Le désir d’enfant confronté à la montée de l’infertilité
RICHARD POWERS
« Vous n’avez pas besoin de possession. Vous avez besoin de présence »
ÉCOLES STEINER, BIODYNAMIE...
Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
Ubu, 47e président des États-Unis
C’était il y a quelques années, dans un studio de la Maison de la radio, j’avais la chance de participer à une émission en compagnie de Jean Rochefort. Et l’acteur, facétieux, de commenter ainsi l’actualité géopolitique : « Il est certain que Poutine nous fait très peur, mais peut-être nous laissons-nous effrayer par un mot. Si on l’appelait Pitoune, ne se sentirait-on pas tous beaucoup mieux ? »
Dans le même esprit, un ami sud-américain, le jour de la première élection de Trump, a sobrement posté sur son fil Facebook un portrait de Donald, le héros de Disney. Le patronyme « Trump » a quelque chose d’écrasant, qui évoque à la fois la tromperie et le pachyderme. Mais se laisserait-on tyranniser par un palmipède empoté ?
Le rire a toujours eu un effet libérateur par rapport au pouvoir. À cet égard, je viens de relire avec stupéfaction Ubu roi (1895), une pièce dont Alfred Jarry a écrit la première version à l’âge de 15 ans, pour se moquer du père Hébert, son professeur de physique au lycée. Au premier abord, on est tenté d’y voir une farce
potache, mais il est bien possible que ce texte soit devenu le nouveau manuel de gouvernance des puissants du XXIe siècle. Sur bien des points, Ubu semble avoir inspiré l’actuel président des États-Unis. Pour ce qui est du look : « Comme il est beau… s’exclame sa femme. On dirait une citrouille armée. » Dans son usage de la justice et du droit, également. Quand sa femme lui fait remarquer : « Je suis sûre que le jeune Bougrelas l’emportera, car il a pour lui le bon droit », Ubu rétorque : « Ah ! saleté ! le mauvais droit ne vaut-il pas le bon ? » Pour mettre à sa botte l’ensemble de l’appareil d’État, rien de plus facile, il suffit de faire comprendre aux fonctionnaires qu’ils seront mis sur la paille s’ils ne suivent pas la ligne : « Merdre. D’abord, les magistrats ne seront plus payés. » Et si cela ne suffit pas, rien n’empêche d’employer la menace et la violence : « Ceux qui seront condamnés à mort, je les passerai dans la trappe, ils tomberont dans les sous-sols du Pince-Porc et de la Chambreà-sous, où on les décervèlera. » L’un des ingrédients essentiels de la politique ubuesque, c’est la rapidité. Comme le note le capitaine Bordure : « Depuis cinq jours que vous êtes roi, vous avez commis plus de meurtres qu’il n’en faudrait pour damner tous les saints du Paradis. » Autre coïncidence qui laisse penser que Jarry était tout autant un boute-en-train qu’un Nostradamus, ces scènes ont lieu « en Pologne, c’est-à-dire Nulle Part », et Ubu achève son épopée sur son cheval à Phynances, qu’il traîne « par la bride à travers l’Ukraine ». Mais quelle est la finalité de ce type de leader ? Oh ! elle est simple, à peine politique tant elle est nombriliste et sommaire : « J’aurai vite fait fortune, explique Ubu, alors je tuerai tout le monde et je m’en irai. »
Il y a cent trente ans, l’élève Jarry dans son lycée de Rennes avait donc entrevu ce que deviendrait le monde aux mains des Pitoune et des Donald. Mais sa pièce, si saturée de non-sens soitelle, comporte aussi un message. Ce que propose Jarry, comme Jean Rochefort d’ailleurs, c’est de prendre un recul amusé par rapport au théâtre politique. Qui aurait envie de se soumettre à un personnage grotesque ? L’un des ressorts de la servitude volontaire, et plus largement l’un des problèmes que nous avons avec les figures d’autorité, c’est peut-être que nous les prenons beaucoup trop au sérieux.
