Vins d'Alsace 2023 l Or Norme hors-série

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Vins d’Alsace 2023

LE HORS-SÉRIE

LA CÉLÉBRATION DES CÉPAGES

BLANCS ET LA RICHESSE DES TERROIRS DU MONDE

Ces deux événements se tiennent en même temps que le salon égast, rendez-vous biennal de toute la filière CHR et des métiers de bouche de la Région.

www.egast.eu

LE CONCOURS & LE SALON
17 AU 20
2024 Plus d’informations sur : www.mondial-vins-blancs.com
DU
MARS

VINS

« Le vin est la réponse de la terre au soleil. »

Margaret Fuller (1810-1850)

journaliste, essayiste, critique littéraire, traductrice et féministe américaine

Et si comprendre l’Autre était aussi simple que de partager une bouteille de vin...d’Alsace ?

Si Or Norme a décidé de consacrer un premier numéro hors-série aux vins d’Alsace, c’est bien sûr parce que notre rédaction, attachée à son territoire, a voulu aborder de manière différente la richesse et la beauté de ce vignoble incomparable.

Mais c’est également parce que le vin, comme de grands penseurs l’ont mis en exergue tout au long de l’Histoire, possède des vertus particulières, qui ne manquent pas d’agir sur nos âmes, à condition que le vin soit partagé (et bu avec modération bien sûr).

L’histoire tourmentée de l’Alsace à travers les âges, la variété de ses terroirs, le caractère de ses vignerons et viticulteurs, mais aussi leur savoir-faire ancestral comme leur capacité à innover, donnent aux vins d’Alsace une saveur à nulle autre pareille et, sans aucun doute, des capacités particulières à engendrer convivialité et partage.

Convivialité et partage. Voilà deux notions qui vont bien à l’Alsace, et donc à ses vins, mais dont notre société semble manquer cruellement depuis maintenant trop longtemps.

C’est cette convivialité et ce partage que nous avons souhaités mettre en avant dans ce nouveau magazine hors-série qui, nous l’espérons, n’en sera que le premier millésime.

Et, peut-être, sa lecture vous donnera-t-elle l’envie d’aller découvrir pour certains, redécouvrir pour d’autres, cette échappée belle que constitue la traversée de l’Alsace en cheminant le long d’une des plus belles routes des vins du monde.

Alors, après avoir lu Or Norme – Vins d’Alsace 2023, n’hésitez pas : allez partager en amoureux, en famille ou entre amis, la splendeur des paysages, la qualité et la diversité des vins, la passion, la chaleur et la convivialité des femmes et des hommes qui sont une des fiertés de notre patrimoine si précieux..

Par Patrick Adler, directeur de publication
ÉDITO 3 HS — Vins d’Alsace 2023

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SOMMAIRE

HORS-SÉRIE VINS D’ALSACE 2023

06-13

b Road trip

La route du vin

28-37

Grand Entretien CIVA

Serge Fleischer, Gilles Neusch

38 Coup de moût sur le vin bio

44 À l’épreuve du marketing la grande offensive est lancée !

50 Portrait Michel Le Gris (↓)

a

54-77

Portfolio par Francesca Gariti

14 Sept cépages… et quelques autres aussi

18 L’œnotourisme (↓)

La vraie bonne idée alsacienne

24 Le Comptoir des vignerons alsaciens

La vigne à la ville

78 Les Caves à la page

86 Être femme dans le vignoble

Nouvelles vagues

90 Gros plan

Strasbourg et sa Couronne d’Or

94 Blogs

Le vin qui inspire…

98 L’Alsace au naturel

L’autre vignoble

104 Un Afghan dans les vignes (↓)

On ne boit bien qu’avec le cœur

108 Le vin d’Alsace

Future star des bars à vins ?

114 Art & vin

Frontières poreuses

120 Histoire

Aux racines de la vigne

4 HS — Vins d’Alsace 2023

Échappée belle

sur la route des vins d’Alsace

Officiellement ouverte le 30 mai 1953, la Route des vins d’Alsace est une échappée belle, un chemin de traverse qui serpente du sud du Haut-Rhin au nord du Bas-Rhin à travers un panorama exceptionnel. Derrière les géraniums et la carte postale, c’est toute une vie qui se déroule, une histoire qui continue à s’écrire.

Voilà quelques dizaines de millions d’années maintenant que l’Alsace n’est plus au bord de l’océan, elle a eu le temps de s’y habituer. D’autant mieux que si elle n’a plus l’océan, elle a une mer. Une mer de pampres, de feuilles et de raisins, mais une mer quand même, qui a façonné les paysages aussi sûrement que les hommes et qui s’étend du nord au sud, ou du sud au nord c’est selon.

L’univers du vin d’Alsace ne se résume évidemment pas aux seuls abords de cette route qui s’étire sur près de 170 km, serpente entre les villages, se frotte aux contreforts vosgiens sous l’œil des châteaux forts du Moyen Âge et s’alanguit entre plaines et monts, mais c’est une colonne vertébrale tout au long de laquelle peut facilement naître le frisson.

Partir sur ce ruban bituminé, c’est s’offrir un voyage à peu de frais pour peu que

l’on sache résister à la tentation de s’arrêter trop fréquemment chez les quelque 300 domaines qui se trouvent officiellement sur ses rives et à celle de remplir son coffre. En même temps, c’est aussi une grande partie de l’intérêt de l’escapade : aller à la rencontre de ces producteurs qui font vibrer les bouteilles d’ici et qui présentent certainement aujourd’hui, sans chauvinisme aucun, l’un des plus beaux rapports qualité/prix du pays. De 7 à 77 euros, parfois plus, rarement moins quand même, on peut se faire de très grands plaisirs.

Après des années passées à gagner sa vie à la perdre dans le soufre, le sucre et les surrendements qui ont durablement écorché sa réputation, y compris auprès des habitants de la région, le vin d’Alsace a retrouvé ses esprits. Avec plus de 30 % du vignoble en bio et une nouvelle génération qui bouscule les codes, des jus plus précis marqués par le

b REPORTAGE
Pierre Wissler Elio Dulac, Darek Szuster, Francesca Gariti
6 b REPORTAGE — La route des vins HS — Vins d’Alsace 2023

terroir et l’incroyable diversité géologique de la région qui est son immense richesse, il a gagné sa place sur les plus grandes tables. Servir du vin d’Alsace n’est plus ringard, qu’on se le dise.

Parce qu’il faut bien partir de quelque part, démarrer ce périple par Thann et la porte sud de cette route n’est pas la plus mauvaise option. Démarrer à Obernai ou Andlau si on veut, ou à Wissembourg même, si on est tout au nord, parce qu’il n’y a pas de mauvais chemins pour emprunter cette route, mais le Rangen en ouverture, quand même…

Seul terroir volcanique de la région, ce vignoble a bien failli disparaître il y a une soixantaine d’années quand, affaibli par le phylloxera, il a pris de plein fouet l’industrialisation de la vallée de la Thur. Son exploitation était alors jugée trop laborieuse,tropexigeante,tropcoûteuseentout. Car le Rangen se mérite. Avec ses quelque 450 mètres d’altitude et son inclinaison à

La carte de la Route des vins d’Alsace éditée en 1954

près de 63°, il exige une totale dévotion et un solide sens de l’équilibre. C’est d’ailleurs le seul vignoble alsacien où les vendanges se font en rappel, ce qui donne non seulement des images spectaculaires, mais aussi des vins aromatiques, puissants, solaires. Des vins de grande garde.

Alors qu’en 1966 il ne restait plus que 5 ha de vignes sur ces pentes abruptes, une poignée de viticulteurs a entrepris de redonner tout son lustre à ce vignoble mythique. Aujourd’hui, ils sont huit à exploiter quelque 22 ha et la réputation du Rangen est devenue telle que l’illustre revue anglaise Decanter, diffusée dans plus de 90 pays, l’a classé l’an dernier parmi les 12 vignobles les plus prestigieux au monde, au même titre que Petrus, Montrachet ou Vigna Rionda, dans le Piémont italien, les connaisseurs apprécieront.

Reprendre la route pourtant parce que si le vignoble de Thann se suffit à lui-même, il reste beaucoup à boire même si on le fait

« Servir du vin d’Alsace n’est plus ringard, qu’on se le dise. »
8 b REPORTAGE — La route des vins HS — Vins d’Alsace 2023

La carte actuelle

avec modération et en crachant ainsi que le veulent l’usage de la dégustation et le code de la route. Patienter derrière un de ces camping-cars qui pérégrinent en masse l’été ou les week-ends, observer l’arrière d’unChausson(c’estlamarque)X-quelquechose pendant des kilomètres avant de s’assurer que l’on peut déboîter et doubler pour se retrouver… coincé derrière un bus de tourisme allemand. C’est la rançon de la gloire, on ne peut pas tout avoir. Avec plus de deux millions de visiteurs par an, la route des vins d’Alsace a le succès d’une cathédrale.

Arriver à Guebwiller, en musardant un peu – la signalisation étant parfois hasardeuse ou disons erratique – dans ce coin qui offre lui aussi de superbes paysages si on est un peu sensible à la beauté des vignes en terrasses. Pour qui avait trouvé étrange ou anachronique l’allusion à l’océan qui recouvrait la région il y a plusieurs millions d’années, il suffit de goûter à un riesling grand cru Saering (littéralement « l’anneau de

mer »), de laisser ses notes iodées envahir les papilles et de claquer deux fois la langue pour comprendre.

C’est ainsi que le vignoble s’explore et seraconte.Augrédesviragesetdesdétours, des rencontres avec ces hommes et ces femmes qui le font vivre et des morceaux d’histoire qui y sont accrochés, les points de vue sont nombreux.

Il s’agit de prendre le temps…

Cette route est une carte postale vivante, rythmée par quelques monuments remarquables, une palanquée de plus beaux villages de France et d’autres qui le mériteraient. Tour à tour Riquewihr, Hunawihr, Eguisheim, Mittelbergheim, Hunspach et Bergheim ont décroché le titre et tout ça vaut son pesant de selfies. On n’échappe dès lors évidemment pas à la améliepoulanisation des lieux, à la foule et aux restaurants

qui servent sans rougir d’insipides salades dites « méditerranéennes », d’acides breuvages qui n’ont rien d’ici et des tartes flambées en caoutchouc vendues au prix de la corne d’opossum, mais il y a quand même toujours moyen de trouver d’honnêtes pichets et des plats simples en rapport, des « semi-gastros » où tout est maison et le vin d’à côté et même des étoilés Michelin qui portent haut le vignoble d’ici.

AprèsColmarquiseposeencapitaledes vins d’Alsace et où rien n’interdit d’aller se perdre devant le Retable, voici Kientzheim qui n’existe plus sous cette forme administrative depuis que la cité s’est fondue dans l’entité Kaysersberg-Vignoble (fusion de Kaysersberg, Kientzheim et Sigolsheim) il y a un peu plus de sept ans, mais ça ne change rien au fond. Les remparts médiévaux qui ont défié les siècles ceignent toujours entièrement le village, et c’est un cas unique en Alsace, il y a immuablement des géraniums sur les rebords des fenêtres,

»
« Cette route est une carte postale vivante, rythmée par quelques monuments remarquables, une palanquée de plus beaux villages de France et d’autres qui le mériteraient.
9 b REPORTAGE — La route des vins HS — Vins d’Alsace 2023
Orschwiller et la Vallée noble au début de l’automne quand les feuilles de vignes prennent des teintes tabac de Virginie.

de jolies maisons à colombages, des rues pavées et la tombe de Lazare de Schwendi qui,selonlalégende,maisc’estunelégende, aurait rapporté le pinot gris de Hongrie. Voici venir ces perles que sont Turckheim, Riquewhir, Hunawhir, Ribeauvillé et Bergheim. Ici le soleil se lève sur une mer de vigne et se couche dans le même lit. Ses rayons jaune pâle au moment où vient l’automne et que les feuilles des vignes prennent des couleurs de tabac de Virginie rebondissent sur les toits en ardoises et s’accrochent aux clochers des églises qui émergent subitement comme des vigies

que le temps aurait figées. Celui torsadé de Niedermorschwihr se distingue forcément tandis que le Haut-Rhin s’éloigne doucement dans le rétroviseur. Un petit coup de nostalgie en passant à Ammerschwihr où la discothèque locale, qui a depuis quelques années fermé ses portes, ne s’appelait pas le MacumbaouleCosmos,pasplusqueleNew Paradise, mais Le Tokay et cette revendication d’une fierté toute viticole dit quelque chose de ce que représente le vin dans l’inconscient et le conscient collectif.

À ce stade, il est possible de se demander pourquoi aucun nom de vigneron n’est

apparu, pourquoi ce vin si vanté ne s’incarne pas dans des portraits et des paroles d’hommes et de femmes. On aurait pu effectivement. Mais d’une part, ils vont émailler les pages suivantes et d’autre part parler des grandes et même immenses maisons que sont Zind-Humbrecht à Turckheim, Josmeyer à Wintzenheim, Muré à Rouffach, Albert Mann et BarmèsBuecher à Wettolsheim ou le domaine Weinbach à Kaysersberg serait le meilleur moyen d’en oublier en route et c’est ce qu’on est malgré tout en train de faire parce que c’est

tentant.

trop Vendanges sur les hauteurs de Sigolsheim, près de Kayserberg. La Route des vins est jalonnée de châteaux et de monuments remarquables comme ici la magnifique église romane de Rosheim qui date du XIIe siècle. Andlau, nichée au cœur du vignoble bas-rhinois. Maison de vignerons à Dorlisheim. Sur la route des vins.
12 b REPORTAGE — La route des vins HS — Vins d’Alsace 2023
Sur la route des vins.

Il faudrait un annuaire en réalité pour recenser tous les points de passage obligés sur cette route des vins que l’on remonte toujours l’air de rien et qui nous fait passer devant Bergheim, autre bonheur des yeux, où officient quelques grands vignerons comme Jean-Michel Deiss, pape de la complantation aux vins complexes et profonds, ou Sylvie Spielmann dont le domaine s’étire au pied du Taennchel, l’un des sommets les plus mythiques des Vosges avec ses rochers fantasmagoriques des Titans, des Géants ou des Fées. Et après l’annuaire, il faudrait un livre entier pour consigner toutes les

rencontres qui se font sur cette route et au-delà, car il faut parfois savoir la quitter pour se diriger vers Albé par exemple et rencontrer le jeune couple Moritz-Prado et leur sourire qui se retrouve dans leurs bouteilles. Y revenir pour s’arrêter chez Achillée à Scherwiller et toute cette plus ou moins jeune garde (on ne va pas chipoter sur l’âge) enthousiasmante, les Maurer, Riss, Einhart, Gaston-Breton, Goepp et consorts, qui réinvente le vin d’Alsace, chacun à sa manière.

Mais on parle on parle et nous voici l’air de rien dans le Bas-Rhin dont les jus sont,

dit-on, plus légers, plus vifs, plus minéraux. Il s’agit de prendre le temps quand on a la chance d’être un amateur de vin habitant en Alsace de partir à la découverte de ce « territoire » comme on dit maintenant, pour avaler cette route par tronçon et constater à quel point les vins de Nothalten n’ont rien à voir avec ceux de Mittelbergheim (Ô Mittelbergheim et ton sylvaner, tes grands vignerons), pour réaliser combien deux parcelles jumelles à Wolxheim, comme à Niedermorschwihr ou à Barr, peuvent donner des jus radicalement différents. C’est à un pas, il suffit de le franchir. b

Léa Schnebelen est la seule thannoise à exploiter, suivant les traces de son grand-père et de son père, des parcelles sur le Rangen. Prendre le temps de la route et de ses merveilles.
13 b REPORTAGE — La route des vins HS — Vins d’Alsace 2023
Andlau, nichée au cœur

SEPT CÉPAGES… ET QUELQUES AUTRES AUSSI

Bouteille à forme originale (la flûte), vins désignés par leurs cépages et non par le terroir sur lequel ils ont grandi, comme il est d’usage un peu partout ailleurs en France : en matière viticole aussi, l’Alsace cultive sa différence. Avec notamment sept cépages principaux et historiques : le sylvaner, le riesling, le pinot blanc, le muscat d’Alsace, le pinot gris, le gewurztraminer et le pinot noir qui sont les seuls à pouvoir être classés en Appellation d’origine contrôlée (AOC).

Depuis la création desAOC en 1984, les vins d’Alsace se déclinent par ailleurs en cinq catégories : les prestigieux « grands crus » qui sont au nombre de 51 et obligatoirement et exclusivement composés de riesling, muscat, pinot gris ou gewurztraminer ; les crémants effervescents ; lesAOCAlsace ; les vins moelleux dits de « vendanges tardives » et les encore plus tardives et rares « sélections de grains nobles ». D’autres cépages comme la syrah, le gamay ou le chardonnay peuvent tout à fait être plantés, cultivés et commercialisés, mais ils ne peuvent pas revendiquer l’appellation Alsace réservée aux sept cités plus haut. Ils sont en généralvendus sous l’appellation « Vins de France ».

RIESLING

C’est la starde la région, où il occupe plus de 20 % de la superficie du vignoble. Il est le roi des vins blancs secs. L’un des plus grands cépages au monde si ce n’est le plus grand. Le regretté Jean Meyer, du domaine Josmeyer à Wintzenheim, avait l’habitude de dire que « si le vin blanc était une planète, alors le riesling était un univers », ce qui donne une idée de sa dimension.

L’incroyable diversité géologique du vignoble alsacien fait qu’ici aucun riesling ne ressemble à un autre. La palette est infinie. Floral et minéral sur un sol granitique, ample, puissant, profond sur une terre argilo-calcaire, il peut se faire plus aérien et léger en fonction du terroir et de la patte du viticulteur. Mais il développe généralement des notes d’agrumes, de fleurs blanches et de petits fruits. Sa capacité de vieillissement est importante et il est possible de savourer de très vieux riesling de 20 ans ou plus qui, s’ils ont perdu la vivacité de leur jeunesse, offrent une profondeur aromatique formidable.

La tendance est aux vins secs, mais il peut aussi se boire en version demisec voire moelleuse, même si ce n’est pas dans ce registre qu’il s’exprime le mieux.

Il est évidemment parfaitement à son aise avec la cuisine alsacienne et l’emblématique choucroute, mais il tiendra majestueusement sa place sur des poissons nobles, des fruits de mer, des viandes blanches, des volailles crémées et même surcertains fromages, de chèvre notamment. a

a
CÉPAGES
Alain Leroy Dessins : Jules Troncy Ampélographie traité général de viticulture sous la direction de P. Viala & V. Vermorel 1901-1910
14 a CULTURE HS — Vins d’Alsace 2023

Il y a quarante ans, le sylvaner était l’un des cépages phares en Alsace où il occupait alors plus de 20 % du terrain et un bon tiers de la production. Aujourd’hui, il ne « pèse » plus que 6 à 7 % des récoltes, ce qui en dit long sur le désamour qui l’a frappé.

Sacrifié sur l’autel de la baisse des rendements, déclassé au profit des pinot gris plus doux et sucrés, le sylvaner, avec sa robe légèrement dorée, a pourtant toujours eu ses afficionados qui ont refusé de le voir mourir et l’ont sauvé de la disparition. Albert Seltz à Mittelbergheim a même mené une longue bataille juridique, finalement remportée en 2005, pourfaire reconnaître celui du Zotzenberg en grand cru. Un combat d’utilité publique car le sylvaner, ce vin blanc légèrement fruité et acidulé, rafraîchissant en diable, est une merveille quand il est respecté.

C’est bien simple, ce vin blanc est la petite robe noire du vignoble : il va avec tout. Il sera un parfait compagnon de table, de l’apéritif au dessert en passant par les charcuteries, les viandes blanches, les poissons, les fruits de mer ou le fromage, tout au long du repas si on veut. Et à un rapport qualité/prix qui défie toute concurrence. a

Voilà un autre cépage sous-estimé. Pourtant, le pinot blanc esttrès présent en Alsace où il occupe près de 20 % de la surface viticole. Même s’il est souvent associé à l’auxerrois dans les assemblages, il n’a besoin de personne pour s’exprimer. Vin facile d’accès, discrètement fruité, souvent porté par des notes de fruits jaunes à noyau et de pomme, il est un bon compromis. Surtout, il est l’un des seuls à pouvoirtenirtête sans jamais baisser les yeux à des recettes à base d’œufs ou des salades, de pissenlits parexemple. Mais il sera tout aussi à son aise sur une tarte flambée, de la charcuterie et, pour les plus beaux d’entre eux, des poissons de rivière.

Un vin tout en tendresse et fraîcheur, croquant comme un début de printemps et encore très abordable. a

On dit le muscat, mais en réalité en Alsace il y en a deux : le muscat « à petits grains » et le muscat ottonel, souvent assemblés d’ailleurs. Contrairement à ceux du sud de la France, sucrés et moelleux, les muscats d’Alsace sont plutôt vifs et surtout extrêmement aromatiques. Mettre son nez dans le verre est déjà un voyage sensoriel.

Apparu au XVIe siècle dans la région, ce cépage, le petit poucet du vignoble (à peine 3 % de la production), peut être plus rond ou plus sec en fonction de la proportion de chaque variété. Il s’est fait une place à part dans le vignoble et sur les tables, où on le déguste traditionnellement en apéritif ou avec les asperges au printemps.

Tout en élégance, il peut aussi sans problème accompagner des plats asiatiques, surtout quand il a fait l’objet d’une légère macération qui renforce sa structure. a

1515 a CULTURE HS — Vins d’Alsace 2023
MUSCAT PINOT BLANC SYLVANER

La légende voulait que le pinot gris ait été rapporté en Alsace de Hongrie par Lazare de Schwendi, victorieux des Turcs en 1565 aux abords d’un village nommé Tokaj et qu’il aurait fait planter le cépage sur ses terres de Kientzheim, d’où le nom de Tokay que les Alsaciens ont apposé sur les bouteilles jusqu’au mitan des années 80. La plainte déposée par la Hongrie devant la commission européenne a changé la donne et, depuis 2007, l’appellationTokay a été remplacée sur les crus alsaciens par celle de pinot gris, qui est bien un pinot originaire de Bourgogne où on le connaît sous le nom de « pinot beurot ».

Récolté à maturité voire en surmaturité dans le cas des vendanges tardives, le pinot gris peut se révéler immense avec une palette aromatique extrêmement variée et complexe où les notes de sous-bois le disputent aux accents floraux. Quand sa sucrosité n’est pas trop marquée, son opulence le destine aux mets généreux, les foies gras par exemple, mais aussi les gibiers, les viandes blanches ou les plats exotiques. Certains vignerons le vinifient désormais en sec avec un réel bonheur. a

Sans doute le vin le plus emblématique d’Alsace, celui que dans la « France de l’intérieur » on identifie en tout cas le plus comme un vin alsacien, avec le riesling bien sûr. Son bouquet est inimitable et se reconnaît entre tous avec ses arômes de fruits exotiques et plus particulièrement de litchi, d’épices, de rose. Sa bouche est ample, complexe, corsée, opulente. Souvent vendu en version liquoreuse, ce cépage issu du savagnin rosé et qui fut longtemps appelé traminer dispose d’un potentiel de garde impressionnant. Il peut dans ce domaine rivaliser avec des sauternes dont il est une alternative crédible.

