TRANSCLASSES Sommes-nous
déterminés par nos origines sociales ?
Avec Gérald Bronner, Chantal Jaquet, Nicolas Mathieu
Le philosophe chinois qui prétend améliorer la démocratie
Baptiste Morizot
MENSUEL N° 168 AVRIL 2023 Mensuel / France 6,90€ BELUX 7,50€CH 12,10 CHFD 8,20€ESP-IT-GR-PORT-CONT 7,50€DOM 8,80€TOM 1120XPF MAR 80MADTUN 14TNDCAN 12,99$CAD L 17891168F: 6,90 €RD
UNE AUTRE IDÉE DE L’UNIVERSEL
« Nous avons à retisser des alliances concrètes avec le vivant »
avec
Montesquieu L 17891168F: 6,90 €RD
Zhao Tingyang
Entretien
Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
La lutte des classes mise à nu
es inégalités sociales, ça se voit jusqu’où ?
LFaisons une expérience de pensée : supposons que vous ayez en face de vous un groupe de gens issus d’horizons divers et qu’ils soient tout nus, sans bijoux ni montre. Comme la manière de se tenir ou de parler permet de deviner quel est le niveau de capital symbolique d’une personne, on leur demande de plus de ne rien faire et de se taire. Dans cette situation, seriez-vous encore capable de dire à quel milieu appartiennent les uns et les autres ?
Longtemps, j’ai pensé que ce n’était pas le cas, que les plages nudistes – même si je ne les fréquente pas – constituaient une sorte d’utopie concrète du socialisme enfin réalisé, puisqu’elles invitent les humains à se débarrasser de leurs oripeaux et qu’elles ramènent au corps, ce grand égalisateur. Même les millionnaires vieillissent et ont des douleurs articulaires. Mais un examen plus attentif montre que c’est là une naïveté, que de nombreux indices socioprofessionnels se lisent sur les corps. D’abord, il y a l’usure – un cadre a en général la peau plutôt douce et molle, tandis que celui qui travaille de ses mains a des doigts et des paumes marqués. Les intellectuels, les employés de bureau ont le plus souvent le teint hâve et le dos voûté, une position scoliotique – ceux qui exercent un travail physique acquièrent une charpente autrement plus développée. En dehors de ces grandes lignes de démarcation, une multitude de détails permettent des déchiffrages plus fins : l’entretien des cheveux, la présence de tatouages et, le cas échéant, leur style, ainsi que les piercings ou l’épilation racontent bien des choses sur les fréquentations, le rapport à la contre-culture, les orientations idéologiques et même la sexualité. Le bronzage que l’on développe sous des lampes ou sur des plages diffère du hâle que donnent les activités de plein air. Les muscles d’un urbain qui fréquente la salle de sport ne sont pas ceux d’un agriculteur. Chez les femmes, les transformations qu’imposent les grossesses créent une frontière tacite mais bien réelle entre les jeunes ou les nullipares, d’un côté, et les mères de famille, de l’autre.
Et puis, il y a l’indicateur le plus cruel, qui ne cesse de s’accuser depuis vingt ans : le poids. Si l’obésité gagne partout du terrain, elle progresse beaucoup plus vite chez les plus défavorisés. L’Observatoire des inégalités nous apprend qu’un ouvrier et un employé sur cinq sont concernés, quand c’est le cas seulement d’un cadre sur dix. Pire, ce fossé apparaît de plus en plus tôt : d’après l’Insee, 16 % des enfants d’ouvriers sont en surcharge pondérale dès la grande section de maternelle, quand c’est le cas de 7 % des enfants de cadres.
Si nous naissons égaux en nudité, cette égalité ne se maintient guère, et le sociologique tend à façonner le biologique. Or, de même qu’un Blanc peut avoir l’impression que les discriminations raciales n’existent pas ou un homme que le machisme est un mythe, la domination reste souvent transparente aux yeux de ceux qui l’exercent : les représentants des classes supérieures entretiennent plus longtemps que les autres un corps mince et non tatoué, sans cicatrice, protégé, ils peuvent donc avoir l’impression que tout le monde conserve le même physique au long de sa vie. Peu discutée, peu commentée, l’incorporation des inégalités est aussi l’un des freins les plus puissants qu’on puisse imaginer à la mobilité sociale. Plus les années passent et plus il paraît difficile de changer son corps.
© Serge Picard pour PM illustration Charles Berberian pour PM.
ÉDITO
N’hésitez
pas à nous transmettre vos remarques sur reaction@philomag.com
L’œil de Berberian
Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023 3
ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
P. 60 GÉRALD BRONNER
Connu pour ses analyses du complotisme et de la croyance, le sociologue adopte un ton singulièrement personnel dans son dernier ouvrage, Les Origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? Professeur à l’université Paris-Diderot et membre de l’Institut universitaire de France, il y témoigne en effet de ses origines populaires… mais pour déconstruire les récits « doloristes » portés, selon lui, par les écrivains et sociologues transclasses ! Il en débat avec la philosophe Chantal Jaquet.
P. 60
CHANTAL JAQUET
On lui doit le terme « transclasse », qu’elle a forgé pour rendre compte de son expérience : passant d’une enfance dans une famille savoyarde très pauvre à l’Université Paris-1-Panthéon-Sorbonne, où elle enseigne la philosophie en spécialiste de Spinoza. Elle évoque ce parcours dans un livre d’entretiens, Juste en Passant, et a codirigé l’ouvrage collectif intitulé La Fabrique des transclasses. Face à Gérald Bronner, elle déconstruit les idéologies méritocratiques.
