#170 juin 2023

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LA PHYSIQUE QUANTIQUE C’EST RÉVOLTANT, MAIS ÇA MARCHE ! MENSUEL N° 170 JUIN 2023 L 17891170F: 6,90 €RD Mensuel / France 6,90€ BELUX 7,50€CH 12,10 CHFD 8,20€ESP-IT-GR-PORT-CONT 7,50€DOM 8,80€TOM 1120XPF MAR 80MADTUN 14TNDCAN 12,99$CAD
LE LANGAGE RÉSOUT-IL LES CONFLITS ? BACHELARD Plongée dans l’imaginaire de l’eau Entretien avec Alain Aspect, prix Nobel
Il faut qu’on parle !

Sur le prétendu pouvoir magique de la parole

Lorsque les psychanalystes présentent leurs « cas », ils mettent souvent en valeur, dans le dispositif d’une thérapie qui s’étale sur plusieurs années, de courts échanges de mots, une ou deux phrases, pas plus, qui fonctionnent comme des clés magiques, ouvrant quelque chose d’essentiel chez le patient. La puissance dramaturgique d’une telle façon de raconter la cure est évidente, mais enfin, il est permis de rester perplexe : est-il vrai qu’une simple phrase prononcée par-devers soi, ou une question habile qu’on vous adresse, soit susceptible de provoquer une espèce de choc thérapeutique et d’entraîner un changement d’état ?

Sigmund Freud se prévalait déjà du pouvoir magique de la parole dans des termes surprenants quand on sait à quel point il détestait les superstitions et les croyances traditionnelles. Dans son Introduction à la psychanalyse (1916-1917), il écrit : «  Les mots faisaient primitivement partie de la magie, et de nos jours encore le mot garde beaucoup de sa puissance de jadis. » Ainsi, si nous regardons désormais les fétiches, qui étaient jadis parés de propriétés surnaturelles, comme des objets inanimés, de simples bibelots, nous devrions considérer que pour les mots, il en va autrement, qu’ils sont restés nimbés des puissances occultes qu’on leur conférait naguère. Est-ce parce qu’ils semblent immatériels ?

Freud ajoute aussitôt : « Avec des mots un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir, et c’est à l’aide de mots que le maître transmet son savoir aux élèves, qu’un orateur entraîne ses auditeurs et détermine leurs jugements et décisions. » J’approuve sans réserve la seconde partie de cette phrase, concernant le professeur ou l’orateur ; pour l’un, la parole est le véhicule de la connaissance, et, pour l’autre, celui de l’argumentation. Mais la première partie de l’affirmation me laisse songeur : est-il exact qu’ « avec des mots un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir » ? C’est peut-être possible avec force et longueur de temps. Dans un couple, l’un conduit l’autre à l’autodépréciation et à la tristesse s’il le dénigre sans cesse, ou lui procure du bonheur s’il le soutient dans les épreuves et exalte ses qualités. Ma question est la suivante : peut-on, à l’aide d’une phrase bien ajustée, provoquer un changement d’état durable chez autrui ? J’ai beau aimer les mots au point de consacrer plusieurs heures chaque jour à la lecture et à l’écriture, j’ai le plus grand doute sur cette efficacité de la parole. Si vous jetez un caillou dans une rivière, vous n’en modifiez pas le lit ni les courants, ou seulement très localement. Le flux de la vie peut être comparé à une rivière, et l’effet d’une parole qui tombe dedans ne sera que ponctuel. Elle produit une certaine impression, fâcheuse ou agréable, mais celle-ci s’estompe au bout de quelques minutes ou de quelques jours. Une parole forte crée une illumination, laquelle baisse vite d’intensité avec l’éloignement.

Si je demande à mon stylo de se soulever tout seul de la table, il restera inerte, de même que si je prie le ciel bleu de pleuvoir, il n’en tombera goutte. Dans les contes, il arrive qu’une sorcière prononce une formule secrète et se métamorphose en chat noir ou change un personnage en crapaud. Mais nous savons tous qu’il est impossible de modifier un corps de cette manière. Pourquoi en irait-il autrement avec cette dimension particulière d’un être humain qu’est la vie psychique ?

© Serge Picard pour PM illustration Charles Berberian pour PM.
ÉDITO
N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur reaction@philomag.com L’œil de Berberian
Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023 3

ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

P. 58 FRANÇOIS CUSSET

Il y a sept ans, il diagnostiquait déjà La Droitisation du monde, s’en prenant à l’hégémonie de la pensée néolibérale. Historien des idées, professeur d’études américaines à l’université Paris-Nanterre, il est aussi l’auteur de nombreux autres ouvrages dont Queer Critics et French Theory. Il vient de faire paraître La Haine de l’émancipation, où il dépeint la dénonciation du « wokisme » comme l’émanation de fantasmes réactionnaires, tout en prenant acte de la nouvelle sensibilité des jeunes sur la question du genre ou du racisme. Il en débat face à la sociologue Nathalie Heinich.

P. 66 ALAIN ASPECT

Ses découvertes en mécanique quantique lui ont valu de recevoir le prix Nobel de physique en 2022. Professeur à l’École polytechnique et à l’Institut d’Optique Graduate School, il a ainsi su départager Einstein et Bohr sur l’une des plus grandes querelles scientifiques du XXe siècle et a ouvert la voie au développement d’un ordinateur quantique. Dans un grand entretien, nous l’avons interrogé sur son rapport au réel et sur l’impact de ce qu’on appelle désormais l’« expérience d’Aspect ».

