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De la navigation bibliothécaire

«Il est évident que lors des premières rencontres à Tahiti, les explorateurs et les insulaires se sont vus tous les deux à travers la brume de leurs propres enchantements. […] Les Tahitiens, comme les Européens, ont propulsé leurs fantasmes ancestraux dans l’avenir, en déterminant la façon dont il s’est déroulé.» Anne Salmond (2009)

Pierre-Adolphe Lesson, aurait très bien pu écrire, comme le consul de France Jacques Moerenhout : « (…) il me sera permis de dire que j’ai du à la singularité d’une position tout exceptionnelle l’avantage d’acquérir, sur l’Océanie et les Océaniens, des notions que ne pouvaient se procurer aussi bien que moi ni les navigateurs, qui ne faisaient que passer dans les localités à connaître, ni même les missionnaires, en raison des préjugés propres à leur état ». Pierre-Adolphe Lesson débarque aux Marquises en novembre 1843, avant de diriger l’hôpital de Papeete d’avril 1844 jusqu’à la fin de l’année 1849. Lors de ce long séjour, il est en contact avec toutes les classes de la société tahitienne, du peuple aux arii, des prostituées à la Reine Pomaré. Comptetenu de son expérience de l’Océanie, et de Tahiti en particulier, nous pouvons affirmer que notre homme se trouvait placé dans des conditions d’observations relativement rares dans la première moitié du XIXe siècle. Les écrits de Pierre-Adolphe Lesson présentent donc un intérêt certain pour la connaissance de Tahiti à l’époque du protectorat. Cet intérêt est renforcé

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Les 4 volumes reliés de la première version du journal du Pylade. Manuscrits de P.-A. Lesson. Ms 64, 65, 66 et 67.

©Médiathèque de Rochefort

par les modalités d’écriture hétérogènes des deux textes consacrés à Tahiti et aux Marquises légués par Lesson. L’un des deux manuscrits se présente comme un journal tenu au jour le jour entre 1844 et 1849 ; il rapporte les menus événements de la colonie, les expériences de Lesson en tant que médecin et son appréhension de la société tahitienne. L’autre est une somme de liasses disparates, dont les dates de composition sont probablement assez variables, et que Lesson a fait relier, en leur donnant une préface générale, en 1869, soit près de vingt ans après son retour en France. Il est intéressant d’analyser l’image des Tahitiens que s’est forgé Lesson en comparant ces deux textes, l’un à l’écriture spontanée ou « de terrain », l’autre construit a posteriori, conçu comme un essai à thèmes et relevant davantage de l’écriture anthropologique.

La question majeure que ces documents permettent de poser est celle du rapport entre l’imaginaire et le réel dans la confrontation à l’Autre. Comme nombre de voyageurs, Lesson arrive à Tahiti avec un imaginaire formé par ses lectures et ses propres expériences de navigation en Océanie. Lesson lui-même, dans une sorte de prolepse remarquable, formule le problème comme suit :

Otto, roi de Tahiti. Troisième voyage de Cook, ou Voyage à l’Océan Pacifique, Paris, Hôtel de Thou, rue des Poitevins, 1785. Inv. n° 2162.

©Médiathèque de Rochefort Potatow, chef de Tahiti. Troisième voyage de Cook, ou Voyage à l’Océan Pacifique, Paris, Hôtel de Thou, rue des Poitevins, 1785. Inv. n° 2162.

©Médiathèque de Rochefort

« Malgré mes efforts, je n’ose espérer […] être parvenu à éviter le reproche qu’un écrivain a tout récemment dressé à la plupart des auteurs qui ont parlé de Tahiti, c’est-à-dire celui de reproduire invariablement les récits des premiers voyageurs ». (Lesson, ca. 1869 : 1).