Cahier central ALAIN SUPIOT
Il est l’auteur d’un récent essai – La Justice au travail – qui synthétise des années de recherche sur les dérives de la justice sociale. Juriste, il a occupé la chaire « État social et mondialisation » au Collège de France jusqu’en 2019 ; philosophe, il invite à relire Montesquieu, dont il a préfacé la réédition des Lettres persanes. Avec le penseur des Lumières, il réévalue l’ambition universaliste du droit face aux risques nés de la globalisation. Dans notre supplément, il introduit les extraits de De l’esprit des lois.
BAPTISTE MORIZOT
Mêlant éthologie et écologie, cet enseignant-chercheur à l’université d’Aix-Marseille questionne en philosophe notre relation au vivant grâce à des enquêtes de terrain et à la pratique du pistage. Dans son livre Les Diplomates, il a ainsi étudié notre relation aux loups, envisageant une cohabitation avec ce qui nous semble indomptable. Il nous a accordé un grand entretien à l’occasion de la sortie de son nouveau livre, L’Inexploré, qui offre une pensée politique alternative de notre rapport au monde sauvage.
P. 52
NICOLAS MATHIEU
Cet écrivain, lauréat du prix Goncourt pour Leurs enfants après eux, raconte avec une extraordinaire acuité le théâtre de la société française, entre déclassement et ascension sociale, à la manière des romans réalistes. Ayant lui-même passé son enfance dans les régions désindustrialisées et périurbaines qu’il décrit, il hésite cependant à se reconnaître dans la notion de « transfuge de classe », craignant d’être le fairevaloir d’un modèle libéral individualiste. Il s’en explique dans notre dossier.
10, rue Ballu, 75009 Paris
Tél. : 01 43 80 46 10
www.philomag.com
SERVICE ABONNÉS
abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 45, avenue du Général-Leclerc 60643 Chantilly Cedex - France
Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 75 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 85 €. COM et Reste du monde : 91 €. Abonnement au magazine papier + numérique : 113 €. UE et DOM : 123 €. COM et reste du monde : 129 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org
Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch
Diffusion : MLP
Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr
RÉDACTION redaction@philomag.com
Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix
Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff
Rédacteur en chef adjoint : Cédric Enjalbert
Conseiller de la rédaction : Sven Ortoli
Chefs de rubrique : Jean-Marie Durand, Ariane Nicolas, Victorine de Oliveira Rédacteurs : Clara Degiovanni, Octave Larmagnac-Matheron, Samuel Lacroix Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Camille Pillias
Webmaster : Cyril Druesne
ZHAO TINGYANG
Cette figure de la philosophie chinoise a fait paraître Tianxia. Tout sous un même ciel, un ouvrage qui réactualise la notion de Céleste Empire. Chercheur à l’Académie chinoise des sciences sociales de Pékin, il discute avec la tradition politique occidentale et propose notamment – contre les faiblesses de notre modèle démocratique, susceptible d’être corrompu par des intérêts privés – de tendre vers un régime plus « intelligent ». Nos publions l’un de ses articles, inédit en français.
Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Maxime Bérrée, Charles Berberian, Édouard Caupeil, François-Henri Désérable, Dominik Erhard, Sonia Feertchak, Marie Genel, Gaëtan Goron, Jules Julien, Frédéric Manzini, Étienne Maury, Catherine Meurisse, François Morel, Tobie Nathan, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Alain Pilon, Claude Ponti, Maxime Rovere, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente ADMINISTRATION
Directeur de la publication : Fabrice Gerschel
Éditeur délégué : Laurent Laborie Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon
Fabrication : Rivages
Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0623 D 88041
ISSN : 1951-1787
Dépôt légal : à parution
Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président, actionnaire majoritaire : Fabrice Gerschel
RELATIONS PRESSE
Canetti Conseil, Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com
PUBLICITÉ CULTURELLE ET LITTÉRAIRE/PARTENARIATS
Audey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com
PUBLICITÉ COMMERCIALE
Ketil Media : Catherine Laplanche (direction commerciale presse), claplanche@ketilmedia.com, 01 78 90 15 37
MENSUEL N° 168 - AVRIL 2023
Couverture : photo : © Camille
Brasselet-Modèle : Léa Laveur
La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.
© Édoaurd Caupeil pour
PM ; Édouard Caupeil pour PM Hannah Assouline/Opale ; Hannah Assouline/Opale photos ; Étienne Maury/item pour
PM ; DR.
Origine du papier : Allemagne. Taux de fibres recyclées : 100 %. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,008. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont recyclés ou issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC.
P. 68
P. 34
4 Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023
Lecture d’un traité de successologie p. 84
DANS NOTRE FAMILLE PHILOSOPHIQUE CE MOIS-CI
Jeune femme tourmentée par l'impatience des débuts p. 82
Collectionneuse de babioles p. 80
« Les perruches sont de plus en plus chères ! » p. 17
Sire Dominik de retour du Métavers p. 28
Nouvel habit conseillé aux dirigeants démocrates p. 34
Dominante empoignant un signe extérieur de distinction p. 58
Nouvelle tenue conseillée aux professeurs en lycées difficiles p. 54
« Ils ne me feront jamais subir une grossesse postmortem» p. 21
Contact inédit avec le végétal p. 68
« Seigneur, je vous propose la séparation des pouvoirs » p. 74
« Leurs armes à feu sont très surestimées » p. 22
P. 3 Édito
P. 8 Questions à Charles Pépin
P. 10 Question d’enfant à Claude Ponti
P. 12 Courrier des lecteurs
Déchiffrer l’actualité
P. 14 TÉLESCOPAGE
P. 16 REPÉRAGES
P. 18 PERSPECTIVES
Le voile d’ignorance de John Rawls peut-il résoudre la question des retraites ? / Conflit en Ukraine : le plan de paix de Xi Jinping / Les mécanismes du marché de la drogue par Roberto Saviano / Le débat sur les grossesses post mortem
P. 22 AU FIL D’UNE IDÉE Les armes à feu
P. 24 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan
Prendre la tangente
P. 28 ESSAI
Métavers : le meilleur des mondes ?
