anne foti
Un L ac de p hilippe g randrieux cinématographie de la présence mémoire de master 2 dirigé par Caroline Renard codirigé par Marc Cerisuelo master théorie et pratique des arts études cinématographiques et audiovisuelles université Aix-‐Marseille I septembre 2009
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Un grand merci à Clément Devaux sans qui ces pages n’existeraient pas.
Merci de tout cœur à Philippe Grandrieux pour sa patience et sa générosité attentive. Mes remerciements à Didier Morin pour ses précieux Mettray et son accueil lors du workshop animé par Philippe Grandrieux à l’école des Beaux-arts. Enfin, merci à Florence Le Grancher pour « la virgule près » !
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Table des matières ____________________________________________
Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
p. 5
I. Convulser
Devenir Alexi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Se faire un corps sans organes . . . . . . . . . . . . . . L’homme n’est pas la fin du corps (montages) . . . . . . . . .
p. 14 p. 19 p. 25
II. Toucher…
Un souffle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 33 Un corps. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 40 Un visage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 51 Une image . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 57
III. Se fondre dans le paysage Le paysage, si l’on veut, n’existe pas. . . . . . . . . . . . p. 66 Une maison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 73 Agencer. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 76 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 82
Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 89 Filmographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 98 Annexes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 100
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Introduction Entre le documentaire Le Labyrinthe (1989)1 et le long métrage Un Lac (2009) réalisés par Philippe Grandrieux, un même plan : une « main négative » comme une aube de la création posée sur un crépuscule, scelle sa paume à l’instant des images. D’un film à l’autre revient cette main frémissante et ouverte sur le fond mouvant du réel comme la trace du fondement anthropologique des images. Dans le film documentaire Le Labyrinthe, le tremblement du cinéaste filmant sa main en silhouette devant l’a(s)périté d’un ciel d’images interroge le geste cinématographique. Un Lac, deux décennies plus tard, fixe à contre-jour la main d’Alexi tendue vers la cime des arbres. D’un film à l’autre, ce motif synthétise à la fois le parcours et l’esthétique du cinéaste. Le parcours, parce qu’il aura fallu tout le cheminement du documentariste et la réflexion du plasticien pour trouver ce qu’il appelle une justesse du cadre. L’esthétique parce que cette main posée sur l’image rappelle la dimension sensorielle qui anime ses œuvres et l’engagement physique du cinéaste
Philippe Grandrieux est né à Saint-Étienne en 1954. Il réalise une première installation vidéo sur le peintre Claude Viallat dans une galerie de Bruxelles en 1976 et sort diplômé d’une école de cinéma, l’INSAS, durant l’année 1979 où il rédige un mémoire sur le thème " cinéma et peinture ". Il commence à travailler pour la télévision dès 1981, année
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Le Labyrinthe, essai poétique en forme d’interview, à propos d’une interview de Jean Louis Schefer filmée par Philippe Grandrieux in Le Labyrinthe, 1989, série Azimut, réalisé pour TV FNAC. Cet essai filmique entre documentaire, fiction et film d’archives a été produit dans le cadre d’une série de quatre émissions pour la FNAC qui, au vu du caractère hors-normes des propositions faites par Philippe Grandrieux, n’a pas souhaité prolonger l’expérience.
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durant laquelle il coréalisera avec Thierry Kuntzel son premier long métrage La peinture cubiste. Après plus de vingt ans de travail de réalisation et de production pour des télévisions nationales et expérimentales, il réalisera en 1999 un premier long métrage, Sombre, qui connu un grand succès critique ainsi qu'un bon accueil de la part du public. Son deuxième film La vie nouvelle, plus radical, aura des difficultés à rencontrer spectateurs et journalistes. Sept ans plus tard, Un Lac vient affirmer un positionnement artistique qui, s’il paraît vouloir tendre au-delà des limites du cinématographe, y est fortement ancré. Entre les longs métrages de Philippe Grandrieux travaillent installations, vidéo, textes littéraires, photographies, réflexions sur le cinéma2, culture esthétique et musicale, lectures d’ouvrages philosophiques ou littéraires qui tissent tout un réseau formel où le jeu citationnel et théorique prend une large part.
Parce que faire une image c’est prendre corps (ou le donner), constituer un rythme (une vitesse), un être-là (une lumière), un volume (un geste), filmer ce n’est pas « voir » un corps, c’est avoir un corps. Filmer devient une histoire de corps, de correspondances entre le cinéaste et le plan, entre le personnage et le film. La démarche cinématographique de Philippe Grandrieux, parce qu’elle provient en partie de sa pratique documentaire, ne s’entend pas sans l’œil collé au viseur et la caméra à l’épaule. Toutes les dimensions de l’image portent ainsi la trace du corps. Pour Un Lac, le cinéaste a souhaité travailler avec une caméra vidéo pour alléger le dispositif de tournage d’autant plus que c’est lui-même qui a fait la lumière du film.
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Je me réfère à ses fabuleuses interventions dans l'émission (regrettée) Le cinéma l'après-midi sur France Culture animé par Claire Vassé où le cinéaste brillait par ces commentaires à la fois érudits et sensibles. J'y ai grâce à lui découvert le cinéma.
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Dans Sombre (1999), il y a l’histoire de Jean et son irréalisable distance au monde, Jean toujours dans la nuit du corps qui obscurcit sa présence, le rend aveugle à toute conscience d’une possible altérité. Si Jean doit savoir qu’il a un corps, les personnages de La vie nouvelle (2002) veulent en sortir, s’extraire de leur chair, et croire qu’ainsi la douleur ne va plus exister. Mais dans Un Lac (2008), à l’inverse de La vie nouvelle, il s’agit de trouver un corps. C'est-à-dire grandir, devenir.
Un Lac est conte merveilleux, un mythe, une ritournelle ou un chant d'amour. C'est un livre d'images où l'histoire tiendrait en peu de mots, un livre que l'on ne referme jamais tout à fait parce qu'il appartient à notre expérience, la constitue. Quelque part au nord où tout devient neige, voilà l'hiver de l'adolescence, le jour où il faut grandir, rencontrer l'étranger, laisser l'amour entre Hege et son frère Alexi se fendre, comme un arbre meurt pour qu'un autre apparaisse. Image du passage et de la profondeur de notre désir, le lac le lieu de naissance du film et des personnages. Sur le bord, la maison familiale, ventre opaque et labyrinthe psychique, abrite la famille témoin d'un amour naissant et de cette autre qui se transforme. Il y a la neige et l'empreinte des arbres comme des lignes au fusain, l'étude des mains et des visages comme autant de croquis qu'il fallait faire pour saisir les souffles dans l'obscurité, le mystère des corps et la lumière fragile sous le silence d'hiver.
Les propositions figuratives inédites qui sont à l'œuvre ici donnent à expérimenter non pas la simple visibilité du film (ce monde mis à distance du spectateur, projeté là, devant lui) mais sa matérialité, son épaisseur. La palette des flous, la subtilité des couleurs en dégradé de gris comme autant de couches déposées en transparence, les mouvements du cadre et son extatique épilepsie confinent parfois à l'indéchiffrable, au brouillard des 7
formes jusqu'à l'image monochrome, blanche comme l'écran du rêve3 et noire de cette obscurité qui contiendrait toutes les images. La simplicité du récit revendiquée par le cinéaste porte chaque mouvement entre et dans les images pour qu'il y devienne évènement: marcher, donner un coup de hache, caresser un cheval, respirer, se laver les mains, trembler, chanter ne sont plus des actions mais des actes pris pour eux-mêmes comme pure matière, pure intensité, au travers d'un puissant être-là des personnages. Les gros plans répétés sur les mains et les visages évoquent l'étude du peintre et la caméra rapprochée sacralise les personnages. Ce que l'on pourrait alors appeler des plans-portraits agencent de nouveaux réseaux entre les acteurs au-delà d'ordinaires rapports psychologiques enfermés dans le langage. Les acteurs étrangers russes, tchèques, flamands ne pouvaient communiquer entre eux sur le tournage et leur diction phonétique en français des quelques répliques sculptent les voix plus qu'il ne les rend intelligibles. Il y a peu de paroles et pas de musique, sauf un seul chant, le Liederkreis Op.39 de Robert Schumann, avec un poème de Joseph von Eichendorff Mondnacht chanté par l’actrice elle-même (Natalie Rehorova). Un seul chant qui transperce le film d’un élan, celui du devenir femme de Hege. Malgré la raréfaction des dialogues et l’absence d’accompagnement musical, Un Lac n’est pas un film silencieux. Il sculpte au contraire une matière sonore riche, composées de couches, de strates très fines et recrées en studio ou en prises séparées.
Un Lac à la suite des deux autres longs métrages de Philippe Grandrieux4, prolonge la volonté de non pas représenter le réel, de le reproduire, mais d’en faire l’expérience. Si le film est un conte d’amour, il ne dit pourtant pas une histoire. Ou plutôt il exprimerait 3
"(…) la découverte de Lewin d'un écran blanc du rêve, ordinairement recouvert par les contenus visuels, mais qui reste blanc lorsque le rêve n'a pour contenus que des sensations proprioceptives (…)." Gilles Deleuze. Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980. p. 208. 4 Sombre (1999) , La vie nouvelle (2002).
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toutes les histoires, toutes nos histoires, celles que l’on se raconte alors que les ombres dansent sur le mur de la chambre.
Souvent le film, à travers son paysage de neige et sa forêt de pins, travaille les contrastes et absente la couleur, rappelant ainsi le dessin et les images qui accompagnerait un livre de conte à la lisière du merveilleux, parce que partir c’est peut être traverser le miroir, passer par le lac et rejoindre un ailleurs, un autre soi-même. Mais le merveilleux est simplement contenu dans le réel, il est là dans un visage, celui d’Alexi, qui reste sur la rive devant la simple évidence du réel qu’il n’y a rien d’autre à déceler dans ces branchages et cette neige que leur présence. Et Alexi, dont l’hyper sensibilité le conduit à succomber à des crises d’épilepsie, reste au bord du lac, alors que Jurgen, l’étranger venu couper du bois, et Hege partent ensemble sur la barque laissant là la mère aveugle, Liv et son petit frère Johannes mais aussi son père, Christiann, apparaissant dans le film de manière elliptique.
Inspiré d’un roman de Tarjei Vessas, Les oiseaux, Un Lac est un film en noir et blanc mais tourné en couleur, c'est une œuvre en 35mm mais filmé en vidéo, c'est un film muet dont les mots ont l’épaisseur d’une poudreuse et où chaque geste manifeste à la fois l'extraordinaire évidence des corps et leur opacité. Un Lac incarne des rapports de simplicité, une symbiose entre les êtres et avec la nature. De ces proximités intenses surgit la puissance vraie de chaque émotion ou geste qui nous fonde et construit l'expérience du spectateur. Hors du défilement des images et de leur disparition, Un Lac se projette sur le mode de la présence, chaque plan devient une apparition et place le spectateur dans un état tout particulier de conscience, une sorte d’état hypnagogique
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capable d’instaurer entre lui et l’image un nouveau rapport à la pensée, un état de pensée avant la pensée.
Le cinématographe est ontologiquement lié à la présence parce qu’il s’agissait dans les premières vues Lumières moins de représenter que de rendre présent, ce qui d’emblée faisait du cinématographe un art.
Un Lac dans sa volonté évidente de renouer au origines du cinéma, un cinéma d’avant le parlant, moins psychologique que phénoménologique où la narration était portée par l’expression pure des visages et des corps et leur présence au monde, se place dans la transmission de cet état fondamental qui établit notre rapport au réel. Communément désigné comme un cinéaste de la sensation, Philippe Grandrieux ancre dans ce film sa ligne artistique et y consolide les inventions figuratives initiées dans ses deux longs métrages précédents. Ces inventions raniment le pouvoir ontologique de rendre présent du cinématographe et le radicalise dans ce dernier film sortit en mars 2009.
Quels sont les moyens figuratifs mis en œuvre par le film pour se placer de façon si décisive dans la dimension de la présence et le situe dans une filiation aux œuvres les plus fortes du cinématographe ? Ces moyens pourraient être envisagés sous trois aspects : matériel, sensoriel et spatiotemporel.
Quel serait l’état plastique ou sonore qui donnerait un corps au film et activerait sa présence ? Ou quelle serait la dimension sensorielle par laquelle le film expérimenterait la présence ? Et enfin de quelle façon ce corps du film occuperait l’espace ?
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Affiche du film
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1 Convulser
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Une certaine agitation d'objets, de formes, d'expressions ne se traduit bien que dans les convulsions et les sursauts d'une réalité qui semble se détruire elle-‐même (…). Antonin Artaud, Cinéma & Réalité, 1927
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Devenir Alexi
La convulsion c’est un rythme, une fuite du corps en son envers (une révulsion) ou, pour Nicole Brenez, « un aboutissement somatique d’une translation figurative»5, c'est-à-dire un symptôme visuel dans lequel le corps ne va plus se ressembler, pour laisser apparaître une figure nouvelle, manifestation où « le sens vient s’inscrire à même le corps »6. Si la convulsion est capable de faire état d’une violence symbolique (« déchaînement du négatif » comme le démontre Nicole Brenez), elle peut être la marque de l’économie figurative employée par le film ou bien révéler le modèle théorique qui agit sur le corps du personnage. La séquence d’ouverture exemplifie cette translation entre film et corps, et montre comment un corps seul peut faire sens et prendre en charge le principe plastique du film.
La première occurrence d’Alexi est son mouvement. Elle est un geste, un souffle, un rythme. Il abat un arbre. Il est ce geste, il est ce tranchant, ce choc de la hache contre le tronc. D’abord la scansion du corps est prise dans un mouvement très brutal et très précis où le plan ne retient le personnage qu’à partir de sa taille. Le cadrage se compose à partir de la puissance qui organise Alexi contre la masse du tronc au bord de l’image. Le geste, parce qu’il n’est précédé de rien (« Il faut que les choses aient lieu avec soudaineté. Rien ne les prépare. Ça arrive » écrit Philippe Grandrieux dans le synopsis) ouvre à une
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Nicole Brenez, De la figure en général, du corps en particulier, Paris, De Boeck, 1998. pp 235-237. Cela serait peut être là une définition opératoire de la figure. 6 Ibidem.
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présence très forte7. Nous arrivons au milieu de ce geste, hors de toute signification autre que le sens porté par le corps, que le poids de cette existence luttant contre l’arbre, que l’absorption et la tension du visage tout entier dans cet acte. Bras, coudes, mains et torse s’articulent dans une action que l’on peut qualifier de machinique tant le rythme des coups renvoie à la régularité de l’automate. La cadence est volontairement interrompue par le film dans un changement d’angle de caméra qui passe d’un profil à l’autre selon deux plans relativement fixes, légèrement désaxés et en contre-plongée, des plans qui coupent le personnage, et qui déjà mettent en œuvre des lignes de forces. Ici le montage vient peut-être dire l’ellipse d’une pause, ou alors, parce que l’abattage de l’arbre renvoie au geste de la coupe cinématographique, exhiber ce qui le constitue, c'est-à-dire l’intervalle8, et chercher dans un repli sa propre forme.
Intervalle, dans cet instant où le visage extatique d’Alexi semble flotter, renversé au dessus de la neige. Suspension quand, dans le silence des arbres ainsi regardés, on entend l’immobile craquement du bois qui va se rompre (son fantôme sans doute9). La chute de l’arbre ne peut pas aller sans cet infime moment où tout tient dans le déséquilibre. La chute d’Alexi ne peut pas aller sans cet instant où il peut ne pas tomber, résister à l’effondrement. Les images, comme le corps d’Alexi, sont travaillées par cette précarité, 7
" « C'est le corps, c'est le rythme, c'est la chair, c'est le poids du corps, c'est les os. C'est avec ça que ça se pense… » Propos tenus par Philippe Grandrieux in Cyril Beghin, Entretien avec Philippe Grandrieux, Balthasar, 2001, N° 4. 8 « La projection cinématographique « transforme une discontinuité en une continuité (…) [et permet] une synthèse d’éléments discontinus et immobiles, en un ensemble continu et mobile (…) ». Jean Epstein, Intelligence d’une machine, Paris, Jacques Melot, 1946. p.19. 9 « Il fallait le moderne pour relire tout le cinéma comme déjà fait de mouvements aberrants et de faux raccords. L’image-temps est le fantôme qui a toujours hanté le cinéma, mais il fallait le cinéma moderne pour donner corps à ce fantôme. » . Gilles Deleuze, L’image-temps, Paris, Minuit, 1985. p. 59 in Alain Ménil, Deleuze et le « bergsonisme du cinéma », Philosophie, 1995, n°47. On peut souligner, en continuant pages 60 et 61 de L’Image-temps, qu’il y a déjà dans le plan montage par le rythme de la coupe. Dans le plan sur les arbres, la suspension du mouvement donnerait ce temps « sans évènements pour le remplir ». Le fantôme de l’arbre qui a chuté est un instant suspensif, un changement de nature de l’image, de généalogie si on veut filer la métaphore de l’arbre, où les causes ne sont plus à trouver dans les images précédentes mais dans l’étendue même de l’image, là exactement où elle est puissance d’images. (voir A. Ménil, op.cit. p.39).
