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Traductions, marginalia, inserts

Pratiques de lecture, pratiques d’écriture

Traductions, marginalia, inserts...

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Dans son exemplaire de l’Abrégé de Géographie d’Adriano Balbi, RenéPrimevère Lesson a fait relier deux lettres manuscrites que le linguiste et géographe italien lui a adressées. Ces lettres témoignent de l’implication de l’aîné des frères Lesson dans la préparation d’un des ouvrages majeurs de la géographie du XIXe siècle. Dans la première, datée du 15 octobre 1832, Balbi remercie Lesson pour sa participation à l’écriture de son Abrégé de géographie et le sollicite pour en assurer la publicité. La deuxième lettre, de deux années antérieures, évoque plus précisément la nature de la collaboration de Lesson à l’Abrégé : c’est lui qui fournit les statistiques de la partie consacrée aux espèces animales et végétales.

Cet insert de lettres manuscrites est un exemple d’usage de la bibliothèque caractéristique de René-Primevère Lesson. Celui-ci en effet annote peu ses livres, mais collectionne les « autographes ». Il compile d’ailleurs en recueil les correspondances manuscrites reçues, reliant en deux volumes plusieurs dizaines de lettres du baron Cuvier, de Gama de Machado, de Jules Dumont d’Urville, de Paul Gaimard ou de Jean-René Constant Quoy. L’aîné des frères Lesson a un rapport à la bibliothèque qui fait de celle-ci un élément de prestige et il est assez difficile de savoir quels sont les ouvrages qui ont réellement servi à R.-P. Lesson pour préparer ses propres travaux.

La relation de Pierre-Adolphe Lesson aux livres est tout autre. De nombreux ouvrages de sa bibliothèque sont couverts de

Première des deux lettres d’Adrien Balbi à René-Primevère Lesson, insérées dans l’Abrégé de géographie, 1833, Inv. n° 8085.

©Médiathèque de Rochefort

marginalia et de notes. Lesson avait l’habitude de travailler en écrivant des sortes de « dossiers préparatoires ». Ces dossiers comprennent des traductions de livres figurant dans sa bibliothèque ou dans celle de son frère, des copies manuscrites de passages entiers recopiés dans les ouvrages des grands voyageurs du XVIIIe siècle, insérés tels quels dans ses propres récits, ou encore des réponses insérées directement dans l’ouvrage étudié. La véritable graphomanie de P.-A. Lesson le porte par ailleurs à rédiger plusieurs versions de chacun de ses manuscrits, correspondance comprise. Voici quatre exemples qui illustrent parfaitement le lien fort entre pratiques de lecture et pratiques d’écriture chez Pierre-Adolphe Lesson.

La préparation d’une édition française de A dictionnary of the New Zealand language de William Williams.

Une page annotée de A dictionary of the New Zealand language and a concise grammar de William Williams, London : Williams and Moorgate, 1852. Inv. n° 8087. Lesson possède la seconde édition ©Médiathèque de Rochefort de A dictionary of the New Zealand language and a concise grammar de William Williams, publiée à Londres en 1852 chez Williams and Moorgate. Son livre comporte de très nombreuses annotations, la plupart des mots étant traduits en français dans la marge. On peut penser que Lesson, en lisant ce livre, préparait une édition française de ce dictionnaire. Le fonds Lesson comprend en effet un manuscrit coté Ms 76 dans le Catalogue Général des Manuscrits et intitulé « Dictionnaire Français-nouveau Zélandais ». Ce manuscrit se présente sous la forme d’un cahier régluré comportant 85 pages chiffrées. Sur la page 3 est inscrit à l’encre noire : « Dictionnaire français-nouveau zélandais, traduit du dictionnaire Anglais-maori publié à Londres en 1852 par le Révérend William Williams, archidiacre de Waipu. Par P.A.L. méd.de la mar. En retraite ». L’intérêt de Lesson pour les langues océaniennes et l’importance qu’il accordait à leur étude dans la compréhension des cultures et des migrations se manifeste par une lecture attentive et invasive des imprimés se rapportant