P. 34 DOCUMENT
Prêts pour la « démocratie intelligente » ?
Par Zhao Tingyang
P. 40 L’ŒIL DE LA SORCIÈRE par Isabelle Sorente
DOSSIER Transclasses
P. 44 Destins distincts
P. 48 Le point de vue des penseurs sur le mérite personnel, la reproduction sociale ou la honte
P. 52 « Les transclasses sont les superhéros à la française »
Entretien avec Nicolas Mathieu
P. 54 L’école en panne d’ascenseur social ?
Reportage
P. 58 Devenir bourgeois, ça s’apprend ?
P. 60 Ça passe ou ça classe !
Chantal Jaquet face à Gérald Bronner
Cheminer avec les idées
P. 68 L’ENTRETIEN Baptiste Morizot
P. 74 L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE
La grande histoire de De l’esprit des lois de Montesquieu accompagnée par un Cahier central (agrafé entre les pages 50 et 51), comprenant des extraits de l’œuvre et une préface d’Alain Supiot
P. 80 BOÎTE À OUTILS
Divergences / Sprint
Intraduisible / Strates
Livres
NOTRE SÉLECTION AVEC…
P. 82 Les Débuts / Claire Marin
P. 85 Une éthique de la personnalité / Ágnes Heller
P. 87 La Vitesse de l’ombre / Annie Le Brun
P. 88 La Révolution démocratique verte / Chantal Mouffe
P. 90 Notre sélection culturelle
P. 92 Agenda
P. 94 OH ! LA BELLE VIE par François Morel
P. 95 Jeux
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 169
PARAÎTRA LE 27 AVRIL 2023
P. 96 Humaine, trop humaine par Catherine Meurisse
P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE Nicolas Philibert
© akg-images/British Library
Chef se préparant à utiliser le sabre du
Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023 7
La véritable trisaïeule de Gérald Bronner s’entretenant avec l’arrière-grand-père de Chantal Jaquet p. 60
49.3 p. 24
SOMMAIRE
Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre rubrique « L’aventure d’un classique » et constitué d’une préface et d’extraits de De l’esprit des lois de Montesquieu.
Narcotrafiquant passant de la cocaïne dans son armure p. 20
Barde s’apprêtant à colporter de fausses rumeurs p. 40
TÉLESCOPAGE
ANTIOCHE, TURQUIE
Le 20 février 2023
Cette ville historique de la région du Hatay, frontalière de la Syrie, s’est vidée de ses habitants après les violents séismes qui ont touché le sud du pays, le 6 février, occasionnant plus de 45 000 morts.
14 Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023
La route que nous parcourons dans le temps est jonchée des débris de tout ce que nous commencions d’être, de tout ce que nous aurions pu devenir
Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023 15 Déchiffrer
© Yasin Akgul/AFP
l’actualité
HENRI BERGSON / L’Évolution créatrice
P.
26 Philosophie magazine n°168 AVRIL 2023
« J’ai toujours été intéressé par tout ce qui peut être pensé mais pas touché »
31
SÉRIE « LOYAL FANS ». LES SUPPORTERS, DEBOUT SUR DES ÉCHELLES DERRIÈRE UNE CLÔTURE, REGARDENT UN MATCH DE PREMIÈRE DIVISION TCHÈQUE ENTRE LES BOHEMIANS 1905 ET LE FC ZBROJOVKA BRNO PENDANT QU'IL NEIGE À PRAGUE, LE 6 FÉVRIER 2021. © ROMAN VONDROUŠ
Prendre la tangente
Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023 27
PRÊTS POUR LA « DÉMOCRATIE INTELLIGENTE » ?
Face à l’influence des réseaux sociaux et des intérêts privés, la démocratie semble vaciller. Paradoxalement, c’est un philosophe chinois, Zhao Tingyang, qui esquisse ici des voies innovantes censées améliorer notre système politique. Mais s’agit-il encore de démocratie ?
Photos Bertrand Meunier/Tendance Floue (projet collectif « Mad in China »)
T angente DOCUMENT
Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023 34
Un panneau publicitaire, sur la place Tian’anmen, cache la démolition d’anciens quartiers de Pékin.
ZHAO TINGYANG
Né en 1961, chercheur à l’Académie des sciences sociales de Pékin, il est l’auteur notamment de Tianxia, tout sous un même ciel. L’ordre du monde dans le passé et pour le futur (Éd. du Cerf, 2018).
L’article qui suit est à lire comme un document exceptionnel. Il est signé Zhao Tingyang, la grande figure de la philosophie politique en Chine. Sans attaquer frontalement la démocratie, il considère que ce modèle doit encore être amélioré, car le jeu des élections libres est subverti par l’influence de la médiasphère et des intérêts privés. Pour rendre la démocratie plus intelligente, il convient, dit-il, de réinventer le système des élections, en pondérant l’importance accordée au vote des citoyens mais aussi en leur donnant la possibilité d’exprimer leurs dissensus et leurs contradictions internes. On se rapprocherait alors d’un gouvernement des experts. En tout cas, Zhao Tingyang élabore une autre conception des délibérations, nourrie par les classiques de la pensée chinoise. Tentative sincère pour résoudre rationnellement les failles avérées du modèle démocratique… ou argumentaire de propagande servant les vues du régime de Pékin ? Ce texte est probablement un peu les deux à la fois. Cependant, il importe de le lire pour se décentrer et saisir comment les intellectuels chinois considèrent désormais le fonctionnement de nos démocraties : ils y voient une « technologie » sociopolitique qu’ils se proposent de mettre à jour !