P. 46 ELSA GODART

Mêlant philosophie et psychanalyse, elle étudie les transformations du sujet à l’ère du virtuel, qu’elles soient liées à de nouvelles pratiques – dans Je selfie donc je suis – ou au besoin de reconnaissance – dans Les Vies vides. Directrice de recherche à l’université Paris-Diderot, elle enseigne l’éthique médicale et a publié une somme impressionnante sur Les Métamorphoses des subjectivités. Elle commente les témoignages de celles et ceux dont le métier est de trouver des solutions aux conflits.

P. 42 EMMANUEL BONNE

Conseiller diplomatique d’Emmanuel Macron, il a auparavant été ambassadeur de France au Liban et directeur de cabinet de Jean-Yves Le Drian, alors ministre de l’Europe et des Affaires étrangères. Riche de ses expériences au cœur du conflit ukrainien et lors des tensions entre la Chine et Taïwan, il livre ici sa vision de la diplomatie. Pragmatique, il considère que le dialogue est à entreprendre tant qu’il mène à des négociations fructueuses… tout en ne négligeant pas sa dimension théâtrale, le bon usage de la colère, ni le bluff.

P. 30 VINCIANE DESPRET

Dans Au bonheur des morts et Les Morts à l’œuvre, cette philosophe belge fait sortir les morts de leur condition purement passive : ils continuent d’influencer nos choix et nous poussent même parfois à agir. Professeure à l’université de Liège, elle a également étudié le comportement animal et en a tiré de passionnantes explorations poétiques et métaphysiques dans Habiter en oiseau ou Autobiographie d’un poulpe. Elle intervient dans notre enquête sur les morts dignes d’être pleurés.

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Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff

Rédacteur en chef adjoint : Cédric Enjalbert Conseiller de la rédaction : Sven Ortoli

Chefs de rubrique : Jean-Marie Durand, Ariane Nicolas, Victorine de Oliveira

P. 58 NATHALIE HEINICH

Elle vient de publier Le wokisme serait-il un totalitarisme ?, un sujet que la sociologue de l’art avait déjà abordé dans Ce que le militantisme fait à la recherche. Directrice de recherche au CNRS, elle dénonce l’emprise croissante en France d’un communautarisme venu des États-Unis qu’elle trouve dangereux, tant pour l’Université que pour certaines valeurs républicaines fondamentales, comme l’universalisme. Elle s’oppose de vive voix à l’historien François Cusset.

Rédacteurs : Clara Degiovanni, Octave Larmagnac-Matheron, Samuel Lacroix Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Camille Pillias Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Jakuta Alikavazovic, Adrien Barton, Charles Berberian, Paul Coulbois, Sonia Feertchak, Philippe Garnier, Nicolas Gastineau, Gaëtan Goron, Jules Julien, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Charles Pépin, Serge Picard, Alain Pilon, Claude Ponti, Maxime Rovere, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente

ADMINISTRATION

Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Éditeur délégué : Laurent Laborie Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Fabrication : Rivages

Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0623 D 88041

ISSN : 1951-1787

Dépôt légal : à parution

Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président, actionnaire majoritaire : Fabrice Gerschel

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MENSUEL N° 170 - JUIN 2023

Couverture : © Steve Gavan

Origine du papier : Allemagne. Taux de fibres recyclées : 100 %. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,008. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont recyclés ou issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC.

La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.
4 Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023

« Désolé, tu n’es pas assez neutre ! » p. 83

« Ne pleure pas, tu pourras en acheter un autre » p. 30

Tentative suicidaire pour comprendre le zéro et l’infini p. 98

Expérience décisive portant sur des verres intriqués : si l’un est plein, l’autre aussi p. 66

Passionnante conversation avec soi-même p. 36

Couple en train de se renseigner sur le Candida auris p. 24

Fan de BD en train de lire un dialogue de Pluto p. 96

Emménagement imminent dans une mycoarchitecture p. 21

« Je me tue à vous dire que ce n’est pas de la servitude volontaire ! » p. 79

« Je n’ai plus envie de discuter avec un nietzschéen » p. 52

« Et une eau qui pétille pour Monsieur Gaston ! » p. 72

De l’art d’utiliser le champagne en diplomatie p. 42

« Puisque c’est comme ça, je commande une piscine de rosé ! » p. 22

Arrestation d’un woke en flagrant délit d’identité plurielle p. 58

SOMMAIRE

P. 3 Édito

P. 8 Questions à Charles Pépin

P. 10 Question d’enfant à Claude Ponti

P. 12 Courrier des lecteurs

Déchiffrer l’actualité

P. 14 TÉLESCOPAGE

P. 16 REPÉRAGES

P. 18 PERSPECTIVES

Qu’est-ce que l’ultradroite française ? / La guerre à l’envers de Vladimir Poutine / Présidentielles en Turquie : une fièvre nationaliste ? / Une maison à base de champignons, c’est possible ?

P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE Les piscines

P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

Prendre la tangente

P. 30  ENQUÊTE Quels morts pleurons-nous ?

P.  36 L’ŒIL DE LA SORCIÈRE par Isabelle Sorente

DOSSIER Il faut qu’on parle !

P. 40 Le langage, voix de la raison ?

P. 42  Entretien avec Emmanuel Bonne, conseiller diplomatique du président de la République

P. 46 La médiation, c’est leur métier !

Témoignages commentés par Elsa Godart

P. 52 Usages et mésusages du dialogue chez les classiques

P. 56 Réapprendre à se parler, avec Gérald Garutti

P. 58 Désaccords majeurs, avec François Cusset et Nathalie Heinich

Cheminer avec les idées

P. 66 L’ENTRETIEN Alain Aspect

P. 72 L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE

« Et si on votait pour savoir quel est le sens de la vie ? » p. 95

La grande histoire de L’Eau et les Rêves de Gaston Bachelard accompagnée du Cahier central (agrafé entre les pages 50 et 51), comprenant des extraits de l’œuvre et une préface de Thierry Paquot

P. 78 BOÎTE À OUTILS

Divergences / Sprint

Intraduisible / Strates

P. 80 BACK PHILO

Livres PARMI NOTRE SÉLECTION…

P. 82 Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple / Didier Eribon

P. 84 Le Beau savoir / Ariel Colonomos

P. 87 Kafka. Le temps des décisions / Reiner Stach

P. 88 Problèmes de la philosophie morale / Theodor W. Adorno

P. 90 Notre sélection culturelle

Grand-père montrant à son petit-fils le chemin qui mène au bonheur p. 80

Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre rubrique « L’aventure d’un classique » et constitué d’une préface et d’extraits de L’Eau et les Rêves, de Gaston Bachelard.

PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 171

PARAÎTRA LE 6 JUILLET 2023

P. 92 Agenda

P. 94 OH ! LA BELLE VIE par François Morel

P. 95 Jeux

P. 96 Humaine, trop humaine par Catherine Meurisse

P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

Philippe Starck

Illustration © Paul Coulbois pour PM Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023 7

*

IA : LE MYTHE DU XXIe SIÈCLE

*Intelligence Artificielle

Une machine consciente est-elle possible ?

Refaire sa vie avec un robot ?

Un algorithme va-t-il nous faire la morale ?

Travail : vers une hybridation homme IA ?

CAHIER CULTURE

Expo : L’invention du paysage • L’argent dans l’art

Avec Nick Bostrom, Noam Chomsky, Meghan O'Gieblyn, Daniel Andler

LE NOUVEAU HORS-SÉRIE DE PHILOSOPHIE MAGAZINE

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Studio l’éclaireur avec Midjourney
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« Comme le dit Camus, la peste est revenue. Et elle traverse tous les camps. »
Marylin Maeso

TÉLESCOPAGE

LONDRES, ROYAUME-UNI

Le samedi 6 mai Après la cérémonie de couronnement du roi Charles III à l’abbaye de Westminster, des manifestants opposés à la monarchie brandissent des panneaux « Not my king » (« pas mon roi ») au passage d’un carrosse transportant des membres de la famille royale d’Angleterre.

14 Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023

Un honnête homme est d’une tout autre importance dans la société et aux yeux de Dieu, que tous les brigands couronnés qui ont jamais paru sur la Terre

Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023 15 Déchiffrer l’actualité © Violeta Santos Moura/AP/SIPA
THOMAS PAINE / Le Sens Commun

Expresso lance

Expresso

La philosophie au bout des doigts

Peut-on détester la Joconde ?

Kant et le beau

Faut-il avoir peur de l’État ?

Hobbes et la violence

Cultiver son sauvage intérieur Rousseau et la nature

Être heureux ça s’apprend ?

Épicure et le bonheur

Comment démasquer les charlatans ? Popper et la science

La réponse est au bout des doigts

Les Expresso sont des parcours ludiques et interactifs créés par la rédaction de Philosophie magazine En 5 à 10 minutes, chaque Expresso permet de découvrir et d’approfondir un auteur et un concept.

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Expresso

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Expresso permet aussi de réviser le bac philo sur son smartphone

• La méthodologie de la dissertation

• La méthodologie du commentaire

• Les auteurs et les concepts du programme

28 Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023
P. 33
« Tout m’est insupportable qui m’empêche d’habiter mon chagrin »

Prendre la tangente

Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023 29
ISSUE DE LA SÉRIE HOPE © KOURTNEY ROY
T angente ENQUÊTE

QUELSMORTS

PLEURONS-NOUS ?

Peut-on pleurer à la fois les Ukrainiens et les Russes morts au combat, ceux qui décèdent à nos portes et ceux qui disparaissent à l’autre bout de la planète, les humains et l’ensemble des vivants ?

Bref, sommes-nous capables de ressentir une empathie universelle pour toutes les vies qui souffrent et pour toutes celles qui s’achèvent ?

© Inka & Niclas Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023 31

IL FAUT QU’ONPARLE !

D ossier 38 Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023

PARCOURS DE CE DOSSIER

P. 40

Née avec les dialogues de Platon, la philosophie repose sur un pari : celui que la parole est préférable à la violence, et que, lorsque plusieurs intérêts sont en lutte, mieux vaut les départager par l’argumentation rationnelle. Un tel pari n’a cependant rien d’une évidence à notre époque : d’abord parce que la guerre fait rage aux portes de l’Europe, ensuite parce que, sur bien des sujets de société, les positions tendent à se radicaliser. Alors, toujours précieuse la parole ?

P. 42

Pour le savoir, nous avons interrogé longuement un personnage de l’ombre : Emmanuel Bonne, qui a été le « sherpa » de François Hollande puis d’Emmanuel Macron, soit celui qui conseille et mène parfois les négociations diplomatiques les plus délicates. Dans un entretien accordé à titre exceptionnel, il explique quels sont les « outils » du négociateur et revient sur la stratégie – contestée –du président de maintenir la possibilité d’un dialogue avec Vladimir Poutine.

P. 46

Un agent de sécurité, un médiateur juridique, une professeure exerçant dans un lycée difficile, une thérapeute de couple et un jeune syndicaliste nous expliquent quel est leur usage de la parole au quotidien. Leurs récits sont commentés par la philosophe Elsa Godart.

P. 52

Le langage est-il un outil de civilisation, de fabrication du consensus ? Ou encore, permet-il de dissiper les illusions ? De John Locke à Jürgen Habermas en passant par Friedrich Nietzsche, les classiques sont en désaccord !

P. 56

Philosophe et metteur en scène, Gérald Garutti vient de créer le Centre des arts de la parole à Aubervilliers. Avec une conviction : les experts en communication poussent à rechercher l’efficacité, l’impact, alors que se parler vraiment suppose de s’ouvrir.

