nefarian - DR

Le jeu vidéo réclame désormais sa reconnaissance comme art mais aussi comme objet culturel. Discussion avec Estelle Dalleu, Docteur en études cinématographiques et qui s’intéresse à l’esthétique et à l’histoire du jeu vidéo. Des bidouillages au MIT aux blockbusters internationaux, le jeu se prend au sérieux, pour le meilleur et pour le pire... Or Norme. Est-il possible d’écrire une rapide histoire du jeu vidéo ? On ne va pas remonter jusque dans les années 40 avec des expérimentations liées à la télévision, on va plutôt aller directement dans les années 60, aux USA, dans un contexte particulier, celui du MIT (Massachusetts Institute of Technology) et des universitaires payés par l’armée pour développer des outils comme les radars. Ces universitaires travaillent donc à la création de machines, des ordinateurs par exemple, comme le PDP-1. Or, il faut des objets pour tester ces nouvelles configurations et pour cela les étudiants du MIT ont la bonne idée de détourner la fonction de commande pour créer un jeu vidéo. On se trouve alors en 1962, en plein contexte de guerre froide. Le jeu vidéo est né de ça, de la collision entre le monde de la recherche et celui de l’armée. À partir de là, les étudiants vont développer systématiquement des logiciels de jeux vidéo pour tester les machines. Ensuite, des petits malins vont comprendre que l’on peut peut-être amuser les gens avec ces logiciels-là, le jeu vidéo va ainsi prendre son essor par le biais des salles d’arcades, début des années 70 et ce jusque dans le début des années 90. Si dès le début, le jeu vidéo est présent sur les ordinateurs pour tester leurs performances, il va continuer d’y rester, et donc, parallèlement, le développement de l’ordinateur personnel va donner lieu au développement du jeu vidéo, et le développement du jeu vidéo va donner lieu au développement de l’ordinateur ! Au même moment, les industries qui créent des jeux pour les salles d’arcade imaginent que les gens pourraient également jouer chez eux et développent, au tout début des années 70, des machines comme la Magnia Box Odyssée, une véritable console de salon à

Estelle Dalleu

brancher sur la télé et destinée à toute la famille avec des jeux comme le fameux Pong. À partir de là, deux grands pôles se détachent, les USA et le Japon avec des entreprises comme Microsoft, Sony, Nintendo ou encore Sega qui vont se livrer une véritable « guerre des consoles ». Or Norme. En parallèle de son évolution technologique, le jeu vidéo a évolué comme création propre. On le qualifie même désormais de 10ème art. Comment le jeu vidéo est-il devenu un objet culturel ? Ici l’on touche aux questions de l’art, du beau et de la culture. On a tenté à un moment donné de parler d’art quand on parlait de jeu vidéo, lorsqu’il a fait l’objet d’expositions. Aujourd’hui, cependant, on ne voit plus apparaitre le mot art à côté du mot jeu vidéo, c’est le mot culturel qu’on lui préfère. La notion d’art est très problématique pour le jeu vidéo. En réalité, on peut parler d’art mais sous couvert de culture, il y a un glissement très intéressant. Le jeu vidéo est devenu culturel, parce qu’il est partagé par un certain nombre de gens. C’est d’ailleurs la définition même de la culture : un bien partagé par un ensemble de personnes. Il y a de plus en plus de personnes qui jouent désormais aux jeux vidéo,


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BWL Nefarian - DR

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Texte : Aurélien Montinari

Photos : Anaïs Liegeon - Blizzard WoW Classic

Une scène du jeu World of Warcraft

sur le téléphone, à la maison… Or, pendant très longtemps, les joueurs étaient cantonnés à un petit environnement très technique. Aujourd’hui les outils sont abordables mais dans les années 80 il fallait savoir coder pour jouer. Il fallait donc appartenir à une petite communauté de joueurs, de codeurs, d’ingénieurs, de chercheurs, pour avoir accès à la pratique. Aujourd’hui on parle même de casual gamers : des joueurs occasionnels, tout-un-chacun. Or Norme. Au fil des progrès techniques, le jeu vidéo s’est rapproché des standards du cinéma et ce, non seulement d’un point de vue esthétique, mais aussi narratif. Comment le jeu vidéo et le cinéma interagissent-ils et avec quels résultats ? Pour ma part, il y a un parallèle à faire entre le monde du cinéma et le monde des jeux vidéo. Il existe des éléments en commun même si, à la base, l’interactivité était le point clé qui faisait la différence entre le cinéma et les jeux vidéo. On peut faire des parallèles entre ces deux médias vidéo ludiques mais le jeu vidéo se détache de l’histoire du cinéma depuis peu, car il est arrivé au stade où il s’est emparé de tout ce que le cinéma pouvait lui offrir, voire même, il est allé plus loin. Pendant longtemps, le jeu vidéo a cherché à tendre vers le cinéma, mais il a également ses spécificités, il incorpore tous les arts, la bande dessinée, la musique, etc. Aujourd’hui,

le cinéma ce n’est plus du théâtre filmé et le jeu vidéo ce n’est plus du cinéma interactif, c’est plus que ça... Ce n’est d’ailleurs pas que l’interactivité qui produit ce changement, ce n’est pas seulement le fait qu’une personne interagisse avec l’image. Pour moi, cette différenciation est liée aussi à la construction du point de vue. Dans certains jeux vidéo, on note le positionnement de la caméra permettant un regard subjectif, un regard à la troisième personne et ce, tout en faisant des mouvements, sans aucune coupure ; ça c’est quelque chose que le cinéma ne peut pas faire. L’image devient un système de navigation du regard. Le jeu vidéo contribue à développer des points de vue inédits. Or Norme. La période du confinement a été, en partie et pour certains, celle du jeu avec une véritable explosion des activités vidéo ludiques, comment analyser ce succès ? Comme je le disais, on se rend compte que le jeu vidéo est désormais un bien culturel, il est finalement plus implanté que ce que l’on ne pensait dans les foyers, avec des outils qui nous permettent de jouer en 2 minutes… Il y a des gens qui étaient encore peut-être un peu hésitants mais là ils avaient du temps, avaient des outils pour y accéder et le tout à la maison, c’était donc le moment rêvé pour se mettre aux jeux vidéo.


Il y a eu une augmentation des ventes, certains éditeurs ont même offert des jeux. Le jeu vidéo est à la fois communautaire, solitaire et social, il permet de créer du lien. On peut jouer à plusieurs, regarder des joueurs jouer… le jeu vidéo permet littéralement de se connecter à autrui ! Or Norme. Dans une époque en proie à la solastalgie, le jeu vidéo est-il un simple refuge ou peut-il être utilisé pour réfléchir d’autres scénarios et pourquoi pas un monde meilleur ? Il faut savoir que le jeu vidéo est utilisé comme outil de soin. Le jeu Ico par exemple, a été utilisé comme soin psychiatrique auprès des enfants. La console de jeux Nintendo Wii a même été utilisée dans les maisons de retraite, pour la mobilité des personnes âgées. L’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) - qui avait affirmé que le jeu vidéo était un danger - a dit pendant le confinement, que jouer aux jeux vidéo faisait du bien... C’était assez cocasse ! Le jeu WOW (World Of Warcraft) est un autre exemple, il a permis de modéliser le fonctionnement d’une pandémie. Les créateurs du jeu ont voulu apporter une nouvelle fonctionnalité, ce qui a provoqué l’introduction d’un virus informatique qui s’est répandu de joueur à joueur. Certains joueurs se sont mis en confinement, d’autres ont exprès répandu le virus. Des scientifiques ont eu l’idée de modéliser cette épidémie dans le jeu pour comprendre ce phénomène de viralité dans le monde réel, et saisir ainsi comment se comportaient les usagers face à un virus et comment le virus lui-même évoluait. Il existe également un type particulier de jeu vidéo appelé le serious game ou edutainment (combinaison des mots anglais education et entertainment et qui consiste à apprendre en s’amusant). Par exemple, au Japon, récemment, ont été inventés des jeux sur la distanciation sociale. Personnellement, je suis très critique sur le serious game, selon moi il ne peut servir qu’à partir du moment où il fournit les outils éducatifs qui vont avec. Si l’on donne juste un jeu aux gens, l’expérience va se résumer à une gamification de la société. Il faut se poser la question de ce qui fait la frontière entre le sérieux dans le jeu et le jeu dans le sérieux… L’usage de ce type d’outils est déjà complétement ancré dans notre quotidien, on veut gagner ! On veut des likes sur Facebook, on veut des cœurs sur Twitter ou Instagram, on est déjà dans un système de gamification compétitive dans notre société. »

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CHRISTO ET JEANNE-CLAUDE AU MUSÉE WURTH

Naissance et déploiement des rêves

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Texte : Véronique Leblanc

Photos :Roland Bauer – Christo - DR

Le musée Würth d’Erstein se distingue en présentant jusqu’au 20 octobre 2021 une rétrospective des grands projets de Christo et Jeanne-Claude. Dessins, collages et maquettes, tous issus de la collection de Reinhold Würth et complétés de films ou de photographies, font visiter cet original pan de l’art contemporain… Primitivement annoncé pour l’automne prochain à Paris, l’empaquetage de l’Arc de triomphe par Christo a été reporté d’un an en raison des contraintes sanitaires du printemps-Covid. Onze ans après le décès de son épouse Jeanne-Claude, l’artiste touchait enfin à la réalisation d’un rêve qu’ils avaient conçu ensemble mais sa disparition, en mai dernier, à l’âge de 85 ans, le privera de cette ultime consécration accompagnée d’une exposition au Centre Pompidou sur les années parisiennes du couple. Seul acteur en région de cette double manifestation, le musée Würth d’Erstein se distingue en présentant jusqu’au 20 octobre 2021 une rétrospective des grands projets de Christo et Jeanne-Claude. Le bâtiment n’a pas été empaqueté - à la différence de son cousin de Künzelsau dans le Bade-Wurtenberg qui s’était prêté à l’expérience en 1995 - mais présente « la face cachée d’une œuvre totale », résume Marie-France Bertand, directrice du musée d’Erstein.

commissaire de l’exposition. Des œuvres à part entière, pérennes à la différence des installations démontées au bout de quelques jours, et négociables. Cette indépendance économique leur a permis d’aller au bout de leurs rêves, en marge des théories de l’art mais au plus près d’une esthétique singulière exempte de « message » mais renouvelée à chaque fois par la poétique du lieu investi. UN PROCESSUS À QUATRE MAINS « Tout ce qui a une signification relève de la propagande », déclarait Christo artiste apatride, naturalisé américain mais né dans une Bulgarie communiste qu’il a fuie en 1958 pour trouver refuge à Paris. Il y a rencontré

DESSINS ET MAQUETTES : « UN CHEMIN VERS LE RÉEL » L’exposition remonte le temps de 2019 à 1958 par le biais de dessins, collages et maquettes, tous issus de la collection de Reinhold Würth et complétés de films ou photographies présentant les œuvres abouties. Elle revient sur les portiques de Central Park, les chemins flottants installés sur le lac Iseo en Italie, l’empaquetage du Reichstag à Berlin, ceux du Pont-Neuf à Paris et des îles de la baie de Biscayne, en Floride, les parapluies jumelés d’Ibaki au Japon et de Los Angeles par delà le Pacifique et le rideau tendu dans la vallée du Colorado. Œuvres d’art à part entière, ces travaux préparatoires inscrits dans la tradition du dessin de drapé tout autant que dans la modernité la plus poétique, ont été une ressource déterminante pour l’autofinancement des installations du couple. Dessins, maquettes et collages étaient pour eux « un chemin vers le réel » tout aussi importants que la réalisation finale, précise Claire Hirner,

Reinhold Würth, Jeanne-Claude et Christo en 1995 au Musée Würth Künzelsau


Maquette du Wrapped Reichstag, Project for Berlin 1971-1995

Jeanne-Claude Denat de Guillebon et c’est ensemble qu’ils accéderont à une renommée artistique internationale. L’un conçoit l’œuvre à venir, l’autre négocie sa réalisation avant d’en assurer le suivi technique et logistique. « L’œuvre d’art, ce n’est pas l’objet mais le processus de création » disaient-ils en évoquant cette démarche à quatre mains ponctuée d’une seule signature : « Christo et Jeanne-Claude ». Ensemble ils élaboreront 47 projets dont 23 aboutiront, une vingtaine sont présentés au musée Würth. « Tous se sont déroulés en trois phases résume Claire Hirner : préparation, réalisation et mémorisation par photos ou films ». Avec, au terme du processus, un environnement laissé intact et des matériaux tous recyclés. Le couple avait un tel sens de sa responsabilité environnementale que l’empaquetage de l’Arc de triomphe prévu au départ au printemps a été repoussé à l’automne afin de ne pas perturber la nidification des faucons crécerelles. Faire leur suffisait, poursuit Claire Hirner devant Valley Curtain Project for Rifle, rideau orange tendu entre deux falaises du Colorado distantes de plus de 380 mètres. « Cette prouesse technique a dû être démontée au bout de 28 heures à cause des rafales de vent et ils sont repartis sans laisser de trace comme ils l’ont toujours fait, en artistes nomades ». Pour eux, il s’agissait « d’habiller sans dénaturer, de révéler sans dévoiler ».

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OCCULTER POUR MIEUX MONTRER « Un intérêt pour l’in situ et l’éphémère qui sera présent tout au long de leur carrière » et s’alliera au travail sur la couleur, la captation de la lumière et le mouvement pour livrer au public « une expérience sensible » où

Wrapped Reichstag, Project for Berlin 1971-1995

l’eau est souvent présente : Drapé d’or du Pont Neuf se reflétant dans la Seine, voile rose des îles de Biscayne Bay, Chemins flottants du lac Iseo… ou bien encore « Over the river », un projet non réalisé évoqué dans l’exposition. L’idée en était de tendre une toile sur 10 km au dessus de la rivière Arkansas. Un chemin bleu visible de la route en surplomb et de la rivière elle-même où les rafteurs auraient navigué entre deux eaux. Présent dans des croquis datés de 1993, ce projet a obtenu les autorisations requises en 2016 mais a été abandonné en 2017 après l’élection de Donald Trump. Ancrées dans la matérialité des lieux, les propositions de Christo et Jeanne-Claude incitent le regard à voir autrement en intégrant dans l’environnement naturel un élément artificiel textile qui en révèle l’essence. Occulter pour mieux montrer, pour révéler les volumes qu’ils soient extérieurs - comme ce fut le cas pour les arbres de la Fondation Beyeler empaquetés dans une toile semi transparente en 1997/1998 - ou intérieurs en ce qui concerne le Museum Würth de Künzelsau inauguré en 1995 quelques semaines avant l’empaquetage du Reichstag à Berlin. C’est dans le cadre des négociations préliminaires à cette réalisation que Reinhold Würth a rencontré le couple. Leur amitié ne se démentira jamais et permettra à l’industriel de pénétrer l’intime de leur création pour constituer au fil du temps la plus importante collection privée de leurs œuvres. L’exposition la livre quasi intégralement au public, elle permet de remonter aux sources de ce parcours artistique jalonné de rêves. Ils ont pu en matérialiser certains, d’autres pas mais l’essentiel, disaient-ils, était de « maintenir la flamme » de la création. Une flamme poétique, colorée, rythmée, immédiatement reconnaissable.