On comprend que le cas tahitien puisse se prêter à ce type d’interrogation. Dans le champ de l’appréhension de l’altérité exotique, Tahiti représente en effet, pour la société française, un paradigme, celui de la terre de tous les fantasmes. Tour à tour Nouvelle Cythère, Utopie, puis terre des vahinés, de l’amour libre et de la pureté originelle, et enfin aujourd’hui, à l’ère du tourisme de masse, destination paradisiaque, île des colliers de fleurs et des plages de sable fin, le nom de Tahiti épingle la permanence du fantasme géographique et anthropologique lié à l’image de l’altérité. La comparaison entre les deux textes de Lesson, celui écrit lors du séjour à Tahiti et celui, plus ambitieux, réécrit dans les années 1860 à Rochefort à partir d’une documentation massive pour l’époque, doit pouvoir permettre d’estimer la part de l’héritage culturel et celle de l’empirisme dans la construction de l’imaginaire du voyageur. Nous employons le mot « empirisme » à dessein. L’introduction des Documents sur Tahiti annonce avec clarté l’ambition anthropologique de Lesson et les limites de cette ambition ; si l’auteur se place délibérément dans la perspective philosophique du XVIIIe siècle, il reconnaît que les conditions théoriques et matérielles de l’anthropologie vers 1845 ne pouvaient guère lui permettre de donner une véritable assise scientifique à ses travaux : « Après cela, si on me demande ironiquement pourquoi je me suis tant complu à raconter les usages et les sottises d’une nation presque sauvage, je répondrai avec Raynal, que tout voyageur devrait se faire une loi de conserver surtout les mœurs et les coutumes des peuplades sauvages, car encore quelques temps, et ces peuplades auront cessé d’exister, ou du moins auront éprouvé un changement complet. L’histoire des sauvages plus que toute autre demande donc qu’on conserve leurs usages, puisque euxmêmes ne peuvent la préserver de l’oubli, faute de moyen de transmission. […]. C’est, je dois le dire, comme chef du Service de Santé que j’avais été envoyé par le Ministre de la Marine – mais malheureusement, à cette époque, il n’existait pas de société d’anthropologie pour encourager et surtout pour indiquer les recherches à faire, et il faut bien l’avouer aussi, ce n’était même pas sans danger qu’on pouvait se livrer ouvertement à de pareilles recherches, tant c’était une pauvre recommandation auprès de certains chefs de la Marine, qui n’y voyaient qu’une perte de temps. ». (Lesson, ca. 1869 : préface).

Quel poids imaginaire pèsent encore, en 1869, les six années de vie et de travail auprès de la société tahitienne ? A partir du cas Pierre-Adolphe Lesson, il est possible d’explorer la manière dont l’observateur européen de la culture tahitienne constitue son propre regard à partir de cette forme

particulière de la mémoire collective qu’est l’archive. Kant définissait l’espace et le temps comme les formes a priori de la sensibilité, les conditions de l’expérience en général. S’agissant de Tahiti, nous pourrions définir l’archive et la bibliothèque des récits de voyage comme le lieu où se constitue véritablement, ou en tous cas au moins autant que sur le « terrain anthropologique », la vision du Tahitien. Le mythe fondateur agit ici comme la condition symbolique de l’expérience de Tahiti. L’appréhension de l’autre, comme culture et comme individu humain, se constitue dans un dialogue constant avec les prédécesseurs de l’observateur. Mieux, les notes anthropologiques des observateurs européens, qu’elles émanent de politiques comme le consul Moerenhout ou de médecins comme PierreAdolphe Lesson, se présentent le plus souvent comme des confirmations ou des réfutations des observations des voyageurs des siècles précédents.

Le manuscrit Documents sur Tahiti comporte ainsi un assez long développement intitulé « Esquisse du caractère des Tahitiens », où Lesson résume ses recherches et ses observations sur les mœurs et coutumes tahitiennes. Voici comment Lesson présente son travail :

« Ce jugement [sur les mœurs de Tahiti] résulte de mes rapports avec la plus grande partie de la population, pendant une période assez longue, mais il n’est que mon opinion toute personnelle. Il coïncide souvent avec l’opinion des premiers voyageurs. C’est une preuve de plus, je crois, en leur faveur, car je ne l’ai adopté qu’après avoir observé moi-même. ».

Toute l’analyse se place d’emblée sous le patronage des « premiers voyageurs ». Cette expression englobe tous les récits liés aux voyages de Wallis, de Bougainville et de Cook. Voyons comment joue la référence à ces textes fondateurs. Lesson commence par discuter ce qui lui semble être la principale caractéristique de la société tahitienne : l’hospitalité. Il écrit d’abord :

Voyage autour du monde, par la frégate du roi «la Boudeuse», et la flûte «l’Étoile»; en 1766, 1767, 1768 & 1769. Paris : chez Saillant & Nyon, 1771. Inv. n° 15448.