P. 58

Ils ne se seraient jamais parlé si nous ne les avions pas convaincus de le faire : la sociologue Nathalie Heinich, qui vient de publier

Le wokisme serait-il un totalitarisme ?, débat avec le philosophe François Cusset, qui dénonce dans un récent essai La Haine de l’émancipation.

Vous souhaitez réagir à un article ? Faites-nous part de vos impressions et de vos réflexions en nous écrivant à  reaction@philomag.com

© Steve Gavan
Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023 39

Lors d'un sommet sur l’Ukraine, le 9 décembre 2019, au palais de L’Élysée à Paris, sont réunis autour de la table (de gauche à droite) le président ukrainien Volodymyr Zelensky, son homologue français Emmanuel Macron, le chef d’État russe Vladimir Poutine et la chancelière allemande Angela Merkel. Derrière eux, leurs conseillers diplomatiques (Emmanuel Bonne est de profil, à l’extrême gauche).

L’ART DE NÉGOCIER AVEC SES ADVERSAIRES

Faut-il parlementer avec Poutine ou croire Xi Jinping sur parole ?

Quelle est la frontière entre négociation et compromission ?

Pour le savoir, nous nous sommes entretenus avec le conseiller diplomatique d’Emmanuel Macron, Emmanuel Bonne.

Propos recueillis par Michel Eltchaninoff

D ossier IL FAUT QU’ON PARLE !
42 Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023

Dans une petite rue protégée qui longe le palais de l’Élysée, on rejoint la cellule diplomatique de la présidence de la République. La dizaine de diplomates qui y travaillent définissent, sous l’autorité d’Emmanuel Macron, la politique étrangère de la France. Ils sont de toutes les négociations, accompagnent le président durant toutes ses visites. Emmanuel Bonne dirige cette cellule aussi discrète qu’influente. Ce diplomate chevronné, spécialiste du Moyen-Orient, a été nommé à ce poste en 2019. Il a géré le bouillant Donald Trump, orchestré la visite d’Emmanuel Macron au Liban après l’explosion du port de Beyrouth, tenté d’empêcher la guerre en Ukraine.

Un travail d’équilibriste qui traduit un art consommé de la négociation avec, pour principe, le choix de parler à tout le monde. Emmanuel Bonne, en nous recevant dans son bureau, a ainsi longuement expliqué la position du chef de l’État. Il a également levé le voile sur les négociations les plus périlleuses qu’il a dû mener au cours de sa carrière. Il défend une conception instrumentale de la parole, qui nécessite de se mettre à la place de son adversaire, de saisir son intérêt, pour mieux défendre le sien. Tout en assumant que cela ne fonctionne pas toujours.

Vous êtes le sherpa du président. Qu’est-ce qu’un « sherpa » ?

EMMANUEL BONNE : Comme dans Tintin au Tibet, le sherpa, c’est celui qui a les bagages sur son dos lors d’une expédition. En diplomatie, il est chargé de porter les dossiers du président, notamment lors des réunions des pays les plus industrialisés, ceux du G7. C’est un rôle modeste mais crucial, puisque le chef de l’État, comme le randonneur, parvient au sommet avec l’aide de son sherpa. Mais je suis aussi le conseiller diplomatique d’Emmanuel Macron. J’anime la cellule diplomatique – une équipe d’une dizaine de personnes –, qui

a la grande responsabilité de fabriquer la politique étrangère du chef de l’État, au cœur de son domaine réservé, avec tous les moyens de l’État et notamment ceux du Quai d’Orsay. Nous conseillons le président, préparons ses rendez-vous internationaux et ses voyages à l’étranger. Nous veillons à ce que ses décisions soient bien mises en œuvre. Nos diplomates négocient, mais nous intervenons directement sur les sujets les plus sensibles et les arbitrages les plus délicats qui exposent le président. La parole des conseillers du président doit refléter sa pensée et être conforme à ses instructions.

© Christophe Petit Tesson-Pool/Getty Images/AFP ; Ludovic Marin/AFP.
Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023 43

ELSA GODART

Philosophe et psychanalyste, elle a signé une vingtaine d’essais, dont Je selfie donc je suis. Les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel (Albin Michel, 2016), Éthique de la sincérité. Survivre à l’ère du mensonge (Armand Colin, 2020) et Les Vies vides. Notre besoin de reconnaissance est impossible à rassasier (Armand Colin, 2023).

TROISIÈME VOIX

Leur métier ? Trouver des issues pacifiques aux conflits du quotidien. Leur outil ? Le verbe. La philosophe et psychanalyste Elsa Godart, qui s’intéresse à la manière dont se constitue le sujet contemporain, éclaire les récits de nos cinq témoins.

Pages coordonnées par

de

/

Qu’ont en commun un agent de sécurité, un médiateur juridique, une professeure, une thérapeute du couple et de la famille, et un syndicaliste ? Tous sont obligés de parler pour arriver à leurs fins – ou aider les autres à y parvenir. Les cinq témoins que nous avons interrogés sont régulièrement confrontés, dans le cadre de leur activité professionnelle, à des situations où le langage peut à la fois être la source d’une crise et sa solution. Quand on éprouve des difficultés à s’exprimer en classe, peut-être faut-il trouver un nouveau moyen d’expression. Lorsque la communication ne passe plus dans le couple, peut-être faut-il faire appel à une tierce personne qui traduise les malentendus et déplace les perspectives. Et si l’on a affaire à un véritable mur, peut-être faut-il en venir au langage du corps, qui en impose d’une tout autre façon. Cela parce qu’on estime qu’il y a quelque chose à sauver, un lien, même ténu, que le langage peut réparer malgré la violence de certains actes.