Berberian
ÉDITO
L’ŒIL de Charles
ILS ET ELLES ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
« La première promesse du leader carnavalesque, c’est l’humiliation de la caste dominante »
Giuliano da Empoli P. 63
Christiane Hessel
P. 32
Femme profondément engagée, Christiane Hessel, veuve de Stéphane Hessel, a choisi, quelques jours après notre entretien, de recourir au suicide assisté en Belgique. Dans ce numéro, cette figure de liberté et d’indépendance nous a offert la chance de partager une partie de son parcours et témoigne de la réflexion intime qui a nourri sa décision.
Gaspard Kœnig
P. 56
Philosophe et romancier engagé en faveur de l’écologie et plaidant pour une plus grande simplicité, il est l’auteur d’une quinzaine d’essais et de romans, dont, récemment, Agrophilosophie et Humus (prix Interallié 2023). Dans notre dossier, il dresse un bilan du recul des libertés en France, tout en mettant en garde contre le péril d’un « despotisme démocratique ».
Thomas Chatterton Williams
P. 52
Cet écrivain et journaliste américain connu pour ses réflexions critiques sur les notions d’identité et de race a signé un essai au ton très personnel, Autoportrait en noir et blanc. Dans notre dossier, il dialogue avec Susan Neiman à propos des difficultés que connaît la gauche américaine à se mobiliser contre Donald Trump.
Susan Neiman
P. 52
Installée en Allemagne, cette philosophe américaine a écrit sa thèse sous la direction de deux des penseurs les plus influents du XXe siècle, John Rawls et Stanley Cavell. Dans son dernier ouvrage, La gauche n’est pas woke, elle appelle à la formation d’un front populaire contre les fascismes. Elle débat ici du rôle des contre-pouvoirs dans les États-Unis de Donald Trump.
Richard Powers
P. 68
Après L’Arbre-Monde et Sidérations, Richard Powers poursuit son exploration des enjeux écologiques avec son nouveau roman, Un jeu sans fin. Cette fois-ci, il ne nous emmène pas dans les profondeurs de la forêt ni dans celles du cosmos, mais sonde les océans. Il revient dans ce numéro sur sa création littéraire qui fusionne science, enquête et imagination.
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RÉDACTION
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Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix
Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff
Rédacteur en chef adjoint : Cédric Enjalbert
Conseiller de la rédaction : Sven Ortoli
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Rédacteurs : Clara Degiovanni, Octave Larmagnac-Matheron
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Ont participé à ce numéro : Charles Berberian, Paul Coulbois, Arthur Dreyfus, Philippe Garnier, Charlotte Jolly de Rosnay, Étienne Klein, Frédéric Manzini, Anne-Sophie Moreau, Chiara Pastorini, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Alain Pilon, Anouk Ricard, Anaïs Vaugelade
« Et dire que je voulais mourir à Tahiti ! » p. 98
Jeune libéral assénant un choc de simplification p. 56
« Je viens vous intégrer à la merveilleuse trame du vivant » p. 68
Augmentation de 4 °C p. 16
« Paraît que t’as écrit une élégie ? » p. 24
« Je tiens à vous dire merci » p. 94
Idéaliste s’apprêtant à goûter la realidad p. 82
Le salut ambigu de Rudolf Ier, prince des Asuras sur l’Ancien Saturne p. 76
Une méthode qui ne permet pas toujours d’avoir des enfants p. 18
« Alors voilà, je vais te faire passer une dictée » p. 15
Enquête en cours sur le sens de l’expression « J’ai mal » p. 84
Applaudissements mous, respectueux de la French Manucure p. 38
Siège du tyran confectionné par les ateliers Woke & Co p. 52
Technocrates occupés à réarmer l’Europe p. 17
CAHIER CENTRAL
Nous vous proposons pour prolonger la thématique de notre dossier des extraits du Hiéron, de Xénophon, préfacés par Pierre Pontier.
Sommaire
p. 3
Édito p. 8
Courrier des lecteurs
Écouter le monde
p. 10
Télescopage p. 12
Signes des temps p. 14
Choix de la rédaction
Bétharram : une affaire d’infantisme / Pour obtenir la nationalité, doit-on parler le (bon) français ? / Face au réchauffement climatique, il faut « s’adapter » ! /
Une Europe militaire est-elle possible?
p. 18
Enquête
Infertilité : lever le tabou p. 24
Jeux de stratégie
Le numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages et constitué d’une préface et d’extraits du Hiéron de Xénophon
Philosophie magazine n° 189 paraîtra le 24 avril 2024
La chronique de Michel Eltchaninoff p. 26
Nouvelles vagues
La chronique d’Anne-Sophie Moreau
Cheminer dans l’existence
p. 30
Là est la question
Un dilemme ?
