OR NORME HORS SÉRIE / janvier 2015
STRASBOURG / L’INFORMATION AUTREMENT
RESTONS CHARLIE !
ORNORME STRASBOURG / janvier 2015
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E DI TO PAR JEAN-LUC FOURNIER
/// RESTONS CHARLIE ! Nous ne pouvions pas ne pas concevoir et distribuer ce numéro spécial. Et nous ne pouvions pas une seule seconde imaginer devoir attendre la fin mars, date prévue pour la sortie de notre numéro 16, parution trimestrielle oblige… Alors, nous avons fait appel à nos partenaires, annonceurs et amis et nous n’avons pas été déçus. En fait, à l’heure où nous bouclons ce numéro hommage au soir du 19 janvier, nous avons toujours, enracinée au fond de nous, la même crainte : qu’une fois la ferveur et la communion exprimées, le soufflé ne retombe dans le morne déroulement du quotidien. Car l’être humain est fait comme ça et c’est justement là-dessus que certains comptent beaucoup. Tous ceux qui, en fait, ont intérêt à ce que les choses « rentrent dans l’ordre », que rentrent dans l’ordre en particulier ces satanés citoyens qui ont défilé par millions un froid week-end d’hiver en hurlant «Je suis Charlie !» en même temps que leur peine profonde après le massacre du 7 janvier. Non, nous n’avons pas envie que cette extraordinaire mobilisation se délite peu à peu dans la pernicieuse anesthésie du quotidien. Car ce mouvement a un sens profond. La France s’est remise debout, dans un même élan, clouant le bec aux « déclinologues » patentés, aux adeptes du « french bashing » permanent, aux tenanciers des petites boutiques de toutes sortes, ces lobbyistes d’eux-mêmes souvent, qui prospèrent sans honte depuis si longtemps avec ces mots condescendants sur « ce vieux pays », « cette nation incapable de redevenir moderne », ce pays « autiste » dès qu’il s’agit de comprendre ce « monde qui a changé » , incapable de s’adapter à l’économie « contemporaine », entre autres, et on en passe, et on en passe…. Nous sommes absolument certains que cette mobilisation sans précédent aura permis à beaucoup de prendre conscience que leur voix (et leur exigence) peuvent désormais être prises en compte. Oui, à cette occasion, le peuple a touché du doigt une réalité qui remonte pourtant à des temps immémoriaux : ensemble, unis, soudés, fraternels, on est plus fort, on est écouté et sans doute entendu.
C’est à l’évidence ce qui s’est passé au soir-même de la tragédie lors de ces veillées spontanées, le lendemain aussi avec cette minute nationale de silence à la mi-journée, le surlendemain avec la traque des assassins et la prise en otages de nos compatriotes juifs Porte de Vincennes et évidemment, le weekend qui a suivi avec ce chiffre incroyable de près de 4 millions de français qui ont marché en hommage à toutes les victimes des jours d’avant. Et maintenant ? Et bien maintenant, il va falloir continuer à peser sur nos décideurs politiques de tous bords qui, c’est comme ça en démocratie, sont chargés par nos soins de tracer la voie et de faire changer les choses. Maintenant, ils ont une lourde mission de plus : entendre, comprendre et agir. Entendre et comprendre ce cri silencieux sorti de 4 millions de gorges humaines qui leur ont montré le chemin et l’exemple de l’union et de la fraternité, loin de leurs minables et petits combats dans leurs marigots égoïstes et surannés. Il leur est également demandé d’agir : efficacement et respectueusement, avec humilité aussi. Agir en faveur de notre sécurité bien sûr, agir pour combattre cette peste gigantesque qu’est le terrorisme islamique. Mais agir aussi pour que notre société soit plus humaine, plus fraternelle, plus unie, plus cultivée aussi, et mieux éduquée. Evidemment, notre personnel politique, de tous bords j’insiste, va devoir aussi sérieusement réviser son attitude de tous les jours, réapprendre à écouter avec humilité et respect, puis à décider dans le seul intérêt du bien commun. Ca s’appelle la République. Il va aussi lui falloir réviser quelque peu ses priorités. Maintenant, les débats sans fin autour des Macron ou des austérités de tous poils, nécessaires bien sûr, vont reprendre leur vraie place : un chouïa en-dessous de ce talisman commun et précieux dont les Français se sont découverts dépositaires : exiger et partager ensemble un autre destin. « C’est quand ils deviennent un peuple que les gens sont impressionnants ». C’est la première phrase de l’édito de Pascal Coquis paru dans les DNA au lendemain de la Marche. Ca faisait bien longtemps qu’on n’avait pas lu quelque chose d’aussi juste dans ces colonnes-là. Sans nul doute, les Charb, Cabu, Wolinski, Honoré, Tignous et Maris se seraient sans doute étranglés de rire si on leur avait un jour prédit que leur disparition soudaine aurait provoqué une telle cascade d’hommages, et qui plus est, pour la plupart, absolument sincères. Sans doute n’avaient-ils pas conscience d’être aussi intimement et précieusement au cœur de l’ADN même de notre pays… Restons impressionnants : voilà le défi qui se présente à nous dans les semaines et les mois à venir… Restons impressionnants : c’est bien le moins que nous leur devons…
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STRASBOURG 11 JANVIER 2015, 14H30
45 000 /// PHOTO FOUAD DAUTOVIC
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C’EST BEAU UNE VILLE QUI MARCHE Près de 45 000 marcheurs ont envahi Strasbourg. Un cortège digne et coloré, tous âges et toutes origines confondus. De la tristesse bien sûr, mais aussi des regards qui s’échangent, des fraternités qui se créent, des mains qui se nouent… Comme la France, Strasbourg est Charlie et écrit une page importante de notre histoire nationale. /// PHOTO JULEYE
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POUR EUX /// PHOTO MÉDIAPRESSE
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CABU 76 ans, un des piliers de Charlie Hebdo, le père du Beauf et du Grand Duduche.
WOLINSKI 80 ans, une montagne de tendresse sous son masque de macho.
CHARB TIGNOUS
47 ans, Charlie Hebdo mais aussi Télérama, L’Huma, L’Echo des Savanes …
57 ans, le « titi parisien » de la rédaction, bien connu pour ses dessins accompagnant les débats télévisés.
HONORÉ 73 ans, dessinait chez Charlie hebdo depuis reparution en 1992.
sa
BERNARD MARIS dit Oncle Bernard, 68 ans, journaliste et économiste loin de la pensée unique en vogue dans les milieux économiques.
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Zep
MU STA P H A OU RRA D
ELSA CAYAT
FR ÉDÉR IC B OI SSEAU
56 ans, travaillait comme correcteur à Charlie Hebdo.
54 ans, psychiatre et psychanalyste, écrivait dans la rubrique Charlie Divan.
42 ans, était agent d’entretien de l’immeuble de Charlie Hebdo.
F R A N C K BRINS OLA RO
A H M ED M ER AB ET
M ICHEL R ENAUD
49 ans, était le policier chargé de la protection de Charb.
41 ans, le policier sauvagement abattu sur le trottoir du boulevard Richard-Lenoir.
69 ans. Ce grand voyageur et organisateur de festival était ce jour-là l’invité de la rédaction.
C LA RIS SA JEA N- P H ILIP P E 26 ans, abattue à Montrouge d’un tir dans le dos par Amédy Coulibaly.
YO HAN CO HEN
PHI LI PPE B R AHAM
23 ans, travaillait à l’Hypercacher depuis un an. Abattu par le terroriste après qu’il ait cherché à s’emparer de son arme.
45 ans, cadre commercial, client du magasin.
YOAV H ATTA B
FR ANÇOI S-M ICHEL SPAADA
22 ans, était le fils du Grand Rabbin de Tunis. Cet étudiant parisien, client de l’Hypercacher, a été abattu parmi les premiers.
63 ans, ce retraité a également été abattu dans le magasin par Amédy Coulibaly.