Longtemps chouchou des amateurs de vins moelleux voire sucrés, il subit aujourd’hui le contrecoup de l’évolution du goût des consommateurs qui se tournent plus volontiers vers des vins plus secs, plus légers, moins chargés en alcool. La révolution des vins orange qui consiste à macérer des cépages blancs aromatiques, comme le gewurz ou le pinot gris donc, mais aussi le muscat, peut lui permettre de passer ce cap difficile en lui apportant une vivacité et une fraîcheur bienvenues. a

Ilya encore quinze ans, personne n’aurait pu imaginer le saut qualitatif qu’allaient faire les pinot noirs alsaciens.Jusqu’alors globalement cantonnés aux vins plus ou moins rosés, on peut aussi ajouterdilués, supposément « de soif » parce qu’il fallait bien dire quelque chose, ils souffraient la comparaison avec leurs cousins bourguignons. Il n’y avait d’ailleurs même pas de comparaison possible, même si certains s’employaient à conjurer le sort en travaillant les rendements et la maturité des grains.

Aujourd’hui, et sans chauvinisme aucun, le pinot noir cultivé en Alsace est d’une qualité absolument bluffante, tout à fait remarquable.Avec qui plus est des prix sans commune mesure avec la Bourgogne où les bouteilles sont devenues inaccessibles pour le commun des mortels. Si on trouve en Alsace de très très grandes bouteilles qui dépassent allègrement les 70 euros, l’immense majorité des crus se vend autour d’une quinzaine d’euros.

La diversité du sous-sol alsacien offre une infinité de déclinaisons qui vont du vin léger et gouleyant aux jus profonds, complexes et de très longue garde. À redécouvrir absolument. a

16 a CULTURE HS — Vins d’Alsace 2023
PINOT NOIR GEWURZTRAMINER PINOT GRIS

Bien plus qu’un monument !

Des visites commentées qui vous invitent à découvrir les 900 ans d’histoire de la forteresse, aux visites théâtralisées avec un personnage du Moyen Âge, en passant par les visites thématiques, les ateliers à destination des familles ou encore les différents événements… Les occasions de découvertes inattendues sont nombreuses au château du Haut-Kœnigsbourg !

Programmation et actualités sur : haut-koenigsbourg.fr

© T. Vuano -
DossmannK. Stöber.
M.
18 aTOURISME HS — Vins d’Alsace 2023

L’ŒNO TOURISME LA VRAIE BONNE IDÉE ALSACIENNE

Alors qu’Instagram, Meta et compagnie n’existaient pas même dans les rêves les plus fous, la création de la Route des vins d’Alsace fut ultra moderne dès l’immédiat après-guerre. Visionnaires, ses créateurs capitalisaient sur la beauté de ses paysages et la qualité d’accueil des Alsaciens pour attirer les touristes. Elle est aujourd’hui sillonnée par quatre millions de touristes chaque année et bénéficie de l’ingéniosité de la nouvelle génération, capable de construire des expériences œnotouristiques inspirantes pour séduire les jeunes adultes.

a EXPÉRIENCE
Barbara Romero Nicolas Rosès – DR
La Tournée des Terroirs 19 aTOURISME HS — Vins d’Alsace 2023

En 1953, la Route des vins est née d’une volonté politique. Après le traumatisme de l’annexion allemande, les vignerons souhaitaient reconquérir le cœur des Français et reprendre leurplace au sein de la nation. « La grande majorité était sous emprise allemande en termes de procédés de vinification, de contrôles, rappelle Philippe Bouvet, directeur marketing du CIVA. Après-guerre, il fallait affirmer l’identité française de nos vins. La création de la Route desvins d’Alsace est un marqueur très fort, une idée terriblement moderne. »

À l’origine, on trouve Pierre Pflimlin, alors président du Conseil général du BasRhin, Georges Bourgeois, président du conseil général du Haut-Rhin, ou encore le maire de Marlenheim Rodolphe Klein. Leuridée : créerun rallye automobile, avec un départ depuis Marlenheim, l’autre depuisThann, pourse rejoindre à Colmar.

« Chaque délégation s’arrêtait tous les trois-quatre kilomètres pour déguster un verre, participer aux fêtes locales dans les villages. C’était un acte très fort,

« AUJOURD’HUI, IL EST PLUS RARE DE VOIR ARRIVER DES GENS AVEC LEUR BREAK VIDE ET REPARTIR AVEC LEURS CAISSES DE VINS. »

qui a marqué les temps modernes. La Route des vins d’Alsace a capitalisé sur son esthétique et le sens de l’accueil des Alsaciens », ajoute Philippe Bouvet.

Sans en porter encore le nom, l’œnotourisme alsacien est né là, il y a 70 ans, comme le souligne la formule d’Eddy Faller, viticulteur du Domaine Weinbach : « On a inventé l’œnotourisme avant que le terme existe ! »

NOTRE CAVE DE

Contrairement à d’autres vignobles français, lesvignerons alsaciens sont toujours prêts à ouvrir leurs portes et à servir un canon, avec cet avantage d’avoir un itinéraire identifié de 170 kilomètres du nord au sud de l’Alsace, sillonnant coteaux alsaciens, villages pittoresques et châteaux.

1850 EST TOUJOURS EN ACTIVITÉ, C’EST ASSEZ RARE EN ALSACE… CELA FAIT RÊVER LES AMÉRICAINS !
Céline et Yvan Zeyssolff ont eu l’idée de construire une expérience immersive.
20 aTOURISME HS — Vins d’Alsace 2023
Céline et Yvan Zeyssolff

Mais depuis 1953, les temps et habitudes de consommation ont changé. « Aujourd’hui, il est plus rare de voir arriverdes gens avec leurbreakvide et repartir avec leurs caisses de vins », constate Philippe Bouvet. Les vignerons ont dû se réinventer et aller plus loin dans leur offre touristique. « Ils ne pouvaient plus attendre le visiteur alors que leur métier, c’est de faire du bon vin, mais aussi de le vendre, rappelle Philippe Bouvet. L’un des gros enjeux, était de se mettre en mouvement pour aller chercher les marchés internationaux. »

À l’image de Céline et Yvan Zeyssolff qui ont eu l’ingénieuse idée de construire une vraie expérience immersive dans leur Maison fondée en 1778. En plus de gérer leurs dixhectares répartis entre Gertwiller et Scherwiller, le couple a très tôt compris l’intérêt de développerune offre différenciante. « À 30 ans, nous avons hérité d’un domaine énorme, l’œnotourisme permet de gagner très vite de l’argent pour pouvoir rénover, souligne Céline. Je ne suis pas Alsacienne, et je n’avais pas for-

cément envie de retrouver partout des nappes à carreaux. On a alors créé des gites contemporains, dans un esprit loft, qui ont tout de suite attiré une belle clientèle. En parallèle, on a ouvert une boutique d’épicerie fine dans notre ancienne cave, au milieu des fûts. On a tout rénové. C’est un lieu idéal, chargé d’histoire. »

Le lieu, où l’on peut déguster les crus maison, mais aussi déjeuner, est vite repéré parles guides touristiques qui font visiter le Musée du pain d’épices, situé juste en face. « Notre cave de 1850 est toujours en activité, c’est assez rare en Alsace… Cela fait rêver les Américains ! On a un peu bidouillé pendant dix ans, sans jamais prendre de week-ends ou de vacances. Rien n’est miraculeux, mais on y croyait ! »

En 2015, ils montent d’un cran en faisant de nouveaux travaux colossaux pour mieux accueillir les touristes. « En un an, on a fait fois deux ! Mais en 2019, on a dû faire face à une problématique : quand on a beaucoup de touristes, la cave commence à avoir chaud.

« ON A EU L’IDÉE DE FAIRE UN FILM IMMERSIF SUR L’HISTOIRE DES ONZE GÉNÉRATIONS DE NOTRE FAMILLE, PROJETÉ SUR NOS FOUDRES DE CHÊNE. »
Près de 30 000 visiteurs se pressent chaque année dans la cave du domaine Zeyssolff, prix de l’œnotourisme 2022.
21 aTOURISME HS — Vins d’Alsace 2023
Céline et Yvan Zeyssolff

On a donc décidé de la rénover, et on a eu l’idée de faire un film immersif sur l’histoire des onze générations de notre famille, projeté sur nos foudres de chêne. »

Gros succès : les époux Zeyssolff accueillent 20 000 visiteurs en 2022, et devraient dépasser les 30 000 cette année. « On a sorti ce film en 2021, à un moment où nous avions tous besoin de revenir aux sources, à l’histoire, à l’humain », rappelle Céline. En mai 2022, ils décrochent le Prix national de l’œnotourisme, puis le prix du marketing du CIVA.

Pour Céline et Yvan, la clé du succès, c’est l’expérience proposée : « Les gens veulentvivre quelque chose, il faut faire de la pédagogie sur le vin, le faire découvrir

autrement, comme à travers les Apéros gourmands des vignerons indépendants ou la Tournée des Terroirs. »

Événement majeur des 70 ans de la Route des Vins d’Alsace, cette tournée au cœur des vignes a rencontré un beau succès. Loin des images du folklore alsacien, place à des moments chill, avec DJ sets et transats dans le vignoble, en plus d’ateliers de découverte pour tout niveau. Un bel exemple de l’œnotourisme nouvelle génération. « Le marché du vin doit élargir son spectre, s’adresser au connaisseur, au geek du vin comme à celui qui n’y connaît rien », estime Philippe Bouvet. « Avec notre tournée de quinze dates sur trois mois, nous avons mis en avant plus de 170 domaines viticoles et proposé une carte de plus de 400 vins de terroir, au pied des vignes. »

L’enjeu aussi : cultiver le collectif sur une Route des Vins d’Alsace comptant 3 300 viticulteurs et 800 entreprises de un à 1500 ha, avec des modèles économiques différents. « Il fallait réinventer les codes événementiels dans le secteur viticole, et tous les retours sont positifs, se réjouit Philippe Bouvet. 60 %

SPECTRE,
AU CONNAISSEUR, AU GEEK
À CELUI
LE MARCHÉ DU VIN DOIT ÉLARGIR SON
S’ADRESSER
DU VIN,
QUI N’Y CONNAÎT RIEN.
« LA CLÉ DU SUCCÈS, C’EST L’EXPÉRIENCE PROPOSÉE. »
La Tournée des Terroirs, ici à Scherwiller, permet non seulement d’animer l’été viticole, mais aussi d’offrir une image dynamique de l’oenotourisme en Alsace.
22 aTOURISME HS — Vins d’Alsace 2023
Philippe Bouvet

des connexions sur notre site dédié sont réalisées par les moins de 34 ans. C’est notre cible, ceux qui pensent que le vin est trop sérieux ou trop élitiste. On veut tordre le cou à cette image. »

DÉGUSTER AU PIED DES CHÂTEAUX, DANSER SUR LES QUETSCHES EN AOÛT, SAVOURER UN JUS DE RAISIN

FRAÎCHEMENT PRESSÉ EN SEPTEMBRE

Grâce aux initiatives de la nouvelle génération de vigneronnes et vignerons, la tendance à un nouvel œnotourisme se confirme. L’idée n’est plus seulement de proposerdes dégustations, mais de créer une expérience, où le vin est au cœur, loin du folklore kitsch alsacien. Àl’instarde la famille Hauller, à Dambach-la-Ville, qui propose des afterworks dans les vignes tous les jeudis de l’été. Ou du domaine Bores à Reichsfeld, où Marion, jeune vigneronne engagée, organise depuis huit ans des Soirs à pressoirs du 10 au

15 août, entre balades poétiques et spectacles… Ou encore le Domaine Sohler à Nothalten, qui propose une immersion sensorielle dans les vignes tout l’été à travers des dîners au cœur du vignoble. Sans oublier le domaine Achillée, en biodynamie depuis 2003, qui a construit une série d’expériences autour de son chai emblématique, un bâtiment passif fait de bois et de paille. Le domaine engagé invite à déguster au pied des châteaux, de danser sur les quetsches en août, de savourer un jus de raisin fraîchement pressé en septembre ou des huîtres naturelles en décembre…

Autant d’ingénieuses idées, sans compter les balades à vélo dans le vignoble ou les sessions de yoga avec vue sur les vignes de plus en plus tendance. « On estime qu’un quart de l’ensemble du chiffre d’affaires de la filière se fait en vente directe. Ailleurs en France, c’est moitié moins ! », confirme Philippe Bouvet.

Preuve que le sens de l’accueil, l’ingéniosité, le partage des valeurs, le retour à la terre, ont encore de belles années devant eux… a

« C’EST NOTRE CIBLE, CEUX QUI PENSENT QUE LE VIN EST TROP SÉRIEUX OU TROP ÉLITISTE. ON VEUT TORDRE LE COU À CETTE IMAGE. »
L’équipe de La Tournée des Terroirs
23 aTOURISME HS — Vins d’Alsace 2023

LE COMPTOIR DES VIGNERONS ALSACIENS LA VIGNE À LA VILLE

C’est à un voyage œnologique du nord au sud de la Route des vins d’Alsace que nous invitent les 75 producteurs indépendants du Comptoir des vignerons alsaciens, installé place Gutenberg. Porté par le Syndicat des vignerons indépendants, ce nouveau lieu de vente et de dégustation offre un bel aperçu de la vie des caves alsaciennes au cœur de la ville.

L’hôtel consulaire de la Chambre de commerceetd’industriearetrouvé vie. Orchestré par le Syndicat des vignerons indépendants, le SYNVIRA, ce nouveau haut lieu du vin d’Alsace présente au moins deux atouts. Sa localisation déjà, au cœur de la ville, dans le premier bâtiment en pierres de taille construit en 1585 : c’est depuis ce centre névralgique que la Corporation des gourmets organisait historiquement l’exportation du commerce du vin sur le territoire. Sa scénographie contemporaine et intuitive ensuite, qui offre à ses visiteurs un parcours de découverte limpide.

Les quelque 375 références de vins y sont classées parvignoble du Nord au Sud de l’Alsace, mais aussi selon leurs spécificités – frais et secs, puissants et intenses, crémants ou grands crus… Une encyclopédie grandeur nature des vins d’Alsace en résumé, twistée d’une belle dose de convivialité, à l’image des caveaux des vignerons alsaciens.

« Nous faisons ici ce que font depuis tant d’années les producteurs dans leur campagne, nous n’avons rien inventé,

souritAlain Renou, directeurdu SYNVIRA. Nous aimons faire vivre le lieu, à travers des dégustations, des accords mets-vins, en amenant les vignes à la ville. »

CHAQUE PERSONNE QUI VIENT ICI DOIT TROUVER UN VIN QUI LUI PLAÎT

Les 75 vignerons participant à cette nouvelle aventure se relaient chaque jourpour animer le lieu. « Ils vendent leurs vins, mais sont bien sûrcapables de parlerdes autres terroirs, précise Alain Renou. Les vignerons sont une grande famille, ils font vivre un collectif : concurrents, mais obligés de coopérer… C’est de la coopétition. » Jamais avares en dégustation, une trentaine de bouteilles sont ouvertes chaque jour. Car les vignerons alsaciens ont été parmi les premiers dans les vignobles français à comprendre que faire goûterétait leurmeilleure communication. « Chaque personne qui vient ici doit trouver un vin qui lui plaît, très sec, liquoreux, léger, intense… Ceux qui méconnaissent

Barbara Romero Nicolas Rosès
a COMPTOIR DES VIGNERONS ALSACIENS
24 a SYNDICAT HS — Vins d’Alsace 2023

POUR

TOUCHER LES

QUELQUE 10 MILLIONS DE TOURISTES

QUI PASSENT CHAQUE ANNÉE À STRASBOURG. »

les vins d’Alsace découvrent que les vins les plus secs de France sont alsaciens ou que nous avons des rouges hyper intenses », appuie le directeur du SYNVIRA.

Des ateliers-dégustations sous forme d’afterworks, et sur réservation, sont aussi régulièrement organisés, toujours dans cet esprit de convivialité cher à la profession.

Cette vitrine vivante reste un bel outil pour toucher les quelque 10 millions de touristes qui passent chaque année à Strasbourg sans pouvoirvisiterles vignes, faute d’être motorisés. « Cela faisait 30 ans que nous souhaitions nous installer à Strasbourg, précise Alain Renou. Non seulement pour nous rapprocher de la clientèle touristique, mais aussi de ses habitants, de ses étudiants. Des personnes que l’on ne touchait pas avant. »

Côté offre, chaque vigneron propose quatre crus, plus une bouteille de son plus grand vin, avec la garantie d’avoir le prix départ cave au carton, et un petit pourcentage supplémentaire à la bouteille. Chaque bouteille est décrite pour

« CETTE VITRINE VIVANTE RESTE UN BEL OUTIL
25 a SYNDICAT HS — Vins d’Alsace 2023
Chaque jour, un vigneron anime le Comptoir des vignerons alsaciens, place Gutenberg. À gauche, Alain Renou.

un acte d’achat simplifié. Enfin, tous les domaines sont engagés dans une démarche environnementale, bio, HVE, biodynamie, Terra-vitis. Trop chargé ? Le Comptoir des vignerons alsaciens propose la livraison partout dans le monde, et à vélo dans Strasbourg.

Côté tarifs, on y trouve de très bonnes bouteilles à moins de 10 euros. Un positionnement sous-évalué, selon Alain Renou. « Nous avons 51 grands crus en Alsace, dont certains sontvendus à moins de 15 balles ! Or selon l’étude Sowine, le premier critère d’achat dans le vin, c’est le prix. Un vin vendu à 8 euros, c’est suspect ! De fait, notre best-seller, c’est le crémant le plus cher, vendu à 18 euros… Il faut selon moi un juste prix dans la bouteille et dans le verre. Or en Alsace, il y en a dans le verre ! »

Occupant pour son démarrage l’espace en rez-de-chaussée de l’hôtel consulaire, le SYNVIRAœuvre activement pour ouvrir, à terme, un espace en soussol, dans la somptueuse cave en pierres voûtée du bâtiment duXVIe siècle, propice à lever son verre, en toute modération. a

Comptoir des vignerons alsaciens  10 place Gutenberg, Strasbourg. comptoirdesvignerons.com

FAUT SELON MOI UN JUSTE

PRIX DANS LA

BOUTEILLE ET DANS LE VERRE. OR EN ALSACE, IL Y EN A DANS LE VERRE ! »

Le comptoir s’est installé dans l’ancien bâtiment de la Chambre de commerce et d’industrie.
« IL
26 a SYNDICAT HS — Vins d’Alsace 2023
Plus d’informations Un village au coeur de la nature ! www.ecomusee.alsace UNGERSHEIM Entre Colmar et Mulhouse
Cr édit phot os : E. R ollerS. M e y er
Crédit photos : E. Roller - S. Meyer

CIVA Ce Covid qui a réveillé tout le vignoble alsacien

Rencontrer l’état-major du Conseil interprofessionnel des Vins d’Alsace (CIVA) au cœur de son fief de la Maison des Vins d’Alsace à l’entrée nord de Colmar, c’est plonger au cœur des problématiques du vignoble alsacien et même anticiper sur l’avenir d’une production viticole qui a appris à sans cesse se remettre en question. Serge Fleischer, le président du CIVA et Gilles Neusch, son directeur général, ont parfaitement joué le jeu et répondu à nos questions au début de l’été dernier. De bout en bout, ce fut passionnant.

b GRAND ENTRETIEN
Jean-Luc Fournier Nicolas Rosès
28 b GRAND ENTRETIEN — CIVA HS — Vins d’Alsace 2023
29 b GRAND ENTRETIEN — CIVA HS — Vins d’Alsace 2023
Serge Fleischer, à gauche, président du CIVA et Gilles Neusch, à droite, directeur général.

Le vin a toujours été au cœur de ces partages. »

Il serait peut-être intéressant de débuteren faisant le point surlesventes des vins alsaciens. Où en est-on, trois ans après la crise sanitaire qui a bien sûr impacté l’activité viticole à l’instar de tous les autres secteurs de l’économie…

Serge Fleischer : Il y a d’abord la réalité des chiffres. Juste avant le début de cette crise sanitaire, le vignoble alsacien avait un objectif de vente qui se situait autour de 950 000 hectolitres. À l’issue de l’année 2020, nous n’en étions qu’à 832 000 hl. Nous avons retrouvé depuis ce palier de 950 000 hl et nous visons aujourd’hui les 980 000 hl.

Mais au-delà, nous avons bien sûr réfléchi sur ce que ces événements ont révélé de notre activité. Le vin a toujours été un vecteur de lien social et de convivialité, de rencontres et d’échanges. Le vin a toujours été au cœur de ces partages. Alors, à partir du moment où nous avons été longtemps privés de tout cela, nous avons été logés à la même enseigne que tous les autres professionnels des secteurs qui ont vécu les mêmes contraintes : la restauration, l’hôtellerie, le voyage, entre autres. Le seul petit créneau encore disponible a été le secteur alimentaire qui n’était évidemment pas confiné, et à l’évidence ce n’est pas pour nous un créneau commercial majeur. L’impact a donc été violent pour les vignerons qui, jusque-là, vivaient pleinement de leur métier grâce aux secteurs de la restauration, de la vente directe ou encore des échanges dans les salons… Du jour au lendemain, leur business a cessé. Pour nous aussi, au CIVA, tout s’est arrêté brutalement. La profession viticole alsacienne a été néanmoins précurseure, je trouve. Les vignerons se sont vite repositionnés en se disant qu’ils n’allaient certainement pas se contenter d’observer l’évolution de la situation. Dès les premiers jours au Civa, on s’est dit que tout cela allait avoir une fin et qu’il convenait donc d’essayer au plus vite d’anticiper. Comme tout le monde, on a vite déployé l’arsenal des réunions en visio, grâce aux moyens technologiques existants. Dans ce lien humain restauré, chacun a pu amener son expérience personnelle sur son propre créneau. Le réseau collectif alsacien est riche de beaucoup d’activités : certains vivent de la grande distribution mondiale ou française, d’autres de la vente directe, des réseaux de cavistes, ou encore de la restauration. Parmi les plus de 700 vignerons que nous fédérons, nous rencontrons des tailles de structures et des profils produits et marchés très variés. Alors, très vite, nous nous sommes persuadés que

« Le vin a toujours été un vecteur de lien social et de convivialité, de rencontres et d’échanges.
30 b GRAND ENTRETIEN — CIVA HS — Vins d’Alsace 2023
Serge Fleischer, président du CIVA.

plutôt que de « faire les Calimero » devant cet arrêt brutal de notre activité, il convenait de se mettre en situation de prendre un maximum de décisions.

Quelques exemples de ces décisions qui ont été prises alors ?

Gilles Neusch : Dès la fin du premier confinement, chacun a multiplié les efforts, et les résultats ont été exceptionnels. D’ailleurs, au global, l’année 2021 a quasiment permis de récupérer ce qui avait été précédemment perdu. Mais on a surtout profité de cette période pour nous recentrer sur nos ambitions futures : comment allait-on faire pour être plus souples, plus réactifs, plus dynamiques, voire avant-gardistes, c’est-à-dire pour ne plus subir ? Au CIVA, nous avons décidé la mise en œuvre d’une campagne de communication avec des outils de promotion qui bousculaient volontairement les codes. On a alors lancé le premier salon international, virtuel en termes de contacts, mais bien matériel en termes de produits, puisqu’on a envoyé de véritables bouteilles chez les gens. Cette initiative a déclenché

une importante prise de conscience : on était capable de réaliser des choses audacieuses qu’on n’aurait jamais imaginées nécessaires ou simplement faisables avant le Covid. Et comme on ne perdait pas de vue qu’il y aurait nécessairement un après, on a aussi utilisé les outils de communication de masse.