LES DANGERS DE LA PUBLICRATIE
L’un des grands avantages du système démocratique, c’est qu’il élimine peu ou prou la menace d’une révolution politique destructrice, puisque le gouvernement est publiquement élu et peut être changé à la prochaine élection s’il déçoit la population. En revanche, la démocratie n’offre aucune garantie contre la fragmentation culturelle ou la division politique. Ces dernières années, même les pays les plus développés et les plus démocratiques subissent la désunion, le consensus social s’érodant peu à peu.
Ce texte est paru initialement dans la revue Chinese Social Sciences Today, n° 4. Dans ces pages, nous vous en proposons une version condensée. Vous pourrez le retrouver en intégralité sur Philomag.com, en scannant le QR code ci-dessus.
Le cheval de Troie de la démocratie est ce que j’appelle la publicratie. La publicratie est un dévoiement démocratique dans lequel les formes de publicité formant l’assise de nos sociétés – les plateformes médiatiques publiques, la télévision, l’Internet, le téléphone mobile, Facebook, Twitter… – produisent l’opposé de la démocratie. Au lieu de l’usage public de la raison défendu par Kant, la publicratie façonne l’opinion publique à grand renfort d’appels irrationnels et génère par conséquent un mésusage public de la raison. Aujourd’hui, seuls quelques esprits se battent contre la publicratie avec peu de chances de succès.
L’agora grecque est la sphère publique emblématique. D’emblée, elle a laissé présager
cette tendance malheureuse, quoique prévisible, des démocraties modernes à dégénérer de la publicité à la publicratie. On partait du principe que la sphère publique, sous forme d’agora, libérerait les esprits des doctrines arbitraires grâce à des débats ouverts et raisonnables, mais les gens préfèrent les fictions aux vérités, de sorte que le « marché des opinions » offre d’immenses opportunités aux préjugés, aux moqueries, aux idéologies, aux rumeurs et aux mensonges. De fait, trop souvent, via la sphère publique, des démagogues sont parvenus au pouvoir en guidant et en trompant les gens avec des idéologies, des religions et de la propagande.
Si la publicratie prend racine dans l’agora grecque, son premier grand triomphe doit être attribué au christianisme, qui a remplacé la philosophie grecque dans l’Empire romain. Le christianisme a profondément changé le concept du politique avec ce que j’appelle ses quatre inventions politiques, piliers de toutes les idéologies : la propagande, l’autocensure, les masses formatées par l’institution et l’ennemi spirituel. D’abord, le prêche, qui s’est transformé peu à peu en propagande idéologique ; puis la persuasion et la confession, qui ont donné l’autocensure moderne dans la discipline de parti ou le politiquement correct ; ensuite, l’institutionnalisation de la religion,
© DR Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023 35
SOMMES-NOUS DÉTERMINÉS PAR NOS ORIGINES SOCIALES ?
TRANSCLASSES
D ossier
PARCOURS DE CE DOSSIER
La figure du « transclasse » fascine. Si beaucoup de gens ont l’impression plus ou moins fantasmée d’avoir lutté pour conquérir une meilleure place que celle de leurs parents, le transclasse est celui qui, né dans un milieu privé de capital économique et culturel, s’est élevé, souvent par les études, et a rejoint le groupe des dominants. C’est le cas d’Annie Ernaux, d’Édouard Louis, de Didier Eribon ou encore de Gérald Bronner, dont les livres sont des succès publics et critiques. Ces parcours posent une question éminemment philosophique : à quel point sommes-nous sociologiquement déterminés ?
P. 44
Les statistiques sont formelles : en France, la reproduction des inégalités sociales est massive et les transclasses sont bel et bien des exceptions. Mais alors, les met-on en avant parce qu’ils permettent de passer sous silence la dureté de la lutte des classes ? Seraient-ils contre leur gré les hérauts de l’individualisme libéral ?
P. 48
La méritocratie est-elle un bon modèle ? La reproduction sociale a-t-elle été voulue par les puissants ? La honte est-elle un moteur ? Sur ces trois questions, les penseurs de la tradition divergent.
P. 52
Le romancier Nicolas Mathieu, lauréat en 2018 du prix Goncourt pour Leurs enfants après eux, revient avec une tendresse douce-amère sur sa trajectoire.
P. 54
Et si tout se jouait à l’école de la République ? Reportage de Martin Legros dans un lycée de l’Essonne, où la classe de philo ressemble moins à un ascenseur social qu’à un bus agité.
P. 58
L’accès à la bourgeoisie passerait-il d’abord par la maîtrise de certains codes, de politesse notamment ? Le récit personnel de notre journaliste Clara Degiovanni permet de saisir la notion d’« ethos », chère à Pierre Bourdieu.
P. 60
Vous souhaitez réagir à un article ? Faites-nous part de vos impressions et de vos réflexions en nous écrivant à reaction@philomag.com
Le terme « transclasse » a été proposé par la philosophe Chantal Jaquet. Elle en débat avec le sociologue Gérald Bronner, auteur d’un récent essai sur la question, Les Origines, et qui, lui, défend l’expression de « nomade social ».
Photo : © Camille
;
Brasselet
modèle Léa Laveur.
Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023 43
DESTINS DISTINCTS
Les récits de « transfuges » ont gagné en notoriété, au point d’être devenus des modèles de réussite. Ce gain de visibilité est-il le signe que nos représentations évoluent et que la mobilité sociale n’est plus un vain mot ?
Ou ces parcours hors norme sont-ils les faire-valoir d’un modèle plus libéral et individualiste ?
