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Des « incunables » polynésiens

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Des « incunables » polynésiens

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Parmi les livres légués par Pierre-Adolphe Lesson, figure un petit recueil factice intitulé « Œuvres tahitiennes ». Un recueil factice est la réunion de plusieurs documents dans une même reliure. Celui-ci est de petit format, sa reliure est en cuir et date de la première moitié du XIXe siècle. Il a très probablement été composé par René-Primevère Lesson, dont le nom figure sur le premier document de ce volume, Te evanelia a Ioane... Les documents du recueil ont, en effet, été collectés lors du voyage de la Coquille : textes de la bible traduits en tahitien, rapports de 1821 et 1822 réalisés par des missionnaires britanniques, alphabet tahitien édité par la mission…

Certains de ces imprimés, fort rares (la plupart ne figurent dans aucune autre collection publique en Europe), appartiennent au groupe des tout premiers textes imprimés en Polynésie. A ce titre, on peut les qualifier « d’incunables » du Pacifique Sud. En voici la liste complète :

Te evanelia a Ioane, no Iesu Christ to tatou fatu [Texte imprimé] : irithihia ei parau Tahiti.- Tahiti : Windward mission press, 1821.- 67 p. ; 18 cm.

Te ohipa a te mau Aposetolo, i Papai hia e Luka [Texte imprimé] : iriti hia ei Parau Tahiti.- Tahiti : I neia i te nenei raa a te mau misionari ra, 1822.- 87 p. ; 18 cm.

E ui na te tamarii [Texte imprimé].- Tahiti : Mission press, 1823.- 12 p. ; 18 cm. Recueil factice «Œuvres tahitiennes», Inv. n° 17902.

©Médiathèque de Rochefort

E buka haapii raa neia ei parau Tahiti [Texte imprimé].- Tahiti : Windward mission press, 1821.- 24 p. ; 15 cm.

Aritemeti [Texte imprimé] : oia te haapaoraa otetaio : e te faa au raa o te numera.- [Edition revue].- Tahiti : Windward mission press, 1822.- 16 p. ; 15 cm. Tamatoa [Texte imprimé] : e te bue Arii atoa no Raiatea, e no Tahaa, e no Porapora, e no Maupiti.- Huahine : Mission press, [1820].- [1] f. pliée ; 57 x 44 cm.

Report of the missionary stations in Tahiti and Eimeo [Texte imprimé] : with an account of the annual meeting held at th Royal mission chapel in Pare : from may 1820 to may 1821.- Tahiti : Mission press, 1821.- 11 p.; 17 cm.

Report of the missionary stations in Tahiti and Eimeo [Texte imprimé] : with an account of the annual meeting held at th Royal mission chapel in Pare : from may 1821 to may 1822.- Tahiti : Mission press, 1822.- 16 p. ; 17 cm.

Vue de l’île de Borabora (îles de la Société), pl. 16, Atlas historique du voyage de la Coquille. Gravure d’A. Tardieu, d’après un dessin de Lejeune et Chazal. Inv. n° 3179.