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« La vertu qui distingue le plus le peuple tahitien est l’hospitalité. Dès que le repas est servi, chacun peut, on le sait, venir prendre sa part. L’étranger, le passant, met sa main au plat ou reçoit sa portion, on ne lui demande pas qui il est et il peut s’en aller sans avoir dit une parole ou merci. D’après quelque voyageur, cette hospitalité ne serait due qu’à leur habitude, qui rend ce besoin mutuel, car chacun ayant besoin de l’hospitalité des autres, est forcé d’être hospitalier. Il se trouvait bien forcé de partager avec le voisin ou le passant affamé les provisions de la maison, afin de pouvoir recevoir le même service d’eux plus tard. Il est probable que ce motif est véritable, mais il n’est certainement pas le seul, et je ne doute pas qu’une autre raison de cette habitude, fut la bienveillance calculée des chefs pour le peuple, c’est-à-dire le désir de se les attacher, ou peut-être seulement le sentiment du devoir, car nous avons vu que le peuple n’a rien à lui. Il était donc tout naturel, que les chefs, au moins, proposent une espèce de table ouverte, c’était se rendre agréables, à bon marché, au peuple, puisque c’était, en résumé, ce qui était cultivé et fourni par ce dernier qu’il lui partageait. N’était-ce pas quelque chose d’analogue en France, que ces distributions régulières faites par les couvents ? ». (Lesson ca. 1869 : 651)

Ce début d’analyse personnelle est immédiatement suivi par un développement comparant cette hypothèse à celle des « premiers voyageurs » :

« Les premiers voyageurs ont dit que c’était l’espoir d’obtenir qui guidait les Tahitiens dans leur témoignage d’hospitalité, ce qui n’est sans doute que la même manière de voir, mais qui ne vient qu’appuyer celle que nous avons été forcé de prendre du caractère tahitien, et qui prouve l’habitude que le peuple a de se faire des largesses. Cette habitude de se faire des cadeaux, d’offrir pour recevoir davantage, tout en prouvant une grande largesse du cœur, annonce en effet pas mal de corruption, puisque

leur but est de dévoyer en leur faveur, d’une manière presque assurée, la personne à laquelle ils s’adressent. ».

L’analyse du sens et de la valeur de l’hospitalité tahitienne s’achève donc par ces mots : « Qu’en conclure, sinon que chez les Tahitiens l’intérêt est le mobile principal de leur action ? […]. Avant le christianisme, rien ne les arrêtait quand il s’agissait de leurs intérêts, et en veut-on un exemple, c’est ce qu’ils firent, ou du moins leurs parents, à Maï, quand Cook le ramenant d’Angleterre, à Huahine, les Raiatéens se soulevèrent sur ses propriétés et s’en emparèrent. ».

Cette entrée en matière illustre bien la géographie et l’anthropologie imaginaire de Tahiti, dont les pages sont autant peuplées par les navigateurs européens que par les indigènes. La thèse de l’hospitalité du peuple comme procédure économique ou stratégie politique, esquissée par Lesson, cède ainsi rapidement la place à un des grands topoï sur Tahiti : celui de la nature hospitalière pervertie par le contact avec la civilisation. On retrouve ici un des thèmes développés par Bougainville, dont les ouvrages figurent bien sûr en bonne place dans la bibliothèque des Lesson :

« Les vices sont même nombreux aujourd’hui, qu’ils ont à la fois pour ainsi dire et ceux des peuplades sauvages, et ceux des peuples civilisés. C’est ainsi qu’ils sont paresseux comme les premiers et qu’ils ont les astuces et les dissimulations des derniers. La dissimulation, ce triste fruit du despotisme, est si bien enracinée dans les esprits qu’on la trouve jusque chez les enfants, elle est commune du reste à tous les rangs et elle forme, avec la paresse, le trait distinctif de la nation. ».