Par Cédric Enjalbert
D ossier TRANSCLASSES
44 Philosophie magazine n°168 AVRIL 2023
Elle a inscrit sa « voix de femme et de transfuge sociale » dans nos imaginaires. En recevant le prix Nobel de littérature l’an dernier, Annie Ernaux parachève une trajectoire exceptionnelle qui l’a menée de la ville d’Yvetot, en Normandie, jusqu’à l’Académie suédoise. Mais, loin d’être « éblouie » par la « grande lumière » de cette distinction, l’autrice de La Place et des Années n’a pas manqué de rappeler, dans son
discours de réception, une immuable ambition d’écriture, celle notée sur son journal intime d’adolescente : « J’écrirai pour venger ma race. » Avec son « écriture plate », elle est en effet parvenue à donner voix à ces « gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture », sinon à leur rendre justice. On peut aisément se reconnaître dans les textes d’Annie Ernaux, qui a fait de son style un vecteur de sentiments étrangement familiers. On s’y reconnaît d’autant mieux que chacun s’imagine plus ou moins transfuge à sa façon.
Comme le relève le journaliste Adrien Naselli, lui-même directement concerné par le sujet, dans une enquête menée auprès des parents de transfuges interrogés pour écrire Et tes parents, ils font quoi ? (JC Lattès, 2021), le stigmate s’est en effet renversé. Faire la preuve d’un milieu d’origine modeste est désormais valorisé. L’auteur parle même de transfuges « superstars ». Selon lui, « dire d’où l’on vient permet de se distinguer de l’élite, qu’elle soit culturelle, financière ou politique, pour insister sur son propre mérite ». Raconter ce type d’itinéraire offre un quasi-sésame pour l’édition, et de nombreux récits d’ascension spectaculaires garnissent les tables des libraires. Dans un registre romanesque, Nicolas Mathieu, né dans les Vosges d’une mère comptable et d’un père électromécanicien, a ainsi reçu le prix Goncourt pour Leurs enfants après eux (Actes Sud, 2018). Dans ce livre, il décrit avec une remarquable minutie sociologique les effets de la désindustrialisation et de l’abandon de la classe ouvrière, dans l’est de la France (lire pp. 5253). En « immigré de l’intérieur » dirait Annie Ernaux, l’écrivain affirme son intention : « Je suis né dans un monde que j’ai voulu fuir à tout prix. Le monde des fêtes foraines et du Picon, de Johnny Hallyday et des pavillons, le monde des gagne-petit, des hommes crevés au turbin et des amoureuses fanées à vingt-cinq ans. Ce monde, je n’en serai plus jamais vraiment, j’ai réussi mon coup. Et pourtant, je ne peux parler que de lui. Alors j’ai écrit ce roman, parce que je suis cet orphelin volontaire. »
De Retour à Reims, le best-seller de Didier Eribon (adapté sous forme d’un documentaire récompensé d’un césar cette année), aux livres à succès d’Édouard Louis, la trajectoire des transfuges de classe sociale semble désormais l’expérience la mieux partagée… Mais l’émergence de cette figure « héroïque » soulève cependant trois questions : d’abord, ce modèle de réussite conforte-t-il paradoxalement le modèle libéral individualiste dans une société « sans classe » ? Ensuite, étayet-il une vision déterministe de la société – dévoilant des mécanismes d’aliénation et d’émancipation structuraux – ou plus indéterministe, tablant sur le libre arbitre des individus contre toute forme de fatalisme ? Enfin, ces récits de honte et de fierté, d’attachement et d’arrachement concernent-ils seulement des singularités s’apitoyant sur leur sort ou peuvent-ils acquérir une forme d’universalité incitant à l’action ?
© Guy Bouchet/Photononstop
Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023 45
CE QUE L’EXCEPTION NOUS APPREND SUR LA RÈGLE
Quels rôles jouent le mérite personnel, la reproduction sociale ou encore la honte dans les parcours des transclasses ? Sur ces sujets, philosophes et sociologues ne sont pas d’accord.
Par Stefania Gherca et Alexandre Lacroix
D ossier TRANSCLASSES
Courrèges, Thoiry 1979 ©
48 Philosophie magazine n°168 AVRIL 2023
Peter Knapp
FAUT-IL FAIRE REPOSER L’ASCENSION SOCIALE SUR LE MÉRITE ?
NON, LA MÉRITOCRATIE EST EN RÉALITÉ UNE TYRANNIE
OUI, C’EST UNE FICTION NÉCESSAIRE
Michael Sandel (NÉ EN 1953)
Dans son essai La Tyrannie du mérite (2020), Michael Sandel, l’une des principales voix de la philosophie morale américaine, s’attaque au mythe selon lequel le mérite serait un critère juste pour décider de l’ascension sociale des individus. La méritocratie, à laquelle les Français sont si attachés, doit à ses yeux être critiquée sur deux versants.
Du côté des dominés, c’est un système qui tend à imposer aux classes populaires une forme de culpabilité : si vous êtes au chômage ou si vous êtes pauvre, la responsabilité n’en incomberait pas aux dirigeants qui ont mené des politiques de désindustrialisation, ni à la crise économique, ni à un droit du travail insuffisamment protecteur. En méritocratie, l’on tendrait à vous laisser croire qu’une telle situation est entièrement de votre faute, que vous n’avez pas fait assez d’efforts, que vous n’êtes pas assez motivé ou compétent. Ainsi, le poids de la domination subie est accru plutôt qu’allégé.