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M E R C R E DI 7 JAN V IER 20 1 5 10 RUE NIC O LAS A PP ERT, PAR IS ( 1 1 ème) - 1 1 H 30
« ILS TIRAIENT BALLE PAR BALLE… »
Surmontant sa douleur et ses traumatismes, Sigolène Vinson, chroniqueuse judiciaire à Charlie Hebdo, a raconté le massacre du 7 janvier dans les colonnes du journal Le Monde. Voici l’essentiel de son témoignage… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS RÉMI DE LA MAUVINIÈRE –AP – FRANÇOIS GUILLOT-AFP DOMINIQUE JACOVIDES / SÉBASTIEN VALIELA-BESTIMAGE - DR
Les propos de Sigolène Vinson ont été recueillis par Soren Seelow et sont reproduits ici avec l’aimable autorisation du journal Le Monde
Ce jour-là, ils sont treize à s’asseoir autour de la grande table rectangulaire de la salle de la conférence de rédaction de Charlie. De gauche à droite à partir de l’entrée de la pièce : Charb, Riss, Fabrice Nicolino, Bernard Maris, Philippe Lançon, Honoré, Coco, Tignous, Cabu, Elsa Cayat, Wolinski, Sigolène Vinson et Laurent Léger. Une quatorzième personne, l’invité Michel Renaud, le fondateur du festival Carnet de Voyage de Clermont-Ferrand est assis sur une chaise dans un coin de la pièce. Venu pour rendre à Cabu des dessins que celuici lui avait prêté pour la dernière édition de son festival, il était arrivé un peu plus tôt les bras chargés d’un cadeau enveloppé d’un gros paquet : un jambon. Et, comme toujours, la conférence de rédaction va être ce moment magique où les idées et les opinions fusent, le tout sous la houlette de Charb, pas avare de bons mots lui aussi. « Il dessinait tout le temps » raconte Sigolène Vinson. « Ses feuilles de chemin de fer étaient géniales. J’admirais son sens du détournement. Tous ses dessins traduisaient instantanément nos échanges autour de la table. »
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LE MASSACRE A un certain moment, vers 11h30, Sigolène se rend dans la kitchenette pour faire du café. « J’étais emplie d’un sentiment de bonheur. Malgré le boucan derrière moi, les débats parfois très sportifs entre nous, je réalisais quelle chance j’avais d’appartenir à cette rédaction, de fréquenter ces gens si drôles, si intelligents, si gentils… » C’est quand elle revient dans la salle de rédaction que le drame se noue. « A un certain moment, on a entendu deux « pops ». Ca a fait « pop pop ». Luce (Luce Lapin, la secrétaire de rédaction – ndlr) a demandé si c’était des pétards. On s’est tous demandé ce que c’était ». A ce moment, Sigolène Vinson voit Franck Brinsolaro, le policier chargé de la sécurité de Charb, se lever de son bureau qui se situe dans un renfoncement de la pièce. « Sa main semble chercher quelque chose sur sa hanche, peut-être son arme. Il dit : « Ne bougez pas de façon anarchique ». Il a semblé hésiter près de la porte. Je me suis jetée au sol. « Pop pop » dans Charlie, je comprends que ce ne sont pas des pétards…. »
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Sigolène se met alors à ramper dans l’intention de rejoindre le bureau de Luce et de Mustapha, le correcteur, qui est tout près. Elle entend alors la porte d’entrée de la salle de rédaction « sauter », un homme crie « Allahou ackbar » puis questionne : « Où est Charb ? » Pendant que je rampe au sol, j’entends des coups de feu. Je ne veux pas me retourner pour ne pas voir la mort en face. Je suis sûre que je vais mourir. Je rampe et j’ai mal au dos. Comme si on me tirait dans le dos. » Aucune balle ne la touchera, heureusement. Mais, dans la pièce, c’est l’enfer, les balles sifflent de toutes parts. Réfugiée dans le bureau de Luce, cachée derrière un petit muret de séparation, Sigolène entend tout : « Ce n’étaient pas des rafales. Ils tiraient balle après balle. Lentement. Personne n’a crié. Tout le monde a dû être pris de stupeur. »
« IL AVAIT DE GRANDS YEUX NOIRS… » Puis soudain, c’est le silence. Sigolène Vinson se souvient de « l’odeur de poudre ». Elle ne voit toujours rien. A nouveau des coups de feu. Ils viennent de tuer Mustapha. Des pas se rapprochent d’elle, un des tireurs contourne le muret et la met en joue. Il porte une cagoule noire. « Je l’ai regardé. Il avait de grands yeux noirs, un regard très doux. J’ai senti un moment de trouble chez lui, comme s’il cherchait mon nom. Mon cerveau fonctionnait très bien, je pensais vite. J’ai compris qu’il n’avait pas vu Jean-Luc, sous son bureau » (un maquettiste –ndlr). L’homme qu’elle regarde dans les yeux lui dit : « N’aies pas peur. Calme-toi, je ne tuerai pas. Tu es une femme. On ne tue pas les femmes. Mais réfléchis à ce que tu fais. Ce que tu fais est mal. Je t’épargne, et puisque je t’épargne, tu liras le Coran. » Je me suis demandé pourquoi il me disait ça. (…) Je trouvais assez cruel de sa part de me demander de ne pas avoir peur. Il venait de tuer tout le monde et me braquait avec son arme. Je l’ai trouvé injuste. Injuste de dire que ce que l’on faisait était mal alors que le bien était de notre côté. C’est lui qui se trompait. Il n’avait pas le droit de dire ça. Je lui ai fait un signe de tête. Pour garder un lien, un contact. Peut-être qu’inconsciemment, je cherche à l’attendrir. Je ne veux pas perdre son regard car Jean-Luc est sous la table. Il ne l’a pas vu et j’ai bien compris que s’il ne tue pas les femmes, c’est qu’il tue les hommes… » Puis, l’homme disparaît. Plus tard, elle ne se souvient pas exactement quand, Sigolène envisage de sauter par une fenêtre mais elle ne le fera pas, se rendant compte que c’était « trop haut ». Alors, elle retourne dans la salle de rédaction. « Une vision d’horreur » l’y attend. « Je vois les corps par terre. J’aperçois Philippe, le bas du visage arraché, qui me fait signe de la main… » Elle enjambe les corps sans vie de Cabu, Wolinski, Elsa Cayat et de Franck, le policier et parvient à récupérer son portable dans la poche de son manteau. Elle appelle les pompiers. Une conversation d’1 min 42s. « C’est Charlie, venez vite, ils sont tous morts ». On lui demande « combien de corps ? ». Elle le trouve « con », ce pompier. Elle répète trois fois : « ils sont tous morts ».
Plus tard encore, Sigolène aidera du mieux qu’elle pourra quelques survivants, tous gravement blessés. L’attente de l’arrivée des secours lui paraîtra interminable. Une employée d’une société située sur le même palier que la rédaction de Charlie Hebdo tentera d’apporter de l’aide. Puis Patrick Pelloux arrivera sur les lieux. L’urgentiste (lui-même chroniqueur dans les colonnes de Charlie) se penchera sur le corps de Charb. « Il lui a pris le pouls au niveau du cou » se souvient la survivante « puis il lui a caressé la tête et lui a dit : « Mon frère, mon frère... ». Sigolène quittera enfin la salle de la conférence de rédaction et comprendra qu’elle n’est pas la seule survivante. Le dessinateur Luz, arrivé en retard, avait apporté une galette des rois. Son retard lui a sans doute sauvé la vie. « Cette rédaction, ce n’était que des rires et de la gentillesse. Une vraie douceur, une vraie tendresse. Quand j’ai vu Cabu et Wolinski, des vrais, vrais gentils, je n’ai pas compris… ». Ce mercredi à la mi-journée, dans l’immeuble de Charlie-Hebdo, l’agent de maintenance Frédéric Boisseau fut le premier à trouver la mort avant que, dans la salle de rédaction, Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré, tous dessinateurs, Bernard Maris et Elsa Cayat, chroniqueurs, Mustapha Ourrad correcteur, Franck Brinsolaro, le policier, Michel Renaud, l’invité de la rédaction, tombent eux aussi sous les balles des assassins. Quelques minutes plus tard, juste avant leur fuite, les deux frères terroristes achèveront froidement Ahmed Merabet, le policier du commissariat du XIème arrondissement qui, juché sur son vélo de fonction, venait d’arriver sur les lieux.
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Averti personnellement par Patrick Pelloux, l’urgentiste et collaborateur de Charlie Hebdo, le président de la République s’est rendu immédiatement sur les lieux du massacre.
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J E U DI 8 JANV I ER 20 1 5 M O N T R O UGE - 8H1 0 ELLE AVAIT 26 ANS….. Moins de 24 heures après le massacre de Charlie Hebdo, Clarissa Jean-Philippe, 26 ans, a trouvé la mort à son tour. Ahmed Sassi, un habitant du voisinage, a raconté avoir vu « un policier debout dans la rue. Un homme en habit sombre lui a tiré dessus à bout portant, tout en continuant à courir ». Clarissa Jean-Philippe était policière municipale chargée de la circulation à Montrouge. Avec un fonctionnaire de la voierie, elle avait été appelée sur les lieux d’un simple accident de la circulation entre deux véhicules survenus à 7h50.