S.F. : On a cassé la tirelire, en quelque sorte : on a tapé dans nos réserves pour investir puissamment dans la communication. Cette décision a été audacieuse, car elle a été actée au beau milieu de la crise, alors même que toute la profession était en berne… et nos recettes aussi ! On a délibérément rompu avec notre réputation de perpétuer des traditions en reprenant sans cesse les schémas existants, et sans jamais sortir de notre zone de confort.

Comment êtes-vous parvenus à cette révolution ?

S. F. : Quand vous êtes dans un trou et que vous touchez le fond, vous vous accrochez à toutes les idées possibles : c’est une façon d’agripper la bouée pour remonter à la surface. Personnellement, je suis

31 b GRAND ENTRETIEN — CIVA HS — Vins d’Alsace 2023

plutôt quelqu’un qui aime voir loin. Ça me permet de profiter de certaines opportunités et de les partager avec un maximum de personnes qui sont peut-être, parfois, plus hésitantes que moi. Nous nous sommes donc retrouvés dans un petit groupe d’hommes absolument pas défaitistes, et nous nous sommes projetés vers l’avenir avec cette conviction : quand les choses redeviendront moins difficiles, allons-nous retrouver la normalité d’avant la crise sanitaire ou, au contraire, allons-nous essayer de profiter de toutes ces difficultés pour que ce lendemain soit différent du passé ? En tant qu’élus, nous nous sommes dit que le moment était venu de porter un projet ambitieux en bousculant les codes, en changeant nos supports et nos modes de communication, en changeant nos activités, en renouvelant nos événements, en faisant entrer réellement tout ça dans le xxie siècle…

G. N. : Je voudrais attirer l’attention sur un élément très important du contexte que nous avons vécu durant toute cette période de Covid : la viticulture était un des seuls secteurs économiques à ne pas

pouvoir profiter des aides décidées par le gouvernement. Rien n’empêchait les viticulteurs d’ouvrir leurs portes et de vendre leurs vins à leur domicile, à un détail près : il n’y avait plus personne sur la Route des vins. Et pendant tout ce temps, la viticulture avait évidemment besoin de conserver tout son personnel pour entretenir et faire pousser la vigne. Ça a d’ailleurs été la problématique de l’ensemble du monde rural qui, en 2020, a continué tant bien que mal à produire, sans avoir la moindre idée de la façon dont il allait devoir valoriser les produits qui seraient issus de son travail. Zéro aide pour la production, zéro aide pour le commerce : du coup, il fallait bien que quelqu’un prenne le taureau par les cornes et refuse la fatalité du zéro business. D’où le pari que nous avons fait et qu’expliquait Serge : personne ne peut venir à nous, alors allons chez tout le monde ! Notre opération Millésimes Alsace Digitasting ® est alors venue compléter le développement des boutiques en ligne (click&collect) que nous avons fortement soutenu auprès de nos vignerons.

On pourrait se dire que ces décisions effectivement très audacieuses ont largement été favorisées par l’urgence dramatique dans laquelle le vignoble alsacien se retrouvait, bien malgré lui… S. F. : Oui, mais ce contexte est intimement lié aux spécificités de nos métiers. Et cela vaut pour l’ensemble du monde rural : la viticulture ne fabrique rien, elle produit. Je m’explique : durant toute la période Covid, toutes les industries qui fabriquaient ont arrêté leurs approvisionnements, fermé leurs usines ou ateliers et mis leurs salariés en chômage technique. Nous qui transformons un produit agricole en produit de consommation, nous ne pouvions pas faire ça : durant la crise sanitaire, les fraisiers poussaient exactement comme d’habitude, la vigne aussi. On allait faire du fruit, le récolter, le transformer. Personne n’a donc baissé les bras, car tout le monde savait bien que le fruit de la récolte était l’unique source de revenus pour chacun. Tout le monde s’est dit : non, notre métier ne peut pas disparaître ainsi, et nous avec ! Alors, réfléchissons autrement ! Et c’est ce qui s’est passé. Je pense

32 b GRAND ENTRETIEN — CIVA HS — Vins d’Alsace 2023

en quelle sorte ! C’est vrai que le vignoble alsacien a cette particularité de ne pouvoir bouger efficacement que sous la contrainte. »

même que ce fut un peu plus rapide que pour beaucoup d’autres, car nous avions un peu anticipé : même après les excellents résultats de 2019, nous nous étions très tôt dit que si on voulait jouer dans la cour des grands, il allait nous falloir accélérer. Alors, oui, cette crise sanitaire soudaine, nous l’avons presque immédiatement considérée comme une vraie opportunité. Plutôt que la subir, nous l’avons valorisée.

Votre plan Alsace 2030 était assis sur une idée très forte : « Préparer le vignoble alsacien à la seconde moitié du XXIe siècle. » Du coup, le Covid aura permis un sacré coup de boost…

S. F. : Oui, mais dans le monde viticole, on n’est pas du tout sur la même sur la même échelle-temps que le reste du monde agricole : demain, je sème du maïs et dans l’année qui vient, je le récolterai. L’année suivante, je sèmerai et je récolterai du blé. Quand on plante une vigne, c’est pour quarante, cinquante, soixante ans… Les vignes plantées en 2023 vivront jusqu’en 2080, voire jusqu’à l’aube du prochain siècle. Il y a donc une très longue

inertie quand on veut bouleverser les produits et inventer des débouchés sur de nouveaux marchés. Cela implique de bien se rendre compte que la génération qui arrive ne va profiter qu’à la marge des décisions que nous allons prendre aujourd’hui. C’est la génération suivante, celle qui sera là dans trente ans, qui sera pleinement aux manettes pour vivre ces changements. Dans nos métiers, les perspectives sont structurellement à très long terme. Ici, nous ne sommes pas en Afrique du Sud où on arrache la vigne pour faire des abricots qui, quand le marché ne sera plus adapté, seront remplacés par des pêches avant de revenir peut-être ensuite à la vigne… Le boulot du CIVA est donc d’analyser les marchés, de deviner les perspectives et les tendances de demain, et de réfléchir à tous les aspects qui vont permettre aux vignerons alsaciens de s’installer au mieux dans le monde à venir. Alors oui, je l’affirme : cette crise aura permis qu’on marche tous ensemble dans la bonne direction et elle nous aura poussés à être beaucoup plus audacieux. J’avoue qu’on y a pris goût : on s’est dit que cette audace

avait payé. Alsace 2030 a donc été mis sur les rails et le collectif a continué de travailler ensemble, sur la même dynamique : sans tabou, sans interdit, chacun a compris que tous les sujets pouvaient être abordés. Le rapport a été publié début juin dernier, les axes de travail et les responsabilités de chacun ont été rendus publics et le plan des actions à mener en découlera. Il répondra aux attentes de toute la profession.

En quelque sorte, le Covid aura réveillé le vignoble alsacien…

G. N. : Il y a de ça, oui. Les difficultés ont accéléré les décisions, en quelle sorte ! C’est vrai que le vignoble alsacien a cette particularité de ne pouvoir bouger efficacement que sous la contrainte. Le rebond a donc été considérable et les chiffres de 2021 l’ont traduit. Ceci dit, pour d’autres raisons, nous sommes de nouveau aujourd’hui dans une passe plus compliquée. Vis-à-vis de nos confrères des autres vignobles français, nous sommes dans une situation favorable : nous résistons aux contraintes économiques mieux que beaucoup d’entre eux, mais l’érosion

« Les difficultés ont accéléré les décisions,
33 b GRAND ENTRETIEN — CIVA HS — Vins d’Alsace 2023
Gilles Neusch, directeur général du CIVA.

nous la sentons déjà depuis quelques mois. Les remontées qui nous proviennent de nos adhérents la font apparaître. En tant qu’interprofession du vin, notre ambition est d’orienter le collectif des vins d’Alsace vers une destinée meilleure, en rayonnant sur toute la planète comme dans toute la France, de façon que les consommateurs n’oublient pas ce qui fait l’exception et la beauté de notre territoire, et la richesse et la beauté du travail de nos vignerons. Loin des accusations liées à la consommation d’alcool souvent stigmatisée dans notre pays, il s’agit là de la magnifique considération du savoir-vivre à la française, la gastronomie, sa convivialité…

S. F. : Le CIVA ne doit pas se tromper sur la nature de sa mission. Son métier n’est pas de commercialiser les vins d’Alsace : ça, c’est le boulot de nos quelque 750 vignerons. Notre boulot, au CIVA, est de donner de la valeur ajoutée à la marque collective Vins d’Alsace. Nous y parvenons en effectuant des analyses de marché, en produisant de l’expertise économique, en mettant en avant les tendances et les constats, le tout contribuant

à construire l’image collective de nos vins. Tout cela correspond à un nombre important d’actions en France et dans le monde, mises en œuvre dans le cadre de projets bien structurés autour de synergies positives et avec le soutien des institutions qui nous entourent.

Quelle est la part de la viticulture bio dans la marque Vins d’Alsace ?

S. F. : Le vignoble alsacien est, de tous les vignobles septentrionaux, celui qui, en proportion de surface, est le plus orienté vers la production bio. Cela représente environ 35 % de notre production. Mais cette tendance n’a rien à voir avec les nécessités du marché, car la proportion de vins bios vendus dans le monde n’est que de 3 %. Nous sommes ici dans l’ADN profond des vignerons alsaciens. Il se sentent, par nature, responsables de leurs territoires, ils se vivent comme des façonneurs de paysages et se veulent intégrés entièrement à la logique de protection de leur environnement. Pour euxmêmes comme pour les habitants qui les entourent. On est en plein dans une

Belle innovation que ces mignonnettes de vins d’Alsace.
J34 b GRAND ENTRETIEN — CIVA HS — Vins d’Alsace 2023

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démarche philosophique qui, depuis toujours, fait que les vignerons alsaciens ont cherché à améliorer leur mode cultural. Et pour les 65 % du reste du vignoble, on est intégralement dans une viticulture dite à haute valeur environnementale, une viticulture raisonnée où l’on n’intervient que quand c’est absolument nécessaire.

G. N. : En quasiment vingt-cinq ans, c’est l’ensemble de notre vignoble qui a muté. On a d’ailleurs toujours été précurseurs en Alsace en étant très souvent les premiers à éliminer des molécules que d’autres ont mis beaucoup plus longtemps à rendre obsolètes.

S. F. : Aujourd’hui, vous pouvez vous en rendre compte par vous-même. Vous prenez votre voiture, vous parcourez l’intégralité de la Route des vins et bien vous ne trouverez pas une seule parcelle qui soit en désherbage total. Il y a vingt ans, c’était exactement l’inverse : pour trouver une parcelle non désherbée, il fallait chercher longtemps… Avec nos 35 % de production bio, on innove, là encore, car notre démarche régionale est bien loin des seuls intérêts mercantiles puisque pour l’heure,

en termes de marché bio, les débouchés n’existent pas encore… C’est d’autant plus remarquable que le vignoble alsacien a ceci de spécifique que nous vivons en symbiose totale avec la population : dans les vignes alsaciennes, il y a un village tous les kilomètres, c’est le seul vignoble français dans ce cas. L’Alsace a donc été avant-gardiste quant au bio et c’est notre boulot, au CIVA, de faire savoir que nous avons une longueur d’avance sur tous les autres.

Où en est le projet de la Cité des Vins d’Alsace ? C’est un dossier que le staff du CIVA suit manifestement de très, très près et qui figurera d’ailleurs plus avant dans le sommaire de notre numéro hors-série.…

G. N. : C’est un projet qui a été lancé en 2019, donc avant le Covid, et que nous avons été contraints de mettre un petit peu sous cloche, car la période a fait apparaître des urgences bien plus fondamentales. À l’issue de la crise sanitaire, ce projet a retrouvé sa place au-dessus de la pile. L’ambition première est bien sûr de créer un lieu de rayonnement national et international pour les vins d’Alsace. Mais ce projet est devenu assez vite un véritable projet de territoire, porté par l’ensemble de l’Alsace : il s’agit de faire sortir de terre un véritable lieu de vie. Notre ambition est de permettre aux Alsaciens, aux habitants de la région Grand Est ainsi qu’à nos visiteurs français et internationaux, de s’immerger le temps d’une visite, d’un déjeuner ou d’un séminaire, dans l’univers exceptionnel de nos vins d’Alsace. Pour nous, cette Cité des Vins d’Alsace doit nous permettre de garder un temps d’avance en termes de communication pour séduire nos consommateurs de demain, tout en contribuant à propager les exceptionnelles valeurs humaines qui sont si présentes dans notre production viticole. Car le consommateur de demain n’aura que peu à voir avec celui d’aujourd’hui : la clientèle historique la plus traditionnelle de nos vins est vieillissante, on parle bien là de cette clientèle qui aurait encore en mémoire des préjugés qui n’ont vraiment plus cours de nos jours. Cela fait bien vingt ans que tout ça n’existe plus. Au travers de cette Cité des Vins, notre objectif sera de communiquer

« On a d’ailleurs toujours été précurseurs en Alsace en étant très souvent les premiers à éliminer des molécules que d’autres ont mis beaucoup plus longtemps à rendre obsolètes. »
J 36 b GRAND ENTRETIEN — CIVA HS — Vins d’Alsace 2023

à fond avec les consommateurs d’aujourd’hui et de demain qui identifient nos vins par les valeurs exceptionnelles qu’ils véhiculent.

Où se situera cette Cité ?

S. F. : Elle s’appuiera sur le château de la Confrérie Saint-Étienne à Kientzheim, ou plutôt Kaysersberg Vignoble qui est le nouveau nom de cette agglomération, réunion des trois communes de Kaysersberg, Sigolsheim et Kientzheim. Ce sera un lieu où on pourra découvrir une foule de choses sur les vins d’Alsace. Tout reste encore à définir précisément, puisqu’on n’en est aujourd’hui qu’au stade des études, mais la vraie ambition sera que la Cité des vins d’Alsace permette à ses visiteurs de vivre une formidable expérience, bien au-delà des artifices des musées traditionnels : il y sera question de ce formidable rôle de passeur de culture dont le vigneron alsacien est depuis toujours l’emblème, lui dont les ancêtres ont créé un vignoble aujourd’hui millénaire. Il n’est pas insensé de prétendre que les consommateurs d’aujourd’hui, pour la plupart, ignorent tout de ce passé extraordinaire. À travers cette histoire, il comprendra mieux la diversité de nos produits et de nos terroirs grâce à de nombreuses activités d’œnotourisme basées sur l’incroyable diversité de nos villages viticoles. Pour nous, quoi qu’il en soit, cette Cité des vins d’Alsace devra s’imposer dès son ouverture comme le lieu incontournable, the place to be comme disent les Anglo-Saxons. Nous serons les seuls en France à avoir un tel lieu dans un village viticole, au milieu des vignes et adossé à un château historique qui représente les vins d’Alsace. Ce sera un outil unique, porté dès l’origine par nos vignerons et qui parlera de leurs vins. Ce sera un endroit multiculturel où l’on pourra venir chercher des choses différentes. Ce sera aussi un centre de formation ainsi qu’un lieu de congrès supplémentaire à ceux qu’exploite déjà Parc-Expo. Nous serons à l’épicentre du triangle magique Kaysersberg, Riquewihr et Colmar, qui accueille plus de six millions de visiteurs par an. Nos vins d’Alsace seront donc mis en avant et sertis dans un outil prestigieux au sein de cet espace prisé par des visiteurs du monde entier. b

37 b GRAND ENTRETIEN — CIVA HS — Vins d’Alsace 2023
Pour la 1re édition du salon Millésimes Alsace Digicasting® qui s’est tenue en juin 2021, 10 000 coffrets d’échantillons ont été expédiés dans le monde entier.

COUP DE MOÛT SUR LE VIN BIO

La longue histoire de la viticulture biologique et biodynamique alsacienne, qui a conduit à la place privilégiée qu’elle occupe aujourd’hui dans le paysage hexagonal, connaît une période creuse. Ces dernières années, le rythme des conversions s’est ralenti. État des lieux.

Onapeut-êtreunpeudemalàl’imaginer, mais la viticulture bio existe depuis près de 60 ans, en Alsace.

En 1964, Henri Bannwarth fait alors figure de pionnier dans ses vignes de Rouffach. Ses parcelles, que l’on dit « laissées à l’abandon », suscitent au mieux moquerie et amusement de la part de ses voisins. Cinq ans plus tard, Eugène Meyer lui emboîte le pas après avoir été frappé d’une cécité temporaire à la suite d’une pulvérisation de pesticides. La même année, en 1969, des vignerons du secteur d’Obernai se regroupent au sein d’un Centre d’études techniques agricoles, dont l’une des priorités concerne la limitation des traitements chimiques et des intrants. Presque imperceptiblement, l’idée du bio fait son chemin.

« Durant des années, les grands mouvements écolos allemands ont imprégné la proche Alsace », décrypte MarcTempé, président fondateurde Radio Dreyeckland en 1982, émanation de Radio Verte Fessenheim. « À cette époque, tous les vignerons bio étaient des militants de la cause écologique et antinucléaire. »

En 1970, à Pfaffenheim, le domaine Frickentre dans le cercle encore très res-

treint des domaines en agriculture biologique et n’hésite pas à partager ses expériences pour faire avancer la cause. Les organismes de formation professionnelle s’emparent eux aussi du sujet, sous l’impulsion notamment deJean Schaetzel au Centre de formation professionnelle et de promotion agricole (CFPPA) de Rouffach. Les pointures de la viticulture biologique et de la biodynamie en France, parmi lesquelles l’ingénieur agronome parisien Claude Bourguignon et le viticulteurde SaumurFrançois Bouchet, prodiguent leur savoir à toute une frange de vignerons bien décidés à franchir le pas.

DES CONDITIONS FAVORABLES À LA VITICULTURE BIOLOGIQUE

Si la forte pression du fléau du « ver de la grappe » qui frappe le vignoble dans les années 80-90 retarde son développement, la viticulture biologique connaîtra rapidement un essor fulgurant dans la région. Son climat semi-continental, à la fois chaud et sec, « lui est peut-être le plus favorable de France », précise Marc Tempé, qui a créé avec son épouse

Olivier Métral Darek Szuster
a ENQUÊTE
38 aVIN BIO HS — Vins d’Alsace 2023
39 aVIN BIO HS — Vins d’Alsace 2023

Anne-Marie son domaine bio en 1993. « Comparativement à d’autres régions, bien plus humides et bien plus sujettes au développement des maladies, le travail en bio est plus facile ici. »

Si on dénombre 70 viticulteurs bio alsaciens en 2005, ils sont quatre fois plus dix ans plus tard. De 2018 à 2020, c’est le grand bond avec plus de 200 conversions sur cette seule période. En 2021, l’Alsace compte alors 664 viticulteurs bio qui couvrent plus du tiers de la surface viticole totale.

Mais, pour la première fois dans l’histoire de la viticulture biologique alsacienne, l’année 2022 marque un repli, avec six viticulteurs bio de moins que le millésime précédent. Un recul, certes minime, mais qui a toutefois valeur de symbole dans une région qui a toujours été en progression année après année et qui est montrée en exemple dans le secteur du vin bio.

LE LABELAB NE SUFFIT PLUS

Chargée de mission viticulture biologique à Bio Grand Est, Lucie Pierre décrit une situation d’abord conjoncturelle. « Déjà, avec le gros boom de conversions entre 2018 et 2020, il y a mécaniquement beaucoup moins de domaines susceptibles de passer en bio. Et puis, certaines exploitations

PAS SI SIMPLE !

Si les conditions climatiques alsaciennes sont propices à la viticulture biologique, l’extrême diversité écologique du vignoble, qui constitue l’une de ses caractéristiques et l’une de ses forces, peut en revanche s’avérer contraignante. « Des sols différents et des reliefs différents conduisent à une gestion différente des parcelles et pour les néo-convertis au bio, il est parfois difficile de trouver le matériel adapté à sa propre situation », analyse Béryle Crépin. « Pour passer en bio, on conseille vraiment aujourd’hui d’y aller pas à pas, parcelle par parcelle », poursuit-elle, « et de ne pas se lancer dans l’aventure tête baissée sur l’ensemble du domaine. Il faut se poser les bonnes questions, en fonction de son parcellaire, du matériel et des moyens humains à sa disposition. »

Car l’une des autres difficultés auxquelles sont confrontés les candidats au bio, et peut-être même aussi les domaines convertis depuis belle lurette concerne la rareté de la main-d’œuvre.

À l’image de bon nombre de secteurs aujourd’hui, il est difficile de recruter alors qu’un passage en bio nécessite parfois de renforcer son équipe.

Contrairement à une idée de plus en plus reçue, certainement soutenue par la flambée du nombre de conversions ces dernières années, le passage à la viticulture biologique ne se fait pas en un claquement de doigts.

2021, L’ALSACE COMPTE ALORS

664 VITICULTEURS BIO QUI COUVRENT PLUS DU TIERS DE LA SURFACE VITICOLE TOTALE. »

L’avènement du bio a aussi favorisé le retour de l’animal dans les vignes. Les moutons sont ainsi de précieux auxiliaires du vivant.
« EN
40 aVIN BIO HS — Vins d’Alsace 2023

ont attendu l’annonce de la nouvelle programmation de la Politique agricole commune pour 2023-2027 avant de prendre une décision. C’est comme ça, tous les cinq ans. Enfin, la difficulté du millésime 2021, lors duquel le mildiou a fait de gros dégâts, a sûrement freiné les ardeurs de quelques-uns. »

Conseillère en viticulture biologique à la Chambre d’agriculture d’Alsace, Béryle Crépin a d’autres arguments pour expliquer les cas de renoncement : « Ces dernières années, beaucoup de domaines se sont convertis pour assurer, au mieux, des meilleures ventes dans un contexte de forte demande, au pire, pour sauver la maison. Mais certains, sans véritable conviction et pas forcément bien équipés, ont enregistré de lourdes pertes sur le 2021 ou n’ont pas obtenu la valorisation qu’ils en attendaient malgré un surcroît de travail. »

« En voyant le tarif des vignerons bio grimper, certains ont cru trouver le bon filon en se convertissant, mais le labelAB ne suffit plus pourvendre le vin », affirme MarcTempé. D’autant que le consomma-

teur, contraint par une forte inflation, a diminué son panier moyen ou s’est même replié vers des produits moins chers, en faisant souvent fi de ses convictions ou de ses habitudes. « Du coup, ilya aujourd’hui trop de vins bio sur le marché. La preuve : même les grands domaines vendent du bio en vrac ! », s’inquiète-t-il.

ACCOMPAGNER LES DOMAINES POUR TRAVERSER LA CRISE

De son côté, Béryle Crépin veut encore croire en une capacité du marché à absorber les cuvées bio alsaciennes. « Il y a toujours de la demande à l’export, sur les pays scandinaves notamment, et dans les magasins spécialisés. » Selon elle, 2024 va constituer une année charnière. « C’est vraiment à ce moment-là que l’on va voir si les nouveaux certifiés, après trois ans de conversion, vont s’en sortir. Dans les années à venir, notre tâche va d’abord se concentrer sur l’accompagnement de ces domaines pour qu’ils puissent traverser la crise. » À Bio

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La viticulture biologique a connu un grand bond en avant entre 2018 et 2020, avec plus de 200 conversions.

AUJOURD’HUI TROP DE VINS BIO SUR LE MARCHÉ. LA PREUVE :

MÊME LES GRANDS

DOMAINES VENDENT DU BIO EN VRAC ! »

« DU COUP, IL Y A
42 aVIN BIO HS — Vins d’Alsace 2023
Moins de chimie mais plus d’huile de coude.