Du côté des dominants, il y a également un leurre : on convainc les diplômés des meilleures écoles qu’ils doivent leur réussite à leur talent et à leur travail, alors qu’en réalité, toutes les statistiques montrent que les dés de la compétition sont pipés dès le départ. « Plus des deux tiers des étudiants inscrits dans les universités d’élite, relève Sandel, viennent des familles les plus riches – les 20 % supérieurs sur l’échelle des revenus. » Les parents fortunés peuvent offrir à leurs enfants des cours particuliers, les préparer à des « sports d’élite qui leur permettront de rejoindre les équipes universitaires », observe l’auteur à propos de la situation américaine. De façon plus diffuse, les rejetons des classes sociales élevées maîtrisent les codes culturels pour se présenter aux écrits et aux oraux des examens, bénéficient de contacts et de lettres de recommandation quand vient le moment du premier stage ou du premier job. « Les riches et les pauvres se rencontrent rarement au quotidien : nous vivons dans des lieux différents, nos enfants fréquentent des écoles différentes », ce qui « fait de la solidarité un projet presque impossible ».
Sous ce rapport, la méritocratie pose un dernier problème : les vainqueurs de la compétition « ont du mal à renoncer à la certitude qu’ils ont mérité leur place ». Convaincus que les pauvres n’avaient qu’à étudier davantage ou à se donner plus de mal, ils se construisent un imaginaire peu propice à la redistribution et à la solidarité, ce qui aura pour effet… de bloquer encore un peu plus l’ascenseur social.
La méritocratie n’est certes pas un système parfait, mais il n’en existe pas de plus juste ! Dans L’École des chances (Seuil, 2004), le sociologue François Dubet présente le critère du mérite comme le meilleur choix par défaut. En effet, une transmission héréditaire du pouvoir et des charges nous paraîtrait anachronique. Le tirage au sort, auquel avaient parfois recours les Grecs dans la démocratie athénienne, n’est pas non plus convaincant à cause de la nécessité de mettre en poste des personnes ayant étudié, qu’il s’agisse des finances publiques, de la médecine ou de l’ingénierie. « Personne n’envisage non plus un effacement de l’égalité des chances devant l’égalité réelle des conditions et des réussites », ce qui serait le cas dans un système de type collectiviste, où tout le monde se verrait attribuer le même revenu. Pour François Dubet, « l’égalité des chances reste un horizon normatif sur lequel il est nécessaire de tenir ».
En effet, le système scolaire est dépourvu de sens en dehors de la méritocratie : comment pourrait-on faire comprendre l’importance de l’école à un élève qui saurait pertinemment que, quelle que soit l’étendue de ses efforts, ses chances d’intégrer une grande école dépendent du statut social de ses parents ? « L’élève est “obligé” d’y croire quand il rentre en classe et qu’il travaille. Le maître est “obligé” d’y croire quand il fait classe, le professeur est “obligé” d’y croire quand il corrige des copies. »
Pour Dubet, les trajectoires des transclasses ont un caractère exceptionnel mais aussi une valeur d’exemplarité. Si l’ascenseur social paraît bloqué, « les réussites scolaires des enfants issus de l’immigration n’en sont pas moins un fait solide ». Par ailleurs, le niveau de réussite est variable chez les enfants des catégories socioprofessionnelles supérieures. « Un groupe socialement homogène reste fatalement marqué par une distribution inégale des performances des individus qui le compose. »
En somme, la méritocratie est la pierre angulaire de notre système éducatif. Elle « repose sur l’idée essentielle qu’il y a quelque chose d’égal chez tous : la capacité d’être le maître de sa vie et de son destin ». La portée d’un tel idéal d’émancipation ne se limite pas aux bancs de l’école : nier l’importance du mérite, c’est attaquer certains des « postulats moraux fondamentaux dans une société démocratique ». La Déclaration universelle des droits de l’homme ne s’ouvre-elle pas sur l’affirmation que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », même s’ils ne le sont pas dans les faits ?
© Abik Peravan/Unsplash ; Universidad de Deusto/CC BY-NC-SA 2.0 ; Philippe Matsas/Opale.
François Dubet (NÉ EN 1946)
Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023 49
L’ÉCOLE EN PANNE D’ASCENSEURSOCIAL?
D ossier TRANSCLASSES
54 Philosophie magazine n°168 AVRIL 2023
Clément Filippi, professeur de philosophie au lycée Léonard-de-Vinci de Saint-Michel-surOrge, avec une classe de Terminale.
L’institution scolaire est-elle encore le levier par excellence de la méritocratie républicaine ?
Pour le savoir, nous sommes allés interroger élèves et professeurs au lycée Léonard-de-Vinci de Saint-Michel-sur-Orge, dans l’Essonne. Et, surprise, la principale difficulté est moins à chercher dans le poids des déterminismes que dans le déficit de l’attention, à l’ère des smartphones et des réseaux sociaux. Par Martin Legros / Photos Marie
Genel
Monsieur, je ne suis pas d’accord avec Kant quand il dit que “l’homme est le seul animal qui doit travailler”. Il y a d’autres animaux qui travaillent : les castors construisent des barrages, les fourmis des nids, et les abeilles travaillent pour faire leurs ruches et leur miel ! » C’est une objection, à la fois simple et forte, que formule Sacha ce mercredi en cours de philosophie. Brièvement désarçonné, son professeur
« lui répond : « C’est une bonne remarque, Sacha, qui nous fait entrer dans le dur du sujet. Mais, dans une explication de texte, nous ne sommes pas là pour dialoguer avec Kant d’égal à égal, en lui signifiant qu’il se trompe. Nous sommes là pour essayer de trouver les raisons qu’il peut avoir de penser ce qu’il pense. Je te propose de reformuler ton objection sous cette forme : “La proposition de Kant est étrange. Les castors et les abeilles travaillent, et Kant ne l’ignore pas. Mais il se demande pourquoi le travail humain est fondamentalement différent de celui du castor.” » Ce à quoi, à l’autre bout de la salle, une autre élève réplique : « Peut-être parce que, pour nous, c’est une tâche, un effort, pas un instinct ? »
Il est 13h40 lorsque je suis témoin de ces échanges. Dans la salle de classe, 34 élèves de Terminale 4 entament deux heures d’explication de texte – l’une des deux épreuves possibles du bac philo, avec la dissertation. Nous sommes au lycée polyvalent Léonardde-Vinci de Saint-Michel-sur-Orge dans l’Essonne, à une quarantaine de kilomètres au sud de Paris. Ce lycée accueille un peu plus de 1 000 élèves (800 en filière générale, 300 en « techno »), affichant un taux de réussite de 95 % au bac et un indice de position sociale – qui calcule le capital financier et symbolique des parents – de 109, alors qu’il oscille sur tout le territoire entre 50 et 150. Je suis venu suivre cette classe pendant deux jours pour prendre le pouls d’une école « normale ». Quelles difficultés rencontrent les professeurs pour faire vivre la méritocratie ? Et les élèves, à la veille d’être diplômés du secondaire et de formuler leurs vœux sur la plateforme Parcoursup, comment perçoivent-ils le rôle que joue l’école dans leur avenir ?