V E N DR E DI 9 JANV I ER 201 5 PARI S P O RT E DE V I N C ENNES - 1 3H20 EXÉCUTÉS PARCE QU’ILS ÉTAIENT JUIFS...
Alors que la traque des assassins de Charlie Hebdo est proche de son épilogue dans une petite imprimerie de la zone industrielle de Dammartin-en-Goële en Seine-et-Marne (ils seront abattus vers 17 h après avoir littéralement chargé les forces de police), c’est aussi sur l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes que se concentrent les événements. Depuis le début de l’après-midi, Amedy Coulibaly, l’assassin de Clarissa Jean-Philippe la
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veille à Montrouge, s’est barricadé dans cette supérette où il détient des otages. L’endroit, en cette veille de chabbat, n’a bien sûr pas été choisi au hasard. Quatre otages, tous juifs, seront exécutés dès leur capture. Les faits ont été racontés dans le détail par un des otages dans les colonnes du quotidien régional Sud-Ouest. Agé de 67 ans, cet homme souhaite conserver l’anonymat.
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Venu là pour acheter du houmous, il raconte : « J’étais dans le fond du magasin quand j’ai entendu une détonation. » Pour avoir été en poste dans des pays en guerre, il comprend tout de suite, « au bruit caractéristique que fait la Kalachnikov », qu’il s’agit d’une prise d’otages. « Puis ça a été la panique, les gens se sont précipités vers un escalier en colimaçon » qui menait au sous-sol. Il se réfugie alors dans une des chambres froides. Au bout d’une demi-heure, un otage descend leur dire: « Remontez tous ou il tue tout le monde ». « J’ai hésité. Puis je me suis dit: tant qu’à faire je préfère mourir à l’air libre que dans une cave ». En haut de l’escalier, il tombe « sur le cadavre du malheureux je l’ai su après-coup - qui avait essayé de prendre l’arme du terroriste. Il gisait dans une mare de sang, visage contre terre ». Il rejoint une douzaine d’otages, regroupés dans une travée proche de la sortie du magasin. « J’étais juste en face de trois cadavres, à l’entrée du magasin. Deux étaient face contre terre, baignant dans leur sang. Mais le plus pénible c’était qu’il y avait contre le mur un troisième qui agonisait. Il avait perdu conscience mais il hoquetait encore...» Le jihadiste propose de l’achever. Les otages l’en dissuadent. Coulibaly demande à chaque otage de décliner nom, âge, profession et origine. « J’ai dit : français. Il m’a demandé :
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catholique ? J’ai dit oui ». « Pour lui, l’origine c’était forcément la religion. Or réduire quelqu’un à sa religion de naissance, c’est le summum du racisme », commente ce témoin qui a vécu dans plusieurs pays musulmans, apprend l’arabe et s’initie à la lecture du Coran. Le jihadiste fait des « va-et-vient » dans le fond du magasin où il craint une irruption des policiers. Il demande que l’on bouche l’accès avec des palettes. « Il s’est mis à pérorer ». Invoquant « la loi du Talion » et le désir de « vengeance », il a dressé un tableau des persécutions dont sont victimes les musulmans, « de la Birmanie jusqu’au Mali en passant par la Palestine et la Syrie », raconte l’otage. « Ce qui m’a frappé, c’est qu’il a parlé des persécutions des musulmans en Birmanie - qu’on appelle les Rohingyas - par les bouddhistes : c’est pointu. On voyait que c’était un militant, pas un amateur. Et ça se voyait aussi à sa façon de manier les armes ». Soudain, une explosion retentit dans le fond du magasin, à l’opposé de l’endroit où sont rassemblés les otages. Coulibaly s’y précipite, quand une seconde déflagration secoue la devanture. « Je
vois le rideau se soulever, je me couche par terre, avec mon sac sur la tête. Coulibaly se précipite vers la sortie principale... » Il sera abattu. A l’hôpital où il est conduit avec les autres otages, un représentant de la communauté juive lui demande s’il a besoin d’aide, il répond qu’il va bien et qu’il n’est pas juif.
Puis, se reprenant : « Je ne suis pas juif, mais, aujourd’hui, je me sens terriblement juif. » C’est ainsi que survint l’épilogue de ces trois journées de terreur et de drame. 48 heures plus tard, plus de 4 millions de Français marchaient longuement à Paris, Strasbourg et dans toute la France…
L ASSANA BATHILY LE HÉROS MALIEN « Je suis musulman pratiquant, j’ai aidé des juifs car on est des frères », avait-il expliqué après avoir caché une quinzaine de personnes dans la chambre froide du supermarché où Amédy Coulibaly avait pris des otages. Lassana Bathily, 24 ans, était remonté puis il avait réussi à s’enfuir et avait ensuite aidé les forces de l’ordre en dessinant un plan précis du supermarché. François Hollande l’avait appelé le lendemain du drame pour le féliciter. Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu lui avait aussi rendu hommage lors d’une cérémonie à la synagogue de la Victoire, à Paris. Sur internet, une pétition demandant à la France de lui accorder la citoyenneté et la légion d’Honneur a recueilli plus de 295 000 signatures dans les jours qui ont suivi la prise d’otages. A la veille du bouclage de notre numéro spécial, nous apprenions qu’ une « cérémonie d’accueil dans la citoyenneté française » aurait lieu au ministère de l’Intérieur, cérémonie présidée par Bernard Cazeneuve en personne.
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SILVIO PHILIPPE
IL NOUS A TOUS FAIT MARCHER
Lyonnais d’origine débarqué cet automne à Strasbourg pour suivre ses études à Sciences- Po, Silvio Philippe, 19 ans, a été la cheville ouvrière de l’organisation de la Marche républicaine de Strasbourg. Réunir 45 000 personnes en à peine quelques jours est un acte citoyen dont il se souviendra évidemment toute sa vie… /// TEXTE JEAN-LUC FOURNIER PHOTOS MÉDIAPRESSE
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48 heures après la Marche strasbourgeoise, on s’était donné rendez-vous au Café Brant, fraîchement réouvert et… il ne savait même pas que ce lieu existait ! Normal quand on est strasbourgeois depuis trois mois à peine… Un visage poupin au beau milieu duquel brille une paire d’yeux pleine de malice mais aussi de détermination. Silvio s’attable, cool, et débute son récit : « Le mercredi du massacre à Charlie Hebdo, je suis rentré chez moi vers midi. Sur Facebook, un premier post de l’Obs signalait déjà l’attaque. J’ai cru d’abord à un nouvel incident, genre un feu volontaire dans une poubelle ou une autre chose de ce genre. Puis, très vite, Facebook a été rempli de messages sur l’affreuse réalité. Le nombre de morts ne cessait de grimper : 5, 7, 10, 11 confirmés, j’avais l’impression que ça n’arrêterait jamais, un moment qui m’a semblé d’abord irréel puis d’une violence inouïe. Puis, on a tous échangé via les réseaux sociaux et c’est là que j’ai laissé un message pour Eric Schultz, un adjoint au maire de Strasbourg, dans lequel je disais : « Rassemblons-nous, faisons quelque chose… ». J’avais en moi ce besoin d’agir, de ne pas rester seul. » MERCI FACEBOOK Silvio lance immédiatement une page Facebook « Hommage aux victimes de l’attentat de Charlie Hebdo » avec l’idée que les gens puissent se rassembler le soir-même sur la place Kléber. Il est alors quasiment immédiatement contacté par Pierre France, le patron du site Rue89 Strasbourg qui s’avèrera d’un précieux secours pour informer Silvio sur la nécessité d’obtenir les indispensables autorisations préfectorales, comme lors de n’importe quelle manifestation. Eric Schultz, quant à lui, fera la liaison avec les services préfectoraux. « En quelques heures à peine, on a bouclé ces formalités » se souvient Silvio. « Et le soir, là où j’espérais trois ou quatre cent personnes, nous avons été près de 5 000 ! Ce chiffre, je ne l’ai appris que bien plus tard, en rentrant chez moi, en découvrant sur le net les photos qui avaient été prises des étages des immeubles autour de la place. Incroyable ! Ce mouvement était totalement spontané et c’est ça qui était beau. Tous ces gens avec leur feuille A4 « Je suis Charlie », leurs bougies. Un ami à moi est passé devant une boutique qui soldait ces bougies. Il en a acheté 300 ! Et les a distribuées aux gens… Du coup, même après avoir appelé à la dispersion vers 19h30, je voulais rester, comme beaucoup de gens, mais j’avais prévu de rentrer chez moi car j’avais un partiel le lendemain. Bon, il s’est plus ou moins bien passé, disons… (sourire)… »