Charles Pépin vous répond p. 32
Témoignage
Le choix de mourir, avec Christiane Hessel p. 38
Ce que sait la main
La nail artist Alice Alacoque p. 40
Vertiges
La chronique d’Étienne Klein
Dossier
OÙ COMMENCE LA TYRANNIE ? p. 44
Le grand come-back de la tyrannie p. 48
Les trois convictions de Donald Trump p. 52
Comment entrer en résistance ?
Avec Susan Neiman et Thomas Chatterton Williams p. 56
Un poison mondial.
Des penseurs de Hong Kong, d’Argentine, de Hongrie, de Géorgie et de France témoignent p. 62
L’heure des prédateurs, avec Giuliano da Empoli
S’orienter dans les idées
p. 68
Entretien
Richard Powers p. 76
Enquête
Rudolf Steiner, penseur lunaire
Livres
L’essai du mois p. 83
Après le virage, c’est chez moi /
Marie Kock p. 84
Subir le mal
Deux livres se répondent p. 86
Le roman du mois, par Arthur Dreyfus
Et notre sélection, avec… p. 87
Play List. Musique et sexualité / Esteban Buch p. 88
Le Passé à venir / Tim Ingold
Arts p. 90
Une pièce de théâtre, un film et une exposition à voir ce mois-ci p. 92
Agenda p. 94
Comme des grands
Philosopher avec les enfants, par Chiara Pastorini et Anaïs Vaugelade P. 96
Bande dessinée
Le Bureau des philosophes, par Anouk Ricard p. 98
Questionnaire de Socrate
Marlène Saldana
N° 188 Avril 2025
Télescopage
PÉKIN, CHINE
Le 5 mars 2025
Dans la Grande Salle du peuple située sur la place Tian’anmen, l’Assemblée populaire nationale se réunit en présence du président Xi Jinping afin de voter à la quasi-unanimité des textes pré-approuvés par le Parti communiste.
« Celui qui voudrait être un homme doit être non conformiste »
RALPH WALDO EMERSON La Confiance en soi
Infertilité
Lever le tabou
Aujourd’hui, en France, un couple sur quatre peine à procréer. Une situation souvent vécue comme une honte pour les femmes et à laquelle les hommes préfèrent ne pas penser. Nous avons interrogé patients, médecins, historiens et philosophes pour mettre en lumière ce phénomène aux causes tant sociales qu’environnementales.
Par ANNE-SOPHIE MOREAU / Illustrations HÉLÈNE DEFROMONT
Les illustrations présentées dans cet article sont extraites de la bande dessinée L’Effet mère et les non-enfants d’Hélène Defromont, publiée aux Éditions L’Œuf en 2020. Elle signe désormais ses travaux René.e.
Cheminer dans l’existence
« La main est action : elle prend, elle crée, et parfois on dirait qu’elle pense »
Christiane Hessel, veuve de Stéphane Hessel, a décidé de recourir au suicide assisté en Belgique le 14 décembre dernier. Alors qu’en France, la loi sur la fin de vie et l’aide à mourir, suspendue depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, devrait être réexaminée, nous publions ce témoignage exceptionnel recueilli chez elle, à Paris, quelques jours avant sa mort.
LE CHOIX DE MOURIR
« Une amie, âgée, au patronyme connu, a choisi “le jour et l’heure” de sa disparition, pour ne pas se voir devenir dépendante alors qu’elle faiblit. Et ce sera dans quinze jours, en Belgique. C’est une décision mûrement réfléchie, et elle en parle avec légèreté. » J’ai reçu ce message sur mon téléphone un soir, qui me proposait de la rencontrer. Cette amie au patronyme connu s’appelait Christiane Hessel, et elle a accepté de me recevoir chez elle, quelques jours avant de mourir, pensant « utile de laisser un témoignage » et d’expliciter sa décision.