CARENCES INFERNALES
C’est par le biais de Clément Filippi que j’ai pu accéder à ces lieux. Cet enseignant en philosophie fraîchement affecté ici me livre d’une voix calme ses impressions en salle des profs avant le début de son cours. C’est sa première année d’enseignement,
Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023 55
CHANTAL JAQUET
Philosophe, professeure à l’université Paris-1-PanthéonSorbonne, elle a publié de nombreux ouvrages sur Spinoza, sur la philosophie sociale, mais aussi sur le corps ou l’odorat. Issue d’un milieu très pauvre, originaire d’un petit village savoyard, elle a notamment écrit Les Transclasses ou la non-reproduction (PUF, 2014) et témoigne de ce parcours philosophique et biographique dans un récent livre d’entretiens Juste en passant (avec J.-M. Durand, PUF, 2021).
GÉRALD BRONNER
Sociologue, professeur à l’université Paris-Diderot et membre de l’Institut universitaire de France, il s’intéresse à la croyance, aux biais cognitifs et au complotisme. Auteur d’Apocalypse cognitive (PUF, 2021), il s’est vu confier un rapport sur les « Lumières à l’ère numérique » par l’Élysée. Dans son dernier essai aux accents autobiographiques, Les Origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? (Autrement, 2023), il revient sur son parcours de transclasse et réévalue le mérite.
D ossier TRANSCLASSES
60 Philosophie magazine n°168 AVRIL 2023
ÇA PASSE OU ÇA CLASSE !
Tous deux issus de milieux populaires et devenus des intellectuels éminents, Gérald Bronner et Chantal Jaquet ont témoigné de leur parcours singulier. Dans Les Origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? tout juste paru, le sociologue déconstruit les discours misérabilistes et réévalue l’importance du mérite. Créatrice du terme « transclasse », la philosophe lui répond. Propos recueillis par Cédric Enjalbert / Photos Édouard Caupeil
Lors de la réception de son prix Nobel de Littérature, Annie Ernaux a dit vouloir, en écrivant, « venger sa race ». Que vous évoque cette ambition ?
GÉRALD BRONNER : En répétant vouloir « venger sa race », Annie Ernaux manifeste une colère où apparaît le motif de la vengeance. Cette réclamation tient à une forme de mythogenèse, à une façon de raconter son parcours. Je ne dis pas qu’elle soit fausse, je crois aux souffrances qu’elle exhibe. Cependant, elle n’éclaire qu’une facette du polyèdre qu’est l’identité. Tous ces auteurs se lisent : Annie Ernaux a vécu un choc ontologique en lisant Bourdieu, puis Didier Eribon en lisant Annie Ernaux, et Édouard Louis en lisant les trois, de sorte qu’une matrice narrative stéréotypée se constitue. Elle peut être une impasse pour ceux qui partent à la rencontre d’eux-mêmes.
CHANTAL JAQUET : Par cette formule, Annie Ernaux entend justement dépasser la honte et la douleur, briser la fatalité sociale, pour réhabiliter les siens et affirmer une forme de fierté. Ce n’est pas une expression que j’emploierais personnellement, car il s’agit moins de prendre une revanche sur le passé que d’affirmer une puissance d’agir à travers l’écriture. Mais ni la honte ni la douleur ne sont honteuses, car il y a une vérité de l’affect qui exprime la manière dont une
situation est éprouvée. L’écrivaine se réapproprie son histoire et conquiert l’estime de soi, en sublimant ses affects grâce à l’éclat d’un travail littéraire et à l’invention du style de l’écriture « plate » qui ont leur force propre, irréductible à un stéréotype.
G. B. : Je ne nie pas la vérité des affects. Je constate, en sociologue des croyances, qu’il peut y avoir une aliénation intellectuelle dans l’expression du dolorisme. Cette exaltation christique de la souffrance – pour être un héros social légitime, il faudrait souffrir – me paraît obsessionnelle.
C. J. : Le concept de transclasse décrit un processus de passage, pas une essence ou une nature. Il n’y a donc pas d’affect obligé. Parmi les affects jouant un rôle dans la trajectoire transclasse, j’insiste d’abord sur l’amour et l’amitié pour des êtres différents de soi, qui permettent de se détacher des modèles d’identification premiers. Je mets également en avant la colère et le sentiment d’injustice évoqués par le romancier afroaméricain Richard Wright [1908-1960]. La honte, elle, est ambivalente. Elle peut tout autant conduire à effacer l’humiliation qu’à se replier sur soi. Je suis d’accord pour dire qu’un affect de ce type, s’il devient un ethos ou une inclination permanente, a des effets mortifères. La honte peut être un moteur ou
un poison. Cela dit, je me garderais bien de toute moralisation des transclasses, en disant qu’ils sont enclins par nature au dolorisme, qu’ils devraient se reprendre en main plutôt que de s’épancher. Pouvoir exprimer ses affects sans se censurer est une condition pour s’en libérer. Avoir honte d’avoir honte est un pas vers la fierté retrouvée. Mais, dans l’absolu, un être libre n’a à avoir ni honte ni fierté vis-à-vis de ses origines.