La philosophe et psychanalyste Elsa Godart a fait de la notion de sincérité la pierre angulaire de ses travaux. D’essai en essai, elle explore cette façon de dire une vérité teintée de subjectivité dans un monde de plus en plus gagné par le mensonge et les faux-semblants – ceux des réseaux sociaux notamment. La sincérité se distingue de la vérité en ce qu’elle n’est pas forcément la coïncidence entre le dire et la réalité, elle est plutôt « l’accord de la pensée et du propos, l’accord de l’acte et du propos, l’accord de la pensée avec soi », décrit Jankélévitch dans Les Vertus et l’amour (tome I, 1970). Il fait ainsi le lien entre une capacité à dire, à se parler les uns aux autres, et une certaine connaissance de soi. Dans l’Éthique de la sincérité (Armand Colin, 2020), Elsa Godart remarque que « s’il est certain que l’on a trouvé des moyens efficaces pour parvenir à dire, en revanche, une incapacité majeure persiste : l’impuissance à se dire ». C’est peut-être de cette impuissance que jaillissent malentendus, conflits et violence, qu’elle soit verbale ou physique. Car pour se dire, encore faut-il avoir une claire conscience de son désir, de ce qu’il y a à exprimer. Nos témoins travaillent tous, à leur façon, à clarifier cette expression de soi.

D ossier IL FAUT QU’ON PARLE !
© Philippe Matsas/Leextra via opale.photo
Victorine Oliveira Propos recueillis par Victorine de Oliveira, Clara Degiovanni et Stefania Gherca / Photos Livia Saavedra
46 Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023

LAURENT

54 ans / médiateur juridique

On parle moins de médiation juridique que réparatrice, l’idée étant de créer la possibilité, pour des personnes qui ont commis ou subi un fait infractionnel, d’échanger sur ce qu’il s’est passé et sur les conséquences de cet événement. Cela signifie que la réparation fonctionne autant pour les victimes que pour les auteurs d’infractions ou de crimes. Les situations sont variées. Parfois, les choses ont été réglées depuis longtemps sur le plan juridique. Mais seule la loi a parlé, pas les personnes. Il arrive aussi que l’on travaille hors procès et hors dépôt de plainte. Il s’agit de se ressaisir d’une situation de conflit en verbalisant ce qui a été tu, en livrant ses sentiments, ses impressions, ce qui n’est pas toujours possible dans le cadre d’un procès. La justice fonctionne en effet avec ses propres codes et instaure un cérémonial qui bride parfois l’expression individuelle. Les avocats sont d’ailleurs les premiers à se méfier de la parole de leur client, de peur qu’elle ne remette en cause leur stratégie de défense. La médiation réparatrice est un moment de liberté où les voix peuvent se délier. Le résultat dépend de la rencontre de deux personnes, il faut donc que “ça matche”. Au moins une des deux parties s’apprête à affronter de nouveau un vécu traumatisant, le potentiel émotionnel est donc immense. De ce fait, cela nécessite beaucoup de préparation et d’entretiens individuels en amont, afin que chaque partie soit le plus sincère possible. Lors de la rencontre, je reste présent afin de garantir un cadre et un équilibre, mais je n’interviens pas. Il est arrivé que ça dérape. Je me souviens d’un jeune homme en détention qui avait demandé à rencontrer la jeune femme enceinte qu’il avait braquée dans une épicerie. Malgré la procédure judiciaire et la condamnation à une peine de prison, cette femme demeurait choquée par le geste de l’agresseur, qui avait pointé une arme à feu – factice, mais elle ne pouvait pas le savoir – sur son ventre. Lors de leur rencontre, elle s’est mise à lui parler de façon si dure que le jeune homme a fait un malaise et est tombé de sa chaise. J’ai dû lui rappeler que l’objectif de la médiation n’était pas de condamner, d’accabler une seconde fois. A priori tout peut se dire, mais on tente d’éviter à tout prix de reproduire les schémas judiciaires. »

LA SINCÉRITÉ NE CONSISTE PAS À

LE COMMENTAIRE

Je trouve l’idée de “réparation” très belle : elle met en évidence le fait que le langage est doté d’un éros au sens de force de vie. Quand le philosophe John Searle parle de speech acts, c’est pour souligner une forme d’effectivité du langage, qui a trait au désir et à la vie même. Un mot peut rendre vivant, redonner de l’espoir, de la force, du courage, peut faire se lever quelqu’un. Mais l’inverse est aussi vrai, et c’est ce que l’on voit dans le récit que Laurent fait d’un entretien qui a dérapé. Lorsqu’il évoque l’incident, on sent que, même pour lui, cela a dû être difficile. Pour cette femme, la réparation passait par des mots véhéments, par la confrontation à l’autre. Cependant, Laurent a raison, la sincérité ne consiste pas à tout dire, ce en quoi elle se distingue de la spontanéité. On peut être sincère et spontané, mais ce n’est pas parce qu’on sera spontané qu’on sera forcément sincère. Pour être sincère, il faut un acte de la volonté. La sincérité implique une prise de conscience : j’effectue un retournement réflexif, je me saisis de moi-même pour interroger mon désir – qu’est-ce que je veux ? Je fais l’hypothèse que, dans le cas de cette femme, il s’agissait d’un acte sincère, pas seulement spontané. Je crois qu’il est important de savoir dire les choses quand elles sont désagréables (tout en ménageant la manière de le dire). La résolution du conflit ne peut passer que par l’expression sincère du mal. Dire à l’autre en quoi il nous fait souffrir est le plus difficile, que ce soit en couple, dans la famille, avec des collègues ou entre amis. »

«
TOUT DIRE »
D’ELSA GODART
Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023 47
« Verbaliser ce qui a été tu »

CAUSE TOUJOURS

Le langage est à bien des égards un outil pour faire société. Mais il est aussi une source de confusion, d’erreur et de tromperie. Faut-il vraiment se fier à son pouvoir pacificateur ?