Par CÉDRIC ENJALBERT
Je me suis rendu dans son appartement du Quartier latin, à Paris, avec un peu d’appréhension. Je savais ce temps précieux. Mais, rapidement, Christiane Hessel a donné le ton, m’accueillant à sa porte avec un large sourire. Chez elle, la vie bruisse. Une amie s’active au téléphone dans la cuisine, un autre m’attend dans le salon. C’est lui qui nous a mis en relation. Gilles Vanderpooten dirige Reporters d’espoirs, une organisation non gouvernementale qu’il a créée afin de mettre en avant le « journalisme de solutions ». Il a également cosigné
avec Stéphane Hessel un livre d’entretien intitulé Engagez-vous ! (Éditions de l’Aube, 2011), complétant un opuscule paru l’année précédente et devenu un extraordinaire phénomène d’édition : Indignez-vous ! Gilles a ainsi noué un lien d’amitié fort avec le couple Hessel. Il a facilité notre rencontre et assiste à notre échange. Christiane commence par me proposer un verre de whisky breton, qui a ses faveurs. Elle m’offre des biscuits et s’inquiète d’abord que l’article paraisse trop tôt, qu’il compromette le secret médical indispensable à
Où commence la tyrannie ?
N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur ce numéro
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Tous ceux qui sont attachés aux valeurs fondamentales de la démocratie – la liberté d’expression, l’égalité des droits, mais aussi un certain humanisme qui voit en chaque être humain une fin, et non un moyen ni un ennemi – considèrent notre époque avec inquiétude. C’est que la plus puissante des démocraties du monde est en train de basculer et que les Européens semblent être de plus en plus isolés dans leur défense du modèle démocratique. Que sommes-nous en train de vivre, au juste ?
Parcours de ce dossier
P. 44 La thèse que nous défendons ici est que le second mandat de Donald Trump n’est pas un populisme, ni une dictature, encore moins un totalitarisme… Et que le concept de philosophie politique adapté pour comprendre ce qui se joue nous vient de l’Antiquité : c’est la « tyrannie », soit la captation du pouvoir par un seul.
P. 48 Qu’y a-t-il dans la tête de Donald Trump ? D’après notre enquête, il ne comprend pas même le mot « populisme », qui est pour lui synonyme de popularité. Pas de grandes idées, donc, mais une transposition de l’art du deal à la sphère politique qui met le monde en ébullition.
P. 52
C’est pourquoi nous avons invité deux grands intellectuels américains qui vivent en Europe, Susan Neiman et Thomas Chatterton Williams, à nous parler de l’état actuel des forces de résistance au « trumpisme », dans le camp républicain comme chez les démocrates.
P. 56
Hong Kong, Argentine, Géorgie, Hongrie, France… Un philosophe de chacun de ces pays nous alerte sur l’érosion des libertés démocratiques qu’il a pu observer autour de lui.
P. 62
Pour finir, le politologue et écrivain Giuliano da Empoli nous offre ici la primeur des résultats de sa nouvelle enquête internationale, L’Heure des prédateurs, et développe un concept original : l’« hégémonie du chaos ».
Le grand come-back DE LA TYRANNIE
Que se passe-t-il avec ce second mandat de Donald Trump ? Nous n’avons plus affaire simplement à un leader populiste, ni même à l’usage de contrevérités à des fins de propagande. Si bien qu’il paraît nécessaire, pour saisir la portée de l’événement, de ressusciter un concept de philosophie politique qui nous vient d’un autre temps : la tyrannie.