G. B. : Dans le livre collectif que vous avez cordonné [La Fabrique des transclasses, PUF, 2018], le terme de honte revient sans cesse. De même que la psychanalyse peut nous tendre des pièges et nous enfermer dans le récit d’un drame vécu qui expliquerait tous nos empêchements, un certain nombre de transclasses se sentent obligés, pour se sentir légitimés, d’exhiber leur souffrance. Le cerveau humain a un goût pour les explications monocausales. Partis en quête de nos origines, nous cherchons le primo mobile de notre personnalité, la tête d’épingle sur laquelle elle tiendrait, et beaucoup de récits types nous tendent la main. Nous sommes tous les deux issus de milieux populaires, et j’aurais ainsi pu donner un tour doloriste à mon histoire. Ma mère était femme de ménage, on vivait en banlieue, dans un milieu très modeste, mais ce n’était pas la misère non plus.
Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023 61
66 Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023
« Ces êtres se sont révélés avoir des puissances discrètes mais fondamentales, qu’on avait négligées »
P. 70
SOME SAY ICE © ALESSANDRA SANGUINETTI /
MAGNUM PHOTOS
Cheminer dans les idées
Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023 67
BAPTISTE M
ORIZOT
ENTRETIEN I dées 68 Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023
« Nous avons à retisser des alliances concrètes avec les vivants »
L’enquête sur le vivant menée par le philosophe Baptiste Morizot se prolonge avec la parution de L’Inexploré, une somme qui relie tous les fils de sa pensée. Loin de chercher à susciter la peur en décrivant l’ampleur de la crise écologique, il y voit une déstabilisation de nos anciennes croyances mais aussi un moment propice pour inventer de nouvelles manières de cohabiter avec notre environnement et retrouver une puissance d’agir. Propos
C’est une expérience singulière de lecture que de s’aventurer dans L’Inexploré (Éditions WildProject), le nouveau livre de Baptiste Morizot, dont l’écriture a couru sur près de six ans. On a vraiment l’impression d’entrer dans l’atelier du philosophe, où celui-ci élabore ses concepts ou encore, comme il l’explique plus loin, ses « cartes ».
La forme n’est pas celle de Sur la piste animale ni de Manières d’être vivant, qui mélangeaient récits de voyage et philosophie. L’Inexploré, ce sont des fragments numérotés de 1 à 728, qui courent sur près de 400 pages et qui sont tantôt de simples aphorismes, tantôt des lectures personnelles d’articles scientifiques ou des discussions serrées de certaines notions. C’est ainsi que l’on passe d’une description de l’activité des castors ou des rapaces australiens à une remise en question du concept de « nature » ou de « causalité ». Cette lecture est exigeante mais jamais rébarbative. D’abord, parce que la composition par fragments donne un rythme. Ensuite, parce qu’on y voit vraiment une pensée en train de se faire : L’Inexploré rassemble toutes les questions que s’est posées l’auteur en marge de l’écriture de ses précédents livres, il ne s’agit donc pas d’un système mais d’un faisceau de réflexions et d’intuitions, d’une arborescence.
Sur le fond, le propos nous fait sortir pour de bon de l’Âge écologique, né dans les années 1960, où beaucoup d’observateurs, inquiets de la montée en puissance des arsenaux nucléaires ou conscients du danger des pesticides, considéraient qu’il convenait
de « protéger la nature », voire de « sauver la planète ». Le simple énoncé d’un tel projet maintient et perpétue le dualisme entre nature et culture, central dans la Modernité occidentale. Mais aujourd’hui, souligne Baptiste Morizot, il nous faut changer de mot d’ordre, tant nous sommes nous-mêmes menacés par le réchauffement climatique, les sécheresses, les mégafeux ou la disparition des pollinisateurs : « Nous ne défendons pas la nature. Nous sommes la nature qui se défend. »
Nous sommes la nature : c’est parce que Morizot est un fin lecteur des théoriciens de l’évolution, notamment de Stephen Jay Gould, qu’il n’a de cesse de resituer l’humain dans sa lignée évolutionnaire, de le réinsérer dans la trame du vivant, dont les Occidentaux ont eu la folie de s’extraire. Cette exploration parcourt de nombreuses disciplines – la biologie, l’éthologie, la botanique, mais aussi la métaphysique… – à seule fin de dégager de nouvelles pistes d’action et d’imaginer une « alterpolitique ».
Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023 69
recueillis par Alexandre Lacroix / Photos Étienne Maury/item
Un traité de philosophie politique polémique
Analyse de la monarchie, de la république et du despotisme, séparation des pouvoirs…
Montesquieu bouleverse les conceptions des régimes politiques et le fonctionnement social. Sa démarche, inédite et critiquée, ne cessera d’irriguer nos démocraties modernes.
Par Victorine de Oliveira
L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE I dées
DE L’ESPRIT DES LOIS Illustration : © Jules Julien pour PM photo-droit d’inspiration © Bridgeman. Philosophie magazine n° 168 AVRIL 2023 75
LE NOUVEAU HORS-SÉRIE DE PHILOSOPHIE MAGAZINE
Explorer la fatigue avec Cynthia Fleury
Faire la sieste avec André Comte-Sponville
sommeil Le
S’endormir avec Merleau-Ponty
Interpréter ses rêves avec Freud et Lacan
Se réveiller en douceur avec Marc Aurèle
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX Abonnements et commandes sur philomag.com