En 2021, l’Alsace comptait 664 viticulteurs alsaciens couvrant plus d’un tiers de la surface du vignoble.

Grand Est, « on va maintenir l’effort sur les essais de terrain et les formations pour sans cesse améliorer les techniques, tout en essayant de comprendre les circonstances exactes de toutes les rares “déconversions” que l’on a enregistrées, afin de mieux les prévenir », souligne Lucie Pierre.

Marc Tempé, lui, souhaiterait davantage de soutien de la part du Conseil interprofessionnel des vins d’Alsace et de l’Association des viticulteurs d’Alsace envers la filière bio. « Mais encore faut-il être persuadé qu’il ne s’agit pas d’un combat d’arrière-garde, mais bien d’un passeport pour l’avenir. » Peut-être est-il temps aussi, selon lui, de retrouver la philosophie des pionniers et leuresprit de corps. « Au départ, on était tous portés et réunis par la même idée. Aujourd’hui, il me semble que l’on a un peu perdu non seulement cette unité, mais aussi ce lien à la nature, au sol, au terroir. Parfois, l’argument, c’est juste “sans sulfites”. Le danger, c’est de créer des chapelles et de faire penser que si t’en es pas, t’es pas bon ! »

L’union, il estvrai – et peut-être encore plus en temps de crise –, a toujours fait la force. a

La certification « Haute Valeur Environnementale » (HVE) nuitelle à la filière bio en trompant le consommateur sur sa prétendue plusvalue environnementale ? Sa montée en puissance depuis 2019 constitue-t-elle, en Alsace comme partout en France, l’un des facteurs du recul du bio ?

C’est en tout cas l’avis de la Cour des comptes, qui s’est appuyée dans son rapport du 30 juin 2022 sur une enquête de l’Office français de la biodiversité réalisée un an plus tôt, pour fustiger la concurrence que la mention HVE exerce sur le label AB dans l’esprit des acheteurs.

Cette enquête, dont une synthèse de 15 pages a été transmise au ministère de l’Agriculture, révèle que « cette certification, dans la grande majorité des cas, n’entraîne aucune évolution des pratiques ni aucun bénéfice environnemental », alors même qu’elle est soutenue par les pouvoirs publics au même niveau que l’agriculture biologique.

Pour répondre à cette critique et avant tout permettre l’intégration de la certification HVE au nouveau système d’aides à vocation environnementale de la PAC 2023-2027, un nouveau cahier des charges, plus exigeant, est entré en vigueur au 1er janvier 2023. Mais loin d’être convaincu par cette révision, un collectif d’associations et de syndicats a saisi le Conseil d’État trois semaines plus tard pour « tromperie du consommateur ». Pour Alain Bazot, président de l’UFC-Que Choisir, « l’enjeu de ce recours collectif est de démystifier un label qui demeure inacceptable par son caractère mensonger ».

En Alsace, la mention HVE connaît un succès retentissant : en seulement deux ans, le nombre de certifications HVE a doublé, passant de 675 exploitations en 2020 à 1475 en 2022. Un bond qui s’explique en grande partie par la pression exercée par les acteurs de la grande et moyenne distribution, qui ont fait de la mention HVE une porte d’entrée presque obligatoire pour atteindre leurs rayons. « Aujourd’hui, la quasi-totalité du vignoble alsacien est certifiée, souligne Béryle Crépin, soit en HVE, soit en bio, soit en biodynamie. » Quant à savoir si la mention HVE constitue un véritable concurrent au label AB, la conseillère en viticulture biologique de la chambre d’Agriculture d’Alsace se montre prudente. « Pour moi, le label HVE n’a pas d’impact sur le bio. Ce sont deux certifications bien différentes et plusieurs enquêtes réalisées auprès du consommateur ont montré qu’il ne sait même pas de quoi il s’agit. »

La question, ici comme ailleurs, n’a pas fini de déchaîner les passions.

HVE, CONCURRENT DU LABEL AB ?
Marc Tempé, président fondateur de Radio Dreyeckland.
43 aVIN BIO HS — Vins d’Alsace 2023
« AUJOURD’HUI, IL ME SEMBLE QUE L’ON A UN PEU PERDU NON SEULEMENT CETTE UNITÉ, MAIS AUSSI CE LIEN À LA NATURE, AU SOL, AU TERROIR. »

À L’ÉPREUVE DU MARKETING VINS D’ALSACE : LA GRANDE OFFENSIVE EST LANCÉE !

Autant prévenir d’entrée : dans les pages qui suivent, on sera loin des grands flonflons généralement d’usage dès qu’on parle marketing, encore plus quand cette technique s’applique à un produit aussi bardé d’humanisme que l’est le vin. Non, il sera plutôt question ici de superbes initiatives contenues dans une politique ambitieuse, voire audacieuse, dont les premiers résultats, associés à quelques providentiels changements de tendance consuméristes, offrent aux vins d’Alsace un véritable boulevard en termes de développement et de notoriété. Rencontre avec Philippe Bouvet, directeur du marketing du CIVA.

J

e n’aurais jamais rejoint l’aventure du CIVA s’il n’y avait pas eu les hommes, Gilles Neusch notre directeur général et notre ancien président Didier Pettermann, mais aussi leur volonté formellement exprimée de bousculer et faire bouger les lignes. J’ai alors parfaitement saisi tout ce qu’on attendait concrètement de moi et le formidable espace de liberté qu’on me proposait. » Voilà ce qu’affirme d’emblée, un peu moins de cinq ans après son entrée au staff du CIVA, Philippe Bouvet, le directeur du marketing de l’institution fédératrice des professionnels de la viticulture alsacienne.

Agéde43 ans,ceSchillikoisd’originealigne déjà une forte expertise en marketing et business acquise auprès de marques prestigieusesdel’agro-alimentairetellesqueles biscuits Delacre et BN ou encore le groupe Mars, dans la division « chocolats ».

Jean-Luc Fournier Nicolas Rosès
a LES DÉFIS DES VINS D’ALSACE « 44 a PHILIPPE BOUVET HS — Vins d’Alsace 2023

« En m’engageant auprès du CIVA, j’ai vraiment senti que tous les possibles étaient à notre portée, je veux dire très concrètement et pas seulement sur le papier comme j’avais déjà pu le vivre par ailleurs. Dans ces domaines, on peut te raconter beaucoup de choses, mais on rencontre trop souvent des hommes et des process qui ne sont là que pour que tout reste en place. Le champ des possibles, on ne le trouve que dans les Powerpoint mais jamais dans la vraie vie. C’est cette certitude qu’au CIVA il allait falloir vraiment changer les choses qui m’a décidé à venir, en plus de mon ras-le-bol de la world company et de ses produits ultra-standardisés. Car, outre le fait que je sois originaire d’Alsace, le produit pourlequel je travaille, levin d’Alsace, est un produit absolument magique. »

Après une première année entièrement dédiée à la découverte de l’univers spéci-

fique de laviticulture alsacienne, Philippe Bouvet comprendvite les subtilités à saisir dès lors qu’on travaille pour une « interpro » comme il le dit : « En même temps, on a beaucoup de choses entre nos mains, mais quelquefois on se dit qu’en fait, on n’a rien. C’est toute une filière qui est sous notre responsabilité. On a les moyens budgétaires pouragiret une équipe autour de nous, mais la réalité est aussi qu’on ne contrôle en aucune façon le produit, qu’on n’a aucune équipe commerciale, qu’on n’arrive pas avec un seul tarif et qu’au demeurant, les vins d’Alsace sont commercialisés par près de 800 entreprises qui vendent des dizaines de milliers de références ! Donc, tu œuvres en même temps pour de très gros domaines qui font 1 500 hectares et pour d’autres qui font un demi-hectare. Un rapport de 1 à 3000, avec des modèles économiques disparates, qui vont du vraiment premium jusqu’au tout petit vigneron qui ne sait

pas trop comment mettre en avant son vin, qui vont de la grande armée dotée de marques de distributeurs avec la grande distribution comme cible jusqu’à ces biodynamistes ultra en pointe, sans oublier les ultra conventionnels qui ne veulent rien entendre sur le bio… La vérité, c’est qu’il nous faut, chaque jour, faire avec toutes ces populations qui adhèrent au CIVA. Sans parler de la loi Évin qui limite nos possibilités de communication et sans parler aussi du point central qui est qu’en aucun cas nous ne sommes les patrons de quiconque, chaque vigneron prenant bien sûr ses propres décisions quant à la stratégie de son entreprise. »

UN CONFINEMENT BIEN EXPLOITÉ

Questionné sur les spécificités de son métier, Philippe Bouvet étend son propos sur le rôle particulier du CIVA : « Nous

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sommes là pour produire du leadership Nous n’imposons rien à nos adhérents : nous voulons créer une émulation, imaginer un cadre qui fédère et stimule. Pour être honnête, les jours “sans” peuvent être épouvantablement difficiles, mais les jours “avec”, une belle adrénaline surgit, tu sens que tu parviens à tractertoute une filière, c’est superexcitant. Cinq ans après mon arrivée, j’ai encore la chair de poule en évoquant ça. Car, en fait, il y a le fond et la forme. La manière est là aussi : il y a du style, une certaine patte dans ce que nous parvenons à créer. »

Quand on le pousse à évoquer la longue période du Covid où tout s’est brutalement figé (lire aussi les propos de Gilles Neusch et Serge Fleischer dans le grand entretien publié dans le magazine), le directeur du marketing du CIVA s’étend sur ce Plan Rebond, entièrement élaboré en interne et qui a frappé les esprits, non seulement dans le vignoble alsacien, mais très largement en dehors de ses frontières naturelles.

« Ce plan, on l’a bossé durant le confinement avec l’objectif de pouvoir l’activer instantanément au moment de la fin de cette période. Concrètement, on a été encore plus précoce pour le mettre en œuvre, car on l’a fait dès les prémices du déconfinement grâce à des campagnes de presse et d’affichage, avec les sublimes portraits des vignerons en noiret blanc que nous avions réalisés. On a pu monter des plans média hyper compétitifs pour soutenir la filière, car tout le monde autour de nous supprimait ses investissements (les Apple, les Carrefour ou autre Volkswagen…). Sur nos plans média, le taux de discount atteignait souvent 90 ou 95 % : du jamais vu ! Certes, dans les grandes gares parisiennes ou dans le métro, il y avait 50 à 60 % de trafic en moins… mais bon, quand tu as accès à de telles conditions, ça reste un excellent ratio.

En même temps, nous avons pu développer une idée qui nous trottait dans la tête depuis un moment : faire connaître lesvins d’Alsacevia de petits échantillons de 3 cl, un peu comme cela se passe traditionnellement en Alsace avec les eauxde-vie. J’avais cette idée au fond de moi depuis un certain temps, je caressais ce projet d’inonder les terrasses et les lieux de vie avec ces petits échantillons, un peu comme la marque Spritz avait su le faire en son temps en inondant les terrasses-clés des quartiers-clés dans des villes-clés. Avec l’arrivée du Covid, ce

« DEPUIS QUELQUES ANNÉES, CE NE

SONT PLUS LES VINS ROUGES

QUI OCCUPENT LA PREMIÈRE

PLACE CHEZ LES

CONSOMMATEURS.

LES VINS BLANCS

LES ONT

SUPPLANTÉS ET IL Y A AUSSI LES BULLES QUI EXPLOSENT. »

À écouter Philippe Bouvet détailler ainsi un tel potentiel d’innovations, on finit par comprendre qu’une page importante s’est tournée dans la déjà longue histoire du Conseil interprofessionnel des Vins d’Alsace. L’intéressé ne se fait pas prier pour confirmer : « Officiellement, l’adhésion au CIVA est une CVO, une cotisation volontaire obligatoire ! Eh oui, on reste en France, hein… » sourit Philippe, devant cette appellation quelque peu incongrue. « Aujourd’hui, on tend à gommer le côté obligatoire et on parvient à faire partager notre feuille de route à l’ensemble de nos adhérents. En quelque sorte, on est passé de l’image de collecteur d’impôt à celle d’agence collective. Et c’est allé trèsvite… Pourbeaucoup devignerons, on peut parler de reconduction ultra-rapide avec le CIVA. Les retours de nos actions ont souvent été très enthousiastes : après le premiersalon digital, 96 % des visiteurs ont déclaré vouloir revenir pour une deuxième édition. Et concernant le retourdes vignerons eux-mêmes, ce fut incroyable aussi : quelle émulation pour toute notre équipe ! On a bougé des montagnes. »

DE GRANDS DÉFIS

projet a pu reprendre de façon assez spectaculaire : on a créé un véritable salon, unique au monde, en combinant dégustations en réel et échanges en visio. Et tout ça s’est bâti en à peine un mois et demi, c’est allé vraiment très vite. Ce plan était monstrueux quand on y songe, mais on l’a réalisé avec l’agilité d’une start-up, grâce à l’implication d’une douzaine de prestataires. Le process œnologique était d’une énorme complexité : une carte de 400 vins qu’il a fallu déboucher et transvaser sans la moindre molécule d’oxygène, avec un véritable enjeu en matière de traçabilité pour ne pas les confondre, puis envoyer le tout dans 55 pays. Avec un packaging – y compris vidéo – qui séduise et donne envie. Le concept a eu un succès retentissant et on l’a renouvelé en 2022. Heureusement, les salons traditionnels ont repris depuis. Pour autant, on a adapté l’idée sous forme d’une master class, trois fois dans l’année : tu commandes ton coffret de dégustation via le Net, et ce dans 30 pays. Le salon virtuel devient un panel d’actions de communication. Tout cela, nous l’avons appris du Covid. »

On ne pouvait terminer cette rencontre sans inciter notre interlocuteur à réfléchir sur les défis que les vins d’Alsace se doivent de relever au cœur d’une époque où tout bouge si vite et si puissamment, quelquefois. Sur ce terrain, Philippe Bouvet, passion oblige, n’est pas loin d’être dithyrambique : « Il y a d’abord les défis que toute la filière viticole française doit relever, et en tout premier lieu l’évolution de la consommation de vin dans notre pays. Les volumes ont été divisés par trois depuis quarante ans. C’est la diabolisation de l’alcool dans notre pays qui en est à l’origine. Par ailleurs, on constate un retournement structurel du mode de consommation et des types de vins consommés. Depuis quelques années, ce ne sont plus les vins rouges qui occupent la première place chez les consommateurs. Les vins blancs les ont supplantés et il y a aussi les bulles qui explosent. Et, sur le marché du rouge, on assiste aussi à un revirement total : les vins “charpentés”, comme l’on dit, musclés, très taniques, les corbières, les bordeaux, les côtes-du-rhône et compagnie, n’ont plus trop la cote. Les goûts et les palais ont évolué en faveur de vins plus fruités, plus élégants comme les vins de Loire, les beaujolais et les vins d’Alsace. Si je me résume : les bulles, les blancs et

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Communication à caractère publicitaire et sans valeur contractuelle. L’abus d’alcool est dangereux pour la santé. A consommer avec modération. Caisse d’Epargne et de Prévoyance Grand Est Europe, Banque coopérative régie par les articles L.512-85 et suivants du Code Monétaire et Financier, société anonyme à Directoire et Conseil d’Orientation et de Surveillance au capital de 681.876.700 € - siège social à STRASBOURG (67100), 1, avenue du Rhin - 775 618 622 RCS STRASBOURG - immatriculée à l’ORIAS sous le n° 07004 738 - Crédit photo : iStock - ssiltane
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Expertise
et proximité, notre assemblage pour un terroir d’exception. Des

les rouges légers. L’alignement des planètes devient intéressant : ces trois tendances-là correspondent à un savoir-faire parfaitement maîtrisé en Alsace.

Le deuxième gros défi à relever correspond à la notion de respect, prise au sens large. Respect des hommes, respect de la nature et de la bio-diversité et respect de la société : n’importe quel acteur, qu’il soit économique, individuel ou collectif, doit montrer qu’il est un vrai acteurresponsable. Cette notion est centrale dans le monde d’aujourd’hui. Il y a six mois, nous avons lancé une campagne sur cette thématique, c’était la première fois qu’un vignoble agissait ainsi. Cette volonté de s’inscrire dans une démarche de responsabilité a représenté un réel acte fort. En même temps, on y a gagné une réputation d’authenticité et de sincérité… bien appuyée sur le fait que « small is beautiful comme on dit en marketing : enAlsace, la taille moyenne d’un vignoble est de cinq ou sixhectares. On est loin des 30 ou 40 hectares comme en Provence, en Languedoc ou dans le Bordelais. D’où nos campagnes de portraits-photos de vrais vignerons alsaciens…

Il y a aussi le défi de désaisonnaliser nos ventes et il est gigantesque. Jusqu’à présent, et c’est très traditionnel, nos vins se commercialisent à 50 % entre octobre

et décembre, ce qui pèse fort sur notre modèle économique puisque de la fin d’année dépend en fait toute l’année des vignerons. Côté marketing cette association desvins d’Alsace avec les fêtes de fin d’année et les repas familiaux est assez délétère. Nous avons donc la volonté très forte de rompre avec cette saisonnalité, comme le prouvent nos campagnes publicitaires depuis bientôt trois ans puisque 75 % de nos plans média sont concentrés sur des parutions courant d’avril à juillet… Et elles ciblent délibérément les nouvelles générations, les trentenaires et les quarantenaires.

Enfin, il y a le défi de notre implantation à l’international puisque 30 % de nos vins sont vendus à l’étranger. On continue nos efforts d’éducation sur certains marchés comme la Chine où le potentiel reste énorme. Sur des marchés plus saturés comme l’Italie, la Hollande, la Belgique, tous les codes que nous avons tous contribué à créer sont en train d’être déglingués. Il y a dix ou quinze ans, tu n’entrais pas trop dans un bar à vin si tu estimais ne pas être habillé comme il convenait. Et il y avait aussi les carcans portant sur l’accord mets/vins. Ces espèces de jugements moraux permanents ont volé en éclats. Les gens veulent faire comme ils veulent, point. Prendre un

blanc avec du Comté, pourquoi pas ? En plus, chimiquement, c’est cohérent. Mais on ne te l’a jamais dit, car la norme c’était fromage égal vin rouge. Le réveil actuel sur ces conventions est aussi celui de toute une société : le mot-clé est liberté, aujourd’hui. Concrètement, on adapte notre présence et notre stratégie. Prenons l’exemple du festival Street Bouche que les Strasbourgeois connaissent bien : pendant des années, il a brillé par l’absence de vin, car la street food est souvent associée à la bière. Et bien, ces trois dernières années, nous avons été présents à Street Bouche et l’organisation a été ravie de nous accueillir sur la base d’un code très original basé sur un bar à vin et un dress code cool. Notre slogan : Alsace rocks ! souligne notre volonté de rendre le vin plus populaire, plus accessible, moins élitiste. C’est aussi le but de la Tournée des Terroirs qui a eu lieu l’été dernier : quinze dates pourmettre en avant un grand baràvin, tenu pardesvignerons, avec un mobilier super cool, de la restauration et un DJ qui animait chaque rencontre, le tout au pied des vignes. On a pu y dégusterles vins, se baladerdans les vignes et suivre un atelier pour connaisseurs avec des masterclasses. L’idée était d’initier un large brassage entre tous les amateurs du vin, du geek jusqu’au visiteur attiré par la partie cool et décontractée d’un bar inédit en plein cœur du vignoble. Il y avait une carte des vins différente sur chaque événement : sur l’ensemble de la tournée, on a pu déguster 400 vins ! 170 domaines ont participé à la tournée. Le tout a été créé et initié de A à Z par le CIVA, c’était du clés en main pour nos vignerons. » a

48 a PHILIPPE BOUVET HS — Vins d’Alsace 2023
Campagne de publicité pour La Tournée des Terroirs, l’été dernier.

MICHEL LE GRIS NATURE FORTE

Philosophe essayiste, passionné de musique, Michel Le Gris est caviste à Strasbourg depuis 1984. Dans son « antre », il élève lui-même le vin, qu’il recommande aussi bien aux béotiens qu’aux amateurs éclairés, et le débat sur les vins nature dont la renaissance le ravit.

Il y a autant d’histoire(s) que de géographie sur les étagères encombrées du Vinophile, l’échoppe de Michel Le Gris, sise au 10 rue d’Obernai, à Strasbourg. Dans le joyeux désordre ambiant, les bouteilles, vides, sont méticuleusement réparties selon leur région ou pays d’origine. Elles portent un liseré de la couleur du nectar qu’elles contiennent habituellement et affichent leur prix. « C’est un peu ma cave personnelle », s’amuse le maître des lieux, qui règne sur une réserve de vins créée il y bientôt 40 ans et approvisionnée au fil des ans. « Quand j’étais enseignant, j’avais pas mal de mois de vacances. J’en utilisais un ou deux afin

Philosophe, passionné par le vin et sa culture, Michel Le Gris s’est installé à Strasbourg en 1984. Caviste hors norme, il est aussi un précieux conseil pour les vignerons.

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51 aMICHEL LE GRIS HS — Vins d’Alsace 2023

MES PARENTS ET PLUSIEURS MEMBRES DE MA FAMILLE. »

de sillonner le vignoble français, un peu italien, et un peu espagnol aussi. Tous ces vins, je les vends, mais je les élève tel que je veux qu’ils soient ».

LE TRAVAIL D’ÉLEVAGE DU VIN EN BOUTEILLE EST PLUS COMPLIQUÉ QUE CE QU’ON POURRAIT CROIRE

Après avoir contribué à éveiller les esprits et enseigné l’art de la dissertation à de futurs fonctionnaires de la République, métier exercé jusqu’en 1984, l’ancien professeur de philosophie élève donc les vins qu’il a choisis avec, comme critère primordial, qu’ils soient faiblement soufrés ou, mieux encore, pas du tout. « Le travail d’élevage du vin en bouteille est plus compliqué que ce qu’on pourrait croire. Il ne s’agit pas d’attendre, d’attendre », dévoile celui qui aurait aimé être vigneron mais a renoncé aux sacrifices qu’il aurait été contraint de faire. « Quand je me suis installé ici, il y a 40 ans, je n’avais pas une vision aussi claire et précise de l’évolution du vin en bouteille que maintenant. Lorsque je mettais du vin en cave, il fallait prélever tous les deux ou trois ans une bouteille pour voir si cela évoluait conformément à mes prédictions. Maintenant, je ne le ferais plus. Quand je dis d’un vin qu’il est à apogée probable entre 2030 ou 2035, je vais le laisser tranquille jusqu’en 2029 et j’en

ouvrirai une bouteille à ce moment-là. » Il sera alors temps de juger de la fiabilité de ses prévisions…

Autodidacte, Michel Le Gris a très tôt éduqué son palais. « J’ai la chance d’avoir eu accès à de très beaux vins, longuement mûris en cave chez mes parents et plusieurs membres de ma famille, ce qui fait qu’à l’âge de 13-14 ans, j’en buvais déjà et j’avais développé une certaine sensibilité. C’est un domaine qui m’a intéressé d’emblée. » Et lorsque, des années plus tard, cette passion pour le vin s’est faite plus dévorante et n’a eu d’égal que celle qu’il nourrit pour la musique, l’Alsacien d’adoption né en Bretagne a sauté le pas pour en faire son métier.