à ces sujets. L’ouvrage de Johann Buschmann sur la langue des Marquises, publié en 1843 à Berlin, figure ainsi dans la bibliothèque de P.-A. Lesson avec de nombreuses marques de lectures et commentaires marginaux. Le manuscrit « Notes polynésiennes » (Ms 00062) fournit un autre exemple de la manière dont Lesson nourrit ses propres écrits. Le texte de Lesson commence ainsi :

«Pour mon propre amusement, en 1875, je transcrivis une syntaxe de la grammaire samoane. Je fus conduit à le faire en remarquant, pendant que je lisais la grammaire hébraïque de Nordheimer, que la langue samoane ressemble en beaucoup de points à l’hébreu. Peu de temps après, le Rév. JJ Whitman me demanda de fournir la partie samoane à un dictionnaire malayo-polynésien comparatif. En même temps, je commençai à revoir la première édition de mon dictionnaire, qui avait été imprimé aux Samoa en 1862, sur les presses de la mission. Je parcourus les dictionnaires hawaii, maori, tahiti et fiji [sic], et j’en obtins quelques mots…» Lesson traduit les propos de G. Pratt (auteur du dictionnaire publié aux Samoa en 1862), mêlant à son propre discours des propos traduits, des références à des ouvrages présents dans sa bibliothèque et des notations personnelles.

L’art de la citation et la mise en fiche d’ouvrages de voyage canoniques

La fréquentation assidue des textes canoniques de l’histoire des voyages, notamment en Océanie, se matérialise par une tendance chez Lesson à citer, voire à recopier des passages très longs de livres des premiers voyageurs, ainsi qu’il les nomme le plus souvent. Par exemple, Lesson traduit pour lui-même plusieurs extraits du livre Historia del descubrimiento de las regiones austriales de Justo Zaragoza, publié à Madrid en 1878. Il met en fiche cet ouvrage en réalisant plusieurs courtes notices relatives au voyage de Quiros. Il fait de même avec un autre ouvrage de sa bibliothèque, le Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement et aux progrès de la Compagnie des Indes orientales, publié à Amsterdam vers 1703, en écrivant une sorte de note critique sur l’un des voyages de ce recueil, le voyage de Le Maire et Shouten. Il intitule sa note « Voyage de Le Maire et Schouten, leurs découvertes dans les Paumotu (1614-1617) ». Enfin, il intègre systématiquement le point de vue des voyageurs antérieurs aux versions tardives de ses journaux de voyage manuscrits, faisant de la comparaison de sa propre expérience avec les textes de Cook, de Bougainville et de leurs accompagnateurs l’un des pivots de ses récits.

La discussion avec Armand de Quatrefages et Abraham Fornander

La bibliothèque contient deux imprimés très précieux pour comprendre la genèse du seul livre publié par P.-A. Lesson, Les Polynésiens.

Les Polynésiens. Mémoire intercalé dans les «Polynésiens» par A. de Quatrefages. Ms 00060.

©Médiathèque de Rochefort

L’ouvrage Les Polynésiens et leurs migrations d’Armand de Quatrefages, publié à Paris en 1866 a été relié par Lesson avec un mémoire qui commente page à page le texte de Quatrefages. Chaque page du texte imprimé, œuvre de l’anthropologue du Muséum, porte en regard une page manuscrite de P.-A. Lesson, dans laquelle il examine précisément tous les faits et hypothèses exposés par Quatrefages. On peut supposer que la publication de ce livre a servi de déclencheur à l’énorme entreprise éditoriale que constituent les Polynésiens de Lesson. Le Rochefortais jugeait en effet être le plus à même, de par son expérience de voyageur et sa formation de médecin naturaliste, d’expliquer l’origine du peuplement et la formation des cultures océaniennes. Le travail de lecture du livre de Quatrefages montre que même après 1870, Lesson cherche à se positionner comme un spécialiste de l’ethnologie océanienne.