©Médiathèque de Rochefort

Ces textes ont été imprimés sur les presses des missionnaires, témoignant par là de l’importance que ceux-ci, catholiques ou protestants, accordaient à la diffusion de l’écrit pour l’évangélisation des populations. En collectant ces textes, René-Primevère Lesson fut témoin de la rencontre des peuples polynésiens avec l’écriture. Cette rencontre fut pour chaque île un événement considérable, comme le prouve l’appropriation immédiate de l’imprimerie par les chefs polynésiens. Ainsi à Tahiti, où l’imprimerie fut introduite en 1818 par les missionnaires protestants anglais, le roi Pomaré voulut présider à l’inauguration du premier établissement typograhique, installé à Afareiatu. Il tint à être le premier à assembler un alphabet, Tamatoa, e te bue Arii atoa les trois feuilles encrées par le no Raiatea, e no Tahaa, e no roi étant ensuite présentées Porapora, e no Maupiti… à la foule et aux dignitaires Le code Tamatoa, Inv. n° 17902. rassemblés pour l’occasion. ©Médiathèque de Rochefort A Hawaii, le même type de cérémonie eut lieu le 7 janvier 1822, où le chef Ke‘eaumoku imprima sur des presses montées par les missionnaires les huit premières pages jamais imprimées dans l’île. L’apprentissage rapide de la lecture et de l’écriture par les chefs manifeste leur compréhension claire des possibilités politiques de domination qu’offre la maîtrise de l’écrit6 . Les premiers textes imprimés furent, fort logiquement, des alphabets, les évangiles, puis dans un second temps des textes à caractère juridique ou règlementaire. En Polynésie, il faut attendre la deuxième moitié du XIXe siècle pour voir se développer un usage de l’écrit qui ne soit pas directement lié à l’évangélisation ou à la colonisation, avec l’apparition des Puta Tupuna, manuscrits rédigés par les autochtones. Le plus ancien Puta Tupuna identifié à ce jour a été composé en 1846 aux îles Sous-le-Vent. Le recours à l’écriture avant cette date repose principalement sur la Mission ; il n’est donc pas étonnant de ne trouver que des textes véhiculant l’assimilation

6 Le contexte de l’introduction de l’écrit et de l’imprimerie en Polynésie semble, de ce point de vue, corroborer les pages célèbres de Claude Lévi-Strauss dans le chapitre XXVIII de Tristes tropiques : « la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement ».

culturelle du christianisme ou des cultures européennes.

Parmi les documents du recueil factice « Œuvres tahitiennes » (dont on a compris que le titre était trompeur, toutes les œuvres réunies n’ayant pas été imprimées à Tahiti), on trouve ainsi une feuille de papier pliée, mesurant 57 cm sur 44 cm : le code Tamatoa. C’est un des premiers textes de droit polynésien. Il est rédigé en 1820 par Tamatoa, le chef de l’île de Raïatea, sous l’influence des missionnaires protestants britanniques. Ce code se présente sous la forme d’une affiche, imprimée sur les presses de la mission britannique. Fortement inspiré du code élaboré pour Tahiti en 1819, le code Tamatoa est signé par les chefs des îles Sous-le-Vent de Raïatea, Tahaa, Bora Bora et Maupiti. Il sera suivi en 1822-1823 du code de Huahine, une autre île de l’archipel des îles Sous-le-Vent. Ces codes constituent une rupture dans l’histoire des sociétés polynésiennes. Ils sont adaptés aux données politiques locales mais fortement imprégnés des préceptes Première page du document portant l’ex-libris de René-Primevère Lesson, Te evanelia a Ioane, traduction en tahitien de l’évangile de Saint Jean, Inv. n° 17902.

©Médiathèque de Rochefort

Détail de l’ex-libris de R.-P. Lesson sur Te evanelia a Ioane

©Médiathèque de Rochefort

religieux développés par les missionnaires britanniques. Ils permettent ainsi à ces derniers de consolider leur pouvoir sur les populations, tout en poursuivant la christianisation. Dans son livre Voyage autour du monde entrepris par ordre du gouvernement sur la corvette la Coquille, paru en 1838, René-Primevère Lesson fait référence au code Tamatoa. Il écrit ainsi qu’il «possède l’original de ce document devenu très rare» et en donne une traduction française intégrale, tirée de la traduction anglaise du révérend Williams.

Fait intéressant, le recueil composé par l’aîné des Lesson comprend également un texte collecté à l’île Maurice, lors d’une escale au retour du voyage de la Coquille. Ce document est lui aussi extrêmement rare (aucune autre localisation dans les collections publiques dans le monde en dehors de l’île Maurice). Il s’agit des Essais d’un bobre africain, publiés à Maurice en 1822 par François Chrestien. Ce texte est tout simplement le premier publié en créole dans l’Océan Indien.

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