Par ALEXANDRE LACROIX
Étrange est notre époque, qui nous incite à ressortir du placard un concept qui remonte aux calendes grecques et qu’on croyait dépassé, que l’on n’étudie guère plus en sciences politiques : la tyrannie. Dans la foulée de son investiture, Donald Trump a signé une multitude de décrets, graciant les assaillants du Capitole (20 janvier), autorisant l’envoi de migrants sans-papiers à Guantánamo (29 janvier) ou encore déclassant des dizaines de milliers de fonctionnaires (20 janvier). Et non content de ces premières mesures, il menaçait d’annexion le Panama, le Groenland et le Canada, tout en humiliant
Volodymyr Zelensky pour lui imposer un accord de paix qui semble avoir été dicté par le Kremlin. Cette rapide bascule de la plus puissante démocratie du monde plonge les Européens dans un état catatonique mais trouve ailleurs des partisans et des émules, comme Javier Milei en Argentine ou Viktor Orbán en Hongrie (lire p. 56). De même que le scandale d’Abou Ghraib a relancé le débat sur la torture, une pratique que l’on croyait archaïque, nous en sommes à nous demander si nous n’avons pas affaire à une nouvelle génération de tyrans. Mais de quoi s’agit-il exactement ?
La tyrannie partage certains points communs avec d’autres usages immodérés du
pouvoir, tout en ayant ses propres caractéristiques. Ainsi, elle ne saurait être confondue avec le despotisme : comme le signalait déjà Aristote, le despotisme règne sur des sujets qui ne sont pas libres, il peut s’exercer au sein de la famille comme sur des esclaves, tandis que la tyrannie séduit des êtres libres. Ce n’est pas non plus la dictature : celle-ci peut se montrer soucieuse de la morale, que celle-ci soit religieuse – telle le régime de Salazar au Portugal de 1932 à 1968 – ou laïque – comme celui d’Atatürk en Turquie de 1923 à 1938. La tyrannie, elle, comporte toujours un élément d’immoralité manifeste. Il y a en elle une tendance à l’excès qui se joue des convenances, de la
Le triangle DES « TRUMPITUDES »
Le président américain n’est pas un idéologue. Mais trois convictions sont bien ancrées en lui. Art du deal, obsession de l’enrichissement et opposition aux élites cultivées dessinent sa vision du monde. Ce triptyque mène-t-il à la prospérité ou à la défaite de la démocratie par chaos ?
Par MICHEL ELTCHANINOFF
Donald Trump déploie-t-il une idéologie structurée, fondée sur des courants de pensée identifiables et des auteurs de chevet ? Non. Contrairement à Vladimir Poutine ou à Xi Jinping, il n’a pas élaboré une vision du monde précise qu’il souhaiterait faire partager à ses concitoyens et exposer aux yeux du monde. Si l’on évoque le libertarianisme, l’accélérationnisme, l’alt-right ou encore le paléoconservatisme, c’est pour pointer une influence indirecte, ou qui s’exerce sur une partie de son entourage seulement. Faut-il alors se rabattre, pour comprendre l’action du président américain, sur son portrait psychologique ?
Explorer sa vanité démesurée, son narcissisme, son plaisir à dominer l’autre, son rapport aux femmes, son incapacité à se concentrer ? Non plus. Car entre la pensée politique solide et le simple comportement, il y a les convictions, solidement ancrées. Après avoir lu les ouvrages signés par Trump lui-même, tout comme ses entretiens ou les biographies qui lui sont consacrées, trois lignes de force se dégagent. Les voici, toutes simples mais prégnantes. Premièrement, pour Donald Trump, ce qu’il y a de plus intéressant dans la vie est l’art du deal. Deuxièmement, le moteur principal d’une vie individuelle ou collective est, selon lui,
l’enrichissement. Troisièmement, il faut combattre l’élite culturelle et politique, hypocrite et faussement tolérante. Ces trois lignes directrices forment un triangle. Mais celui-ci est loin d’être équilatéral. Chaque segment est bourré de contradictions, et leur union est fragile. Il suffit que l’un d’eux se brise ou entre en conflit avec les autres pour que s’ouvre la possibilité d’une réelle tyrannie aux États-Unis.
LA SUPÉRIORITÉ DU DEAL
Machiavel considérait que l’art de la guerre était le savoir fondamental d’un chef d’État. Ce n’est pas celui de Donald
Des manifestants rassemblés autour de Jamie Raskin (au centre), devant le département du Trésor à Washington, le 4 février 2025, contre les agissements d’Elon Musk.
Comment entrer EN RÉSISTANCE ?
Ce sont deux voix de la gauche américaine en exil.