Le lendemain, à la mi-journée, Silvio est contacté par Christine Panzer, la présidente de l’ASTU - Actions Civiques et Citoyennes, qui l’invite à participer à une réunion le soir même pour organiser une marche républicaine. « J’y suis allé, malgré mes fameux partiels. Et là, j’ai découvert un autre monde, celui des syndicats, des partis politiques, des assocs. Avec moi, au milieu, tout seul… 2h30 de réunion, on avait tous en commun l’envie de faire quelque chose mais on manquait d’analyse commune et on divergeait sur la nature des réponses à apporter. J’ai alors insisté sur la nécessité d’agir tant la demande via internet était considérable et de reporter le temps du débat à plus tard. J’ai proposé d’écrire un appel à partir des valeurs que nous partagions, chacun a dû mettre une peu d’eau dans son vin et on est parvenu à quelque chose qui nous rassemblait sur la base de rendre hommage à toutes les victimes, ne rien lâcher sur la liberté de la presse et la liberté d’expression, et refuser les amalgames ainsi que les agressions entre cultes religieux. J’étais complètement exténué en rentrant chez moi et encore plus en pensant au partiel d’éco qui m’attendait le lendemain. Je savais que ce serait une catastrophe mais j’avais une autre priorité : me mettre à mon ordi pour lancer l’appel et le transmettre à tous les autres organisateurs… »
chaque mois une journée ou un week-end avec des ateliers de réflexion ainsi que des conférences. Il craint comme la peste une réponse « uniquement sécuritaire » de la part des autorités. D’entrée, la déclaration de l’ex-ministre de l’Intérieur sarkozien Claude Guéant l’a tétanisé : « Il y a des libertés qu’il faut supprimer… » « C’est le temps du débat, maintenant » annonce-t-il. « Je vais essayer d’y contribuer depuis ma page Facebook. Je ne suis pas élu, je ne suis pas membre d’un parti politique ni d’un syndicat. Rien… »
UN ÉNORME SUCCÈS Au lendemain de la Marche strasbourgeoise, Silvio a encore du mal à analyser le succès. Les réseaux sociaux ont évidemment joué à fond leur rôle de caisse de résonnance. « Ça a été exponentiel » reconnaît-il. « En fait, les plus expérimentés sur Strasbourg n’avaient jamais vu ça. Le samedi matin, nous avions envoyé 65 000 invitations et nous comptions déjà 13 000 inscrits. A un certain moment de cette journée de la veille de la Marche, je me suis dit que si nous atteignions 15 000 marcheurs, ce serait tout simplement énorme. » Le lendemain, dimanche, 45 000 personnes ont marché ! Quand la Préfecture a communiqué ce chiffre (estimé ; comme pour Paris, le comptage réel s’est avéré impossible), Silvio a eu un peu de mal à réaliser ce succès incroyable. En un siècle de manifestations strasbourgeoises, seule la manif de refus du Congrès du FN à Strasbourg en 1997 avait rassemblé plus de monde (60 000). Silvio a désormais créé une nouvelle page Facebook « Tous Charlie Strasbourg ! ». Avec une question qui lui taraude l’esprit : que faut-il faire désormais pour que cette mobilisation extraordinaire ne soit pas qu’un feu de paille ? Il envisage d’organiser
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L’entendant dire ça, on a eu envie de lui rétorquer que c’est justement parce qu’il n’était rien de tout ça que tant de gens sont venus marcher avec lui. Mais on n’a pas eu le temps, il était pressé. « Ce soir, j’ai une interview avec une équipe de la télévision lettone. C’est là que je regrette de ne pas avoir été très assidu avec l’anglais… » rigole-t-il. Avant de forcer le pas vers l’Esplanade où il réside. Sacré gamin…
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HEAR
« ON N ’A LLA IT PAS S E L A I S S E R I N TI MI DE R ! »
© Suzy Vergez
© Elie Huault
Quand ils ont appris la nouvelle de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, le sang de la plupart des élèves de Hear (le nouveau nom de l’école des Arts Déco de Strasbourg) n’a fait qu’un tour. Ils ont répondu avec leurs armes : le crayon et le talent… /// TEXTE ALAIN ANCIAN PHOTOS MÉDIAPRESSE - DR
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Philippe Delangle et Finzo ont encadré les travaux des élèves © Agathe Senn
De l’avis même de ses profs, c’est Hugo Serraz, 21 ans, toulousain d’origine et strasbourgeois depuis trois ans qui « a pris l’initiative de faire réagir rapidement les étudiants ». Ce que l’intéressé confirme volontiers : « On a appris la nouvelle en sortant d’un cours d’histoire de l’art. On s’est dit qu’il fallait réagir rapidement, trouver des actions concrètes à mener juste façon de signifier que les futurs illustrateurs, et auteurs tout court, que nous sommes prenaient ça au sérieux et qu’on n’allait pas se laisser intimider ! Notre but a tout de suite été de créer et de le faire savoir. D’où l’idée du tumbler jesuischarlieaussi (jesuischarlieaussi.tumblr.com) qui présente nos premiers travaux. Nous avons aussi jeté les bases d’une plateforme de recueil de propositions (jesuischarlieaussi.wordpress.com) qui sera à terme une base de données qui exposera les créations qui ont un regard sur l’actualité. »
© Julie Escoriza
« C’ÉTAIT FORT DE VIVRE ÇA... » Philippe Delangle, un graphiste prof aux Arts Déco depuis 1980 et Finzo, un prof d’illustration à l’Ecole depuis 1998 ont répondu à la demande des élèves pour les aider à structurer ce qu’ils allaient mettre en ligne. « De toute façon, s’ils ne nous avaient rien demandé, on aurait quand même fait quelque chose » précise Philippe Delangle. « Ça m’a rappelé une très belle expérience, celle du Raffut, le magazine qu’on avait fabriqué au sein de l’école en 1997, lors des luttes contre la tenue du congrès du FN à Strasbourg. Le but était le même : défendre la liberté d’expression. Pour Charlie, quand on a constaté dès les premières heures qui ont suivi le drame le désir d’engagement de nos étudiants, on a créé un atelier qui a fonctionné en fait comme un comité de rédaction : les étudiants ont dessiné et nous, avec notre expérience, on les a aidés. Des TP grandeur nature, quoi… Spontanément, un événement pareil suscite bien évidemment le dessin de presse et c’est là que nos élèves se sont aperçus que cet art était difficile et à quel point les gens de Charlie qui venaient de disparaître avaient excellé dans ce genre. Reste que certains se sont surpris euxmêmes, c’était donc un vrai atelier créatif ». Finzo affirme que les débats avec les élèves ont porté sur « la lisibilité, la compréhension et l’efficacité des dessins. On a dû choisir, ce qui a sans doute permis aux élèves d’aborder la notion de ligne éditoriale et donc cette obligation d’être strict la nécessité incontournable de choisir. Et comme nous avions décidé d’aller jusqu’au bout de la démarche, c’est à dire l’impression, les Assistants d’Enseignement Artistique, des gens très en pointe dans le domaine de la fabrication, nous ont sacrément aidés. Sans eux, rien n’aurait été imprimé, en fait. Au final, on a vécu quelques
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jours remarquables au sein d’une vraie fourmilière d’étudiants très investis, très soucieux de comprendre et branchés sur l’efficacité de leurs dessins ». Ce que confirme Hugo Serraz : « C’était comme une vague, c’était fort de vivre ça. Mais ce n’est pas fini : on va continuer à travailler sur ce thème. Maintenant, on a envie de prendre du recul et d’apporter un regard plus critique en sortant du côté commémoration. Dans un mois et demi, nos productions seront exposées au Lieu d’Europe à Strasbourg. Elles vont pouvoir toucher un autre public… »
Hugo Serraz
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LA FRANCE DE
GÉABÉ
« Ma France ». C’est un clip qui a été ajouté sur YouTube le lendemain même de la Marche républicaine. Ecrit et chanté par un jeune qui a vécu toute son enfance et son adolescence à Strasbourg. Il n’a pas été réalisé pour cette occasion mais, après ces événements, l’envie de le partager sans tarder a été la plus forte. /// TEXTE BENJAMIN THOMAS PHOTO DR
Le message de présentation sur YouTube dit tout : « Ce morceau je l’ai écrit en l’honneur de cette France multiculturelle que j’aime. Cette France qui est si belle quand elle sort dans la rue, colorée et unie, pour défendre la paix, l’amour et la liberté. Je ne pensais pas sortir ce clip maintenant. Il n’a pas été réalisé pour l’occasion ni écrit en réaction à ce qui s’est passé. Mais avec les événements qui nous ont frappés en ce début d’année 2015, c’est bien plus qu’une démarche musicale, je vois désormais comme un devoir de citoyen de partager avec vous ce morceau. C’est une déclaration d’amour à cette terre qui m’a vu naître. Cette terre qui me fait si souvent grincer des dents mais pour laquelle j’ai, au fond, tant d’affection. Pleurons les morts de ces derniers jours au même titre que tous ceux qui meurent
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chaque jour aux quatre coins du monde. Et surtout, aimons-nous. Regardonsnous, parlons-nous et aimons-nous. » MA FRANCE Les Strasbourgeois amateurs de rap n’ont pas oublié le groupe Hard District. Géabé en faisait partie : « On a pas mal fait bouger Strasbourg pendant dix ans. Je suis comédien et musicien, né à Paris mais arrivé à Strasbourg très jeune. Je me considère comme Strasbourgeois car j’ai vécu ici les années qui comptent pour se revendiquer d’un endroit, celles de l’enfance et de l’adolescence. L’idée de chanter cette France dont on ne parle pas trop m’est venue il y a dix-huit mois, alors que j’étais en tournée dans les Ardennes. Le texte évoque cette France humble, simple, qui ne demande rien à personne et dont tout le monde se fout.