En 1999, l’essayiste a publié Dionysos crucifié – Essai sur le goût du vin à l’heure de sa production industrielle, un ouvrage réédité il y a peu, sur la question de l’industrialisation du vin, son évolution, et la résistance initiée par le mouvement des vins nature. Une publication aux airs d’acte fondateur de sa nouvelle carrière. « Après la parution de mon livre, ce sont les vignerons qui venaient vers moi parce qu’ils pensaient que leur travail allait dans le sens de ce que je défendais », confie le pionnier. « Le livre a eu un certain retentissement chez quatre amis vignerons d’Alsace qui étaient un peu à l’origine des vins nature : Jean-Pierre Frick, Bruno Schueller, Christian Binner et PatrickMeyer. Ils se sont sentis confor-

« J’AI LA CHANCE D’AVOIR EU ACCÈS À DE TRÈS BEAUX VINS, LONGUEMENT MÛRIS EN CAVE CHEZ
52 aMICHEL LE GRIS HS — Vins d’Alsace 2023

« S’IL N’Y AVAIT PLUS QU’UN SEUL VIN, J’ARRÊTERAIS

D’EN BOIRE, ÇA M’ENNUIERAIT, ÇA NE M’INTÉRESSERAIT PLUS. C’EST COMME SI JE MANGEAIS LA MÊME CHOSE TOUS LES JOURS. »

tés dans ce qu’ils essayaient de faire : se passer de toute pharmacopée œnologique dans leur vin, y compris le soufre quand c’était possible. Après, j’ai prodigué pas mal de conseils allant dans ce sens à l’un ou l’autre jeune ami vigneron, comme Philippe Brand à Ergersheim. Des vignerons de France et de Navarre, qui ne me connaissaient pas mais étaient tombés sur mon livre, sont venus me voir avec des raisons de penser que ce qu’ils faisaient pourrait me plaire. Ils ne se sont pas trompés ».

LE PLAISIR NAÎT DE LA DIVERSITÉ

S’il confesse une affection particulière pour « les bourgognes », Michel Le Gris ne conçoit l’amour du vin que dans sa multiplicité. « Pour moi, le plaisir dans le vin, c’est celui d’une très grande diversité. Vous me mettez le plus grand vin, en admettant qu’il en existe un, sur la table tous les jours, au bout d’une semaine, je n’en pourrai plus », estime le charismatique septuagénaire. « À mon sens, le plaisir réside dans la plus grande diversité possible. Au point que, sur ma table, il y a toujours au minimum deux vins différents, si ce n’est trois. C’est toujours un blanc, un rouge et souvent c’est un blanc deux rouges. »

Et, parce qu’il faudrait toujours commencer par ouvrir le réfrigérateur de quelqu’un avant d’écrire son portrait,

le vinophile révèle le contenu du sien : « Chez moi, il y en a un qui est dévolu aux bouteilles en cours d’analyse ou de dégustation. Il y a toujours à boire. Je tiens à une certaine alternance entre des petits et des grands vins. J’aime beaucoup commencer par un petit vin et finir par un grand. L’inverse attire moins. C’est pour dire que je ne fétichise pas. S’il n’y avait plus qu’un seul vin, j’arrêterais d’en boire, ça m’ennuierait, ça ne m’intéresserait plus. C’est comme si je mangeais la même chose tous les jours.

De ce point de vue-là, la diversité des millésimes est pour moi quelque chose de passionnant parce qu’il y a des variations gustatives. Sur la base d’un même terroir et d’un même cépage, les variations gustatives introduites par les millésimes m’ont toujours fasciné. »

L’atypique caviste redoute, qu’un jour, cette diversité ne vienne à disparaître. Et s’il n’y avait plus qu’un seul vin ? « C’est ce que je crains un peu. Ces dernières années, dans les vignobles septentrionaux, comme l’Alsace, la Bourgogne, le Jura, le Val de Loire, des millésimes comme 2015, 2018, 2019, 2020 et 2022 sont des millésimes méridionaux qui ont tendance à s’uniformiser.Je suis content qu’un millésime d’été froid comme 2021 ait resurgi. J’ai retrouvé des goûts que j’avais connus autrefois et qui avaient disparu sous l’effet de la chaleur ». Avec Michel Le Gris, le temps est toujours admirablement conté. a

53 aMICHEL LE GRIS HS — Vins d’Alsace 2023

QUATRE SAISONS DE VIGNES

Par Francesca Gariti @des_racines_et_des_reves
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LES CAVES À LA PAGE

Dans un contexte toujours plus difficile et concurrentiel, les caves coopératives alsaciennes sont aujourd’hui en pleine mutation, non seulement pour faire face aux moyens croissants que le marché exige, mais aussi pour dépoussiérer une image un brin vieillissante.

S’

en souvient-on encore ? La Cave coopérative de Ribeauvillé, créée en 1895, est la plus ancienne du territoire national, même si, à l’époque, l’Alsace était sous emprise allemande. Toutefois, la majeure partie des coopératives alsaciennes a vu le jour dans les années 50, au sortirde la Seconde Guerre mondiale. Face à ses ravages et à son cortège de destructions, l’une des rares solutions pour poursuivre l’activité résidait dans la construction de caves collectives et la mise en commun des moyens. Entre 1945 et 1960, quinze caves coopératives sont fondées en Alsace sous l’impulsion de quelques viticulteurs locaux.

FUSIONNER POUR CONTINUER À EXISTER

Répondant alors aux tendances d’un marché soutenu par une forte consommation nationale, elles se heurtent depuis

a MUTATION
Olivier Métral DR – © Jean Geiler – Francesca Gariti
78 aCAVES COOPÉRATIVES HS — Vins d’Alsace 2023

aux changements de comportement du consommateur. Celui-ci se montre de plus en plus averti, se tourne davantage vers le petit producteur du coin, s’intéresse au bio et surtout, il boit moins. Beaucoup moins. Quarante-sept litres de vin en moyenne en 2022 contre cent dans les années 60 !

Contraintes de se tourner davantage vers l’international pour écouler leurs stocks, les caves coopératives alsaciennes, dont la taille reste somme toute modeste pour la plupart, ne disposent toutefois pas des mêmes armes et des mêmes moyens que des grands groupes nationaux et internationaux pour pénétrer des marchés de volume. Les récentes fusions observées soulignent l’absolue nécessité de leurrenforcement afin qu’elles puissent conquérir de nouveaux territoires.

Produire moins, mais produire mieux, suivre les tendances actuelles, attirerune

clientèle plus jeune et développerun marketing et une communication conformes à ces objectifs, voilà les défis auxquels les caves alsaciennes tentent aujourd’hui de répondre. Si elles ont peut-être pris un peu de retard pour se réinventer, la plupart d’entre elles semblent aujourd’hui pleinement engagées dans ce processus évolutif.

UN NOUVEL ÉLAN

ÀRibeauvillé, revenons-y, DavidJaegle, le directeur des lieux, veut faire de la cave coopérative une « alternative économique aux grands noms des vins d’Alsace », en proposant des cuvées plus qualitatives, plus modernes, tout en s’invitant sur des segments où on ne l’attend pas forcément. Comme avec ces deux cuvées de vin sans alcool – ou presque –, dénommées « Rib0 », qui ont connu un drôle de retentissement médiatique à leur pre-

« LE BUT EST DE PROPOSER UN VIN CONSENSUEL, PAS TROP MARQUÉ, NI TROP TEINTÉ, QUI PUISSE SATISFAIRE LE PLUS GRAND NOMBRE. »
79 aCAVES COOPÉRATIVES HS — Vins d’Alsace 2023
Nicolas Garde, (ci-dessus) directeur technique de la Cave Jean Geiler.

LANCEMENT (DE RIB0), ON A REÇU AUTANT DE JOURNALISTES QUE DE CLIENTS ! »

À Ribeauvillé, David Jaegle (ci-dessus) veut faire de la cave coopérative une « alternative économique aux grands noms des vins d’Alsace ».

mière mise en vente en janvier 2022. « Au lancement, on a reçu autant de journalistes que de clients ! », s’amuse le directeur ribeauvillois.

Si la production de ces deux vins désalcoolisés obtenus par distillation à froid reste anecdotique (13 000 bouteilles en 2022 sur près de deux millions de cols au total), elle s’inscrit néanmoins dans un air du temps hygiéniste et permet de poser les premiers jalons sur un marché qui, selon de nombreux analystes, devrait prendre un essor considérable dans les années à venir.

Non loin de là, à Ingersheim, la Cave coopérative Jean Geiler, qui a fusionné avec celle d’Orschwiller fin 2022, compte bien elle aussi coller aux nouvelles tendances. Après avoir tenté l’expérience d’un riesling sans sulfites, sans toutefois trouver de débouchés, elle s’est essayée, avec succès cette fois, au vin orange en produisant 6 500 bouteilles de la cuvée « Origine », un pinot gris de macération

du millésime 2021. Pour Nicolas Garde, le directeur technique de la Cave, « le but n’est pas de copierles vins de macération de la mouvance “Nature”, mais de proposer un vin consensuel, pas trop marqué, ni trop teinté, qui puisse satisfaire le plus grand nombre. Et franchement, au caveau, ça accroche ! ».

Sur le point d’être épuisé, le 2021 va bientôt laisser place au 2022, déjà mis en bouteille, alors qu’un gewurztraminer de macération attend son heure. Ici aussi, il s’agit de mettre en avant le dynamisme de la cave et sa capacité d’innovation. « Ce genre de cuvées ne remplace pas celles qui font le cœur de notre métier, précise l’œnologue, mais elles montrent à nos clients qu’on dispose du savoir-faire, que l’on peut répondre à toutes les demandes et que l’on est capable de suivre tous les mouvements. » Comme celui des « nouveaux » pinots noirs, à la fois denses et structurés, puisque la Cave commercialisera pour Noël 2023, une nouvelle

cuvée du cépage, issue de raisins récoltés à faible rendement sur les plus beaux terroirs à rouge dont elle dispose, parmi lesquels les grands crus Furstentum et Hengst, ainsi que d’autres lieux-dits à dominante calcaire.

LE MARKETING EN RENFORT

Mais on a beau avoirde nouvelles cuvées, faut-il encore réussir à les rendre suffisamment attractives pour en déclencher l’achat. C’est ce défi marketing qui s’est immédiatement posé à FranckSpielmann, lors de son arrivée à la tête de la Cave de Cleebourg, en février 2020.

« Le marketing, ça n’existait pas ici ! », rappelle le jeune directeur de 33 ans. Sa première décision : se faire accompagner par une agence de communication pour à la fois basculer dans le numérique et repositionner les produits. « On est parti du constat qu’on ne faisait rien pour les

« AU
80 aCAVES COOPÉRATIVES HS — Vins d’Alsace 2023

25-30 ans. Quand on a cet âge-là et que l’on souhaite entrer dans le monde du vin, on commence par quoi ? On a voulu répondre à cette question en proposant des produits décomplexés, beaux et faciles à boire. » L’objectif : relooker et retravailler la gamme des vins « Cléro », au concept trop compliqué et aux visuels désuets, pour attirer ce jeune public.

La gamme « Sauvage » prend ainsi naissance au printemps 2019 lorsque Franck Spielmann, fort de ses convictions, déjuge l’avis de son conseil d’administration pour le choix du visuel et du nom de sa première cuvée, finalement baptisée « Flûte de paon ». Les ventes, qui bondissent de 20 %, autorisent alors le lancement des autres cuvées de la gamme, qui suivent le fil des saisons et cette même trame animalière, avec les cuvées « Flamant rosé », en été, « Le Pinot et le Renard », à l’automne, et le « Lièvre de Mars », à la fin de l’hiver. S’il a réussi son premier pari, Franck Spielmann sait

Pour Franck Spielmann, arrivé à la tête de la Cave de Cleebourg en 2020, « le client doit s’y retrouver et adhérer à ce que tu fais ».

LES DEUX GRANDS DANS LE MOUVEMENT

Comme d’autres de leurs confrères, Bestheim et Wolfberger, les deux mastodontes de la coopération alsacienne, ne sont pas en reste. Ils tentent également d’attirer de nouveaux publics, plus jeunes et plus urbains, dans un contexte de clientèle vieillissante. Chez le premier, la collection « Hopla by Bestheim », désignée par Bretzel Airlines, porte depuis quelques années cette ambition en proposant cinq cuvées faciles à décrypter et à dérouler sur la longueur d’un repas, entre « Brut », crémant d’apéritif, « Rouge charpenté », pour le plat de résistance et les fromages, et « Blanc moelleux », pour les desserts. Quant au second, il propose depuis tout juste un an une version haute couture de sa gamme « Papillon », en revisitant, par le biais du créateur de mode Victor Weinsanto, la traditionnelle coiffe alsacienne, au travers d’un habillage de crin noir et d’étiquettes colorées transparentes.

« ON EST PARTI DU CONSTAT QU’ON NE FAISAIT RIEN POUR LES 25-30 ANS. »

81 aCAVES COOPÉRATIVES HS — Vins d’Alsace 2023

qu’il reste beaucoup à faire pour rattraper le retard pris en matière de communication. Sa crainte ? Que la constante recherche d’améliorations et de nouveautés ne conduise la Cave à trop se disperser. « Au final, le client doit s’y retrouver et adhérer à ce que tu fais. »

« On ne peut pas imposer nos choix au client », confirme Christophe Botté, le directeur de la Cave du Roi Dagobert, à Traenheim. « On suit les tendances du marché. Pournos structures, c’est la politique de la demande qui s’impose. » Un état de fait qui n’a pas empêché la Cave bas-rhinoise à sortir des sentiers battus en mettant à sa carte dès 2017 un pinot gris sans sulfites, puis un riesling et un gewurztraminer du même tonneau, sans oublier son « Pet’Nat’ », un pétillant naturel de gewurztraminer.

« C’est un marché de microniche, concède-t-il. On ne sort que 3 à 4 000 bouteilles de chaque cuvée chaque année. » L’objectif est ici presque

« ON SUIT LES TENDANCES DU MARCHÉ. POUR NOS STRUCTURES, C’EST LA POLITIQUE DE LA DEMANDE QUI S’IMPOSE. »

LES CAVES COOPÉRATIVES ALSACIENNES

La production des caves coopératives représente environ 40 % de la production alsacienne totale. Ci-dessous, cave par cave, leur production annuelle moyenne. (en nombre de cols).

Bestheim 14-15 millions

Cave vinicole Wolfberger 13 millions

Cave de Turckheim – Cave du roi Dagobert (Alliance Alsace) 11 millions

Cave Jean Geiler – Cave Les Faîtières (#Uniondetalents d’Alsace) 6,5 millions

Cave de Beblenheim 6 millions

Cave des vignerons de Pfaffenheim 3 millions

Cave de Ribeauvillé 2,5 millions

Cave d’Hunawihr 2 millions

Cave vinicole de Cleebourg 1,5 million

Cave du Vieil Armand 1,2 million

Christophe Botté, le directeur de la Cave du Roi Dagobert, à Traenheim.
82 aCAVES COOPÉRATIVES HS — Vins d’Alsace 2023
83 aCAVES COOPÉRATIVES HS — Vins d’Alsace 2023

Flamant Rosé (Pinot Noir clair), Lièvre de Mars (Auxerrois) et Flûte de Paon (Assemblage de Riesling, Pinot gris, Gewurztraminer et Muscat) trois des cuvées spéciales de la Cave de Cleebourg présentées par Franck Spielmann.

Origine, vin orange de la cave Jean Geiler. Ce vin est obtenu par une macération des peaux avec le jus afin d’en extraire la teinte et les tanins. Cépage : Pinot Gris.

philosophique. « On a tous besoin de se confronter à des choses que l’on ne connaît pas. C’est comme un amateur de musique classique. À un moment ou à un autre, il lui faut écouter du métal pour pouvoir en parler et en débattre. On est un peu dans cette optique-là, sachant toutefois que l’on tient à conserver la typicité du cépage dans ces cuvées. »

Un effort tout particulier a été réalisé pour la conception des étiquettes, qu’il faut observerà l’endroit comme à l’envers

pour associer ses deux noms à ses deux visuels faussement symétriques. « Les étiquettes un peu décalées, ça fait partie du package des vins nature ! », cligne de l’œil Christophe Botté.

Si la survie ou le développement de la coopération alsacienne ne passe sans doute pas en premier lieu par la création de cuvées « tendances », celle-ci lui offre une vitrine technique et médiatique dont elle sait aujourd’hui pleinement tirer profit. a

« ON A TOUS BESOIN DE SE CONFRONTER À DES CHOSES QUE L’ON NE CONNAÎT PAS. C’EST COMME UN AMATEUR DE MUSIQUE CLASSIQUE. À UN MOMENT OU À UN AUTRE, IL LUI FAUT ÉCOUTER DU MÉTAL POUR POUVOIR EN PARLER ET EN DÉBATTRE. »
Trebogad, le Pet’Nat de la Cave du roi Dagobert.
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ÊTRE FEMME DANS LE VIGNOBLE NOUVELLES VAGUES

Née au Québec, sommelière de formation, notamment passée par le Relais et Châteaux La Cheneaudière à Colroy-la-Roche, Jessica Ouellet travaille depuis quelques années maintenant avec son compagnon Pierre Wach au domaine familial à Andlau. Elle livre dans cet article son regard sur le rôle et la place de la femme dans le vignoble.

Àl’heure du tous·te·s, le vin brouille les frontières du genre, sous l’œil d’une génération qui a vu les femmes davantage porter le poids des tâches ménagères que celui d’une pioche. Dans une interview publiée en févrierdernier sur le site du Figaro Madame, Caroline Guiela Nguyen, la directrice du Théâtre national de Strasbourg, rapportait : « Je suis la seule femme directrice d’un théâtre national, on me le fait beaucoup remarquer. » Le parallèle avec le monde du vin est facile à faire : dans les principaux métiers liés au monde vitivinicole –vigneronne, sommelière, caviste –certaines réflexions étroites d’esprit persistent, et ce malgré le renouveau remarqué depuis le début des années 2000.Desommelièreà« conjointe de vigneron », je navigue dans le bien boire depuis une dizaine d’années.

Aléas climatiques, préoccupations environnementales, habitudes de consommation : le vigneron doit s’adapter aux évolutions du monde. C’est néanmoins l’une des rares professions qui entretient avec constance les rôles sociaux tels qu’ils ont été fixés et définis par les générations précédentes.

Sur une exploitation, la femme jongle généralement avec l’administration, le commerce et les géraniums pendant que l’homme, lui,valse entre la nature, lesvinifications et le tracteur. On emboîte surdes questions de famille, d’argent et d’orgueil entre deux coups de fourchette, dans un quotidien excessivement chargé. De la plantation à la commercialisation, une poignée de casquettes se superposent.

Au début de mon parcours professionnel, j’ai eu l’opportunité de visiter différentes régions viticoles françaises. Au fil des rencontres, j’ai croisé une poignée de femmes qui avaient épousé un homme et de surcroît, une profession. L’amour et une bague au doigt les avaient dirigées vers un métier qu’il fallait apprendre sur le tas. Elles s’étaient installées avec un brin d’invisibilité sous le regard d’une génération pour laquelle les affaires se transmettent de pères en fils, et où l’on cultive autant de non-dits que de raisin. La pièce rapportée attire rarement un lot de bienveillance à son égard. Entre deux coups de fourchette, l’orgueil, je vous disais.

a FEMMES DE VINS
Jessica Ouellet Caroline Paulus
86 aLA FEMME DANS LE VIGNOBLE HS — Vins d’Alsace 2023

De nombreuses de femmes reprennent aujourd’hui le domaine de leurs ancêtres, et attirent les yeux de leurs voisins au passage. Parce qu’une dame au volant d’un engin agricole, ça intrigue encore. Les sourcillements qui expriment une réflexion s’accrochent souvent aux visages fripés. C’est que la peur du changement existe. Dans l’inconscient collectif flotte toujours l’idée selon laquelle celui qui réalise le vin est un homme. Cette discordance fait encore un petit effet, et ce, bien que la condition féminine en milieu rural ait considérablement évolué. Liza Munsch, enseignante en viticulture-œnologie au lycée de Rouffach, accompagne la relève depuis bientôt dix ans. Elle constate qu’une parité se profile dans les études supérieures liées à la profession (BTS ou licence professionnelle).

Treizième génération de l’incontournable Maison Trimbach, Anne excelle à faire résonnerle savoir-faire familial, dont

les mythiques cuvées Frédéric Émile et Clos Sainte Hune. Véritable ambassadrice, elle est chargée – entre autres – du marché parisien, américain et scandinave. Consciente qu’elle travaille dans un monde marqué par la gent masculine, elle souligne que « ça a tout de même beaucoup évolué ».

LES CLICHÉS ONT LA VIE DURE

Elle remarque qu’aux quatre coins du monde, des femmes reprennent seules un domaine, ce qui n’était pas le cas à ses débuts, il y a 15 ans. Elle se rappelle qu’adolescente elle souhaitait travailler dans les vignes mais que certaines réflexions freinaient hélas son élan : « Les vignes, ce n’est pas une place pour les femmes », lui disait-on. Parce qu’a priori, être une femme rendrait plus fragile sous les intempéries. S’il existe bel et bien

une pénibilité liée aux tâches physiques, telles que la plantation ou l’entretien des sols, ce labeur peut aujourd’hui être largement comblé par la technologie.

La sommelière colmarienne Caroline Furtoss évolue dans le milieu du vin depuis bientôt vingt ans. Collaboratrice de la réputée Revue des Vins de France, elle est aussi – et surtout – cofondatrice de la boutique de vins Sommelier Particulier, qui associe les services d’un caviste, les conseils personnalisés inhérents à la constitution d’une cave et l’animation d’évènements liés au bien boire. Ses expériences professionnelles lui ont permis de développer des amitiés fortes avec d’autres femmes du vin, dont plusieurs vigneronnes. Dégustatrice hors pair, elle est d’avis que la passion se ressent bien au-delà du corps qui a créé le vin. Bien que l’adage tende à changer, elle constate que celles qui découvrent un nouveau rôle de maman

87 aLA FEMME DANS LE VIGNOBLE HS — Vins d’Alsace 2023

adaptent souvent leurs fonctions. Dans une famille qui exploite la vigne, la charge des enfants est le plus couramment portée par la femme. On l’a dit, l’administration, le commerce, les géraniums. Et les enfants, donc.

Entre le Canada, la Nouvelle-Zélande et la France, j’ai eu l’opportunité de vivre différentes expériences professionnelles dans le secteur de la restauration. J’ai pu constater que les salles à manger de l’hexagone accueillaient une pluie de stéréotypes. Parmi eux, l’idée toute faite que les femmes – et leurpalais douillet – n’ont d’yeux que pour les blancs sucrés. Le choix du vin est, quant à lui, le plus souvent l’apanage des hommes.

Les clichés ont la vie dure, mais ils sont couramment entretenus par leurs protagonistes qui, en définitive, n’ont pas envie d’apprendre ou craignent de se lancer en terrain inconnu. Des propos tels que « je n’y connais rien » ou « mon mari saura me dire si je vais aimer » résonnent encore et écorchent accessoirement mes oreilles. Du coup, un verre de gewurztraminervendanges tardives, et hop, ce sera très bien.

ELLES S’UNISSENT…

Dans la même salle à manger, j’ai dû faire preuve de répartie devant d’autres commentaires : « J’aimerais plutôt voir le sommelier » ou « Vous êtes drôlement jeune, et vous êtes une femme… » Le sexisme ordinaire dans le monde du vin existe. Les propos ne sont pas forcément malveillants certes, mais toujours déplacés puisqu’ils nourrissent un complexe d’imposture.