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cette mise en crise où tout peut advenir par les corps, où l’image devient inévitable mais imprévisible10, où tout est sans causalité apparente.
A la violence de la coupe rythmée par les coups de hache succède celle qui agite Alexi abattu dans la neige par une crise d’épilepsie. Alors que l’adolescent et le cheval Tao avancent dans la poudreuse charriant ce qu’il reste du tronc, l’image se met à trembler sur le visage d’Alexi sous le grondement lointain d’une avalanche (ou d’un orage), comme si la source de la vibration était réellement tellurique et qu’en même temps elle sourdait du corps. L’alternance entre les plans sur les montagnes et le visage met en place un lien organique et une relation d’équivalence entre paysage et visage. D’ailleurs, jamais on ne verra un « paysage », mais sa contraction ou sa dilatation, sa convulsion en multiples, en gros plans successifs, en détails : ici des montagnes d’où émergent des expressions minérales, des visages, là un lac creusé par le ciel et les crêtes saillantes. Pourtant il ne s’agit pas de paysage intérieur mais de résonnances, d’un écho. Quelque chose d’Alexi qui est renvoyé par la montagne, quelque chose de la montagne qui est appelé par Alexi.
Encore une fois, à une très forte verticalité, celle des hauteurs rocheuses, répond l’imminence de l’effondrement. L’accélération de la surface de l’image, de son mouvement interne, se traduit par le tremblé intense dû à l’utilisation d’une longue focale et s’accompagne de décadrages exacerbés comme si le cinéaste tournait sur lui-même. La convulsion est un vertige, l’arrachement du corps à ses repères :
« Le vertige est une inversion et une contamination du proche et du lointain. (…) Le ciel bascule avec la terre dans un tournoiement sans
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Comme l’écrit René Char pour la poésie : « Il convient que la poésie soit inséparable du prévisible, mais non encore formulé. » René Char, Fureur et mystère, Paris, Gallimard, 1962. p.68
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prise. Ni l’homme n’est le centre, ni l’espace le lieu. Il n’y a plus de là. Le vertige est l’automouvement du chaos. »11 Cette dé-composition, ce chaos, provoque renversement du ciel, disparition puis chute d’Alexi et délitement des formes. C’est cette catastrophe qui est à l’origine même de l’art. Le moment où l’image s’effondre, où l’apparent équilibre des formes du réel se retrouve emporté dans l’acte même du regard du peintre et ici du cinéaste : « le monde du dessin s’est écroulé comme dans une catastrophe » disait Cézanne12 (diagramme). L’espace du paysage doit s’écrouler pour émerger dans un rythme, un diagramme. Dans cet abîme on entend un rythme très vif13, une oscillation rapide mais non localisable. Elle vient du corps d'Alexi à demi-replié sur le sol. Corps tremblant, épileptique, masse fouissant la neige, disparaissant dans son empreinte. Dans le son du frottement de l’anorak contre le froid crisse une tentative d’usure, d’arrachement de la limite, de dissolution du contour. La bouche bave, le corps pèse, masse noire indéterminée, forme révulsée, épaisse et floue que l’on distingue à peine. Lourd, touchable parce qu’invisible, Alexi devient ce tronc renversé (coupé à la taille par un plan rapproché), il n’occupe plus un point de l’espace mais un volume, une densité, qui s’effondre sur elle-même.
L’épilepsie devient chez Philippe Grandrieux un syndrome plastique : les tremblés dus à l’utilisation d’une longue focale, ou les flous bougés exemplifient le mouvement vibratoire de la convulsion. La corporéité de l’image naît tout entière dans le geste du cinéaste, dans son corps. Alexi qui convulse c’est un peu la transe du cinéaste qui arrache l’image au réel (l’étymologie de convulsion est le latin convellere, « arracher »).
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Henri Maldiney, Regard. Parole. Espace, Lausanne, L’Age d’Homme, 1973. p.150. Nous utiliserons dorénavant l’abréviation R.P.E. 12 Ibidem. p 150. 13 Il me semble que juste avant on entend le poids de la chute du corps dans la neige. Son qui serait à rapprocher de celui de l’arbre s’écroulant.
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Les plans flous, tremblés, éblouis sont cet arrachement. Emmanuel Levinas place l’image sous la catégorie de l’exotisme, selon laquelle « les choses représentées s’arrachent à notre monde »14. L’image dans le cinéma de Philippe Grandrieux exhibe cet arrachement. On y regarde le déracinement, le chaos où le représenté s’altère et prend sens au travers du regard du créateur :
« Dans une nouvelle de Faulkner, un homme regarde le paysage à travers une longue-vue et son œil est soudain arraché par l’image. Quand je tourne, j’éprouve cette sensation, elle influence ma manière d’enclencher la caméra, d’arrêter, de reprendre, d’approcher, de bouger, de faire parfois trembler ma main, de chercher la perte du point. »15
Que regardons-nous alors dans cette suspension donnée après l’effondrement du pin, ou dans le violent décadrage sur le ciel lors de la crise d’épilepsie ? Peut-être ce qui ressemble à la mort, ce qui a excédé le corps, et qui entre les lignes espacées des troncs n’est plus qu’un écart, un intervalle. Il y a là, dans l’obscurité immobile du sous bois, des formes qui jamais n’apparaîtront. Jamais, parce que le plan sur les arbres se prolonge dans l’évidence du réel, celle qui sera montrée dans la dernière occurrence du film par un similaire déplacement muet du cadre (ici un léger mouvement à droite sur la futaie, là un long tâtonnement du plan sur la neige et les branchages nus) : qu’il n’y a rien d’autre à voir que l’absence de tout mystère. Le mystère de la présence dans les œuvres de Philippe Grandrieux tient tout entier dans ce « trou noir » du corps, dans cette extrême densité qui est seule capable de faire crouler les formes sous le seul poids de la chair.
14
Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, Paris, J. Vrin. p.84. Il faut aussi ajouter que pour Lévinas ce n’est pas l’œuvre qui est hors du monde mais les objets qui y sont représentés parce qu’ils en ont été arrachés. 15 Dossier de presse du film, propos de Philippe Grandrieux recueillis par Claire Vassé.
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Se faire un corps sans organes La convulsion est un écart, un écartement du corps, sur lui-même et sur l’extérieur. Elle l’ouvre à la possibilité de devenir autre ou de toucher à l’autre. Elle est donc ce qui fait « empreinte » : ce qui dans l’image est marqué par le corps (corps du cinéaste, d’une chute, d’une montagne…), puis ce qui y fait écart, l’arrache à elle-même, fuit hors d’elle, bat.
La convulsion est une empreinte, elle est le geste où la finitude du corps s’éprouve et se déchire au touché du monde : animal, végétal, minéral viennent intensément toucher aux bords de l’être et le font déborder c'est-à-dire modifient la fonction enveloppante du corps. Elle est l’écart dans lequel la contraction viendrait chercher à l’intérieur de la chair une puissance d’extension de la corporéité vers d’autres états d’existence (arbre, montagne, fossile, souffle). Elle est dilatation (la bave comme un écoulement involontaire, animal ou la révulsion des yeux d’Alexi), ce mouvement hors, au-delà du corps. La convulsion y devient ce corps touchant qui branle les contours, les désorganisent. Dans le modèle théorique d’Antonin Artaud repris par Félix Guattari et Gilles Deleuze, le Corps sans Organes, noté CsO, tient le même projet figuratif : défaire le corps.
« Le Corps sans Organes, on n’y arrive pas, on ne peut pas y arriver, on n’a jamais fini d’y accéder, c’est une limite. On dit : qu’est ce que c’est le CsO – mais on est déjà sur lui, se traînant comme une vermine, tâtonnant comme un aveugle ou courant comme un fou, voyageur du désert et nomade de la steppe. C’est sur lui que nous dormons, veillons, 19
que nous nous battons, battons et sommes battus, que nous cherchons notre place, que nous connaissons nos bonheurs inouïs et nos chutes fabuleuses, que nous pénétrons et sommes pénétrés que nous aimons. »16 Alexi en effet vit des « bonheurs inouïs » et des « chutes fabuleuses », il donne l’empreinte de son corps, creuse sa place, s’étend dans son absence même. La convulsion est le symptôme d’une overdose qui fabrique le CsO. C’est par la saturation, accélération du rythme des pas, du souffle, du corps marqué par les intensités telles que la chute d’un arbre ou la présence d’une montagne, que la convulsion devient le mode opératoire de l’épilepsie. La convulsion désigne un état circulatoire à l’intérieur du corps, un flux et un reflux –une vague- dont la manifestation clinique, de fortes décharges électriques neuronales, est la scansion du corps devenu onde.
Il ne s’agit pas de vider le corps mais de défaire l’organisme pour y recevoir de nouveaux modes d’existence, des « (…) manières d’être ou modalités comme intensités produites, vibrations, souffles, nombres. »17 A l’articulation machinique du corps d’Alexi donnant des coups de hache, s’oppose la forme désarticulée et fœtale18 de l’adolescent évanoui. La variation aléatoire de l’échelle des plans sur Alexi (gros plan visage, demi-ensemble et plan rapproché taille) décompose le corps plus qu’il ne le donne à penser comme une unité. La labilité entre les matières (organiques et minérales) et entre formes et fonds (les traces de neige, le corps enfoncé) transmute la masse sombre enfouie dans le sol en une forme-fossile qu’on retrouvera par deux fois dans le film. Forme de décomposition, l’empreinte convexe devient l’inscription d’un « lieu multiple d’un corps »19 :
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Gilles Deleuze. Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Editions de Minuit, 1980. p.186. Nous utiliserons dorénavant l’abréviation M.P. 17 Ibidem, p.196. 18 La position fœtale, comme « la stricte contemporanéité de l’enfant et de l’adulte. Ibid. p203 19 Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Editions Métailié, 2000. p.88-89.
20
Le CsO est « (…) nécessairement un Lieu, nécessairement un Plan, nécessairement un Collectif (agençant des éléments, des choses, des végétaux, des animaux, des outils, des hommes, des puissances, des fragments de tout ça), car il n’y a pas ‘‘mon’’ corps sans organes , mais ‘‘moi’’ sur lui, ce qui reste de moi, inaltérable et changeant de forme, franchissant des seuils. »20 Si le mode opératoire n’est pas celui de la ressemblance mais celui du mouvement convulsif, la mise en crise du corps contient des degrés mimétiques tels que la forme repliée et encaissée d’Alexi donnant à penser au tracé topographique d’un lac21, ou les traces de neige sur l’anorak pareilles au pelage moucheté de Tao, au troncs tachetés ou encore aux montagnes tavelées de neige. Le motif se déplace ou plutôt s’étend, il est un lieu d’échange, floculation de matières, trajet d’un corps à l’autre. La forme allongée d’Alexi trouve écho dans l’enchaînement d’un plan rapproché sur le massif rocheux qui tout à coup ne donne plus à percevoir une verticalité de la montagne mais son horizontalité : de vertical et visible, l’arbre devient horizontal et indistinct dans la l’obscurité du sous bois. Il y a littérale translation visuelle organisée par le cadrage. Ou est-ce peut-être, comme dans un tableau de Vuillard, le motif qui compose le plan, happe le personnage dans un tachisme moléculaire, renverse les objets en les faisant vibrer car c’est tout à coup l’illimité qui fait forme.
Exemple d’un CsO (Alexi) pris dans un rapport neige/montagne
20 21
M.P, Voir pour s’en convaincre ouvrir l’application Google Maps sur internet, chercher Glarus en Suisse.
21
Par le Corps sans Organes, le personnage n’interprète plus, il « expérimente »22, il ne va pas générer une individuation ou un type mais un « collectif ». Chaque occurrence du personnage ne s’entend pas alors comme un nouvel aspect signifiant de sa psychologie mais comme un plan où s’organisent des rapports de vitesses, de puissances ou d’affects. Il devient ce que Félix Guattari et Gilles Deleuze appellent une heccéité, « un agencement sui
generis
qui
déroge
au
découpage
traditionnel
du
champ
perceptif
en
sujets/objets/fond »23 mais crée une individualité nouvelle avec tous ces éléments. Non pas imiter l’adolescent bûcheron ou la mère aveugle mais « composer son organisme avec autre chose »24 : ici avec la puissance des arbres et Jurgen marchant entre les branches; ou, on l’a vu, avec celle des montagnes pour Alexi ; où là encore, par les cheveux de Liv et sa robe qui collaborent avec le vent. Il ne s’agit donc pas d’individuation formelles (Alexi dans un décor de neige) mais bien d’un agencement de ces êtres « qui cessent d’être des sujets pour devenir des évènements, dans des agencements qui ne se séparent pas d’une heure, d’une saison, d’une atmosphère, d’un air, d’une vie. »25 Liv n’est plus un individu mais fait partie de l’heccéité d’une main posée sur l’air, de cheveux devenus lignes de vent, rhizome. Le personnage ne joue personne26, il est présent.
Plus tard, l’enchaînement des plans sur le visage d’Alexi contre un tronc, sa main devant les lignes brisées des arbres, sa paume tendue sur la densité de la forêt, va reprendre ce principe de composition (organisation de rapports) et de décomposition (non délimitation du corps). C’est encore Alexi qui viendra tout près du cheval Tao, non simplement pour le
22
« Remplacer l’anamnèse par l’oubli, l’interprétation par l’expérimentation ». M.P., p.187. Mireille Buydens, Sahara. L’esthétique de Gilles Deleuze, Paris, Vrin, 2005. p.82. 24 M.P., p. 335. 25 M.P., p.321. 26 « A tes modèles : ‘’Il ne faut jouer ni un autre, ni soi même. Il ne faut jouer personne.‘’ » Robert Bresson, Notes sur le cinématographe (1975), Paris, Gallimard, 1995, p.68. Collection Folio. 23
22
toucher dans le geste de la caresse, mais pour toucher à un devenir cheval et pour être touché par lui par « l’expeausition » de son visage contre le museau de l’animal. Coller sa bouche tout près de l’oeil d’un cheval, c’est défaire la bouche ou plutôt lui donner un autre contour qui se brise dans le touché bouche-œil et crée une nouvelle heccéité. Il ne s’agit pas là d’un collage surréaliste mais d’un processus d’illimitation pareil au CsO. Coller (donc découper) c’est aussi défaire la ligne pour refaire le contour.
Alexi est le toucher du film sur le film, il est ce corps touchant, cet être morcelé par le toucher du monde, ce mouvement vers le CsO.
Mais convulser c’est encore cette « contraction extrême »27 qui révulse le corps, le plie sur lui-même, le retourne, ou retourne un corps contre un autre. Les yeux exorbités ou la bave d’Alexi peuvent être indices de cet envers du corps. Le spasme et la syncope seraient symptômes de cet écart intérieur via le CsO, le lieu du « Je se touche »28 : « ‘‘Il se touche’’ veut dire qu’il se touche en lui-même (…) mais aussi qu’il est touché, touchable (par n’importe quel autre). »29 Le CsO, dans le prolongement de la pensée de Jean-Luc Nancy, n’est plus cette dissolution du corps vers le devenir imperceptible, mais le touché du corps en lui-même et vers lui. En effet, si le stade ultime du CsO est le devenir moléculaire (faut-il voir dans la neige sur la veste d’Alexi ou sur les visages
27
Jacques Derrida, Le toucher. Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000. p.45. Ibidem. pp 46-48. 29 Ibid. p 47. Alors que Jacques Derrida fait du Corps sans Organes un évènement improbable parce qu’il le conçoit à la lecture de Mille plateaux comme l’expérience du pur continu, (de la pure continuité de la présence) mais on voudrait ici le comprendre, au risque du contre-sens, le CsO comme mouvement, tentative de brisure, d’arrachement qui va travailler tout autant dans le continu du désir (cet espace lisse, haptique et tout proche) que dans la syncope du « strié », là où le toucher, la sensation, n’est possible que dans l’écart, la fuite , l’échappement. Ainsi le Cso pourrait-il aller du strié au lisse, de la cadence au rythme non mesuré. Voir aussi p. 144. 28
23
flottants de Hege et Jurgen30 la floculation des molécules ?) ou le devenir imperceptible qui tendent tous deux à une désorganisation complète jusqu’à effacement du corps, le CsO est aussi déplacement du corps, déterritorialisation des organes depuis leur fonction jusqu’à une présence qui serait tout entière toucher31. La convulsion est donc systole diastole de ce double mouvement du touchant et du touché, ce dépli et ce repli du « il se touche ».