Tahiti est ainsi décrite comme un « repaire de voleurs », Lesson attribuant le goût des Tahitiens pour le vol au contact avec les Européens. Le même raisonnement prévaudra pour l’alcoolisme. De l’hospitalité comme point de départ des observations de Lesson, nous aboutissons donc à l’alcoolisme, en passant par la dissimulation et le vol. Tous les exemples de vols sont empruntés aux auteurs du XVIIIe siècle. Par exemple ce passage sur Cook :

« On sait que le plus souvent, il n’a pas fallu moins que des moyens à la Cook, c’est-à-dire quelques oreilles coupées, des maisons incendiées, des coups de lames et de fusils, pour rentrer dans la possession des objets volés. ».

Ou encore cette allusion : « Banks, dans son Journal, que je parcours après avoir écrit ces notes, dit page 52 : « Les voleurs sont punis selon la nature du vol. Il y a peine de mort pour ceux qui ont dérobé des armes ou des étoffes. L’usage est de les pendre à un arbre ou de les précipiter dans la mer ».

Lesson lui-même signale que l’écriture de son étude se fonde sur les journaux de voyage du XVIIIe siècle. On pourrait multiplier les exemples : à chaque étape de sa démonstration, Lesson mobilise un ou plusieurs navigateurs appartenant au groupe mythique des « premiers voyageurs », afin de valider ce qu’il présente comme sa propre thèse. La stratégie d’écriture de Lesson montre à la fois la puissance de reconduction des récits fondateurs de la rencontre avec l’Autre, et l’impossibilité pour l’esprit de se défaire de ses représentations et de ses points d’ancrage pour tenter d’analyser à neuf des matériaux anthropologiques. La perception de Tahiti est comme filtrée, passée au tamis des « premiers voyageurs ».

Ce schéma de compréhension se vérifie encore davantage si nous considérons les textes consacrés à la « femme tahitienne ». On sait que la vahiné est un des mythes majeurs de l’exotisme polynésien. Les travaux récents de Serge Tcherkézoff ont montré que ce mythe reposait sur des situations d’échange symbolique où le malentendu était la règle. Lesson ne peut faire autrement, là encore, que de voir avec les yeux de la tradition. En l’occurrence, la tradition fait de la femme tahitienne, dans le sillage de Bougainville, un formidable point de cristallisation des fantasmes occidentaux.

Lesson introduit ainsi sa vision de la vahiné:

«Quel est le voyageur, qui, par comparaison avec nos mœurs européennes, n’ait pas cru pouvoir blâmer plus ou moins la licence extrême qui a été trouvée à Tahiti ? […] Ce que les femmes et les filles aimaient par-dessus tout c’était l’amour pour lui-même.[…] Mais on comprend très bien que l’amour des femmes de Tahiti ne devait pas ressembler à ce qu’on appelle ainsi dans les pays civilisés. Là, pas de préjugés comme en Europe, qui lui donnent du prix, pas d’obstacles qui le fortifient, de gênes qui l’entretiennent, d’idées morales qui l’embellissent, et si c’était parfois comme dans nos mœurs, un bonheur et un triomphe même, la satiété était trop facile pour qu’il durât longtemps. Inutile de rapporter les peintures que les voyageurs ont faites de la licence des tahitiennes, et particulièrement Bougainville.». (Lesson, ca. 1869 : 684).

Suit un passage où Lesson cherche à montrer que le climat tahitien favorise l’excitabilité et le désir sexuel. Mais parvenu au cœur du stéréotype, Lesson donne subitement une autre direction à son raisonnement en suivant, cette fois, le récit de Cook :

« C’étaient les filles, et particulièrement celles du peuple, qui se livraient à Tahiti à une licence effrénée, mais là comme dans l’Amérique du Nord, de nos jours, dès qu’elles étaient mariées elles devenaient presque chastes. C’est comme on sait, ce qui se passe au Tibet, à Madagascar, contrairement à ce qui a lieu en France, où l’on semble avoir plus peur du scandale que du libertinage lui-même, et où l’on ne tient guère qu’aux apparences. J’ai déjà dit qu’il fallait bien distinguer, et à preuve que les Tahitiens, s’ils n’empêchent