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Le dimanche 11 janvier, j’étais Place de la République à Paris où je réside de nouveau maintenant, ce qui s’est passé m’est allé droit au cœur . Je n’avais jamais vu ça ! Cette unité du peuple français ne doit pas être récupérée par les hommes politiques car c’est quand même avec cette politique qui dure depuis plus de trente ans que les problèmes dans les cités n’ont pas été traités. Mais qu’est-ce que ça fait du bien, ce drapeau français et ceux de toutes origines, tous ces gens ensemble pour le même truc ! Ça m’a fait particulièrement du bien à moi car j’habite à 500 mètres de l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes. Ce qui s’y est passé m’a retourné le ventre. Je vais sans doute écrire des choses sur tout ça. Il y a toujours de la révolte dans ce que j’écris et on va sans doute retrouver des références sur ce qui s’est passé dans mes prochains textes. »
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LES IMAGES DE LA MOBILISATION
MERC R EDI 7 JANVIER 20 15 18H30
MÉDIAPRESSE
MÉDIAPRESSE
Très émue après les quelques mots très forts prononcés devant une foule estimée à 5 000 personnes, Françoise Schöller, présidente du Club de la Presse de Strasbourg appelle à une minute de silence. Supposé se terminer vers 19h30, cet hommage spontané des Strasbourgeois ne prendra fin que beaucoup plus tard dans la soirée. Sur les visages des participants se lit la douleur, la peine et le recueillement quelques heures après le massacre dans les locaux de Charlie Hebdo et dans le quartier alentour, où dix-sept personnes tombèrent sous les balles des terroristes.
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PATRICK HERTZOG - AFP
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LA MARCHE DE STRASBOURG DI M A N CH E 11 JANV I ER 201 5 - 1 4H30 Une simple page Facebook lancée 48 heures auparavant par un jeune étudiant de Sciences-Po Strasbourg et ce sont 45 000 personnes qui se rassemblent à Strasbourg en ce froid début d’après-midi de dimanche pour marcher avec calme et détermination en mémoire des 17 victimes des tragédies des jours précédents et contre le terrorisme. Au même instant et dans toute la France, près de 4 millions de marcheurs font de même. Des images et une détermination qui vont stupéfier le monde entier. La France est debout ! 26
PHOTOS MEDIAPRESSE
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L’HOMMAGE DE LA PLANÈTE
KOSOWO
NEW YORK
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HONG KONG
RIO DE JANEIRO
INDE
RABAT
QUÉBEC
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DR
Cabu Charb
Dave Brown - The Independant
HonorĂŠ
Uderzo
Gary Varvel - Indiana Star
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Louison
The New Yorker
George Wolinski
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NOU S S OMM ES
CHARLIE
/// PAR LA RÉDACTION DE OR NORME
/// AND I’M FREE, I’M FREE, I’M FREE ! PAR BENJAMIN THOMAS Place Kléber dimanche 11 janvier vers 17h30. On nous a prévenus en tête de la Marche qui est sur le point de rejoindre son lieu de départ. La foule doit se disloquer avant la place car 40 000 personnes y sont bien sûr impossible à caser. Alors beaucoup respectent la consigne. Nous ne nous y retrouvons qu’à quelques centaines, au début. Soudain, un petit groupe de chanteurs entonnent un de ces inimitables chants sud-africains, rythmés en cadence par leurs claquements de mains. C’est une jeune femme rousse minium qui a la voix la plus claire sur laquelle se basent toutes les autres : « Nelson Mandela ! And I’m free, I’m free, I’m free ! » On fait un immense cercle autour d’eux et on tape dans nos mains : « And I’m free, I’m free, I’m free ! ». C’est beau une ville en communion ! ◊
/// 5 MILLIONS D’EXEMPLAIRES PAR ALAIN ANCIAN J’aurais aimé être derrière chacun des cinq millions de Français qui se sont procurés le numéro des survivants de Charlie Hebdo. Juste pour observer de très près la tête de celles et ceux qui ouvraient le journal pour la première fois de leur vie. Juste pour voir leur mine quand ils ont découvert par exemple le dessin sur Sœur Emmanuelle… J’aurais lu dans leur pensée : « Quoi, c’est ça, Charlie ? Cette vulgarité ? Ils vont trop loin tout de même… » Et j’aurais aimé aussi leur pardonner ces pensées tant ils avaient tous vraiment compris à quel point il était si important d’acheter ce journal-là, ce jour-là… ◊
/// ON S’EST SENTI ENSEMBLE PAR ERIKA CHELLY Au soir du 7 janvier lors du rassemblement silencieux place Kléber. Dans l’objectif de mon appareil photo, des yeux plein de larmes, des lucioles lumineuses qui scintillent, des « Je suis Charlie » brandis par quasiment toutes les mains. Et puis ces applaudissements, et aussi ces longues périodes de silence pendant lesquelles mes yeux cherchent et trouvent dans ceux de mon voisin ce que lui-même cherche et trouve dans les miens. Des échanges comme ça par milliers, au même instant. Nous étions ensemble et, malgré la douleur immense, nous étions bien. On se serait bien évidemment passé de vivre ces circonstances-là, mais merci Charlie ! ◊
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/// MINUTE DE SILENCE PAR JEAN-LUC FOURNIER Ce matin du jeudi 8 janvier, je m’étais dit que je respecterais la minute de silence prévue à midi là où je serais à ce moment-là. Ce n’était pas du tout volontaire mais c’est Place Kléber que je me suis retrouvé à midi pile alors que j’allais récupérer mon vélo, cadenassé devant la Librairie. Le silence a soudain envahi la place. Nous n’étions pas très nombreux. Je me suis recueilli en pensant notamment à Georges Wolinski que j’avais interviewé quelques semaines auparavant à deux pas, à la Salle blanche devant 200 lecteurs, tous sous le charme de de cette boule de tendresse déguisée en gros macho. Puis soudain, les cloches de la cathédrale se sont mises à sonner en hommage aux victimes du carnage de la veille. Elles ont sonné longtemps, de longues minutes… Les yeux fermés, en les écoutant, j’ai souri. Les dessinateurs et journalistes d’Hara-Kiri et de Charlie n’ont cessé de « bouffer du curé » (ou de l’imam, du rabbin…) pendant quasiment quatre décennies consécutives. Mais, au lendemain de leur assassinat, ce sont les cloches des églises de France qui ont fourni la bande musicale de la minute de silence en leur mémoire. J’ai souri en pensant que c’est cette France-là que j’aime. La France de l’intelligence, de la tolérance, de l’impertinence, cette France toujours partante pour la résistance à la moutonnerie généralisée, ce pays qui ne fait jamais rien comme les autres, ce peuple qui a toujours su claquer un bras d’honneur à la face de la cohorte des bien-pensants, ce peuple qui vient une nouvelle fois de refuser qu’on l’enferme dans le tiroir du déclin et de la pensée unique. Cette France-là, je l’aime par-dessus tout et maintenant qu’elle a les yeux grand ouverts, j’espère qu’elle ne s’assoupira pas de sitôt… ◊