Mais il faut dire aussi « ils se touchent », se retournent l’un vers l’autre, l’un dans l’autre, entés. Dans la maison, sous la faible lumière de ce qui pourrait être une lampe à pétrole, Hege berce Alexi allongé au creux de son ventre pour apaiser une nouvelle crise. Il y a ses cheveux désordonnés versant sous la lumière un peu d’or et de vert de gris, ses cheveux en cascade nous laissant à peine deviner le visage de la jeune fille, qui pleure aussi peut-être, convulse avec son frère. En plan rapproché, prise dans son balancement et leurs gémissements, Hege semble emportée par le désir incestueux de son frère. Plus tard, Hege et Jurgen seront pris par le même mouvement, la même convulsion, mais le visage de Hege offert à la lumière viendra dire son ravissement.
30
Des visages qui deviennent des heccéités, « c’était un curieux mélange, le visage de quelqu’un qui a simplement trouvé le moyen de s’arranger du moment présent, du temps qu’il fait, de ces gens qui sont là ». Ray Bradbury, Les machines à bonheur in M.P., p 320. Je souligne. 31 Voir Interview de Jean-Luc Nancy sur web ??
24
L’homme n’est pas la fin du corps32 (Montages) « (…) ‘‘donnez-nous donc un corps’’, c’est d’abord monter la caméra sur un corps quotidien »33, un corps de la fatigue et de l’attente nous dit Gilles Deleuze.
Ce corps c’est celui de Philippe Grandrieux qui fonde sa poïétique sur le contact direct à la caméra et, pour Un Lac, à la lumière puisqu’il n’avait pas sur ce film de chef opérateur. Un cadre de la fatigue et de l’attente (du désir somme toute), c’est un cadre qui halète, qui vibre, qui tremble et arrache l’image au réel, un cadre qui convulse emporté par le chaos du geste créateur. La convulsion implique un rythme qui va porter le cinéaste vers un autre état de conscience, un état d’inconscience presque, où c’est la sensation dans le toucher, le mouvement, la chute qui va déterminer le geste cinématographique.
Dans Un Lac, le corps d’Alexi, par sa capacité à convulser, opère la « synthèse figurative » du geste cinématographique de Philippe Grandrieux. D’emblée le personnage renvoie à deux instances cinématographiques : la perception singulière déployée par la caméra et l’enchaînement rythmique des images élaboré par le phénomène du montage, le geste de la coupe.
32 33
Nicole Brenez, De la figure…op. cit. p. 282. Gilles Deleuze, L’image Temps, op.cit., p. 246. Nous utiliserons dorénavant l’abréviation I.T.
25
La contagion épileptique qui traverse corps, surfaces et mouvements serait le symptôme de ce que Pier Paolo Pasolini appelle « la subjective indirecte libre »34 : une tournure stylistique où le réalisateur emploie des procédés formels pour traduire l’état d’âme plus ou moins perturbé du personnage et l’utiliser pour y adjoindre sa propre vision. L’enchâssement des points de vue auteur-personnage permet au film de trouver sa propre expression libre en faisant « sentir la [présence de] la caméra ». Dans Un Lac l’état d’âme du personnage correspond à l’état psychique tout entier du film.
Le personnage est le film, tant Alexi (porté admirablement par Dmitry Kubasov ) en innerve tous les éléments et qu’à son tour il les concentre en lui-même. Le personnage n’est jamais une allégorie ou un symbole, le personnage est un corps et le corps n’est jamais une image. Il est ce qui touche au film ou ce qui est touché par le film, il est sa manifestation la plus évidente. Il est capable de prendre en charge une multitude de figures cinématographiques qui elles-mêmes se modifient en fonction de lui : ellipse, cut et jump cut, flou, tremblé de l’image, montage par correspondance, sous-exposition.
Alexi convulsant, courant, chutant, soufflant, assenant des coups de hache ou marchant dans la neige renvoie aux béances, ou ouvertures, donnés par le film qui coupe, rythme, convulse les plans entre eux et replie (parce que révulser c’est plier à l’envers) les séquences les unes sur les autres par un réseau de répétitions : l’abatage de l’arbre donné plusieurs fois , la crise d’épilepsie qui survient quatre fois dont deux en ellipses , le lac, les plans sur les montagnes, la course d’Alexi, les visages, les mains, la caresse, les images noires ou blanches. Pourtant, le système de répétition est loin d’être une forme miroir mais esquisse un monde clos, replié sur lui-même, comme un lac.
34
Pier Paolo Pasolini, L’expérience hérétique, Paris, Payot, 1976. pp. 135-155.
26
Du martèlement au frottement dans la neige, via la suspension et la chute, s’inscrivent plans, montage, cadre, corps du personnage et du cinéaste. Plus qu’une architecture, le rythme est composition, c'est-à-dire qu’il place dans le plan même des éléments de montage qu’il produit, qu’ils soient visuels, plastiques ou sonores. Le plan devient une « cellule particulière de montage et annule le dualisme plan montage »35 parce qu’il lui adjoint sa propre possibilité rythmique.
Ce « montage des attractions » selon la théorie Eisensteinienne36 permet ce qui y est défini comme « montage rythmique » où « c'est le mouvement intérieur à chaque image qui conditionne le mouvement plan à plan »37 : la percussion qui détermine le montage en jump-cut; la suspension de l’arbre qui agit sur le prolongement du plan; la convulsion qui engendre un défilement erratique des plans puis une découpe du corps; le frottement qui va jusqu’à flouter l’image comme si il y avait ici un double mouvement rythmique du geste à l’image et de l’image au montage.
La possibilité offerte par ce montage rythmique déplace le film hors d’une architecture tracée. Il n’y a pas de tempo, de forme prédéfinie ou mesurée mais toute une précipitation non cadencée où le film se compose d’une multiplicité organique de plans-cellules, de fragments. Ici, la coupe ne s’effectue jamais dans un temps attendu, un temps de fin du plan, un temps écrit de découpage, mais juste avant sa relance, dans un élan qui le donne comme interminable.
35
Serguei Eisenstein, Le film : sa forme, son sens, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, 1976. p.40. Ibidem. p.17. 37 Ibid. p.65. 36
27
Souvent, des blocs de plans opèrent un passage entre deux lieux ou deux évènements. Ce sont des séries d’images en plan fixe, presque photographiques, sans mouvement apparent en elles et entre elles. Ce procédé « illimite » la temporalité et laisse apparaître les images pour elles-mêmes et en elles-mêmes. Il y a une autogenèse de chaque image mais qui reprend le mode d’apparition des autres plans de la série. Ce redécoupage d’une image dans une image engendre « un temps comme série » : « Une série c’est une suite d’images, mais qui tendent en elles-mêmes vers une limite. » 38
De ce fait il y a une forte scansion rythmique, atemporelle, on pourrait dire presque littérale : par série de trois ou quatre plans ce sont la main puis le visage puis la main d’Alexi ou la montagne et sa brume qui sont là pour eux-mêmes. Parfois la série se réduit à une instance, elle devient insert, contrepoint, relance d’autres plans, et se plaçant dans la suspension ou bien chute. Au travers de la série la camera devient camera obscura, fuit la succession en la convulsant et fait jaillir un temps vibré, un rythme.
Le rythme intime du film est au-delà ou en deçà d’un temps raisonné, c’est un rythme organique mais, au sens où nous entendons le Corps Sans Organes, désorganisé, comme Alexi. Le corps du film, lui, s’organise à un autre niveau (puisque pour qu’il y ait un CsO il faut bien qu’il y ait un corps), celui des séquences qui vont composer un mouvement bien particulier de passages entre les moments à l’extérieur dans le paysage et ceux à l’intérieur de la maison. La durée d’une séquence est donc le corrélat des autres séquences : pour Pasolini ce fonctionnement est qualifié de « montage rythmique », même si il le considère au niveau des plans et non des séquences. Dans la deuxième moitié du film, il y a un long enfoncement des séquences dans la maison, jusqu’à une
38
I.T. p. 359.
28
résurgence à l’extérieur lors du départ de Hege. On serait tenté de dire que dans le cinéma de Philippe Grandrieux le raccord n’existe pas, et de fait, le faux-raccord non plus. L’enchaînement des plans ne s’entend plus en terme de liaison, de raccords, mais en terme de rapports, c’est à dire d’intervalle, de différence de valeur, de gradation, ou d’intensités donc de chute. Ici la distension entre les plans laisse entrevoir le lieu spatiotemporel de ces images « qui ne sont pas là »39, les images que le montage a emporté avec lui, les chutes du film.
Un Lac, à plusieurs reprises, figure ces images qui ne sont pas là. Dans la troisième scène de coupe, Alexi et Jurgen sont lancés dans un même mouvement, face à face, devant l’arbre. Dans l’axe, Jurgen en avant plan cache et découvre Alexi au rythme des souffles et de la hache créant ainsi un effet « flicker ». L’alternance d’images noires et d’apparitions rend visible ce qui à même la pellicule sépare les images entre elles : les images absentes, mais aussi le rythme matériel du cinéma, sa discontinuité, qui est pourtant affaire de continuité. Si le concept de rythme implique une périodicité, un retour, c’est dans la différence qu’il s’établit.
L’usage répété, presque exclusif de gros plans et de plans en montage cut texture le film, le plisse à un point tel qu’on pourrait imaginer que c’est le montage lui-même, donc le film, qui vibre l’image, donne ces flous et ces tremblés. Bien que la convulsion engendre un mouvement de déformation, il y a une profonde harmonie entre et à l’intérieur des plans qui se rythment les uns par rapports aux autres. Le corps du film, s’il convulse et tend à l’aformel, au CsO, est tout de même un corps, vivant, haletant et soufflant de tout son être.
39
Pier Paolo Pasolini, L’expérience hérétique, op. cit. p. 266.
29
Corps et arbres, Un Lac (photographie d’écran) Non pas articuler, agir ou réagir mais désarticuler (les mots), déplacer (un geste, un souffle) ou défaire (un corps), tel est le programme figuratif du Corps sans Organes.
30
2 Toucher
31
« Une accélération en flèche de passage d’images, des passages d’idées, des passages d’envies, des passages d’impulsions. On est hachés de ces passages» Henri Michaux, L’infini Turbulent
32
un souffle D’emblée, Un Lac renvoi au premier geste anthropologique : le martèlement40, la frappe, l’enfoncement du corps dans le geste et son expulsion par le souffle. Parce que la première image du film est un son (c’est peut être qu’au cinéma le son va plus vite que la lumière), le souffle de la lame sur le bois et celui d’Alexi placent Un Lac dans un champ ni tout à fait sonore, ni seulement visuel : un espace rythmique.
L’univers sonore du film est constitué par ce que d’ordinaire on n’entend pas, ce que l’espace de la parole réprime. L’omniprésence des souffles est l’opération qui permet d’atteindre le corps avant le discours41, d’atteindre cette articulation du sentir et du monde, du visible et de l’invisible, là au bord du souffle, dans la présence. Le souffle est l’être du rythme. C’est lui qui dans la maison va construire l’espace.
C’est la caresse sur le cheval Tao qui est tout entière souffle, ou la course avec lui, saccades de souffles et de rires. C’est la pesée du corps dans la neige quand chaque pas s’enfonce dans un souffle ou bien la profondeur secrète des souffles endormis dans la maison obscure. Un Lac est fait de ce vrai silence (et le silence n’existe pas) où le bruit le plus infime (jusqu’au bourdonnement interne du corps) s’écoute dans un souffle. La possibilité offerte par le paysage de neige ou la nuit de la maison de porter les souffles au devant de l’image donne au film l’épaisseur d’un espace en plusieurs dimensions qui n’est 40
« L’une des caractéristiques opératoires de l’humanité, dès ses premiers stades, a été l’application de percussions rythmiques, longuement répétée. » André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. La mémoire et les rythmes, Albin Michel, Paris, 1965. p.135. 41 I.T., p.222.
33
plus tout à fait celui de l’écran. Le souffle, rythme premier, ouvre l’œuvre à une multidimensionnalité, une épaisseur ductile dans laquelle avancent les corps. Le rythme des pas, l’enfoncement de la marche dans la neige correspond à cette épaisseur des souffles où la profondeur de champ sonore est perspective d’image.
Comment décrire la chorégraphie des souffles entre Hege et Alexi avant le départ de la jeune fille, dans la lumière mouvante et fragile d’un rêve peut-être, et qui est certainement la plus belle chose du film ? Les souffles de Hege et d’Alexi ne sont plus distincts (ce sont ceux d’Alexi endormi, de Jurgen et Hege ou bien le souffle même de la maison) mais forment un même rythme d’apparition-disparition (systole et diastole) des corps dans le balancement de la lumière. Ainsi devenue souffle, parce que prise dans ce mouvement de vague et de ressac, la lumière est la respiration du rythme. Alexi et Hege sont devenus des « personnages rythmiques »42, dans la séparation des corps par la lumière. Dans cette ivresse extraordinaire du cadre et de la lumière sourdant du corps phénoménal du cinéaste, le rythme est rendu visible. L’image, tout entière lancée aux angles des corps devient la pulsation improbable de la lumière qui suspend et berce les personnages entre éblouissement et espace sombre du toucher. Dans cette nuit ouverte par une lampe torche vacillante tenue à bout de bras, les corps par le jeu du proche et du lointain vibrent sous la lumière mouvante d’une profonde respiration. « Un tel élan ne se soutient que du rythme » écrit Henry Maldiney à propos de Cézanne43. Ces passages d’image (l’image tout entière comme un geste, un emportement) sont ceux de la peinture parce que c’est littéralement la lumière qui spatialise le cadre et sculpte la temporalité singulière de ce rêve-respiration.
42
Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, La différence, 1996. Coll. La vue le texte. p. 80. 43 R.P.E., p.169.
34
La peinture est profondément ancrée dans la puissance rythmique de la lumière via la couleur qui en traduit chromatiquement la vibration. La rencontre du cadre et de la lumière (l’articulation de l’espace et du temps44) est ce qu’Henry Maldiney dans Regard, Parole, Espace appelle un « évènement » : la rencontre plastique de deux éléments (deux couleurs, ou une ombre et une lumière). La rencontre ne crée pas seulement des motifs mais des « tons conscients »45, des variations d’intensités d’une couleur, d’une ligne, c'est-à-dire une modulation, un mouvement, un rythme. Philippe Grandrieux parle très justement « d’une sensation physique de la lumière redéployée par le son »46, elle est aussi portée par le rythme parce qu’elle est rencontre puis même ébranlement.
« Et la discontinuité des rencontres, liée à notre condition de piétons se mouvant pas à pas est à la fois l’obstacle et l’appui du rythme dans lequel les évènements communiquent entre eux. En même temps l’homme habite à chaque fois le monde entier dans l’éloignement du proche et la proximité du lointain. Le rythme est, ici aussi, l’articulation de l’espace-temps du souffle. D’où cette hésitation dans la certitude, ce tremblement à force de rectitude, qui fait sonner l’espace Cézanien comme un cristal – dans l’Ouvert. »47 Il faut penser le film comme fluctuation d’un même souffle en une multiplicité de tons, d’intensités, de lumières, de temps et d’espaces. Le film dans un équilibre précaire, dans une extrême fragilité qui est celle de la présence de l’homme au monde, un continuel déportement. Même si dans Un Lac les mouvements du cinéaste sont retenus par la neige, il y a toujours son souffle qui légèrement fait vaciller le cadre. Un plan n’y est jamais fixe parce que pleinement traversé par un rythme, même biologique, une intensité, un désir.
44
Ibidem. p. 169. Ibid. p. 169-170. Il cite Bonnard à propos de Cézanne « Avec une seule goutte d’huile Titien peignait un bras d’un bout à l’autre ; Cézanne a voulu au contraire que tous ces passages soient des tons conscients. » Il est évident qu’on peut avoir la même idée du cinéma de Grandrieux : une infinité de passages et de tons conscients, on l’a vu par exemple pour les dégradés de gris on le verra pour les corps plongé dans l’obscurité ou bien le flou ou encore la modulation de la lumière. 46 Entretien avec Philippe Grandrieux, par Claire Vassé, dossier de presse. 47 R.P.E., p.170. 45
35
Dans les œuvres de Philippe Grandrieux, chaque image est une présence.