Susan Neiman est philosophe et vit à Berlin. Elle a publié fin
2024 La gauche n’est pas woke. Avec Thomas Chatterton
Williams, écrivain vivant à Paris qui s’est beaucoup interrogé sur les questions identitaires, ils imaginent les conditions d’une opposition combative au pouvoir de Donald Trump.
Thomas Chatterton Williams
Écrivain et journaliste américain, il est notamment collaborateur au New York Times Magazine. Spécialisé dans l’analyse et la critique culturelle, il publie en 2019
Self-Portrait in Black and White (W. W. Norton & Company), qui paraît en France quelque temps plus tard sous le titre Autoportrait en noir et blanc. Désapprendre l’idée de race (Grasset, 2021).
Il vit depuis de nombreuses années à Paris.
Susan Neiman
Philosophe et essayiste américaine, elle vit désormais en Allemagne où elle dirige le Forum Einstein. Spécialiste de philosophie morale et des Lumières, en particulier de l’évolution de la question du mal, elle s’est aussi intéressée aux mouvements de gauche aux États-Unis. Fin 2024 paraît la traduction française de son essai La gauche n’est pas woke (Left Is Not Woke) chez Climats.
Propos recueillis et traduits par CHARLES PERRAGIN
SUSAN NEIMAN : Les institutions politiques américaines, même si elles sont désormais majoritairement républicaines, peuvent encore contrebalancer le pouvoir de Donald Trump. C’est le cas de la Cour suprême qui vient de sommer l’administration de débloquer des fonds récemment gelés de l’agence américaine de développement, l’USAid. C’est une bonne nouvelle ! Sur le plan judiciaire, l’Union américaine
pour les libertés civiles est une grande association et elle est en train de déposer des dizaines de plaintes pour contester les décrets signés par le président américain, notamment pour défendre le droit des immigrés. Enfin, il reste de grandes figures d’opposition dans le camp démocrate, comme Jamie Raskin. Il est à l’origine de la deuxième procédure de destitution de Trump en 2021 et prépare déjà la bataille des
élections de mi-mandat pour reconquérir le Congrès et peut-être contenir un peu le pouvoir en place… En ce qui concerne les citoyens américains, je crois qu’ils sont fatigués. Il est difficile de maintenir un haut niveau d’indignation quand, par exemple, vous avez un conseiller comme Steve Bannon qui, sciemment, inonde l’espace public de tellement d’outrances qu’on finit par se sentir dépassés puis résignés.
THOMAS CHATTERTON WILLIAMS : Nous devons rappeler que nous ne sommes plus face au président de 2016 qui était bien plus largement perçu comme illégitime. À l’époque, ses opposants ne cherchaient pas à résister mais à le sortir au plus vite de la scène politique dès son arrivée au pouvoir, notamment avec l’affaire du Russiagate et les soupçons d’ingérence russe dans la campagne américaine. Le camp républicain était lui aussi bien plus divisé. Aujourd’hui, malgré sa mauvaise gestion de la pandémie de coronavirus, malgré les menaces diplomatiques qu’il représente et les affaires judiciaires qui se sont accumulées contre lui, perce ce sentiment que les Américains l’ont choisi en connaissance de cause. Ce qui me frustre le plus, c’est qu’il s’agit de
Un poison MONDIAL
Contrairement à la dictature, la tyrannie ne naît pas forcément d’un coup de force. Elle s’insinuerait plutôt dans des structures démocratiques, comme l’affirment ici des penseurs venus de Hong Kong, d’Argentine, de Hongrie, de Géorgie… et de France.
Propos recueillis par CÉDRIC ENJALBERT
France Gaspard Kœnig
Défenseur de la simplification administrative et législative, le philosophe et romancier Gaspard Kœnig s’inquiète du recul des libertés en France et de l’émergence d’un « despotisme démocratique ».
« Nous sommes à nous-mêmes nos propres tyrans »
l est utile, d’abord, de distinguer “État de droit”, “démocratie” et “liberté réelle”. Commençons par le plus simple : l’État de droit. En France et dans les pays occidentaux, il existe bien sûr des garanties de libertés individuelles, même s’il est regrettable que l’Hexagone soit toujours à la traîne des nouvelles libertés qui ne nuisent à personne, concernant les drogues ou la fin de vie, par exemple.