Les classiques en débattent.

D ossier IL FAUT QU’ON PARLE !
52 Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023
Jérôme Bosch. Le Portement de croix (détail : le moqueur, l'agresseur, le jouisseur et le mauvais larron, huile sur bois, v. 1516) © Gianni Dagli-Orti/Aurimages

LE LANGAGE EST-IL UN OUTIL DE CIVILISATION ?

Le langage trouve son origine dans la volonté proprement humaine de transmettre nos idées à autrui. Selon l’Anglais John Locke, l’être humain possède une disposition naturelle à parler qui le différencie des animaux. La faculté de produire des sons se joint au besoin social de communiquer nos idées. Comme il l’explique dans le troisième livre de son Essai sur l’entendement humain intitulé « Les mots », le langage est l’outil essentiel dont l’homme dispose pour créer une communauté. Dieu a donné à l’homme « la faculté de parler, pour que ce fût le grand instrument et le lien commun de cette Société ». Le langage a donc pour fonction première de nous lier. Nous sommes à même de nous entendre, voire de résoudre nos conflits, dans la mesure où, sans cet outil, nos idées seraient enfermées et isolées dans nos esprits, sans possibilité de les communiquer. Ainsi, « lorsqu’un homme parle à un autre, c’est afin de pouvoir être entendu ; le but du langage est que ces sons ou marques puissent faire connaître les idées de celui qui parle à ceux qui l’écoutent ». Toutefois, afin que le langage soit le plus efficace possible, Locke rappelle qu’il est nécessaire que les mots soient suffisamment abstraits pour qu’ils puissent désigner « autre chose que les idées particulières des hommes ». Autrement dit, « la multiplication des mots aurait confondu leur usage s’il avait fallu un nom distinct pour désigner chaque chose particulière ». Il y a donc une part d’arbitraire et de généralité dans le sens des mots que nous employons pour nous comprendre, ce qui explique que nous ne sommes jamais à l’abri d’un quiproquo. Mais qui donc fixe ce que les mots signifient et comment bien les employer ? Personne, seul compte l’usage ! « À la vérité, dans toutes les langues, l’usage approprie par un consentement tacite certains sons à certaines idées et limite de telle sorte la signification de ce son, que quiconque ne l’applique pas justement à la même idée parle improprement : à quoi j’ajoute qu’à moins que les mots dont un homme se sert n’excitent dans l’esprit de celui qui l’écoute les mêmes idées qu’il leur fait signifier en parlant, il ne parle pas d’une manière intelligible. » Bref, pour espérer trouver un terrain d’entente, encore faut-il apprendre à parler la « même langue »

NON, CAR SON USAGE EST AMBIGU

Sans la communication, il n’y aurait ni société, ni contrat, ni paix, ni république. Le langage est donc bien la plus grande création de l’humanité aux yeux de Thomas Hobbes. « La plus noble et la plus profitable de toutes les autres inventions fut la parole », écrit-il dans le Léviathan. Cependant, il avertit : son usage est ambigu, sujet à des malentendus et à des abus, qui compromettent l’échange. Le philosophe en distingue quatre usages, privés et publics. La parole autorise à se souvenir et à enregistrer les choses passées et présentes ; elle permet aussi de partager les connaissances acquises avec les autres ; ensuite, de déclarer nos volontés et nos intentions pour obtenir de l’aide ; enfin, elle peut être utilisée pour le « plaisir ou l’agrément ». Mais Hobbes identifie pour chaque fonction du langage des mésusages qui menacent la possibilité de s’entendre. Premièrement, les individus produisent des abus de langage lorsque le mot qu’ils utilisent n’est pas en adéquation avec la pensée qu’ils voulaient véhiculer : « Quand les hommes enregistrent incorrectement leurs pensées, par des mots dont le sens est variable, mots par lesquels ils enregistrent comme leurs des idées qu’ils n’ont jamais comprises, et ils se trompent. » Deuxièmement, lorsque les mots se font métaphores, « c’est-à-dire dans un sens autre que celui auquel ils étaient destinés, et, par là, induisent les autres en erreur ». Troisièmement, lorsque les individus « déclarent une volonté qui n’est pas la leur ». Et quatrièmement, lorsqu’ils utilisent des mots pour se blesser mutuellement. « Étant donné que la nature a armé les créatures vivantes, certaines avec des dents, d’autres avec des cornes, et d’autres avec des mains, ce n’est qu’un abus de parole de blesser quelqu’un avec la langue, à moins que ce ne soit quelqu’un que nous sommes obligés de gouverner, et alors, ce n’est pas le blesser, mais le corriger et l’amender. » Pour éviter les malentendus, il s’agit donc d’être méfiant et de ne pas prendre le pouvoir pacificateur de la parole pour argent comptant. Il convient aussi de mesurer tout ce qui relève « de la nature, des dispositions et des intérêts de celui qui parle. Telles sont les dénominations des vertus et des vices ; car l’un appelle sagesse ce que l’autre appelle crainte ; l’un nomme cruauté ce que l’autre nomme justice, etc. ». D’où tu parles, camarade ?

© Wilhelm Gunkel/Unsplash ; Bridgeman Images ; Bridgeman Images.
OUI, CAR PARLER, C’EST SE LIER
Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023 53

FRANÇOIS CUSSET

Historien des idées, professeur de civilisation américaine à l’université Paris-Nanterre, il a présenté la réception de la philosophie de Michel Foucault, Gilles Deleuze et Jacques Derrida aux États-Unis dans French Theory (La Découverte, 2003).