Pour Henry Maldiney « le temps du rythme est un temps de présence »48 car il fait coïncider temps senti et temps objectif
49
(« en lui la durée et l’instant, l’infini et le
ponctuel sont identiques »50) et articule « l’espace du monde et celui de la moindre sensation »51. Ainsi la rythmique des souffles qui habite et élargit l’espace du film est cette articulation entre sentant et senti, entre présence et mouvement.
Le visage de Liv contre Hege, le cadre rempli de ce visage enveloppé par Hege enlaçant sa mère, l’une tout contre l’autre, le plan tout contres elles, et la saturation du champ par le très gros plan comme si il n’y avait pas d’autre espace possible. Le temps haché par ces visages : « on est devenu sensible à de très, très petites unités de temps. A tout ce qui est infime, on est devenu sensible, à de petits ‘‘on ne sait quoi’’, dont il passe en quantité»52. Le gros plan, photogénie du souffle, photogénie de la sensation, cristallise les cils de Liv, la ligne de son visage, le crépitement de la pluie, le souffle du vent, le frottement des tissus : « succession des tout petits, car tout ce qui dure devient ici succession d’éléments de très peu de durée, isolés, détachés, nets. 53»
48
Ibidem. p.162. C’est ce que je comprends des notions de temps impliqué et temps expliqué développées par Henry Maldiney pour définir le temps du rythme comme un temps de présence. Ibid. pp 160-161. 50 Ibid. p.162. 51 « Le rythme d’une forme est l’articulation de son temps impliqué. » Ibid. p.153. 52 Henri Michaux, L’infini turbulent (1964), Paris, Gallimard,1994, Coll. Poésie. p.16. 53 Ibidem. p.16. Cette sensation « des tout petits » est vraiment la retranscription de l’expérience sensible qui peut être faite par tout un chacun dans le silence d’une forêt, par une après-midi de jour en vacance, alors que l’on entend distinctement la pluie fine se mettre à crépiter sur son anorak et le souffle du vent qui s’étaient alors et le chuintement de l’humus sous les pas qui eux aussi prennent une précision toute particulière. 49
36
La sensation pleine de ce visage dans la saturation du cadre qui bientôt va être ramené au vide du départ. Le gros plan c’est la capture des souffles, c’est le resserrement sur la ligne d’articulation entre sentant et senti, le repli du temps sur l’espace, c’est un rythme parce que temps et espace se retrouvent repliés en lui, portant le gros plan à être pure présence.
Parmi tous les souffles du film, celui de Tao est l’usage primitif de cette articulation entre monde et sensation. Il fait d’un geste, un souffle (la caresse), d’une forme (les tâches sur le pelage filmées dans l’obscurité), sa propre genèse. Les plans sur le cheval, pris dans la nuit, proches, souvent flous, confinent à l’informe, à un état d’avant la forme, l’état du souffle vital avant qu’il ne soit singularisé dans une forme54. Tao possède ce souffle originel, animal, vital, qui est pure sensation et « représente à la fois le plus universel et le plus intérieur du mouvement : la respiration cosmique dans l’acte de laquelle s’ouvre l’être même de toutes choses»55. Henry Maldiney se référant, outre l’exemple que nous avons donné à propos de Cézanne, à l’esthétique chinoise nous offre la belle coïncidence entre le nom du cheval, Tao (qui n’est pas son pseudonyme mais son nom véritable), et l’idée de son souffle profond (presque arythmique) comme la manifestation d’un « esprit [universel] qui est corps, souffle corporel et vital, un esprit animal, (…) esprit animal de l’homme (…) »56. A plusieurs reprises cet état d’avant la forme, cette genèse, apparaît dans la vision rapprochée sur le pelage de Tao dont les tâches mouvantes filmées dans l’obscurité changeante de la maison semblent dotées d’une étrange phosphorescence et de la pulsation des souffles des dormeurs.
54
Se référant à un peintre du Vie siècle, Sie-Ho, Henry Maldiney envisage deux moments de la peinture : «1° refléter le souffle vital. C'est-à-dire créer le mouvement ; 2° rechercher l’ossature. C'est-à-dire savoir utiliser son pinceau. » D’une part l’élan, le trait, le souffle originel qui universalise, d’autre part l’articulation qui singularise la forme de ce souffle. L’art et fait de ces deux moments où « l’articulation du souffle est le rythme ». Ibid. p.167 55 Ibid. p.167. 56 Gilles Deleuze, Logique de la sensation, op.cit.. p.27.
37
Le rythme, qui articule les souffles, place donc le film dans ce troisième espace, celui de la sensation. Il est aussi, par son auto-temporalité, la marque de la présence. Sensation et présence sont simultanément et ontologiquement données par le rythme qui advient à même le corps.
Elle se rendort toujours. Parfois, vers l’aube, elle atteindrait des couches plus profondes d’absence. A peine la respiration qui reste parfois. Parfois on croit à une bête endormie près de soi. Marguerite Duras, Les yeux bleus cheveux noirs.
38
« Flocon de neige retenu par un cil »57 (Hege)
57
I.M., p.129.
39
un corps
A ces profondeurs là, l’homme est tout entier intuitivement envahi et modelé par le réel. Marcel Jousse, L’anthropologie du geste
Quand il marche dans la neige juste avant la crise, le souffle d’Alexi suspend l’image, son pas s’accélère jusqu’au battement frénétique de la convulsion. La chaîne rythmique de la marche devient en s’intensifiant un double déplacement du corps. Elle est trajet virtuel du corps d’Alexi vers sa limite (courir pour s’échapper de soi et de ce qui nous submerge) et ligne sonore où se rapportent le souffle et le geste (les pas dans la neige). La course est un motif qui revient par trois fois dans le film. D’abord celle du Cheval emportant Hege et celle d’Alexi à leur côté. Ensuite Alexi fuyant le baiser entre Jurgen et Hege, ou devant le chant qui n’est « plus comme avant ».
Il y a dans la première un choix perceptif remarquable: filmer en plan rapproché, voire gros plan, le galop du cheval, les visages débordants d’air et de joie, les visages emportés. Prendre la puissance du cheval (c’est le plan frontal mais flou et flottant sur les pattes puis la tête de l’animal juste avant l’échappée) et courir pour arracher le corps à l’organisme et comme pour « arracher [l’image] à la signifiance et à l’interprétation ».58
58
M.P., p.198
40
La longue focale engendre un flou de bougé dû aux tremblements du cinéaste et aux mouvements des personnages59. Ainsi la course saccadée est non seulement traduite de façon sonore mais aussi plastiquement. Coulées visuelles des corps tremblés, hachures des arbres en arrière-plan, entrent en euphonie plastique, harmonie rythmique dont les vibrations sont, au-delà de l’action rythmée, le milieu par lequel passe la relation des personnages entre eux et à leur « milieu ». Il n’y a pas de reproduction du mouvement, Tao n’est pas le cheval de Muybridge, ni de représentation (pas de paysage en arrière plan qui servirait un pathos bucolique de la chevauchée du frère et de la sœur dans le pays montagnard) mais des instantanés mobiles, une épaisseur rythmique, dans le repli du sonore sur le champ visuel, dans ce reflux du lointain sur le proche. Au lieu de l’utilisation classique du gros plan qui permet une expressivité immobile, la caméra de Philippe Grandrieux saisit quelque chose qui n’est pas le mouvement pris dans son ensemble (sa trajectoire, sa logique), mais son phénomène vibratoire, son souffle (pour y revenir), sa puissance. Ici la puissance du « secouant » rejoue ce qui se manifeste lors de l’effondrement épileptique. Le rythme toujours articule souffle (l’informe) et corps (la forme), où les formes inchoatives des tâches brunes surgies de la blancheur ont un rapport à l’éblouissement, cet instant de l’arrachement du réel vers l’image.
Comme le notent Gilles Deleuze et Félix Guattari, « le rythme n’est pas mesure ou cadence », il est « l’inégal »60. Le rythme, au sens auquel nous voulons l’entendre n’a rien à faire avec la mesure, le mètre ou la régularité. Selon la redéfinition étymologique de
59
Les longues focales sont peu lumineuses, il faut donc ouvrir le diaphragme pour laisser passer un maximum de lumière. Mais l’ouverture du diaphragme possible est inversement proportionnelle à la longueur de la focale. Il semble donc qu’ici le cinéaste ait dû aussi diminuer la vitesse d’obturation, redoublant ainsi l’effet de flou de bougé (tremblé et mouvement des personnages). De plus le cumul d’une ouverture/vitesse lente crée une légère surexposition qui va engendrer un effet de « blooming » où les pixels saturés vont déborder sur les pixels voisins. 60 M.P., p.385
41
ρυθµικός (rythme) par Benveniste61, le rythme, avant la nouvelle acception Platonicienne du terme, ne relevait pas à l’origine de l’idée d’une forme fixe et répétée mais de la fluctuation, de l’écoulement, du « fluement » « en tant que condition particulière du mouvant ». Le concept de rhythmos désignait selon les premiers philosophes grecs « la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide, la forme de ce qui n’a pas consistance organique. « (…) C’est la forme improvisée, momentanée, modifiable». Là où Héraclite et Démocrite pensaient un rhythmos dérivé de ρέω (couler), la définition Platonicienne du concept utilise le terme pour définir un rhythmos corporel déterminé par une mesure, une cadence.
Ainsi le chevauchement du rythme des souffles des dormeurs dans la maison libère une fluctuation non cadencée de matières sonores qui rendent visible l’espace sombre et indéterminé de la maison. Le flux des souffles dans le film, leur continuité inattendue agencent un espace ductile dans l’image, comme un enfoncement dans la neige. L’agencement des rythmes des pas, des souffles, du vent, de la nature et des gestes crée une musique arythmique mais harmonique qui enveloppe tout le film, un espace lisse dirait Gilles Deleuze. Mieux qu’une musique superposée à cet état du monde, la mélodie des rythmes est ce qui va subtilement recréer dans l’espace la relation d’amour entre les personnages. Magie des souffles.
Jean-Luc Nancy, dans Les Muses, envisage le rythme comme puissance immanente et axe transcendant des territoires du sensible (un phénomène intermédial), il est non pas « battement » mais mouvement, translation « entre des formes et des présences » et leur
61
Benveniste, Problèmes de linguistique générale (1966), Paris, Gallimard, 1990. Coll. Tel. p.333. Je souligne.
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disparition62. Le rythme est un écart, une fuite, il se joue dans l’intervalle, ou dans les plus petites différences, entre deux corps, deux vitesses, deux tons, deux couleurs, deux souffles, deux lignes.
Les mouvements ne s’expriment plus en termes d’action prise dans un temps réglé mais en présence-rythme portée par le plan rapproché, le flou, le tremblé, les artefacts (les accidents d’image dû à la saturation des pixels) mais aussi par le montage disruptif. Il s’agit moins de mouvement que de tension. Comme « (…) Kandinsky remplace le concept de ‘‘mouvement’’ par celui de ‘‘tension’’ »63, Philippe Grandrieux développe une dynamique où le rythme précipite l’image, la fait battre et s’excéder elle-même. La tension toujours vient troubler la surface de l’image, comme s’il s’agissait de la surface d’un lac64, contractant les figures et le fond pour faire exister le fond autant que les figures. Parfois brutale, elle déploie l’aspectuel dans une sorte de battement semblable au jeu du regard fondé non sur le plein mais sur les intermittences. C’est la tension du plan qui abat le proche contre le lointain65.
Parmi les gestes premiers, les gestes rythmiques fondateurs de l’humanité, il y a la rythmicité des pas. Un Lac avec le martèlement, la course, réunit ces gestes fondamentaux. 62
« (…) le rythme n’apparait pas, il est le battement de l’apparaître en tant que celui-ci consiste simultanément et indissociablement dans le mouvement de venir et de partir des formes ou des présences en général , et dans l’hétérogénéité qui espace la pluralité sensitive ou sensuelle. » Jean-Luc Nancy, Les Muses, Paris, Galilée, 1994. pp.46-47. 63 Maldiney, op.cit. p.65. 64 C’est d’ailleurs cette exemplification qui est donnée à la fois dans Sombre et dans Un Lac. Sombre, nous offre une image cinétique de la surface ridée du lac où se découpe la silhouette de Jean surplombant l’eau, et ici le lac se froisse au contact de la barque et des coups de rame données par Alexi. Mêmes ridules aquatiques dans Aurélia Steiner de Duras, parce que c’est une image purement rythmique elle est absolument littéraire, poétique : « (…) le poète ne poursuit pas la ressemblance (…)Il retient, il extrait seulement les lignes et les mouvements essentiels de la nature, il ne procède qu’avec des « traits » continués ou surimposés. M.P., op.cit. p.343. 65 Le personnage filmé en longue focale de dos en train de courir est un motif que l’on retrouve aussi dans La Vie Nouvelle, son précédent film.
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Alexi court. L’enfoncement dans la neige, c’est la pesée du corps, la pesée comme articulation du corps et de la pensée, comme le point de la naissance de la pensée alors qu’elle ne l’est pas encore. Automatisme corporel, la course est le trope du rythme : articulation du souffle, présence résolue, spatialisation du rythme par le déplacement, visualité du sonore, épaisseur, enfoncement dans de nouveaux espaces, enfin, ouverture.
Dans la dimension du proche et du lointain , cette dimension de présence et d’absence, je cours pour porter le corps au-delà, pour déplacer ma présence en lui. Pesée, pensée du corps, présence mais une présence déplacée. Alexi de dos, filant dans la neige, sur la ligne d’horizon qui n’existe plus ; lointain mais tout proche, s’éloignant de lui-même, en plein devenir.
Courir ou marcher c’est ouvrir le corps à la possibilité de la pleine présence et inversement se porter à l’indétermination. Masse sombre pesant dans la blancheur grise et irisée du fond illimité du ciel, c’est un portrait sans visage, ou tout de même visage, parce cette fuite est une émotion ou une présence qui ne peuvent pas être contenues dans un visage mais dos au visage. Là encore, le resserrement du cadre par plans successifs ne donne pas à la course une identité athlétique mais une puissance d’agitation de la forme par le rythme, donc une force de présence puisque la forme en genèse est présence.66 De même, le gros plan sonore ne semble pas s’éloigner mais plutôt s’enfoncer dans l’image par la durée de chaque pas légèrement étendue. Pesée, enfoncement du corps dans la course, c'est-à-dire dans le rythme67.
66
R.P.E., p. Je me permets ici de noter une impression toute personnelle, que je ne parviens pas à justifier (sinon peut être par une vague ressemblance physique entre Alexi et le cinéaste) celle de voir, à chaque vision de la
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Alexi, sur une ligne de fuite
même scène, le cinéaste lui-même courir. Comme si filmer (ou photographier ) un personnage de dos était toujours un autoportrait, la possibilité d’être devant et dans l’image de s’y enfoncer.