MUSÉE UNGERER

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Texte : Véronique Leblanc

Photos : Musées de la Ville de Strasbourg / Mathieu Bertola - DR

Les « champs de bataille » de Dürrenmatt Accessible jusqu’au 31 octobre, l’exposition Friedrich Dürrenmatt, la satire dessinée s’inscrit dans un cycle que l’on pourrait intituler « Auteurs connus pour autre chose » précise Thérèse Willer, directrice du Musée Ungerer. Il est vrai que cet auteur suisse de langue allemande - né en 1921 et mort en 1990 - est surtout connu comme auteur de romans policiers et de pièces de théâtre… Il fut un écrivain à la plume tout autant burlesque que cynique, sans illusion et toujours percutante. Sa pièce la plus connue et la plus jouée, Les Physiciens, interroge sur la place de la science dans le monde et dénonce la responsabilité - ou l’irresponsabilité - des savants. Publiée en pleine guerre froide, elle a gardé toute sa force. Ses dessins sont de la même veine tragique et comique. Il les définissait comme « des champs de bataille faits de traits et de

‘‘ Le fossé entre la manière dont l’être humain vit et la manière dont il pourrait vivre devient toujours plus ridicule. Nous vivons à l’ère du grotesque et de la caricature. ”

Friedrich Dürrenmatt

couleurs », des règlements de compte spontanés qui à coups de satires et de caricatures ébranlaient la vacuité moderne. « Le fossé entre la manière dont l’être humain vit et la manière dont il pourrait vivre devient toujours plus ridicule. Nous vivons à l’ère du grotesque et de la caricature », déclarait-il une semaine avant sa mort. Trente ans plus tard, rien de nouveau à l’horizon et l’exutoire Durrenmatt reste tout aussi salutaire. « NOUS SOMMES DANS LA MÊME MERDE » D’Ungerer pour qui il écrivit la préface de Babylon en 1979, Dürrenmatt écrivait : « Entre contemporains, il n’y a pas d’admiration mais de la sympathie : nous sommes dans la même merde. Ungerer aussi. Bien sûr, en voyant ses dessins, j’ai aussitôt pensé à Daumier qui est mort il y a cent ans. Mais avec Ungerer, je me méfie, il n’imite personne, mais il se sert de beaucoup ». Les réunissait un regard acerbe sur la société contemporaine que le Suisse a décliné dans un univers iconographique aux thématiques récurrentes : les légendes, la mythologie, la théologie, le cosmos, la souffrance et la mort. L’exposition les aborde dans un parcours où se mêlent collage, encre de Chine,


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Photos : Musées de la Ville de Strasbourg / Mathieu Bertola - DR Texte : Véronique Leblanc OR CADRE OR NORME N°38 Ouvertures

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lithographie, noir et blanc et couleurs. Avec en regard, des œuvres de Tomi Ungerer et de Helge Reumann, subtil auteur de bandes dessinées genevois. Selon Thérèse Willer, la série « Zermatt » est « la plus remarquable » de l’exposition. « Un réquisitoire au vitriol contre la Suisse, l’autosatisfaction et le repli sur soi » qui résonne particulièrement dans la période de pandémie que nous traversons. Il s’agit d’un recueil de dessins réalisés par l’artiste après l’épidémie de typhus qui a frappé en 1963 la célèbre station de Zermatt au pied du Cervin. Une épidémie que les autorités ont tenté de dissimuler lorsqu’elle a éclaté. En 1990 nouveau scandale. Dürrenmatt compare la Suisse à « une prison » lors d’un discours prononcé à Zurich à l’occasion d’un prix remis à Vaclav Havel. Les Suisses y sont décrits comme « tous prisonniers mais également tous gardiens afin qu’ils se sentent tout de même libres ». Un réquisitoire en règle prononcé trois semaines avant le décès de l’orateur et qui sonne comme un testament implacable. UN OGRE AU CŒUR TENDRE Mais l’ogre Dürrenmatt était aussi un père au cœur tendre comme en témoigne le livre haut en couleurs et plein de fantaisie qu’il avait dessiné dans les années 1950 pour ses trois enfants. « C’est un autre registre », commente Thérèse Willer. « Les collages très oniriques, presque dada, montrent la dimension théâtrale de l’artiste. » Un univers où se côtoient des personnages mythologiques, des héros de contes, des anges, des membres ou des amis de la famille Dürrenmatt. Plein de péripéties, le scénario était élaboré de concert avec les enfants eux-mêmes héros d’une histoire où ils se lançaient à la conquête de l’Amérique. C’est sa fille Ruth qui a supervisé l’édition de cet album par le Centre d’art Dürrenmatt de Neufchâtel. « Partenaire de l’exposition, cette

institution est installée au dessus du lac, pas loin de la maison où habitait l’auteur» précise Thérèse Willer en citant aussi Peter André Bloch, professeur émérite à l’Université de Haute-Alsace

‘‘ Les collages très oniriques, presque dada, montrent la dimension théâtrale de l’artiste. ’’ et ami de Dürrenmatt auquel il a consacré de nombreux écrits. « Conseiller scientifique de l’exposition, il nous a ouvert les portes des collections privées en Suisse ». Présentée à la veille des célébrations du centenaire de Dürrenmat en 2021, cette exposition forte de 100 dessins originaux restera ouverte jusqu’au 31 octobre. Il est donc encore temps de goûter aux « piquantes retrouvailles » de cet auteur suisse avec Ungerer. Deux artistes avides de « la vérité derrière la vérité », féroces à force d’humanisme.


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Portrait de Tomi Ungerer Frank Hoppmann (nĂŠ en 1975)


Photos : DR Texte : Alain Ancian OR CADRE OR NORME N°38 Ouvertures

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Une des évocations contemporaines de « La Belle Strasbourgeoise » exposées dans l’atelier-galerie d’Horéa.


PLUS DE TROIS SIÈCLES PLUS TARD

La (Re)belle strasbourgeoise vous attend dans l’atelier d’Horéa C’était une exposition prévue pour avril dernier mais que le virus a gommée. Depuis trois ans, Horéa, la peintre strasbourgeoise bien connue, travaillait sur ce projet. Un coup de cœur comme elle les aime, un dialogue à travers les siècles entre un superbe tableau abrité par le musée des Beaux-Arts de Strasbourg et une démarche contemporaine emplie d’audace et d’émotion… Il faut tout d’abord entendre Horéa parler de La Belle Strasbourgeoise, le tableau peint en 1703 par le grand portraitiste Nicolas de Largillierre. « Ce tableau à l’huile sur une toile de 138 x 106 cm représente une inconnue » raconte-t-elle. « C’est le portrait d’une femme de la bourgeoisie d’une gravité souriante dont l’identité reste mystérieuse, avec un costume qui connaît sous Louis XIV son plus somptueux épanouissement. C’est une peinture avec un goût prononcé pour le rendu accentué pour les étoffes et les matières : la femme est vêtue d’une jupe rouge recouverte d’un grand tablier noir, de manches larges serrées au coude par des rubans plissés et terminées par des manchettes de dentelle. Un buste lacé accompagné d’un châle blanc bordé de dentelle La collection « La (Re)Belle Strasbourgeoise » est visible à l’atelier-galerie d’Horéa, 11 rue des Juifs à Strasbourg. Tél : 06 62 28 43 57 www.horea.net

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« La Belle Strasbourgeoise » Nicolas de Largilliere (1703)

et surtout, cet extravagant chapeau garni de dentelle noire. » C’est bien sûr l’étrangeté de ce chapeau qui concourt considérablement à l’originalité du tableau qui est sans doute un des plus surprenants accroché aux cimaises du Musée des Beaux Arts de Strasbourg. EN TRANSPARENCE AVEC LES RUES ET RUELLES DE STRASBOURG « Cette œuvre de Largilierre s’est peu à peu imposée dans mon atelier : des dérives extravagantes et contemporaines ont vu le jour et m’ont permise d’annoncer que La [Re]belle strasbourgeoise a pris ses quartiers dans l’atelier d’Horéa ! » proclame Horéa avec un soupçon de fierté. « La [Re]belle strasbourgeoise »… des mots qui lui correspondent parfaitement et qui accompagnent le fil conducteur de sa démarche plastique depuis des années : l’Héritage. « Cette représentation particulière me permet d’aborder le sujet à l’infini tant cette oeuvre est riche et inspirante » poursuit-elle. « En effet peindre par exemple ce portrait sur une carte de Strasbourg me semble très intéressant, c’est même une évidence : un rappel de sa présence dans les collections du Musée des Beaux Arts de Strasbourg grâce à l’acharnement de Hans Haug qui fut Conservateur en chef des Musées de Strasbourg et qui ne renonça jamais à voir en ce modèle une strasbourgeoise… Une belle oeuvre acquise en 1963 pour l’Alsace. Aussi mettre en relief son visage dans mes tableaux par le biais d’un jeu graphique, mon interprétation loin de la mimésis de cette bourgeoise parisienne ou alsacienne mise en valeur en transparence avec les rues et les ruelles de notre ville me fascine et me rappelle un lien qui est essentiel pour moi : RE/ PÈRE est le nom de cette première collection qui est essentielle dans ma vie d’artiste, de femme et d’enfant : mon père dont j’ai déjà parlé il y a très longtemps dans Or Norme m’a guidée et a dessiné le chemin vers mon esprit créatif : ce visage c’est symboliquement le mien, mais pas que… » Le hasard, qui n’existe pas, vient d’apposer son clin d’oeil pour accompagner la démarche d’Horéa : cette peinture a fait l’actualité il y a quelques semaines, quand la galerie parisienne Sotheby’s a révélé qu’une deuxième « Belle Strasbourgeoise » venait de faire son apparition sur le marché de l’art : elle sera mise en vente dans les locaux parisiens de la galerie au courant de ce mois de septembre…


LE PETIT MONDE DES STATUES STRASBOURGEOISES

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Texte : Véronique Leblanc

Photos : Alban Hefti - Nicolas Roses

Georges Bischoff : « Les statues ont des statuts » Déboulonnées, décapitées, vandalisées… Les statues on fait plus que vaciller sur leur socle dans le sillage des manifestations qui ont suivi la mort de George Floyd en mai dernier. Léopold II en Belgique, le général Lee aux Etats-Unis, jusqu’à Churchill… tous ont subi les affres d’une postérité revisitée pour le pire. Excès d’honneur suivi d’un excès d’indignité ? Le débat n’est pas clos. Mais qu’en est-il du petit monde des statues strasbourgeoises pour l’heure à l’abri des débordements ? Regard éclairé de l’historien Georges Bischoff. Anthropomorphes, les statues ont d’abord été sacrées précise Georges Bischoff en insistant sur « l’esthétique fabuleuse » de « L’Eglise » et « La synagogue » au portail Sud de la cathédrale mais, poursuit-il, « là où ça devient intéressant c’est quand on passe au registre politique ». Et à Strasbourg, les trois premières statues politiques sont celles de Clovis, Dagobert et Rodolphe de Habsbourg installées en 1340 dans les contreforts de cette même cathédrale, au niveau de la rosace. « Celle de Rodolphe de Habsbourg a été érigée quasi de son vivant ce qui témoigne d’une reconnaissance contemporaine projetée dans l’avenir ». DÉBOULONNER PEUT AVOIR DU SENS DANS LE FEU DE L’ACTION Mais l’hommage expose à la vindicte et ces trois rois identifiés dès la Renaissance comme emblématiques du monument ont été abattus à la Révolution française. Il est vrai qu’ils « racontaient » l’histoire - officielle - de la ville : Clovis en avait dit-on fondé le diocèse, Dagobert avait été le bienfaiteur et Rodolphe avait soutenu les Strasbourgeois contre l’évêque Walter de Geroldseck en 1262. Episode auquel rend hommage la toute dernière statue érigée à Strasbourg, place des Tripiers : celle du chevalier Liebenzeller, héros de cette révolte. Déboulonner

une statue est un geste politique fort confirme Georges Bischoff en évoquant « un des premiers actes patriotiques français en 1918 » : la destruction de la statue de Guillaume II, place de la République. « Un partie de la tête écrasée a été trainée jusqu’à la Place Kléber ». La statue de Germania installée dans la niche du Palais Universitaire a quant à elle été abattue plus tard mais… rétablie il y a juste quelques années sans passion. Il arrive que les statues soient apprivoisées par le temps. Ce turnover est caractéristique d’une ville dont l’histoire s’est jouée à l’échelle européenne, entre flux et reflux. Les statues y prennent une importance plus grande qu’ailleurs. Celle de Jeanne d’Arc, héroïne française n’y a pas échappé. Erigée en 1922 dans les jardins du Palais du Rhin, brisée par les nazis en 1940 mais sauvée de la fonte et cachée au Port du Rhin pendant la guerre, elle a été réinstallée place Arnold en 1965. « Sauver une statue, la cacher, la restaurer et la restituer représente une forme de résistance. » Ou une passion pour le patrimoine, comme en atteste l’histoire de Jean Herrmann, directeur du Jardin botanique lors de la Révolution française. Témoin du déchainement de l’iconoclasme - vu comme pur vandalisme par les Allemands très en avance en matière de préservation du patrimoine, précise Georges Bischoff - il sauva une


Le buste de Goethe, réalisé par H. Manger d’après une sculpture de F. Tieck dans les Jardins de l’Université.

partie des statues de la cathédrale en les enterrant au jardin botanique aménagé sur le terrain occupé aujourd’hui par la Haute Ecole des Arts du Rhin. KLÉBER ET GUTENBERG, INAUGURATIONS SOUS TENSION

93« Eriger une statue peut aussi donner lieu au

clivage, au conflit », note Georges Bischoff qui cite « l’exemple emblématique » de l’inauguration quasi simultanée des statues de Kléber et Gutenberg en 1840 en pleine monarchie de juillet. Les deux se sont faites en grande pompe. Avec Kléber, il s’agissait de « sacraliser » la place en honorant une gloire locale vue comme une figure

républicaine par une partie de l’opinion publique. C’était une forme de « canonisation civile ». Avec Gutenberg, il s’agissait d’exalter le progrès sous le ciseau de David d’Angers, sculpteur reconnu et républicain affirmé. La crainte que l’inauguration de la statue donne lieu à une manifestation des Jacobins fut telle que l’on a maintenu les troupes requises dix jours plus tôt lors de l’inauguration militaire de la statue de Kléber afin qu’elles puissent intervenir le cas échéant. Ce qui est intéressant, ajoute Georges Bischoff, c’est que les deux statues sont restées en place en 1871. « Le général Kléber avait été apprivoisé » et la place a gardé son nom ce qui n’a pas été le cas en 1940. Les autorités allemandes


Photos : Alban Hefti - Nicolas Roses Texte : Véronique Leblanc OR CADRE

Georges Bischoff devant le monument édifié à la gloire de Goethe, Place de l’Université

ordonnèrent alors l’enlèvement de la statue et du cercueil transférés par la Wehrmacht au cimetière de Cronenbourg avant d’être réinstallés en 1945.