Il dénonce, dans La Droitisation du monde (Textuel, 2016), la montée en puissance du néolibéralisme et des valeurs conservatrices.

La Haine de l’émancipation, son texte paru au printemps dans la collection Tracts des éditions Gallimard, s’en prend à la dénonciation du « wokisme », mot qui, selon lui, ne désigne pas un phénomène réel mais une construction servant de cri de ralliement aux réactionnaires.

Lorsqu’on n’est d’accord sur rien, peut-on se parler quand même ? Pour le savoir, nous avons réuni la sociologue Nathalie Heinich et l’historien des idées François Cusset. La première déplore la montée du communautarisme dans l’Université avec son récent pamphlet : Le wokisme serait-il un totalitarisme ? (Albin Michel). Le second voit dans cette critique une manifestation de La Haine de l’émancipation, selon le titre du « Tract » qu’il vient de publier chez Gallimard. Ce dialogue était d’autant plus difficile à nouer que Nathalie Heinich a fait paraître une critique au vitriol du texte de François Cusset sur le site de l’Observatoire du décolonialisme. Mais dialoguer n’est pas publier en ligne, cela exige de confronter les arguments.

Voilà

qui est fait !

Propos recueillis par Alexandre Lacroix

DÉSACCORDS MAJEURS

D ossier IL FAUT QU’ON PARLE !
© Jean-Luc Bertini/Pasco&co
58 Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023

Qu’attendez-vous de cet échange ?

NATHALIE HEINICH : J’ai la curiosité de savoir s’il est possible d’échanger de véritables arguments qui ne soient pas des invectives, ce qui est malheureusement la tendance de notre époque.

FRANÇOIS CUSSET : Je suis un peu sceptique sur la possibilité qu’il en sorte quelque chose. Le seul avantage que j’y vois, c’est que la spontanéité de la parole courtcircuite les stratégies rhétoriques qui se déploient dans l’espace médiatique, notamment sur le Web, de façon idéologique et polarisée.

N. H. : D’après mon expérience, il est peu probable qu’un dialogue de ce type modifie nos positions respectives. Il n’est même pas certain que cela permette une meilleure compréhension mutuelle ! Cependant, il peut être utile d’expliciter nos divergences aux yeux des tiers, pour le public, les lecteurs…

NATHALIE HEINICH

Sociologue, directrice de recherche au CNRS, elle a soutenu sa thèse sous la direction de Pierre Bourdieu en 1981 avant de s’éloigner de la voie conjuguant recherche et engagement ouverte par l’auteur de La Distinction. Elle a consacré un ample cycle de recherches à l’art contemporain, depuis Le Triple Jeu de l’art contemporain (Éditions de Minuit, 1998) jusqu’au Paradigme de l’art contemporain (Gallimard, 2014). Par ailleurs, elle a signé deux pamphlets aux titres explicites, Ce que le militantisme fait à la recherche (Tracts, Gallimard, 2021) et Le wokisme serait-il un totalitarisme ? (Albin Michel, 2023).

la pensée décoloniale, les luttes féministes, le mouvement LGBT, parfois aussi l’écologie radicale, voire des revendications venues de l’islam politique. Qu’il y ait aujourd’hui, notamment dans la nouvelle génération, un déplacement des sensibilités sur les questions du genre ou de la race, c’est certain. Que cela prenne une forme monolithique, révèle une idéologie, au singulier, est tout à fait inexact ou, plutôt, relève d’une déformation délibérée à des fins politiques – le suffixe « -isme » dit bien qu’on est dans la dénonciation idéologique.

N. H. : J’ai une réponse à la fois sur le terme et sur le contenu. Sur le terme, je tiens quand même à affirmer que le mot « woke » existe, a un large usage dans la population américaine depuis le mouvement Black Lives Matter et qu’il entre de surcroît en résonance avec la théologie de l’éveil répandue dans le protestantisme américain. Donc, nous n’avons pas affaire à une création de toutes pièces à des fins de stigmatisation… Sur le contenu, j’ajoute que derrière la diversité des causes défendues, il y a une unité profonde. Le trait commun tient à ce que j’appelle l’« identitarisme ». Le wokisme repose sur l’assignation des individus à des communautés d’appartenance qui se définissent par les discriminations subies : femmes, personnes de couleur, homosexuels et trans, Arabes ou Noirs, musulmans, voire obèses ou handicapés… Tout cela est propre à la tradition anglo-américaine du multiculturalisme, qui tend à opposer les êtres en fonction d’appartenances communautarisées.

F. C. : Lesquels ont eux-mêmes des opinions déjà forgées avant de lire et auront tendance à choisir l’interlocuteur dont ils se sentent le plus proches.

N. H. : Là, je serais plus mesurée, il y a aussi des sujets sur lesquels bien des gens hésitent. C’est à ceux-là que j’ai envie de m’adresser.

En cas de désaccord, une méthode pour avancer consiste à clarifier les termes du débat. En l’occurrence, vous n’avez pas la même compréhension du mot « wokisme ». Pour vous, François Cusset, il ne désigne pas une réalité mais un fantasme.

F. C. : En effet, il y a un problème de délimitation de l’objet. À quoi renvoie ce soidisant wokisme ? Ceux qui emploient le terme, en général pour s’y opposer, ont tendance à y mettre à la fois les études de genre,

F. C. : Le terme « woke » est en effet lié aux théologies de l’éveil, très actives sur le sol américain à partir du XVIIIe siècle. Mais si le mot woke ou l’expression stay woke ont bien été employés par les Afro-Américains, par beaucoup d’autres aussi, nul ne se revendique du wokisme, terme de polémistes d’extrême droite. Quant à l’identité, ici, c’est un problème, un fardeau, une assignation, pas une idéologie, et un « -isme » de plus.