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Les actions simples, sans logorrhées, portent les corps à l’expression essentielle du rythme. « Je désire des films où il se passe non rien mais pas grand-chose »68 écrivait Jean Epstein. Ce « pas grand-chose » c’est l’évidence des corps révélée par le cinématographe, leur présence. Le cinéaste-théoricien définit la « photogénie » au cinéma, non pas comme une subjectivité photographique (une sur-esthétisation) mais comme la capacité pour le cinématographe à donner du réel la puissance de la sensation grâce au mouvement, à la mobilité. Le banal « élevé au carré » par le mouvement des images et sa projection, le simple geste du « Il s’en va. S’en aller »69 (ici, il court), replacent le spectateur dans une activité psychique qui rejoue les mécanismes inconscients de la pensée70. Cet impensé du corps, cette « idée » inchoative, jamais tout à fait formée ni formulée, est donnée par le rythme. Il y a selon Jean Epstein une inscription automatique par le cinéma capable de capter une harmonie singulière des rythmes les plus divers pris dans le réel71. Si la photogénie c’est le mouvement, elle est surtout la faculté de faire apparaitre des rythmes invisibles pour le regard ou de les mettre en relief72. Ainsi le rythme particulier d’un personnage va être révélé par la caméra, et plus particulièrement par le montage : rythme du visage, gestes, silences, traits,
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Jean Epstein, Ecrits sur le cinéma 1921-1953, Paris, Seghers, 1974. Tome I. p.87. Ibidem. p.87. 70 Il ne s’agit pas ici de développer cette idée sur l’activité psychique du spectateur. Disons simplement que si Jean Epstein (Ibid.) décrit le phénomène photogénique comme la rencontre de l’idée inscrite sur la pellicule (ce que le cinéma a déjà vu une fois) avec l’idée d’une forme inscrite sur ma rétine, rencontre qui engendre une « idée d’idée », donc une image de la pensée avant la pensée, Gilles Deleuze dans L’Imagetemps inscrit tout autant la puissance cinématographique dans ce reflet du mécanisme inconscient de la pensée (cf. infra.) . Il y a aussi quelque chose de fondamentalement anthropologique dans ce « rejeu » tel que l’envisage Marcel Jousse dans l’anthropologie du geste. 71 Jean Epstein, Ecrits sur le cinéma 1921-1953, op.cit. p.87. 72 Dans sa thèse sur la prévalence du paradigme rythmique dans les théories du cinéma durant les années 1910-1930, Laurent Guido rappelle que « les théoriciens des années 1920 envisagent le film comme un instrument capable de démultiplier la perception courante du rythme. Abel Gance assigne à la technique cinématographique la création de ‘‘rythmes nouveaux’’ à partir de ceux de la vie, successivement ‘‘captés’’, ‘‘intensifiés’’ et ‘‘variés à l’infini’’ ». Laurent Guido, L’Age du rythme, Lausanne, Payot, 2007.p.57. 69
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Dans Un Lac la présence des rythmes correspond à la corporalité des personnages, dans les gestes ou la plastique de l’image, mais aussi à leur présence incorporelle marquée par les souffles. Il sont ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari appellent des « personnages rythmiques » parce que c’est le rythme omniprésent, continu dans la discontinuité des valeurs, qui les mobilise et non l’inverse : « Il y a personnage rythmique lorsque nous ne nous trouvons plus dans la situation simple d’un rythme qui serait lui-même associé à un personnage, à un sujet ou à un impulsion : maintenant, c’est le rythme lui-même qui est tout le personnage, et qui, à ce titre, peut rester constant, mais aussi bien augmenter ou diminuer, par ajout ou retrait de sons, de durées toujours croissante et décroissantes, par amplification ou élimination qui font mourir et ressusciter, apparaître et disparaître. » 73
Liv, la mère, apparaît d’abord comme un personnage rythmique. Rythme de ses cheveux et de sa robe agités par le vent, rythme de ces cils qui battent l’invisible, rythme de la comptine qu’elle chuchote à Hege avant son départ, délicat et précis comme le crépitement de la pluie fine sur les feuilles et l’anorak. Il y a cette singulière harmonie des rythmes qui s’organise autour de Liv, sa silhouette et le vent, ligne flottante, écrite d’un souffle. La cécité contamine le traitement plastique, et Liv devient cet être esquissé, fait de passages de rythmes, de toucher de rythmes, de lignes, de traits, son corps gravé dans la neige par l’effet d’une contre-plongée tout en contrastes ou forme devenue abstraite par l’obscurcissement de la lumière et la dilatation opérée par le flou. Entre visible et invisible, elle est forme spectrale, toujours traitée sur le mode de l’apparition, d’ailleurs c’est son visage qui ouvre la nuit de la maison.
73
M.P., p. 391.
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Liv déborde des limites de sa présence physique, elle est cette présence-absence qui constitue l’image, l’au-delà du visible. Le plan en contre-plongée (illustration page 45) alors qu’elle s’avance à la rencontre d’Alexi fait disparaitre l’impression d’espace et ainsi le plan rapporté à seulement deux dimensions ouvre à une profondeur supplémentaire, celle de l’esprit.
La suite de plans sur la main de Liv lorsqu’elle va sur la rive assister au départ de Hege, intensifie ce rapport rythme personnage. La main posée sur l’air, semblant frôler le sol tavelé de neige parce que l’angle du plan en plongée écrase la perspective, Liv avance. Mais le montage en jump-cut crée une rupture dans la continuité visuelle. Les sautes agrègent une tension entre les plans qui matérialise ainsi la collure cinématographique , le collage de deux plans entre eux, base du montage. Cette opération pulse l’image, produit des blocs qui s’entrechoquent et manifestent ainsi une vibration telles les masses colorées d’un de Staël. Ici l’avancée aveugle devient tangible,
C’est le travail du discontinu qui fait apparaître la texture de la sensation d’une main capable de toucher l’invisible, de toucher la sensation même. On peut rapporter cette figure du montage à ce que Nicole Brenez appelle un « montage figural »74: là ou le film renonce au « découpage univoque des phénomènes ». La parataxe visuelle reproduit plastiquement l’avancée tremblante d’un corps tendu vers toutes les sensations : « Répétition des petits chocs d’une longue sensation ainsi décomposée »75. La disruption
74
75
Nicole Brenez, De la figure en général…, op.cit. pp. 50-55. Henri Michaux, L’infini turbulent (1964), op.cit. p.16. Je souligne.
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crée une isomorphie du corps de Liv et du film. Il y a une sorte de violence disruptive dans cette avancée, comme si le corps de Liv pouvait chuter à tout instant. Le martèlement du jump cut cisèle une matière d’image. Si pour Liv la vue est toucher, la rupture visuelle engendre tout autant pour le spectateur une nouvelle vision. Visible devenant tangible sous l’effet d’une vision capable du toucher, capable de sentir la vibration donnée par la percussion de l’image.
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Liv. Passages de l’invisible
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un visage
L’usage du plan rapproché sur la main de Liv n’est pas, outre la disruption à laquelle il donne lieu, une exception. Il y a une continuelle circulation de plans sur les mains, sur les visages, ou sur les mains portées au visage par la caresse. Des plans-portraits relativement brefs, scandés tout au long du film. A l’exemple du premier plan dans la maison qui glisse au travers d’un noir profond depuis le visage flou et baigné d’obscurité de Liv jusqu’à sa main, ce rapport main visage, ou main œil, établit un espace entre les corps qui est construit par le montage. Ce n’est pas un espace concret, mais un archipel de visages et de mains qui tisse l’espace psychique du corps et de la relation. Mais « ce corps inventé est toujours moins une individualité que son mystère »76 et si le film est un conte d’amour, l’amour n’y est pas « histoire d’amour » mais le champ de forces, l’archée de la présence des personnages, de leurs rapports sensibles. Le motif de la caresse, parmi toutes les valeurs du proche, donc de la présence, que le film explore, accomplit le trajet invisible entre la main et le visage.
« La lumière adhère aux formes comme au corps la caresse »77
Faire face à un visage, le toucher presque : « Le gros plan modifie le drame par l’impression de proximité. (…) Si j’étends le bras, je te touche, intimité »78. La formule 76
Jean Louis Schefer, Kenzaburô ÔE, Paris, Marval, 1990. Coll. Lieux de l’écrit. R.P.E., p.200. 78 Jean Epstein, Ecrits sur le cinéma, T.1, op.cit., p.98. 77
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de Jean Epstein s’articule ici d’une face à l’autre de l’écran parce que les personnages, comme les spectateurs « touchant » en même temps qu’ils voient, se touchent aussi, souvent par la caresse : la main de Hege sur le visage d’Alexi ; les mains d’Alexi et Hege qui se touchent en caressant Tao ; les mains de Jurgen qui réchauffent Alexi ou qui caressent le visage de Hege ou enfin celle de Liv sur le visage de Jurgen juste avant le départ. Toucher le visage, c’est exposer la distance sensible qui sépare les personnages, c’est le geste du désir et de l’amour, et c’est montrer la coprésence dans un même espace du voir et du toucher. Pourtant, si l’on considère ce qu’Emmanuel Levinas écrit de la caresse : « La caresse comme le contact est sensibilité. Mais la caresse transcende le sensible. (…) la caresse consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s’échappe sans cesse de sa forme vers un avenir (…) »79, la caresse devient cette « approche sans fin »80 , cet au-delà du visage, au-delà même des sens et de la sensation81. Ce que l’on peut retenir ici, c’est que la caresse ne sait pas ce qu’elle cherche, qu’elle tend vers ce qui est intouchable dans l’autre, intouchable dans le visage. Matérialisé par l’ombre qui nimbe les plans-portraits dans la maison, ou par le brouillard qui lentement dévoile les silhouettes :
« à travers le visage, filtre l’obscure lumière venant d’au-delà du visage, de ce qui n’est pas encore, d’un futur jamais assez futur, plus lointain que le possible. »82
79
Je m’appuie ici sur le commentaire de Jacques Derrida sur le texte de Levinas in Jacques Derrida, Le toucher. Jean-Luc Nancy , Paris, Galilée, 2000. pp.92-108. 80 R.P.E. p.200 81 Jacques Derrida, Le toucher. Jean-Luc Nancy, op.cit., pp.92-108. 82 Ibidem, p .94.
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Aussi, le clair obscur sur les visages, l’ombre et le flou sont la marque de l’intouchabilité du visage. Ce non savoir, où point la sensation même, quand nous sommes devant un visage, et quand déjà il nous échappe. Peut être que la présence est cet instant là.
Etre dépassé par le visage, submergé, c’est là l’amour, l’amour fou dans le rythme du film qui scande les visages, les mains, puis encore les mains et leurs caresses, donne au corps l’ampleur infinie de l’invisible dans la visibilité même.
La prégnance des plans sur les mains confère à celles-ci une valeur d’expressivité aussi puissante que celle d’un visage. Selon Gilles Deleuze, « le gros plan c’est le visage »83 parce qu’il va être capable de saisir « toutes sortes de petits mouvements locaux »84 comme expression intensive d’une affection. La main, de par sa mobilité, est elle aussi une plaque sensible capable de réfléchir une série de micromouvements, d’influx nerveux. Elle aussi devient un visage. Il s’agit moins là d’une valeur expressive du geste, d’une histoire de signes ou de signification, que d’un rapport qui s’établit entre la main et le visage, un rythme, une circulation, un trajet qui, s’il est reconstruit par le montage, reste logique figurative du corps et de la relation. Le cinéaste à ce propos rend compte de la nature profondément rythmique du geste cinématographique :
« Ce qui me conduit, c’est vraiment des questions très concrètes, de comment je filme la main, comment je vais rester sur cette main. Comment en restant sur cette main à un moment donné je vais aller sur un visage et puis je vais couper, et puis comment je vais revenir sur la main, puis à nouveau aller sur le visage et recouper et que ce rythme là constitue quelque chose en moi. » 85
83
Gilles Deleuze, L’image Mouvement, op.cit. p.141. Ibidem. p.126 85 Propos de Philippe Grandrieux recueillis par Anne Foti, Avant-première du film Un Lac, cinéma Les Variétés, Marseille, 10 octobre 2008. Interview retranscrite en annexe. 84
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A ce degré d’engagement, à cette proximité là, filmer un corps c’est le toucher (du moins tendre vers lui) et être touché par lui. Tel une membrane, « une membrane qui vibre » poursuit le cinéaste, c’est donner à voir l’espace de la sensation en éprouvant la distance aux corps et aux choses. Etre trop loin, trop proche, déséquilibré, ébloui par la lumière ou par l’obscurité, et ainsi matérialiser l’épaisseur entre le réel et le corps qui le perçoit. Filmer est une question de distance, d’épaisseur. Car il faut tout le poids du corps pour faire une image, toute une tension, une extension charnelle du cinéaste vers le réel pour engendrer une image-acte, une image qui serait le résultat non pas d’un procédé de reproduction de la réalité mais le « résultat d’une distension spatiale »86. La distance entre le sujet et le monde, l’échange entre le percevant et le perçu, c’est ce que Maurice Merleau Ponty appelle le chiasme :
«(…) à la fois, nous voyons les choses elles-mêmes, (…) et à la fois nous sommes éloignés d’elles de toute l’épaisseur du regard et du corps : c’est que cette distance n’est pas le contraire de cette proximité, elle est profondément accordée avec elle, elle en est synonyme. » 87 Le flou, la sous-exposition, le tremblé de l’image sont les manifestations de cette distance, de cette épaisseur. La mosaïque des visages et des mains qui rythme le film sur le mode de l’étude donne aux personnages une dimension incorporelle. Figurer un corps en le dispersant, c’est représenter ce qui du corps n’est pas représentable, la sensation peut-être ou plus encore, ce qui en lui est intouchable. Dans la maison, les plans-portraits en clair obscur sur les visages ou les mains, ou bien ceux faiblement éclairés parmi les souffles des dormeurs fondent leur contour à la nuit. Le fond sombre happe ou expulse les visages ; là encore c’est la systole / diastole de l’ombre et de la lumière, la pulsation de la
86
Avant d’être une affaire de miroir « l’image photographique est une affaire de distance : elle est le résultat d’une distension spatiale ». Jean-Marie Schaeffer, L'image précaire, Paris, Seuil, 1987. p.17. 87 Maurice Merleau Ponty, Le visible et l’invisible (1964), Paris, Gallimard, 2006. Coll. Tel. p.176.
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ligne flottante à l’endroit de leur rencontre qui engendre les formes, les contours, le modelé du visage. Des « gros plan[s] si proche[s] que je peux le[s] toucher du doigt »88.
88
Jean Epstein, Ecrits sur le cinéma, T.1, op.cit., p ??
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Hege et Jurgen.
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une image
Après la première crise d’épilepsie, suivie d’un deuxième effondrement dans les bras de sa sœur à l’intérieur de la maison, trois plans successifs montés sans raccords alternent mains et visage d’Alexi : d’abord sa main avec pour fond le lacis des branchages ; puis son visage couché contre un tronc penché en diagonale ; enfin, sa paume tendue devant l’éclatement des arbres mordus par la lumière. Ici le double jeu du fragment et de l’alternance main visage organise un espace rythmique qui joint à la fois le toucher et la vue exemplifiés par la main et le visage d’Alexi. Les gros plans, offrant une faible profondeur de champ, structurent l’espace « selon les dimensions de la vue proche »89. L’entrelacs des branches dans la lumière, sa texture floue et contrastée, confèrent au fond et au motif (ici le visage, la main) la même présence. Si « le motif se distingue du fond, [c’est] par cela qui l’unit au fond et qui le constitue lui-même : le contour ».90 Si ces trois plans ne donnent pas l’image d’un mouvement, d’une action, ils ne sont pas non plus en conflit. Leur juxtaposition n’est pas rupture mais création d’un rythme singulier, organique91. Le toucher devient là aussi un rythme.
« A l’inverse de la vision dont la perception est d’abord synthétique, le toucher analyse, recrée des volumes, à partir du déplacement de la main et des doigts, dans un couple tact-mouvement qui intègre le toucher au domaine accessible à la perception figurative. »92
89
R.P.E., p.195. Ibidem. 91 C.F. supra. 92 Leroi Gourhan, Le geste et la parole, op.cit., p.117. 90
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Phénomène tactile, la fragmentation des plans sur les visages va figurer ce tâtonnement spatial et temporel. Ici, « l’espace tactile prends le pas sur l’espace visuel »93, car il ne s’agit pas de représenter un visage, un corps, un espace mais la perception d’« un corps à la fois voyant et visible »94, d’un corps qui n’est pas devant le monde, devant une image du monde, mais immergé en lui, le touchant et étant touché par lui.
Du grec aptô qui signifie toucher, le concept d’haptique forgé par Aloïs Riegl définit un type d’œuvre structurée selon une vision rapprochée (à l’inverse de l’espace optique qui correspond à une vision éloignée) où l’œil, perdant ses repères habituels, acquiert un sens tactile. Le voyant accède à l’œuvre à la manière du toucher, dans l’espace proche, par enveloppement réciproque :
« Possédé et non pas possessif, il communique avec l’œuvre dans une suite d’abandons et de retraits, entretenue par l’apparition-disparition du motif tour à tour repris et délaissé par le rythme des lumières et des ombres radiantes ».95 Dans l’espace haptique le fond n’existe plus pour lui-même. C’est le motif, délimité par son contour, qui prend le caractère essentiel du fond et s’éprouve au même lieu. L’espace haptique brise le rapport traditionnel entre la forme et le fond. Pour Gilles Deleuze, l’espace haptique c’est cet espace lisse, aformel, « (…) qui ne comporte ni fond, ni plan, ni contour (…)»96 où l’œil, privé de repères, palpe de proche en proche les éléments pour reconstituer « un domaine accessible à la perception figurative. » Le fond n’existant plus par lui-même, il n’y a plus de perspective et par conséquent plus de trajet visuel
93
Jean Paulhan, La peinture cubiste, Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit (1964), Paris, Gallimard, 2006. p.13. 95 Le concept d’haptique est basé sur l’analyse de l’art égyptien. R.P.E., p. 195. 96 M.P., p. 619. 94
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établissant un rapport dialogique entre forme et fond ou une dimension narrative.97 Pas « d’histoire » mais immersion totale dans ce qui devient une modulation de la continuité du fond98, traces, coulées de visages, toujours au présent, proches et rythmés par l’ombre et la lumière. Comme le déplacement de la main qui « analyse, recrée des volumes », le mouvant caractérise l’image haptique : mouvement de fusion du créateur qui « se perd » dans ce qu’il peint (ou filme), mouvement de l’œuvre qui happe le spectateur, fluctuations internes à l’image qui ne fige plus des éléments narratifs mais rythme des flux, capte les forces à l’œuvre dans la nature.