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GOETHE, UN « NAIN DE JARDIN » ? Y a-t-il un ou une absent(e) au royaume des statues strasbourgeoises ? « Peut-être Albert Schweitzer… Sans doute parce qu’on pourrait faire du médecin de Lambaréné une figure paternaliste… Alors que tout est plus complexe. Simone Veil est un autre nom cité et il s’agit d’un personnage important qu’il faut honorer. Mais qu’apporterait le fait de lui ériger une statue ? A qui élever des monuments ? A qui rendre hommage ? Personnellement je serais partisan d’une mise en sourdine de cette pratique dont le

vrai temps fut l’académisme. Des statues civiles, sans monumentalité ne montrent rien… Quant aux sculptures abstraites, elles relèvent plus du mobilier urbain comme l’illustre la « Spirale Aby Warburg-Monument aux vivants, place de la République. Son message n’apparaît pas… Geste altier, taille monumentale, costume majestueux sont essentiels aux yeux de George Bischoff. Faute de cela, les statues ont des allures de nains de jardin » ironise-t-il, en regardant la statue de Goethe, Place de l’Université : « Un blanc-bec flanqué de deux pin ups qui ont l’air de s’ennuyer » (!) Dommage car « Goethe en impose »… et son buste installé dans les jardins du Palais universitaire est « bien plus intéressant ». Il restitue le « génie dans la tête du génie ». Le buste est généralement le « passe-partout » de la statuaire, sauf dans le cas de Goethe où il exprime une « quintessence » poursuit l’historien décidément admiratif. Sur la récente flambée de vandalisme qui a frappé les statues, il reste dubitatif… « Déboulonner peut avoir un sens dans le feu de l’action. A froid, cela exprime une saute d’humeur de l’opinion. » « Panthéon spatial inscrit dans la cité », les statues transmettent « un

‘‘ A qui élever des monuments ? A qui rendre hommage ?’’ matériau de mémoire matérielle » qui raconte aussi l’histoire du temps qui les a érigées. Un temps d’avant. Le nôtre doit sans doute réfléchir à la manière de « rendre hommage » et la question est complexe. « Je fais partie de la commission des noms de rues où la politique est désormais celle de la féminisation, ce qui est très bien en théorie », glisse Georges Bischoff, mais en pratique cela risque de faire de Strasbourg un « œuf sur le plat » avec les hommes au milieu et les femmes en périphérie… Rien n’est jamais simple.


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GOETHE ET STRASBOURG

« Petite rose… »

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Texte : Isabelle Baladine Howald

Photos : Abdesslam Mirdass - DR

En avant-première d’une expo à la BNU, marchons sur les pas de Goethe à Strasbourg, deux siècles et demi plus tard… Ses amours : la cathédrale, Frédérique la fille du pasteur de Sessenheim, les paysages des Vosges du nord. Mais aussi des soirées à refaire le monde… Goethe arrive en avril 1770 à Strasbourg pour y terminer ses études de droit. Il s’inscrit à l’Université le 18 avril et loge à l’hôtel bien nommé de l’Esprit, aujourd’hui disparu, quai St-Thomas. Il veut parfaire sa connaissance du français, la langue culturelle par essence à cette époque. Plus tard il va louer une petite chambre au 36 rue du Vieux-Marché-aux-Poissons, la maison est bien reconnaissable, rouge, et un portrait orne toujours la façade. S’est-il baladé rue du Poumon (je ne sais qui est l’inventeur génial de ce nom de rue !), place du Corbeau ? Certainement ! Il allait déjeuner rue de l’Ail, et il a passionnément aimé la cathédrale, la gravissant dès son arrivée, n’ayant peur de rien, arpentant à toute allure les escaliers et leurs ajouts dentelés : « plus je contemple la façade de la cathédrale, plus je suis conforté dans ma première impression qu’ici élévation est alliée à la beauté. » Mais ce qui nous intéresse ici, c’est moins ce que Goethe a apporté à Strasbourg, que nous connaissons puisqu’il y a, outre sa maison, la rue Goethe et sa statue place de l’Université, que ce que Strasbourg et l’Alsace ont apporté au tout jeune homme. D’abord, à l’automne, il tombe amoureux de la jeune fille du pasteur de Sessenheim, Frédérique Brion (elle était si jolie… et Goethe tombait si facilement amoureux… avant qu’il ne se dise qu’il avait un avenir intellectuel en Allemagne). Elle ne se mariera jamais. Il reste de Goethe à Sessenheim son chêne, sa promenade et son musée toujours amoureusement dirigé, comme il reste dans mon jardin, se mêlant peu à peu à la terre, un morceau du tilleul sous lequel il aimait à s’asseoir dans la cour de l’ancien Diaconat de Strasbourg, offert il y a longtemps.

Johann Wolfgang von Goethe (d’après gravure d’époque)

UN ÉCRIVAIN PRENANT SON ENVERGURE À Strasbourg il a également rencontré Herder, le très fameux philosophe spécialiste des langues, qui lui fait également découvrir tout l’intérêt de la culture populaire, et en Alsace, il y a de quoi faire... C’est aussi ici qu’il comprit qu’il était un poète allemand, comme souvent l’on découvre qui l’on est loin de chez soi… Et qui lui laissa de côté ses petits poèmes sentimentaux pour les grands poèmes et les grands romans, et le long récit tardif où Strasbourg est évoquée, Dichtung und Warhheit, Poésie et vérité. Strasbourg était alors un intense vivier de la culture européenne, le creuset de l’important mouvement littéraire Sturm und Drang (éminemment romantique). Les échanges, les soirées à refaire le monde, les partages philosophiques ont fait évoluer ce futur grand esprit, déjà féru de culture française. Toutefois l’Alsace étant entre deux pays et entre deux langues, ce passage d’un an lui a particulièrement permis de relier ses propres


En haut / La statue de Goethe, place de l’Université à Strasbourg À droite / La maison où vécut Goethe au 36, rue du Vieux-Marché-auxPoissons à Strasbourg

expériences de cultures et de langues, d’approfondir ses connaissances scientifiques déjà conséquentes, d’aimer les paysages (il a beaucoup visité l’Alsace du Nord) et d’être touché par la statuaire médiévale de la cathédrale, lui alors épris de gothique. En 1770 Goethe pensait encore un peu que l’Alsace était allemande, il n’était pas trop dépaysé ! Il se sentit bien en accord avec les particularités de la région mais peu à l’aise avec ce que cela lui faisait également entrevoir d’un séjour à Paris qu’il ne souhaita finalement pas.

“ Röslein, Röslein, Röselein Roth, Röslein auf der Heiden.” Mais il se révèle surtout en écrivain, changeant de style et prenant son envergure.

97UNE EXPO EN NOVEMBRE

Nous aurons le bonheur de pourvoir détailler tout cela grâce à une exposition qui aura lieu à partir du 20 novembre jusqu’au 22 février à la Galerie Heitz du Palais des Rohan, sous la direction des deux commissaires, Aude Therstappen pour les manuscrits à la BNU et Florian Siffer pour le Cabinet des Estampes. En effet cette exposition fête le 250ème anniversaire

de l’arrivée de Goethe à Strasbourg et proposera 120 œuvres de différentes collections, allant d’exemplaires très rares d’autographes, à des lettres originales, dessins d’époque, bien sûr manuscrits, objets etc, un fonds riche issu de nombreux prêts. Alors, ne résistez pas à une promenade à Sessenheim où le futur auteur de Werther s’éprit d’un amour sincère pour une jeune alsacienne en costume à laquelle il dédia de nombreux très beaux poèmes : « Röslein, Röslein, Röselein Roth, Röslein auf der Heiden » « Petite rose, petite rose, petite rose rouge, Petite rose de la lande ». Bien d’autres amours plus tard, l’immense Goethe n’aura toutefois jamais oublié ni la cathédrale, ni son premier amour de jeunesse. Je me promène le long des rues vers sa maison, on est 250 ans plus tard, et tout est vivant…


LA RENTRÉE DES ENFANTS

Confinement, déconfinement, rentrée : ces enfants si résilients… Privés d’école, de leurs copains, de sorties, de leurs activités favorites, avec des parents parfois sur les nerfs ou en tout cas un brin désarmés. Un retour sommaire en classe. Et une rentrée sous forme de point d’interrogation. Nous sommes allés à la rencontre de trois familles strasbourgeoises, pour donner la parole à ces enfants qui subissent, sans trop moufeter.

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Texte : Barbara Romero

Photos : Nicolas Rosès

Kiara, 10 ans, et Magali « En classe la moitié du temps ? Ce serait trop nul ! » En CM1, Kiara, 10 ans, a vécu son confinement entre inquiétudes, système D, solidarité entre voisins, dans le cocon réalisé par sa maman Magali. A son retour en classe, elle s’est sentie « libérée ». Mais une rentrée dans les mêmes conditions ne la ferait pas trop rigoler…

nouveaux jeux dans leur petite cour, « à côté des poubelles », au bout de quelques semaines de confinement. « On se laissait aussi des mots devant nos portes. J’ai découvert Tik Tok pour faire des chorés, on a fait de la pâtisserie avec maman, refait ma chambre… ».

« Quand la maîtresse nous a dit qu’on n’aurait plus école, je croyais que ça allait être bien. Mais en fait, non, lâche Kiara. Je n’apprends pas avec les mêmes techniques avec maman, elle crie un peu beaucoup ! ». A ses côtés, Magali, maman solo de 43 ans, la regarde avec bienveillance. « En effet, c’était difficile de trouver un rythme au début, et je suis peut-être exigeante. On n’avait pas d’imprimante non plus, cela rendait les choses compliquées. »

« ON AURAIT DIT UN NINJA DANS LES RAYONS ! »

C’était sans compter sur la solidarité entre voisins de leur petit immeuble de logements sociaux à la Robertsau. « J’ai inventé une technique avec un fil et une pochette pour que Roger puisse me transmettre par la fenêtre mes devoirs qu’il avait imprimés », sourit Kiara. Avec son meilleur copain et voisin Noa, ils ont aussi improvisé de

Mais Kiara ne cache pas ses inquiétudes face à ce fichu virus, pour elle et pour sa maman. « Elle ne voulait pas rester seule à la maison, et comme je suis solo, au début je l’emmenais faire les courses. Mais elle était paniquée, on aurait dit un Ninja dans les rayons ! » Une cliente malotrue se permet aussi d’interpeller Magali sur la présence de Kiara dans le supermarché. « Je lui ai demandé si je devais l’attacher comme un chien dehors ! Elle ne s’est même pas excusée. » Petit à petit, mère et fille ont réussi à trouver leur rythme. Le 11 mai, Kiara est heureuse de pouvoir revoir son papa. Quand on lui a annoncé le retour en classe, « je me suis dit, ça y est, enfin libérée ! Mais j’avais un peu peur du virus. »


Magali Werling et Kiara

Kiara s’adapte aux nouvelles conditions de vie à l’école. « On était par demi-groupe, pas masqués et j’étais contente qu’on puisse quand même jouer dans la cour. C’était cool de retourner à l’école, je travaillais mieux aussi. »

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Mais à l’idée de repartir sur cette configuration, Kiara ne peut empêcher une petite moue. « Ce serait trop nul si on y retournait qu’à moitié ! » « Et qu’est ce que je ferais moi ? », rebondit Magali. En agence de voyage depuis 20 ans, Magali, n’a

retrouvé son poste qu’à 30%. « Pour moi aussi la rentrée est en point d’interrogation, je ne sais pas comment le secteur va survivre. J’ai des idées de reconversion, dans la déco par exemple, mais en tant que maman solo, il faut que je sois dans le concret, nous n’avons qu’un salaire. » La maman s’inquiète aussi des reprises des habitudes des Français, « comme si rien ne s’était passé, on a l’impression d’un retour à la normale… » « Mais avec un masque », lui rappelle Kiara, visiblement résignée.


Noémie Boschetti et ses enfants

Esther, 8 ans, Bianca, 12 ans, et Charles, 16 ans

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Texte : Barbara Romero

Photos : Nicolas Rosès

« La crainte d’une rentrée masquée » Résignation pour l’aîné, décrochage pour la cadette, adaptation pour la petite dernière… Les kids Boschetti ont géré comme ils pouvaient leur confinement… Et leur retour en classe. S’ils se sont adaptés, ils craignent quand même un retour masqué à la rentrée, surtout au collège et au lycée. Rester cinq heures assis sur sa chaise, masqué, sans pause dans la cour, Charles, 16 ans, l’a vraiment mal vécu. « Je n’avais en plus qu’un pote dans mon groupe. » L’idée d’une telle rentrée ne le fait pas vraiment kiffer. « Après, je ne sais pas, ce n’est pas très motivant de travailler à la maison, je suis quand même plus assidu au lycée. » Bianca, 12 ans, se réjouit de retrouver les bancs du collège. « J’espère juste qu’on n’aura pas à porter de masque, qu’on reverra tout le monde, et qu’on reprendra l’activité cirque ! » En CE1, Esther, elle, n’a pas eu d’obligation de porter le masque. « J’aimais bien travailler que le matin et manger le piquenique en classe. On devait souvent mettre du gel sur les mains, mais ce n’est pas si grave, même si ça fait des mains collantes et qui puent ! » « LE MENTAL EST ESSENTIEL » Après un confinement « quatre étoiles », avec un petit jardin, une salle de classe aménagée dans les bureaux de leur maman Noémie, créatrice du réseau Mums in Strasbourg, les enfants Boschetti confient avoir vécu ce temps d’arrêt différemment. « Pour moi cela n’a pas été si difficile car je savais que cela ne durerait pas toute la vie », lâche Charles, qui partait de temps en temps faire du skate pour décompresser. Ses sœurs, elles, ne sont sorties dans la rue que deux fois en deux mois.

« J’aime pas sortir sans but », confie Bianca, qui a le plus mal vécu l’éloignement de l’école. « Mes copines me manquaient, l’école rythme mes journées, j’avais du mal à m’organiser, je suivais les cours en ligne, mais je ne savais pas trop où j’allais », confie-t-elle. Pourtant bonne élève, Bianca a décroché et souffert de son « isolement » lors de son anniversaire. « J’ai beaucoup pleuré le soir, même si maman a tout fait pour me préparer une belle journée. » Autant dire que retourner au collège à plein temps l’a réjouit. Si deuxième confinement il devait y avoir, Noémie « l’accueillerait comme il se doit, mais je consacrerai plus de temps à mes filles, et moins au réseau. » Sur tous les fronts, elle a bossé dur pour offrir un coup de boost aux mums, avec des rencontres virtuelles, des idées d’activités etc. « Mon rôle était de donner la patate, par ma force mentale, par mon histoire personnelle puisque j’ai déjà vécu un confinement de cinq mois dans une chambre d’hôpital. Je savais que l’on pouvait s’en sortir, mais le mental est essentiel. » Son époux Nicolas ayant pris ses fonctions de directeur des systèmes d’informations des Hôpitaux universitaires de Strasbourg le 13 mars, autant dire qu’elle était seule à gérer les kids. « Il partait de 7h15 à 20h, il fallait qu’il s’assure que les services de régulation n’explosent pas, avec la moitié des équipes en télétravail, l’autre malade et des prestataires terrorisés d’intervenir à l’hôpital. » Et de conclure dans un sourire, « la photo que vous avez prise est représentative de notre confinement ! Mais au moins, notre couple n’en a pas souffert ! » Forte des enseignements de cette première vague, nul doute que toute la petite famille abordera la rentrée avec sérénité.