pas la licence tant reprochée aux femmes, étaient plutôt portés à les blâmer qu’à les encourager, c’est que celles qui étaient vraiment vulgivagues avaient un nom, celui de faaturi, parfaitement analogue à celui qu’on donne par tout pays aux femmes de même vie, et ne donnant pas plus de considération […]. Cook termine son deuxième voyage par quelques paroles qui viennent à l’appui de l’opinion que j’émets : “ceux qui décrivent les femmes de Tahiti comme accordant facilement des faveurs à ceux qui veulent les payer, ont été très injustes envers elles. C’est une erreur. Il est aussi difficile dans ce pays que dans les autres d’avoir des privautés avec les femmes mariées, et avec celles qui ne le sont pas, si l’on excepte toutefois celles du peuple. Et même parmi ces dernières, il y en a beaucoup qui sont chastes. Il est très vrai qu’il y a des prostituées, ainsi que partout ailleurs, leur nombre est peut-être encore plus grand et elles sont les femmes que connaissent surtout les marins. […] Enfin, un étranger qui arrive en Angleterre pourrait, avec autant de justice, accuser toutes les femmes d’incontinence, s’il les jugeait d’après celles qu’il voit à bord des navires ou dans les lieux de Covent Garden ou de Dury Lane.” […]. J’ai voulu faire toute la citation, et c’est je crois ce qu’on peut dire de plus avantageux pour les Tahitiennes ».

Ici apparaît clairement le principe de la compréhension de l’altérité tahitienne par Lesson : l’analyse se meut dans une topographie imaginaire où Cook et Bougainville font office de points cardinaux, comme si les deux grands explorateurs formaient les bornes

Page de titre de Mort de Cook, récit des indigènes. Manuscrit de P.-A. Lesson, Ms 00053-01.

©Médiathèque de Rochefort

Première page de Mort de Cook, récit des indigènes. Manuscrit de P.-A. Lesson, Ms 00053-01.

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à l’intérieur desquelles devait nécessairement se déployer tout discours anthropologique sur Tahiti. Ces deux monuments encadrent une série d’autres textes, qui constituent une sorte de terrain à explorer. Comme l’observation anthropologique, cette « navigation bibliothécaire » répond à des règles. Tout se passe comme si la bibliothèque était constituée de deux niveaux de textes : l’un, comprenant la majorité des livres sur Tahiti, pouvant faire l’objet d’une critique se fondant sur l’expérience personnelle ; l’autre, constituée des textes canoniques, servant uniquement à la validation d’une thèse ou d’un souvenir individuel. Figures opposées de la visite aux « sauvages », le navigateur anglais, fils de paysans, et l’aristocrate français font office de mesure de la vérité des connaissances énoncées sur Tahiti. A plus de soixante ans, la représentation des Tahitiens que pouvait développer Pierre-Adolphe Lesson, malgré toute son expérience, était donc une sorte « d’art de la mémoire », accommodant des reliques. Comme l’a fait remarquer Michel de Certeau, le procédé général de la navigation bibliothécaire, que maîtrisait parfaitement ce grand compilateur qu’était Lesson, suppose « l’enchaînement de l’imaginaire et de la collection, autrement dit le travail de la fiction à l’intérieur de la bibliothèque ». On pourrait objecter à cette lecture des Documents sur Tahiti que le manuscrit résulte d’un travail de cabinet, travail qui incline fort logiquement à accentuer le poids des documents écrits et de la bibliothèque. Il serait ainsi possible d’y voir un effet de la mémoire, qui tend à aplanir ou à dissoudre l’expérience personnelle dans l’environnement plus profond et permanent qu’est selon Halbwachs la « mémoire collective ». Tournons nous donc vers le journal tahitien de Pierre-Adolphe Lesson, écrit pendant ses six années de résidence à Papeete. Qu’y apprend-on sur « la femme tahitienne » ? Lesson a indiqué que c’étaient le plus souvent les femmes du peuple qui se prostituaient auprès des étrangers. Un passage de son journal met pourtant en scène la reine Pomaré et sa cour, de retour d’un séjour aux îles Pomotu. L’extrait est daté du 21 mars 1849. Lesson indique qu’il tire ses informations de l’entourage très proche de la reine, qui lui a recommandé de ne pas parler de ces confidences. « On attendait chaque jour la nuit avec impatience, pour se livrer à tous les excès, mais il ne faut pas croire qu’on n’en faisait pas dans le jour : alors seulement c’était en cachette. On allait prendre des bains dans des grottes naturelles ; là des lits avaient été déposés par les indigènes, qui y portaient aussi des vivres. En sortant de l’eau on couchait en se levant ou en se baignant, puis on mangeait, riait, folâtrait, ce qui fit faire à Poheité une réflexion qui pendant plusieurs jours fut la cause de l’hilarité de Pomaré, qui avait trouvé l’idée si heureuse qu’elle ne cessait d’en parler à tout le monde. Idée qui ne peut être rendue par nos mots : du lit à la table. En somme ce n’était qu’une réunion de libertins et de femmes folles de leurs corps, et la représentation, dégénérée sans doute, de cette société des Arreoys, dont on a tant parlé, ou mieux de ces cours libertines (comme en Europe on a tant offert d’exemples autrefois). On comprend que la partie