L’engagement du corps de l’artiste, l’action (le désir) comme principe créateur, le régime mouvant des images et le cadre comme main, appartiennent à cet espace haptique où s’inscrit la démarche figurative de Philippe Grandrieux. Trois phénomènes y sont à l’œuvre :
La caméra portée au corps presque à la manière d’un appareil photo offre une représentation solipsiste99 du réel, donne la possibilité de renversement de l’image par des aberrations visuelles (désaxages, oscillations…) manifestant non pas une « image » du perçu mais une présence en son sein. De par la connexion physique du cinéaste à ce qu’il filme, la caméra portée au corps relèverait du phénomène de la trace indicielle100 photographique. Indice du déplacement du cinéaste faisant de l’image le résultat d’une (dis)tension spatiale. Dans L’image précaire, Jean-Marie Schaeffer définit « l’image97
Je m’appuie ici sur l’analyse de Mireille Buydens in Sahara, l’esthétique de Gilles Deleuze, Paris, Vrin, 2005. pp. 124-130. 98 R.P.E., p. 197. 99 « L’activité photographique est (…) une expression inévitablement solipsiste du moi singulier ». SONTAG Susan, Sur la photographie, Paris, Christian Bourgois, 2000. p. 148 100 Je renvoie ici à Philippe Dubois, pour la définition de la photographie selon la taxinomie Peircienne de l’icone, symbole et index. chapitre de l’acte photographique. Op.cit.
59
trace « ,et attribue cette qualité aux photographies de Robert Frank, comme fragmentaire et, échappant à l’exactitude et à la complétude du sens et du savoir, " comme légèrement décalée par rapport à notre vision "101. Ce décalage, cette parallaxe, de l’image au visible (surexpositions, flous, bougés, tremblements, images noires, décadrages…) ouvre cet interstice où se tient la présence dans l’image. Au plus proche des corps, le cinéaste se tient non pas devant mais dans le plan, l’indice en étant son souffle qui toujours fait doucement osciller l’image : « C’est profondément ça le cinéma, ce rythme, on s’éloigne, on tourne, on pivote… ».
102
Le toucher ne s’entend pas sans le mouvement, sans le
déplacement de la main. C’est une histoire qui vient du corps phénoménal du cinéaste, la caméra portée à l’épaule, pour être donnée par l’espace rythmique de l’image, jusqu’aux découpes effectuées par le montage,
Le gros plan a le pouvoir d’arracher l’image aux coordonnées spatiotemporelles, « face à un visage isolé nous ne percevons pas l’espace (…) une dimension d’un autre ordre s’ouvre à nous ».103 C’est la dimension du sensible qui apparaît, celle sans perspective, sans « histoire » qui place le spectateur à même l’image, dans une présence totale. Il n’y plus d’espace symbolique mais un espace senti. La faible profondeur de champ ou bien les corps traités en clair obscur dans la nuit de la maison ne donnent pas des personnages dans un contexte. Le lieu n’apparaît pas comme un espace mais comme un liant entre les personnages, une texture indissociable du motif qu’elle semble engendrer. Par la vision rapprochée, l’absence de perspective génère une vision anarrative et la rupture des coordonnées spatiotemporelles. Le gros plan élabore ainsi un espace haptique où nous allons de visage en visage, touchant les corps plus que nous ne 101
Jean- Maris Schaeffer, L'image précaire, op.cit. p. 169-170 Propos de Philippe Grandrieux recueillis par Anne Foti, Avant-première du film Un Lac, cinéma Les Variétés, Marseille, 10 octobre 2008. Interview retranscrite en annexe. 103 Gilles Deleuze cite Belà Balazs in L’image Mouvement, op. cit. p.136. 102
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les voyons, effleurant ce qui en eux est intouchable : « le corps non pas en tant qu’il est représenté comme un objet, mais en tant qu’il est vécu comme éprouvant telle sensation »104.
« Défaire les formes, mais en garder juste ce qu’il faut pour ne pas sombrer dans la folie (dans la vie réelle) ou le chaos frénétique de l’informel (en peinture) »105. On peut appliquer un tel projet figuratif, c’est celui de Francis Bacon qui est résumé là par Mireille Buydens, au cinéma de Philippe Grandrieux. Le flou en est le principal outil plastique. Deux types de flou y sont à l’œuvre : le flou de bougé et le flou de mise au point.
Le flou de bougé est soit produit par les gestes du cinéaste soit par les personnages dont les mouvements, trop rapides pour la vitesse d’obturation, créent des filés dans l’image, des artefacts (comme le débordement d’un pixel saturé d’information sur un autre), la labilité des formes comme lorsque la caméra tourne sur elle-même au moment de la chute d’Alexi. Le flou de mise au point intervient aléatoirement dans les séquences ; il succède parfois à un net cristallin. Il fait apparaître le subjectile, l’écran devient toile, s’opacifie et texture l’image, parfois grains, parfois pixels, et dilate les contours. Forme plastique de la sensation, le flou est une puissance d’altération du visible : montagne, visage de Liv, la maison posée dans la neige ou le lac, ne sont pas des images mais des états passager, des états perceptifs.
104 105
Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, op.cit. p.27. Mireille Buydens, Sahara, op.cit., p. ??.
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Si dans La vie nouvelle, c’était la netteté qui portait atteinte au corps, dans Un Lac le jeu entre le flou et le net est l’apparaître de la thymie106 des personnages (leur corps émotionnel), le flou est le phénomène du rêve, de l’intime, du désir, et au sens propre comme au figuré, de trouble. Le fou est un état passager, un état de la présence , un rythme singulier de l’image qui involue ou se dilate. Lorsque Jurgen et Hege se retrouvent devant Alexi endormi, la sous-exposition doublée du dérèglement de la mise au point engendre la confusion des corps. Les deux profils rapprochés composent l’ombre d’un seul personnage, un même corps fusionné par l’amour. Le flou met à jour l’extrême fragilité du corps, son incertitude élaborée par le sentir et l’imminence toujours renouvelée de sa perte. A l’orée du visible nous sommes ce corps nu et mouvant luisant de flou, nous sommes cette avancée tremblante dans la nuit de la maison, ductiles, parce que toujours touchés et touchables, échangeant bord à bord ce que nous sommes à ce que nous vivons. Le flou est la dimension du proche, du trop proche pour voir, du très proche pour filmer autre chose qu’une image, du proche qui appelle le toucher, la présence, la caresse comme sur le pelage de Tao formant un réseau de taches floues et lumineuses. Il tend l’image vers l’aplat, vers l’indétermination du contour par le fond, leur mélange ceint les visages, les enveloppe et les porte à ce qui dans l’espace haptique est intouchable.
Outre la sensation, le flou marque, comme en peinture ou en photographie, le mouvement. Flou de bougé, il matérialise dans une image fixe le déplacement par le tremblé des contours. Mais ici, puisque le mouvement est déjà contenu dans l’image 106
Voir à ce sujet, R.P.E. pp. 94-95.
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cinématographique, il atteste de la trajectoire et de l’intensité des forces qui animent un élément ou une heccéité. Le flou est une composante de l’image haptique, il initie le bouleversement des repères visuels, la confusion des formes et du fond, il se mêle à la fragmentation du visible.
C’est « la forme en acte »107 qui est donnée là par le flou. La montagne, explique Henry Maldiney, n’apparaît pas à l’alpiniste dans une image globale,
« sous une ligne de contour (…) [ni comme] un itinéraire abstrait. Ni carte postale. Ni schéma d’escalade. Ni image. Ni forme-signe. Elle est faite d’un ensemble de formes actives dont le surgissement éprouvé dans un corps a pour corrélat et pour ombre un style de vertige (…). Chaque prise108 est en prise sur une totalité voilée dont la voie est la ligne, la forme génétique de dévoilement» 109
A l’extérieur de la maison, le voile du flou sera remplacé par celui de la brume, brouillant à son tour les corps dans le paysage.
107
R.P.E. , p.113. Si c’est la prise de l’alpiniste qui est en question, on peut y lier en ce qui nous concerne le sens cinématographique de « prise ». 109 R.P.E. , p.113. 108
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Jurgen, enveloppé.
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3 se fondre dans le paysage
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« Le paysage, si l’on veut n’existe pas »110
Jamais le regard n’embrasse le paysage, ne s’attarde sur l’horizon. Il n’y a pas de point de vue111 sur le lac, la forêt, ou les montagnes, mais le tremblement d’une avalanche, le passage du vent sur la neige et entre les branches, ou le brouillard qui invente des espaces que l’on ne connaissait pas. Il y a un lieu. Un lieu porté par la puissance géologique du relief escarpé, un lieu rythmé par des lignes de force : vibrations telluriques, stratigraphie de la rive, branchages enchevêtrés et troncs très hauts, très droits. Il faut filmer une montagne comme un visage déclarait le cinéaste : filmer la montagne, ou la cime des arbres mais par les conditions de la vue proche. Ainsi la fragmentation du paysage évite le pittoresque et confère aux éléments une présence irréductible : une montagne en gros plan en laisse apparaître toute la minéralité ou une canopée prise en contre-plongée déploie la puissance des arbres. Le fractionnement en plans rapprochés est la recréation topologique d’un milieu, d’un territoire112, qui saisit l’essence du lieu (et de la nature) mais ne dresse pas une cartographie (on ne sait pas où se situe la maison par rapport au lac, ni l’on devine le tracé du lac) de cet univers clos, mystérieux, presque archétypal.
Ici, contrairement à l’usage qu’en fait le cinéma, il n’y a pas de paysage en arrière-plan, pas de fond (là encore), pas de veduta. Et si profondeur ou plan d’ensemble il y a, ce n’est jamais une construction perspectiviste selon une composition posant le sujet devant un paysage en arrière plan. Si l’image d’Hege et Jurgen de dos s’avançant dans la forêt peut
110
Jean Louis Schefer, Kenzaburô ÔE, op.cit. p ?. Dans le sens d’un point de vue unique, dominant. 112 Comme le suggère Dominique Baqué pour la photographie, on est passé de la représentation d’un paysage à celle d’un territoire. 111
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rappeler l’esthétique romantique d’un tableau de Friedrich, elle ne pose pas de distance entre personnages et paysage mais un enveloppement par ce dernier.
Le traditionnel « conflit visuel espace-visage »113 du cinéma est évité puisque l’espace est pris en gros plan, au même titre qu’un visage (en témoigne l’exemple que nous avons vu du visage d’Alexi et de la montagne), abolissant ainsi toute dramatisation, toute psychologisation du paysage. Ainsi il ne s’insère pas entre les visages et les corps pour faire office de paysage mental, parce qu’il est filmé comme un personnage, sur et dans un même plan, à la même échelle.
Si « au cinéma, l’image du paysage est toujours une ‘‘paysagéité’’ en fragments »114 recomposable après coup, Un Lac travaille à amplifier ce processus par double fractionnement qui invente un paysage sensible, un paysage investi physiquement sans dimension apologétique où l’accident de la vision rencontre ceux du paysage : un « pays vécu et perçu dans la contingence d’un point de vue limité »115, un espace vernaculaire où les plans panoramas sont plus bloqués qu’ouverts sur l’infini : sous un ciel coupé par la montagne décadrée, Jurgen doucement ramène Alexi vers la maison. C’est une terre originelle, qui anime les personnages, leur transmet sa puissance et son silence. Jurgen qui marche entre les arbres et prend appui sur eux et se nourrit de leur force ou Alexi à même le sol boueux de la rive et comme modelé par lui.
A une très forte verticalité, celle des arbres et des montagnes, répond la pesanteur horizontale du lac. Si cette tension trouve son achèvement dans la chute des arbres et celle 113
Voir au sujet du paysage comme fond au cinéma : Maurizia Natali, L’Image-paysage. Iconologie et cinéma, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1996. pp. 69-71. 114 Ibidem, p.114. 115 Bernard Lamblin, Peinture et temps, Paris, Publications de la Sorbonne, 1987. p. 351.
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d’Alexi, elle va d’une part rendre compte de la réalité géographique du lieu, un lac enserré de hautes montagnes et puis les forces qui animent la montagne elle-même, en le traduisant en termes de forces rythmiques, et d’autre part donner l’idée d’une vibration, un tremblement engendré par l’action inverse de ces deux forces, qui se manifeste au plan sonore par le grondement d’une avalanche et au niveau visuel par le tremblé de la caméra.
Il n’y a pas de représentation mimétique du paysage. La forêt par exemple apparaît sur deux modes qui sont des intensifications : lignes des arbres formant une striure de traits verticaux, espacés, sombres et très droits ; ou bien, des tâches lumineuses dilatant les branches ou enchevêtrement et traits désordonnées. Le rythme plastique est d’autant plus marqué que c’est la lumière qui le travaille, qui engendre la couleur par équivalence à la lumière, en subtils dégradés de gris. Ce rapport à la lumière (une lumière toujours dispersée, presque en fuite, une lumière de ciel bas, et d’hiver) est celui d’un être présent au paysage et non pas devant lui. Interrogeant l’espace-lumière dans la peinture de Nicolas de Staël, Jean-Claude Marcadé rappelle la notion de milieu enveloppant définie par Maurice Merleau-Ponty, qu’il cite :
« L’espace n’est plus celui dont parle la Dioptrique, réseau de relations entre objets, tel que le verrait un tiers témoin de ma vision, ou un géomètre qui la reconstruit et la survole, c’est un espace compté à partir de moi comme point ou degré zéro de la spatialité. Je ne le vois pas selon son enveloppe extérieure, je le vis du dedans, j’y suis englobé. Après tout, le monde est autour de moi, non devant moi. »116
116
Jean-Claude Marcadé, Nicolas de Staël . Peintures et dessins, Paris, Hazan, 2008. pp. 362-367. Je souligne.
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« Ce n’est pas la lumière du jour, ce n’est pas la lumière de la nuit »117, écrit de Staël. C’est la lumière de « l’habitant du lieu »118, enveloppante, voilée souvent, toujours naissante, insaisissable, la lumière de l’intime qui est moins sa révélation que son énigme.
La brume est cet élément de décomposition du paysage qui articule vide et plein, les transmute, opère le passage de l’un à l’autre. Si elle fragmente et dissimule, elle sécrète aussi formes et personnages. Elle est ce fond mouvant où les corps apparaissent et fluctuent, comme celui, noir, de la maison. Matière haptique par excellence, car avec elle «aucune ligne ne sépare la terre et le ciel, qui sont de même substance ; « il n’y a pas d’horizon, ni de fond, ni de perspective, ni limite, ni contour, ou forme, ni centre »119, elle est pourtant la négation du tangible. Intouchable, elle est cet éblouissement de l’image et des corps, qui ainsi apparaissent, leur illimitation et tout autant leur absolu. Hege, Jurgen, Alexi, Johannes et Tao, sont lentement révélés par leur avancée dans la brume comme des formes fantômes, entre visible et invisible. Ainsi la brume est elle aussi ce temps replié dans son présent parce qu’elle est genèse de la forme, forme en formation. Elle peut pousser le paysage vers le blanc pur, jusqu’à la saturation totale de la lumière ou bien estomper les formes derrière les arbres nus pour leur donner l’allure d’un rideau de mystère. La brume vide l’image et par son propre éblouissement la renverse jusqu’à l’image négative, l’image d’avant l’image, illimitée et absolue. Ce blanc, un blanc pas tout à fait pur, celui de la projection d’un film non impressionné sur un mur120, engendré à deux reprises par la brume, est aussi la survenue de la matière de l’écran, la matérialisation sous les yeux du spectateur de la magie de la fabrication des images. Les ombres-silhouettes dans la brume et puis le brouillard en général dans le paysage sont le 117
Ibidem. p.365. L’auteur cite René Char. Ibid. p.366. 119 M.P., p ?? 120 Je pense ici à Zen for film de Nam June Paik. 118
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symptôme de cette fragilité qui nous constitue : « (…) l’homme est là. Il n’est pas là cependant comme celui qui dévoile le paysage dans sa totalité et qui s’y reconnait. Il ne s’y reconnait justement qu’à moitié. L’autre moitié appartient à la brume, à la nuit (…). Situation intermédiaire de l’être à demi-perdu. »121
Paradoxalement la neige n’est pas prétexte à l’épure, à une calligraphie chinoise dont les traits viendraient s’inscrire par contraste net à même la blancheur d’un papier de riz. Le blanc autour du lac fabrique des origamis de neige, des plis de terre, d’humus, de pierres et de feuilles. La neige ici n’efface pas la trace des éléments qui la traverse : empreintes d’hommes ou d’animaux, entrelacs de bois, de minéral, de vent, de végétaux, de froid et de lumière. Au contraire elle en produit la mixtion, les dépose sur un même plan. « Le milieu environnant est vécu comme une unité »122. Là encore il n’y a plus de fond séparé du motif, le paysage est une texture dont peut toucher du doigt les plus petits détails. Ses ponctuations inattendues rythment un espace tout en volumes (mais sans perspective) et en matières. La neige est l’avancée, la pesée des personnages, leur poids, leur présence. De même que dans l’air les branches vibrent de lumière, au sol les traces tissent les trajets de l’espace en lui-même : « c'est l'espace entre les feuilles qui fait l'arbre » déclarait Simon Hantaï. C’est l’espace qui fonde les corps et leur rythme.