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La famille Boivin

Baptiste, 6 ans, et Gaspard, 9 ans

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Texte : Barbara Romero

Photos : Nicolas Rosès

« Le plus difficile : la séparation avec les copains » S’ils ont globalement bien vécu leur confinement, les kids Boivin n’avaient qu’une hâte : retourner à l’école avec leurs copains. Une rentrée confinée ? Très peu pour eux, même si Gaspard, du haut de ses 9 ans, a entière confiance en les soignants pour gérer une deuxième vague, sans qu’on ait besoin d’être reconfinés. « La rentrée, je la vois normale, ça devrait aller, car les soignants, et les gens, savent mieux comment faire, estime Gaspard. S’il y avait un deuxième confinement, ce serait moins difficile, car je n’ai plus peur. Mais j’ai très, très, très envie de retourner à l’école comme avant ». Les premiers temps du confinement l’avaient toutefois un peu effrayé. Pendant trois semaines, ni lui, ni son frère Baptiste, 6 ans, n’ont voulu mettre un pied dehors. « Je me suis dit que ça allait m’embêter, car ce ne serait pas comme avant et je savais par mes parents que des gens faisaient un peu n’importe quoi », confie-t-il. « Il m’a aussi dit que si on faisait le confinement, autant le faire comme il fallait », rebondit leur maman, Menaude, responsable d’une halte-garderie. LES ENFANTS ONT BESOIN DE CONTACT PHYSIQUE Leur papa, Matthieu, chargé d’affaires chez Chronopost, a fini par imposer une sortie familiale d’une heure par semaine. « Petit à petit ça allait mieux, sourit Gaspard, on était restés tellement longtemps sans voir personne,

ça a fait du bien. » Après avoir parlé à distance de balcons, ils se sont en effet autorisés à voir des copains en respectant trois mètres. « Mais cela a ses limites, rappelle Matthieu. Au bout d’un moment, tu ne sais plus quoi te dire. » Baptiste n’a pas trop aimé non plus. « J’étais content de les revoir, mais on ne pouvait pas se toucher, c’était pas marrant. » Si ne plus faire les bises ou serrer les mains convient parfaitement aux parents, les enfants ont encore besoin de contact physique. « Et si l’on devait porter le masque tout le temps, je ne sortirais plus jamais ! », lâche Gaspard. Pour les deux petits Boivin, retourner à l’école a vraiment été une libération, surtout pour revoir les copains, « et la salle de classe, ça motive », souligne Gaspard. Même s’ils ont tous les deux plutôt très bien suivi le programme, grâce à une maman investie. « Je me suis un peu mis la pression, car j’avais peur qu’ils soient perdus par rapport à d’autres élèves à la rentrée », reconnaît Menaude. Même si évidemment, cela n’a pas toujours été une partie de plaisir, pour les uns comme pour les autres, entre l’école à la maison, le boulot de papa en télétravail, la distance avec la famille et les amis. En cas de deuxième vague, que pense le reste de la famille ? « Je prends du Prozac ! », s’amuse Matthieu. « Ah non ! Pas encore une fois !», s’écrie Baptiste. Menaude préfère rester mesurée. « Je le referai, même si cela n’a pas toujours été calme et tranquille… »


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Le Professeur Jaulhac

BALLADE DANS LES HERBES FOLLES

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Texte : Amélie Deymier

Photos : Alban Hefti - DR

Peur sur la tique

Les petites bêtes ne mangent pas les grosses dit-on. Celle qui va nous occuper dans ces pages est pourtant passée maître dans l’art de pourrir nos sorties en forêt : la tique Ixode ricinus, le principal vecteur de la Borréliose de Lyme, cette maladie qui ne cesse de faire polémique et déchire la communauté scientifique. D’un côté il y a ceux qui pensent qu’on en fait trop, de l’autre ceux qui pensent qu’on n’en fait pas assez, et au milieu des patients qui ne savent plus à quel saint se vouer… Faut-il pour autant céder à la panique ? LA BORRÉLIOSE DE LYME, QU’EST-CE QUE C’EST ? Parmi les nombreux agents pathogènes dont la tique est vectrice, la bande des Borreliella se distingue tout particulièrement. Depuis 2016, une vingtaine d’espèces ont en effet été décrites comme responsables de la maladie de Lyme, plus justement nommée Borréliose de Lyme : regroupées sous l’appellation Borrelia burgdorferi, elles ont chacunes leurs petites habitudes : certaines se manifesteraient plutôt au niveau cutané, d’autres seraient responsables d’affections neurologiques, pendant que d’autres encore se retrouveraient majoritairement dans les affections articulaires. Dans la plupart des cas on repère la maladie lors de sa phase dite précoce localisée qui survient de quelques jours à un mois après l’infection. Elle se manifeste

le plus souvent par une lésion cutanée typique de forme concentrique et non douloureuse autour de la piqûre, et témoigne de la migration des Borrelia dans la peau. C’est le fameux érythème migrant, celui qu’il ne faut pas louper si l’on ne veut pas que ces nouveaux pensionnaires ne se répandent dans l’organisme. Si cet érythème migrant passe inaperçu, et que par conséquent le patient n’a pas reçu de traitement antibiotique adéquat, la maladie peut progresser vers sa deuxième phase, dite précoce disséminée — parfois concomitante avec la phase précoce localisée — En général, c’est là que les problèmes commencent, principalement au niveau articulaire et neurologique : méningite lymphocytaire, paralysie faciale, ou encore réaction inflammatoire au niveau des grosses articulations


Est-ce que le patient a été exposé aux tiques ? Y-a-t-il des symptômes cliniques évocateurs comme un érythème migrant, une arthrite articulaire ou encore des problèmes neurologiques inflammatoires ? Ce n’est qu’après avoir répondu à ces questions que l’on effectue une sérologie, ce fameux test si controversé, dont on a d’ailleurs beaucoup entendu parler ces derniers mois pour le dépistage d’une autre pathologie : le SARS-Cov-2. Car les choses ne sont pas simples là-encore.

“ A titre comparatif et contrairement aux idées reçues, l’Allemagne, souvent plébiscitée pour sa meilleure prise en charge de la Borréliose de Lyme, applique le même protocole de diagnostic qu’en France, mais avec des critères plus stricts.” comme le genou, le poignet, le coude ou l’épaule. La troisième et dernière phase, dite tardive disséminée, peut survenir quant à elle des mois voire des années après le début de l’infection. Elle se traduit par des affections cutanées, des complications neurologiques ou des problèmes articulaires chroniques. Voilà pour la théorie… UNE MALADIE QUI NE DIT PAS SON NOM En pratique les choses sont beaucoup plus complexes et beaucoup moins lisibles. Car la Borréliose de Lyme est une maladie polymorphe dont les symptômes sont observables dans bien d’autres pathologies. Au-delà de l’érythème migrant typique de la maladie, le diagnostic reste difficile, surtout s’il n’y a aucun contexte allant dans ce sens. Bien souvent le patient ne se souvient d’ailleurs pas avoir été piqué par une tique. Seuls les tests biologiques pourront confirmer ou infirmer un diagnostic clinique, et ce uniquement dans la phase précoce disséminée ou tardive — encore faut-il que le médecin ait l’idée d’explorer cette piste, ce qui n’est pas forcément évident, surtout dans les zones où la Borréliose de Lyme n’est pas endémique. « TOUTE LA DIFFICULTÉ DE CETTE MALADIE RÉSIDE DANS LE DIAGNOSTIC »

Nous avons rencontré le professeur Hansmann, qui dirige 105

le service des maladies infectieuses au NHC. Sur les 200 patients reçus en consultation tous les mois dans le service, un quart vient pour une suspicion de Borréliose de Lyme, le plus souvent adressé par un médecin généraliste qui rencontre des difficultés à établir un diagnostic. Car « toute la difficulté de cette maladie réside dans le diagnostic » explique le professeur Hansmann.

Malheureusement aucun test ne dit : ah, c’est rouge donc c’est Lyme ! Une sérologie ne permet pas de détecter la bactérie elle-même mais sert à rechercher les traces d’une réponse immunitaire à Borrelia, caractérisée par la présence d’anticorps spécifiques. Là où ça se complique encore, c’est qu’une sérologie positive ne signifie pas forcément que la maladie est encore active, il peut s’agir d’une cicatrice infectieuse ancienne. Quoiqu’il en soit, les résultats doivent toujours être replacés dans un contexte clinique évocateur de la Borréliose de Lyme, précise le professeur Hansmann. Inutile donc de se faire tester si l’on ne présente aucun symptôme. In fine, sur les 50 patients qui consultent pour une Borréliose de Lyme dans le service des maladies infectieuses du NHC, « seulement 15 à 20% repartent avec un traitement parce-que l’on pense que cela peut être ça ». Le professeur Hansmann précise qu’à titre comparatif et contrairement aux idées reçues. « L’Allemagne, souvent plébiscitée pour sa meilleure prise en charge de la Borréliose de Lyme, applique le même protocole de diagnostic qu’en France, mais avec des critères plus stricts. Autrement dit, quand un patient présentant des signes douteux se voit proposé un traitement au NHC, le même patient reçu dans un service d’infectiologie en Allemagne repartira sans ordonnance.» TRAITER LA BORRÉLIOSE DE LYME Le problème avec Borrelia, c’est qu’elle est « sournoise, elle ne donne pas d’infection aigüe comme les autres bactéries, explique le professeur Hansmann, elle se développe très lentement et arrive ainsi à déjouer les mécanismes du système immunitaire qui ne va pas l’identifier comme un ennemi ». C’est pourquoi elle peut rester des années


Photos : Alban Hefti - DR Texte : Amélie Deymier OR PISTE OR NORME N°38 Ouvertures

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dans l’organisme en passant inaperçue. Mais le professeur Hansmann se veut rassurant : non seulement Borrelia développe peu de résistances aux antibiotiques, mais en plus elle répond très bien à ces médicaments. Certes sans traitement elle peut rester très longtemps dans l’organisme, « mais lorsqu’elle est traitée, elle finit toujours par disparaitre, même si ça met du temps » assure le professeur qui tient toutefois à préciser que « dans les formes tardives, la bactérie a eu le temps de faire des dégâts, notamment au niveau neurologique ». Les patients souffrent alors des séquelles de la Borréliose de Lyme, pas de la maladie elle-même. Il est alors parfaitement inutile de les laisser sous antibiotiques. Cela étant, il reste encore beaucoup de questions autour de la Borréliose de Lyme. Mais comme le dit le professeur Hansmann : « on ne sait jamais tout sur une maladie. Le Covid-19 en est un bon exemple. Pour nous médecins c’est normal. Le problème c’est quand au niveau du débat public, il y a sans cesse remise en doute ». UN SUJET QUI FÂCHE La « remise en doute » dont parle le professeur Hansmann est celle portée par certaines associations de malades soutenues par des personnalités du monde médical tel que le professeur Perronne, auteur du livre La vérité sur la maladie de Lyme, éditions Odile Jacob, 2019 — lequel semble être de toutes les polémiques médicales puisqu’on l’a également beaucoup entendu lors de la crise sanitaire dans le débat autour de la chloroquine — Selon lui, non seulement la Borréliose de Lyme est sous diagnostiquée, mais en plus elle est mal traitée. Fervent défenseur de l’existence d’une forme chronique de la maladie — appelée SPPT ou Syndrome persistant polymorphe après une possible piqûre de tique — il fait partie des médecins qui ont œuvré à ce que cette forme chronique de Lyme soit

reconnue et décrite dans les recommandations de bonne pratique publiées en 2018 par la Haute autorité de santé, la HAS. Une hérésie pour la majeure partie de la communauté scientifique, y compris pour le professeur Hansmann. Car cette SPPT pose avant tout un problème de définition : « Ce qui est important en médecine, c’est de définir de quoi on parle, rappelle le professeur Hansmann. La SPPT ne correspond pas à une entité clinique bien définie ». Les symptômes décrits dans les recommandations de la HAS, à savoir, douleurs, fatigues et troubles cognitifs, sont peu spécifiques et peuvent être associés à de nombreuses autres maladies, comme l’anxiété par exemple.

“ Le taux de tiques porteuses de Borrelia plafonne entre 10 et 20%... Cela ne signifie pas que l’on a 10 à 20% de chance de contracter la maladie. ” Conséquence, des patients qui auraient besoin d’être réorientés vers une prise en charge adaptée à leur maladie se retrouvent sous antibiotiques de manière prolongée et répétée sans voir leur état s’améliorer. Sans compter les charlatans qui ne manquent pas de faire fructifier leur affaire sur le dos des patients désemparés. ALORS, FAUSSE PSYCHOSE OU RÉELLE ÉPIDÉMIE ? Nous avons contacté le Professeur Jaulhac, directeur du Centre National de Référence des Borrelia au NHC à Strasbourg. Celui-ci est formel : ces dix dernières années,


« le taux d’infection des tiques par les bactéries responsables de la Borréliose de Lyme reste stable ». Il plafonne entre 10 et 20%. Mais alors pourquoi le pourcentage de personnes atteintes par la maladie de Lyme augmente-t-il ? « Il y a plusieurs hypothèses » explique le professeur Jaulhac, parmi lesquelles le changement climatique : « Il y a des années où la saison des tiques démarre plus tôt, comme en 2019 où l’on a observé un pic plus précoce ». Conséquence, les gens sont exposés plus longtemps et peuvent se retrouver avec un érythème migrant au mois de février, alors que le pic d’activité des tiques se situe habituellement entre avril et juin. Autre phénomène dont il faut tenir compte, la médiatisation de la Borréliose de Lyme, le fait que les gens soient plus informés, donc plus attentifs. On observe d’ailleurs un pic des cas en 2016 lors de la sortie du plan national de lutte contre la maladie de Lyme, mais également en 2019 après la polémique autour des recommandations de la HAS… MIEUX VAUT PRÉVENIR QUE GUÉRIR Pour le professeur Jaulhac il faut désamorcer la psychose autour de la Borréliose de Lyme car non seulement le taux de tiques porteuses de Borrelia plafonne entre 10 et 20% mais en plus cela ne signifie pas que « l’on a 10 à 20% de chance de contracter la maladie ». D’abord parce-que dans 90% des cas les tiques sont retirées dans les douze heures après la piqûre et que le risque d’être contaminé à ce moment-là est « quasi égal à zéro ». Ensuite, parce-que les Borrelia ont beau être de petites malines, nous avons un système immunitaire généralement assez musclé pour

les neutraliser. Mais le mieux pour se prémunir de cette maladie reste encore de ne pas l’attraper, donc de prévenir plutôt que guérir : éviter de batifoler dans les hautes herbes, porter des vêtements clairs et couvrants, utiliser des répulsifs, mettre un chapeau sur la tête des enfants, mais surtout, bien s’examiner après une sortie en nature. Encore une fois, une tique correctement retirée, c’est-à-dire à l’aide d’un tire-tique et dans les douze heures après la piqûre, n’a quasiment aucune chance de transmettre la bactérie.