/// TOUS CHARLIE ? MOUAIS, À VOIR... PAR CHARLES NOUAR Sommes-nous tous vraiment Charlie ? Franchement, je n’en sais rien. J’en doute, même. Parce que l’air de rien, il faut être à la fois un peu con, couillu et inconscient pour s’attaquer à nombre de tabous français. Alors oui, près de 4 millions de personnes ont défilé dans l’Hexagone, le 11 janvier. Un autre 11, tout aussi triste qu’un précédent, près de 14 ans plus tôt mais avec cette fois ce petit espoir que les choses pourraient enfin changer. « Petit » parce que 4 millions, ça représente quoi, finalement : 6% de la population… ? Réduit à une simple équation mathématique, tout de suite, l’air de rien, ça fait maigre, toute mobilisation historique que ce fut. Non, au-delà des chiffres, ce qui m’inquiète est que rien ne change. Déjà, les premières mesures prises sur le plan politique portent les doux noms de blocage de sites Internet, de transmission des données passagers ou PNR. Sans que cela n’interroge personne. Eh, les gars, c’est ça votre conception de la défense des libertés publiques post Charlie ? C’est pour ça que Charb, Cabu, Wolinski, Tignous, Honoré, Elsa, Mustapha, Bernard et les autres se sont faits froidement exécuter ? Parce que oui, ils n’ont pas été simplement assassinés. Ils ont été froidement exécutés. Alors oui, c’est vrai, nous sommes en guerre. Mais de quelle guerre parlons-nous ? De la guerre contre les djihadistes, contre la bêtise sotte de nombre d’élus, contre l’extrémisme du Front, contre les religions, contre la connerie humaine, contre les libertés publiques ? Nan, sérieusement, on parle de quoi, là ? Parce que moi, je n’en sais plus rien. Ce que je sais est que cela fait belle lurette que l’on n’en a plus rien à foutre des cités, des ouvriers, des petits commerçants. Que le politique, malgré les grands discours, les a lâchement oubliés, laissant, comme en Turquie, le champ libre aux extrémistes de tous bords. Parce que c’est comme cela qu’AKP et ses dérives actuelles ont progressivement pris racine sur les rives du Bosphore. C’est comme cela que l’évidente laïcité turque est de moins en moins devenue évidente. Parce qu’à force de ne rien faire pour les quartiers dits sensibles, et de mépriser les classes moyennes, ce sont les religieux qui ont pris le relais, en apportant l’eau courante, l’électricité, qui ont aidé à monter des commerces, des écoles, avec à la clé une forme de clientélisme que l’on peut certes déplorer mais qui, si l’on est un peu honnête, relève de la logique des choses. En Algérie, dans les années 1990, le processus était le même avec le FIS, avec pour seul recours de l’interdire, comme si cela suffisait au regard d’un Etat qui aspire à défendre la démocratie. Alors bien sûr, la France n’est pas la Turquie, la France n’est pas l’Algérie mais se contenter de relever notre dispositif sécuritaire ou déclarer qu’il faut délocaliser la culture dans les « quartiers », ou même encore prendre un crayon et dessiner, dessiner encore, changera-t-il les choses ? Croit-on que c’est vraiment cela qui palliera les défaillances d’un système scolaire où vivre en cité signifie que l’on aura comme prof, sauf rares et belles exceptions, un jeune bleu qui rêvait de tout sauf de ZEP ou l’un de ceux que l’on ne voulait - ou pouvait - pas mettre dans un établissement plus huppé ? Est-ce cela qui fera qu’un gosse, pourtant brillant dans ses études et promis à un bel avenir, qui
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pourrait servir d’exemple pour d’autres gosses, ira cramer une bagnole un soir de Nouvel an et se retrouvera devant le procureur, non pas parce qu’il a eu envie de faire cela mais parce qu’il a eu peur de se retrouver insulté ou tabassé par quelques petits caïds de sa cité ? Est-ce cela qui redonnera un peu de fierté et de courage à ces parents qui baissent les yeux de peur de se faire emmerder par des gamins, leurs propres gamins parfois, vis-à-vis desquels ils ont pour certains démissionné. Est-ce cela qui créera des emplois là où il n’y en a pas ? Alors bien sûr, tout le monde n’en a pas l’envie mais ceux qui l’ont, qui donc les accompagne, les coache, les conseille pour tenter d’ouvrir leurs boîtes et de créer de nouveaux emplois qui, mis bout à bout, pourront peut-être redonner un peu d’espoir ? Est-ce cela qui reconnectera deux neurones dans la tête de ces pauvres connards qui, à coup de « cheh » ou « bien fait », applaudissent une exécution en plein Paris. Eh, bande de nazes, vous auriez aussi hashtagé « cheh » si vos proches s’étaient faits buter pour avoir dessiné ? Est-ce cela qui va enfin débloquer le devoir de mémoire de notre pays sur la Guerre d’Algérie dont les non-dits nourrissent tant d’aigreurs chez des gens pourtant français depuis bien longtemps ou chez leurs fils qui n’ont jamais rien connu d’autre que la France mais qui voient, de notre faute à tous, ce pays des droits de l’Homme et des Lumière se faire dessus à la seule idée de reconnaître que, nous aussi, avons porté notre part d’obscurité ? Croyons-nous vraiment que c’est en cachant nos pires atrocités que l’on se fera respecter ? Est-ce cela, aussi, qui fera que, dans certaines classes, un prof préfère ne pas enseigner la Shoah de peur de se faire frapper ou de se faire traiter de « sale juif » ? Est-ce cela, encore, qui nous fera aussi ouvrir nos gueules, dites de démocrates et d’amis des libertés religieuses, quand, parallèlement à Charlie, quelques autres connards ne trouvent rien de mieux à faire que d’attaquer des mosquées quand ils ne taguent pas de croix gammées sur des tombes juives ou des synagogues ? Merde on était où, nous, « grands démocrates », pour dénoncer cela aussi ? Rien, nada, silence radio, mais oui, on est tous Charlie, hein ! Et puis, est-ce cela qui va faire stopper ces débats foireux à l’Assemblée nationale sur le port du voile des accompagnatrices scolaires, sur la burqa, sur les horaires de baignades dédiés aux hommes et aux femmes. Merde et re-merde : soit la France est une République laïque et la question n’a pas à se poser, soit elle ne l’est plus mais alors il faut le dire et l’assumer ! Un moment ou un autre il va falloir que nos élus, de gauche comme de droite, arrêtent ce double discours parce que, sinon, ce sont les extrémistes de tous bords qui vont le faire. Et là, on rira bien moins encore et Charlie n’aura depuis longtemps plus droit de tirage. Et puis, arrêtons aussi cette hypocrisie insupportable, en France, de se dire unis, de ne former qu’une seule nation quand, dans le même temps on parle de juifs, de musulmans, d’arabes, de noirs, de blancs ou de je ne sais trop quoi encore, comme si être Français n’était déjà plus ce qui nous rassemblait. Osons dire, enfin, que l’on a un problème avec une certaine interprétation de l’Islam qui n’est pas celui de France mais qui s’installe de moins en moins en silence et qui dit que la loi coranique est au-dessus des lois de la République ! Ca aussi, il serait temps de dire que ce n’est pas supportable. Alors oui, je dis « merde », je dis « putain », je dis « connards », je suis vulgaire mais, très sérieusement, il y a de quoi à force de continuellement entendre les mêmes conneries de part et d’autre et de sentir, par avance, que d’ici quelques mois, plus personne n’en aura plus rien à foutre de Charlie, de Cabu, de Charb, des autres, ou de ces autres victimes de la Porte de Vincennes, parce que, dans notre monde, la réalité est qu’une atrocité en chasse une autre. Vous souvenez-vous, d’ailleurs, de l’Ukraine, ce pays à la frontière de l’Union européenne ? Là, juste à côté de nous. Vous vous souvenez comme on s’était sentis concernés ? Et ben, ça va mal là-bas, de plus en plus mal, mais déjà tout le monde s’en fout alors que tous les ingrédients sont réunis pour que l’Ukraine, ça aussi, ça finisse par nous péter à la gueule. Demandons-nous où elle est, la véritable vulgarité... Alors oui, mille fois oui, je me sens Charlie mais je n’en suis pas pour autant devenu abonné parce que ce n’est pas ça qui fera avancer enfin notre pays. Charlie doit continuer à vivre, à dessiner, à écrire, à être irrévérencieux, insolent, con, parfois, c’est quelque chose de vital. Mais pas parce que c’est Charlie mais parce que c’est ce qui fait la France, jusque dans cette chanson de Kent – J’aime un pays – dont les paroles, plus de vingt ans après, sonnent encore tellement juste, comme si à force de ne rien vouloir voir, vouloir faire, ou de baisser si souvent les bras à défaut de crever un nombre incalculable d’abcès et d’agir, le temps des démocrates avait fini par se figer pendant qu’avançait inexorablement celui de la haine. ◊