La neige n’est jamais neige (jamais tombée pour elle-même). Tour à tour végétale et animale (les tâches sur Tao et les arbres), puis libérée en eau (la cascade, la pluie, l’eau dans la gourde), elle est la matière mouvante du souvenir et l’épaisseur du silence qui porte souffles et pas au plus intense. C’est là devant la maison que par l’obscurcissement du jour la neige devient grise et floue, qu’elle perd sa lumière diffuse et sa connivence 121 122
R.P.E., p.44. M.P., p.395.
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avec le brouillard ; la neige devient grise, dans un obscurcissement progressif jusqu’au gris très foncé alors qu’un retour inattendu des plans d’ensemble devant la maison laissent entrevoir des lacis d’empreintes et la forme enfoncée du corps d’Alexi et Liv flottante comme un trait imprécis.
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« Aussi, comme un rayon de lumière qui traverserait des couches d’eau, d’atmosphère lourde ou enfumée, des brouillards pris en écharpe par une végétation, branches basses, feuilles rampantes ou des algues forestières qui semblent avoir gardé la position, les plis, les sinuations à peu près que les bercements des courants, les remous qu’un lac auraient modelés, comme sur une matière fraîche entièrement malléable et élastique, et maintenant seulement modifiée par un changement de leur milieu (…) et ce rayon traversant des couches qui le dispersent, le dévient un peu, le font justement ‘‘passer’’ d’une profondeur, d’une épaisseur, d’une substance et d’une lumière à une autre, ce rayon travaille en somme à perdre la ligne, le dessin dont il affectait la lumière ». Jean Louis Schefer, Kenzaburô ÔE.
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une maison
Masse sombre en un seul bloc, presque irréelle tant elle est plongée dans une sousexposition floue, la maison se dresse sur la neige comme au milieu de nulle part.
L’architecture extérieure à été conçue par le cinéaste et son décorateur selon une structure très élémentaire sans ouvertures excepté une porte. Elle est très schématique, c’est presque un dessin d’enfant. Filmée à contre jour, elle a l’intensité d’une image mentale, d’une forme symbolique. Le réalisateur déclarait qu’il s’est inspiré des « maisons » installations d’Anselm Kiefer123, dont le modèle théorique peut être défini selon le concept de Michel Foucault comme des « hétérotopies », des « espace[s] obscur[s], rocailleux, encombré[s] », « sans repères géographiques », « des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux »124 .
Safia Benhaim, dans son mémoire de recherche à propos de Sombre, décèle dans le motif de la maison, déjà présent dans ce premier long métrage, la manifestation du phénomène freudien de l’unheimlich où les objets les plus familiers peuvent soudainement nous apparaître étranges et inquiétants. Ainsi, « une forme, aussi connue, aussi reconnaissable et familière qu’une maison, est arrachée de sa fonction, rabattue à son diagramme, rendue à son étrangeté fondamentale ou à sa part de fantasme et de trauma » 125. 123
Exposition monographique au Grand Palais en 2007. Michel Foucault, Dits et écrits 1984 , Des espaces autres (conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984. 125 Safia Benhaim, Un laboratoire de la sensation au cinéma : Autour de "Sombre" de Philippe Grandrieux, mémoire de DEA sous la direction de Jean-Louis Leutrat, Paris III, Septembre 2003. 124
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A l’intérieur, l’espace n’est assignable au familier, au quotidien. Le réalisateur ayant voulu la construction d’un « univers mental, (…) un espace clos, entièrement construit en studio, un réseau nocturne. » 126, un lieu labyrinthique qui se défait de la notion de décor, de repères spatio-temporels, et qui touche au réel par autre chose qu’une image. Philippe Grandrieux y radicalise le projet figuratif de Sombre, d’une part parce que la nuit en est le principal opérateur plastique et d’autre part parce qu’une note de Robert Bresson pourrait en résumer ainsi l’élan : « Ton film n’est pas fait pour une promenade des yeux, mais pour y pénétrer, y être absorbé tout entier »127. L’utilisation de plans rapprochés fragmente cet univers et le rend indissociable des corps qui l’habitent et lui appartiennent. Systole diastole de l’espace qui tour à tour engloutit et sécrète ces corps, la nuit est cette respiration du dévoilement de l’être et les souffles qui le remplissent deviennent son souffle, son visage.
Mais ce n’est pas une obscurité sans lumière : elle est ce clair-obscur qui anime mains et visages et parfois laisse deviner sa couleur. C’est qu’ici la lumière vient des personnages. Elle vient des visages ou des mains, de ce corps nu s’amenuisant dans le long couloir, des prunelles étoilées de Hege dans l’acte d’amour, ou du pelage phosphorescent de Tao. Les personnages s’illuminent par eux-mêmes à partir du fond noir128, comme s’ils pouvaient à tout moment décider de retourner à la nuit et dans cette précarité là, celle du rêve, dissimulent toute l’intensité de la présence.
126
Ibidem. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1975. p. 95. 128 C’est la technique de Gustave Courbet. 127
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Il n’y a pas d’image sur laquelle poser les corps puisqu’ils viennent d’eux-mêmes, par eux-mêmes, avec leur nuit, leur intouchable, où le noir n’est jamais tout à fait noir mais laisse parfois entrevoir un mélange de matières : métal, bois, minéral, strates d’un fond pariétal, le tout fluctuant dans un réseau de taches, une épaisseur de couches frottées, grattées, étalées, recouvertes et creusées. Ces traces sont semblables aux parois d’une installation d’Anselm Kieffer, Les Tunnels (voir annexes) qui, modulées par la lumière, constituent un empâtement à la fois très matériel et éthéré, un temps vibré et suspendu où s’ébauche un souvenir, ou bien des souvenirs sans âge, une mémoire presque d’avant le corps.
Liv, sur le seuil.
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Agencer
« C’est cela, agencer : être au milieu, sur la ligne de rencontre d’un monde intérieur et d’un monde extérieur. » Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues.129
Systole diastole, l’enchaînement des séquences intérieures extérieures est le souffle du film, sa respiration. Trouver un rythme, donc une différence, entre deux intensités, blanc et noir, c’est passer par une multitudes de nuances perceptives de gris et non pas opposer le blanc au noir; Habiter un lieu, c’est être traversé par toutes ses différences, il n’y a pas de frontières entre extérieur et intérieur ou de réversibilité mais passages entre deux modes d’apparaitre et de sentir. Cette alternance spatialise le rythme et construit un monde en deux dimensions qui en ouvre une nouvelle130, celle de l’esprit ou de l’âme dirait Jean-Luc Nancy131. L’âme selon le philosophe est ce qui se désigne par différence au corps, elle est ce qui éprouve que le corps est. Elle est « l’expérience du corps »132.
Grandir, avoir la possibilité de quitter un lieu, avoir le choix de partir et abandonner le corps de l’enfance est l’expérience vécue par Hege et qu’elle accomplit en traversant le lac, en assenant coups de rame et gémissements, ceux d’une naissance. Jean-Luc Nancy dans Corpus rappelle qu’« experiri, en latin, c’est justement aller au-dehors (…), faire
129
C’est Philippe Grandrieux lui-même qui se référa à Dialogues et au terme « agencer » lors d’un workshop donné à l’école des beaux arts de Marseille en avril 2009. 130 Tout comme l’image en aplat, C.F. supra. 131 Jean-Luc Nancy, Corpus, op. cit. pp. 127-128. 132 Ibidem. Je souligne.
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une traversée »133. Le film fait aussi l’expérience de lui-même par l'articulation dedans dehors, par le mouvement de l’un à l’autre, le touché de l’un vers l’autre. Ces deux espaces ne sont pas côte à côte ou l’un dans l’autre, ils sont l’un vers l’autre, à l’exemple de ce mouvement latéral de la caméra depuis l’intérieur de la maison jusqu’à la porte où apparait l’extérieur enneigé, puis dans l’assombrissement qui marque le passage dehors dedans. L’un vers l’autre continûment, comme le touché du corps en soi, c'est-à-dire l’âme, touche « indéfiniment à l’intouchable »134.
Le rythme, souffle du film, se pose donc dans cet entre-deux, dans cet entre deux milieux : « (…)Heccéité. Changer de milieu, pris sur le vif, c’est le rythme »135, un rythme qui naît de la différence, de l’intervalle. L’articulation de ces deux espaces clos est le repli de l’un vers l’autre dans la dimension possible d’un corps « [poussant] les limites jusqu’au bout, à l’aveuglette, en tâtonnant, touchant donc»136 là dans la nuit ou là dans l’éblouissement de la brume. Ce sont peut être alors deux états d’une même intériorité, d’un même corps, qui sont donnés parce qu’entre les séquences, il y a toujours une liaison sous forme de chute, ou parfois d’émergence. A deux reprises, une succession de quatre plans marque le passage depuis l’extérieur vers la maison par la diminution de la lumière. Ces séries de plans enchaînant montagne et maison ou lac et maison juxtaposent quatre plans fixes selon une gradation des valeurs de sombre et de flou. Cette diminution de la lumière et de la netteté, comprise comme une chute, est « la descente comme passage de la sensation, comme différence de niveau comprise dans la sensation » parce que « quelque soit la sensation, sa réalité intensive est celle d’une descente en profondeur. »137
133
Ibid. Ibid. 135 M.P., pp.384-385. 136 Jean-Luc Nancy, Corpus, op. cit. pp.127-128. 137 Gilles Deleuze, Francis Bacon, op.cit. pp. 78-79. 134
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Ainsi cette lancée de toujours « aller vers » est celle de la sensation dans le rythme actif de la chute. De fait, le film est construit selon ces deux espaces, deux blocs qui deviennent, articulés par le rythme, matières d’expression de la sensation et tracent ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux nomment un « territoire »138. Ici le concept de territoire nous aide simplement à comprendre que les personnages sont indissociables du lieu qu’ils habitent, qu’ils sont en quelque sorte sécrétés par ce « paysage-milieu »139.
A ce titre, l’image du lac est le point où, pour le cinéaste, s’origine le film, son point gris, son chaos : « le lac, c’est peut-être la première chose qui est venue (…) je l’ai vraiment imaginé, construit dans ma tête (…). Donc ce lieu là est venu comme une détermination profonde de ce que devait être le film ; c’est d’ailleurs pour ça qu’il s’est appelé d’emblée Un Lac »140. C’est un paysage qui prend corps parce qu’il est habité et parce qu’il habite les personnages, il les fonde et est fondé par eux en devenant territoire il recueille les traces de ses habitants : entailles sur le bois, traces de pas, empreintes du corps dans la neige.
A l’extérieur, les personnages sont souvent inscrits dans leur milieu par les contre plongées. On voit bien qu’Alexi, Hege et Tao, sont sur le même plan que l’arbre entaillé ou que la neige tachetée de feuilles et de terre. On devine le renversant baiser minéral entre Jurgen et Hege, là contre la paroi, comme pris dans la pierre, sculpture d’un baiser qui n’aura pas de fin. Et puis il y a Liv, ligne spectrale, sécrété par la blancheur ductile et
138
En résumé on peut dire que le territoire est un agencement ou articulation rythmique de milieux qui crée une matière d’expression. Voir M.P. p. 384. 139 R.P.E., op. cit. p.24. 140 Entretien avec Philippe Grandrieux, Mettray, Janvier 2009. Interview réalisée par Didier Morin.
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Alexi s’enfonçant dans la neige. Enfin, c’est par les contre plongées à pic qui laissent flotter les visages, solubles et flous sous le coup du bonheur, de Jurgen et Alexi.
A l’intérieur, on l’a dit, les personnages sont indissociables du fond noir et ductile de la maison, comme ils le sont du paysage-pays qu’ils habitent . Enveloppés par lui, ils l’enveloppent, y sont présents autant que le paysage-milieu est présent en eux. Ainsi il y a « une correspondance intérieure »141 dirait Carl T. Dreyer, non seulement entre les personnages et le lieu mais aussi entre les acteurs d’origine slave et cette heccéité formée par le lac, la forêt, la neige, la maison. C’est le rythme propre du paysage-milieu qui élabore les personnages.
Un Lac est ce territoire, et s’il n’est jamais montré dans sa totalité c’est qu’il deviendrait alors tel lac, telle forêt, telle maison, alors qu’il s’agit d’un lac et de ce lac, d’« un quelconque unique »142. « Anonymat et généralité »143 d’« ‘‘un lac de non-être’’, un certain néant enlisé dans une ouverture locale et temporelle – vision et sentir de fait, et non pas pensée de voir et de sentir »144. Le lac peut donc être entendu comme ce point originaire, ce lieu d’avant la pensée, ce lieu du sentir immédiat et absolu, de la sensation, ou de l’inconscient peut-être. Ou encore selon Gilles Deleuze et Félix Guattari, on peut imaginer que le lac est, dans le territoire, ce « lieu où toutes les forces se réunissent (…) dans un corps-à-corps d’énergies. [le lac] est ce corps-à-corps. (…). En lui ou hors de lui, le territoire renvoie à un centre intense (…) source (…) de toutes les forces, amicales ou hostiles, et où tout se décide. »
141
Carl T. Dreyer, réflexion sur mon métier, Paris, Les cahiers du Cinéma, 2001. p 93. C’est encore Henry Maldiney qui écrit à propos du Château de Kafka : « . R.P.E., op.cit. p. 44. Je souligne. 143 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op.cit., p. 251. Notes de travail, Septembre 1959. 144 Ibidem. p.251. 142
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A la frontière entre deux états de la sensation, sur le pli ou repli du corps en lui-même et à ses limites, le territoire ou paysage-milieu est un « personnage rythmique »145, il est le souffle du film, la spatialisation de sa présence.
Philippe Grandrieux dit tout cela admirablement :
« C’est que le film est construit sur une dilatation de l’espace : d’un côté les montagnes, le lac, les forêts, la neige et cette maison très improbable, et puis à l’inverse ce rassemblement sur des détails, des fragments, des mains, des mains, des visages, ce corps à corps d’une très grande proximité, presque trop grande… C’est comme si la distance n’était jamais une distance permettant au fond un accommodement avec les sentiments ou avec les choses de l’âme… Les espaces sont trop vastes ou au contraire trop clos… Et quand tu fais ce geste avec tes mains en les rapprochant et en les éloignant, comme une respiration, c’est très juste cet aller-retour, cette respiration qui, d’ailleurs scande tout le film… La respiration des dormeurs, celle d’Alexi quand il coupe les arbres, du cheval, de Jurgen quand il ramène Alexi dans la nuit. (…) Et puis le film déploie un espace qui ne m’appartient pas, qui est venu du film lui-même. Mais ça, je crois que c’est la puissance des images. »
145
C.F. supra.
80
« Le lac brillait comme un miroir et attendait. » Tarjei Vesaas, Les oiseaux.