“ Une tique correctement retirée, c’est-à-dire à l’aide d’un tire-tique et dans les douze heures après la piqûre, n’a quasiment aucune chance de transmettre la bactérie. ” Et quand bien même elle serait restée plus de douze heures, il suffit d’être vigilant autour de la piqûre et de surveiller l’apparition d’un érythème migrant dans le mois qui suit. Petite anecdote en passant, lorsque nous avons réalisé les photos pour cet article début août, notre photographe Alban Hefti avait un bel érythème migrant sur le flanc, petit cadeau d’une tique rencontrée durant le confinement…

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Le Professeur Hansmann


CONSEIL DE L’EUROPE

Le droit à un environnement de qualité doit devenir un droit de l’homme à part entière C’est un mouvement de fond qui se met en place au Conseil de l’Europe sur fond d’urgence climatique. Un processus par étapes, bien évidemment technique et juridique, mais avec un objectif ambitieux : l’adoption d’un protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme qui permettrait à tous les citoyens de se tourner vers la Cour de Strasbourg pour obtenir réparation en matière environnementale.

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OR D’ŒUVRE

Texte : Véronique Leblanc

Photo : DR

UNE CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME « MAL TAILLÉE » POUR L’ENVIRONNEMENT Le projet est ancien mais n’a jamais abouti ce qui, pendant des décennies, a obligé les juges à user de subterfuges pour statuer sur base d’une Convention européenne des droits de l’homme « mal taillée pour l’environnement » qui les a menés à une « jurisprudence timorée », note Elisabeth Lambert, juriste et directrice de recherches au CNRS (SAGE, Université de Strasbourg). « Elaborée après la deuxième guerre mondiale pour protéger certains droits de l’homme - surtout civils et politiques - contre les ingérences des Etats, la Convention ne prévoit aucun droit à un environnement sain. La Cour a donc longtemps déclaré ces affaires irrecevables avant de commencer à en prendre certaines en compte dans les années 1970. Elle l’a fait dans le cadre de deux articles. L’article 2 « Droit à la vie » dans les cas extrêmement graves et l’article 8 « Droit à la vie privée et familiale ». Mais ce dernier qui n’est pas « absolu » contraint la Cour à mettre en balance les droits du plaignant à un environnement sain et ceux des intérêts économiques de la société. Souvent ceux-ci l’emportent car la Cour laisse une large marge d’appréciation aux Etats pour protéger leurs entreprises ».

l’heure en tout cas les planètes semblent s’aligner entre les organes du Conseil de l’Europe : la Secrétaire générale, le Comité des ministres qui réunit les représentants des gouvernements des 47 Etats membres de l’organisation et l’Assemblée parlementaire présidée par le Belge Rik Daems particulièrement engagé. Avec deux événements programmés cet automne : une conférence internationale prévue le 5 octobre à la Cour et intitulée « Les droits de l’homme pour la planète » et le Forum mondial de démocratie qui sera cette année consacré à « La Contribution de la démocratie au sauvetage de l’environnement ». Parallèlement, le Comité directeur du Conseil de l’Europe a été officiellement chargé d’élaborer un nouveau texte juridique « Droits de l’homme et environnement » qui pourrait être adopté en 2021. Rien ne se fera du jour au lendemain mais négliger le rôle que pourrait jouer le Conseil de l’Europe serait une erreur. « On sait que - par le bais de sa Convention - il a été un moteur important de l’avancée des droits de l’homme. Le voir se doter d’un instrument contraignant en matière de droit à l’environnement serait magnifique », souligne Elisabeth Lambert. Elle plaide quant à elle pour un « Pacte européen des droits humains écologiques » qui reconnaisse un droit à un « environnement de qualité » (plus large que l’environnement « sain ») et des droits à la nature en organisant sa représentation en justice.

LE CONSEIL DE L’EUROPE PEUT JOUER UN RÔLE DÉTERMINANT Un protocole additionnel serait donc un pas en avant selon la juriste mais « il ne résoudrait qu’une partie du problème. L’actio popularis qui permet à une personne morale (association ou ONG) de se tourner vers une juridiction resterait impossible puisque la Cour européenne des droits de l’homme ne peut être saisie que par une ou des personne(s) physique(s) ; les droits des générations futures ne pourraient pas être reconnus et le protocole ne pourrait sans doute pas inclure le principe de précaution. » Pour

Elisabeth Lambert


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VIGNOBLE : DE L’ÉTÉ A L’AUTOMNE

Les vacances en bouteilles

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Texte : Jessica Ouellet

Photos : Caroline Paulus

Les escapades estivales sont un heureux prétexte pour faire frétiller ses orteils dans le sable, et remplir ses papilles de nouvelles saveurs. Ainsi, on se prend d’affection pour des plats authentiques, et des bouteilles qui font écho au dépaysement géographique. Avant de reprendre la route, les valises se parent de jus de raisin fermenté. Puisque le vin est un aliment vivant – eh oui – le chemin du retour nécessite une attention particulière. Coup d’œil sur quelques notions vous permettant de profiter au mieux des souvenirs à boire… Sous les conseils d’un habitant gourmand, partez à la découverte d’un vigneron ou d’un caviste talentueux. Profitez de cette rencontre pour demander des suggestions d’accords,et un avis concernant la garde. Parce que les papiers libres aiment se glisser entre deux factures et une carte IGN, préconiser les notes dans le téléphone. Ceux qui sillonnent la route des vacances en voiture font généralement trôner le bien boire dans le coffre. Bien que pratique, ce stockage peut générer un coup de chaud ; le bouchon se dessèche, le vin coule, puis s’oxyde. Dommage. Renseignez-vous sur les options de livraison à domicile, permettant d’éviter un rangement complexe dans l’habitacle – et l’air de Tetris à vos oreilles.Pour ceux qui voyagent au-dessus des nuages, consultez les limitations d’alcool aux

‘‘ Affublé de votre plus belle chemise tropicale, le cadre idyllique et les kilomètres vous séparant du bureau peuvent influencer votre échelle du bien-être. ’’ frontières. Elles diffèrent selon le pays certes, mais aussi selon la catégorie (vin, effervescent, spiritueux, etc.). Afin d’éviter un surpoids – et quelques larmes refoulées – comptez 1.5 kg par flacon. De retour dans le confort de votre foyer, installez les bouteilles dans un espace de stockage adapté, où se côtoient obscurité,

température fraiche et stable. Dans les meilleurs scénarios, on ajoute une contrainte d’humidité comprise entre 65% et 80%. Lors du rangement, notez les détails de vos achats sur des étiquettes à glisser sur le goulot. Si vous êtes revenu par le bleu du ciel, faites régime sec pendant un mois minimum. C’est que le vin est sensible aux secousses. Affublé de votre plus belle chemise tropicale, le cadre idyllique et les kilomètres vous séparant du bureau peuvent influencer votre échelle du bien-être. Malgré l’enchantement du farniente, les bouteilles de vin rapportées représentent tout autant de petits trésors permettant de faire POP lorsqu’ arrive le coup de blues des vacances. Et en capturant les bons conseils liés aux accords et à la garde, vous retrouverez peut-être même quelques grains de sable dans vos chaussettes.


Vive le vin nouveau ! Lorsque l’automne s’empare du vignoble, la Route des Vins s’émoustille. Dans les vignes, les sécateurs côtoient l’objectif des photographes qui capturent la flambée des couleurs. Quelques gourmands sillonnent la route en quête de vin nouveau. De Marlenheim à Thann, on parlera de bourru, Neier Siasser, ou encore Neya. Bien qu’associé au folklore alsacien, il n’est pas pour autant disparu. Coup d’œil sur ce moût en début de fermentation, catalyseur d’ambiance conviviale. Afin de réaliser un vin blanc, les raisins nouvellement récoltés glissent dans un pressoir adapté. Le jus qui s’écoule – trouble, riche en sucres et en levures – est ensuite mis dans une cuve afin de démarrer le processus de fermentation. Les premiers frétillements dévoilent le fameux vin nouveau. En bouche, le gout de raisin frais est subtilement pétillant, et peu alcoolisé. Charmeur ! Pendant ce temps, la vinification continue. Ainsi, les levures mangent le sucre, puis le transforment en alcool et en CO2. L’impression fruitée laisse doucement place aux arômes fermentaires, puis le nouveau s’éclipse.

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Le vin nouveau aime le lard, les pommes et les noix fraîches.

Sans prétention au niveau gustatif, le bourru développe cependant une amitié sincère avec le lard, les pommes, le pain de campagne, et les noix fraîches. Il y a quelques décennies encore, celles-ci étaient culturellement cultivées par de nombreux vignerons. Aujourd’hui, la polyculture est discrète, et les dates de récolte ne coïncident plus. Mais l’accord est toujours de mise ! Pendant ce temps, nos voisins allemands trinquent avec une part de tarte à l’oignon.

‘‘ Le jus qui s’écoule – trouble, riche en sucres et en levures – est ensuite mis dans une cuve afin de démarrer le processus de fermentation. ’’ En Anjou (Loire), leur boisson éphémère prend ses aises auprès d’une poêlée de châtaignes, ou de fruits secs. Le bourru n’aime pas les grands périples certes, mais prenez le temps d’en trouver en campagne alsacienne. Les panneaux trottoirs qui scandent « Le vin nouveau est arrivé sont de bon augure ». Dans le doute, demandez bon conseil à un vigneron que vous avez déjà visité. Pour des raisons de sécurité, la boisson voyagera généralement en bouteille plastique légèrement ouverte afin que le gaz de la fermentation puisse s’échapper. Ceci vous évitera d’abreuver votre véhicule sans raison. Lorsque la nature se pare de jaune écarlate et de rouge carmin, profitez du fort indice de buvabilité du vin nouveau pour réaliser une dégustation conviviale avec vos proches. Oubliez les verres à pied vert, vos plus beaux verres ajouteront une touche de chic. Grande soif s’abstenir, les levures en pleine gymnastique ont un pouvoir laxatif. Dégustation, dis-je !


FICTION DU RÉEL

Je et ses autres Un jeune écrivain strasbourgeois s’inspire de l’histoire de la ZAD à Kolbsheim.

PRÉAMBULE

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Texte et collages : Eleina Angelowski

J’ai rencontré Alexis Anne-Braun lors des journées de la Philosophie hors les murs en janvier quand il m’a dit qu’il était en train d’écrire son deuxième roman sur la révolte des Gilets Jaunes et les zadistes dans la région… C’est ainsi qu’il a consenti à devenir mon personnage dans une des éditions de la rubrique Fiction du réel et me prêter des passages de son nouveau roman en cours de réécriture. Avoir comme personnage un écrivain qui a aussi ses propres personnages offrait la possibilité d’un curieux jeu de miroirs : le lecteur y est invité et nul ne saura ce qui en sortira du chapeau… Un lapin ?

Pourrait-il s’assoir face à lui-même, de l’autre côté de la petite table sur la terrasse du café Brant ? Alexis face à Alexis, que penserait-il alors de ce corps trentenaire, longiligne, habillé dans son utopie d’intello ouvrier – jean et chemise bleu de Paname, col Mao ? Ça serait indécent, s’approcher sans raison, alors que la distance sociale… quel jeu pour tuer l’attente !

Luigi Pirandello dans « Un, personne et cent-mille »... C’est l’avantage et le piège d’avoir tant lu – on se sent mieux armé face à soi-même… Oui, ces armes sophistiquées de culture, lectures et rencontres accumulées pendant son cursus à Normale Sup, et même avant, au lycée des Pontonniers, quand il découvrait le théâtre et la

Il sourit et visualise ses lèvres fines s’étirer imperceptiblement, ses paupières se plisser, ses iris refléter le ciel de juillet dans l’eau trouble d’une solitude vacillante. Il perçoit ce regard d’un bleu acéré, effarouché. Comme ce matin, devant le miroir, quand il avait l’impression que son nez allait saigner, puis rien… Il faut se méfier de la peau blanche des écorchés vifs, du charme de leurs veines, de leurs pensées de malgré-eux et des nôtres, captées par cette aura séductrice.

littérature avec la légendaire madame Batiston que

Se reconnaitrait-il dans la silhouette de l’écrivain solitaire, brillant, au visage très Inrocks qui a fait la tournée des journaux à la sortie de son premier roman chez Fayard l’an dernier ? Est-ce lui ce jeune Alsacien dont les traits se sont tirés à la parisienne sous les feux des photographes ? Non, « Je est un autre » lui arrive par automatisme, en secours, la phrase de Rimbaud, puis il se rappelle du « Je » de

Kierkegaard ? Lui, il y croyait à la philosophie. Il avait

les Strasbourgeois connaissent surtout par la librairie Kléber. Elle y accompagne souvent ses anciens élèves devenus poètes, écrivains, parisiens, célèbres, étrangers… Lui, il est devenu normalien, puis prof au lycée en philo, et enfin écrivain… Etait-ce justement une manière d’échapper au destin pur et dur du prof en province avec des élèves stressés par le BAC, qui ne font pas grand cas de la philosophie et des gens comme Spinoza, Kant, fait une thèse en philo où il n’a cessé d’interroger le langage construisant le monde, même ce petit bout de monde devant nous, qui nous saute aux yeux ? - Tu vois Caroll, tu n’étais quand même pas si mal en avocate au télétravail pendant la quarantaine dans ta villa à Obernai, non ?