Dans son exemplaire personnel du livre d’Abraham Fornander An account of the Polynesian race, its origin and migrations : and the ancient history of the Hawaiian people to the times of Kamehameha I, publié à Londres entre 1878 et 1880, Lesson a inséré quatre feuillets manuscrits, dont deux sont intitulés : « Eaux sacrées » et « Les deux Paumakua ». Abraham Fornander (1812-1887), journaliste et ethnologue hawaiien d’origine suédoise, navigue dans le Pacifique en même temps que Lesson

et s’établit à Hawaii en 1844, à une époque où Lesson lui-même est en poste à Tahiti. Les deux hommes ne se sont jamais rencontrés. Le texte de Fornander est publié au moment où Lesson remet le manuscrit des Polynésiens à son éditeur, Ernest Leroux. Lesson se procure l’ouvrage et le lit très attentivement, l’annotant et y insérant ses remarques sur deux des légendes rapportées par Fornander. L’ouvrage lui paraîtra si important, qu’il jugera nécessaire de publier en 1884 un petit volume intitulé Légendes des îles Hawaii tirées de Fornander, dans lequel il assure que les travaux de l’ethnologue suédois confortent les principales thèses des Polynésiens.

L’obsession de la réécriture et l’art de l’archive

Pierre-Adolphe Lesson, non content d’avoir été un formidable compilateur de renseignements sur l’Océanie Fragment de mon journal de l’Astrolabe. Manuscrit, P.-A. Lesson. Ms 000141. ©Médiathèque de Rochefortau XIXe siècle, a développé de véritables stratégies d’archivage, de classement et de réécriture de ses propres textes. Les cas des deux grands manuscrits de voyage, le Journal de l’Astrolabe et le Journal du Pylade, sont très significatifs. Nous connaissons aujourd’hui une version du manuscrit du récit de voyage de l’Astrolabe contenue dans trois volumes reliés. L’écriture est sûre et ne comporte quasiment aucune lacune ni aucune rature. Il est très peu probable que ce manuscrit ait été écrit à bord de l’Astrolabe : nous avons très certainement affaire à un texte réécrit plusieurs années après le voyage, et donc susceptible d’intégrer des impressions et des connaissances nettement postérieures au voyage lui-même (1826-1829). Ceci est d’autant plus probable que la médiathèque de Rochefort conserve également un autre manuscrit qui se présente comme un fragment du journal de l’Astrolabe. Ce fragment, dont le texte est très légèrement différent de celui contenu dans un des volumes reliés, pourrait avoir fait partie du manuscrit original écrit en mer. Cette hypothèse n’est à considérer qu’avec prudence, car le manuscrit montre que l’encre utilisée recouvre partiellement une version antérieure du texte, probablement

écrite à la mine. La situation pour le journal du Pylade est sensiblement la même, à ceci près que nous disposons de deux versions complètes, l’une en 4 volumes qui semble être la version d’origine, et l’autre en 7 volumes, à l’écriture beaucoup plus nette, qui pourrait être une copie ultérieure, bien que le texte ne semble pas présenter de différences vraiment importantes, du moins dans les sondages que nous avons pu effectuer. Ces exemples démontrent que Lesson avait fait de sa bibliothèque et de ses propres écrits une véritable archive en transformation permanente, qui mêle à la fois les lectures et les réécritures de matériaux anciens. C’est pourquoi l’appréhension des manuscrits inédits est très complexe, nécessitant à la fois des connaissances historiques, anthropologiques et linguistiques, mais aussi la conscience d’avoir affaire à des éléments d’archive composites. Au-delà des questions génétiques et archivistiques des pratiques d’écriture, le travail de cabinet de P.-A. Lesson pose le problème, plus large, de la représentation de cultures « autres » à partir de la tradition livresque.

Séjour à Vanikoro. Voyage de découverte de l’Astrolabe. Manuscrit, P.-A. Lesson. Ms 00038.

©Médiathèque de Rochefort

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