Depuis quelques années, les associations et ouvrages et exclusivement féminins explosent. Des sommelières, cavistes, viticultrices, commerciales ou œnologues se sont regroupées en associations, en Alsace et partout en France. Selon leur leitmotiv, elles s’unissent pour sortir de l’isolement, dénoncer des situations sexistes ou mettre en lumière le profil de femmes qui ont apporté son brin d’élégance à la filière. Mais se revendi-

« LE SEXISME ORDINAIRE DANS LE MONDE DU VIN EXISTE. LES PROPOS NE SONT

PAS FORCÉMENT

MALVEILLANTS CERTES, MAIS

TOUJOURS

DÉPLACÉS

PUISQU’ILS

NOURRISSENT UN COMPLEXE D’IMPOSTURE. »

quer femme dans un milieu d’hommes, et ainsi faire de son genre une singularité ne me semble pas être le chemin le plus doux vers la parité.

Vecteur de communication, le monde du vin transmet des valeurs fortes telles que le partage, le savoir-vivre, et le « vivre ensemble ». Les vertus féminines et masculines sont en réalité complémentaires à la filière et, à l’instar d’un couple, la communication est primordiale à la pérennité des métiers liés au jus de raisins fermenté.

En 2015, la poétesse américaine Nayyirah Waheed écrivait dans un post Instagram : All the women in me are tired (Toutes les femmes en moi sont fatiguées). Ces quelques mots parlent à ma pluralité : la sommelière, la femme de vigneron, l’entrepreneuse, la mère. Toutes ces « moi » sont fatiguées par le regard des autres. Ces humains et humaines qui refusent l’apparition de nouvelles vagues, aussi légitimes soient-elles. a

88 aLA FEMME DANS LE VIGNOBLE HS — Vins d’Alsace 2023
De gauche à droite Anne Trimbach, ambassadrice de la Maison Trimbach, et Caroline Furtoss, co-fondatrice de la boutique de vin Sommelier Particulier.

GROS PLAN STRASBOURG ET SA COURONNE D’OR

Strasbourg n’a pas de vignes, mais elle a tout de même un vignoble qui s’étend sur un millier d’hectares à l’ouest de la ville. Longtemps vitrine des vins d’Alsace avant de tomber dans l’oubli, il a retrouvé toute sa vitalité au cours de ces deux dernières décennies.

La (petite) ascension mérite assurément l’effort. Au sommet du Marlenberg, la vue circulaire à 360° offre un paysage qui à défaut d’être à couper le souffle pourrait résumer à lui seul le propos : une mer de vignes, des champs de tournesols et de maïs, desvergers aussi. Au loin aboie un chien pavillonnaire et pétarade un tracteur tandis qu’un rapace prend son envol et s’en va tourbillonnerdans les cieux, porté parles courants d’air chaud. Bienvenue dans la Couronne d’Or, levignoble de Strasbourg. Pour peu qu’il fasse un peu beau, se détachent au loin, comme depuis tous les points hauts des environs, la flèche et le corps de la cathédrale. Pas besoin d’être doté d’un œil bionique, il suffit de trouver le bon angle de vue, ce qui n’est pas si compliqué : d’ici, ou on va vers Strasbourg ou on en revient, il n’y a guère d’alternative.

Situé à une vingtaine de kilomètres de la capitale alsacienne, le vignoble de la Couronne d’Or regarde vers la grande ville depuis toujours, ilyest naturellement connecté. « C’est sur cette terre que sont nés les vins d’Alsace » aimait à rappelerle regretté DidierBonnet, inlassable militant de la cause, cofondateur avec le vigneron Charles Brand de la Tribu des gourmets qui a tant fait pour la reconnaissance de ces vins vifs et tout en finesse(s).

Si les sources diffèrent, comme c’est toujours le cas en l’absence de traces écrites, tout porte effectivement à croire que c’est dans cette cuvette naturelle, et en toute logique, qu’ont été plantés quelques-uns des premiers ceps de la région. En toute logique parce que c’est à Argentoratum à l’époque, Strasbourg donc, que se sont installés durablement les premiers Romains qui ont apporté avec eux la culture de la vigne. Dans son Histoire des Francs (538 env.) Saint Grégoire de Tours évoque d’ailleurs l’existence d’un vignoble à Marlenheim qui devait être suffisamment important et remarquable pour mériter d’être signalé.

L’histoire de lavigne enAlsace épouse ainsi parfaitement celle de Strasbourg à travers les hommes et les âges. Après les Romains, ce sont les rois francs qui en ont perpétué la culture dans ses environs immédiats.AuVIIe siècle, le roi Dagobert II,

a VIGNOBLE DE VILLE
Théo et Bruno Schloegel dans leurs vignes « sauvages » de Wolxheim. Elio Dulac Benoit Cortet – Elio Dulac
90 aCOURONNE D’OR HS — Vins d’Alsace 2023

seigneur d’Austrasie, cet ancêtre du Grand Est, avait même choisi d’installer sa cour à Kirchheim, dans un domaine où étaient exploitées quatre fermes royales situées aux quatre points cardinaux du palais et qui ont donné leur nom aux villages d’Osthoffen à l’est, deWesthoffen à l’ouest, de Nordheim au nord et de Soultz au sud. Leur fonction était évidemment d’approvisionner le palais royal, notamment en vin, ce qui peut très bien amener un jour de grand vent n’importe quel souverain à mettre sa culotte à l’envers.

MAIS L’HISTOIRE, C’EST DU PASSÉ…

Le temps passant, la viticulture s’est ancrée dans le paysage et les mentalités. À tel point que si, à l’époque médiévale, Strasbourg est devenue une ville riche et une place forte du négoce dans ce qui n’était pas encore l’Europe, c’est aussi parce qu’elle exportait énormément de vin. À commencer, et c’est logique là aussi, parcelui de ses environs immédiats qui a longtemps fait le bonheur des rois et celui des papes. Preuve de cette vitalité, il y a d’ailleurs, au XVe siècle, deux

marchés aux vins qui coexistent dans la capitale alsacienne. Le premier, le plus important, créé au début du XIVe, se tient forcément surl’artère aujourd’hui connue comme la rue duVieux-Marché-aux-Vins, débordant même dans celle adjacente de l’actuelle rue du Jeu-des-Enfants. Le second est installé près de l’Ancienne douane, non loin de la grue dont la vaste stature se détache alors au-dessus de l’Ill et qui assure le chargement des tonneaux dans les bateaux en direction du nord de l’Europe. Il existait même pour faire bonne mesure un troisième lieu temporaire, devant la cathédrale, où l’on vendait le vin nouveau.

Levin d’Alsace, à commencerparcelui de Strasbourg, était omniprésent dans la société et l’économie strasbourgeoise et ça a duré des siècles.

Mais l’histoire, c’est du passé. Et il y a longtemps que le vignoble de Strasbourg ne vit plus sur ses acquis. Dépassée par celle des vins haut-rhinois et notamment des environs de Colmar, sa réputation d’excellence a commencé par s’affaiblir avant de finir par se perdre dans les méandres du temps qui sont ceux de l’oubli.

« L’HISTOIRE DE LA VIGNE EN ALSACE ÉPOUSE AINSI PARFAITEMENT CELLE DE STRASBOURG À TRAVERS
LES HOMMES ET LES ÂGES. »

Située au sommet de la colline de Wolxheim, la statue du Sacré-Cœur érigée en 1912, un temps encore de paix, embrasse un paysage de vignes millénaire.

« Au niveau national, quand j’ai commencé à présenter nos vins avec mon père, il y a une quinzaine d’années, faire du vin d’Alsace était un gros défaut », raconte Théo Schloegel, du domaine Lissner à Wolxheim, terre ancestrale de riesling. « Et quand tu rajoutais que tes vins venaient du Bas-Rhin et en plus de Strasbourg, alors là, ce n’était plus la peine, tu pouvais remballer, les gens ne goûtaient même pas. Aujourd’hui, le regard a beaucoup changé. »

Le regard et le goût des consommateurs aussi. Ce n’est ainsi pas forcément un hasard si le retour en grâce des vins de Strasbourg coïncide avec l’avènement de jus plus secs, plus minéraux, avec plus d’acidité. Car ici, on n’a jamais vraiment succombé à la mode de la sucrosité, même quand c’était, paraît-il, la façon la plus sûre de flatter les buveurs occasionnels, les jeunes et les femmes notamment, et de vendre le vin d’Alsace.

L’IDENTITÉ DU VIN

« C’était un calcul à courtevue, une conneriemonumentale »,ditunobservateuraverti. « Levignoblealsacienl’apayéecher,ilcommence tout juste à se sortir de cette réputation. Pour l’essentiel, les vignerons de la

Couronne d’Or ne se sont jamais complu là-dedans, ils avaient donc un peu moins de chemin à faire que certains autres. L’air de rien, même quand ça ne marchait pas, ilssontdansl’ensemblerestésfidèlesàleur identité. » Avec des locomotives, comme MélaniePfisteràDahlenheim,ÉtienneLoew àWesthoffen, Charles Brand à Ergersheim, Frédéric Mochel à Traenheim ou Bruno Schloegel à Wolxheim qui ont, comme quelques autres, tenu la barre et porté la productionlocaleàunniveauremarquable. La question de l’identité du vin donc, onyrevientparcequelaquestionestdevenue centrale, ici comme ailleurs. Peut-être plus qu’ailleurs en Alsace, même si être estampillévignoble de Strasbourg est évidemment un beau label à l’export. « C’est sûr que pour la communication à l’extérieur, Strasbourg ça parle, les gens situent tout de suite », explique Jérémie Fritsch installé à Marlenheim et membre de l’association de la Couronne d’Or, créée en 1995, qui regroupe 18 exploitants issus de 18 communes. « Mais après, pour l’identité, c’est plus difficile à établir parce que ce qui fait notre richesse, c’est notre diversité. C’est pour ça qu’au sein de notre association, chaqueviticulteurfait lesvins qu’il a envie de faire : il n’y a pas d’uniformisation, ça n’aurait pas de sens. »

92 aCOURONNE D’OR HS — Vins d’Alsace 2023
« DE TOUTE FAÇON, LA DIVERSITÉ EST LA NORME EN ALSACE : DIVERSITÉ DES HOMMES, DES CLIMATS, DE GÉOLOGIE, DE RELIGION, DE RAPPORT AU VIN DONC. »

LA CUVÉE ARGENTORATUM

Depuis plusieurs années maintenant, l’association des vignerons de la Couronne d’Or produit une « cuvée Argentoratum », du nom romain de Strasbourg. Cette cuvée est un assemblage de cépages et elle est destinée à mettre en valeur le travail des viticulteurs du cru et la richesse de son terroir. Quelque 10 000 bouteilles de ce vin sont produites chaque année avec un cahier des charges qui limite ce vin blanc sec, de gastronomie, à 5 grammes de sucre par litre. Il est notamment en vente au magasin de producteurs de La Nouvelle douane où on peut trouver, comme chez de nombreux cavistes strasbourgeois, une partie de la production des vins de la Couronne d’Or.

« Difficile de donner un caractère commun autre que la diversité », renchérit Théo Schloegel. « De toute façon, la diversité est la norme enAlsace : diversité des hommes, des climats, de géologie, de religion, de rapport au vin donc. On l’a en nous, c’est notre richesse commune et notre territoire en est vraiment une illustration. Rien que pour parler de Wolxheim, il y a du loess hyper récent à l’échelle géologique, du grès rose, du calcaire, des galets roulés de l’oligocène, des marnes… Quand tu vois les vignes, quand tu vois les raisins, tu comprends les différences de terroir, et ça c’est quand même une richesse extraordinaire. »

D’où la volonté pour une nouvelle génération de faire des « vins de lieux », des vins « de là où ils sont », d’Alsace qui nécessitent certes un peu de pédagogie, mais qui sont tellement enthousiasmants pourvu qu’on les serve « dans des verres sérieux et pas frappés à 4° ».

Avec ses grands crus (Steinklotz à Marlenheim, Altenberg à Bergbieten et Wolxheim, Engelberg à Dahlenheim), le vignoble de Strasbourg ne représente peut-être que 8 % du vignoble alsacien, mais il y a retrouvé une place centrale. Celle qui est la sienne depuis toujours. a

HS — Vins d’Alsace 2023

Le vin d’Alsace inspire les blogueurs et blogueuses orientés tantôt nature, histoire ou tendance. Rencontre avec deux d’entre eux parmi les plus actifs et engagés, « Back in Alsace » et « Chemins bios en Alsace ».

BLOGS LE VIN QUI INSPIRE… BACK IN ALSACE LE VIN NATURE SUPERSTAR !

Véritable globe-trotter, David Neilson est de retour en Alsace après avoir vécu dans les années 90 à Strasbourg. Le plus Alsacien des Écossais tient depuis 2015 un compte Instagram et, depuis 2017, un blog, consacrés tous deux aux vins nature d’Alsace, largement suivis à l’international par un écosystème en plein essor.

De New York, Séoul, Paris, Londres ou Tokyo… quelque 9000 followers suivent « Back in Alsace », compte Instagram du prolifiqueDavidNeilson.Etsonblogcompte en moyenne 5000 visiteurs mensuels.

En langue anglaise malgré son français parfait, ses plateformes digitales attirent une communauté internationale, pointue en termes de vin nature. « Je prépare un livre qui doit sortiren début d’année pour expliquer comment et pourquoi le vin nature d’Alsace est hyper-bien vu mondialement », confie l’auteur. Si David Neilson a vécu un peu partout dans le monde, son cœur appartient à une Strasbourgeoise… et aux vins nature d’Alsace ! « Je m’intéresse aux vins naturels en général, je viens par exemple d’organiser une soirée dégustation de vins californiens nature au restaurant Marcus, à Strasbourg, mais je suis focus à 99 % sur l’Alsace, car j’adore ses vignerons, ce sont des copains. Ils étaient quatre il y a quinze ans, ils sont plus d’une cinquantaine aujourd’hui. Je suis très aligné avec leurapproche de la vie, leurphilosophie. »

David accroche avec le vin nature dès ses débuts balbutiants. Quand il vit à Strasbourg dans les années 90, il travaille trois jours parsemaine à Paris, et ne quitte plus Le Café de la nouvelle mairie, dans le 5e arrondissement, certainement l’un

a TENDANCES
Barbara Romero Nicolas Rosès – DR
David Neilson et son blog « Back in Alsace » suivi d’un peu partout dans le monde.
94 a BLOG HS — Vins d’Alsace 2023

des premiers bars à vin nature en France. À San Francisco, l’idée de créer un blog sur les vins d’Alsace commence à le titiller, en travaillant pour le blog « Back to San Francisco » avec deux expatriées. « À mon retour, j’ai lancé “Back in Alsace” avec Philippe Bon, aujourd’hui décédé, et le journaliste David Lefebvre qui adoraient comme moi les vins nature, tout en développant très vite Instagram car c’est beaucoup plus interactif qu’un site web. »

David Neilson aime échanger avec sa communauté, « un groupe assez fidèle de restaurateurs, de distributeurs, de vignerons, des gens qui s’intéressent au sujet ».

En parallèle, il organise des salons, comme en 2019 à San Francisco avec une

HYPER-BIEN VU

MONDIALEMENT. »

« LE VIN NATURE, C’EST

cinquantaine de domaines nature californiens. Ou plus récemment à Strasbourg, Phare Ô Vins ou, à Mittelbergheim, le Salon des vins libres qui se tient tous les deux ans et dans lequel il s’implique depuis la crise sanitaire. « Organiser me passionne, c’est dans mon ADN, confiet-il. Ce que j’aime dans les vins nature, c’est l’attitude des gens, le respect de la terre… Je n’aime pas les vins trop travaillés en cave. Le vin nature, c’est un mouvement, c’est vivant. Il y a un vrai écosystème autour. »

David s’est aussi beaucoup impliqué, jusqu’en 2022, dans l’application « Raisin » qui guide les amateurs de vins libres, lancée par Jean-Hugues Bretin et Nathalie Alves, à travers du contenu sur

Contrairement à ceux qui pensent que le vin naturel n’est qu’une mode, David penche plutôt pour une direction : « Je connais des vignerons qui font du vin nature depuis 20 ans et dont les enfants suivent le mouvement, avec la même attitude. C’est bon signe, sourit-il. Avant je pensais tout connaître sur le vin nature, mais ça a explosé ! En Alsace, le restaurant Enfin à Barr, qui ne sert que des vins nature ou bios, vient de décrocher une étoile, le chef étoilé Thierry Schwartz a le meilleur sommelier de France alors que 90 % de sa cave est nature. C’est en mouvement. » Malgré une production encore marginale, estimée à 2-3 % des vins d’Alsace. « En même temps, c’est presque le même niveau de production que les Grands crus, estimé à 4 % », rappelle David.

Chaque jour, il fait découvrir sur son compte Instagram les pépites alsaciennes qu’il découvre. Un compte à suivre sans modération, qui donne envie au monde entier de goûter ces vins alsaciens en plein essor. a

backinalsace.com

l’Alsace, les États-Unis, Londres ou le Pays basque.
UN MOUVEMENT »
« JE PRÉPARE UN LIVRE QUI DOIT SORTIR EN DÉBUT D’ANNÉE POUR EXPLIQUER COMMENT ET POURQUOI LE VIN NATURE D’ALSACE EST
95 a BLOG HS — Vins d’Alsace 2023

CHEMINS BIOS EN ALSACE

LE VIN, TOUT UN ART…

Fille de vignerons, Caroline ClaudeBronner voue depuis toujours une véritable passion au vin, au point de lui avoirconsacré son mémoire demaîtrised’Histoire.Guide-conférencière indépendante depuis dix ans, elle a lancé au même moment son blog où ses nombreuxarticles consacrés auvin le lienttoujours à son histoire, à l’art et au terroir. Nourri d’images ou de cartographies d’époque, le blog de Caroline ClaudeBronner est une mine d’informations pour qui s’intéresse de près ou de loin aux vins d’Alsace. Ses « Chemins bios en Alsace » parcourent l’histoire du vignoble de la région, de ses origines à aujourd’hui.

« C’est une passion, lâche-t-elle en préambule.Je suis née dedans, dans une famille de vignerons d’Hunawihr. Moi-même j’ai des vignes que je loue pourl’instant, mais mon fils est très intéressé par le sujet. J’ai toujours travaillé dans les vignes et je suis en contact permanent avec lesviticulteurs. J’aime le lien entre le vin, le terroir, et l’art en général. » Pendant ses études d’Histoire à la faculté de Strasbourg, elle se spécialise en histoire régionale et consacre son mémoire aux maladies des vignes. « Mes ancêtres ont connu cette période, confie-t-elle. Proche de laviticulture bio et en biodynamique, je me suis penchée sur le pourquoi de l’utilisation de la chimie dans le

« PROCHE
DE LA
VITICULTURE BIO ET EN BIODYNAMIQUE, JE ME SUIS PENCHÉE SUR LE POURQUOI DE L’UTILISATION DE LA CHIMIE DANS LE VIN. »
vin. »
96 a BLOG HS — Vins d’Alsace 2023
Caroline Claude-Bronner passionnée de vin, d’art et d’histoire anime son blog par passion.

« J’AIME LE LIEN ENTRE LE VIN, LE TERROIR ET L’ART EN GÉNÉRAL »

Caroline Claude-Bronner développe une approchetrès sensible duvin, de la dégustation, de la plante, de l’art. En 2020, elle valide le diplôme universitaire « Vers leterroirparla dégustation géo-sensorielle » de Jean-Michel Deiss.

Aujourd’hui, la guide-conférencière est devenue clairement identifiée pour ses visites art et vin aux alentours de Colmar (lire l’article d’Olivier Métral page 114).

« Si je privilégie les rapports en réel, j’aime écrire mes articles de blog en fonction de mes petites passions du moment, précise-t-elle. Mon article très fouillé sur l’histoire de la Route des vins d’Alsace a été particulièrement apprécié, tout comme celui sur le pinot gris qui m’a offert une certaine crédibilité. Être une femme dans ce milieu reste un problème alors que dans ma famille, la femme n’était pas reléguée au second plan ! Depuis octobre, je suis membre de l’Académie d’Alsace. Cela a pris du temps, mais j’en suis heureuse. »

Si ses articles n’accélèrent pas les demandes de visites, « le blog a assis ma crédibilité. Il me permet d’existerdans un métier somme toute indépendant et solitaire », rappelle-t-elle.

Très active sur les réseaux sociaux, elle atteint de très beaux scores, notamment surLinkedIn, avec des pics à 20 000 vues.

« Je n’utilise que le meilleur des réseaux sociaux. Ils me permettent de gagner en visibilité, de montrer notre savoir-faire, reconnu par l’État, mais pas forcément parle milieu du tourisme. LinkedIn permet de montrer que l’on a du niveau ! » Grâce à des articles ultra sourcés, passionnés… et tout sauf publicitaires. a Cheminsbiosenalsace.fr

CÔTÉ TENDANCE

Les plus jeunes aussi s’intéressent aux vins d’Alsace. Et c’est tant mieux, puisqu’ils visent les fameux consommateurs de demain que tous convoitent. Citons « Une fille en Alsace », le blog de Céline Schnell, qui partage ses bons plans, coups de cœur et connaissances de la région, avec quelques focus sur des domaines alsaciens (en partenariat).

Greg Matter, « l’escapadeur » d’Instagram, fondateur du webmagazine Rutsch.eu, nous emmène aussi découvrir le vignoble alsacien et ses caves, en train etw à vélo. Initialement par le biais d’articles, et depuis cette année à travers des vidéos dynamiques et accrocheuses, souvent en partenariat. Son objectif : « déscotcher » les Strasbourgeois de leur canapé grâce à tout ce qu’offre la région des Trois frontières.

Surprise aussi en farfouillant sur le web, nous avons trouvé une IGTV américaine consacrée aux vins d’Alsace. « Alsacerocks », c’est une série de live Lunch in Alsace avec des vigneronnes et vignerons alsaciens. Quand on vous dit que l’Alsace est rock’n’roll ! a

45 Grand Rue 68500 ORSCHWIHR 03 89 76 95 17 vins@materne-haegelin.fr www.materne-haegelin.fr Grands Vins d’Alsace Eaux de vie & Crémants Domaine DÉGUSTATIONS VISITE DE CAVE
97 a BLOG HS — Vins d’Alsace 2023

L’ALSACE AU NATUREL L’AUTRE VIGNOBLE

Longtemps à l’écart du mouvement, le vignoble d’Alsace est aujourd’hui un des foyers les plus dynamiques du vin naturel en France, grâce à une nouvelle génération de vignerons engagés et connectés. Une « explosion » de talents nourris de vingt années de travail sous les radars.

C’est la photo d’une génération qui ose tout. Prise en mai 2023, en marge de de la cinquième édition du salon D’Summer Fascht, elle montre quarante-deux vignerons alsaciens, presque tous sous la barre des 40 ans, sautant vers le ciel et prêts à conquérir l’Alsace avec leurs 150 cuvées. « Des vins glouglous, insolites, des pet’nat », des oranges, des rouges, jusqu’auxgrandsvins de terroirs », dit l’affiche de ce salon ouvert au grand public, organisé par l’AVLA, l’association des vins libres d’Alsace. Des rieslings, des gewurztraminers, des pinots gris, blancs, noirs, des sylvaners et autres, d’un genre nouveau : sans intrant ni manipulations techniques vulgaires, des vins naturels.

« LES VINS SONT DÉLICIEUX, NON CONSENSUELS ET PLAISENT AUX JEUNES »

Voici déjà quelque temps que les wine geeks assoiffés de la planète ont tourné leurs verres vers le petit vignoble de l’Est. Comme le Jura, la Loire ou le Beaujolais en leur temps, l’Alsace serait, murmure-t-on, le nouveau It vignoble du monde parallèle des vins naturels. Les signes ne trompent pas.