Le jardin secret des idéaux

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- Moui, pas mal. J’ai pu mettre de l’ordre dans ma compta, il faut réfléchir en ce moment aux investissements, ma jolie, on ne sait pas d’où ça commencera à se casser la gueule, acheter de l’or, non ? T’as vu mon ex, comme il était bronzé le salaud, il s’est ramené hier à la fête au volant de son dernier investissement, ha ha ! J’espère qu’il ne se la fera pas vandaliser sa BM flambant neuve par ces putains de… Gilets Jaunes. Ils se sont calmés ces derniers temps… Alerté par le bruit des petites fourchettes qui pianotaient au fond des grosses parts de gâteaux meringués, Alexis fixe soudainement les bouches prédatrices des deux bonnes femmes de la table voisine, installées dans la cinquantaine, confortablement, mais sans conviction aucune. Il essaye de les imaginer hier à leur fête mondaine… « Les gens qui dansent sans amour et sans joie sont affreux à regarder ! », dirait

Armand. Puis, ce sont les paroles de Stéphanie, elle aussi personnage du roman qu’il écrit en ce moment, qui lui reviennent, en commentaire de la scène : « - Mal parler à sa femme de ménage c’est très concret, harceler sa secrétaire, faire du profit sur tout, s’enrichir sur les dos des autres, arnaquer un locataire, relayer de fausses informations dans les médias, faire les choses par intérêt, croire que ceux qui ont du travail le méritent, que ceux qui ont de l’argent l’ont gagné en travaillant. Autant d’horribles petits gestes, d’horribles petites pensées, presque inavouables qui ont transformé le monde, qui l’ont rendu presque inhabitable (… ) Je ne crois pas à la vraie méchanceté. C’est une histoire d’insensibilité, de paresse. Je crois à l’indifférence, à la compromission, à la bassesse. Certains ont la flemme de réfléchir autrement, la flemme d’aider les autres, la flemme d’être des hommes et des femmes. La flemme c’est plus concret que la méchanceté. - Et le courage, c’est de construire des cabanes dans les arbres ? D’après moi, ce n’est pas plus adulte que ton idée de danser nu devant un chien en cage. - Peut-être. N’empêche, qu’il faut déployer beaucoup plus d’action et de vie pour construire ça, ces planches sur lesquelles on a posé nos fesses, que pour suer dans un costume de CRS... » Stéphanie, son héroïne, « la danseuse avec le chien », était une militante de la ZAD à Kolbsheim, la « zone à défendre » apparue quelques mois après NotreDame-des-Landes, mais bien moins médiatisée que celle-ci. Avant de se faire évacuer définitivement en septembre 2018 par les CRS et les bulldozers, ses militants, aidés par les villageois, se sont opposés pendant quatre ans à la construction du Grand

‘‘ Les gens qui dansent sans amour et sans joie sont affreux à regarder ! ’’ contournement ouest, le fameux GCO. Maintenant c’est sûr, la nouvelle autoroute « dopera » l’attractivité de l’Eurométropole de Strasbourg tout en aggravant les problèmes d’accès et de sortie de la ville, rasant les grands arbres de la forêt de Kolbsheim, mettant en danger des espèces


protégées et menaçant de nombreuses terres agricoles d’un des sols les plus fertiles d’Europe, transformant « légèrement », selon le concessionnaire Vinci, le parc du château de Kolbsheim, avec un viaduc de 12 m de hauteur, un remblai à 16 m, le tout dans une tranchée de 70 m de largeur à travers une forêt séculaire…

le souffle frais de sa voix planer dans l’humidité des sous-bois du parc du Château de Kolbsheim, là où l’odeur de sperme se mêlait à celle du muguet sauvage : « Je vais te faire une confession. Par moment, j’ai envie de soulever le casque d’un CRS, j’ai envie de lui sourire et de lui envoyer mon pied dans la gueule.

Avoir l’audace de lever la tête et de tenter quelque chose pour enrayer la mégamachine politique et économique qui écrase la vie sur son chemin, huilée par la corruption et l’inertie du système, fascinait Alexis. Il avait des connaissances dans le milieu d’extrême gauche, il les rencontrait parfois à la Taverne française où il aimait trainer, mais il n’a jamais fait partie d’une ZAD ou des manifs des Gilets Jaunes. Il en était profondément séduit pourtant. Alors, il en a lu une tonne de littérature, feuilleté des journaux, regardé des documentaires, contacté des militants…

Tu comprends ? (…) - Je ne sais pas si les gens ont les mêmes idées que moi à propos de la violence révolutionnaire. Mais ce qui est étonnant, c’est que jamais je n’ai fait de mal à une mouche. (…) - Je crois qu’il y a un lien entre ma violence intérieure et d’autres images. Un lien avec ces images de tentes de migrants aux abords de Paris, ces images de matelas mouillés, d’ordures, de tentes Quechua, de valises abandonnées à côte du périphérique. (…)

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Texte et collages : Eleina Angelowski

Oui, Truffaut identifiait les hommes à des enfants et ça, ça lui plaît toujours, parce que devenir adulte dans cette société t’oblige à choisir une identité froide qui finit par étouffer ton âme, puis ton corps… A défaut d’y être, il allait vivre l’aventure à travers son roman, d’autant plus que « le sujet » jouxtait son enfance dans le quartier Le Corbusier à Dingsheim, situé à moins de 15 km de Kolbsheim, où ses parents avaient déménagé après quelques années vécues dans le quartier gare de Strasbourg. Il avait connu la forêt de Kolbsheim à l’époque où il s’imaginait juste et courageux comme le Robin Hood dans le film avec Errol Flynn, authentique, frustré et révolté comme Antoine Doinel dans Les quatre-cents coups de Truffaut. Oui, Truffaut identifiait les hommes à des enfants et ça, ça lui plaît toujours, parce que devenir adulte dans cette société t’oblige à choisir une identité froide qui finit par étouffer ton âme, puis ton corps…

- Si un jour il faut prendre les armes pour changer le monde, je sais que je serai un vrai casse-cou, ajoute-telle. Alors je soulèverai le casque d’un CRS et je lui enfoncerai mon poing dans la gueule. Après, je serai morte. Tant pis pour moi. Au moins, ma vie aura eu un sens très clair : la carrière d’une militante, brève histoire de la violence. (…)

« Sortir du système ! » c’était bien l’utopie numéro un de la ZAD ! Donner corps à la violence qui se condense dans tes veines et menace d’hémorragie, danser nu devant un chien en cage qui aboie de toutes ses forces avant de rompre les chaines… Il allait vivre tout ça à travers Stéphanie. Il imaginait

C’est ce genre de filles, Stéphanie, sa Jeanne-d’Arc 2.0. Alexis aime ses manières crues, associées à une gentillesse qui sied au petit top en fleurs des champs, il goûte à la liberté de ses paroles, de son corps, à sa naïveté assumée en même temps que sa violence. Il imagine les reflets des flammes dans

- Je sais que les pires salauds ne sont pas dans l’image, je sais qu’ils sont ailleurs, hors cadre. Seulement, je ne sais pas où ils sont, ni comment ils font. (…) Alors ça me désole parce que je risque de frapper un mec bien. Sous l’uniforme pourtant, ils ont tous l’air d’être des cons…»


ses yeux noisette le soir autour du feu dans la ZAD, puis ceux des nuages dont elle devinait pendant des heures les formes, couchée sur l’herbe à la fin du printemps.

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« Bienheureux les simples d’esprits ! » Elle, à la différence de lui, avait mieux réussi à échapper à la tyrannie du temps de l’étudiant de khâgne qui « se convint aisément que prendre cinq minutes pour aller pisser ou boire un café soluble dans la bibliothèque universitaire nous endette auprès d’un être mystérieux qui distribue les places le moment venu. » Même si Stéphanie connaissait aussi les contraintes du travail, mais pas celui des privilégiés. Elle était employée dans une animalerie dans la zone commerciale de Vendenheim avec pour collègue un type d’extrême gauche - Félix. Avec Félix, dans la ZAD se retrouveront aussi deux potes de Fustel : le jeune chrétien, candidat à l’Ecole des chartes, Armand, qui préfère le charme désuet des prêtres à la barbarie des banquiers, et son ami Henri, membre du Bastion Social à Strasbourg (1). On y entend Henri faire la publicité de ses compagnons d’extrême droite : ces « crèmes » qui après quelques bières « te font des câlins en parlant de la vraie France et du saucisson ». Alexis ne peut pas s’empêcher d’expérimenter la rencontre entre les extrêmes, de droite et de gauche, entre athées et croyants, beaux et complexés, fils de bourgeois et filles d’employés, même ceux qui n’ont pas encore choisi une bannière politique. Ils se retrouvent tous « contre le système », embarqués de près ou de loin dans l’aventure de la ZAD. Comme Armand, que le jeune écrivain imagine être le neveu du propriétaire du Château de Kolbsheim. Ce personnage, qu’il invente de toutes pièces, l’attendrit plus que les autres avec des phrases de genre : « Tu as une érection incontrôlée le jour de l’épreuve et tout est fichu ! ». Alexis se sent attiré par son flottement idéologique et identitaire, par la contradiction entre son milieu très catho et son homosexualité - un esthétisme qui a marqué le XXème siècle jusqu’aux dramaturges comme Olivier Py qui en ont fait une image de marque. Alexis ne l’aime pas tant que ça le directeur du festival d’Avignon, à cause de son avidité pour le pouvoir et sa façon de rendre son homosexualité une posture intellectuelle. Il lui préfère largement Jacques Maritain, « socialiste de naissance, converti au catholicisme par Léon Bloy, l’ami des poètes et des peintres, secrètement attiré par les hommes et on ne peut plus calé sur la théologie de Saint Thomas d’Aquin ». Dans les années 20, Jacques Maritain aurait converti au catholicisme la famille luthérienne d’Armand, propriétaire du château de Kolbsheim. Pendant des décennies, des philosophes se réunissaient chaque

Foule sentimentale

année durant une semaine au château pour des colloques ou des rencontres, longtemps après la mort du couple Maritain, inhumé là, dans le parc, ainsi que leur ami le musicien Nicolas Nabokov… Alexis aimerait aussi avoir une grande maison de campagne où il pourrait se réunir avec des amis, philosophes et artistes, jardiner et refaire le monde. Mais non, c’est socialement pourri, il ne voudrait pas s’imaginer en bourgeois privilégié… La dernière gorgée de son expresso sèche depuis plus de vingt minutes au fond de la tasse sur la terrasse de Brant. Alexis finit la petite bouteille d’eau minérale qu’il avait emportée ce matin de la Taverne Française et scrute les passants. Tiens, ce jeune homme avec son « allure empruntée à la fois à Tintin et au Christ » lui rappelle Armand. Il salue la fille qui se dirige vers la terrasse… Non, ce n’est apparemment pas la journaliste dont le retard frôle l’impolitesse. Ils se croient tous puissants ou quoi, que pourrait- il-attendre encore des journalistes ? Il se rappelle soudain le titre de la dernière critique sur son roman Ce qu’il aurait fallu dire (2) : où on l’a traité de « bobo parisien ». Génial ! Même quand ils le désignaient comme « le très prometteur jeune


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Texte et collages : Eleina Angelowski

écrivain strasbourgeois » il entend surtout « bourgeois ». Il faut les comprendre les journalistes, ils jonglent avec des étiquettes pour titiller les codes du moment. Le romancier, lui, essaie de les dépasser par amour de sa vérité intime… même si son roman était plus ou moins codé, lui-aussi. Alexis y avait mis en scène la rencontre entre « l’élite » et « le peuple », entre un prof normalien, fraichement sorti des études parisiennes et ses élèves en terminale, filles et fils de Gilets Jaunes au fin fond de la Picardie. Derrière le personnage de Victor, le professeur, c’était lui-même qui cherchait une rédemption, une sortie vers la lumière après son expérience face à la méchanceté crasse de certains de ces lycéens qui n’avaient rien à faire de ses lumières de philosophe leur préférant largement fumer des joints, sortir en boite, s’enfoncer dans un m’en foutisme sans fond. Ils les voyaient sombrer écoeurés dans ces zones d’activités grises et mortifères du Vimeu qui le dégoûtaient. Mais il a fini par accueillir le cadeau de leur vérité : l’incertitude que ses convictions valaient mieux que les leurs. C’est ainsi que Victor a réussi à se débarrasser du mépris de sa propre impuissance à distribuer « la bonne parole » parmi les filles et les fils de Gilets Jaunes « que les chroniqueurs bobos, sociodémocrates, et donneurs de leçons de France Inter brocardaient à l’antenne en les soupçonnant de voter Rassemblement National, eux qui ne demandaient qu’à voter pour le Parti communiste (ou l’extrême gauche), si la fausse gauche libérale n’avait pas tout fait pour torpiller ce grand parti qui, en compagnie de de Gaulle, au sortir de la deuxième guerre mondiale, fonda nos acquis sociaux que Macron et ses affidés sont en train de détruire avec un cynisme tout autant écoeurant. » (3) Victor avait fini par libérer Alexis de son complexe d’intello. Désormais, le jeune romancier pouvait se dissoudre dans tous les personnages de son nouveau roman dont il venait d’achever la première mouture juste après le confinement, pendant cette résidence d’écriture dans le Lot, maintenue malgré la pandémie. Mais qui sait si les maisons d’édition maintiendront leur cadence dans cette situation économique ? Le plus important est de ne pas cesser d’écrire, d’aller au bout de cette aventure qui lui permet d’expérimenter la révolte, en éprouver le sens

et l’impuissance, l’enthousiasme et la perte de repères, la sincérité et les zones inavouées comme par exemple le fait qu’un grand nombre des zadistes étaient des fils et des filles de gens aisés, qu’une ZAD ne pouvait pas fonctionner sans les poubelles des supermarchés remplis d’excédents de nourriture, sans les routes et tout le système producteur actuel… Est-ce que la prise de conscience des contradictions nous oblige à fuir l’engagement politique ? Le refus d’être identifié, de porter une étiquette sociale, est-ce une forme de lâcheté ou de liberté ? D’origine juive, homo, communiste ou presque… il n’allait pas survivre en 40, c’est sûr. Et aujourd’hui ? Alexis fixe un instant la forme d’un nuage qui frôle le bras levé de la Patrie au-dessus du fronton du Palais-U. Etrange étendard déchiré par le bleu du ciel d’été. C’était un miracle, une miséricorde, que le rôle de l’écrivain était encore disponible de nos jours pour les jeunes... Ce n’était pas sans danger quand on s’y donne de toute son âme, mais c’est grâce à lui qu’aujourd’hui Alexis pouvait s’assoir face à soi-même. « Et que verrait pour l’instant l’autre moi, l’observé, me verra-t-il en train de le dévisager ? » songe-t-il, en remettant son masque. Il était temps de cesser à répondre aux caresses de ce lapin, posé là depuis plus de 40 minutes par la journaliste. Sans mot dire, la serveuse passe, récupère le pourboire et désinfecte la chaise vide à côté d’Alexis, l’instant avant qu’il se lève…

(1) Le Bastion social est un groupe d’inspiration fascisante né de la dissolution de l’organisation étudiante d’extrême-droite « Groupe Union-Défense », le GUD. Le Bastion social possède quatre locaux en France, à Lyon, Chambéry, Strasbourg et Aix-en-Provence. Un cinquième devrait ouvrir à Marseille. Leur manifeste oscille entre poujadisme (« fiscalité confiscatoire ») et xénophobie (« théorie du grand remplacement », chère à Renaud Camus). Il s’attaque à « l’immigration incontrôlée » et à l’« ultralibéral mégalomane Macron ». (2) Ce qu’il aurait fallu dire, premier roman d’Alexis-Anne Braun, Fayard, 2019, 256 p. (3) « Un prof parisien dans le Vimeu profond », par Philippe Lacoche, Courrier picard, 25/06/2020 (4) Les collages ont utilisé des photos du photographe Roman Kané, fournies par Alexis Anne-Braun, ainsi que des images du site zaddumoulin.fr.

ERRATUM Pour des raisons techniques, les notes en bas de pages du texte Apesanteur dans la rubrique Fiction du réel du numéro précédent n’ont malheureusement pas été prises en compte dans la mise en page finale du magazine. Nous tenons à nous en excuser et à mentionner que l’auteur a utilisé des citations du livre d’Annie Lebrun Du trop de réalité, Ed. Gallimard folio essais, 2000 et trois extraits du recueil poétique non publié de Frédéric Erbs Ballerines d’acier. Frédéric Ebs a, entre autres, inspiré certains traits du personnage central du texte puisqu’il a pratiqué le métier de conducteur de bateau-mouche à Strasbourg (ndlr).