a du être trouvée agréable par des gens ainsi disposés, et l’on en conclura sans doute que les moyens pris par le protectorat à Tahiti, ne doivent pas plaire beaucoup à une semblable population. Que si l’on objectait que la cour de Pomaré n’est composée que de libertins et de femmes perdues, ce qui est assez vrai pour des raisons que nous dirons plus tard, je répondrai qu’il ne faut pas s’abuser, et que tel est bien l’esprit de tout le peuple, ainsi que des milliers de faits, depuis cinq ans, sont venus m’en convaincre. Ce qu’il faut à un Tahitien, c’est du plaisir quel qu’il soit. […]. Telle est en effet la préoccupation incessante de toute la population.[…]. Si je n’avais pas eu l’occasion de constater cent fois le motif de la conduite de cette population, si, autant qu’un étranger peut apprendre cela, je n’avais pas été initié aux plaisirs, aux désirs, et même parfois aux actes des Tahitiens, je n’aurais certainement jamais pu croire qu’un peuple si près de la nature et si libre en même temps, put pousser aussi loin que lui l’amour pour la créature. ». (Lesson, 1844-1849 : 319).

Dans ce texte caractéristique du style de Pierre-Adolphe Lesson, se mélangent récits de témoins, hypothèses de voyageurs, souvenirs et expériences personnelles, pour aboutir à une conclusion tranchée sur le sens de la culture tahitienne. L’extrait précédent, où il cite Cook, nous a pourtant montré que Lesson avait perçu les différences culturelles liées à la manière de coder la sexualité et le mariage dans la société tahitienne. Il utilise ici un récit, d’abord dans le sens d’une comparaison avec le libertinage de

Dessin original dans le manuscrit de P.-A. Lesson Macédoine de renseignements sur l’Océanie, Ms 00054.

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La reine Vaékéhu. Dessin de Pierre Loti. Coll. Maison de Pierre Loti.

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cour à l’européenne, puis dans le sens d’une extension de ce libertinage à toute la société. Il reprend, sans les mentionner explicitement cette fois, l’état d’esprit des premiers navigateurs, confrontés à des manifestations symboliques hors sens, et devant interpréter ces manifestations à partir de leur propre langage, à partir de leurs propres rêves. Malgré toutes ses déclarations sincères, l’objectivité construite par Lesson est une objectivité qui repose sur la mise en forme d’un matériau ethnologique à partir des codes culturels de la société européenne des Lumières. Il s’approprie Tahiti en rejouant continûment, pour lui-même, la partition des découvreurs. Il a conscience que les indigènes s’approprient la présence européenne en singeant les officiers, en racontant les histoires entendues de la bouche des européens, en adoptant certains de leurs «vices»5. Ces appropriations lui semblent bien vite excessives ou grotesques, comme lorsqu’un conte de Rabelais raconté à un groupe de femme dégénère en une fable drolatique qui se propage dans Papeete. En revanche, la question des conditions de sa propre appropriation de la culture tahitienne n’est jamais posée, faisant ainsi l’économie d’une réflexion sur les échanges symboliques avec la tradition européenne et avec les autochtones.