Mais ne cherchez même pas de « stats » officielles, il n’y en a pas. Le vin naturel persiste à ne pas existerau regard de la réglementation française. Pas de case, pas de chiffres. L’on peut malgré tout se fier à d’autres genres de signaux : la très fiable appli « Raisin » recense ainsi une bonne centaine de vignerons (sur 900) qui produisent du vin naturel en

a VIN NATURE
Julie Reux Benoît Cortet – Dorian Rollin – DR
98 aVINS LIBRES D’ALSACE HS — Vins d’Alsace 2023
Igman, l’un des chevaux de trait de la ferme Ebba, au travail sur les hauteurs d’Albé.
99 aVINS LIBRES D’ALSACE HS — Vins d’Alsace 2023

Alsace, d’une seule cuvée à l’entière production. « Raisin » enregistre aussi une soixantaine de restaurants, caves ou bars à vins qui mettent ce genre de vins à l’honneur.

Autre signe : le carton des vins orange alsaciens. Certes, ces vins de macération (des vins blancs vinifiés comme des rouges) ne sont pas nécessairement des vins naturels, et vice versa. Mais la tendance est bel et bien née dans le sillon de ces « vins nat » » qui osent tout.

Le Colmarien Nicolas Senn leur a consacré un passionnant livre, Des oranges en Alsace, paru en mars 2023 (Z4 Éditions). Et six mois plus tôt, la Revue des vins de France, magazine de référence des œnophiles, consacrait l’intérêt gustatif de ces vins alsaciens nouveau genre : « Les vins sont délicieux », écrivait la revue, « non consensuels » et « plaisent aux jeunes », sous une photo de Mathilde et Florian Beck-Hartweg, vignerons naturels de Dambach-la-Ville (67).

Enfin, LE signe que quelque chose a changé au royaume du riesling tout-puissant : même les Dernières Nouvelles

d’Alsace ont placé le vin naturel en Une du journal en 2022 et ont consacré une double page au sujet !

À L’ORIGINE, LES QUATRE MOUSQUETAIRES...

Flashback et changement d’ambiance. Nous sommes dans les années 90. En cette fin de siècle, l’heure est encore aux vins bodybuildés de Bordeaux, et pour l’Alsace, au sucre (et au soufre). La viticulture bio est ultra-marginale. Aux marges de cet océan de crémant et de pinot gris acidulé, quatre vignerons empruntent une autre voie.

Aujourd’hui, on les surnomme dans le milieu les « quatre mousquetaires », ou même les « quatre fantastiques » : Patrick Meyer, à Nothalten (67), Bruno Schueller, à Husseren-les-Chateaux (68), Jean-Pierre Frick, à Pfaffenheim (68) et enfin Christian Binner, à Ammerschwihr (68). Leur histoire fait désormais partie de la légende officielle : sans même se connaître, ils bifurquent vers le même

« SANS MÊME SE CONNAÎTRE, ILS BIFURQUENT VERS LE MÊME CHEMIN DE TRAVERSE ET INVENTENT, SANS LE SAVOIR, LE VIN NATUREL ALSACIEN. »
100 aVINS LIBRES D’ALSACE HS — Vins d’Alsace 2023
Bruno Schueller, Patrick Meyer, Christian Binner et Jean-Pierre Frick, les vignerons pionniers du vin nature en Alsace.

LEURS MÉTHODES DE VINIFICATION DEVIENNENT AUSSI PLUS RESPECTUEUSES DE CE RAISIN CULTIVÉ AVEC SOIN. »

chemin de traverse et inventent, sans le savoir, le vin naturel alsacien. Leuritinéraire commence paruneviticulture plus « propre », avec la conversion en bio, et pour certains en biodynamie. Dans la foulée, leurs méthodes de vinification deviennent aussi plus respectueuses de ce raisin cultivé avec soin.

Ghislain Moritz et Angela Prado font partie de cette jeune et enthousiasmante génération de vignerons passionnés qui ont fait le pari de la nature. Ils se sont installés à Albé, dans le Bas-Rhin il y a 5 ans.

« C’est quand même un peu naturel que, quand tu bosses plus sainement dans les vignes, tu te dises “est-ce que je ne peux pas franchir une étape”, et dans la transformation, prolonger ça », explique JeanPierre Frick dans Des oranges en Alsace Mais vendre ces vins, pas encore appelés « nature », n’était pas une mince affaire en cette époque pas si lointaine. Patrick Meyer se souvient encore comment il a failli tout arrêter le jour où son principal client lui a renvoyé ses vins. Un client japonais et Christophe Andt, du Pont Corbeau, lui sauvent alors la mise, le premier en rachetant une partie de son stock pour l’envoyer au pays et le second une autre partie pour le servir en pichet dans son emblématique winstub du centre-ville strasbourgeois.

Avec Michel le Gris, patron de la cave l’Œnophile et quelques autres, ils ne sont au début qu’une poignée à peine à Strasbourg à promouvoir ces vins « vivants ». Heureusement pour les vignerons, les importateurs étrangers à l’affût de nouveaux canons ne tardent pas à les découvrir. Encore aujourd’hui, la majeure partie des vins nat’ alsaciens sont exportés vers le Japon, les États-Unis ou les pays scandinaves.

Car dans ces années 2000, l’Alsace n’est pas prête pour le vin naturel, qui semble voué à rester dans les marges. Quelques vignerons se lancent malgré tout à la suite des quatre précurseurs, Jean-Pierre Rietsch à Mittelbergheim ou Jean-François Ginglinger à Pfaffenheim parexemple. On les retrouve, représentant tant bien que mal l’Alsace dans l’océan de vins nat’ de Loire, du Languedoc ou du Beaujolais, au Salon des vins libres lancé en 2008 par Christian Binner, perpétué avec les trois autres « mousquetaires » et désormais organisé par un petit groupe d’aficionados constitués en association. Ils sont rejoints par une deu-

101 aVINS LIBRES D’ALSACE HS — Vins d’Alsace 2023
« DANS LA FOULÉE,

xième génération dans les années 2010. Ils s’appellent, Bruno et Théo Schloegel, Philippe Brand, Aurélie Fayolle et Arnaud Geschickt, Catherine Riss, Jean-Marc Dreyer, Florian Beck-Hartweg… Le talent est déjà là, évidemment, mais ils ne font pas « nombre ». Pas encore.

LES WINE GEEKS EN PÈLERINAGE À AMMERSCHWIHR OU ROSHEIM

Dix ans plus tard, tout a changé. Tous ces vignerons des premières vagues ont acquis « une réputation mondiale », s’enthousiasme David Nielson, l’auteur écossais du blog « Back in Alsace », qui documente le phénomène depuis 2017. Et levignoble alsacien est devenu une destination à part entière pour les wine geeks, qui font « des pèlerinages à Rosheim ou Ammerschwihr », s’amuse le blogueur.

Depuis 2020 surtout, une vague de nouveauxvignerons naturels a déferlé. Ily a des domaines qui, au gré des transmissions, se sont tournés vers le « nature ». Mais aussi, phénomène totalement inimaginable en Alsace il y a encore dix

ans, c’est aussi le cas des « néo-vignerons », sans héritage viticole alsacien, comme Lambert Spielmann (Domaine in Black) ou Jérôme François (La grange de l’oncle Charles).

Ce sont aussi, soulignons-le, des vigneronnes comme Anaïs Fanti ou Suzy Thomas : en Alsace comme ailleurs, les femmes du vin n’ont plus vraiment envie de rester dans l’ombre du patriarcat, comme leurs mères et grand-mères.

Cette génération fait bloc. Ils se retrouvent, chaque année plus nombreux, lors de la Summer Fascht de l’AVLA qui compte aujourd’hui plus d’une soixantaine d’adhérents. Ils innovent dans les vignes, s’amusent avec des vins « glouglou », lancent des projets de vitiforesterie, des nouveaux modèles d’installation (les Funambules), testent des assemblages inédits et poussent le plus loin possible les curseurs de la pureté d’expression de leurs terroirs. « Et tous ces gens, on trouve leurs vins sur les tables à Londres », s’émerveille David Nielson.

« C’est simple, il y a quelques années je les connaissais tous, maintenant j’ai du mal à suivre », s’amuse Patrick Meyer, qui en a vu passer pas mal chez lui, en stage.

Le Salon vins libres organisé tous les deux ans à Mittelbergheim est devenu un rendez-vous incontournable pour les amateurs de vins nature en Alsace.

PARCE QU’ILS SORTENT DES NORMES DE L’APPELLATION. »

« RÉGULIÈREMENT, DES VINS NATURELS SONT “REJETÉS” (SIC)
102 aVINS LIBRES D’ALSACE HS — Vins d’Alsace 2023

Lui-même passera bientôt le témoin à ses deux filles, Louise et Emma. « C’est formidable, on n’a jamais eu autant de bon vin à boire. »

Le vignoble alsacien est en pleine ébullition, tout le monde le sent, et ça secoue fort. « Au début, “ils” (les instances officielles du vin alsacien) ne nous ont pas vus. Mais aujourd’hui, on est là, ça marche bien pour nous, et c’est tendu », rapporteThéo Schloegel,vigneron installé àWolsheim, à unevingtaine de kilomètres de Strasbourg.

L’objet de la discorde est le même que dans d’autres vignobles : les AOC et le droit d’écrire « vin d’Alsace » sur l’étiquette. Régulièrement, des vins naturels sont « rejetés » (sic) parce qu’ils sortent des normes de l’appellation. Pour les vignerons concernés, c’est une vexation. « On a même eu une fois “manque de soufre” comme commentaire », rigole Théo. « Au début, on s’est dit “on est dans notre bon droit”, on fait des vins honnêtes, et on n’a pas vu de raison d’aller justifier qu’on faisait du vin d’Alsace. Mais clairement, on a senti que nos vins étaient incompris, ça nous a valu tout un florilège d’adjectifs qui nous ont collé à la peau… »

Certains ont donc décidé de claquer la porte, sans se retourner. Leursvins sont étiquetés « Vin de France » et tant pis pour l’Alsace. Les vins « libres » s’accordent de toute façon très mal avec les cadres réglementaires… et savent en général (très bien) se vendre sans AOC.

QUERELLE DE CLOCHER OU RÉVOLUTION ?

Mais d’autres essaient plutôt de faire bouger le cadre. « Avec l’AVLA, on a adopté une stratégie collective : l’idée est de placer au moins un vigneron naturel dans chaque comité de dégustation », explique Théo. « Ça fait deux ou trois ans qu’on essaie de réintégrer les instances, parce qu’on estime qu’on a une légitimité à produire du vin d’Alsace. Donc on ne lâche pas l’affaire juste pour être tran-

quille. Notre objectif est d’arriverau moins à vivre ensemble. »

Ce n’est pas encore gagné, car toute cette effervescence « fout le bordel », admet-il. Jalousie, incompréhension, conflit de générations, éternelle bataille entre bio et conventionnels, récupération... « Avec les instances, c’est une relation “je t’aimemoinonplus”.Ilsaimentbiencapter lecôté“vert”etdynamique…Maisilsaimeraient sans doute qu’on arrête de pousser sans arrêt la corde plus loin, carça met en péril leurmodèle. » D’autant que de l’autre côté du miroir, une crise économique mine le vignoble alsacien « conventionnel ».

Querelles de clocher et combats de coqs ? Sans doute un peu. Mais avec leurs discours décomplexés et leur positionnement écologique très engagé, ces vignerons naturels pointent du doigt les failles du modèle agricole dominant, dépendant des phytosanitaires et du pétrole, et mal préparé au changement climatique. Et avec leurs vins, « glouglous » ou pas, non seulement ils nous régalent, mais ils questionnent l’identité alsacienne sur un de ses marqueurs les plus forts. N’en doutez pas : c’est une révolution qu’ils proposent ! a

MAIS C’EST QUOI, LE VIN NATUREL ?

On les appelle aussi vins « libres », « sains », « sans artifice »... Mais au fil des années, l’épithète « naturel » s’est imposé. Il n’existe pas de définition réglementaire, et il demeure interdit d’écrire « vin naturel » sur une étiquette de vin. Mais le jeune Syndicat de défense des vins naturels, né en 2019, propose un label « Vin Méthode Nature », adossé à un cahier des charges validé par les services de l’État et qui, même s’il a ses détracteurs, semble faire consensus.

Quelles sont les principales règles ? D’abord, des raisins bio certifiés, c’est la base. Ensuite, une fermentation naturelle et rien d’autre. Dans le détail : aucun intrant œnologique, ni levures exogènes, pas de filtration ni techniques œnologiques brutales (osmose inverse, filtration tangentielle, etc.). Pour le soufre, deux options : zéro ou jusqu’à 30 mg/L SO2 total. Dix vignerons alsaciens adhèrent aujourd’hui au Syndicat.

103 aVINS LIBRES D’ALSACE HS — Vins d’Alsace 2023
Jean Walch a fait le pari du vin nature en 2011 en ouvrant une boutique dédiée quai des Bateliers à Strasbourg Au fil du vin libre. Il est alors le seul caviste de la région à ne proposer que des bouteilles sans intrant.

UN AFGHAN

DANS LES VIGNES ON NE BOIT BIEN QU’AVEC LE CŒUR

Haroon Rahimi est une sorte d’ovni de la viticulture alsacienne.

Afghan, il se fait la main sur onze rangs d’une vigne centenaire, avec des pergolas, forcément, ça intrigue. Alors direction Obermorschwihr, avec vue sur la plaine d’Alsace.

C’est un personnage solaire, attachant, volubile qui ce jour-là nous conduit surune petite route cahoteuse qui secoue les tripes et pose mille questions surla qualité des suspensions.

À peine arrêté, Haroon Rahimi ouvre le coffre et sort une bouteille. La couleurest intrigante, les arômes aussi.

Planté là, au milieu des vignes et des herbes folles, un drôle de breuvage en main, on voyage, forcément. Un peu d’acidité, du mal à identifier. Haroon sourit. Ce qu’il y a dans le verre, c’est un vin de cerises. Tombées de l’arbre en bas de la parcelle, elles ont macéré dans un assemblage de muscat et pinot gris. Difficile de faire plus local. Et pourtant.

« C’est quelque chose qui se faisait en Afghanistan, avec des vins type porto, et moi, je ne supporte pas qu’on jette. Quand j’ai vu les cerises, j’ai demandé si je pouvais les ramasser. »

L’orage approche. Il se confie, refait intérieurement le voyage depuis son pays et sa ville natale de Mazare-Charif, au nord de l’Afghanistan. Élevé parune mère célibataire et divorcée – excessivement mal vu au pays – il a beaucoup bougé : le Tadjikistan, l’Inde, puis la France, qui va lui refuser une première fois son visa, les Pays-Bas, et puis le choix de retourner en Afghanistan, à 14 ans. « Je vivais

dans une roulotte », se remémore-t-il. « Il y avait la guerre, mais je voulais retrouver mon père. Mais j’étais trop différent de cette société, où les talibans étaient revenus. J’ai échappé à un attentat à cinq minutes près, et je sentais la menace, il fallait que je reparte. »

UNE ÉTONNANTE DÉCOUVERTE

De ces années terribles, le jeune homme va également retenir un moment à part, hors du temps, une sensation particulière. Il a 18 ans, il est à Kaboul, et dans l’arrière-boutique d’un atelier de peintre, on lui propose de « goûterquelque chose ». Dans un pays marqué par les interdits, l’homme qui lui fait cette proposition sort un seau en plastique blanc,verse avec une louche dans un verre. Du vin blanc. « Dans ma tête, je me suis demandé comment c’était possible avec quelques grappes de raisin d’avoir autant de saveurs ?! »

Retour en France, cette fois c’est la bonne.Avec la découverte des métiers de

Haroon Rahimi. Après un apprentissage chez Laurent Bannwarth à Obermorschwihr, il s’est lancé en utilisant tout son vécu.

Sébastien Ruffet a PORTRAIT
104 aDÉCOUVERTE HS — Vins d’Alsace 2023
105 aDÉCOUVERTE HS — Vins d’Alsace 2023

l’hôtellerie-restauration, quelque chose de « facile » pour lui qui va très volontiers vers les autres. Et, enfin, la découverte de la « vraie » viticulture. « Je devais travailler un concours d’accords mets-vins, et je lis la première page, sur le grenache noir… Mais c’est de la poésie ! Un univers que je cherchais au fond de moi. »

Accueilli en apprentissage par Laurent Bannwarth à Obermorschwihr, Haroon va pouvoir se faire la main avec quelques rangées que levigneron envisageait d’arracher. « On devait supprimer une grappe de gewurzsurdeux,maisonavaitquandmême 10° d’alcool. J’ai dit, je ne peux pas accepterqu’on les jette.J’ai rempli mes seaux, j’ai faitvingt litres…Aprèstrois mois d’élevage, de travail, j’ai réussi à sortir un vin un peu mielleux,avecdelafraîcheur. »Ilvaensuite récupérer ces six rangées destinées à l’arrachage, avant d’en prendre onze.

UNIVERS QUE JE CHERCHAIS AU FOND DE MOI. »

ce n’est pas l’aveuglement : « On est en retard au niveau du marketing. Il faut pousser encore plus les gens à faire des vins de qualité. »

Dans sa démarche très « pure » des vins de macération, Haroon, dans un français remarquable, même s’il s’en défend, regrette l’utilisation encore trop répandue des produits chimiques. La raison ?

« On utilise des cépages fragiles qu’il faut traiter en amont. Il y a des cépages plus résistants qui reviennent », qu’on utilisait autrefois, et qu’il tente aussi de remettre au goût du jour.

« IL FAUT SOUFFRIR POUR ÊTRE HEUREUX »

Avec ce parcours, et une arrivée enAlsace qui a parfois pu être délicate en raison du scepticisme ambiant, il a fallu « se bouger le cul », pourreprendre des termes un peu moins dans la tradition perse. « Ça n’allait pas arriver tout seul ! Il faut souffrir pour être heureux.Je ne me suis jamais plaint. »

Son premier « projet », c’est ce vin de cerises. Mais Haroon se penche aussi sur les cépages oubliés, sur des assemblages…Vigne de récup’, cerises de récup’, des jarres en terre cuite quivont arriverde Géorgie, pas d’inox… On pourrait le croire enfermé dans une sorte de nostalgie, ou dans une certaine idée d’une vinification à l’ancienne, c’est tout le contraire.

« La tradition, ça peut être néfaste, assène-t-il. Il faut innover, faire des assemblages, des vins de fruits… Il n’y a pas forcément besoin de révolutionner les choses, mais il faut les faire à sa façon, avec sa petite touche. » Mais on est en Alsace, un terroir très codifié, encore fortement marqué par la tradition même si les choses bougent à tous les niveaux. Haroon en est convaincu : « l’Alsace a un potentiel incroyable, c’est le meilleurterroirde France. » Mais l’amour,

La famille est loin, et « il y a parfois un peu le mal du pays. L’Afghanistan, c’est un beau pays, de beaux breuvages, ce n’est pas que la guerre. Au début, j’avais honte de dire que j’étais Afghan, mais aujourd’hui je ramène ma touche perse, ça me différencie des autres. »

Avec sonvin de cerises, ses étiquettes sérigraphiées à la main avec une écriture persane (« Harjane »), et sa philosophie de la vie, Haroon Rahimi est en train d’acquérir le début de reconnaissance qu’il mérite. En juin dernier, il était ainsi l’un des 25 vignerons « nature » invités à Phare Ô Vins, le salon strasbourgeois.

Letemps a passé. La discussion setermine dans la voiture, à l’abri des gouttes qui viennent nourrir les vignes environnantes. Le vin s’est ouvert, c’est épatant. L’échange ne porte même plus sur le travail, les aspirations d’avoir sa propre cave, son propre terroir, un projet concrétisé cet été. On parle de lavie. Desvaleurs. Et notre Petit Prince de Perse de conclure : « Unvin, c’est fait pour boire, mais c’est surtout fait pourvoircequ’onsentdansnotrecœur. » a

« LE VIN ?
UN
106 aDÉCOUVERTE HS — Vins d’Alsace 2023
SAUNA S11 - DESIGN BY STUDIO F.A. PORSCHE

LE VIN D’ALSACE FUTURE STAR DES BARS À VINS ?

Longtemps méconnu des Strasbourgeois, voire snobé, le vin blanc d’Alsace prend depuis peu une place de choix dans les bars à vins de la ville. Ces connaisseurs prennent plaisir à faire découvrir les pépites de ce vignoble atypique et complexe, riche d’une mosaïque de sols unique.

La culture vinique est moins forte à Strasbourg, qu’à Reims ou Bordeaux. « Alors que nous avons le vignoble le plus incroyable au monde par la particularité de ses terroirs », souligne Stéphan Maure, pourtant pas Alsacien d’origine. Quand avec Isabelle Kraemer ils ont ouvert le premier bar à vin de Strasbourg en 2008, aujourd’hui la péniche Ill Vino quai des Bateliers, ces deux passionnés du vignoble alsacien proposaient déjà une belle sélection du cru. « Les gens d’ici voulaient tout goûter, mais surtout pas du vin d’Alsace, se souvient Stéphan. L’image de mauvais vins se justifiait à l’époque, car l’ancienne génération se posait moins de questions, et les Allemands, qui étaient gros consommateurs de Pinot blanc, n’avaient pas les mêmes exigences. Les vins pas chers se vendaient facilement. »

Un sentiment partagé par Géraud Bonnet, créateur du bar à vin « Un

a BAR À VIN
Barbara Romero Nicolas Rosès - Christophe Urbain
108 aVINS À BOIRE HS — Vins d’Alsace 2023
Ill Vino, première péniche bar à vins de Strasbourg créée en 2008.
109 aVINS À BOIRE HS — Vins d’Alsace 2023

Chez Géraud Bonnet, qui revendique sa double-nationalité Alsace-Cantal, le vin d’Alsace représente les deux tiers de son chiffre d’affaires.

Cantalou à Strasbourg », Grand’Rue, qui dès son ouverture en 2019 a joué à fond la carte Alsace, en proposant 140 vins de la région, dont les 51 grands crus et autres petites merveilles en bio, biodynamie ou nature.« ÀBordeauxouBeaune,voustrouvez du vin partout, à Strasbourg, pendant des années, on n’en voyait pas ! Les premiers à convaincre de la qualité des vins, c’étaient les Alsaciens. Aujourd’hui, les plus de 50 ans me disent avoirde mauvais souvenirs de vins bourrés de sulfites qui tapent fort surla tête, alors que les jeunes sont hyper ouverts et ultra contents de déguster des vins qui n’ont pas fait trois fois le tour de la planète, comme c’était la mode dans les années 2000 de boire des Malbec d’Argentine ou du Syrah d’Australie. » « Toute la génération qui s’est lancée en précurseur dans le bio ou la biodynamie a eu cette idée ingénieuse de mettre en avant leurs terroirs pour se différencier, ajoute Stéphan Maure. Les lignes ont alors commencé à bouger. »

LES PREMIERS À CONVAINCRE DE LA QUALITÉ DES VINS, C’ÉTAIENT LES ALSACIENS

Isabelle Kraemer, à la tête aujourd’hui de la Vino Strada cave et vin, et du bar à vin le Bar’ik, rue du Sanglier, partage ces avis : « J’ai grandi en Centre-Alsace, au cœur du vignoble. Quand je me suis installée à Strasbourg il y a dix ans, j’ai été très étonnée que les Strasbourgeois ne connaissent pas leurs terroirs, alors que nous avons le plus beau des vignobles en France en termes de vins blancs, avec une pluralité des sols incroyable. »

Aujourd’hui, elle n’hésite plus à organiser une fête des vins d’Alsace chaque 17 novembre dans sestrois établissements – avec cette année les DiVINes d’Alsacequi affiche chaque année complet.