N. H. : Je suis doublement en désaccord. D’abord, on peut avoir d’excellentes raisons de s’opposer à une idéologie comme l’identitarisme, notamment au nom de l’universalisme. De plus, votre réduction de l’adversaire à l’extrême droite est abusive : puisque vous êtes américaniste, vous n’ignorez pas qu’une partie de la gauche intellectuelle américaine et du Parti démocrate se déclarent aujourd’hui anti-woke. Je vous renvoie, par exemple, aux interventions du psychologue Jonathan Haidt ou au livre de la philosophe Susan Neiman, Left Is Not Woke [« La gauche n’est pas le

© Francesca Mantovani/Gallimard opale.photo
Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023 59
64 Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023
© JEAN-MARIE HEIDINGER

P.

Cheminer dans les idées

Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023 65
« Dans la nuit de la matière fleurissent des fleurs noires »
74
66 Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023
ENTRETIEN I dées
« La physique quantique semble venir de nulle part ! »
© Joel Saget/AFP

Une théorie peut-elle changer le monde ?

C’est ce que démontre Alain Aspect, nouveau lauréat du prix Nobel de physique, à l’origine de l’une des expériences les plus décisives de notre temps. En plus de résoudre l’un des plus vifs débats de la science, elle ouvre des perspectives vertigineuses.

ALAIN

Issu d’une famille d’instituteurs, Alain Aspect quitte Agen, sa ville natale, pour Bordeaux en prépa, puis Paris et l’École normale supérieure (Cachan) au milieu des années 1960 : « Je suis une bonne illustration du stéréotype français du provincial qui monte à la capitale ». Même itinéraire, à vingt ans de distance, qu’un autre Agenais, Michel Serres, avec qui il partageait une passion pour Jules Verne. Sauf qu’Aspect, lui, se consacre à la physique : « La philosophie, je n’ai rien contre, mais c’est juste que je n’ai pas le temps. Mon esprit n’est pas assez rapide pour pouvoir faire tout ce que j’aimerais faire ! »

Pas rapide, le nouveau prix Nobel ? En tous cas tenace. Sa célèbre expérience, l’une des plus importantes du XXe siècle, a réclamé presque dix ans. Elle débute en 1974 avec la lecture d’un article du physicien nord-irlandais John Bell dans lequel ce dernier propose de trancher un débat opposant deux géants de la physique, Einstein contre Bohr. Le premier considère contre le second que la mécanique quantique est une théorie incomplète, transitoire, parce qu’elle implique un effet aussi bizarre qu’inadmissible : sous certaines conditions, deux particules restent liées, et toute action sur l’une a instantanément des conséquences sur l’autre, même si la première se trouve sur la Terre et la seconde dans la galaxie d’Andromède.

En 1964, à l’époque où écrit Bell, personne ou presque ne s’intéresse à la question. Des transistors aux lasers, les inventions succèdent aux inventions : la mécanique quantique, ça marche ! Alors pourquoi lui chercher des poux ?

Mais voilà que le Nord-Irlandais découvre un critère, une série d’inégalités, qui, moyennant l’expérience adéquate, permettrait de trancher le fameux débat. « La lecture de cet article a été comme un coup de foudre, dit Aspect. Dans le dernier paragraphe,il suggérait une expérience qui serait conclusive, je me suis dit que j’allais la faire. J’ai un peu cogité et je suis allé voir Bell à Genève. Il m’a encouragé. » Il était le seul ou presque. La plupart des physiciens à qui le jeune Agenais explique son projet pensent qu’il perd son temps. La suite a montré que non. Au bout de l’expérience d’Aspect, il y avait non seulement la réponse au débat Bohr-Einstein – aussi étrange et déroutante que soit la mécanique quantique, elle décrit bien le réel – mais également ce que le nouveau prix Nobel a appelé la seconde révolution quantique, avec à la clé, cryptographie et ordinateur quantique. « Une bonne théorie physique, conclut Aspect, c’est une théorie qui décrit tout ce qu’on sait, mais ensuite, en la pressant comme un citron, on en fait sortir des choses nouvelles. Comme un grand poème. »

ASPECT

Propos recueillis par Sven

L’EAU ET RÊVESLES

Poétique de la matière

C’est à partir des quatre éléments – le feu, l’eau, l’air et la terre – que Gaston Bachelard propose une connaissance du réel qui s’enracine dans la rêverie et l’imagination. L’eau a sans aucun doute sa préférence : insaisissable, transitoire, elle est la métaphore de notre existence. Par Victorine de Oliveira

L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE I dées
Illustration : © Jules Julien pour PM photo-droit d’inspiration ©  AFP. Philosophie magazine n° 170 JUIN 2023 73

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du monde du travail, livre ici une thèse originale : ce que nous voyons poindre en réalité, c’est un chassé-croisé, car les retraités tentent de se maintenir le plus longtemps possible en activité, tandis que les actifs, après avoir goûté au télétravail, sont tentés par la « grande démission » et cherchent plutôt faire entrer un peu de retraite dans leur vie.

P. 52

D’autres conceptions de la retraite sont donc imaginables, et même finançables, comme le montre le politologue Bruno Palier

P. 54 De Sénèque Ivan Illich, en passant par Montaigne ou Bertrand Russell, les classiques ont proposé plusieurs rapports au boulot et l’oisiveté dont certains sont peut-être à redécouvrir.

P. 58 Quand l’économiste Pierre-Yves Gomez expert des mutations du travail et de l’entreprise, s’entretient avec la philosophe Céline Marty spécialiste de la décroissance, la discussion tourne rapidement autour d’une alternative : faut-il libérer l’activité ou se libérer du travail ?

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