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Photos : DR Texte : Thierry Jobard OR BORD OR NORME N°38 Ouvertures

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LE PARTI PRIS DE THIERRY JOBARD

De la matraque et du pavé

Lequel naquit-il le premier ? A tous ceux que la question métaphysique de la primauté existentielle de l’œuf ou de la poule causa des nuits blanches, on peut proposer celle-ci. Car si la réponse sembla longtemps évidente, il n’est pas dit qu’elle le soit toujours. Longtemps en effet il fût de bon ton, particulièrement dans l’Hexagone, de se moquer des forces de l’ordre. Brassens résume bien la situation : « Or, sous tous les cieux sans vergogne / C’est un usag’ bien établi / Dès qu’il s’agit d’rosser les cognes / Tout le monde se réconcilie ». (1) Tout cela était bon enfant et bien dans l’esprit français. Le glacial Javert lui-même ne dût-il pas rendre les armes face à l’humanité simple de Jean Valjean ? Et que dire du préfet Grimaud écrivant ceci aux policiers : « Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même ». C’était pourtant en Mai 68. Que cette époque semble loin désormais.

Car depuis quelques temps, et malgré la fugace embellie dans les rapports citoyens-forces de l’ordre liée aux attentats de 2015, les français regardent leur police d’un autre œil. Depuis octobre 2018 environ. C’est-à-dire depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes. Il ne s’agit pas ici de prendre parti, quand bien même l’intitulé de la rubrique semblerait y inciter. Il s’agit de s’interroger sur ce qui s’est passé, par-delà le pour et le contre. Et il faudrait une putain de mauvaise foi pour ne pas voir qu’il s’est passé quelque chose. Mais reprenons du début. Au début, selon la fable philosophique, c’est l’état de nature. Autrement dit la


collecter l’impôt, à embastiller ou à battre monnaie. On peut ajouter à cela le lent mouvement de civilisation des moeurs mis en évidence par Norbert Elias (3), l’Etat captant et redirigeant à son profit les velléités agressives de la noblesse. D’ailleurs, troublante coïncidence, en allemand pouvoir et violence se disent également Gewalt. ENCORE UN EFFORT ET NOUS SERONS AU PAYS DE CANDY Tout cela est bel et bon, et désormais, dans nos sociétés démocratiques avancées, selon l’appellation en usage, la violence a été rejetée à la marge. Le taux d’homicides baisse continuellement, nous apprenons à nous connaître grâce à la mondialisation et aux voyages et les réseaux sociaux élargissent notre « cercle de bienveillance » (4). Encore un petit effort et nous serons au pays de Candy, même si, là aussi, « il y a des méchants et des gentils ». Bien sûr, il y a de temps en temps des débordements dans les banlieues suite à un contrôle un peu musclé, et puis des « accidents », un homme qui se fait abattre. On détourne les yeux. Cette population, la classe politique n’a jamais su ni lui parler ni l’entendre.

‘‘ Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même.’’ guerre de tous contre tous, l’homo homini lupus de Hobbes. Chacun cherche à rester en vie, à préserver ce qu’il possède et dans ce contexte seule compte la loi du plus fort. En gros, c’est la merde. Que faire? Pour un certain nombre de penseurs du XVIIème et XVIIIème siècle, il a fallu passer de cet état de nature à un système d’institutions, c’est-à-dire un contrat politique. Afin de préserver leur existence et de sortir de la peur qui les habite en permanence, les hommes auraient décidé de renoncer à leur liberté absolue contre la protection de la société civile. Se démettant de leur pouvoir guerrier, les individus en investissent une autorité supérieure qui, elle, disposera d’une capacité à exercer une violence telle qu’elle les dissuadera d’user ce ce moyen. On retrouve cette conception de l’Etat dans la définition canonique qu’en donne Max Weber : « L’État contemporain est cette communauté humaine qui, à l’intérieur d’un territoire déterminé revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime. » (2) Il s’agit là de l’EtatNation créé au cours du XIXème siècle ; la situation actuelle est certes différente. Il n’importe, c’est bien sur cette conception d’un usage légitime de la violence que repose, entre autres choses, l’autorité de l’Etat. Bien sûr la violence ne disparaît pas. Mais seule est légale celle de l’Etat ou celle qu’il délègue. Il en va de même de sa fonction régalienne à

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Les liens entre violence et politique ont ainsi singulièrement évolué. Au XXème siècle, il était non seulement posé mais revendiqué que la violence était l’accoucheuse de l’Histoire. La Révolution n’était pas un dîner de gala, la lutte des classes ne se faisait pas sans casser des œufs, et notre Fête Nationale ne commémore pas un piquenique, même si il y eût quelques piques niquant quelques têtes. Désormais tout cela appartient au passé, foin des utopies meurtrières ! On voit bien où cela nous a mené. Nous sommes des démocrates a-van-cés. Tout se fait grâce au dialogue (tenez, le dialogue social par exemple), le dialogue qui empêche la violence. Cela a d’ailleurs été très bien théorisé par Habermas avec son concept d’espace public. (5) DANS UNE SOCIÉTÉ DU SPECTACLE COMME LA NÔTRE, LA VIOLENCE N’EXISTE QUE SI ELLE SE VOIT Mais, me direz-vous, il y a une chose qu’on ne comprend pas. Laquelle ? Celle-ci : 1 mort, 2500 blessés, 5 mains arrachées, 236 blessures à la tête dont 25 personnes éborgnées. C’est une partie du bilan des violences subies par les Gilets Jaunes. On peut arguer qu’ils étaient eux-mêmes violents, les discréditer en les taxant d’antisémitisme, parler des Black Blocs, ne pas soutenir leurs revendications, peu importe, il n’est pas admissible que dans un régime qui se targue d’être démocratique de telles choses


Le LBD, arme de répression très controversée en France

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Texte : Thierry Jobard

Photos : DR

soient permises. Et il ne s’agit pas ici de jeunes des cités qu’on peut diaboliser à bon compte mais de français de la classe moyenne inférieure, comme disent les sociologues. Autrement dit Monsieur et Madame Tout-le-monde. Notre rapport à la violence n’est plus celui de nos pères ou grands-pères, loin s’en faut. Elle ne fait plus partie de notre vie, nous y sommes devenus allergiques. Tant qu’elle est loin (à l’étranger, de l’autre côté du périphérique) tout va bien, dès qu’elle s’approche, elle nous sidère. Il ne s’agit évidemment pas de déplorer sa diminution. Mais peut-être peut-on établir quelques menues distinctions. Dans une société du spectacle comme la nôtre, la violence n’existe que si elle se voit. Mais qu’en est-il des violences symboliques ? Des violences langagières ? Des violences économiques ? Les comptabilise-t-on celles-là ? Or d’elles aussi découlent souffrance et ressentiment. Le processus de civilisation semble pourtant avoir été mené quasiment jusqu’à son terme. A toute violence le dialogue est préféré. Mais quel dialogue ? Si la violence est à proscrire, le conflit, en revanche, est partie prenante de la vie politique démocratique. Le conflit c’est-à-dire la confrontation d’idées, découplée de la violence. Comme l’a rappelé Philippe Breton, c’est là la marque de la parole démocratique inventée par les Grecs. (6) C’est le débat, la différence, qui sont moteurs. Mais la démocratie n’est pas qu’un type de régime, c’est également une façon de vivre. La démocratie suppose des citoyens,

Violences policières à Hong-Kong

et des citoyens un minimum éclairés. Ce qui implique d’être en mesure de se forger sa propre opinion, d’exercer un regard critique, d’établir des arguments et de pouvoir les exprimer de façon respectueuse. A quel moment de notre vie sommes-nous formés à cela ? On voit bien le risque qu’il y a alors soit de laisser parler les autres (ceux qui peuvent, ceux qui savent) à notre place, soit de se laisser circonvenir par ces bateleurs qui utilisent la ruse, le mensonge, la démagogie… L’espace public existe. Encore faut-il pouvoir y accéder. La démocratie ne se résume pas à aller glisser son petit bulletin dans l’urne puis à retourner pioncer durant cinq ans une fois sa petite affaire accomplie. C’est un peu court, jeune homme ! comme dirait l’autre. Autrefois les choses se déroulaient à peu près ainsi : on manifestait, on faisait grève, on revendiquait, on négociait avec les adversaires et on essayait de trouver un compromis point trop humiliant, ni pour les uns ni pour les autres. Aujourd’hui, on manifeste, et on risque de perdre un œil. (7) Or manifester est un droit. Il semble bien que depuis quelques années, la doctrine française du maintien de l’ordre (8) ait subi de sérieuses inflexions. Les émeutes de 2005, l’opposition à la Loi Travail, l’état d’urgence, ont conduit à un durcissement de la législation et des pratiques sur le terrain. Alors qu’auparavant prévalaient la négociation et la désescalade, c’est l’intimidation et la répression qui dominent désormais : un maintien de l’ordre préventif. Le défenseur des droits


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Photos : DR Texte : Thierry Jobard OR BORD OR NORME N°38 Ouvertures

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(parmi d’autres qui s’en sont inquiétés, comme la CEDH, comme l’ONU), a remis un premier rapport sur la politique du maintien de l’ordre au président de l’Assemblée Nationale en janvier 2018. Il prônait l’« interdiction du LBD au cours des opérations de maintien de l’ordre ; fin de la pratique de l’encagement ; difficultés posées par l’excessive judiciarisation des manifestations et par le recours d’unités non dédiées au maintien de l’ordre ». Le 10 juillet 2020 il édite un nouveau document allant dans le même sens et « constate des difficultés faisant obstacle au contrôle de l’action des forces de l’ordre. Certaines de ses enquêtes ne peuvent aboutir faute de pouvoir identifier les agents notamment lorsqu’ils sont porteurs de casque ou encore par la manque de fiabilité dans la mise en œuvre de la traçabilité des usages d’armes ». SI C’EST NON-LÉTAL, AUTANT Y ALLER FRANCHEMENT! Autrement dit, parmi les unités de police envoyées contre les manifestants figure la BAC, qui officie en général dans les banlieues et dont les méthodes ont déjà été pointées du doigt à de nombreuses reprises. A cela s’ajoute des compagnies de gendarmes mobiles et de CRS dont l’armement est disproportionné. Au funeste LBD (Lanceur de balles de défense, ça sonne bien non ? on a presque l’impression qu’on va jouer au jokari), s’ajoutent les grenades lacrymogènes, les grenades assourdissantes, les grenades de désencerclement (celles qui arrachent les mains)… Miracle de la novlangue, tout ceci appartient au domaine des armes non-létales. Si c’est non-létal, autant y aller franchement! Sauf que, selon la vieille formule hégélienne, quand la quantité est trop grande, elle devient qualité, elle change de

nature. Autrement dit, l’arsenal accumulé(9) incite à s’en servir, et à trop s’en servir on finit par rendre des gens handicapés à vie. Autant qu’une arme vraiment létale qui blesse quelqu’un en somme. Si au surplus on envoie dans la rue des policiers peu expérimentés ou éreintés de fatigue, comment s’étonner du résultat. Car si l’Etat détient bien le monopole de la violence légitime, en pratique, aucun texte de loi ne définit l’usage qui est fait de cette violence. Il est donc laissé à la libre appréciation de la police. Sachant que l’IGPN (la « police des polices (10)») est particulièrement compréhensive vis-à-vis des abus, cela n’incite guère à la modération. De sorte que pour certains militants se pose maintenant la question de l’emploi d’autres formes de contestation. Ainsi d’Andreas Malm, militant écologiste écrivant : « un pouvoir qui détruit les fondements de la vie ne peut attendre aucune loyauté de ses sujets » (11). Ou bien d’autres pour lesquels l’objectif est de « provoquer un effondrement industriel général, au-delà de tout système économique et politique » (12). Après le totem de l’Histoire, celui de la Nature. Si les manifestations ne donnent rien, ou sont empêchées, si les Grands Débats Nationaux accouchent de musaraignes, si la défense des causes n’avance plus, pourquoi ne pas retourner la violence contre ceux qui en abusent ? Il y a des questions plus rhétoriques. C’est parce que le conflit démocratique disparaît que la violence surgit. Comme l’éructait Léo Ferré : « Le désespoir est une forme supérieure de la critique ». Pousser au désespoir n’est jamais un bon calcul. (1)Brassens, Hécatombe. Je ne résiste pas au plaisir de citer aussi : « En voyant ces braves pandores / Etre à deux doigts de succomber / Moi, j’bichais car je les adore / Sous la forme de macchabées ». Jolie rime (2) Max Weber, Le savant et le politique, La Découverte, p 118 (3) Norbert Elias, La civilisation des moeurs, Pocket (4) Steven Pinker, La part d’ange en nous, les Arènes, 2017 (5) Jürgen Habermas, L’espace public, Payot, 1988 (6) Philippe Breton, L’incompétence démocratique, La Découverte, 2006 : « Le nouveau statut de la parole est celui (…) d’une instance qui permet d’exercer une force sans engendrer de domination ». (7) Pour ceux qui veulent mieux se rendre compte de la réalité des choses, je conseille d’aller voir le site lemurjaune.fr (8) Naguère si vantée, rappelons-nous l’empressement de la ministre Alliot-Marie à jouer les bons offices auprès de Ben Ali, en lui fournissant de quoi réprimer son peuple. (9) Et il y a du stock, le non-létal est un marché en plein boom, sa croissance est de 10% par an, passant de 5,65 milliards de dollars à plus de 8 en 2020 (10) https://www.nouvelobs.com/societe/20170714.OBS2126/ violences-policieres-les-chiffres-de-l-impunite.html (11) Andreas Malm, « Comment saboter un pipeline », La Fabrique, 2020 (12) Voir à ce sujet les activités de l’organisation Deep Green Resistance


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LES ÉVÉNEMENTS

Le 3 juillet dernier, Or Norme a réuni son Club des Partenaires pour des retrouvailles « post-confinement » autour du vin et de la gastronomie. Reçus tout d’abord au Domaine Wach à Andlau, par Pierre Wach et Jessica Ouellet, nous avons pu déguster quelques sublimes flacons de la Maison, agrémentés des commentaires savoureux de notre sommelière et chroniqueuse du vin préférée.

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ÉVÉNEMENTS

Photos : Or norme

La journée s’est poursuivie par un magnifique déjeuner à La Table du 5, restaurant du superbe Hôtel 5 Terres & Spa à Barr où nos partenaires et amis, Virginie et Jean-Daniel Seltz nous ont réservé un accueil chaleureux et haut de gamme.