Du point de vue démocratique, en revanche, la France me paraît plus mal en point, puisque le système ne tient plus, globalement, que sur la seule élection du président de la République, point de fixation qui empêche le débat parlementaire de se dérouler de manière apaisée et constructive. Or Tocqueville l’écrit : un système où il n’y a plus d’intermédiaires et qui se contente d’une élection du chef tous les cinq ans est un système qui tourne
Après avoir décrypté les ambitions de Poutine dans Le Mage du Kremlin et mis au jour les techniques inédites utilisées par les démagogues populistes dans Les Ingénieurs du chaos, le politologue Giuliano da Empoli nous livre en exclusivité le fruit de sa nouvelle enquête, L’Heure des prédateurs (Gallimard), où il éclaire les ressorts du nouveau désordre mondial consécutif à l’élection de Donald Trump.
Propos recueillis par MARTIN LEGROS
Le chaos n’est plusdel’armel’insurgé
«
MAIS LE SCEAU DU POUVOIR »
Donald Trump a-t-il fait basculer les États-Unis dans un nouveau mode de gouvernement ?
GIULIANO DA EMPOLI : Dans Les Ingénieurs du chaos, j’ai diagnostiqué le surgissement d’une série de leaders – Beppe Grillo en Italie, Viktor Orbán en Hongrie, Jair Bolsonaro au Brésil – qui partagent une même stratégie : mettre les outils des plateformes numériques au service de la colère contre les élites. Je faisais l’hypothèse qu’une nouvelle équation politique avait surgi qui associait la rage et les algorithmes pour mettre à mal les démocraties libérales. Le chaos était l’instrument des insurgés, de ceux qui se sentent exclus du système et veulent renverser la table. Comme dans le carnaval, la « folie » de leurs leaders, réelle ou simulée, était destinée à
désarmer l’expertise et le système. En France, vous aviez connu cela avec la révolte des « gilets jaunes ». Tous ces mouvements mobilisaient la stratégie du chaos pour s’affirmer politiquement.
Trump ne nous fait-il pas sortir de ce modèle ?
Avec Trump, on est passé au stade d’après, celui où le chaos n’est plus l’arme de l’insurgé mais le sceau du pouvoir. C’est le stade du chaos hégémonique ou de l’hégémonie du chaos. Il s’inscrit dans une nouvelle ère de la politique, que j’appelle « l’heure des prédateurs ». Comme Mohammed ben Salmane en Arabie Saoudite, Nayib Bukele au Salvador ou Javier Milei en Argentine, le prédateur est un gouvernant qui cherche à produire la sidération
par l’usage démultiplié de la force. La tyrannie est un mode d’exercice du pouvoir très ancien. Quand Mohammed ben Salmane a convié un grand nombre de membres de l’élite du pays dans un hôtel de luxe de Riyad pour les envoyer ensuite, aux yeux de tous, en prison, j’ai tout de suite pensé à une scène fameuse du Prince consacré à la conquête de la Romagne par César Borgia. Machiavel raconte comment Borgia, après avoir chargé Rémy d’Orque, « homme cruel et expéditif », des basses œuvres, lui fait couper la tête sur un billot en public, laissant le peuple « stupide et satisfait » … Quand Trump fait de la mise à mort politique de Volodymyr Zelensky, dans le Bureau ovale de Washington, un « bon moment de télévision », il se met dans les pas du Borgia de Machiavel.
Iriez-vous jusqu’à dire que les ÉtatsUnis ont basculé dans la tyrannie ?
Au-delà des attaques à l’État de droit, une autre bascule a eu lieu, plus simple et plus fondamentale. Le critère de base qui distingue la démocratie d’un système tyrannique, autoritaire ou totalitaire, est évident, selon moi : c’est le principe de l’alternance. En démocratie, il est acquis qu’au-delà d’une échéance fixée à l’avance, on peut renvoyer de manière pacifique celui qui est au pouvoir. L’insurrection du Capitole du 6 janvier 2021 avait déjà marqué une remise en question de ce principe sous un mode plus ou moins parodique. On avait alors parlé d’un « coup d’État de carton-pâte ». Mais désormais, à Washington, personne n’est plus assuré que, dans quatre ans, il y aura bien des élections libres et régulières où le vainqueur
et le vaincu seront reconnus pas tous. Cette incertitude fait penser que la démocratie américaine est sortie de ses rails.