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/// CE PAYS OÙ JE VIS PAR VÉRONIQUE LEBLANC J’étais à Bangkok le 7 janvier dernier et pourtant j’ai tout vécu quasi en direct. Hasards du décalage horaire, passage sur Facebook, le monde est un village comme on dit… Au début, je n’ai rien compris, c’est quoi Charlie-Hebdo partout ? Et puis j’ai réalisé : une fusillade, un massacre. Les noms sont tombés sur l’écran comme les corps sur le sol de la salle de rédaction. Les « Je suis Charlie » se sont multipliés, j’ai posté très vite une photo des journalistes de « La Libre Belgique » qui, chacun, brandissait l’affichette mais je n’ai pas changé ma photo de profil. Je n’y arrivais pas, tout simplement parce que je savais que je n’avais pas le centième du millième du courage de ces gens-là. Ca me semblait trop facile. En fait je ne savais pas quoi faire de mon horreur et de ma sidération dans cet hôtel du bout du monde. Il a fallu sortir, marcher dans Bangkok à mille lieues de la tuerie de Paris. « It’s so strange to be here » avais-je répondu à une touriste italienne qui m’avait interrogée dans l’ascenseur avec beaucoup de douceur. Très vite, un souvenir m’a obsédée, celui de cette matinée d’août 1993 où j’avais été prise à partie par mon père, à cause de Charlie Hebdo justement. Je vivais toujours en Belgique à l’époque. Plus pour longtemps, mon installation à Strasbourg était prévue pour septembre et je ne cachais pas ma joie de partir en France. La Belgique, elle, était triste. Le roi Baudouin venait de disparaître, la vague d’émotion était immense, pas unanime mais presque, et voilà qu’au milieu de tout cela Charlie Hebdo titrait « Le roi des cons est mort ». J’avais entendu l’info et tenter de la décrypter sans y accorder beaucoup d’importance. Le roi, chez nous, n’est pas roi de Belgique mais roi des Belges, il s’agissait donc, à mon avis, d’une remise en cause de la royauté ce qui ne semblait pas illogique dans un journal libertaire français. La décision d’en interdire la diffusion sur le territoire national m’a semblé exagérée mais tout cela ne m’a pas tracassée outre mesure jusqu’à ce que je me retrouve face à mon père en colère mais surtout blessé. Je me souviens avoir été désarçonnée par sa virulence, m’être sentie mise en accusation parce que complice de « l’arrogance » de ce pays où j’allais vivre. On n’était pas encore tout à fait sorti de la belle époque des « blagues belges » et, outre Quiévrain, parfois ça lassait… J’ai bien tenté de discuter mais j’ai très vite jeté le gant avec ce sentiment que, quoi que je dise, rien ne convaincrait. Ce ne serait jamais perçu que comme des arguties intello face à une implacable logique : « ils ont écrit que le roi des cons est mort, donc ils disent que je suis un con. De quel droit ? ». J’ai laissé tomber et je n’aurais pas dû parce que refuser de discuter, finalement ça revient à dire : tu n’es pas capable de comprendre, tu ne mérites pas que je passe du temps à réfléchir avec toi. Pas top comme réaction même si ce que l’on craint c’est de creuser un gouffre. Alors, cette Une de 1993, je l’ai cherchée une fois de retour dans ma chambre d’hôtel à Bangkok. Et j’ai découvert le dessin qui l’accompagnait : Chirac, la larme à l’œil disant « Baudoin m’a légué sa couronne ». J’ai alors compris que Charlie Hebdo avait à l’époque au moins autant attaqué la république française que le royaume de Belgique… Et qu’on était tous cons dans son propos, de quelque côté de la frontière que l’on soit. J’aurais voulu en parler avec mon père, reprendre le fil de cette conversation-affrontement au cours de laquelle, au fond, ni lui ni moi ne savions exactement de quoi nous parlions. Il était trop tard. Je n’ai pas marché le 11 janvier dernier, ni à Paris, ni à Strasbourg. J’atterrissais en France au propre comme au figuré avec l’étrange sentiment de retrouver un pays qui n’était plus tout à fait le même que celui que j’avais quitté. Le pays où je vis, oui. Un pays qui est peut-être redevenu un peu plus lui-même après cette semaine sanglante. Les meurtres ont succédé aux meurtres. Aux noms des journalistes assassinés se sont ajoutés ceux de policiers, d’agent de maintenance, de Juifs. Tous abattus pour le métier qu’ils exerçaient ou tout simplement parce qu’ils étaient là ou bien encore pour ce qu’ils étaient. Rien absolument rien ne peut justifier cela et pourtant il faudra comprendre. Des questions sont apparues pour ce qu’elles sont : implacables et imparables. On ne pourra plus tourner autour, il va falloir les affronter.
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Je crois qu’en une semaine, j’ai un peu mieux compris pourquoi j’aime la France. C’est parce qu’elle va loin et parfois pour le meilleur, parce qu’elle fait réfléchir. Je ne crois pas aux minutes de silence dans les écoles. Je crois aux mots même s’il faut du temps pour les trouver, pour les faire comprendre. La démocratie c’est complexe, c’est parfois une chose et son apparent contraire. Charlie Hebdo peut titrer « Le roi des cons est mort » mais dire à un Belge « t’es con » ça ne se fait pas. Charlie Hebdo peut publier des caricatures de Mahomet mais taguer le même dessin sur une mosquée c’est interdit tout comme s’en prendre aux Juifs, aux synagogues, aux policiers et à tous ceux que l’on décrète ennemis parce que l’on refuse d’admettre qu’ils sont juste comme nous, des êtres humains… Il faut prendre le temps d’expliquer ce qu’est la liberté d’expression, la liberté de la presse. Mais on n’a pas 22 ans devant nous… C’est tout de suite qu’il faut s’y mettre, chacun là où il est. « Journal irresponsable » proclame Charlie Hebdo sous son titre. Et je me dis que c’est une terrifiante responsabilité à assumer que d’être irresponsable. On les a trop longtemps laissés seuls avec ça. Je les ai trop longtemps laissés seuls. ◊
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LETTRE D’ELSA WOLINSKI À GEORGES, SON PÈRE
« Papa, t’es là ? Tu m’entends ? Si t’es là, fais-moi signe... Envoie-moi un dessin. Bon, ben, tu m’entends pas, je m’en doutais un peu. Depuis que t’es mort, je me dis que tu dois enfin savoir si Dieu existe. Tout le monde t’imagine dans le ciel, avec des filles à poil, en train de te marrer. Mais, moi, je sais ce que tu fais. T’as dû demander un stylo pour te dessiner une table, des feuilles et une lampe. Et puis, maintenant, tu te dessines un double de maman pour qu’elle soit avec toi, même là-haut. Ah, et puis tu t’es fait un lit pour ta sieste. C’est sacré, la sieste chez Wolinski. Tu sais, je dors dans ton lit. J’ai d’ailleurs dû asperger ta chambre de mon parfum, ça sentait trop toi. C’est bizarre de me coucher à ta place. Mais je suis bien avec toi, là, dans tes draps. Maman t’avait offert un pantalon, t’as pas eu le temps de le mettre. Au fait, papa, j’en profite, est-ce que je peux te piquer tes pulls en cachemire ? Papa, le journal ELLE m’a demandé de t’écrire une lettre, mais j’ai pas le temps. Le téléphone n’arrête pas de sonner, et je dois m’occuper de maman. Tu sais, elle s’en sort bien. Elle est très belle, comme à son habitude. Mes sœurs sont là aussi. On se serre les coudes. Et puis, on a des rendez-vous bizarres au 36, quai des Orfèvres pour récupérer tes affaires. J’avais l’impression d’être dans nos fameux polars qu’on aimait tant tous les deux. Et puis, aux pompes funèbres, pour te choisir une urne et un bout de terrain. On n’y pense pas, mais c’est plus difficile de choisir une urne qu’une paire de chaussures Prada. J’aimerais bien garder l’urne avec moi, je te baladerais dans mon sac, je te mettrais à côté de mon lit. Papa, je me pose la question. Est-ce que t’as souffert ? Parce que c’est ça qui m’angoisse, tu sais. J’ai peur que t’aies eu peur, j’ai peur que t’aies eu mal. Mais ils ne t’ont touché qu’à la poitrine, alors, les bobos, on les voit pas. T’es beau, tu sais, avec ce drap blanc qui t’enveloppe. T’as même l’air heureux. J’ose pas trop m’approcher, tu m’en veux pas ? Je voudrais être capable de t’embrasser pour la dernière fois, mais j’y arrive pas. J’ai demandé à la dame de l’Institut médico-légal si on pouvait t’empailler mais elle m’a dit que c’était pas possible. Papa, on dirait que tu dors. Mais tu dors pas, t’es mort. Pour dehors, Wolinski est vivant. Mais, pour moi, t’es plus là. Elsa a perdu son papa. »