Les réflexions de Lesson sur les vahinés se concluent encore par une confirmation : « En résumé, Bougainville, quoique le premier, nous semble être celui qui a le mieux vu la position de la femme dans la société tahitienne, et c’est lui qui a dit qu’une douce oisiveté était leur partage, et le désir de plaire, leur plus sérieuse occupation ».

Le regard de Lesson semble donc pris dans la toile du regard originel. Le seul moment, dans toute l’analyse consacrée à la femme tahitienne, où il s’émancipe du point de vue de Cook ou de Bougainville est justement le passage où il choisit d’autres guides, bien plus anciens, pour comprendre les phénomènes que les Européens ont pu observer :

« Sénèque, dans une de ses lettres à Strabon, dit que les Lydiens et les Arméniens avaient la coutume d’envoyer leurs filles au rivage pour gagner leur mariage en se prostituant à tout venant. Justin raconte que les filles de Chypre ne faisaient pas autrement pour gagner leur douaire. C’était ce qui se faisait aux îles Mariannes à l’époque de la conquête, et c’est ce qui se pratique à l’île Chiloë, au Chili. Quelque soit le motif, l’intérêt ou l’idée religieuse, toute l’Océanie a fait ou fait encore de même. Et c’est ce qu’une foule de contrées a fait ou continue de faire. ».

5 « Les Tahitiens forment un peuple sans croyance, et ne comprenant rien aux nouvelles, après avoir abandonné les anciennes. Le contact avec les Européens n’a servi qu’à les rendre plus hypocrites et menteurs encore qu’ils ne l’étaient. Ils n’ont su retenir que nos vices, et sans les lois promulguées par quelques chefs, ils auraient déjà tous disparus dans l’ivrognerie ». (Lesson, ca. 1869).

En donnant une profondeur historique différente à ses observations, Lesson parvient ainsi à approcher d’autres schèmes explicatifs, que ceux qui sont nés du choc de la rencontre. Il reste dans la navigation bibliothécaire, mais sort de la zone des récits de voyage dans le Pacifique. En se donnant d’autres référents, il se dégage de l’observation dirigée d’avance vers des conclusions établies, mode d’observation que Tcherkezoff a pu montrer à l’œuvre chez Margaret Mead dans sa relation de la sexualité samoane. L’approche de Lesson montre à l’évidence que la notion de premier contact (« first contacts ») relève davantage du concept que d’un temps historique déterminé, ou en tous cas que la périodisation de ces premiers contacts peut être plus complexe qu’un simple bornage chronologique.

Il faut, toutefois, rendre justice à Pierre-Adolphe Lesson. Au milieu du XIXe siècle, l’anthropologie française encore naissante voit s’affronter deux tendances opposées : le camp monogéniste, fondant la connaissance des cultures humaines sur la philologie et le camp polygéniste, s’appuyant sur la biologie (puis, à partir de Broca, sur la phrénologie) pour établir des différences radicales entre les races. Si Lesson, comme d’autres, prendra sa part dans le débat sur l’influence de la forme du crâne sur le comportement, il choisit, en privilégiant presque systématiquement le dialogue avec le XVIIIe siècle, d’écarter la perspective racialiste. Jusqu’à son ouvrage (le seul qu’il ait jamais publié) intulé les Polynésiens, il borne ses remarques anthropologiques à la combinaison de choix de textes des grands découvreurs, qu’il mêle à ses notes personnelles. Ses compositions érudites forment ainsi une sorte de palimpseste de sa propre expérience de l’Océanie. Il faut pouvoir, à travers ce véritable puzzle, apercevoir la sensibilité d’un homme qui résiste le plus souvent au mépris et à la tendance raciste de la phrénologie. Voix originale et travailleur infatigable, Pierre-Adolphe Lesson vécut principalement Tahiti avec les yeux d’une autre époque que la sienne, suivant les Lumières plutôt que le positivisme des localisations cérébrales. Il troquait ainsi les préjugés de l’époque contre ceux de ses glorieux devanciers. Que pouvait-on réellement voir de Tahiti au XIXe siècle ? : davantage peutêtre qu’une culture en voie d’extinction sous l’effet du travail combiné des missionnaires et du colonialisme ; un monde façonné par l’imaginaire et la mémoire collective européenne.

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