Et pourtant, les opposants politiques ne sont pas arrêtés, ni les domiciles violés, ni la presse muselée, ni les juges privés de toute indépendance…
D’où notre perplexité. À l’âge numérique, ces modalités classiques de la tyrannie sont devenues obsolètes. L’outil technologique numérique confère à la tyrannie une forme inédite. Elle assure une machine de pouvoir globale, surpuissante et sophistiqué, qui permet de se passer des modes de répression à l’ancienne.
Dans Les Ingénieurs du chaos, vous montriez qu’on retrouvait
Giuliano da Empoli
Essayiste et conseiller politique
italio-suisse, il dirige le think-tank
Volta à Milan et enseigne à Sciences-po Paris. Il s’est fait connaître par son essai
Les Ingénieurs du chaos (JC Lattès, 2019), consacré aux nouveaux populistes numériques, et par son roman
Le Mage du Kremlin (Gallimard, 2022, Grand Prix du roman de l’Académie française), consacré à Vladimir Poutine. Il publie en avril un nouvel essai politique, L’Heure des prédateurs (Gallimard).
souvent un doublon, associant la figure du démagogue et celle de l’expert du numérique. N’est-ce pas ce doublon que forment de manière paroxystique Trump et Musk ?
Absolument. Rien ne rapprochait au départ le libertarien transhumaniste et le magnat de l’immobilier et de la télévision. Et pourtant, ils ont compris au fil du temps l’importance de leur association. Le démagogue porteur de la colère populaire a compris le rôle essentiel du champion de la nouvelle économie numérique. Alors même qu’ils sont indifférents au contenu de vérité de ce qu’ils transmettent, les algorithmes sont éminemment politiques car ils produisent de l’engagement, ils génèrent de l’émotion partagée, sous la forme de Like, de posts, de clashs, etc. Les colères qui existent un peu partout se trouvent ainsi ciblées et démultipliées, et font émerger un nouvel espace médiatique et politique polarisé par les extrêmes. Ce que j’ai appelé « la politique quantique ». Lénine disait que le communisme en Russie, c’était les soviets plus l’électricité. La formule du chaos contemporain, c’est la colère plus les algorithmes.
Comment fait-on, une fois qu’on a conquis le pouvoir par le carnaval algorithmique, pour le pérenniser ?
On dit beaucoup que les leaders carnavalesques font des promesses qu’ils ne sont pas capables de tenir, qu’ils sont voués à décevoir leur électorat et à perdre le pouvoir. C’est vrai en partie. Mais n’oublions pas que la première promesse du leader carnavalesque, c’est l’humiliation de la caste dominante : des politiques, des journalistes, des élus, des scientifiques, des universitaires, etc. En climat de frustration très forte, cette promesse peut être relancée
S’orienter dans les idées
« Je considérais ma propre existence comme une partie d’un immense acte magique »
« LE VOYAGE DE LA VIE À TRAVERS L’UNIVERS, C’EST UN ROAD TRIP »
Poynter/
Propos recueillis et traduits par ALEXANDRE LACROIX
Richard Powers a l’art de sortir le roman de sa zone de confort. Avec son nouveau livre, Un jeu sans fin, cet ami du philosophe récemment disparu Bruno Latour réussit à articuler les grandes questions de notre époque, de la crise écologique à la révolution de l’intelligence artificielle. Rencontre avec un écrivain qui repousse les limites de la littérature.
Rudolf Steiner PENSEUR LUNAIRE
Par OCTAVE LARMAGNAC-MATHERON
Père de la biodynamie, cofondateur des cosmétiques Weleda, inventeur de la pédagogie qui porte son nom, Rudolf Steiner est au carrefour d’une constellation de pratiques parallèles contemporaines et controversées. Nous avons enquêté sur sa trajectoire intellectuelle, de l’exégèse philosophique à l’ésotérisme, afin de comprendre comment ses théories pseudoscientifiques ont pu passer à la postérité.