81
Conclusion L’expression de la présence dans Un Lac dépend d’une isomorphie fondamentale entre le corps du cinéaste et le corps du film. Elle est déployée selon trois axes :
-
La présence corporelle du cinéaste opérant lui-même cadre et lumière et dont à la fois le déplacement physique fait peser le corps tout autant que la transe l’illimite, va arracher les images au réel, y coller son souffle, son déportement. C’est la sensation qui, jusqu’à son exacerbation dans la convulsion, irrigue le geste cinématographique du cadrage au montage. Le corps du cinéaste est le corps du film. Film tout autant révélé par le corps du personnage ou son territoire qui vont prendre en charge l’articulation film cinéaste.
-
La prépondérance de l’espace rythmique envahi par les souffles articulant sonore et visuel, sentant et sentis qui tous tendent à se confondre dans l’élan de la sensation. Mais aussi le rythme du montage qui organise des séries rythmiques.
-
L’élargissement de l’espace optique à l’espace tactile, où le toucher prend le pas sur le visuel : le rythme haptique est tout autant élaboré par le traitement en aplat de l’image où fond et motif se confondent dans la dimension d’une vision rapprochée, que par le trajet rythmique entre mains et visages que ne cesse d’accomplir la caméra et qui apparaît sous le motif de la caresse.
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Le corps du cinéaste, donc le corps du film, à la frontière entre sentant et senti, est articulé par le rythme, le rythme étant le point d’origine de la sensation. S’y mêlent à la fois, une grande brutalité, une force, donnée par ce corps convulsant, soufflant, arrachant les images comme on assène des coups de hache et par le montage sous la forme du choc et du fragment, par le plan dans les convulsions et la douce fragilité d’une caresse offerte aux limites des corps jusqu’à toucher ce qui en eux est intouchable. Ces deux versants du sensible sont mus par le désir intense qui agit le cinéaste :
« Je crois que la relation aux acteurs, je m’aperçois, plus j’avance, qu’elle est absolument décisive dans mes choix de cinéma et les acteurs au sens où ce sont des visages, des corps, des voix, des rythmes, des manières de se déplacer, d’être là justement, une sorte d’ontologie de la présence, qui me touche, qui me donne simplement le désir de filmer (…). »146 L’espace du plan n’est plus un espace devant, donc une image, mais un espace autour, un territoire marqué par la présence du cinéaste et de son désir qui engendrent de nouvelles matières d’expression147 et y tracent le devenir du cinéma, comme les personnages d’Un Lac, en grandissant, se tiennent sur leur ligne de devenir. Parce que « devenir, ce n’est jamais imiter »148, le devenir se tient « toujours au milieu « il est une « anti-mémoire »149. Ainsi la volonté ostensible du cinéaste de revenir avec Un Lac aux origines du cinéma muet150 n’est pas une imitation ou une régression mais bien un nouveau départ. Si le retour à un cinéma profondément rythmique est l’aspect le plus sensible de ce désir, il est marqué par une évolution fondamentale : c’est qu’il prend en charge le rythme physique du cinéaste.
146
Philippe Grandrieux, avant première de Un Lac, op.cit. (voir annexes). Je fais ici allusion à Mille plateaux, op.cit. p 387. 148 Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996. p.8. 149 M.P., p 360. 150 Mettray, Janvier 20009, op. cit. 147
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Dans Un Lac, le jeu citationnel, de Andreï Tarkovski à Pier Paolo Pasolini en passant par Carl T. Dreyer, Serguei M. Eisenstein, Friedrich Murnau ou Robert Bresson, qu’il soit conscient ou non (parce que Philippe Grandrieux habite ce cinéma là) s’effectue toujours dans un déplacement stylistique propre au cinéaste : les « modèles » de Bresson deviennent des personnages avec la possibilité de prendre en charge des figures cinématographiques ; la subjective indirecte libre de Pier Paolo Pasolini n’est plus superposition de la vision du cinéaste à celle, névrosée, du personnage mais une seule et même vision, celle du film-corps; le rythme du temps s’écoulant dans le plan d’Andreï Tarkovski devient assignable au plan-cellule du montage; le principe du plan-coulant de Carl T. Dreyer, s’il est repris une fois dans le film, se retrouve tout le long en filigrane dans la lenteur des personnages et leur connivence profonde avec leur milieu.
C’est la vidéo, puisqu’elle permet par sa maniabilité la réintroduction du geste artistique dans l’image151, et la présence constante du réalisateur qui vont permettre de revenir à un certain « artisanat » brut du cinéma des origines, une présence matérielle du cinéma, avec par exemples les non-raccords (« les raccords irritants »), les images noires ou blanches qui laisse apparaitre le support, les fautes de style, « la caméra parfumée » et sa subjective indirecte libre laquelle implique selon Pier Paolo Pasolini
« une possibilité stylistique très articulée, libère les possibilités expressives étouffées par la traditionnelle convention narrative, dans une sorte de retour aux origines, jusqu’à retrouver dans les moyens techniques du cinéma les qualités oniriques, barbares, irrégulières , agressives, visionnaires des origines. »152
151
Si Sombre et La vie nouvelle ont été réalisés en 35mm , il y a de longues heures de bandes DV qui soustendent ces films, des sortes d’avant texte, qui dans Sombre sont par ailleurs utilisés dans quelques scènes. De plus, le style du cinéaste s’est forgé dans l’exercice documentaire et l’utilisation de la vidéo. 152 Pier Paolo Pasolini, L’expérience Hérétiques, op.cit.
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Délaissant ainsi la voie narrative et psychologisante qu’avait pris le cinématographe au moment du parlant, le cinéma de Philippe Grandrieux en réactive certaines puissances ontologiques tout en y suivant un axe plus tactile, mouvant, un cinéma de la présence où l’évolution technique génère de nouvelles possibilités. Si la vidéo était par essence cet espace haptique où l’image n’avait plus de profondeur mais une épaisseur, la manipulation des images numériques amplifie et facilite paradoxalement l’usage de la main et la préhension tactile des éléments, par exemple le son pensé par strates, couches, enfoncements et visualisé tel quel sur les bancs de montage numérique ou les artefacts numériques issus des manipulations lors du montage.
Ce geste, cet artisanat, présents à l’image, se retrouve aussi en postproduction, où l’étalonnage du film et le passage en 35 mm se font faits pour ainsi dire simultanément grâce à un système de rétroprojection qui permettait à la fois de modifier point par point l’étalonnage et de visualiser le résultat que l’on obtiendrait lors du passage sur bobine. Le geste n’est plus seulement cinématographique, il devient pictural, invente un nouvel espace pour une cinématographie « en devenir », au milieu, entre numérique et argentique, un moyen terme « digital » selon la mauvaise acception française de cet anglicisme : « digit » pour chiffres (le numérique) mais aussi pour les doigts, la main, le geste. Le cinéma a par là la possibilité de réactiver le phénomène de la présence qui lui était matériellement attribué par les conditions techniques de sa naissance : le défilement automatique des images.
C’est moins la possibilité pour le cinéma de se déposer sur un support numérique qui va tracer son devenir que le changement de paradigme temporel, où toute image est une
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présence inchoative et où tout plan a une durée potentiellement infinie153, et où chaque coupe ou découpe contient potentiellement tout le plan, toutes les données.
L’automatisme spirituel du cinéma, à l’aune de l’évolution technique, semble déplacé vers une sphère d’indétermination où intermédialité et labilité des supports offrent « la présence latente d’un régime d’expression dans un autre »154. C’est dans l’intervalle, dans la combinaison de plusieurs régimes d’image (entre art et non art, entre les arts, entre sens et non-sens, etc.) que va opérer ce que Jacques Rancière appelle « la pensivité » comme mécanisme autonome de l’œuvre155 : toucher à la pensée sans idéologie, sans détermination, c'est-à-dire à la « pensivité » selon l’expression de Jacques Rancière.
Alors que l’hybridation technologique du cinéma, amorcée avec la vidéo, devient esthétique et politique, un phénomène indépendant de la volonté de l’auteur ou du spectateur, la pensivité serait le prédicat d’une œuvre qui pense en elle-même et par ellemême. Si les images n’ont pas attendu les nouvelles technologies pour penser, le support informatique radicalise une autonomisation de la machine et subsume l’intermédialité aux puissances de l’interface numérique. Le numérique devient le lieu de toutes les formes d’apparition en indifférenciant les médiums. Le régime d’indistinction pointé par Jacques Rancière y devient logique de production et d’exposition (pour preuve la généralisation du diaporama).
153
C’est tout l’enjeu du film Five d’Abbas Kiarostami. C’est un des aspects de « l’image pensive » selon Jacques Rancière. Ibidem. p.132. 155 « Une image pensive, c’est alors une image qui recèle de la pensée non pensée, une pensée qui n’est pas assignable à l’intention de celui qui la produit et qui fait effet sur celui qui la voit sans qu’il la lie à un objet déterminé. La pensivité désignerait ainsi un état indéterminé entre l’actif et le passif ». Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La fabrique, 2008. p.115. 154
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Ainsi il n’est plus question de « la vie ou la survie du cinéma [qui] dépendent de sa lutte intérieure avec l’informatique »156 c'est-à-dire avec l’information, puisque l’image est toute entière constituée de données, mais question pour le cinéma d’occuper de nouveaux espaces temporels, synthétiques, mathématiques, où il va pouvoir renouveler ses moyens d’expression. Ainsi la capacité ontologique du cinéma à subsumer les autres moyens d’expression et de pensée s’y voit augmentée. Le régime électronique exacerbe le phénomène d’image temps directe ou cristal décrit par Gilles Deleuze et il relie toutes les images entre elles par la série (dont le trope actuel le plus significatif serait le « stopmotion »), par ce « dehors » qui n’en est plus un parce qu’auto alimenté par l’interface numérique. L’automate spirituel devenu automate électronique double le processus de projection par une auto projection interne à l’image qui devient pensive en elle-même, par elle-même. Comme l’écrivait Gilles Deleuze, l’écran est devenu un tableau de bord, l’espace haptique s’est matérialisé en une interaction entre l’information donnée par les images et les sons et la main du spectateur. La main de Philippe Grandieux, n’est autre que le miroir inversé de ce phénomène. L’écran numérique est devenu miroir, telle la surface du Lac, une membrane où se rejoignent le corps du cinéaste et celui du spectateur.
Dans Un Lac, c’est le corps du cinéaste innervé à l’appareil et présent dans le plan qui crée un nouvel automatisme réintroduisant et reformulant la présence comme moyen d’expression du cinématographe. Cette « réalité augmentée » (ni réel, ni fiction) pose l’automate spirituel comme inséparable de cette affirmation du « là » de l’être157, c'est-àdire de l’absence de toute affirmation, l’absence de tout savoir ou tout non-savoir158. Est-
156
I.T. p. 354. Ibidem. 158 Ibid. p.86. 157
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ce aussi dans cette « ignorance »159, que l’automatisme électronique agit, entraîne les images, les découpe les unes dans les autres ? Peut-on y poser l’existence d’un nouveau régime d’image, ni « image-temps », ni « image-mouvement » mais image-espace ?
L’image-espace serait alors le lieu (ou le non-lieu) des images sans distinction de forme (de médium) ou de durée. Un régime hors du paradigme de la trace, hors de la dialectique absence/présence, parce que l’image numérique est désormais informations ou données160 que l’auteur ou/et le spectateur manipulent du bout des doigts.
Le cinéma de Philippe Grandrieux en joignant cinéma originel et devenir du cinéma manifeste cette nouvelle modalité d’apparition, un nouveau médium spécifique qui reste à interroger.
159 160
Ibid. D.N. Rodowick, the virtual life of film, p.125.
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1998
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Courts métrages, documentaires. Vidéos 2007
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2006
L’Arrière-saison. Installation de deux vidéos (9’ et 10’). Production : Rose. Grenoble. Installation de deux vidéos (44’ et 17’). Production : Rose. Met. Vidéo (5’). Production : Rose.
1999
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1996
Retour à Sarajevo (75’). Documentaire. La Sept/ Arte.
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Brut. Documentaire. La Sept/Arte. Réalisés ente 1995 et 1997 : Balladur, Jean François Deniau à l’assemblée Nationale , La garde républicaine, L’ancien premier ministre, Dans la rue à Vitrolles, La place de la Bastille, Les enchères, Nicole Notat. 1995 Nous sommes ce que nous mangeons (10’).Documentaire. Entretien avec le sociologue Claude Fischler La cuisine des dieux. Documentaire. Entretien avec Jean-Pierre Vernant. Dans le cadre de l’émission Thema, soirée spéciale cuisine. Arte. 1994
L'Industrie du rêve (45’). Documentaire sur La française des jeux. Jogo do Bicho (60’). Documentaire sur le jeu clandestin dans les rues des quartiers populaires au Brésil. alterne interview des joueurs et sociologues qui tentent d’analyser le phénomène. La Sept/ Arte. Réalisés tous deux dans le cadre d’une soirée thématique sur les jeux de hasard. 1994 Les Batailles de l’année 1944 . Documentaire. Diffusée le 5.05.97. 1er volet d’une collection de 12 titres, il est composé uniquement d’archive et n’a pas de réalisateur, Grandrieux ayant refuser de signer " les batailles de l’année 1944 " après un désaccord avec les historiens (source : Le monde radio tv du 28.06.94).
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1993 La Roue (2x7’). Documentaire. Brian Holm / Gert Jan Teuheunisse. La Sept/Arte/AMIP. Diffusée pendant le tour de France, portraits de cyclistes. 1992
Cafés (210’). Soirée thématique pour Arte. La Sept/ZDF.
1990 Live (14x 60’). Télévision expérimentale. La Sept/Arte. Philippe Grandrieux a réalisé le premier film de la série : Jean-François Maurige dans son atelier. Puis des photographes, des documentaristes, des artistes vidéo, des cinéastes ont participé à ce travail, parmi eux: Robert Frank, Steve Dwoskin, Nick Waplington, Robert Kramer, Gary Hill, Thierry Kuntzel, Daniele lncalcaterra et Ken Kobland. Il s’agissait de réaliser un planséquence de 60 minutes. 1989 Arte.
Histoire parallèle. Documentaires : principe et premiers numéros de la série. La Sept/ Azimut (4 x 30’). Télévision expérimentale. TV Fnac. Le Monde est une image (entretien avec Paul Virilio). Le Trou noir (entretien avec Juan David Nasio). Le Labyrinthe (entretien avec Jean-Louis Schefer). La Taille de l’Homme (inspiré d’un texte de C.E Ramuz).
1987 Berlin. Documentaire. Magazine Esplanade. 750ème anniversaire de la ville de Berlin. La Sept/Arte. Berlin/ Paris/Berlin (120’). Documentaire. Z.D.F. Le Monde est tout ce qui arrive (30x15’). Télévision expérimentale : journal télévisé. Télévision locale TV 8. Maison de la culture de Saint-Etienne. 1986
Comédie/Comédiens (50’). Documentaire. Théâtre de Nanterre-Amandiers.
1985
Long courrier (25’). Vidéo. Maison de la culture du Havre.
1984
Grandeur nature (55’). Documentaire. Portrait de la chanteuse Sheila. INA.
1983 Pleine lune (180’). Soirée expérimentale. Entretien sur la télévision avec Orson Welles. INA. Prix de l’association française des critiques de télévision. 1982
Une Génération (10’). Documentaire. INA. " C’est quoi être de gauche aujourd’hui? "
Juste une image (9x55’). Co-auteurs : Thierry Garrel (responsable de l’unité Documentaire) et Louisette Neil (historienne). INA. Série à propos " du pourquoi et du comment des images ", diffusant des documentaires, des vidéos d'artiste, des images de télévision et conçue comme " une dérive poétique dans le monde des images ". Prix 1983 du meilleur documentaire, 1981 La Peinture cubiste (55’). Fiction Documentaire. Coréalisé avec Thierry Kuntzel pour la partie vidéo. Sur un texte de Jean Paulhan. INA . Una giornata particulare a Milano (40’). Coréalisé avec Guy Heron. Documentaire, magazine Féminin présent. A milan la vie des mannequins au moment des défilés de mode. TF1. 1976 Via la vidéo (3x20’). Installation. vidéo. L’artiste Claude Viallat au travail. Galerie Albert Baronian (Bruxelles).
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annexes Interview de Philippe Grandrieux par Anne Foti, Avant-‐première du film Un Lac, cinéma Les Variétés, Marseille, 10 octobre 2008 Interview de Philippe Grandrieux par Didier Morin, in Mettray, janvier 2009 Dossier de presse du film Un Lac, photographies d’écran Peinture rupestre – Grotte du Pech-‐Merle Anselm Kiefer -‐ Tunnels Peintures de Peter Doig
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