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PORTFOLIO

Patrick Bogner Ce photographe indépendant partage son activité entre la photographie professionnelle et sa propre expression artistique. Ses thèmes de prédilection s’articulent autour de l’Ailleurs, cet ailleurs qui, présent dans un lieu, aurait besoin de la photographie pour s’incarner, se rendre perceptible. Les images qu’il a rapportées de ses incursions aux abords du cercle arctique, dans les Orcades, les Féroé, à Saint-Kilda, en Islande, en Écosse, aux Hébrides ou en Norvège, mettent en scène le sublime écrasant de paysages déserts et déchaînés, inhabitables, où l’homme, fatalement de passage, vient rechercher un face-à-face avec des forces qui l’excèdent. Patrick Bogner s’inscrit résolument dans la lignée de ces écrivains allemands, anglais et français – Goethe, Lenz, Tieck, Büchner, Blake, Chateaubriand, Hugo, Nerval… – dont les citations scandent l’ouvrage Erdgeist dont les photos de ce portfolio sont extraites (Editions L’Atelier Contemporain). contact@patrickbogner.fr







À NOTER UN SPECTACLE

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À NOTER

Photos : Or Norme - DR

Thé sur la banquise, à ne pas rater en octobre à l’Espace K

Eric Bouvron

« Alors que je travaillais à la création d’un spectacle sur les Bushmen de Namibie, j’ai rencontré des personnes qui avaient vécu dans le Grand Nord » se souvient Eric Bouvron, (Molière 2016 du spectacle de théâtre privé pour son inoubliable

adaptation du roman de Kessel, Les Cavaliers) « Cela a éveillé en moi une envie, un nouveau défi : aller à la découverte d’un peuple, d’une terre qui semblent à l’opposé du Grand Sud. Au sein de cette différence se trouvent des ressemblances : un peuple qui trouve ses moyens de subsistance grâce à des animaux et qui a un rapport très fort à la nature, qui garde de vraies valeurs et qui essaie simplement de survivre. Un peuple qui est lui aussi en voie de disparition. Je raconte cette nouvelle histoire, toujours sur le mode de l’humour, en utilisant le mélange des arts. Avec un seul but : offrir au public un spectacle divertissant, riche d’informations et original qui apporte plaisir et joie. Un spectacle qui puisse toucher petits et grands. Voilà comment est né « Thé sur la banquise » que je vais avoir le grand plaisir de présenter sur la scène de l’Espace K à Strasbourg à la mi-octobre prochain » conclut Eric Bouvron non sans ajouter une pointe d’ironie qui, chez lui, affleure en permanence : « Jean-Jacques Rousseau disait : dans l’antiquité, les Grecs avaient élevé les artistes au rang de dieux. Puis les Romains les ont considérés comme des putes. Aujourd’hui, on considère les artistes comme les Grecs le faisaient mais on les traite comme les Romains les traitaient… » ESPACE K - 15, 16 et 17 octobre www.espace-k.com


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À NOTER UN FESTIVAL

Strasmed : une édition 2020 dédiée à l’humanisme et aux droits humains et Universel », en hommage au chanteur kabyle disparu au printemps 2020. Un second hommage est consacré à une figure majeure de la création poétique contemporaine, le poète palestinien Mahmoud Darwich (19422008) qui a laissé une oeuvre immense, puissante, ouverte et exigeante, en perpétuel renouvellement dans ses langages et ses thèmes, marquée par une quête éperdue de liberté.

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À NOTER

Photos : Or Norme - DR

Pour évoquer sa vie, son oeuvre, et ses engagements, une rencontre avec Bernard Noël, poète dont il fut proche, un film de Mahmoud Darwich Et la terre, comme une langue de Simone Bitton et des lectures de poèmes en arabe et en français.

Un fil rouge parcourt la programmation 2020, le questionnement sur l’humanisme et les droits humains, après une crise sanitaire et des bouleversements à l’échelle mondiale qui les voient remis en cause et bafoués. Les Rencontres de Strasbourg-Méditerranée accorderont une large place aux poètes et aux figures de l’engagement avec, lors des Bibliothèques idéales une soirée « Idir, singulier

Un lecture musicale sera consacrée par Salah Oudahar, accompagné par Issam Azzi, aux exils méditerranéens ; une déambulation poétique dans les territoires et les imaginaires de l’exil, sur des textes et des fragments de textes de poètes et poétesses de la Méditerranée. « Il n’y a pas de pire malentendu que celui du retour ». De nombreux auteurs ont écrit leurs plus beaux textes à partir de cette tension entre « nécessité et liberté, présence et absence, entre exil comme blessure de l’arrachement, inguérissable, et exil comme terre de résistance et de création, de justice et d’un nouvel équilibre du monde » dit Salah Oudahar. Programme complet sur www.strasmed.com


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TROIS LIVRES FUGUE AU CŒUR DES VOSGES

reporter a choisi l’échappée pour mieux explorer ses propres limites et faire parler ces paysages. Franck Buchy avance là où il n’y a pas de sentier pour révéler les contradictions de notre société, digitalisée et en manque de nature. Dans cette quête du sauvage et sur la piste du paradoxe, c’est une invitation à redécouvrir leur région qu’il adresse aux Alsaciens. Franck Buchy – Editions Transboréal – 10,90 €

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À NOTER

Texte : Quentin Cogitore

Photos : DR

LES GRANDS CERFS

Parcourir scrupuleusement à pied “la Ligne” qui délimite le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et le reste de la France. Pour cette randonnée à part entière, il n’y a pas de balisage, pas d’autre itinéraire qu’un tracé imaginaire entre départements. Une succession absurde de pointillés ! Pourtant, cette frontière est bien réelle. D’abord dans le massif des Vosges où l’ancienne frontière franco-allemande est toujours matérialisée par 4056 bornes frontières. Dressées là il y a 150 ans entre les “provinces perdues” d’Alsace-Moselle et la France, ce sont autant de balises pour l’aventurier qui se fraie un chemin à travers les forêts ou au milieu des champs. Une ligne toujours d’actualité ensuite, à travers le malaise qu’éprouve l’Alsace à exister et à vivre son identité propre. Parce qu’à travers les bosquets denses, les ravins et des aléas de la météo, Franck Buchy révèle les paradoxes d’une région et remonte le fil de son histoire. Il questionne le concept même de frontière grâce à l’abandon total à cet itinéraire singulier. En faisant résonner l’Histoire et les paysages, le marcheur finit par mettre en exergue les questions qui frappent de plein fouet l’Europe d’aujourd’hui : sa place dans le concert du monde, les crises migratoires ou encore le repli sur eux-mêmes des peuples. Dans un monde hyper-connecté où le numérique nous a fait perdre le lien avec le réel, le

Pamina habite avec son compagnon Nils en montagne. Elle se sait entourée par un clan de cerfs. Ils lui sont restés mystérieux jusqu’à ce qu’un photographe animalier construise dans les parages une cabane d’affût. Tandis qu’elle s’initie à la vie du clan, affrontant la neige, le givre, la grêle, enveloppée d’un filet de camouflage, elle nous parle de la peur de la nuit, de la magie de l’inconnu, du plaisir à guetter l’apparition des cerfs, à les distinguer, et à les nommer. Mais elle nous livre aussi ce qu’elle va découvrir, un monde plus cruel que celui du règne animal… Au milieu des années 1960 et alors que la déprise agricole frappe de plein fouet les fonds de vallées vosgiennes, Claudie Hunzinger et son compagnon s’installent dans une ancienne ferme de montagne. Dans cette friche en lisière de forêt, en dehors des grandes zones cultivées, l’auteure découvre un entremêlement de mondes parallèles où les cerfs reviennent progressivement. Dans son roman Les Grands Cerfs, elle raconte cette rencontre, comme une quête du sauvage guidée par un personnage romanesque. Ce photographe animalier joue le rôle d’initiateur,


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comme un passeur entre les différents mondes. Il lui apprend à distinguer les cerfs du clan, les différentes têtes et bois, nommant les individus pour les distinguer les uns des autres. Mais ce récit est surtout celui d’une tragédie et d’une trahison… Car entre les chasseurs et les administrateurs de l’Office National des Forêts, Claudie Hunzinger propose une troisième voie pour mieux appréhender le sauvage qui nous entoure. Une posture de témoin et d’observateur qui engage son corps dans la nuit, le vent et le froid pour n’être que sensations. Dans un espace réduit qui côtoie sa ferme, dans ce territoire minuscule constitué d’une petite clairière et de quelques moraines, Claudie Hunzinger nous parle de la dévastation universelle et de ce monde sur le point d’être perdu. Une manière de dire que nous ne sommes plus à l’abri de rien et qu’il est temps de sortir de nos cabanes. Claudie Hunzinger – J’ai Lu – 7,10 €

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À NOTER

Texte : Eleina Angelowski

Photos : DR

TU, MON ÂME

ciller. Ainsi, ils retiennent, sur la crête du rayon, le présent, la « blessure dans l’air » de Paul Celan – éternelle résonance de l’autre en nous. Je voudrais vous parler des Fragments du discontinu, le tout dernier livre - long poème - d’Isabelle Baladine Howald. Les Strasbourgeois connaissent Isabelle : une poète-libraire qui a transformé le rayon poésie de la librairie Kléber en luxuriant jardin de vers d’époques et de contrées différentes. Philosophe de formation et de cœur, poète, amie de philosophes (elle dédie son recueil « à André Hirt *, « celui qui m’accompagne en tout »), Isabelle n’hésite pas à faire porter à sa poésie une recherche métaphysique, sans pitié intellectuelle, mais avec la tendresse des profondeurs. Format poche, ces 55 pages se lisent en un trait quand on leur prête notre silence intérieur. Difficile de parler de la poésie d’Isabelle Baladine Howald sans emprunter son chemin, son rythme, veillée de nuit ou du petit jour où le chromatisme ne distrait plus le voyageur intérieur. Concentration, effort de court-circuiter les faux-semblants de la solitude, de la vie-mort. Et dans ce combat contre la montre, contre la mort, la poésie fait éclore une conscience, entre « je » et « tu » : « je » seul n’est pas notre meilleur allié ; « je pense » n’a pas vaincu la mort de l’être aimé, emporté là où « Tu n’es plus corps ». Le deuil, dans son dépouillement extrême, à travers la précarité des mots qui menacent de laisser le poème orphelin de corps, révèle alors que la peur de la mort est avant tout peur de la disparition de « tu », peur d’être « je » dans une solitude infernale, dans le noir sans fond où « tu » n’es plus - « Ne meurs pas tu es/ le cœur greffé dans le mien ». Dans sa poésie, Isabelle Baladine Howald s’écrit et s’efface pour que « tu » revienne, « là où je dis mon âme ». C’est ainsi qu’elle met en mouvement notre réponse à ses vers : la sensation que « nous veillons, sumus ensemble ».

« Tu es là où je dis mon âme », écrit la poètesse Isabelle Baladine Howald dans son onzième livre poétique, paru cet été aux éditions Isabelle Sauvage. Sa poésie est un chemin de nuit. Parfois, à « deux heures du matin » l’âme appelle les mots à sa recherche dans l’interstice des phrases. Au virage d’une citation de Descartes, puis au coin de « de la mémoire d’aveugle » de Derrida, deux mots se croisent et se regardent dans les yeux, sans

Nous sommes ensemble aussi dans Or Norme où Isabelle Baladine Howald tient depuis quelques numéros une rubrique de veille poétique. Quoi de plus Or Norme, que la poésie qui dit l’impossible à dire ! Isabelle Howald - Fragments du discontinu - Editions Isabelle Sauvage - 12 € * Philosophe français d’inspiration hégélienne, né en 1955, qui a enseigné pendant un moment au lycée Fustel-de-Coulanges à Strasbourg.


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OR NORME N°38 Ouvertures

À NOTER

STRASBOURG GALERIES TOUR

Une première pour les galeries d’art strasbourgeoises du 25 au 27 septembre prochains Réunis autour d’une dynamique apparue comme évidente et indispensable à tous, les galeristes de Strasbourg proposent aux collectionneurs et amateurs d’art un week-end de découverte de leurs espaces et des artistes qu’ils exposent à l’occasion de ce parcours dont on pourra profiter tout au long du week-end. Une occasion unique de découvrir la richesse et la diversité de l’offre d’art contemporain dans la capitale européenne.

LES GALERIES PARTICIPANTES: AEDAEN Gallery, Galerie Art’Course, Galerie Brûlée, Galerie Delphine Courtay, Galerie Decorde, Curious Eye, Galerie Pascale Froessel, Galerie Bertrand Gillig, Galerie Yves Iffrig, Galerie La pierre large, Galerie l’Estampe, Galerie J.P. Ritsch-Fisch, Malagacha Gallery, Radial Art Contemporain, WITHoutART galerie, Galerie Béatrice Wolff Du 25 au 27/09/20 de 11h à 21h Facebook : Strasbourg Galeries tour www.strasbourg-galeries.fr


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JAK KROK’ L’AKTU

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OR NORME N°25 N°38 Sérénités Ouvertures

JAK KROK’ L’ACTU

Retrouvez chaque semaine sur notre page Facebook le regard sur l’actualité de l’illustrateur Jak Umbdenstock !


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OR CHAMP

De l’audace ! Par Benjamin Morel - Administrateur du Théâtre National de Strasbourg

« Je nomme violence une audace au repos amoureuse des périls ». C’est par ces mots, empreints de poésie et de transgression, que Jean Genet décrit la beauté que dégagent à ses yeux les traits délicats de Pilorge, condamné à mort et exécuté pour le meurtre de son amant.

A cet égard, le soutien à la culture et aux artistes

Depuis maintenant plusieurs mois, nos sociétés sont frappées par une crise sanitaire mondiale, qui plonge ses racines dans la crise environnementale, alimente, dans des proportions encore indéterminées mais unanimement redoutées, les inégalités économiques et sociales, et renforce l’instabilité du système international.

liberté d’expression.

Pour y faire face, de formidables moyens humains, au premier rang desquels les personnels soignants, ont été mobilisés. Outre les mesures de soutien économique adoptées durant la crise, l’Etat s’apprête par ailleurs à annoncer un plan de relance massif, qui s’appuiera pour partie sur un accord qualifié d’historique au niveau de l’Union européenne. Dans ce contexte, la culture et les artistes auront un rôle majeur à jouer, car aussi indispensables soient-ils, les dispositifs de soutien et de relance de l’économie ne constituent en réalité qu’une réponse partielle aux enjeux civilisationnels nés de la pandémie et de nos vies suspendues par le confinement. La peur de la maladie, la douleur de la perte d’un proche, les perturbations des relations sociales, l’ébranlement du rapport au corps et à l’altérité devront être analysés et verbalisés. Les émotions qui les accompagnent devront être exprimées, partagées, acceptées. Les apaisements de l’esprit et de l’âme devront être imaginés.

se justifie, mais pas uniquement, au regard de leur qualité de bien commun, de leur rôle social dans l’imaginaire individuel et collectif, de leur poids dans l’économie ou des valeurs démocratiques dont ils sont les garants, à commencer par la

Bien au-delà, soutenir la culture et les artistes, tant dans l’urgence de la crise qu’à l’issue de la crise, c’est protéger un principe d’action. L’artiste prend des risques, ose, s’expose, prend parti : par l’audace, il s’affranchit des carcans, repousse les limites et réinvente. Au Théâtre national de Strasbourg, cette conviction de l’audace comme moteur d’une culture agissante nous a notamment menés à élaborer, en seulement quelques semaines, un programme estival inédit. La Traversée de l’été du TNS s’appuie sur de nouvelles modalités d’intervention, part à la rencontre des publics (hors les murs, dans les quartiers, …), transforme les contraintes en opportunités, dans un esprit de reconquête face à la pandémie, afin de resserrer les liens sociaux et de renforcer le vivre-ensemble. Cette audace de l’artiste sans cesse renouvelée doit être source d’inspiration et conduire les décideurs, publics ou privés, à ériger, comme Jean Genet nous y invite, l’audace comme réponse aux périls. Face à l’ampleur des défis induits par la crise, esprit d’entreprise et prise de risque seront indispensables !


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