Grâceàcespassionnésquiconnaissent chaque vigneronne ou vigneron qui se

« À BORDEAUX OU BEAUNE, VOUS TROUVEZ DU VIN PARTOUT, À STRASBOURG, PENDANT DES ANNÉES, ON N’EN VOYAIT PAS ! »
110 aVINS À BOIRE HS — Vins d’Alsace 2023
Géraud Bonne

cache derrière chaque bouteille, l’idée semble avoir fait son chemin dans la tête des Strasbourgeois. Quand on pousse la porte d’un bar à vins, on est en principe dans un état d’esprit ouvert à la découverte. « Il y a dix ans, l’Alsace représentait 8 % de mon chiffre, aujourd’hui, c’est le double », se réjouit Isabelle. L’Alsace représente même les deuxtiers du chiffre d’affaires du Cantalou à Strasbourg. « Le dynamisme du vignoble est incroyable, tous les mois on rentre des nouveautés », rapporte Géraud. Et sa formule « L’Alsace part en live », une dégustation de six vins naturels en vinification décalée et six fromages, fait un carton. « Ma clientèle a entre 25 et 55 ans, essentiellement des femmes, précise Géraud. Elles viennent entre copines. Qu’elles connaissent ou pas, elles goûtent ! »

Isabelle, qui propose plus de mille vins à la carte dont une belle sélection d’Alsace est allée encore plus loin en chinant les vieux millésimes d’une tren-

taine de vignerons alsaciens avec qui elle travaille depuis toujours en direct.

« J’ai demandé à chacun de présenter une œnothèque pour que l’on découvre les terroirs avec les années et qu’on arrête de croire que le vin d’Alsace ne se garde pas ! »

LES FEMMES VIENNENT ENTRE COPINES, QU’ELLES CONNAISSENT OU PAS, ELLES GOÛTENT !

Au Jaja, un fameux bar à vins naturels ouvert à l’automne 2021 place SaintNicolas-aux-Ondes, Lyse Nippert savoure l’ouverture d’esprit de sa clientèle : « Parfois nous devons faire un peu de pédagogie pour ceux qui ont encore cette idée que le vin d’Alsace est acide ou trop sucré, mais vraiment, ce n’est pas la majorité, confie-t-elle. Un tiers de

« NOUS AVONS LE PLUS BEAU DES VIGNOBLES EN FRANCE EN TERMES DE VINS BLANCS, AVEC UNE PLURALITÉ DES SOLS INCROYABLE. »
Isabelle Kraemer, à la tête de la Vino Strada cave et vin, et du bar à vin le Bar’ik.
111 aVINS À BOIRE HS — Vins d’Alsace 2023
Isabelle Kraemer

CARTE

D’ALSACE.

QUAND TU VOIS

L’ENGAGEMENT DES VIGNERONS, LE TRAVAIL QUI EST FAIT, TU NE PEUX AVOIR DES A PRIORI. »

ma carte est consacré aux vins d’Alsace. Quand tu vois l’engagement des vignerons, le travail qui est fait, tu ne peux avoir des a priori. »

En 2021 aussi, ô surprise : un bar à vins 100 % Alsace a ouvert rue du 22 Novembre, L’Alsace à boire. « Quand j’ai pris la direction de l’établissement, je me suis dit que c’était un vrai pari d’ouvrir un concept entièrement dédié à l’Alsace, sourit Victoria, 24 ans. Et finalement, ça marche très fort, avec un chiffre supérieur à nos estimations. On a beaucoup de Strasbourgeois habitués. Nous avons une équipe jeune et passionnée, sans être gnangnan ! On fait goûter, on conseille, dans un esprit convivial, et ça plaît. »

« Il y a encore quelques années, on n’aurait pu imaginer un bar à vin alsacien à Strasbourg, confirme Philippe Bouvet, directeur marketing du CIVA. Mais aujourd’hui l’offre est de plus en plus importante, dans les restaurants, les bars, avec le Comptoir des vignerons aussi… Les planètes s’alignent. »

Et elles s’alignent dans un esprit de convivialité, de partage, du plaisir de la découverte propres à ces établissements où le vin est roi. a

Au Jaja, c’est vin naturel, boule à facettes, pétanque l’été et bonnes ondes !
« UN TIERS DE MA
EST CONSACRÉ AUX VINS
112 aVINS À BOIRE HS — Vins d’Alsace 2023
Lyse Nippert

ART & VIN FRONTIÈRES POREUSES

La relation sensible entre l’art et le vin, qui a traversé tous les styles, toutes les époques et tous les continents, trouve des résonances particulières en Alsace, où ces deux mondes s’interpénètrent à l’intérieur comme à l’extérieur des domaines viticoles.

L’art et le vin servent au rapprochement des peuples. » Ce n’est pas un hasard si Caroline ClaudeBronnera fait sienne la citation de Goethe. Guide-conférencière nationale et fille de vignerons alsaciens tonneliers, elle s’amuse chaque jour, ou presque, à relier ces deux univers lors des différentes visites guidées qu’elle mène en Alsace. Peut-être l’avez-vous déjà croisée dans les rues de Colmar, sur la place d’un village alsacien ou bien même, un peu plus loin, dans les parcelles d’un Grand Cru. Son plaisir, sa passion, son « jeu » : connecter les œuvres, outout simplement les choses qui l’entourent, au vin et à l’histoire. « ÀColmar, il suffit de leverlatête pour établir un peu partout cette connexion. » Que soit au milieu d’une ruelle ou dans les allées du musée Unterlinden, où elle a imaginé et conçu une visite entièrement dédiée à la relation entre l’art et le vin, la diplômée d’histoire se présente en médiatrice. « Je donne des clés aux gens pour modifier leur regard, leur angle de vue. À eux ensuite de s’emparer de cette expérience pour la poursuivre de leur côté et approfondir leur propre relation avec l’art et le vin. En tant que vectrice d’émotions, la dégustation d’un vin peut être intimement connectée à une œuvre particulière, par exemple un poème, une chanson, un tableau, un dessin… »

DE L’ART À TOUS LES ÉTAGES

Au domaine Josmeyer, à Wintzenheim, chaque vin qui fermente en cave est une source d’inspiration pour Isabelle Meyer. Armée d’une craie blanche, la vigneronne illustre sur chaque fût ce qui fait l’essence de la cuvée qu’elle renferme : les conditions de la récolte, la position de la lune et des constellations... Peu à peu, ses dessins s’imbriquent au milieu de données plus techniques, elles

Olivier Métral
– DR a RELATION SENSIBLE
Domaine Borès
« 114 aART & VIN HS — Vins d’Alsace 2023

aussi notées à la craie, pour former un ensemble visuel paradoxalement harmonieux. « La face d’un foudre, c’est comme un tableau noir pour moi », explique-telle. « Plus jeune, mon père me rabrouait lorsqu’il me voyait faire des petits dessins sur les fûts : ici, ce n’est pas un lieu de loisir, mais un lieu de travail ! Après son décès, quand je me suis retrouvée seule en cave, je me suis complètement approprié les lieux. »

L’art, ici, est omniprésent et ne se cantonne pas au seul sous-sol de la cave. Avec sa sœur Céline, qui dirige le domaine, Isabelle perpétue une vision artistique des choses du vin qu’elles ont hérité de leur père Jean, féru d’art en tout genre. « On essaye d’être des passeurs de culture », répétait-il souvent. C’est lui, en 1986, qui lança la série « Artiste », une gamme de vins de fruits toujours à la carte, dont les étiquettes, qui couvrent trois millésimes, sont ornées d’œuvres

« LA

FACE

D’UN FOUDRE, C’EST COMME UN TABLEAU NOIR POUR MOI. »

115 aART & VIN HS — Vins d’Alsace 2023
Pour Céline et Isabelle Meyer, du domaine Josmeyer, chaque vin qui fermente en cave est une source d’inspiration.

picturales. « Il se rendait lui-même dans l’atelier de grands artistes qu’il aimait et fouillait partout pour y dénicher le dessin qui pouvait parfaitement correspondre à sa cuvée. »

Aujourd’hui, le domaine regorge de pièces artistiques, issues non seulement des collections personnelles de Jean Meyer, mais aussi des propres productions ou trouvailles de la fratrie. Et si Isabelle dessine, Céline, elle, écrit. Ancienne libraire, elle baigne depuis toujours dans les mots. Les siens, comme ceux d’écrivains ou de poètes qu’elle affectionne, qui se retrouvent placardés, sur une tuile ici, un bout d’ardoise là, et qui sont autant de petits messages ou éléments de pensées à attraper au vol.

passée notamment par la classe de théâtre du Conservatoire de Strasbourg et cofondatrice de la compagnie, qui a eu l’idée de ce festival », rappelle Marion Borès, installée sur le domaine depuis huit ans aux côtés de ses parents, Pierre et Marie-Claire. Au fil des ans et des représentations, le succès de l’événement ne se dément pas et attire un public toujours plus nombreux au pied des vignes.

THÉÂTRE ET CINÉMA

DANS LES VIGNES

Plus au nord, au domaine Borès, à Reichsfeld, les mots résonnent au cœur même des parcelles. Depuis 2016, la compagnie des Insupportés s’y retrouve chaque été pour y présenter ses créations théâtrales lors du festival « Soir de Pressoirs ».

« C’est ma sœur Lucie,

L’organisation de ce festival ne constitue toutefois pas le seul fait d’armes artistique de la maison. Toujours à l’initiative de Lucie Borès, associée pour l’occasion à Tom Helbert, la propriété a constitué le décor visuel et surtout sonore d’un court-métrage de sept minutes, couronné du premier prix de la 12e édition du festival « Les vignerons indépendants font leur cinéma » en juillet 2021, à Nîmes.

« PLUS AU NORD, AU DOMAINE BORÈS, À REICHSFELD, LES MOTS RÉSONNENT AU CŒUR MÊME DES PARCELLES. »
116 aART & VIN HS — Vins d’Alsace 2023
Chaque été, le Domaine Borès, à Reichsfeld, s’ouvre au théâtre. Mariage parfait de l’art et du vin.

NOTAMMENT PAR LA CLASSE DE THÉÂTRE DU CONSERVATOIRE DE STRASBOURG ET COFONDATRICE DE LA COMPAGNIE, QUI A EU L’IDÉE DE CE FESTIVAL ».

Marion et Lucie Borès
« C’EST MA SŒUR LUCIE, PASSÉE
117 aART & VIN HS — Vins d’Alsace 2023

Visible sur le site Internet du domaine, cette courte vidéo intitulée « Vinophonie d’automne » s’apparente à une fantaisie musicale autour des sons et des bruits émis lors des vendanges, du pressurage et de la fermentation. « Cela faisait longtemps qu’on réfléchissait à réaliser une vidéo chez nous, mais on ne savait pas comment l’aborder », se souvient Marion. Comme le raisin, l’idée a lentement mûri avant d’aboutir à ce petit bijou sonore qui a conquis, de ses notes brutes, le jury gardois.

LE VIN EN MUSIQUE

Lambert Spielmann, jeune vigneron installé à Saint-Pierre, connaît lui aussi la musique. Non seulement celle qu’il préconise pour accompagner la dégustation de ses vins, mais aussi celle, plutôt rythmée, qui l’accompagne jusque dans ses chais et qui s’invite sur ses étiquettes par le biais de noms de groupes ou de genres musicaux qu’il s’amuse à détourner. À son actif, notamment, les cuvées « Red Z’Epfig », qui renvoie au Led Zeppelin des légendaires Jimmy Page et Robert Plant, et « This is Muska », qui s’approprie les codes du ska, un genre notamment popularisé par le groupe Madness.

Musique, mais aussi théâtre, cinéma, peinture, dessin, littérature ou poésie : les arts s’affichent sous toutes leurs formes dans la vitisphère alsacienne, preuve d’une relation toujours forte et sans cesse renouvelée entre deux mondes unis par des siècles d’histoire parallèle. a

La passion de Caroline
Claude-Bronner, connecter les œuvres au vin et à l’histoire.
118 aART & VIN HS — Vins d’Alsace 2023
L’étiquette de La Cuvée du Dragon, dessinée par Raymond E. Waydelich

L’illustrateur Laurent Bessot peint à la bière ou au vin rouge des personnages en forme de bouchons. Il met ainsi en scène le petit monde de la viticulture alsacienne et ça plaît, beaucoup.

LAURENT BESSOT, LE GOÛT DU BOUCHON

Il est l’une des figures du vignoble, l’un des illustrateurs les plus prolifiques de la région. Son crédo ? Mettre en scène de manière décalée le petit monde de la viticulture alsacienne à l’aide de personnages en forme de bouchon. Sa particularité ? Peindre à la bière brune et au vin rouge, qu’il réduit dans une casserole pour en concentrer la couleur. Et Laurent Bessot, qui a définitivement rangé ses moules de pâtissier pour vivre exclusivement de son art, a ses préférences en la matière. « Pour la bière, je mélange de la Guinness pour son côté mat et la Licorne Black pour son aspect brillant, alors que pour le vin rouge, je porte mon choix sur des pinots noirs alsaciens de millésimes récents ou très solaires : ils sont bourrés d’anthocyanes ! »

Très actif sur les réseaux sociaux où il se contraint à publier un dessin par jour – « Facebook et Instagram sont mes showrooms » –, Laurent n’en dédaigne pas pour autant la rencontre avec son public, bien au contraire. Il est de tous les salons, de toutes les manifestations, de tous les événements œnologiques. Autant « mateur » que « tchatcheur », il s’amuse à décortiquer en quelques minutes la personnalité des clients qu’il y croise, pour rajouter – sur l’instant – un titre personnalisé aux œuvres qu’ils acquièrent.

Sa touche finale, en quelque sorte.

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HISTOIRE AUX RACINES DE LA VIGNE

En Alsace, la culture de la vigne plonge ses racines au plus profond de la mémoire collective. Importée par les Romains, elle a été perpétuée par les moines et les congrégations religieuses qui étaient au Moyen Âge d’immenses et très influents propriétaires terriens.

C’est une mer sur laquelle le temps n’a pas de prise. Elle houle, grossit, reflue et change de contours, mais elle est toujours là, immuable. Le vignoble est ici un océan qui vient lécher les piémonts et les contreforts, jusqu’à s’avancer au seuil des villages où il étire parfois ses bras comme des fjords. Au fil des siècles, il a façonné les hommes et lespaysages,lesmentalitésaussipuisqu’il est dit qu’il est des peuples des vignes comme il est des peuples de la mer ou de la montagne.

Génération après génération, depuis la victoire de Jules César en 58 avant J.-C. sur le chef germain Arioviste au moins, autant dire depuis toujours, se reproduisent les mêmes gestes, se perpétuent les mêmes rites qui épousent le rythme des saisons. S’il était déjà réputé autemps des Romains, à tel point qu’en 91 après J.-C. l’empereur Domitien en ordonna l’arrachage pour ne pas faire de concurrence au vin de la péninsule pas encore

a MÉMOIRE Alain
DR – Bibliothèque
et universitaire de
Leroy
nationale
Strasbourg
Alain Leroy
120 a HISTOIRE HS — Vins d’Alsace 2023

italienne, c’est au Moyen Âge que le vin d’Alsace va prendre son véritable essor. En ces heures farouches qui ne plaisantaient pas avec les châtiments, on allait même jusqu’à couper la main aux voleurs de raisins, ce qui donne une idée de leur valeur économique.

En Alsace, la culture de la vigne est ainsi devenue une part indiscutable non seulement du patrimoine et de l’identité, mais aussi de l’économie. C’est la vigne qui a fait la richesse de la région. Celle des monastères d’abord, des villes et de quelques individus ensuite qui ont rapidement mis à profit l’existence des voies fluviales, dont le Rhin et l’Ill évidemment, mais la Moselle n’est pas loin, pourexporter des tonneaux qui, en d’autres territoires plus enclavés, auraient seulement été destinés à une consommation locale, au mieux régionale.

En 826, l’ecclésiastique aquitain et clerc de la maison de Pépin Ier Ermold le Noir,

exilé à Strasbourg par Louis le Pieux, rend un hommage au vin d’Alsace qui en dit beaucoup : « Le dieu du vin Bacchus habite ces collines, levin mûrit le long des montagnes et, en abondance, coule. (…) Si ta population, Alsace, conservait pour son propre usage tout ce que produit la terre féconde, on verrait cette race vaillante étendue dans les champs, noyée dans l’ivresse et c’est à peine si d’une grande ville il resterait un seul homme. »

Il n’est pas le premier : le grand César lui-même aurait tenu les vins d’ici pour « optimus totius Galliae », les meilleurs des vins de Gaule, bien que sur ce sujet il faille rester prudent, d’une part parce que César aimait autant flatter ses vassaux que les punir et d’autre part parce que rien ne prouve qu’il ait vraiment prononcé cette phrase.

Si ce sont les Romains qui ont importé la culture de la vigne dans cette Alsace qui n’était alors qu’une contrée aux marges de l’Empire peuplée de tribus rétives (les

Au Moyen âge, deux grues surplombaient la douane, près du Pont du Corbeau. Elles chargeaient le vin d’Alsace destiné à l’Europe du Nord.
Pépin Ier Ermold le Noir
« LE DIEU DU VIN BACCHUS HABITE CES COLLINES, LE VIN MÛRIT LE LONG DES MONTAGNES ET, EN ABONDANCE, COULE. »
121 a HISTOIRE HS — Vins d’Alsace 2023

Némètes dans la région de Wissembourg, les Triboques du côté de Brumath, les Médiomatriques dans les environs de Saverne, les Raurarques dans le Sundgau) àmater,cesontbienlesmoinesquiontfait prospérerl’héritageviticole au MoyenÂge.

Dans son ouvrage Alsace, une civilisation de la vigne* qui est un peu la Bible sur ce sujet, l’historien Claude Muller se demande ainsi faussement ce que « serait la viticulture alsacienne aujourd’hui sans l’apport des monastères au Moyen Âge ?

Vin de messe,vin de qualité supérieure,vin source de revenus : le clergé régulier joue surtouslestableaux ».Laréponseestdans la question et tient en une lapalissade : sans doute pas ce qu’elle est aujourd’hui.

Car sitôt le VIIe siècle proclamé, les monastères et les abbayes vont pulluler et la puissance des princes-abbés et, plus haut dans la hiérarchie, celle des princesévêques, s’affirmer.

UNE SPECTACULAIRE EXPANSION

« Dès l’origine, le poste le plus fortement occupé est le gué d’Achenheim-Strasbourg », écrit encore Claude Muller. « Un premier monastère, Eschau, est fondé dès le VIIe siècle à la périphérie de Strasbourg. Le franchissement de l’Ill et du Rhin étant assuré,

les liaisons avec l’extérieur peuvent se développer. La plus ancienne voie, en direction de Saverne par Soultz-lesBains, se voit contrôlée par la puissante abbaye bénédictine de Marmoutier, en place dès 589. (…) Dès 634, la vallée de la Fecht voit l’implantation de l’abbaye Bénédictine de Munster, fondée par Oswald, disciple du pape Grégoire. »

Un cas parmi d’autres, mais peut-être plus parlant : en 727, près de Guebwiller dans le Haut-Rhin, est créé le couvent de Murbach qui, grâce notamment au commerce du vin, et à celui du sel aussi il faut être honnête, va acquérir une puissance économique telle et une influence politique si forte que ses représentants seront invités à s’asseoir à la table de la Diète impériale.

Ce réseau spirituel qui ne cesse de s’étendre entraîne le développement de la vigne qui couvre alors progressivement les coteauxet même les plaines. Dans son sillage naissent lesvillages àvocationviticole. Ils sont une centaine au début du XIIIe siècle, pas loin du double cent ans plus tard.

Cette spectaculaire expansion qui change toute la toponymie et même la sociologie de la région se poursuit sans interruption jusqu’au XVIe siècle, où elle atteint son apogée. Les religieux ne se

PAR OSWALD, DISCIPLE DU PAPE

Planche de l’Hortus deliciarum dans laquelle Noé plante la vigne, cueille le raisin et boit le fruit de ses efforts. La vigne en Alsace en 1509.
122 a HISTOIRE HS — Vins d’Alsace 2023
« DÈS 634, LA VALLÉE DE LA FECHT VOIT L’IMPLANTATION DE L’ABBAYE BÉNÉDICTINE DE MUNSTER, FONDÉE
GRÉGOIRE. »
123 a HISTOIRE HS — Vins d’Alsace 2023
124 a HISTOIRE HS — Vins d’Alsace 2023

Au-dessus d’Andlau, une statue installée au milieu des vignes en 2005 rappelle le rôle des moines dans la culture de la vigne en Alsace et plus particulièrement ici, sur les terres du Moenchberg, la « montagne des moines ».

125 a HISTOIRE HS — Vins d’Alsace 2023
« CE SONT BIEN LES MOINES QUI ONT FAIT PROSPÉRER L’HÉRITAGE VITICOLE AU MOYEN ÂGE. »

sont pas contentés de tailler les treilles qui poussent sur les murs de leurs couvents et leur donnent de l’ombre l’été et du raisin au début de l’automne : ils ont acquis tout ce qu’ils pouvaient acquérir, y compris des terres très éloignées de leurs lieux de prières.

Des siècles durant, la compétition a même parfois été féroce entre congrégations et gens de foi, l’amour de son prochain ayant des limites quand il s’agit de vin. Et puis les princes-évêques n’ont jamais rechigné à faire la guerre à leurs voisins et rivaux, ce qui leur permettait au passage de récupérer des vignes. Et si on ajoute à cela les donations de fidèles en quête de rédemption qui venaient encore enrichir les abbayes, on imagine le tableau final.

Certaines de ces abbayes auraient d’ailleurs pu passer pour de véritables entreprises si on avait l’esprit mal tourné. Celle de Marmoutier possédait ainsi, dès le VIIe ou VIIIe siècle, un cellier pouvant contenir 6000 hectolitres de vin, ce qui représentait une petite et même une grande fortune.

Si les moines se sont faits viticulteurs pour approvisionnerleursofficesenvindemesse etalimenterleurconsommationpersonnelle en vin de table, ils n’ont jamais négligé le commerce. Le « sang du Christ » s’exportait d’autant mieux que l’Alsace disposait alors d’un réseau routier et fluvial, on l’a dit, très performant depuis les Romains et qui allait encore se développer. Avec, dans la première moitié du XIVe siècle, la création du port de Colmar et, en 1358, celle à Strasbourgd’unnouveaubâtiment,celuide la Douane (Kaufhaus), aujourd’hui appelé Ancienne Douane. Deux immenses grues surplomberontlongtempsl’IlletlePontcorbeau, transbahutant marchandises et tonneauxquinaviguerontensuiteversCologne en direction des ports allemands, néerlandais et de ceux de la Baltique.

Le vin d’Alsace était entré dans son premierâge d’or. Il durera jusqu’auXVIe siècle et la déflagration de la guerre de Trente Ans (1618-1648) qui fera couler plus de sang que de jus de raisin. a

*Muller (Claude), Alsace. Une civilisation de la vigne du VIIIe siècle à nos jours. Éditions Place Stanislas, 2010.

Vendanges à Riquewihr en 1919. Les vendanges, thème emblématique.
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