“ J’AI PEUR QUE T’AIES EU PEUR, J’AI PEUR QUE T’AIES EU MAL ”
Lettre publiée par le magazine Elle du jeudi 15 janvier
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“ IL N’Y AVAIT QU’UN SEUL PEUPLE DE FRANCE, MULTIPLE ET UNIQUE, DIVERS ET BATTANT D’UN MÊME CŒUR. ” 44
ORNORME STRASBOURG / janvier 2015
LETTRE À MA FILLE, AU LENDEMAIN DU 11 JANVIER 2015 /// PAR JMG LE CLÉZIO
« Tu as choisi de participer à la grande manifestation contre les attentats terroristes. Je suis heureux pour toi que tu aies pu être présente dans les rangs de tous ceux qui marchaient contre le crime et contre la violence aveugle des fanatiques. J’aurais aimé être avec toi, mais j’étais loin, et pour tout dire je me sens un peu vieux pour participer à un mouvement où il y a tant de monde. Tu es revenue enthousiasmée par la sincérité et la détermination des manifestants, beaucoup de jeunes et des moins jeunes, certains familiers de Charlie Hebdo, d’autres qui ne le connaissaient que par ouï-dire, tous indignés par la lâcheté des attentats. Tu as été touchée par la présence très digne, en tête de cortège, des familles des victimes. Emue d’apercevoir en passant un petit enfant d’origine africaine qui regardait du haut d’un balcon dont la rambarde était plus haute que lui. Je crois en effet que cela a été un moment fort dans l’histoire du peuple français tout entier, que certains intellectuels désabusés voudraient croire frileux et pessimiste, condamné à la soumission et à l’apathie. Je pense que cette journée aura fait reculer le spectre de la discorde qui menace notre société plurielle. Il fallait du courage pour marcher désarmés dans les rues de Paris et d’ailleurs, car si parfaite soit l’organisation des forces de police, le risque d’un attentat était bien réel. Tes parents ont tremblé pour toi, mais c’est toi qui avais raison de braver le danger. Et puis il y a toujours quelque chose de miraculeux dans un tel moment, qui réunit tant de gens divers, venus de tous les coins du monde, peut-être justement dans le regard de cet enfant que tu as vu à son balcon, pas plus haut que la rambarde, et qui s’en souviendra toute sa vie. Cela s’est passé, tu en as été témoin. Maintenant il importe de ne pas oublier. Il importe – et cela revient aux gens de ta génération, car la nôtre n’a pas su, ou n’a pas pu, empêcher les crimes racistes et les dérives sectaires – d’agir pour que le monde dans lequel tu vas continuer à vivre soit meilleur que le nôtre. C’est une entreprise très difficile, presque insurmontable. C’est une entreprise de partage et d’échange. J’entends dire qu’il s’agit d’une guerre. Sans doute, l’esprit du mal est présent partout, et il suffit d’un peu de vent pour qu’il se propage et consume tout autour de lui. Mais c’est une autre guerre dont il sera question, tu le comprends : une guerre contre l’injustice, contre l’abandon de certains jeunes, contre l’oubli tactique dans lequel on tient une partie de la population (en France, mais aussi dans le monde), en ne partageant pas avec elle les bienfaits de la culture et les chances de la réussite sociale. Trois assassins, nés et grandis en France, ont horrifié le monde par la barbarie de leur crime. Mais ils ne sont pas des barbares. Ils sont tels qu’on peut en croiser tous les jours, à chaque instant, au lycée, dans le métro, dans la vie quotidienne. A un certain point de leur vie, ils ont basculé dans la délinquance, parce qu’ils ont eu de mauvaises fréquentations, parce qu’ils ont été mis en échec à l’école, parce que la vie autour d’eux ne leur offrait rien qu’un monde fermé où ils n’avaient pas leur place, croyaient-ils. A un certain point, ils n’ont plus été maîtres de leur destin. Le premier souffle de vengeance qui passe les a embrasés, et ils ont pris pour de la religion ce qui n’était que de l’aliénation. C’est cette descente aux enfers qu’il faut arrêter, sinon cette marche collective ne sera qu’un moment, ne changera rien. Rien ne se fera sans la participation de tous. Il faut briser les ghettos, ouvrir les portes, donner à chaque habitant de ce pays sa chance, entendre sa voix, apprendre de lui autant qu’il apprend des autres. Il faut cesser de laisser se construire une étrangeté à l’intérieur de la nation. Il faut remédier à la misère des esprits pour guérir la maladie qui ronge les bases de notre société démocratique. Je pense que c’est ce sentiment qui a dû te frapper, quand tu marchais au milieu de cette immense foule. Pendant cet instant miraculeux, les barrières des classes et des origines, les différences des croyances, les murs séparant les êtres n’existaient plus. Il n’y avait qu’un seul peuple de France, multiple et unique, divers et battant d’un même cœur. J’espère que, de ce jour, tous ceux, toutes celles qui étaient avec toi continueront de marcher dans leur tête, dans leur esprit, et qu’après eux leurs enfants et leurs petits-enfants continueront cette marche. » JMG Le Clézio est Prix Nobel de littérature. Ce texte a été publié par « Le Monde des Livres » du 15 janvier dernier. ORNORME STRASBOURG / janvier 2015
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MERCI À N OS PA RTE NAIR ES H ABITU EL S
À NOS COL L A BOR AT E UR S
AZ IMPRIMERIE : en quelques coups de fil aux fournisseurs de papier, d’importantes remises ont été accordées. Elles étaient indispensables pour pouvoir tirer ce numéro hors série à 30 000 exemplaires. L’achat d’une page de publicité est venu compléter cet effort exceptionnel de notre imprimeur.
Merci à l’ensemble de LA RÉDACTION (journalistes et photographes) qui s’est mobilisée dès les premières heures du mercredi 7 janvier dernier et a offert ses prestations de presse.
IMPACT MEDIA PUB : notre société distributrice a offert l’ensemble de la distribution non seulement sur Strasbourg comme pour chaque numéro d’OR NORME mais aussi sur les communes limitrophes de l’EuroMétropole. Un geste essentiel qui nous a beaucoup touchés à la rédaction d’OR NORME
Merci à JULEYE qui a offert la mise en page de ce numéro hors série.
et en tout premier rang, les trois collectivités territoriales qui soutiennent depuis toujours notre revue : la VILLE DE STRASBOURG, le CONSEIL GÉNÉRAL DU BAS-RHIN et la RÉGION ALSACE. Toutes trois ont donné l’élan nécessaire.
Nos pensées confraternelles vont vers Charb, Georges Wolinski, Cabu, Tignous, Honoré, Bernard Maris, Mustapha Ourrad, Elsa Cayat tous journalistes ou collaborateurs de Charlie Hebdo. Hommage à Frédéric Boisseau, l’agent d’entretien de l’immeuble de la rédaction et Michel Renaud qui était ce jour-là l’invité personnel de Cabu. Hommage également aux policiers Franck Brinsolaro, Ahmed Merabet et Clarissa Jean-Philippe. Hommage enfin à Yohan Cohen, Philippe Braham, Yoav Hattab et François-Michel Spaada, assassinés parce que Juifs.
Merci également à ICADE, LE PRINTEMPS, LA LIBRAIRIE KLÉBER, L’ASSOCIATION INSTITUT ÉTHIQUE ALIMENTAIRE.
Que tous reposent en paix. Nous ne les oublierons pas.
À N OS A N NON CEUR S
OURS
ORNORME STRASBOURG 11 Boulevard de l’Europe 67300 Schiltigheim CONTACT josy@mediapresse-strasbourg.fr DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Josy Falconieri - josy@mediapresse-strasbourg.fr DIRECTEUR DE LA RÉDACTION Jean-Luc Fournier - jlf@mediapresse-strasbourg.fr RÉDACTION Alain Ancian - Erika Chelly - Véronique Leblanc - Charles Nouar - Benjamin Thomas GRAPHISME Juleye - ju.juleye@gmail.com IMPRESSION AZ IMPRIMERIE - Mulhouse - contact@azimprimerie.fr DISTRIBUTION Impact Media Pub - info@impactmediapub.com TIRAGE 30 000 exemplaires déposés dans les lieux de passage de l’agglomération DÉPÔT LÉGAL : JANVIER 2015. ISSN 2272-9461
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